Le Délit du 13 Janvier

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Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill

LA RÉPLIQUE

P. 2, 5, 9-12.

Mardi 13 janvier 2015 | Volume 104 Numéro 11

Le derrière de la presse depuis 1977


Volume 104 Numéro 11

Éditorial

Le seul journal francophone de l’Université McGill

rec@delitfrancais.com

Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Un rebelle est un rebelle Deux sanglots ne font qu’un glas Aragon, «La Rose et le Réséda»

Joseph Boju

Le Délit

A

ssurément, ce tempsci est un autre temps. Assurément, les commentaires, la redite. Assurément, les reprises et les détournements politiques. Assurément, les zouaves du premier rang qui hurlent «Liberté!» comme s’ils étaient Rambo ou bien Jeanne d’Arc. Assurément, le temps du religieux politique serait le temps des assassins si les assassins avaient besoin de religieux politique pour tuer. Assurément, on ne peut pas rire de tout, pas avec tout le monde. Assurément, la peur, l’angoisse, l’inconnu. Assurément, la sécurité de McGill qui nous propose de placer des œillères aux portes de nos bureaux, déjà cadenassées. Assurément, les journaux francophones ont osé publier des caricatures du prophète, ce que n’ont pas fait les autres. Assurément, cette secousse passée, tout rentrera dans l’ordre, et ces gros

chats que sont la presse ronronneront de plus belle. Assurément, l’indépendance éditoriale est menacée par les phénomènes de concentration, la précarité de Charlie Hebdo en témoignait suffisamment. Assurément, cette irruption du réel dans nos vies mornes, plates et tranquilles, est une aventure — aventure collective qui plus est. Assurément, les petitsenfants de Daumier se seraient régalés devant ce peuple qui bout. Assurément, ils n’en auraient rien eu à cirer, de ces flons-flons et de ces Marseillaises. Assurément, les honneurs déshonorent et ce mot-clé résonne déjà creux à nos oreilles usées. Et pourtant ce Je devenu Foule, ce Je Plusieurs existe, a existé. Rien n’est plus beau que d’être ensemble. — «Sortons de là, dit Hussonnet, ce peuple me dégoûte.» — «N’importe! dit Frédéric, moi, je trouve le peuple sublime.» Assurément, ce temps-ci est un autre temps. x

rédaction 3480 rue McTavish, bureau B•24 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6784 Télécopieur : +1 514 398-8318 Rédacteur en chef rec@delitfrancais.com Joseph Boju Actualités actualites@delitfrancais.com Louis Baudoin-Laarman Esther Perrin Tabarly Culture articlesculture@delitfrancais.com Noor Daldoul Baptiste Rinner Société societe@delitfrancais.com Gwenn Duval Coordonnatrice de la production production@delitfrancais.com Cécile Amiot Coordonnatrices visuel visuel@delitfrancais.com Luce Engérant Eleonore Nouel Coordonnatrices de la correction correction@delitfrancais.com Any-Pier Dionne Céline Fabre Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnatrice réseaux sociaux réso@delitfrancais.com Inès L.Dubois Contributeurs Cabu, Jeremie Casavant-Dubois, Charb, Miruna Craciunescu, Côme de Grandmaison, Pablo-Vladimir de la Batut, Julia Denis, Robert Elswit, Mahaut Engérent, Vincent Harion, Honoré, Mathieu Lefèvre, Laurence Nault, Léo Richard, Anais Rossano, Tigous, Wolinski. Couverture Cécile Amiot Luce Engérent bureau publicitaire 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6790 Télécopieur : +1 514 398-8318 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard, Lauriane Giroux, Geneviève Robert The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Dana Wray

Conseil d’administration de la Société des publications du Daily (SPD) Juan Camilo Velzquez Buritica, Dana Wray, Joseph Boju

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L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavent réservés, incluant les articles de la CUP). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).

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Actualités actualites@delitfrancais.com

politique étudiante

Conseil d’urgence à l’AÉCSUM L’AÉCSUM soutient la campagne du Non à la FCÉÉ. louis baudoin-laarman

Le Délit

C

’est dans l’amphithéâtre du bâtiment Adams que le conseil de l’Association étudiante des cycles supérieurs de l’Université McGill (AÉCSUM) s’est réuni en urgence mercredi 7 janvier dernier. Le but était de voter sur le potentiel soutien de l’association à la campagne du Non du référendum sur le maintien de son adhésion à la Fédération canadienne des étudiantes et étudiants (FCÉÉ). La FCÉÉ est la plus grande organisation canadienne pour la représentation étudiante, dont le mandat est la protection de l’accessibilité et la qualité de l’éducation postsecondaire, et dont font partie entre autres les deux syndicats étudiants de Concordia et l’AÉCSUM. C’est lors du référendum qui aura lieu les 15 et 16 janvier que les étudiants mcgillois en cycle supérieur arrêteront leur décision. Le conseil, organisé de manière exceptionnelle, s’est conclu en un temps record d’une heure, principalement dû au fait qu’il s’est concentré sur la seule motion présentée, sans s’embarrasser des rapports des différents exécutifs et annonces du moment. La motion présentée par le président du «comité du non», Jonathan Mooney, reproche principalement

à la fédération son coût d’adhésion qui s’élève à 100 000 dollars par an, ainsi que son absence lors des tables de concertation étudiante au Québec ces trois dernières années, notamment au sommet sur l’éducation supérieure de 2013, où avait été discuté le futur du financement de l’éducation supérieure au Québec. Selon M. Mooney: «Il est important que le conseil de l’AÉCSUM prenne position à l’égard de cet enjeu car c’est très important pour ses étudiants. C’est plus de 100 000 dollars par an qui sont en jeu.» De plus, les membres du «comité du Non» déplorent le processus de sortie de la FCÉÉ, qui rend toute tentative de la part des syndicats membres de sortir extrêmement longue et laborieuse. Un référendum en 2010 à l’AÉCSUM avait d’ailleurs déjà rassemblé 86% des votes en faveur du Non, mais dont les résultats avaient été invalidés par la FCÉÉ. La procédure pour le référendum actuel a été lancée en 2013, lorsque la FCÉÉ a reçu de l’AÉCSUM les signatures de 20% de ses étudiants membres, comme prévu par les règles de la FCÉÉ. Dix mois plus tard, soit sept de plus que ne l’accorde son règlement intérieur, la FCÉÉ a proposé la tenue d’un référendum sur deux jours lors de la période d’examen, période maintenant reportée au 15-16

janvier. Pour que le référendum compte, plus de 10% des membres de l’AÉCSUM doivent voter, soit environ 900 étudiants. La FCÉÉ s’est démarquée en tant qu’organisation lors des dernières années par son implication dans nombre de poursuites judiciaires liées aux demandes de désaffiliation de plusieurs de ses syndicats membres. L’AÉCSUM elle-même est impliquée dans plusieurs litiges avec la FCÉÉ devant la justice depuis 2009, ce qui explique l’extrême discrétion dont doivent faire preuve les membres du «comité du Non» et l’AÉCSUM à l’égard du prochain référendum. La tension lors du conseil, plein de paroles creuses et de remarques jamais trop militantes, était palpable chez ceux qui souhaitent le départ de la FCÉÉ. «On doit être extrêmement prudent avec tout ce

éléonore nouel

qu’on dit à ce sujet», selon Julien Ouellet, VP externe de l’AÉCSUM. Il ajoute que «le conseil [de l’AÉCSUM] a déjà eu quelques contacts avec la situation FCÉÉ par le passé», et veut éviter une répétition de l’épisode de 2010, où l’invali-

dation du résultat du référendum par une poursuite judiciaire. Le soutien officiel de l’AÉCSUM à la campagne du Non a finalement été approuvé à l’unanimité, avec 44 voix pour, zéro voix contre et une abstention. x

brève

Pour les cyclistes mcgillois esther perrin tabarly

Le Délit

L

e Flat, atelier collectif de réparation de vélos de l’Université McGill ouvert à tous, a installé devant son local le 12 janvier dernier un distributeur automatique qui vendra les essentiels de la mécanique de vélo. Chambres à air, chaines de vélo ou encore patins de frein s’y côtoient et sont maintenant disponibles en toute heure. Le distributeur est couplé d’un nouvel espace de réparation en libre service devant le bâtiment Bronfman, sur McTavish. Ces nouveaux apports au projet garantiront un accès à tous les outils et matériaux nécessaires pour réparer un pneu crevé, et ce, en dehors des heures d’ouverture du Flat, ouvert trois jours par semaine. De plus, ces ini-

tiatives permettront de régler le problème de l’affluence trop importante des usagers du collectif entre les mois d’avril et de novembre: en entrevue avec Le Délit, les bénévoles collectifs expliquent avoir reçu 1400 clients depuis le mois de février dernier, avec une moyenne de 20 clients par plage d’ouverture. Le groupe de volontaires ajoute que c’est le premier distributeur automatique du type à Montréal. Situé au rez-de-chaussée du bâtiment Shatner, le Flat se félicite «d’être géré par des volontaires à 100% et financièrement auto-entretenu». L’atelier vise à promouvoir et faciliter le cyclisme au sein de la communauté étudiante en offrant des ateliers de réparation.x

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actualités

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AÉUM, AÉCSUM, AÉFA: le bilan Bilan du semestre passé et projets futurs des VP aux affaires externes.

Le portefeuille du vice-président aux affaires externes, lorsqu’il s’agit de politique étudiante, est l’un des plus étendu et implique généralement une visibilité médiatique et un engagement politique assez considérables. Le fait que les titulaires de ces postes, souvent sollicités par les associations et syndicats étudiants extérieurs au campus (AÉUM, AÉCSUM, AÉFA), soient cette année francophones dans les trois plus grandes associations étudiantes mcgilloises représente un atout considérable pour les relations entre nos associations étudiantes et le reste de la communauté étudiante québécoise. Les politiques d’austérité étant un thème récurrent cette année, tous trois se sont impliqués d’une manière ou d’une autre en les dénonçant, ainsi que leurs effets sur les étudiants. Hormis cet enjeu, les trois v.-p. mènent des projets plutôt différents dû aux divergences entre les mandats des trois associations étudiantes, bien qu’on puisse voir un parallèle entre les enjeux d’intérêt pour les v.-p. de l’AÉUM et de l’AÉFA.

