Édition du 10 avril

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Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill

Le français enfumé p.6

Mardi 10 avril 2018 | Volume 107 Numéro 21

Manque de prod’ depuis 1977


Volume 107 Numéro 15

Éditorial

Le seul journal francophone de l’Université McGill

rec@delitfrancais.com

rédaction 2075 rue McTavish, bureau B•24 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6784

Signer pour briser le silence L’équipe de rédaction du délit

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e 4 avril, le comité exécutif de l’AÉUM a envoyé à l’administration de l’université une lettre ouverte pour demander qu’une enquête soit menée au sujet de la prise en charge des plaintes des étudiant·e·s à l’endroit des professeurs de la Faculté des arts. L’équipe éditoriale du Délit a fait le choix de signer cette lettre à l’encre indélébile, ajoutant son nom à ceux de plus de 15 syndicats étudiants, 70 groupes étudiants et aux plus de 2 000 signatures individuelles. Après avoir maintes fois condamné inlassablement les violences sexuelles et les abus de pouvoir des professeurs, ainsi que l’apparente immobilité de l’administration, nous sommes lassé·e·s de parler dans le vide. Cette lettre apparaît comme un moyen de pression efficace pour que soient prises des mesures claires et concrètes vers une plus grande transparence. De nombreuses plaintes dénoncent l’absence de clarté des règles concernant la conduite adoptée par les professeurs, et les mesures à prendre dans les cas où le comportement du corps enseignant se révèlerait inadéquat. Révéler aux étudiant·e·s la manière dont leurs plaintes sont administrées nous parait être nécessaire pour exposer au grand jour les nœuds des problèmes.

Aussi, ce rassemblement visible et massif empêchera quiconque de penser que ces accusations ne sont que mineures et ne concernent que quelques individus malchanceux. Alors que le problème semble avoir été relégué au fond du tiroir pendant trop longtemps, il est temps d’obtenir justice et transparence. En tant que journal indépendant, nous prenons parti sur cette position, de la plus haute importance. Cet enjeu concerne le corps étudiant, que notre mandat nous demande de représenter. De cette manière, nous décidons de ne pas faire rimer indépendance et neutralité. Notre autonomie ne signifie pas que nous devions rester à l’écart des affaires, mais nous permet à l’inverse de fonder nos positionnements sur la volonté de l’équipe et non pas sur les demandes de l’administration ou de tel ou tel groupe étudiant. Nous espérons sincèrement que le Doyen de la Faculté des arts écoutera les demandes de ses étudiant·e·s et que les autres facultés feront aussi face à leurs responsabilités en lançant de telles procédures en leur sein. Il faut que l’administration mcgilloise reconnaisse ses lacunes, reconnaisse que les mesures prises par le passé était insuffisantes, si l’on veut pouvoir ainsi porter de réels changements à cet enjeu qui nous concerne tous. x

Rédactrice en chef rec@delitfrancais.com Ma-haut Ange érrant (été là à tous les conseils de rédac) Actualités actualites@delitfrancais.com Lisa M’arrache les dents Antoine Rillette-Gagnon Margot (cat lady) Des iles Culture articlesculture@delitfrancais.com Larra Iere Grég FaitPéterLaMétrique60 Société societe@delitfrancais.com Simon fait l’amour à la francophonie Innovations innovations@delitfrancais.com Louisianne Tort-onier Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Monsieur Tex Mex Coordonnatrices visuel visuel@delitfrancais.com Alexis (la manif est dans 5min) Fotto Mademoiselle Lorbé Multimédias multimedias@delitfrancais.com Béa elle est où la vidéo ? Coordonnateurs de la correction correction@delitfrancais.com Hell’éonore Berné Léandre B ar xme (sponsorisé par A&W) Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnateur réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Pierre est pas assez actif Événements evenements@delitfrancais.com Presidente Madeleine (seen) Contributeurs Arlie Coles, Astrid Delva, Fanny Devaux, Prunie Engérant, Carlotta Esposito, Marine Idir, Juliette de Lamberterie, Louise Morteveille, Eva-Meije Mounier, Fatima Silvestro Couverture Capucine Lorber Alexis Fiocco

bureau publicitaire 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 0E7 Téléphone : +1 514 398-6790 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard & Geneviève Robert The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Inori (I’m dating Xav) Roy Conseil d’administration de la Société des Publications du Daily Joseph Boju, Marc Cataford (Chair), Mahaut Engérant, Ikram Mecheri, Taylor Mitchell, Inori Roy, Boris Shedov,

2 Éditorial

L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavant réservés, incluant les articles de la CUP). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal.Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).

le délit · mardi 6 février 2018 · delitfrancais.com


Actualités

L A nnée ’

actualites@delitfrancais.com

Antisémitisme Des allégations d’antisémitisme ont secoué la scène mcgilloise cette année. L’affaire remonte à octobre, lorsque Noah Lew ainsi que deux autres étudiant·e·s n’ont pas été élu·e·s au Comité d’administration lors de l’Assemblée générale d’automne. Noah Lew a alors affirmé sur les réseaux sociaux que le vote avait été motivé par son judaïsme et son affiliation à des associations sionistes. La principale Suzanne Fortier a alors déclenché une enquête sur ces allégations. Le rapport, publié en février, a statué que le vote n’avait pas été motivé par l’anti-sémitisme, mais que la réaction de M. Lew était légitime. x

Une année mouvementée Celle-ci commença par la démission de la vice-présidente (v.-p) Opérations Anuradha Mallik le 15 août 2017. Les tâches du portfolio furent donc divisées entre les v.-p. restant·e·s. Plus tard dans le semestre d’automne, le conseil administratif vota la suspension temporaire de la v.-p. Finances Arisha Khan, ce qui a conduit les exécutifs de l’AÉUM à lire une lettre de non-confiance envers la présidente Muna Tojiboeva lors du conseil législatif du 19 octobre 2017. Arisha Khan démissionna quelques semaines plus tard, laissant le poste de v.-p. Finances vacant jusqu’à l’élection d’Esteban Herpin en janvier. Le semestre d’hiver était quant à lui plutôt calme, jusqu’à la publication de la lettre ouverte.x

Le chiffre de l’année

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C’est le nombre d’événements organisés par la Commission des Affaires Francophones (CAF) de l’AÉUM refondé au cours du semestre d’automne 2017. Notons que la CAF était initialement sous le portefolio de la v.-p. aux Affaires externes pour être pris en charge conjointement par la présidente Muna Tojiboeva, puis enfin uniquement par cette dernière.x

Cette semaine

Référendum d’existence pour la SPD Comme tous les cinq ans, la Société des publications du Daily (SPD ou DPS en anglais, ndlr) a organisé son référendum d’existence. Au début de la campagne, le conseil législatif de l’AÉUM a voté in extremis à 12 voix contre 10, après moult débats, de ne pas soutenir le «oui» lors de ce référendum. La période référendaire fut marquée par la présence d’un fort mouvement pour le «non», accusant les journaux de ne pas représenter le corps étudiant. Le «oui» remporta finalement le référendum à 64,2% avec un taux de participation de 20,7% parmi les étudiants de premier cycle.x

La lettre ouverte envoyée mercredi à 11 heures à l’administration mcgilloise demande la mise en place d’une enquête indépendante sur le comportement abusif de certains professeurs de la Faculté des arts, et sur le processus de gestion des plaintes par rapport aux violences sexuelles et aux comportements abusifs. Une conférence de presse a d’ailleurs été tenue le lendemain, dénonçant le manque d’action de la part de l’Université. À ce jour, plus de 2 000 étudiant·e·s et 70 associations ont signé cette lettre, et un rassemblement aura lieu mercredi au Community Square, avec l’Université Concordia, pour demander que des mesures soient prises.x

campus

Un dernier conseil incomplet Le Conseil discute extrême-droite et violences sexuelles sans la présidente. lisa marrache