Amina Moustaqim-Barrette - Association Étudiante de l’Université McGill Forte de sa maitrise du français et de son engagement politique, Amina Moustaqim-Barrette s’est chargée de cultiver des liens et de coordonner des actions entre l’Association Étudiante de l’Université McGill (AÉUM) et les différents syndicats étudiants au Québec comme la Confédération des associations d’étudiants et étudiantes de l’Université Laval (CADEUL), la Fédération des associations étudiantes du campus de l’Université de Montréal (FAÉCUM), ou encore le syndicat étudiant de Concordia. La désolidarisation de l’AÉUM d’avec la Table de concertation étudiante du Québec (TaCEQ) en juin 2014 avait redoublé l’importance de ces liens avec les syndicats alentour, et le semestre d’hiver sera l’occasion de faire fructifier ces relations renforcées. L’engagement politique de Moustaqim-Barrette, particulier auprès de l’association Divest McGill et dans la coalition des Étudiants Contre les Oléoducs (ÉCO), lui a d’ailleurs valu des critiques lors de ce premier semestre en poste: on craint une trop forte politisation de l’AÉUM. En entretien avec Le Délit, Amina Moustaqim-Barrette s’est toutefois défendue en soulignant le caractère politique «primordial» de son poste, plus que pour d’autres représentants de l’AÉUM. Malgré une participation historique à l’Assemblée générale en octobre dernier, l’investissement de la masse étudiante dans les discussions de politique sur le campus reste un défi à relever. La v.-p. aux affaires externes soutient qu’il faut promouvoir le rôle de l’AÉUM auprès des étudiants afin de permettre une meilleure compréhension des actions prises et une image plus positive de l’organisation auprès de ceux qu’elle représente. Quant aux affaires liées à la communauté francophone, habituellement dans le portfolio du v.-p. aux affaires internes, elles ont été assumées pour cette année par Amina. Ces activités passent tout d’abord par ses relations fructueuses avec les autres syndicats étudiants québécois, mais incluent aussi l’organisation de la Francofête et d’autres événements touchant les francophones du campus. x

Julien Ouellet - Association des Étudiants en Cycles Supérieurs de l’Université McGill Contrairement aux autres associations étudiantes mcgilloises, l’Association des étudiants des cycles supérieurs de l’Université McGill se démarque par son implication plus accentuée dans les enjeux politiques québécois. Natif du Québec, Julien Ouellet illustre bien cette position et est régulièrement en contact avec les syndicats étudiants québécois, notamment la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ), auprès de laquelle il affirme que l’AÉCSUM jouit d’une bonne crédibilité grâce à l’assistance de tous les administrateurs de l’AÉCSUM à certains congrès de la FEUQ. La sensibilisation des membres de l’association à l’impact des politiques d’austérité sur leurs études afin de les mobiliser contre les coupes budgétaires et les hausses de frais de scolarité constitue l’un des enjeux les plus importants de l’année pour Julien Ouellet. La sortie de l’AÉCSUM de la Fédération canadienne des étudiantes et étudiants (FCÉÉ) est l’autre priorité du v.-p. aux affaires externes cette année. L’adhésion jugée trop coûteuse de l’AÉCSUM à la Fédération sera décidée lors d’un référendum les 15 et 16 janvier prochains (voir page 3). Vis-à-vis des membres de l’AÉCSUM, les préoccupations du v.-p. aux affaires externes sont plus matérielles que politiques. L’un de ses projets majeurs est la création d’un nouveau système d’assurance médicale publique pour les membres de l’AÉCSUM, pour le moment au stade embryonnaire et en cours de discussion avec la FEUQ et le gouvernement québécois. À cela s’ajoutent des négociations pour l’obtention de réductions sur les cartes de transports en commun de la Société de transport de Montréal (STM). Trop souvent reléguée aux oubliettes de la politique étudiante mcgilloise, l’AÉCSUM souhaite se rapprocher des autres associations étudiantes et faciliter les interactions entre les membres. Pour ce qui est de la francophonie à McGill, Ouellet et la v.-p. aux affaires académiques de l’AÉCSUM Jennifer Murray comptent organiser des soirées de conversation française afin de faire connaitre la culture québécoise aux membres de l’AÉCSUM. x

Lola Baraldi - Association Étudiante de la Faculté des Arts En tant qu’association facultaire, l’Association Étudiante de la Faculté des Arts (AÉFA) s’occupe généralement plus de l’organisation d’événements sur le campus que de l’aspect politique au niveau universitaire ou provincial. Cependant, en sa qualité de v.-p. aux affaires externes, Lola Baraldi s’implique là où elle peut et défend ses convictions avec vigueur, une liberté particulière au poste de v.-p. aux affaires externes et qu’elle confie apprécier beaucoup. Les événements clés du premier semestre étaient pour elle la coordination entre les différentes associations participant à la semaine du consentement ainsi que les diverses activités organisées par le Comité d’engagement communautaire (ACE), deux projets qu’elle considère comme des réussites. En revanche, la GradFair organisée en novembre dernier a connu une plus faible participation que les années précédentes due à une campagne promotionnelle moins réussie. À cause d’une vague de démissions à l’AÉFA au premier semestre, l’association a pris du retard dans certains de ses projets, notamment dans l’organisation des Speed Lectures par Mme Baraldi, une série de conférences animées par des professeurs de McGill, mais qu’elle espère pouvoir organiser ce semestre. Quant aux aspects plus politiques de son portefeuille, la v.-p. aux affaires externes souhaite officialiser le soutien de l’AÉFA à Divest McGill, ainsi qu’à la campagne de solidarité contre l’austérité. Contrairement à l’AÉUM cette année, le portefeuille concernant les affaires francophones, réunies sous la Commission des affaires francophones (CAF), ne tombe pas sous la responsabilité du v.-p. aux affaires externes, ce qui est bien dommage car elle est la seule française de son exécutif.x

Louis Baudoin-laarman & Esther Perrin Tabarly

Le Délit

crédit photo: Éléonore Nouel

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montréal

Pour Charlie, même pas froid

Des milliers de personnes rendent hommage aux victimes de Charlie Hebdo. Pablo-vladimir de la batut

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n crayon levé. Dans la foule réunie devant le consulat, ils étaient beaucoup à avoir repris ce symbole, comme un moyen d’honorer l’outil de travail des caricaturistes. Comme un moyen de montrer que la lutte pour la liberté de la presse n’est pas à terre mais bien debout. À l’image des rassemblements organisés dans les villes françaises, Montréal s’est mobilisée suite à la tuerie perpétrée dans la rédaction de Charlie Hebdo. Malgré une température de -25 degrés centigrades ils étaient nombreux (près de 2500 selon les organisateurs) dès 18h devant le 1501 Avenue McGill College. Le mercredi 7 janvier, aux alentours de 11h30 du matin à Paris, deux hommes cagoulés sont entrés dans les locaux du journal satirique. Ils ont abattu dix des personnes présentes pour le conseil de rédaction, incluant dessinateurs, journalistes, invités ainsi que deux policiers. En France, l’émoi est énorme. À Montréal aussi, puisqu’à peine quelques heures après l’attentat, une page Facebook pour un ras-

éléonore nouel

semblement a été créée, et comptait 5000 invités confirmés à 15h le même jour. Presque toute l’avenue, du Boulevard Maisonneuve à la rue Ste Catherine, était occupée mercredi soir. Majoritairement des Français installés à Montréal, on pouvait cependant voir deux ou trois drapeaux québécois et des pancartes en anglais: «We are all Charlie». À 18h30, des slogans commencent à être entonnés:

«Même pas peur», «Charlie», «Liberté de la presse» scande la foule. Puis c’est la «Marseillaise» qui est chantée. Enfin, un homme s’empare d’un micro et sur une butte de neige s’adresse à la foule. Il remercie tous ceux qui sont présents, loue cette force de mobilisation et propose une minute de silence. Celle-ci terminée, les slogans reprennent. La foule brandit ses pancartes de Charlie Hebdo, caricatures, et bien sûr la formule

«Je suis Charlie», largement reprise sur les réseaux sociaux et dans les manifestations. La communauté mcgilloise était présente en masse. Marie, en 1ère année en sciences politiques, est venue avec ses amies «montrer sa solidarité» . Prévenue par une alerte info du Monde, elle a passé toute sa journée à suivre heure par heure la situation. «J’ai vraiment été choquée, j’ai reçu la nouvelle comme un coup de

marteau.» Jean-Gabriel, en année d’échange à McGill, a découvert la nouvelle sur Facebook, et trouve cette mobilisation très belle: «C’est toujours émouvant et fort de voir qu’à 6000 km de la France, un groupe de quelques personnes peut lancer spontanément la Marseillaise!» Cependant, parmi tous ces étudiants francophones de McGill, certains n’appréciaient pas beaucoup l’humour du magazine. C’est le cas de Matthieu, citant Voltaire pour expliquer sa venue: «Je combattrai toujours vos idées; mais je me ferais tuer pour que vous ayez le droit de les exprimer.». Des citations, on en retrouvait aussi sur des pancartes, comme celle-ci: «C’est l’encre qui doit couler, pas le sang». Ces slogans et ces pancartes étaient au même moment repris à d’autres endroits à travers le Canada. À Québec et à Toronto, des rassemblements ont également eu lieu. Si la mobilisation du 1501 Avenue McGill College regroupait essentiellement des Français, une autre s’est déroulée en même temps devant l’Hôtel de ville de Montréal, et rassemblait, derrière le maire Coderre, beaucoup de Québécois. x

L’écho des marches républicaines Montréal organise la plus grande manifestation du 11 janvier hors de France. Joseph Boju

Le Délit

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ls étaient plus de 25 000 à marcher dans les rues de Montréal ce dimanche selon le Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM) en hommage aux victimes des attentats de Paris des 7 et 8 janvier. Des citoyens québécois, français, canadiens et d’autres nationalités, autant de Montréalais rassemblés pour une révérence de taille, en écho aux marches républicaines qui battaient les pavés français ce jour-là, rassemblant près d’1,5 million de personnes dans la capitale, et 2,5 millions d’autres en Province. Ainsi que de nombreuses villes de part le monde, Montréal aura été l’objet d’une de ces manifestations spontanées qui ont éclos à la suite de la tuerie de Charlie Hebdo. Et son hommage n’est pas des moindres puisqu’il s’agit du plus grand rassemblement organisé hors de France, devant la marche de Bruxelles qui a fédéré plus de 20 000 personnes. De la Place des Arts au Consulat de France, situé sur l’avenue McGill College, un long et silencieux serpent humain a défilé plusieurs heures durant,

commémorant la mémoire des victimes et manifestant pour le ferme maintien de la liberté d’expression. À l’origine de ce rassemblement se trouve un collectif de citoyens issu de la communauté française de Montréal. Appelé «Je Suis Charlie», il est composé d’une quinzaine d’organisateurs et d’une vingtaine de bénévoles. Pour Anne-Sophie Courtois, une des organisatrices, tout est allé très vite: «On s’est organisé spontanément, on s’est rejoint, on ne se connaissait pas pour la plupart il y a encore trois jours». Cette marche, ils la souhaitaient apolitique: «on voulait se rassembler autour de valeurs qui nous sont chères: la liberté d’expression, la démocratie, et la liberté tout court, qui est un des piliers de notre république». Parmi les affiches et les drapeaux défilant dans le froid, on retrouve d’autres couleurs en plus des drapeaux français, québécois et canadiens, celles des patriotes canadiens et celles d’Israël. Les pancartes «Je Suis Charlie» ont beau ne pas être légions comme ailleurs, le recueillement est là. Moment rare où un peuple exprime son soutien et sa solida-

le délit · mardi 13 janvier 2015 · delitfrancais.com

rité envers un autre. En entrevue avec Le Délit, le consul de France à Montréal, Bruno Clerc, exprime sa gratitude: «C’est un témoignage très fort de solidarité qui est adressé au peuple français, et singulièrement à la communauté française de Montréal […] se sentir ainsi soutenu, appuyé, entouré, ça fait chaud au cœur dans ces moments difficiles». Le maire de Montréal, Denis Coderre, avec qui Bruno Clerc marchait aux premiers rangs, s’est dit «fier» que beaucoup de ses concitoyens se soient joints à cette marche. Et le Consul de France n’en néglige pas la portée symbolique: «Au-delà de ces témoignages de sympathie pour les victimes, les proches et les français, c’est aussi la manifestation d’un attachement, — j’allais dire viscéral —, aux valeurs que porte la France: la république, la démocratie, la liberté, la liberté d’expression notamment». Des marches du même ordre ont aussi été organisées ailleurs au Québec et au Canada, rassemblant plus de 2000 personnes à Québec, 500 à Ottawa sur la Place de la Confédération et 500 autres à Toronto sur la Place Nathan Phillips. x

cécile amiot

actualités

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QuÉbec

Échauffement des candidats au PQ Dernière ligne droite avant le début officiel de la campagne pour la chefferie. Jeremie casavant-dubois

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a course à la chefferie du Parti Québécois est bel et bien commencée. La date limite fixée au 30 janvier pour rassembler les 2 000 signatures et collecter les premiers 10 000 dollars approche à grands pas. Seuls deux candidats sur les six ont récolté les signatures et l’argent nécessaires à l’officialisation de leur candidature, soit Alexandre Cloutier et PierreKarl Péladeau. Ce dernier, grand favori, a fait une démonstration de force en ramenant plus de 5 000 signatures moins de cinq jours après le lancement officiel de sa campagne le 30 novembre dernier, devenant le premier candidat à officialiser sa candidature. Les autres candidats affirment avoir les signatures mais ne les ont pas encore déposées. Malgré le «lancement officiel» de la campagne fin janvier,

le comportement des candidats démontre clairement que les choses sont réellement commencées. Jean-François Lisée a lancé les premières flèches vers PKP en le qualifiant de «bombe à retardement», faisant référence à son empire médiatique Québecor. Plusieurs membres à l’intérieur du PQ ont vu cette déclaration comme inutile, les libéraux et caquistes ayant déjà attaqué PKP en l’appelant à vendre ses actions. Peu après cette déclaration, le Parti libéral du Québec (PLQ) et la Coalition Avenir Québec (CAQ) ont adopté la motion «PKP» à l’Assemblée nationale pour étudier les cas de députés qui possèdent une entreprise médiatique. Du côté de Péladeau, on garde le cap: s’il est élu chef, il mettra ses actions dans une fiducie sans droit de regard mais pas question de vendre la compagnie que son père lui a léguée. Jean-François Lisée refuse d’abdiquer et martèle à

répétition le même message: «Avec moi, il n’y a pas de langue de bois. Quand on me demande s’il est normal que le chef du Parti Québécois contrôle le principal média au Québec, ma réponse est non!», a-t-il déclaré à La Presse. Jusqu’à aujourd’hui, la chefferie a été l’affaire de PierreKarl Péladeau. Favori à plus de 50% dans certains sondages, son passé d’homme d’affaires et sa détermination sur la question nationale lui procurent un large avantage sur les autres candidats. Le PQ tente encore de se remettre de son humiliante défaire électorale du 7 avril dernier et PKP est un nouveau visage qui jouit d’une immense notoriété dans le monde des affaires et aux yeux de la population. Pour PKP, la chefferie est à perdre: tant qu’il restera sans se prononcer sur les enjeux importants, sa place de favori dans la course ne sera pas en danger.

Les autres candidats doivent donc redoubler d’efforts pour attirer les projecteurs et les éventuels votes. Alexandre Cloutier est jusqu’à maintenant la surprise de la course. Le député du Lac-Saint-Jean révèle de réels talents d’orateur et offre un nouveau visage à un parti qu’on qualifie souvent de «parti de baby-boomers». Son dossier sur l’éducation risque de séduire plusieurs jeunes péquistes: il propose qu’un gouvernement du PQ investisse un demi-milliard dans l’éducation. Les autres candidats ne se sont pas encore prononcés formellement sur le dossier. La Charte des valeurs, projet controversé du gouvernement Marois, fait encore des vagues. Alexandre Cloutier et JeanFrançois Lisée ont pris leurs distances vis-à-vis du projet tandis que son porte-étendard, Bernard Drainville, reconnaît qu’une nouvelle charte se devrait plus

rassembleuse. Il sera intéressant de voir si les autres candidats l’utiliseront pour attaquer M. Drainville. Bernard Drainville, Martine Ouellette et Jean-François Lisée devraient être en mesure d’officialiser leurs candidatures avant la date fatidique, tandis que Pierre Céré aura plus de difficultés en raison des 10 000 dollars à ramasser avant la date limite. Les prochains mois jusqu’au 15 mai seront cruciaux pour le PQ. Après la pire performance de l’histoire du PQ et la quasidisparition du Bloc Québécois, le projet de la souveraineté semble en être à ses derniers souffles. On est à la croisée des chemins au PQ. Le parti a besoin d’un leader, d’un rassembleur pour le diriger, sans quoi il pourrait être relayé au rôle de deuxième opposition avant de s’effacer progressivement de la scène politique québécoise. x

CANADA

Scandale à l’Université Dalhousie Treize étudiants comdamnés pour des propos dégradants sur le viol. Esther Perrin tabarly

Le Délit

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a suspension de treize étudiants de l’Université Dalhousie (Halifax), annoncée le 5 janvier dernier, met un terme à la controverse initiée il y a quelques semaines. En décembre, ces étudiants avaient publié sur Facebook des commentaires misogynes concernant l’intoxication et le viol, faisant la mention de certaines de leurs camarades de classe. C’est à la suite de la médiatisation de ces propos, à l’origine tenus sur un groupe privé, que le scandale a éclaté. Quatre professeurs de l’Université ont porté plainte au nom des étudiantes visées par les commentaires. Selon Le Journal de Montréal, cette procédure avait pour but de leur éviter les conséquences morales d’une accusation ou d’une identification publique. Le 22 décembre, ils rendaient publiques ces plaintes, afin d’accélérer le processus juridique, craignant que le semestre d’hiver commence sans qu’un verdict n’ait été formulé. La plainte a été rejetée samedi par l’administration, qui explique qu’il est impossible de réviser l’affaire sous le code de conduite étudiant pour la simple raison qu’une enquête est déjà en cours au sein du comité des normes de l’Université.

6 ACTUALITÉS

L’Université a mis en marche le processus confidentiel de justice réparatrice, qui favorise le dialogue entre les victimes et les accusés pour régler leurs différends. Le 5 janvier, l’Université a annoncé que les finissants en médecine dentaire impliqués dans l’affaire sont interdits d’activités cliniques sur le campus, mais pourront terminer leur cursus par correspondance.

L’anonymat des treize étudiants a aussi été préservé tout au long du procès, malgré la demande faite par certaines organisations professionnelles de santé pour publiciser leurs noms. Le registraire du Collège royal des chirurgiens dentistes de l’Ontario (RCDSO), Irwin Fefergrad, déplore ce fait et a déclaré en entretien avec l’Agence QMI qu’il serait par conséquent contraint, au cours de tous les

entretiens d’embauche à venir, de demander à tous les sortants de Dalhousie s’ils ont été impliqués dans l’affaire. L’Université a été critiquée pour sa lenteur dans la gestion du procès et pour le verdict, qui est aux dires de certains trop clément. Vendredi matin, un rassemblement d’étudiants accusait la procédure à huis clos et la décision: «Nous voulons une justice centrée

Luce engÉrant

sur les victimes», clamaient les pancartes; «Votre décision, conseil des gouverneurs», réclamaient d’autres. Le traitement des aggressions sexuelles à McGill L’Université McGill est elle aussi accusée de lenteur pour sa réaction face au problème que représentent les agressions sexuelles sur le campus. Depuis l’an dernier, le SACOMSS (Sexual Assault Centre of the McGill Students’ Society [Centre des agressions sexuelles de l’Association Étudiante de McGill, ndlr]) presse McGill d’adopter une politique pertinente pour déterminer un traitement approprié des agressions sexuelles sur le campus. Une commission spéciale est responsable d’une tentative de rédaction. La commission est composée du SACOMSS, du UGE [Union for Gender Empowerment, Union pour l’habilitation des genres, ndlr], le Groupe de Recherche d’Intérêt Public (GRIP) McGill ainsi que la v.-p. aux affaires universitaires de l’AÉUM Claire Stewart-Kanigan. Cette nouvelle politique se veut proactive et non réactive; elle travaillera pour la promotion de la sensibilité au consentement. x

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québec

Débat sur le rapport Tremblay-Roy Les avis sont partagés sur la modulation des frais de scolarité. laurence nault

Le Délit

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e rapport Tremblay-Roy, publié en décembre dernier, ouvre la porte à la modulation des frais de scolarité pour les étudiants étrangers. Le rapport est le produit de l’un des chantiers crées dans le cadre du Sommet sur l’enseignement supérieur de février 2013. Les auteurs, Hélène Tremblay et Pierre Roy, ont fait 25 recommandations et suggèrent entre autres de hausser les frais de scolarité des étudiants internationaux en plus de moduler les frais en fonction de leur programme d’études. Des frais minimum d’environ 14 960 dollars seraient exigés en plus de frais supplémentaires selon le programme. En appliquant les recommandations du rapport, le gouvernement québécois pourrait économiser jusqu’à 95 millions avant l’année 20192020, la dernière de la période de transition. Les universités, quant à elles, seraient en mesure de récolter 5,8 millions supplémentaires d’ici cinq ans. Les étudiants français seraient exclus de ces changements.