Le Délit

C’

est dans le bâtiment McConnell que le dernier conseil législatif de l’Association des étudiants en premier cycle de l’Université McGill (AÉUM, ou SSMU en anglais, ndlr) de l’année prit place jeudi 5 avril. Notons les absences de la présidente Muna Tojiboeva, pour cause de grippe, de la vice-présidente aux Affaires Internes Maya Koparkar, obligée

d’assister à un banquet, et de la représentante de la Faculté dentaire, ne s’étant plus présentée au conseil depuis les scandales des allégations d’harcèlement sexuel dans sa faculté ayant eu lieu vers la fin du semestre dernier. Tensions Le conseil commença dans une ambiance relativement tendue, où plusieurs membres du conseil dont notamment Tre alexis fiocco

le délit · mardi 10 avril 2018 · delitfrancais.com

Mansdoerfer, futur président de l’AÉUM, se dirent «embêté·e·s» devant tant d’absences. Polémique Le conseil se consacra en majorité à débattre sur la «motion pour l’adoption d’une politique contre l’affiliation à des groupes d’extrême-droite» (motion to adopt a policy against the affiliation to far right groups, en anglais, ndlr) écrite, entre autres, par Connor Spencer, vice-présidente aux Affaires Externes et Matthew Savage, représentant de la Faculté de travail social. Cette motion, rédigée suite à l’affiche d’un groupe d’extrême-droite retrouvée un peu partout sur le campus en automne 2017, a beaucoup fait débat. En effet, plusieurs membres du conseil ont jugé la définition d’extrême-droite proposée comme étant trop vague. Par manque de temps, rien ne fut décidé quant à cette motion qui devrait être ramenée sur la table par Tre Mansdoerfer le semestre prochain.

Violences Sexuelles

Réformes à venir

Le conseil parla à multiple reprises de violence sexuelle. Caitlin Salvino, coordinatrice de la Politique contre la violence genrée et sexualisée (Gendered and Sexualized Violence Policy en anglais, ndlr), annonça que celle-ci serait finalisée d’ici septembre et commencerait idéalement à être implémentée en janvier. De plus, les exécutifs et représentants

Deux changements majeurs furent discutés durant ce conseil. D’une part, à l’issue d’une motion, le Arab Student Network reçut le statut de service. N’étant plus un simple club à compter de l’année prochaine, le Arab Student Network bénéficiera donc d’un local dans le nouveau bâtiment de l’AÉUM en plus d’une certaine

« À l’issue d’une motion, le Arab Student Network reçut le statut de service » passèrent une «motion pour mandater une formation anti-violence sexuelle pour les représentants de l’AÉUM de 2018-2019», (motion to mande anti-sexual violence training for 2018-2019 for SSMU representatives, en anglais, ndlr). Pour finir, la v.-p. Spencer fit une rapide mise à jour sur la lettre ouverte contre la violence sexuelle en annonçant que celle-ci avait obtenu 400 signatures étudiantes et 56 signatures de groupes à l’heure du conseil.

aide financière. D’autre part, il fut notamment question de reformer le Conseil des premières années (First Year Council en anglais, ndlr) en changeant sa constitution, un projet qui devrait être mis en place l’année prochaine d’après Anthony Koch, représentant de ce conseil. Le but est de donner à ce conseil plus de pouvoir et plus de liberté. Le conseil se finit avec une période confidentielle auquel Le Délit ne put pas assister.x

actualités

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montréal

Créer au-delà de la Un club mcgillois organise une exposition d’artistes atteint·e·s de maladies mentales. louise morteveille

Le Délit

C

e jeudi 5 avril a eu lieu le «projet imagination», l’évènement le plus important organisé par les élèves du club McGill Students for Santropol

Roulant. Cette soirée regroupait de nombreux membres de l’association Santropol Roulant qui organise la vie en communauté d’une trentaine de personnes atteintes de maladies mentales telles que la schizophrénie ou encore la dépression. Au programme, exposition des œuvres de capucine lorber

ces artistes atteint·e·s de maladies mentales et discussion ouverte sur les troubles mentaux afin de les déstigmatiser. L’exposition «Je fais des projets imaginaires.» C’est ainsi que George Harris qualifie ses œuvres, ces plans de maisons ou d’hôtels montréalais et new-yorkais qu’on pouvait admirer lors de l’exposition. Ancien architecte professionnel diplômé de Yale, sa carrière a été subitement interrompue lorsqu’il a développé une schizophrénie. Néanmoins, dessiner a toujours été pour lui un moyen de ranimer sa passion pour l’architecture, une façon de s’exprimer et de partager avec les autres membres de la communauté. Comme l’a expliqué Michel, vice-président (v.-p) aux Affaires externes du club McGill Students for Santropol Roulant, l’architecture est devenue sa raison de vivre, ce qui lui donne une raison de se lever chaque matin. Ainsi, si les élèves de McGill, et notamment Michel, ont décidé d’organiser cet évènement, c’est pour permettre à George Harris de réaliser un rêve: organiser sa pro-

pre exposition.Certain·e·s diraient qu’il s’agit d’une façon de déstigmatiser le handicap de ces personnes et de prouver que non, la maladie n’empêche pas d’accomplir ses rêves. Car comme l’a affirmé l’artiste à propos de son exposition «c’est ce que j’aurais fait dans les années 80». Un peu plus loin dans l’exposition on pouvait admirer des visages dessinés sur de nombreuses serviettes de papier. Ottoni, artiste et ami de Goerge Harris, nous explique son processus de création: après une courte prière, il prend une serviette de table et gribouille dessus le plus rapidement possible. Puis, l’artiste contemple son dessin, tente d’y trouver un visage et trace les derniers traits qui donneront vie à ce gribouillis. «C’est complètement hors de contrôle et spontané. J’aime avoir une interférence la moins contrôlée possible», explique-t-il. Regards de la société Comme l’a souligné Sam, l’un des membres du club, «nous n’avons pas l’habitude d’aborder le sujet des maladies mentales, ou alors lorsque nous le faisons, nous ne l’abordons pas sous le bon angle.» Le but de la

discussion ouverte sur la maladie mentale qui suivait l’exposition était donc de changer les mentalités visà-vis de cette question et de mettre terme à de nombreux préjugés. Le premier préjugé que l’on peut avoir à l’égard de ces personnes est qu’elles sont malades, différentes de toutes les autres et pas complètement rattachées à notre réalité. Les deux artistes présents ont avoué qu’ils se sentaient rarement pris au sérieux, rabaissés à de simples esprits abrutis par la prise de médicaments. Ces personnes souffrent du regard méprisant des autres, ils se sentent perçus comme fainéants, violents. Ainsi, les gens dans la société ne font qu’agir comme un miroir, si bien que les malades finissent par se reconnaître dans ces préjugés. Enfin, une critique a été apportée sur le système de santé. Henri Bars affirme qu’il trouve ce dernier beaucoup trop impersonnel: les médecins ne les écoutent pas, il n’y a pas de contact humain, or c’est de cela dont ces personnes ont besoin. Ottoni a conclu sur cette phrase simple mais pourtant lourde de significations: «Je suis un humain». donne une raison de vérifier que tout le monde va bien. x

montréal

Partager l’eau, craindre ou espérer? Les tensions croissantes au sujet de l’eau peuvent-elles aboutir à des conflits armés? juliette de lamberterie

Le Délit

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e 21e siècle sera, selon beaucoup d’analystes, «celui des guerres de l’eau». Avec la récente explosion de populations, des besoins exponentiels et le réchauffement climatique, il est relativement facile de tomber dans un scénario catastrophe d’après eux. François Lasserre, professeur de géographie à l’Université de Laval, à l’occasion de sa conférence «La guerre de l’eau aura-t-elle lieu?», nous montre que les perspectives sont plus nuancées. Apprendre du passé Dans les conflits ayant eu lieu dans l’Histoire, l’eau a souvent pu jouer un rôle d’aggravation de tensions, qu’elles soient politiques, sociales ou environnementales. L’on nous présente trois cas particuliers; la Guerre des Six Jours de juin 1967, les conflits de l’Égypte et de l’Éthiopie dans le bassin du Nil, et les tensions autour du partage du Tigre et de l’Euphrate. Professeur Lasserre explique que ces conflits, ou quasi-conflits, présentent chacun des problèmes dans la gestion de l’eau, amplifiés par un manque de

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ACTUALITÉS

coopération; Israël, sans aucun accord, mobilise les eaux du Jourdain; l’Éthiopie, d’où le Nil prend sa source, refuse de reconnaître les droits sur l’eau d’autres pays en aval, etc… Dans ces contextes, il souligne bien que «la rivalité sur l’eau fait partie d’un complexe de tensions», on ne peut réduire les conflits à cette seule dimension, mais on ne peut la négliger. L’eau, un facteur de paix? Face à des visions plus sombres, certain·e·s soutiennent que l’eau pourrait au contraire être perçue comme un outil de règlement de conflits. François Lasserre nous parle alors de l’accord syro-irakien de 1975, dans lequel la Syrie cède une partie des eaux de l’Euphrate, ce qui calme rapidement les tensions; le traité de l’Indus, qui de 1960 entre le Pakistan et l’Inde assure la gestion pacifique de leurs ressources. Bien d’autres exemples montrent qu’un effort de communication désamorce souvent des tensions même très enracinées. Lasserre explique donc qu’une vraie confiance est nécessaire pour assurer une «paix grâce à l’eau», et il reste très difficile d’établir une gouver-

nance généralisée, voire mondiale; beaucoup d’états restent réticents face aux accords, craignant pour leur souveraineté.

« L’eau pourrait au contraire être perçue comme un outil de règlement de conflits » Savoir relativiser François Lasserre insiste sur la domination de deux «concepts hégémoniques»; selon lui, l’un frôle le catastrophisme, annonçant un avenir sombre parsemé de conflits violents, alors l’autre voit au contraire l’impossibilité d’un tel futur; dans toute l’histoire du monde, une seule vraie «guerre de l’eau» aurait eu lieu, en 2500 av J-C en Mésopotamie. Les chances qu’un tel scénario se reproduise sont minces. Cependant, d’après le conférencier, «on ne peut penser que le passé est garant de l’avenir», les circonstances ayant tant changé. Il est en effet

prune engérant

très peu probable de témoigner d’affrontements interétatiques, ou de «conquête» de l’eau. Cependant une multiplication de conflits internes, «de basse intensité» est à prévoir, et est déjà observée. Et avec celle-ci, de vrais problèmes; une rupture du lien social, une occasion

pour la démagogie politique, etc… Tout dépendra donc de la capacité d’adaptation des états concernés dans les prochaines décennies, passant par le développement de technologies, et par un vrai changement dans la manière dont tous·tes vivent et consomment. x

le délit mardi 10 avril 2018 · delitfrancais.com


Monde francophone

Retour sur les événements marquants de l’année

Septembre 2017

Côte d’Ivoire: De nombreux·ses Ivorien·ne·s candidat·e·s à l’immigration européenne ont été rapatrié·e·s chez eux·elles, après avoir vécu l’horreur en Libye. Depuis, beaucoup d’autres se sont retrouvé·e·s dans la même situation. De nombreux médias occidentaux ont pointé du doigt l’esclavage des Noirs libyens, une réalité bien ancrée dans ce pays. x

Mayotte a été la proie d’une paralysie générale mise en place par ses habitant·e·s, visant à dénoncer l’insécurité. Pendant de longues semaines, des barricades ont été mises en place et de nombreuses manifestations organisées. Cependant, les mesures proposées par le gouvernement français n’ont pas été considérées comme satisfaisantes pour les mahorais·es, qui réclament des mesures plus strictes concernant l’immigration notamment. x

Novembre 2017

Mars 2018

Antilles: L’ouragan Irma a dévasté

les Antilles françaises, principalement Saint-Martin et Saint-Barthélémy. De nombreux voyageur·se·s canadien·ne·s se sont également retrouvé·e·s coincé·e·s dans la zone, les transports étant difficiles. Il reste beaucoup de travaux à faire encore aujourd’hui avant que les îles ne puissent s’en remettre. x

Février 2018

Haïti: L’ONG Oxfam est accusée

d’avoir employé des prostituées haïtiennes à ses frais lors de la mission humanitaire faisant suite au séisme de 2010. Le gouvernement a décidé de suspendre les activités de l’ONG britannique dans le pays, voire même de l’expulser définitivement. x

CAnada

TEXTE ECRIT PAR MaRGOT HUTTON INFOGRAPHIE RÉALISÉE PAR BEATRICE MALLERET Le Délit

Mères porteuses, la solution? Le débat sur la gestation pour autrui est remis sur la table.

Astrid delva

Le Délit

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e 27 mars 2018, le Conseil du Statut de la Femme du Québec (CSF) a appelé à la réouverture du débat sur la rémunération des mères porteuses dans la région du Québec. Interdit depuis 2004, la rétribution d’une mère porteuse est passible de 500 000 dollars d’amende et de 10 ans de prison maximale. Après avoir dénoncé sans relâche l’instrumentalisation des mères porteuses et l’atteinte à la dignité de la femme, le conseil fait face à une réalité. Les couples infertiles sont de plus en plus nombreux à se rendre aux États-Unis où la gestation pour autrui (ou GPA, ndlr) est légalisée et rémunérée, ou en Inde où payer une mère porteuse est moins coûteux. D’autres couples se rendent dans d’autres régions du Canada comme l’Ontario, où le recours à une mère porteuse est légal et la filiation est accordée aux parents. Face aux enfants nés à l’étranger dont le statut juridique n’est pas clair et aux parents qui doivent faire affaire à la justice afin d’obtenir l’adoption

de leur enfant, le gouvernement québécois doit prendre ses responsabilités en accordant un statut officiel aux enfants nés loin des méthodes traditionnelles. Deux camps Les député·e·s libéraux du parti de Justin Trudeau, le premier ministre canadien, défendent l’idée que «les femmes devraient être en contrôle de leur corps». Ainsi, selon le député montréalais Anthony Housefather, ces femmes qui portent un enfant pendant neuf mois devraient être rétribuées pour leur service. L’opposition dénonce l’instrumentalisation du corps de la femme, l’atteinte à la liberté de la mère porteuse rémunérée pour donner la vie et la marchandisation de l’enfant, pour lequel les couples payent. Le député Housefather voit en ce débat l’adaptation de la loi face aux changements sociétaux et déclare que «les mœurs au Canada ont changé et c’est le temps de changer une loi qui [reflète] les idées d’une autre génération». La députée et médecin Hedi Fry quant à elle,

le délit · mardi 10 avril 2018 · delitfrancais.com

voit en cela un danger pour les droits de la femme comparable au roman La Servante Écarlate qui mène à la chosification des femmes fertiles transformées en esclaves sexuelles. Vers une meilleure législation? Le Québec est aujourd’hui la seule région canadienne à interdire la rétribution d’une

mère porteuse et certains cas juridiques démontrent la complexité du statut filial des enfants. Pour les couples homosexuels, l’adoption par le deuxième père ou la mère non biologique reste la solution la plus envisagée mais elle se fait souvent en Ontario où la reconnaissance filiale est légalisée. Encadrer la GPA serait donc la meilleure solution pour permettre aux mères

porteuses de vivre dignement et aux couples d’avoir la garantie d’une reconnaissance juridique. Dans un cadre organisé, une mère porteuse serait ainsi préparée psychologiquement à une grossesse. Certains députés proposent d’ailleurs d’obliger ces dernières à en avoir déjà vécu une. Malgré tout, la GPA restera un sujet sensible dans les années à venir. x

Capucine lorber

actualités

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Société societe@delitfrancais.com

«Il est bien possible qu’il soit absolument futile de s’opposer à la mondialisation, mais on ne s’empêchera pas de pleurer le désert qu’elle laisse derrière elle: toutes les petites cultures sont menacées et des dizaines de langues disparaissent chaque année. Pour moi, c’est un peu, beaucoup, de la beauté du monde qui disparaît» Bernard Émond

opinion

Fuck la langue française

La francophonie moderne échoue à protéger la langue française au Québec.

antoine millette-gagnon et simon tardif

Le Délit

L

es années passent et les choses changent: un désintérêt flagrant occupe aujourd’hui impérieusement la question de la langue française au Québec. D’une jeunesse née de la mondialisation a surgi une langue folklorique, en rupture avec la douce et si spectaculaire hégémonie anglaise. Or, une mise en garde, pourtant si souvent répétée, s’impose encore. Notre coup de gueule se veut un écho découragé à l’appel lancé par notre ancienne rédactrice en chef, Ikram Mecheri, qui, il y a un an déjà, nous invitait à nous réapproprier une défense historique du fait français.