Une recommandation controversée Du côté de l’Université McGill, Olivier Marcil, vice-président aux relations externes de l’établissement, a déclaré aux médias que les recommandations étaient accueillies positivement. «Les universités sont mieux placées [que le gouvernement] pour comprendre à quelle hauteur moduler les frais en fonction de leur clientèle étudiante [canadienne et étrangère] et de leur marché», affirme-t-il. Par ailleurs, le mémoire remis par McGill lors du Sommet sur l’enseignement supérieur suggérait déjà une modulation des frais de scolarité en fonction du programme pour tous les étudiants. Selon l’Université, un taux unique est inéquitable pour les étudiants des programmes moins coûteux. Ces derniers doivent assumer une plus grande proportion des coûts de leur éducation alors que les programmes les plus lourds financièrement tendent à être aussi ceux qui permettront aux étudiants d’avoir des revenus supérieurs au cours de leur carrière. Tous ne soutiennent pas l’idée d’augmenter et moduler les frais de scolarité des étudiants internationaux. Jonathan Bouchard, pré-

sident de la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ), s’oppose à ces changements. Selon lui, c’est non seulement exploiter les ressources financières des étudiants internationaux, mais c’est aussi profondément injuste pour les petites universités desservant une clientèle plus locale. Il craint aussi que ces démarches n’ouvrent la porte à la modulation des frais pour tous les étudiants. La Fédération québécoise des professeures et des professeurs d’université (FQPPU) exprime elle aussi des réserves face à la modulation. «Ces recommandations remettent en question des positions communément admises et ne sauraient être adoptées sans un débat de fond. Si le ministre Bolduc paraît vouloir en confier la tâche à un comité d’experts, nous favorisons, quant à nous, la création d’un véritable Conseil des universités, lequel est d’ailleurs évoqué dans le rapport» souligne Max Roy, président de la FQPPU. Le concept de modulation des frais de scolarité n’a rien de nouveau. Ce système est déjà en application dans plusieurs provinces canadiennes. En fait, à l’extérieur du Québec, seule

l’Université de Moncton utilise encore un taux fixe pour les frais de scolarité. Beaucoup y voient une solution intéressante au problème de financement des universités. En février 2013, à la veille du Sommet sur l’enseignement supérieur, le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisa-

tions (CIRANO) a publié une étude favorable à la modulation. Selon les données du centre, en appliquant une méthode scientifique rigoureuse pour calculer les frais, les iniquités liées au taux uniforme disparaitraient et 45% des étudiants de premier cycle ne verraient même pas d’augmentation de leurs frais.

Mahaut ENGéRANT

chronique visuelle

L’illus’ tout cru

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luce engérant

Le Délit

actualités

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Société

Enquête

societe@delitfrancais.com

Qui paye l’avenir? Le financement privé des universités québécoises, source de controverse. Any-Pier Dionne

Le Délit

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u fil des dernières décennies, la part de financement public dans les universités n’a cessé de décroitre, motivant par le fait même la recherche de financement privé pour subvenir aux différents besoins de la vie universitaire. Cette modification des sources de financement ouvre la voie à une redéfinition du rôle et du fonctionnement des institutions d’enseignement supérieur.

étudiants sous forme de bourses —, de revenus de ventes et de services — qui sont en hausse à McGill, nous informe M. C. Masi — ou encore des subventions de recherche par des entreprises privées pour les étudiants des cycles supérieurs notamment. Le doyen de McGill souligne que les entreprises privées peuvent apporter des contributions autres que financières, par exemple en mettant en place de solides par-

McGill, choyée? De retour au pouvoir depuis avril dernier, le gouvernement libéral a rendu public en décembre 2014 un nouveau rapport sur la politique de financement des universités. Ce rapport permet de constater que le secteur de l’éducation postsecondaire n’échappe pas à la volonté du gouvernement Couillard de sabrer les dépenses destinées au financement des

Pallier les coupes du gouvernement À l’Université McGill, les coupes budgétaires récurrentes imposées tant par le PQ que par le PLQ atteindront un total de 45 millions de dollars pour l’année financière 2016 comparativement à l’année 2013, confie le doyen Anthony C. Masi dans un échange de courriels avec Le Délit. Le manque à gagner pousse l’Université à faire une place de plus en plus importante à des «sources alternatives de revenus», avouet-il. Amina Moustaqim-Barrette, vice-présidente aux affaires externes de l’Association Étudiante de l’Université McGill (AÉUM), explique que «les coupures […] ont créé une dépendance de plus en plus grande de l’Université McGill envers des sources de financement externes». Elle rapporte qu’en 2013 par exemple, «l’Université s’est lancée dans une grande campagne de financement, «Inventer l’avenir», afin d’aller chercher des fonds monétaires auprès d’anciens étudiants de McGill». Par financement privé, on entend principalement les dons de particuliers et les dons d’entreprises. À McGill, on sollicite les entreprises privées pour obtenir leur contribution financière dans différents aspects de la vie étudiante. Il s’agit par exemple de financements d’événements étudiants — dont la soirée des activités ou le 4 Floors—, de publicités — par exemple dans l’album de fin d’année Old McGill ou dans l’agenda étudiant— , de réservation de kiosques et de tables dans le bâtiment de l’AÉUM — où les entreprises peuvent faire la promotion de leurs produits et recruter des étudiants — , de dons de particuliers — dont la majorité est redistribuée aux

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MAHAUT ENGÉRANT

tenariats ou en offrant des stages. L’Université a d’ailleurs mis en place le Centre de partenariat avec les entreprises de l’Université McGill (MUBEC) en 2012 afin de faciliter les relations entre les étudiants et les entreprises, rapporte M. C. Masi. En entrevue téléphonique avec Le Délit, Jonathan Bouchard, président de la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ), met en garde contre les «liens créés entre les entreprises et les universités» qui risquent de porter atteinte à l’autonomie de recherche des institutions universitaires. Les chaires de recherche, comme le note Camille Godbout, porte-parole de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), sont également largement subventionnées par des entreprises privées. Madame Godbout souligne aussi que l’Université McGill obtient davantage de financement privé, notamment sous forme de dons ou de commercialisation de brevets, que les universités publiques (le réseau Université du Québec, dont fait partie l’Université du Québec à Montréal (UQAM)).

services publics à la faveur des investissements privés. Depuis 2008, un projet pilote mis sur pied par le gouvernement du Québec permet la déréglementation partielle des droits de scolarité pour les étudiants internationaux de six familles de programmes, soit: administration, informatique, génie, droit, mathématiques et sciences pures. Le projet pilote, qui visait à étudier l’impact d’une hausse des frais de scolarité sur l’inscription d’étudiants internationaux, devait prendre fin en 2014. Mais le rapport rendu public en décembre dernier fait «suite informelle» au projet pilote sans vraiment en faire mention: on ouvre la porte à une déréglementation totale des frais de scolarité pour toutes les familles de programmes. Lise-Marie Gervais et Philippe Orfali dénonçaient dans un article du Devoir du 13 décembre 2014 l’ouverture «à une modulation des frais de scolarité en fonction des disciplines pour les étudiants étrangers et des autres provinces» mise de l’avant par ce rapport. Dans ce même

article, Jonathan Bouchard, président de la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ), reprochait au gouvernement de transformer les étudiants en «vaches à lait», craignant que les universités qui comptent nombre d’étudiants internationaux — dont McGill — soient avantagées sur le plan financier par rapport aux universités dotées d’une population estudiantine plus locale. Olivier Marcil, viceprésident aux relations externes de l’Université McGill, affirmait quant à lui être satisfait de la mesure proposée: «Les universités sont mieux placées [que le gouvernement] pour comprendre à quelle hauteur moduler les frais en fonction de leur clientèle étudiante», affirmait-il au quotidien montréalais. Monsieur C. Masi affirme au Délit que les frais de scolarité reçus par les étudiants étrangers inscrits dans ces programmes déréglementés ont quelque peu augmenté au cours des dernières années, ce qui permet en partie de contrebalancer la diminution du financement gouvernemental. Réorientation de la mission de l’université Du point de vue étudiant, on craint la réorientation de la mission de l’université qu’apporte la hausse constante de la part du financement privé dans le réseau universitaire québécois. Camille Godbout remarque que le changement observé a comme résultat qu’«on tente de réorienter les programmes et la formation universitaire vers ceux qui donnent un accès plus facile à l’emploi. Les activités de recherche scientifique, note la porte-parole, sont donc modifiées en conséquence pour soutenir ces programmes». Amina Moustaqim-Barrette va plus loin et observe que «le recours au financement privé crée une dynamique où les enseignants se sentent poussés à [satisfaire] les donateurs. [Ils sont] donc moins objectifs par rapport à la matière enseignée, à la recherche et même à la façon d’enseigner leurs cours». En novembre dernier, par exemple, on apprenait que la compagnie pétrolière TransCanada, dont le projet de port pétrolier menaçait la survie des bélugas, était en