« Le fait français au Québec ne demande qu’une chose: une défense excessive, sans condition. L’heure du dialogue n’est plus la nôtre; le temps de la plume d’acier doit nous réengager » Le problème ne tient pas exclusivement en une francophonie abîmée par l’impériosité culturelle de nos voisins; elle est, de nos jours, essentiellement l’affaire d’une francophonie molle, sans âme, vidée de sa puissance d’esprit. Conséquemment, il n’est pas rare d’entendre parler de promotion de la langue et non pas de la défense de celle-ci. Si la deuxième n’exclut pas la première, elle ne saurait se réduire à celle-ci. Ainsi, la situation linguistique du Québec, plus particulièrement en raison d’un Montréal cosmopolite, commande que nous soyons dignes de cette tension incroyablement mince où la défense s’amarre au vivre-ensemble. Certainement, la situation nous apparaît d’une tristesse affligeante. Contrairement aux musiciens du Titanic qui continuaient à jouer leur musique tragiquement, avisés quant à leur sort, les mollassons francophones de notre époque déambulent sur un bateau qu’ils ne savent même pas à la dérive. Par ailleurs, loin d’être quant à lui un cas perdu, le fait français au Québec ne demande

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société

qu’une chose: une défense excessive, sans condition. L’heure du dialogue n’est plus la nôtre; le temps de la plume d’acier doit nous réengager. La langue française est si grande: elle sublime le réel à travers des mots si poétiques que le rapport au monde ne peut en être que

sues telles que la Loi sur la langue officielle, celle-là même qui reconnaît le français comme seul langue officielle du Québec ou encore la Charte de la langue française qui, en grande partie, ont permis le maintien de l’usage riche et vivant du français dans la sphère

Fatima Silvestro magnifié. Peut-être pire que l’anglicisation, il y a l’avènement probable de cette novlangue calquée de l’anglais. Une langue paupérisée devenue, littéralement, une traduction de cette «langue des affaires». La francophonie de cocktail À McGill, l’Organisation de la francophonie à McGill (OFM) —une belle initiative sur papier— prenait forme il y a quelques mois, née du regroupement de différents acteurs ayant pour souhait «d’instituer une organisation qui aspire à être porte-parole de cette grande communauté» francophone. Ce vœu, pieux s’il en est un, ne peut que le rester si l’OFM ne se contente que de la promotion d’une espèce de francophonie de cocktail —soirées culturelles, petites publications sur les réseaux sociaux ici et là. Difficile d’assumer le rôle de «porte-parole» par une parole molasse et convenue. L’incohérence fait grincer l’histoire. N’oublions pas que le français n’a pas été préservé depuis la Révolution tranquille à coup de beau discours ou de soirées de réseautage. Ce sont des lois-mas-

« Cette attitude de larbin ne saurait trouver une réponse chaleureuse chez celles et ceux pour qui la survie d’une langue vaut bien quelques affaires manquées » publique. Ces mesures ont su affirmer le caractère vital de notre langue en tant que caractéristique distinctive de la société québécoise au sein du monolithe anglophile nord-américain. Ces lois, loin d’être des symboles de fermeture ou d’oppression, sont les porteétendards de certains gouvernements québécois dans leur lutte contre un mastodonte culturel qui n’a que faire de l’oxygène nécessaire aux autres cultures. Des dirigeants courageux —ces Bourrassa, Lévesque, Laurin et autres— se sont autrefois donné les moyens de préserver un patrimoine culturel et linguistique.

« Le silence des Québécoises et Québécois francophones est donc particulièrement désolant, considérant la proximité qu’ils peuvent avoir avec une épopée qui ne s’inscrit pas que dans des livres d’histoire » Ici et ailleurs

sur l’attitude à notre endroit. Le devoir d’agir

Toutefois, tout n’est pas noir. Pas plus tard que l’an dernier, le Québec francophone a offert — momentanément certes— un bel exemple de cet esprit combatif à privilégier. Il faut dire que la cible était grande comme le mont Royal: lors de l’ouverture de la nouvelle boutique Adidas au centre-ville en novembre 2017, le gérant a tristement lancé trois lignes de français afin d’«accomoder la Ville de Montréal et les médias francophones» pour par la suite passer à l’anglais. Philippe Couillard, Valérie Plante, Régis Labeaume et plusieurs autres, tous ont vilipendé l’attitude leste qui n’a pas logis qu’en une demeure. Il serait mal avisé de voir de cet exemple une tentative de généraliser un événement anecdotique: il faut y voir au contraire un pied à terre à poser avec fermeté, un «non» ferme face à une tendance. Hélas, c’est bien de cette fermeté qu’il semble manquer au sein de la francophonie de cocktail. Mais cette francophonie de tartuffes n’est pas implantée qu’à McGill. Le tartuffe en chef —aussi connu sous le nom d’Emmanuel Macron— repousse les limites de cette logique de beau-discours. M. Macron, qu’il est beau de vous entendre parler de green tech ou de vous entendre prescrire comment l’anglais permettrait de renforcer une francophonie à la botte que plus grand qu’elle. Quoi de plus absurde au sein d’un bassin de 350 millions d’anglophones qui se partagent les plus grandes richesses mondiales et de colossaux empires culturels. Cette attitude de larbin ne saurait trouver une réponse chaleureuse chez celles et ceux pour qui la survie d’une langue vaut bien quelques affaires manquées. Bien sûr, les francophones peuvent apprendre l’anglais. Il y a également une certaine richesse à cette langue. Mais l’inverse étant trop peu souvent le cas, l’absence d’une concomitance respectueuse à laquelle nous pourrions nous attendre dans une moindre mesure nous enseigne

Certains pourraient nous demander pourquoi défendre le français activement et fermement au sein d’une institution anglophone est un devoir si important. Après tout, si les étudiants francophones d’ici et d’ailleurs ont fait le choix d’étudier en anglais, n’est-ce pas de leur droit ? Aussi cosmopolite et anglophone que McGill puisse être, il convient de rappeler que l’université se trouve au sein d’un Québec francophone avant d’appartenir à un Canada bilinguo-anglophone, ne serait-ce qu’en matière de répartition des compétences entre la province et le fédéral. En ce sens, une partie significative du paysage linguistique québécois est toujours en adéquation avec l’attitude des étudiants étrangers au regard de l’emploi de la langue. Les francophones qui viennent ici, et surtout ceux qui sont nés ici, ont donc une responsabilité. D’une part, ils ont la responsabilité de comprendre le contexte québécois et nord-américain, son histoire, ses enjeux; comprendre aussi que le Québec n’est pas une France en territoire anglo-saxon et que les échanges avec l’anglais sont beaucoup plus prépondérants qu’ils peuvent l’être ailleurs. Le silence des Québécoises et Québécois francophones est donc particulièrement désolant, considérant la proximité qu’ils peuvent avoir avec une histoire qui ne s’inscrit pas que dans des livres d’histoire. Par ailleurs, ces étudiants seront les acteurs influents de demain. Au demeurant, dans une perspective historique qui gagnerait à être maintenue et partagée, une langue présentement menacée nous demande une mobilisation massive et immédiate. Francophones, étudiez en anglais, parlez en anglais autant qu’il vous plaise à ne pas être bègue. Mais de grâce, de grâce ne restez pas pantois devant les enjeux de votre patrimoine. Aux larbins, pardonnez-nous de n’avoir pour réponse à la crise que les espoirs lointains d’un respect enfin établi pour notre langue. Peut-être notre parler n’est-il plus de circonstance, mais il est historiquement

le délit · mardi 10 avril 2018 · delitfrancais.com


opinion

L’intégrité journalistique: un oxymore? Comment la dictature de l’opinion opprime la vérité. Elena Gabrysz

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aintes fois soulevés dans le climat politique actuel des États-Unis, les faits alternatifs s’inscrivent tout à fait dans le courant de l’anti-intellectualisme, qui signifie plus exactement le refus de reconnaître la prééminence de l’intelligence et la valeur des sciences, selon le Larousse. Les nombreux propos hostiles véhiculés par Trump et ses partisans à l’endroit des médias, entre autres, en sont des exemples concrets. L’antiestablishment et l’anti politiquement correct, à l’avant-plan du discours politique de l’actuel président, instaurent un sentiment de méfiance envers les instances promouvant la factualité. Ce faisant, des opinions, traitées comme de l’information, sont tenues pour vraies par bon nombre de personnes.

témoigne de la réalité. Une opinion, même d’une personne possédant une certaine notoriété n’en demeure pas moins qu’une vision personnelle, qui peut ensuite être partagée par plusieurs. Mais ce n’est pas parce qu’un groupe partage la même opinion que cela fait force de preuve. La poursuite opposant Deborah Lipstadt et David Irving illustre parfaitement la dichotomie entre l’opinion et le

dit, elle devait prouver l’extermination systématique des Juifs par les nazis. Le jugement de cette affaire conclut qu’aucun historien objectif et juste d’esprit n’aurait nié la présence de chambres à gaz à Auschwitz à moins d’être raciste, en plus de soutenir que la thèse d’Irving était contraire à l’évidence historique. Car si l’on peut tout dire, on ne peut s’attendre à ne pas être tenu responsable de nos mensonges.

L’omniprésence de l’opinion dans l’espace public soulève une interrogation importante: L’opinion devrait-elle primer dans le débat? Aux dires de Platon, la réponse est non. Cette affirmation peut en offusquer certains, mais elle est essentielle à la préservation de la vérité. En effet, s’il ne faut retenir qu’une chose de la célèbre allégorie de la caverne du philosophe, c’est que la connaissance doxique (du grec doxa) que l’on traduit par «opinion» est en opposition à la connaissance intelligible. Sans vouloir faire de raccourci et toujours selon Platon, une opinion est donc une croyance non fondée, tandis qu’une connaissance intelligible est le résultat d’une analyse cohérente.

Quant au droit à l’opinion, fondement indissociable de toute démocratie, il ne légitime toutefois pas la propagation de discours truffés d’inepties. Une opinion est discutable, alors qu’un fait est probant: un fait se vérifie et il

L’humain étant d’abord un être sensible, l’objectivité, dont le journalisme se veut gardien, est sans cesse ébranlée. On assiste alors à une contradiction entre la mission d’information des médias et leur couverture sensible de l’actualité. Pensons par exemple à deux individus issus de deux milieux différents qui seraient confrontés à la

la défense de ce qui est juste. Mais qu’est-ce qui nous garantit que les médias agissent véritablement pour la sauvegarde de l’intérêt public? Dans une conception très particulière de l’intérêt public, il est question de la primauté du fait par rapport à l’opinion, plus précisément. Toutefois, devant l’abondance nouvelle de plateformes médiatiques et de contenus informatifs, les journalistes sont

« Malheureusement, c’est en priorisant parfois le sensationnalisme, soit dans le ton ou dans les faits, que les médias de masse réussissent à susciter l’engouement pour leur réseau »

L’opinion et le fait

« L’omniprésence de l’opinion dans l’espace public soulève une interrogation importante: L’opinion devraitelle primer dans le débat ? »

Zèle ardent

BÉATRICE MALLERET fait. Lipstadt, une historienne américaine de confession juive affirmait dans son livre: Denying the Holocaust: The Growing Assault on Truth and Memory, que l’auteur David Irving était l’une des figures les plus dangereuses du négationnisme de la Shoah. En 1996, à la suite de la publication du livre, Irving accuse Lipstadt de diffamation. Celle-ci se retrouve alors soumise au fardeau de la preuve puisque dans le droit anglais, dans une accusation de diffamation, le propos en question est considéré diffamatoire jusqu’à preuve du contraire. Pour sa défense, elle eut donc la lourde tâche de démontrer qu’Irving déformait délibérément la vérité. Autrement

le délit · mardi 10 avril 2018 · delitfrancais.com

Et les médias dans tout ça? À une ère où l’on présente souvent l’opinion comme de l’information, quel rôle les médias et les journalistes jouent-ils par rapport à la factualité? Sont-ils complices de sa dévalorisation? Il serait facile de dresser un portrait caricatural et sans profondeur de la question en accusant certains individus de la scène médiatique de l’affaissement de la quête de vérité. L’on pourrait songer à des plateformes traditionnellement populistes, mais cette approche ne réduirait-elle pas le phénomène à des cas plus isolés? Et si l’opinion s’était sournoisement immiscée même dans les plus réputés des médias?

même situation. Leur conception respective de celle-ci serait évidemment distincte et, par le fait même, tel le serait leur compte-rendu. Pour appuyer sa critique du prosélytisme journalistique, Bruno Donnet, journaliste français et titulaire d’une maitrise «Information et Communication» de l’Université Paris III, a observé la couverture télévisuelle française du Brexit. Son constat reposait essentiellement sur le ton dramatique employé par les journalistes pour parler de l’issue du référendum, avec des expressions comme: implosion, erreur, catastrophe, coup d’arrêt, terrible décision, échec tonitruant. Il notait aussi que la majorité des journalistes français, dont il fait d’ailleurs partie, est pro-européenne. Ce faisant, l’information transmise au public reflète les opinions des journalistes, prisonniers de leurs émotions. Il constatait par ailleurs un phénomène intéressant, c’est-à-dire la sousreprésentation de l’opinion publique dans les principales chaînes télévisées françaises. Contrairement à la communauté journalistique, la population était partagée quant au résultat du Brexit. Pourtant, les parties se réjouissant de l’issue du vote n’ont été que peu médiatisées.

dorénavant confrontés au défi additionnel de capter l’attention du public. Malheureusement, c’est en priorisant parfois le sensationnalisme, soit dans le ton ou dans les faits, que les médias de masse réussissent à susciter l’engouement pour leur réseau. Il existe pourtant toujours la possibilité d’une démarche rigoureuse derrière la profession de journaliste, malgré les réserves que j’ai exprimées plus tôt. Il suffit d’observer les enquêtes de fond par Katia Gagnon et Stéphanie Vallet concernant les inconduites sexuelles d’Eric Salvail. De passage à l’émission Tout le monde en parle l’automne dernier, Mme Gagnon a admis avoir travaillé sur le dossier depuis trois ans déjà et que l’affaire Weinstein a ranimé l’enquête. L’on pourrait également penser au dossier sur la pédophilie des prêtres catholiques par le Boston Globe, qui a inspiré le film Spotlight.