discussion avec l’Institut des sciences de la mer de Rimouski (ISMER) afin de mettre sur pied une chaire de recherche sur le béluga, une initiative controversée qui a finalement été abandonnée. On peut remettre en question l’objectivité des recherches qui auraient été subventionnées par la compagnie privée. À McGill, monsieur C. Masi affirme qu’on a mis sur pied des politiques et des règlements qui assurent la liberté d’expression et la liberté universitaire et qui minimisent les risques de conflits d’intérêts. On s’assure que la mission universitaire de l’institution n’est pas compromise par des cadeaux ou des mandats de recherches acceptés par l’Université. Ainsi, la modification des sources de financement du réseau universitaire québécois ne touche pas qu’au budget des universités, mais encourage une redéfinition du rôle de l’enseignement et de l’université au sein de la société. L’université doit, de plus en plus, se conformer aux attentes de ses bâilleurs de fonds si elle souhaite conserver ses sources de financement. L’indépendance des professeurs et des chercheurs semble par conséquent de plus en plus menacée par la nécessité de plaire aux investisseurs privés afin de s’assurer le renouvèlement de leur appui financier. La vice-présidente aux affaires externes de l’AÉUM est d’avis que «l’enseignement et l’éducation devraient être exemptés de l’influence des entreprises corporatives». En 2011 déjà, en réponse au recteur de l’Université de Montréal, Guy Breton, qui affirmait que «les cerveaux [doivent] correspondre aux besoins des entreprises», Éric Martin — doctorant en science politique à l’Université d’Ottawa — et Maxime Ouellet — enseignant au collège Lionel-Groulx —, décriaient dans un article du Devoir du 26 octobre la «redéfinition du rôle de l’université […] réduit[e] à n’être qu’une usine à diplômes et à brevets». La «productivité» des parcours de formation, des professeurs et des universités semble donc en voie de devenir un critère essentiel au bon fonctionnement des universités, une situation dénoncée dans de nombreuses tribunes.x

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CHRONIQUE

Mourir pour le crayon, liberté en main Esther Perrin Tabarly | Raconter au prix d’une vie.

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l est un adage qui dit que parfois, les images parlent plus que les mots. Jusqu’ici, ma chronique n’a traité que de la force de la plume et des risques qu’elle encourt. À la lumière des événements de mercredi dernier, il semble nécessaire de rendre hommage au crayon.

avait été interrompue en 1982 par manque de lectorat. Il devient directeur de la publication en 2009, au départ de Philippe Val. Charlie est alors étoffé de l’esprit satirique et irrévérencieux que décrivent ses proches et collègues. Charb rit de tout. Il fait, de cet humour à toute épreuve,

la suite du scandale sur des caricatures du Prophète Mahomet, la rédaction de Charlie Hebdo est incendiée. Dès lors, Charb est mis sous protection policière constante. En 2012, dans Le Monde, il écrit: «Je n’ai pas de gosses, pas de femmes, pas de crédit. C’est peut-être un peu pompeux ce que je vais dire, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux.» Le 7 janvier, douze personnes sont mortes debout dont Charb et quatre de ses confrères caricaturistes. Maintenant plus que jamais, le monde placarde leurs dessins sur ses unes, brandit leurs portraits, inscrit leurs noms sur ses murs: le crayon est devenu le symbole de la liberté de la presse, de la liberté d’expression, auxquelles on ne touche pas. Jamais.x

ALEXIS DE CHAUNAC

CLÉMENT BLETTON

À l’aube de 2015, parmi les douze victimes de l’attentat à Charlie Hebdo, on compte Charb, de son vrai nom Stéphane Charbonnier. Il figurait entre les grands du dessin satirique. Sa dernière illustration, publiée dans le numéro de la semaine précédant le massacre, a fait le tour du monde. Macabrement prémonitoire, elle est titrée «Toujours pas d’attentats en France» et on y voit un djihadiste rappeler qu’ «on a jusqu’à la fin janvier pour présenter ses vœux…» Charb est né en 1967 dans les Yvelines, et a grandi à Pontoise. On dit que c’est à 11 ans que le caricaturiste tombe sur un dessin de Cabu, qui deviendra son collègue à Charlie: le garçon, crayon en main, s’était-il imaginé qu’ils partageraient le même bureau, pour le meilleur et pour le pire? Il apprend en autodidacte. En 1991, il compte parmi les dessinateurs de La Grosse Bertha. En 1992, âgé de 25 ans, Charb fait partie de l’équipe qui ressuscite Charlie Hebdo, dont la première version

une arme et même une âme du journalisme. À coups de graphite, il fustige tout ce qui bouge, sans traitement de faveur. Ses personnages au gros nez deviennent une signature, une marque de fabrique. Pour Charlie, il tient la rubrique «Charb n’aime pas les gens» qui met en scène Maurice le chat sadique et Patapon, le chien obsédé sexuel. Il ne se restreint pas à dessiner pour l’hebdomadaire, il est aussi l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages et travaille occasionnellement pour Télérama, Fluide Glacial, L’Humanité… Ses critiques lui valent des menaces de mort à répétition. Le journal islamiste anglophone Inspire l’avait, en 2013, listé parmi les «recherchés morts ou vifs pour crimes contre l’Islam.» Charb semblait peu impressionné par ce genre d’intimidation. En 2006, c’est à la chaîne de télévision française LCP (La Chaîne Parlementaire Assemblée nationale) qu’il déclare avoir du mal à croire que la satire soit passable d’une peine de mort. En 2011, à

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MATILDA NOTTAGE

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charlie hebdo

IRRÉDUCTIBLES Les correspondants parisiens du Délit

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amedi et dimanche la France s’est relevée. Après l’abattement ayant suivi les actes terroristes de cette semaine, d’immenses rassemblements ont eu lieu dans de très nombreux villages et villes de France. Près de quatre millions de citoyens se seraient mobilisés, dont environ 1,5 million à Paris. Ces chiffres sont approximatifs car l’afflux de personnes aurait rendu le comptage impossible selon le ministère de l’Intérieur. La plus grosse marche a donc eu lieu dans la capitale, entre la place de la République et la place de la Nation. Jamais ce parcours n’aura autant été chargé de sens. Avant cette mobilisation, dixsept personnes sont tombées sous les balles de barbares. Parce qu’ils étaient journalistes, policiers, juifs. Français. C’est pour chacun d’entre eux que le peuple s’est uni en cette fin de semaine: «Ami si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place».

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Le chant des Partisans est plus que jamais d’actualité. «Marchons, marchons» «Deux millions!» disait la télévision branchée sur la chaine d’informations BFM TV dans un kebab sur la route du retour de la Marche Républicaine. À ce moment-là, les marcheurs n’avaient aucune idée du chiffre exact. Tout juste savaient-ils qu’ils n’avaient jamais pris part à un rassemblement d’une telle ampleur. Beaucoup (dont les auteurs de cet article) n’ont même pas pu accéder à République, d’où partait le cortège. «Du jamais vu depuis la libération!» a noté un serveur dans un restaurant McDonald’s environnant. Comme l’avait annoncé le député Henri Guaino, le peuple français a étonné la planète, et Paris fut pour quelques heures «la capitale du monde», selon les mots de François Hollande. Le

président français a ajouté avant l’événement sur Twitter: «Le pays va se lever tout entier sur ce qu’il a de meilleur.» Avant même l’arrivée aux abords de la place de la République, la foule est dense: les transports en commun sont pratiquement inutilisables, et nous sommes forcés de descendre à la station de métro Miromesnil (à environ quatre kilomètres de République). Au fur et à mesure que nous nous approchons du point de départ officiel, le cortège grossit, empêchant toute progression: nous avons avancé d’approximativement 400 mètres en trois heures. En plus de l’étendue de la foule, ce qui surprend et témoigne véritablement de cette unité populaire est la diversité des manifestants: beaucoup de personnes âgées, des familles avec des poussettes, des marginaux, des adolescents, des

pères de famille, des étudiants, des politiciens, des étrangers… tous se pressent sur le boulevard, entonnant de multiples «Marseillaise» et applaudissant. Nicolas M., étudiant de 21 ans, explique avoir été séduit par «ce rassemblement de tous bords, spontané et sans étiquette». Les clivages ont effectivement été effacés pendant quelques jours. C’est ce qu’admire Dominique, journaliste de La Vie rédigeant un blogue témoignant de sa vision de la société en tant que chrétienne mariée à un musulman. Elle explique que bien qu’ayant vécu à Montréal pendant deux ans, elle n’y a jamais retrouvé la force de cette masse française si diverse et pourtant extrêmement unie. Unis en quel nom? Les manifestants ont applaudi, crié «Ici c’est Charlie!», «Liberté».

Mais les slogans sur les pancartes et les commentaires de chacun témoignent tout de même de différentes raisons ayant poussé les gens à sortir dans la rue, au-delà de leur désir de faire front commun après le drame. Certains affichent clairement leur soutien à la liberté d’expression, revendiquent le droit à l’insolence. Les noms des journalistes de Charlie Hebdo fleurissent et on peut lire «C’est l’encre qui doit couler, pas le sang». Un homme d’une soixantaine d’années nous explique que Charlie est le combat de sa jeunesse, que les dessins du journal satirique ont libéré la France autoritaire d’aprèsguerre. Mais tous ne partageaient pas la posture de Charlie Hebdo, à l’image d’Augustin M., étudiant en région parisienne, qui souhaitait avant tout montrer «l’unité de la France», dire «qu’on n’a pas peur», et pour qui la défense de Charlie Hebdo n’était pas une motivation.

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GAULOIS

à la marche républicaine.

D’autres sont là en solidarité avec les forces de l’ordre, qui ont perdu trois agents et ont été omniprésentes ces derniers jours. Un policier très ému explique pouvoir défiler car il fait partie de la Police Judiciaire, qui n’a pas été mobilisée dans le cadre de l’impressionnant dispositif de sécurité encadrant la marche. Outre les marques de respect à l’égard des journalistes de Charlie Hebdo et des forces de l’ordre, les victimes de l’Hyper Casher de Vincennes n’ont pas été oubliées. Des pancartes «Je suis juif» étaient visibles ponctuellement. Au-delà des motivations de chacun, les Français ont marché ensemble pour que perdure dans leur pays une tradition d’humanisme, pour que la tolérance et le respect triomphent face aux intégrismes, islamisme radical en tête. Pour Manon H., étudiante

à Paris, la beauté de ce rassemblement résidait dans le fait que «malgré les déchirures internes de la société nous avons prouvé que nous étions encore capables de nous réunir pour rejeter la haine, l’obscurantisme et la terreur». Larmes au poing Le soir même du premier attentat, des milliers de personnes étaient déjà descendues dans la rue. Le Délit était alors présent place de la République à Paris, et sur l’avenue McGill College à Montréal. Le silence était de mise, chacun encore assommé par le massacre de Charlie Hebdo portait son deuil et baissait la tête à la lueur des bougies. Cette fin de semaine, le climat était différent. Les larmes séchées, les têtes relevées, la gueule ouverte, les Français

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résistaient. «On n’a pas peur!» criaient-ils pour montrer qu’ils ne voulaient pas s’abaisser face aux menaces terroristes qui planaient sur l’événement. Cette foule s’était rassemblée pour célébrer l’esprit d’insoumission: «Les esprits libres sont invincibles» pouvaiton lire sur une affiche. C’était un message fort envoyé au monde, et surtout aux intégristes de tout poil. C’était aussi une manière de réparer les vivants. Les rues de Paris sentaient l’espoir et la fierté; elles qui ont si longtemps pué le pessimisme et l’autoflagellation. Entre «Mourir pour des idées» de Brassens et «Get up Stand up!» de Bob Marley, les Parisiens applaudissaient même la police à chacun de ses passages. Un moment unique dans une vie de Français! Les gendarmes et policiers eux-mêmes semblaient surpris par tant de respect.

L’effervescence n’était pas non plus digne de Monet et sa Rue Montorgueil, les étendards levés et la foule dansante. Les Français ont su rester pudiques. Ils avaient du mal à chanter à pleins poumons; chacun se retenait, «la Marseillaise» flottait, légère, sur la foule. Comme l’expliquait un père à son jeune fils, «Non, aujourd’hui, ce n’est pas la fête». C’est cela qui a fait la singularité de cette journée: tous étaient partagés entre l’accablement d’hier et l’enthousiasme du moment. Manon H. parle de «réconfort». Incarnant cet esprit d’apaisement, une femme au regard triste fumait son calumet à la fenêtre en dansant au rythme de «Aux armes et caetera» de Gainsbourg: une Marianne libérée et en paix. Lundi, déjà, on parle de la présence discutable de certains chefs d’État dans le cortège, de la polémique qui retombe sur Dieudonné,

de la situation alarmante dont témoignent les professeurs d’école quant aux réactions proterroristes de certains de leurs élèves… Dimanche a marqué la fin d’une semaine tragique, l’apogée d’un mouvement de réactions belles et solidaires; mais le combat perdure. La France doit tirer les leçons de ce drame, ne céder ni à la psychose ni à l’angélisme. C’est en substance le message de nombreux politiciens, journalistes, experts et citoyens. Il y a quelques semaines, au micro de France Culture, l’emblématique Plantu citait un proverbe mexicain qui capture parfaitement l’esprit de ces derniers jours: «Ils croyaient nous enterrer, ils ne savaient pas que nous étions des graines.» x Julia Denis & Côme de grandmaison Le Délit

culture

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POINTS DE VUE

«Nous encourageons le dialogue et l’expression de points de vue différents dans un contexte de respect et de reconnaissance des droits individuels et collectifs et de non-discrimination fondée notamment sur le genre, l’orientation sexuelle, l’origine raciale, les aptitudes physiques et les croyances religieuses.» Déclaration des principes du Délit.

«Vous ne nous détruirez pas» La liberté d’expression triomphera. Léo Richard

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algré l’attaque du 7 janvier contre Charlie Hebdo, quelque chose me rassure et me réconforte: la France, que l’on disait molle, peu solidaire, perdue, semble s’être rassemblée pour porter un message que nous, citoyens des démocraties occidentales, devons continuer à porter, sans avoir peur. Ce message a déjà été prononcé en 2011, après l’attentat d’Oslo et le massacre d’Utoya, par Jens Stoltenberg, alors premier ministre norvégien: «J’ai un message pour celui qui nous a attaqués et

pour ceux qui sont derrière tout ça: vous ne nous détruirez pas. Vous ne détruirez pas la démocratie et notre travail pour rendre le monde meilleur. […] Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d’ouverture et de tolérance». Les premières réactions aussi bien de la part du président de la République que de la population française semblent aller dans ce sens. En effet, François Hollande a tout de suite rappelé que «ce n’est pas en nous divisant, en stigmatisant une religion, en cédant à la peur que nous nous protégerons, c’est en défendant fermement nos règles communes, la laïcité, l’ordre républicain, la sécurité des per-

sonnes, la dignité de la femme». De plus, les valeurs principales transmises par les manifestations de personnes sont celles de la liberté d’expression et du refus de la peur. Ces appels à la liberté d’expression sont les bienvenus dans un pays qui a souffert de «l’affaire Dieudonné» il y a un an, presque jour pour jour. N’oublions pas que la France, c’est aussi la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et son Article 11: «La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans

les cas déterminés par la loi». Continuons à défendre ces valeurs, les libertés fondamentales et en particulier la liberté d’opinion, d’expression de pensée. N’oublions pas qu’il faut la défendre, non seulement contre les terroristes qui ont cru faire taire les dessinateurs des caricatures de Mahomet, mais aussi contre toute personne qui oblige quelqu’un à taire son opinion. N’oublions pas que l’Université McGill est classée parmi les pires universités sur le plan de la liberté d’expression et que l’Association Étudiante de l’Université McGill (AÉUM) est aussi classée dans le top 10 des associa-

tions étudiantes contre la liberté d’expression. Rien qu’au semestre dernier, l’AÉUM s’était attiré les foudres de certains étudiants, car l’association étudiante avait refusé de donner la parole aux personnes qui ont des vues divergentes, tout en appuyant la création d’espaces sécuritaires (safe space) sur le campus, alors que certains étudiants de McGill avaient interrompu le déroulement d’une conférence pro-vie en 2009. Charb, Cabu, Honoré, Tignous et Wolinski sont morts. Honorons-les en faisant des blagues sur les prêtres pédophiles, Mahomet, les homosexuels, les beaufs, les pauvres, les handicapés…x

logiques que labourent les événements récents. L’intérêt des divergences d’opinions est manifeste: comment réfléchir lorsqu’on écarte ce avec quoi on n’est pas d’accord? Je constate tristement que la liberté d’expression est devenue prétexte à des amalgames pernicieux. Je ne parle pas des amalgames entre l’islam et le terrorisme qui ont été rapidement sujets à des mises en garde. Je parle du cocktail explosif qui mélange liberté d’expression, insultes, mépris des minorités et mécompréhension des plaisanteries. Je ne crois pas que la leçon à tirer de la tuerie dans les bureaux de Charlie Hebdo soit: «toute

blague est bonne à faire en tout temps». Il est des blagues qui blessent et ce n’est pas de bien vivre ensemble que d’oublier les potentielles réceptions des plaisanteries délétères. Rien ne justifie la violence qui a été commise. Cependant, cette violence ne justifie pas non plus que l’on radicalise la liberté d’expression au point de ne pas remettre en question les atteintes que peuvent porter certains propos. La discussion permet d’avancer, les opinions de nuancer les propos. Je ne prétends pas détenir la vérité — qui me semble d’ailleurs souvent source de violence. Je suis pour la liberté de penser, je suis pour la liberté

de s’exprimer, mais je suis aussi pour le respect d’autrui et pour le développement de stratégies visant à apporter plus de compréhension entre les hommes. Je suis pour la remise en question, la blague intelligente, l’expression de pensées subversives. Je suis contre l’absence de questionnement et la blague qui meurtrit l’écorché. Je pense que les problèmes de libre expression au sein de l’Université McGill relèvent d’un enjeu différent. Sur le sujet, l’article publié dans Le Délit du 7 octobre 2014 explique en détail la signification du classement soi-disant alarmant de McGill et de l’Association des Étudiants de

McGill (AÉUM). Quant à la liberté de presse, la voici en pleine action. Que cherchons-nous? À avancer vers un «monde meilleur»? De multiples moyens existent pour remettre en question la pensée unique, mais la corde est fine pour l’équilibriste qui joue avec les stéréotypes. Viser les intimidateurs et atteindre leur cible est le triste risque auquel s’exposent les propos équivoques. De grâce, usons de nos plumes et de nos crayons pour proposer des visions différentes, pour offrir des alternatives de pensées, pas pour railler gratuitement les homosexuels, les pauvres ou les handicapés…x

C’était une blague? À bas les susceptibles! Gwenn Duval

Le Délit

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e conseil de rédaction d’un journal français a été décimé mercredi dernier, incitant des réactions multiples à l’échelle mondiale. Les rassemblements spontanés en hommage aux victimes ont vu confluer des individus aux motivations pourtant parfois différentes. Pour certains, c’est la France qui retrouve en elle la solidarité qu’on disait perdue. Pour d’autres, c’est la démocratie en occident qui doit être défendue par les citoyens qui descendent dans la rue. Malheureusement, c’est aussi un terrain fertile aux clivages idéo-

LUCE ENGÉRANT

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SOCIÉTÉ

le délit · mardi 13 janvier 2015 · delitfrancais.com


exposition

Désordre en mot d’ordre Exposition sur la désobéissance en démocratie à l’UQAM. NOOR DALDOUL

Le Délit

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a galerie d’art de l’UQAM démarre sa saison 2015 avec l’exposition Le Désordre des choses, menée par les commissaires Marie-Ève Charron et Thérèse St-Gelais. Ces dernières, respectivement critique d’art au Devoir et professeure d’histoire de l’art contemporain à l’UQAM, ont puisé dans leur expérience des manifestations estudiantines du printemps 2012 l’idée de construire autour du thème de la désobéissance. En effet, à travers les nombreuses œuvres présentées ressort la volonté de célébrer l’insoumission aux normes, canons et hiérarchisations arbitraires. Thérèse St-Gelais explique au Délit: «il faut toujours se montrer critique face à ce qu’on nous dit, face à ce qu’il est dans la normalité de faire. Cette normalité-là peut être embarrassante, contraignante, et c’est précisément des œuvres qui recherchaient cette dissidence, cette désobéissance qu’on a voulu présenter.»