Le défi de l’intégrité

« Mais qu’est-ce qui nous garantit que les médias agissent véritablement pour la sauvegarde de l’intérêt public ? »

Pour qu’ils demeurent crédibles et évitent d’être victimes du cynisme du public concernant leur traitement de l’information, plusieurs médias de masse se soumettent au principe de l’intégrité journalistique. Dans son code de conduite, Radio-Canada présente l’intégrité comme

Alors, à mon titre sensationnaliste, je réponds: non. L’intégrité journalistique n’est pas un oxymore. J’ai l’intime conviction que pour la vaste majorité des journalistes, la quête de vérité demeure au cœur de leur mandat et qu’elle est source de fierté personnelle. x

société

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Culture

La section Culture tient à remercier ses contribut·ice·eur·s pour leurs articles et oeuvres qui ont constitué les quelques pages de ce journal cette année.

articlesculture@delitfrancais.com

théâtre

Catharsis

Cri de douleur autochtone, La cartomancie du territoire déploie les plaies de la colonisation. jours en vigueur. La pièce déploie par les mots les générations de traumatismes et de traumatisé·e·s qui jonchent les territoires de la colonisation. Ils·Elles racontent les pensionnats pour «tuer l’Indien dans l’enfant», le déracinement au retour des pensionnats, l’alcoolisme, la vulnérabilité des femmes autochtones, les taux d’emprisonnement, le froid. Surtout, l’impossibilité de s’ancrer, aussi bien dans des terres que dans une culture, quand leur mode de vie nomade a été annihilé par la sédentarisation forcée au sein de réserves qu’ils n’ont pas choisies.

Fanny Devaux

Le Délit

L

a scène est immense, toute en longueur. Occupée, par intermittence, de fauteuils, et de trois acteur·ice·s. D’abord, une femme chante, un cri déchirant en langue innu-aimun. Puis Philippe Ducros, auteur, metteur en scène et acteur de la pièce prend la parole. À l’hiver 2015, il a sillonné le Québec pour rencontrer les onze peuples de Premières Nations qui bordent les autoroutes 132 et 138. Cette pièce est le récit de son voyage. Témoignage incarné tour à tour par l’occidental qui veut comprendre et par les autochtones qui veulent être entendus. En arrière-plan, un écran diffuse des images du territoire. Pylônes, forêts décimées, routes, camions et réserves se succèdent. Le territoire est au centre d’une colonisation persistante et d’une acculturation presque achevée. Cette «cartomancie», pourtant, évoque la possibilité d’une relecture du territoire par les mythes, les histoires et les traditions autochtones.

Véhiculer la violence Maxime côté Dire la colonisation Kathia Rock et Marco Collin, acteur·ice·s d’origine autochtone s’adressent tour à tour au public. Fiers et résignés, ils portent des monologues simples et déchirants, mêlant le français, langue forcée, et l’innu, langue arrachée.

En 1876, les réserves sont établies avec l’adoption de l’Indian Act (Loi sur les Indiens, ndlr). Par la même, les «Sauvages» sont considérés comme mineurs, et vus comme des éléments à intégrer. Sujette à de nombreuses réformes et contradictions, cette Loi sur les Indiens est aujourd’hui tou-

La violence vécue au quotidien est transportée des réserves à la salle de théâtre. Les mots s’impriment dans les mémoires, marquent le·a spectateur·ice. La compassion laisse vite place à la culpabilité. La pièce martèle, encore, l’insoutenable réalité. Hôtel Môtel, la société qui produit la pièce se donne pour mission de faire voyager le·a spectateur·trice

hors des contrées habituelles québécoises, avec en arrière-plan la volonté d’un questionnement identitaire. Précisément, La cartomancie du territoire met le·a spectateur·trice face aux complexités de l’identité québécoise et au coût de sa construction. Il·Elle ne peut qu’écouter, et être exposé·e à son tour à la difficulté d’un quotidien dans les réserves. Ancrer les mots L’exutoire artistique prend ici la forme d’une catharsis inversée. Le spectateur n’apaise pas, ne relâche pas ses passions. Au contraire, ce sont les peuples autochtones qui trouvent une voix sur scène et tentent de libérer leur parole. S’ils ne peuvent récupérer le territoire alors l’art leur permet d’influer sur la pensée. Le spectateur comprend les ambiguités de l’espace qui n’a pas toujours été conquis à mesure que les acteurs égrènent les pans de culture qui leur ont été arrachés. En face, les traditions menacées s’ancrent dans les mots et trouvent sur scène un espace où exister. x

Musique

Le septet émotionnel d’Amir Obè

Chaque semaine, Marine laisse vibrer les notes d’un·e nouvel·le artiste. Marine idir

Le Délit

N

é à Brooklyn en 1989, Amir Obeid grandit à Détroit (Michigan) dans une famille multiculturelle où la fibre artistique est de mise. La carrière musicale du rappeurchanteur-parolier-producteur débute en 2009. À l’époque, sous le nom de Phreshy Duzit, il publie ses productions sur la plateforme MySpace. La compile Detrooklyn parue en 2014, des collaborations avec Drake et PARTYNEXTDOOR, et deux EPs (Happening in the Grey Area en 2015 et Won’t Find Love in the Hills en 2016) plus tard, Amir Obè revient avec l’album NØNĘ ØF THĘ ÇLØÇKŚ WØRK. Aparté introspectif Croquis organique sur carré quadrillé, la pochette de l’album sorti chez Def Jam Recordings en mars 2017 intrigue et semble indéchiffrable. Le projet, plus

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culture

dense en émotions que les précédents, est une conversation à cœur ouvert en sept titres. Obè propose des morceaux épurés où le sens de la mélodie et la signature vocale brute, appuyée par un léger écho, priment. L’ambiance est à l’introspection. Le rappeur conçoit ses morceaux comme des histoires. Dans un style indéniablement marqué par la patte artistique de Drake, Obè évoque désillusions amoureuses et promesses brisées sur une trame instrumentale qui se réinvente à chaque titre. L’exception Wish You Well Comme une parenthèse joyeusement entraînante dans un projet qu’Obè définit lui-même comme sombre et chargé en émotions, le morceau Wish You Well détonne. Le rappeur évoque avec ironie son rapport aux autres après avoir accédé à la célébrité et interpelle ses concurrents à qui il souhaite tout de même le plein succès. L’instrumentale,

courtoisie de AMIR OBè

composée essentiellement d’une base rythmique et d’unemuciño mélodie fernanda au synthé, est simple mais plus

qu’efficace. Avec un clip volontairement obscur et mystérieux, Obè joue sur le décalage et laisse

son audience libre d’interpréter la juxtaposition des images, des mots et du son. Nostalgie affichée L’album reste ostensiblement nostalgique. Avec les titres Yellow Lights, Free, Naturally ou Enemies, Obè ne verse pas dans l’egotrip classique et se livre en toute sincérité. L’artiste prend la pleine mesure de ses erreurs passées: «Je suis responsable de la douleur mon amour / Je suis responsable ce n’est plus le même amour / Je suis responsable de la jalousie / Je suis responsable de tes ennemis» (traduit de l’anglais, ndlr). Sa voix résonne, le flow est fluide, les mélodies sont justes, la sensibilité est là. On accroche dès la première écoute. Imprégné d’authenticité et d’émotions, l’album NØNĘ ØF THĘ ÇLØÇKŚ WØRK est une petite pépite de créativité dangereusement addictive dans la vaste mine du hip hop américain actuel. x

le délit · mardi 10 avril 2018 · delitfrancais.com


théâtre

Franc-Jeu mène l’enquête Plongée humoristique au cœur du crime, de l’imposture et du pardon. eva-meije Mounier