Regroupant les œuvres d’artistes canadiens (Edith Brunette, Michel de Broin, Mathieu Lefèvre, Emmanuelle Léonard, Arkadi Lavoie Lachapelle, Christine Major) ou étrangers (Maria Marshall, Catherine Opie, Melanie Smith et Rafael Ortega, Pilvi Takala, Rosemarie Trockel), l’exposition Le Désordre des choses se dresse comme un véritable appel à la contestation. Contester les espaces institutionnels qui disciplinent les corps; le capitalisme qui conditionne le monde du travail autour de l’ordre et du rendement; le rapport sociétal où la surveillance a remplacé la solidarité; les canons esthétiques imposés; les associations préétablies et les classifications factices; le (politiquement) correct; les usages socioéconomiques régulés; le consensus annihilateur de débats; l’art comme produit institutionnel; le refus du corps différent… Autant de visions du monde que les artistes s’attèlent premièrement à remettre en question avant de proposer des contrediscours. Par exemple, Mathieu Lefèvre transforme une litière pour chat en peinture, se moquant à la

mathieu lefèvre

fois de l’art conceptuel et des grandes traditions de lecture en histoire de l’art. Maria Marshall pénètre la sphère privée et s’attaque au sacre de l’amour d’un enfant à sa mère. Dans une installation vidéographique, les propres enfants de l’artiste britannique se balancent dans un hamac, répétant en boucle «I love you Mommy, I hate you.» (NDLR: Je t’aime maman, je te déteste) Cependant, face à une manifestation culturelle qui prône la dissension et questionne l’autorité et ses

normes, une question se pose: cette exposition vise-t-elle à souligner le déclin des valeurs démocratiques et le renforcement de régimes de vérité ou justement le contraire, c’est-àdire à profiter d’un environnement démocratique qui rend possible, par définition, toutes les divisions et les résistances? À cette question, Thérèse St-Gelais affirme vouloir mettre à l’honneur l’idée de désobéissance mais de «façon positive». En effet, la démocratie ne peut pas exclure la dissension sans se nier: la

désobéissance civile relève donc de la possibilité démocratique. Enfin, la commissaire de l’exposition avoue au Délit, que ce soit en référence aux attentats qui ont secoué Paris la semaine dernière ou à d’autres scandales autour d’œuvres comme la robe en viande de Jana Sterback, que l’art ne devient désordre que pour ceux qui ne parviennent pas à faire la différence entre représentation et réalité. «Il faut que dans le monde de la représentation on puisse dire ce que l’on pense, ce à quoi l’on croit, mais évidemment dans la réalité c’est autre chose»: que ce soit en art, en caricature, ou dans tout milieu artistique, l’important est donc l’idée. L’exposition Le Désordre des choses ne se veut donc pas le simple médium du «beau». «Pour moi, l’art demeurera toujours une façon de comprendre le monde autrement et d’ouvrir à de nouvelles façons de penser et de voir, et de déroger aux attentes sociales et idéologiques. C’est important de montrer que c’est possible» conclut Thérèse StGelais en appelant à la nécessité de s’exprimer. x

littérature

Emprise aux pages Anima de Wajdi Mouawad, un coup de livre dans les entrailles. gwenn duval

Le Délit

S

i d’aller assister à une pièce de Wajdi Mouawad est un peu comme se porter volontaire à être pris en otage devant l’horreur trop humaine mise en scène, lire son roman c’est avant tout choisir de continuer après le premier chapitre. Pas de préambule, pas d’Eden; Wahhch Debch rentre chez lui pour y trouver l’amour de sa vie, Léonie, un couteau planté dans le sexe. Ce n’est pas un coup de théâtre, impossible de fermer les yeux. L’esprit lutte, impuissant, pour ne pas transformer la description minutieusement macabre en image cruellement lancinante. Que s’est-il passé? Pourquoi Wahhch réagit-il aussi étrangement? Quelle menace planait sur ce couple ? Où sont-ils? Pourquoi le narrateur boit-il l’eau des toilettes? On n’est pas sûr de vouloir savoir, pourtant un besoin trouble de comprendre agite une part obscure de l’esprit; la page tourne. Les chapitres sont courts, titrés en latin avec des noms d’animaux. Les narrateurs se relaient: chats, chiens, moineaux, araignées, mouches, moufettes… Jamais indifférent, le regard animal note, raconte et réagit au passage

ensanglanté de Wahhch à travers les dédales funèbres de l’innommable, de l’inhumain des Hommes. La Sûreté du Québec est chargée de retrouver le coupable, mais Wahhch est obnubilé par le réveil d’un traumatisme de son enfance qui a surgit au moment de la découverte de Léonie. Guidé par la nécessité de voir le meurtrier pour s’assurer que ce n’est pas lui-même, il s’engage dans une quête policière, nationale, familiale, individuelle et tragiquement collective. Est-ce l’histoire d’un homme soumis à de «sombres coïncidences» ou le récit d’un univers vengeur qui s’abat sur les personnages, les entrainant dans les profondeurs de la haine, où la porte d’échappée n’a de clé que le prix de la vie? Wajdi Mouawad crée chaque occasion pour parler des failles de nos sociétés. Le massacre de Sabra et Chatila au Liban ou la Loi d’intégration canadienne dépassent de loin les titres de journaux. Anima raconte les blessures de ceux qui vivent avec le poids du passé, familles et nations saignées, humains traumatisés. Ni Wajdi ni Wahhch ne reculent devant l’expression des penchants sadiques que les animaux narrent, brouillant les limites des instincts humains. La cohabitation

le délit · mardi 13 janvier 2015 · delitfrancais.com

est douloureuse, la pensée houleuse; le confort, lui, est à mille lieues d’être concevable. Pourtant, un rictus, parfois, monte aux lèvres. Malaise ou éclat de génie, peut-on oser sourire à cette plume qui danse sans pitié? Anima, c’est une descente dans l’abime infernal de la cruauté humaine où les instants de grâce, appels d’air à travers les ténèbres des souvenirs macabres, calment la respiration haletante d’un homme qui traque sa boîte de Pandore. L’espoir ne noircit que peu de pages, où se tissent les liens entre ceux qui ont souffert, souffrent et souffriront par la main d’Homo Sapiens sapiens. Quelle justice est donc celle des hommes lorsque persistent des monstruosités jamais pardonnées, superficiellement effacées des mémoires? Wajdi Mouawad ne répond pas, il cherche et cela se sent: «si la vie est un perpétuel cri de douleur, comment faire pour entendre son écho et échographier le visage de ce qui nous faire souffrir […] c’est la leçon des chauves-souris: pour voir le visage de ce qui te fait souffrir, tu dois faire de ta douleur un collier qui enchaîne des perles de silence aux perles de tes cris.» Ce qu’il faut de fléaux pour un air de roman... x

Culture

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cinéma gracieuseté de metropolefilmS

Un Tcheckhov turc

Le cliché d’une Palme d’or, longue et esthétique. MIRUNA CRACIUNESCU

Le Délit

A

u risque de paraître pédante, je dois dire qu’avant de voir Sommeil d’hiver du réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan (dont le titre original est: Kis uykusu, 2014), je n’avais jamais achevé le visionnement d’un film avec l’impression aussi nette d’avoir tout juste terminé la lecture d’un roman russe. Et je ne dis pas cela sous prétexte qu’on ne peut pas comprendre cette œuvre sans avoir lu les nouvelles de Tcheckhov, qui ont servi de source d’inspiration pour le film, à en croire le générique. Je dois cependant dire que ce qui m’a frap-

pée, au-delà de l’histoire qui progresse lentement mais dont l’intérêt est plus qu’anecdotique, ce fut le choix d’une esthétique que je ne saurais qualifier autrement que de «réaliste» — malgré tous les pièges que renferme ce terme fourre-tout. Il fallait pourtant que le film ait produit un sacré effet de réel pour que j’en vienne à oublier que les acteurs parlaient turc, ce qui m’a incité plusieurs fois à décoller mes yeux des sous-titres et à rater de ce fait des bouts de conversation. Il me semblait qu’une banderole se déroulait sous mes yeux, me révélant, à chaque nouvelle scène, une infinité de détails qui servaient à composer cet univers, tous présents dès le début du film comme à

l’état latent. Car c’est exactement ce que ce film est parvenu à créer à mes yeux: un univers. Celui d’un village reculé dans les collines de l’Anatolie, et d’un hôtel où logent de manière permanente Aydin, un acteur retraité devenu journaliste, propriétaire des lieux, sa sœur Necla, divorcée, qui lui reproche d’écrire des articles à propos de sujets auxquels il ne connaît rien, et sa femme Nihal, qui ne l’aime plus et qui dédie tout son temps libre à des activités caritatives pour tromper son désœuvrement. Au-delà des conflits familiaux qui parsèment les scènes d’étincelles sans jamais exploser — comme cela arrive trop souvent dans les œuvres inspirées par l’esthétique

du soap opera —, l’univers de ce film de Ceylan s’étend principalement à la famille d’un des locataires d’Aydin, laquelle se voit menacée d’expropriation en raison d’un retard important dans le paiement de son loyer. Là encore, l’effet dramatique contenu dans cette histoire n’aboutit pas non plus à des actions d’éclat, en dépit de la violence qui sous-tend l’ensemble de leurs rapports, de l’accident que faillit créer le fils du locataire en lançant une pierre sur la voiture d’Aydin dès l’ouverture du film, jusqu’au mépris final avec lequel le locataire accueille l’importante somme d’argent que lui offre secrètement Nihal, sans expliquer pourquoi elle cherche à leur venir en aide.

Évidemment, de tels choix esthétiques ne sont pas près de satisfaire tous les goûts, et si je suis heureuse que ce film ait été apprécié, comme en témoigne la Palme d’or qu’il reçut à Cannes, je trouve cela guère étonnant que plusieurs critiques se soient plaints de sa longueur, qui couronna également le festival du haut de ses trois heures et seize minutes. Une perte de temps? À vous d’en juger. x

Sommeil d’hiver

de Nuri Bilge Ceylan avec Haluk Bilginer, Melisa Sözen, Demet Akbağ 196 min.

Le vice de Paul Thomas Anderson Voyage entre paranoïa et hallucinations, pour le meilleur mais surtout pour le pire. Anaïs rossano

C

onnu pour ses longs films de 2h30 minimum, le réalisateur de Il y aura du sang et Le Maître, Paul Thomas Anderson, s’attaque au roman de Thomas Pynchon. Vice caché — ou Inherent Vice pour les anglophones — dépeint un Los Angeles des années 1970 décomplexé, loin d’un conservatisme ancré dans la société quelques années plus tôt. Le film est centré sur le personnage de Doc Sportello, détective privé accro au cannabis brillamment interprété par Joaquin Phoenix. Son ex-petite amie (Katherine Waterston) lui rend visite un beau jour et implore son aide pour retrouver le promoteur immobilier milliardaire dont elle est amoureuse, afin d’empêcher son internement psychiatrique manigancé par la femme de ce dernier et son petit ami. Sportello s’embarque alors dans un long et pénible périple où paranoïa et hallucinations règnent en maître et dans lequel il risquera sa vie à ses dépens. Il rencontrera sur ses différents chemins des personnages tout aussi atypiques que déjantés et finira par atteindre une organi-

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Culture

sation appelée Golden Fang spécialisée dans les affaires obscures d’héroïne et de dentisterie. Vice caché a la caractéristique de n’appartenir à aucun genre propre, pas assez sérieux pour un film noir, et trop sage pour un film hippie à la narration tarabiscotée. Le film jouit d’une impressionnante distribution, allant de Josh Brolin en déjanté policier Big Foot, Robert Elswit

à Owen Wilson en saxophoniste déserteur face à sa famille. Malgré une distribution pétillante, une bande-son succulente et une maîtrise absolue de la caméra, le spectateur se perd tout autant dans le film que le protagoniste dans son affaire. On avance à tâtons au fil des deux heures et demie qui se révèlent très longues, pour n’en ressortir que plus confus et per-

plexe. La trame est tissée au fur et à mesure par les différents personnages qui importent leur monde et leurs personnalités propres face à une liberté permise pendant cette époque d’émancipation. Mais tout cela peut prendre tournure seulement si le fond et la forme sont cohérents. Or, le film s’entremêle et se perd dans une trame narrative trop longue et des personnages trop

nombreux pour garder le rythme. On se surprend alors à regarder le film sans trop savoir ce qui se passe, et on se résigne à l’accepter: on s’ennuie. Après avoir énormément aimé les deux derniers films du réalisateur, je n’en suis ressortie que plus déçue, me demandant quel malheur avait frappé Anderson pour réaliser un film aussi lent en action que faible en émotion. Ce qui faisait la force de ses précédents films ne ressort ici qu’en tant que défaut qui porte atteinte à l’œuvre. Non, Vice caché n’est pas la dernière pépite du réalisateur, ni même un film audacieux. Il n’est qu’une bouillie hallucinogène dans lequel un spectateur trop rationnel perdra son temps dans un scénario sans queue ni tête. On se réconforte avec l’idée que le réalisateur est capable de se rattraper dans les prochaines années avec un autre long métrage: on oublie alors un temps Vice caché, jusqu’à la prochaine critique. x

Vice caché

de Paul Thomas Anderson avec Joaquin Phoenix, Josh Brolin et Owen Wilson 148 min.

le délit · mardi 13 janvier 2015 · delitfrancais.com


création

Bleu émeraude Vincent harion

luce engérant

12 janvier 2010 à 16 heures 53 minutes — Port-auPrince: Le ciel est bleu, bleu émeraude, comme on ne le voit pas en Europe. Il ne fait pas chaud, il ne fait pas froid. Il ne fait pas bon, il ne fait pas lourd. Certains sont dehors, d’autres encore a l’intérieur. Tout le monde court, tout le monde crie. Château de cartes sur lequel le vent vient de s’abattre. Port-au-Prince s’écroule. 12 janvier 2010 à 16 heures 54 minutes — Port-auPrince: Ceux dehors pleurent, ceux à l’intérieur n’ont pas le temps. Une minute, c’est peu et c’est long à la fois. Le bleu émeraude est remplacé par un cumulus de cendres. Port-au-Prince brûle. 12 janvier 2010 à 17 heures 17 minutes — Portau-Prince: Le mur bloque ses jambes. Il gesticule encore un peu mais sait le poids trop important. Il crie, personne ne l’entend. Sous les décombres de l’immeuble 236, il se résonne, se calme, se tape les joues, crache du sang. Ses mains tremblent, comme son pays. Il pleure, se calme à nouveau, sait que le temps sera long, il respire, comprend qu’il ne peut qu’attendre et rester fort. Le plancher craque, se fragmente peu à peu, des briques continuent de tomber. Port-au-Prince s’effondre. 12 janvier 2010 à 18 heures 06 minutes — Port-auPrince: Sa main droite se dirige vers la photo dans sa poche de chemise. Cela lui rappelle d’autres temps. Sur la photo, se tient sa femme, l’air sérieux. Son fils, farceur, tire la langue. Il ressent encore l’ambiance familiale qui berçait l’après-midi de la photographie. Des photos devaient aussi orner les murs de la lugubre salle où il se trouve. Mais les murs qui tiennent encore debout, sont nus, dénués de leurs habits décoratifs, fissurés, griffés, écorchés vifs. Ils ne sont plus qu’amas de briques et de mauvais ciment, plus que des tas de poussière. Des vieux beaux défigurés. Port-au-Prince estropié. *** 12 janvier 2010 à 16 heures 54 minutes — SaintDomingue: La terre a à peine tremblé. Les voitures ne se sont pas arrêtées, la circulation n’a pas dévié de son parcours habituel. Les chauffeurs de taxi n’ont le délit · mardi 13 janvier 2015 · delitfrancais.com

pas cessé d’être dangereusement rapides, d’insulter à tout-va, d’écouter la radio beaucoup trop fort. La vie de Saint-Domingue n’a pas changé. La plupart n’ont rien senti, certain ont seulement tangué, comme les passagers d’un navire, bercés par les vaguelettes qui s’écrasent sur la coque. Saint-Domingue vit. 12 janvier 2010 à 17 heures 09 minutes — SaintDomingue: Elle fait les courses, le solide magasin lui ayant permis de ne rien sentir. Elle est énervée, énervée contre ce ciel bleu émeraude qui n’apporte que lourdeur et touristes incultes. Énervée contre son patron qui l’exploite. Énervée contre les prix qui ont encore augmenté. Énervée contre ce gouvernement corrompu qui oppresse ses «enfants» en les taxant indignement. Énervée contre cette bande d’incapables qui ne voit pas que le pays souffre, ou du moins qui font semblant de ne pas le voir. Fatiguée de la technologie, symbole de ce monde qui avance, se développe, se transforme, mais qu’elle ne peut pas se payer. Marre des vieux qui ressassent que c’était mieux avant, qui radotent à propos d’un temps où on sacrifiait sa liberté pour pouvoir laisser sa porte ouverte en sortant de chez soi. Marre de ces oublis faciles, qui touchent l’horreur des régimes Trujillo et Balaguer. Marre de cette élite qui ne partage rien, et regarde, sur la route de leurs week-ends à «la Romana», les mendiants avec répugnance. *** 12 janvier 2010 à 23 heures 27 minutes — Port-auPrince: Il a faim mais s’y était préparé. Sa gorge asséchée, il économise à présent sa salive, cela fait longtemps qu’il n’a pas crié. Il ne pourra probablement pas sauver ses jambes et il le sait. Jamais il n’aurait pensé être capable d’une telle objectivité, une telle perspicacité. Il fait nuit entre les décombres de l’immeuble 236. La poussière s’est déposée sur le plancher démoli. Il a soudainement froid, une sensation qu’il n’avait que très rarement éprouvée. Ce n’est pas le même genre de froid que la brise qui s’étend parfois sur Port-au-Prince. ***

12 janvier 2010 à 19 heures 27 minutes — SaintDomingue: Épuisée et enfin chez elle, après une demi-heure de bus. Elle salue sa mère, pose ses sacs de course dans la cuisine et se dirige vers le salon où elle s’assoit sur le canapé. - T’as senti la secousse ?, lui demande sa mère. - Une secousse ? Quelle secousse ? Non, j’ai rien senti. 13 janvier 2010 à 6 heures 15 minutes — SaintDomingue: Le réveil sonne. Elle se lève, se lave le visage et allume la petite télé du salon. Les images affichent un Port-au-Prince détruit, envahi par les casques bleus et les associations humanitaires. Elle regarde les photos défiler sur l’écran et voit un palais présidentiel en ruines, des femmes qui pleurent et une prison détruite. 13 janvier 2010 à 8 heures 38 minutes — SaintDomingue: Son patron arrive au bureau, lui parle du séisme. Elle a compris; Haïti est en ruines et son peuple anéanti. La communauté internationale a envahi Port-au-Prince. On emploie déjà les termes de partage colonialiste; Haïti est un lieu à enjeux géopolitiques et les différents pays commencent à défiler. *** 13 janvier 2010 à 16 heures 49 minutes — Portau-Prince: L’immeuble 236 a fini par s’écrouler totalement, l’homme est mort. Ses dernières pensées sont allées à sa famille, à sa douce femme et à son fils. *** 12 janvier 2010 à 16 heures 53 minutes — Hispaniola: Frères siamois, ils ne se ressemblent pourtant pas. Ils sont collés par les pieds et se tiennent sur l’eau. Au fond, rien ne les rejoint, frères de sang mais pas de cœur. L’un parle espagnol, l’autre français. L’un se forge, l’autre s’effondre. L’un nait, l’autre meurt. L’un proteste, l’autre pleure. Deux morceaux de terre, deux fragments de sol, unis pour toujours au milieu de la mer. L’un est République dominicaine, l’autre Haïti. C’est le mélange des deux qui forme Hispaniola. x

Culture

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