Le Délit

F

ranc-Jeu, l’unique troupe de théâtre francophone de McGill, clôture ce semestre en beauté avec sa mise en jeu du texte de l’auteur québécois François d’Archambault, Une mort accidentelle, présentée au Théâtre Mainline. Une comédie policière loufoque Un inspecteur fan de groupes de métal aux consonances étranges, une journaliste culturelle à la vie sexuelle mouvementée, un jeune artiste névrosé et arrogant, un fantôme culpabilisateur, une business woman impassible, un père à la sensibilité exacerbée, un politicien carriériste et une bonne cuisinière qui a pour une fois manqué son fameux ossobuco… autant de personnages à fleur de peau, réuni·e·s le temps d’une enquête autour d’une mort accidentelle —ou presque. L’œuvre débute en effet par le meurtre de Lucie d’Amour, tuée

par son conjoint Philippe, jeune chanteur à succès, qui plutôt que d’avouer sa faute s’enfonce dans le mensonge, entrainant avec lui sa mère, parfait archétype de la «femme au foyer», et son père, homme politique véreux. Ce «thriller philosophique» ouvre, à travers des représentations parfois caricaturales, des questionnements sur l’instantanéité de l’information et la récupération médiatique, la course à la célébrité et au pouvoir, le pardon et la vengeance, les mensonges et la vérité à l’ère des fausses nouvelles, dressant un portrait assez cynique de notre société numérique. Une mise en scène réussie Sur le plateau, l’espace simple et bien dessiné rappelle un intérieur moderne, agrémenté de quelques clins d’œil, notamment une peinture qui change au cours des scènes et évolue avec l’intrigue. La pièce est sublimée par quelques jeux de lumière aboutis, et un moment de grâce autour d’une chanson

Pikapaparazzi live accompagnée de quelques notes de guitare. Bref, cette mise en scène sobre et élégante met en valeur l’aspect résolument comique du texte, propulsant les spectatrice·eur·s dans un monde où rires et tensions dramatiques se mêlent et se confondent. Face à nous, les limites de notre propre moralité: jusqu’où sommes nous prêt·e·s à aller pour échap-

per aux conséquences de nos actes? À quel point peut-on faire de soi-même ou de ses proches une exception à une loi morale universelle? Vivre dans le mensonge est-il tenable sur le longterme? La pièce explore aussi —pour notre plus grand bonheur— les dynamiques homme/femme impliquées par ce meurtre accidentel,

cristallisées dans cette interrogation existentielle de la mère: si mon fils a tué sa future femme, et que son père est prêt à tout pour l’aider à camoufler le crime, que se passerait-il s’il me tuait demain? Question centrale dans une société où les violences faites aux femmes sont encore largement impunies et touchent toutes les couches de la société. x

Alexis fiocco

Merci ! à tous nos lecteurs et annonceurs pour leur soutien tout au long de l’année. - L’équipe publicitaire de la SPD

The Daily returns on Tuesday, September 4 Le Délit sera de retour le mardi 4 septembre

le délit · mardi 10 avril 2018 · delitfrancais.com

Passez un bel été ! culture


histoire de l’art

La Réforme protestante a donné à la musique son éclat d’aujourd’hui. ARLIE COLes

D’

après l’Évangile selon Luc, «chaque arbre se reconnaît à son fruit.»Le grand arbre de la Réforme protestante, avec ses innombrables ramifications et ses 500 anneaux de croissance, a des racines tellement entrecroisées avec la culture occidentale qu’il est parfois difficile aujourd’hui de les identifier en isolation; toutefois, croyant ou non, chacun se nourrit de ses divers fruits chaque jour. L’égalité des Hommes devant Dieu, la reconnaissance des liens intimes entre une personne et sa langue maternelle et l’accès à l’information sans restriction sont parmi les fruits les plus doux de la Réforme, qui sont devenus les pierres angulaires de notre société. Il y a aussi un autre aspect de notre vie commune, parfois moins reconnu, que la Réforme a profondément transformé: la musique.

« Les mélodies [de Luther] étaient fortes et vibrantes, et ses paroles étaient des opportunités de proclamer des affirmations théologiques qui deviendraient révolutionnaires » Semer les graines musicales La Réforme commença humblement avec la fameuse histoire de Martin Luther et ses 95 thèses, clouées à la porte de la cathédrale de Wittemberg en 1517 en protestation contre la vente des indulgences par une Église catholique corrompue. Les conséquences historiques principales furent la création d’une nouvelle Église protestante, la propagation des textes religieux dans la langue vernaculaire et l’affirmation que l’homme ne pouvait pas acheter sa place au paradis. Moins apprécié est le fait que cette révolution avait une bande originale. D’un côté, le chant grégorien et une polyphonie complexe dominaient la scène musicale des paroisses catholiques pendant le 15e siècle, chantés exclusivement en latin par des chanteurs sélectionnés et reflétant la division

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culture

traditionnelle entre les laïcs et le clergé. De l’autre, la population allemande bousculait lentement mais sûrement les conventions en donnant un caractère sacré aux chansons traditionnelles profanes. Un témoignage furieux de l’époque par un catholique détaille par exemple, plus d’un siècle avant la Réforme, l’utilisation dans une messe allemande d’une chanson traditionnelle concernant une femme perdant une chaussure —mais ce dernier n’avait pas remarqué qu’ils avaient changé les paroles pour décrire un pécheur perdant la faveur de Dieu. C’est dans ce contexte musical riche qu’est élevé Luther. Ayant bénéficié d’une formation libérale, il voyait l’importance de l’esthétique à la vie humaine et est devenu non seulement prêtre mais aussi compositeur, fournissant à sa congrégation des hymnes en allemand pour la messe. Ses mélodies étaient fortes et vibrantes, et ses paroles étaient des opportunités de proclamer des affirmations théologiques qui deviendraient révolutionnaires: «Aucun n’était au bon chemin, / Ils quittaient tous la route», annonce un hymne, niant l’idée catholique que l’Homme pouvait se sauver luimême par ses œuvres (souvent en payant l’Église). «Qu’on nous ôte nos biens, nos corps et nos femmes, / Nous aurons toujours le royaume de Dieu», affirme un autre, dénonçant les persécutions menées par l’Église et leur insistance sur un clergé célibataire. Ainsi ces hymnes, à la fois rebelles et intimes, sont devenus des symboles de résistance du mouvement protestant naissant. Selon la légende, les luthériens ont chanté Ein feste Burg ist unser Gott («C’est un rempart que notre Dieu», en allemand, ndlr) —écrit par Luther et toujours chanté aujourd’hui— en chemin vers la Diète de Worms en 1521, où Luther refusa d’abjurer ses croyances devant les autorités catholiques, et à la soumission de la confession d’Augsbourg en 1530, où les protestants furent reconnus pour la première fois comme groupe religieux légitime par Charles Quint. Des avancées créatives Les effets de cette observation systématique du chant collectif furent révolutionnaires et enrichissants. Les Allemands chantaient avant, mais maintenant, en plus de chanter des fables aux fêtes et des chansons paillardes et autres réjouissances sonores aux bars, ils chantaient comme communauté dans leur propre langue pour la chose la plus importante à leurs yeux: Dieu. Donc, si l’on peut attein-

dre Dieu par le chant, il faut que tout le monde sache chanter! Encouragées par Luther, les écoles locales commencèrent à enseigner la musique à chaque enfant, quatre heures par semaine. Des choeurs locaux, composés de personnes d’origine sociale modeste, poussèrent

permettant que la voix humaine. Ils chantèrent a capella dans la langue vernaculaire seulement les psaumes trouvés dans la Bible, à l’unisson dans l’église, et à quatre voix chez eux —une augmentation, littéralement, d’harmonie familiale. Les huguenots, les protestants français

carlotta esposito

persécution catholique de Marie Ire revinrent nombreux à l’ascension d’Elisabeth Ire au trône. Dès leur arrivée, «des psaumes furent clamés de joie dans chaque rue ainsi que chaque église,» selon un témoignage. L’étendue des psaumes, qui se sont transformés en traditions de hymnodie dans plusieurs pays, a continué à propager les connaissances musicales et à unir le peuple qui

« Une philosophie qui valorisait les capacités musicales comme un don de Dieu qui devait être cultivé chez chaque individu. L’ajout de la musique au programme public a produit des conséquences durables » les chantait. Une culture de chant collectif

dans chaque village pour la première fois. Comme elle a propagé l’alphabétisation (afin que tous puissent accéder à la Bible, pas seulement le clergé), la Réforme a donc aussi développé les facilités musicales de chaque citoyen. Après quelques générations, ces graines ont germé en la forme de nouvelles structures musicales: si vous avez déjà chanté en harmonie à quatre voix, c’est grâce au développement de la chorale luthérienne, et si vous vous pâmez devant les chefs-d’œuvre de Johann Sebastian Bach, probablement la base de la musique classique de l’Ouest, vous buvez l’eau d’une fontaine construite pour donner Soli Deo gloria —«à Dieu seul la gloire», devise de la Réforme avec laquelle il a signé toutes ses partitions. Le phénomène du chant collectif dans les églises s’est étendu à travers l’Europe, la musique devenant une partie de la vie quotidienne. Les fidèles de Calvin et Zwingli, les réformateurs suisses, se débarrassèrent de ce qu’ils voyaient comme des excès catholiques en interdisant les instruments à la messe, ne

« L’étendue des psaumes, qui se sont transformés en traditions de hymnodie dans plusieurs pays, a continué à propager les connaissances musicales et à unir le peuple qui les chantait » qui ont chanté des psaumes en marchant pendant les guerres de Religion, épousèrent aussi l’harmonie à quatre voix. Ceci eut comme effet que pour la première fois dans ces régions, les voix des femmes étaient entendues dans les églises. Plus tard et à travers la Manche, les protestants anglais ayant fui plus tôt la

Notre culture musicale en Amérique du Nord, alors, est le produit d’une synergie des protestantismes franco-allemands et anglais. La capacité robuste des gens du peuple pour chanter à quatre voix, renforcée par la tradition psalmodique des huguenots et des puritains, côtoyait d’abondants hymnes richement harmonisés des traditions anglaises et allemandes. Pour marier ces deux éléments, des écoles de chant offrant des cours du soir dans les colonies nord-américaines ont émergé afin d’aborder les œuvres plus luxurieuses, motivées par le mouvement anglais du Regular Singing («Le chant bien réglé» en anglais, ndlr). Selon ces groupes, il était important d’enseigner la notation musicale, et non seulement la méthode de chanter à l’oreille, une version musicale d’une transition typique d’une société des traditions orales aux traditions écrites. L’éducation des jeunes est devenue aussi une priorité. De nombreux choeurs de garçons ont proliféré dans les villes, imitant les choeurs anglais tel que le Chœur du King’s College, mais remplaçant la composante d’allégeance au roi par une allégeance seulement à Dieu et à la musique en soi.

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le délit · mardi 10 avril 2018 · delitfrancais.com


À la veille de la Révolution américaine, les méthodistes loyalistes ont déménagé au Canada britannique, chantant tout le long du chemin. L’influence protestante dans la région a assuré la place de la musique dans la vie quotidienne: «Les méthodistes chantent tous», raconte un observateur canadien. «Je n’ai jamais vu un méthodiste qui ne chante pas. Ils chantent avec la gorge. Ils chantent avec leurs mains. Ils chantent avec leurs pieds.» Un témoin plus irritable le corrobore, agacé par «l’habitude impolie de chanter des hymnes et des psaumes à chaque occasion… Le jabot ornant le cou de la femme ne peut pas même être repassé sans un hymne.» Même au Québec, où les protestants sont historiquement peu nombreux, ils ont laissé leur trace. Bien que la province n’ait pas vu une messe luthérienne en français avant les années 60, et que Montréal n’ait pas eu d’évêque anglican jusqu’à 1850 (comparé à 1787 pour la Nouvelle-Écosse), on peut voir aujourd’hui des publicités sur les bus de la STM annonçant des auditions pour les Petits Chanteurs de Laval, la plus grande organisation chorale au Québec qui inclut un choeur de garçons du style protestant.

et sous-éduquée des métayers et fermiers pendant le 19 e siècle. À son tour, les églises composées d’esclaves noirs ont épousé cette stratégie appel-réponse dans leurs services aussi, la combinant avec des chants de travail et des spirituals expressifs pour baliser le terrain pour la musique gospel, le blues, et plus tard, le jazz et le motown. Effectivement, Amazing Grace, l’emblème du gospel noir aux États-Unis, est la deuxième chanson la plus jouée à la cornemuse écossaise, et au moins une

fesseur de chant, était le fer de lance du mouvement visant à incorporer l’éducation musicale pour les filles et garçons dans les écoles publiques au milieu du 19 e siècle. Ses motivations puisent leurs racines dans le protestantisme, héritées d’une philosophie qui valorisait les capacités musicales comme un don de Dieu qui devait être cultivé chez chaque individu. L’ajout de la musique au programme public a produit des conséquences durables. En 2010, 91% des lycées aux États-Unis

qui joue un instrument, contre 36% des familles britanniques — même parmi leurs pairs protestants les Américains sont plus musicaux. Les sarments portent du fruit Dans le monde musical occidental, il semblerait que le protestant peut tout avoir. Grâce à sa philosophie réformatrice, il se permet d’avoir accès aux meilleurs œuvres non seulement des nombreuses autres branches du protestantisme, mais aussi du

carlotta esposito

« Il faut alors tirer les meilleures leçons de cette révolution et continuer à les cultiver, valorisant la musique comme outil pour exprimer des vérités profondes et pour renforcer des liens à l’intérieur et entre les peuples »

« À Noël, une salle de protestantes allemandes, françaises, américaines, et britanniques, malgré leurs différences (parfois amères) théologiques, politiques, ou culturelles, vont toutes savoir [chanter les mêmes chansons] » Aux États-Unis les effets culturels du chant protestant sont encore plus prononcés. Les anglicans, s’étant renommés les épiscopaliens après la Révolution, ont propagé leur tradition chorale à travers le pays, les choeurs de garçons devenant encore des institutions de haute participation. Les presbytériens, d’origine écossaise, ont continué leur méthode pour le chant des psaumes de lining out («donner le vers» en anglais, ndlr), qui s’est développée à l’époque d’une population analphabète: un chantre chante un vers, et la congrégation répond en le répétant. Les baptistes au sud ont adopté cette coutume, l’appliquant aux hymnes, afin de s’adapter à la population pauvre

pres langues) Il est né le divin enfant, Veni veni Emmanuel, Es ist ein Ros entsprungen, et Once in Royal David’s City en raison de l’emphase partagée de leur foi sur le pouvoir de la musique. Cet effet d’unification est-il surprenant? Pas nécessairement. Selon une étude de l’Université d’Oxford, l’acte de chanter ensemble facilite des nouvelles amitiés et relations plus rapidement que d’autres formes d’engagement social. Sûrement l’expérience anecdotique confirmerait leur résultat —qui ne s’est pas fait un ami chantant en même temps avec un étranger à un concert de rock, ou n’a pas apprécié chanter à tue-tête une chanson connue par tout le monde à une fête?

« Quand on s’enquit auprès de Dr. Martin Luther King, Jr. [...] à propos de son homonyme il n’a qu’une chose à dire: «Ce que j’ai appris [de lui] est qu’un mouvement ne peut pas réussir, à moins qu’il chante » église noire en Alabama chantait en gaélique aussi tard qu’en 1918. Finalement, la volonté d’enseigner la musique aux enfants pendant toute leur formation s’est particulièrement développée aux États-Unis. Continuant le travail que les choeurs de garçons et les cours du soir ont commencé, Lowell Mason, pro-

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offraient des cours en musique selon le Département de l’éducation, ce qui est structurellement différent de quelques pays plutôt catholiques (tels que l’Espagne et la France) qui délèguent les leçons aux conservatoires extrascolaires. En outre, peutêtre grâce à cette politique, plus de la moitié des familles américaines ont au moins un membre

catholicisme, et puis s’identifier fièrement comme frère en Christ des originateurs, tout en partageant le meilleur de sa branche. À Noël, une salle de protestantes allemandes, françaises, américaines, et britanniques, malgré leurs différences (parfois amères) théologiques, politiques, ou culturelles, vont toutes savoir (possiblement dans leurs pro-

Toutefois il n’y a pas de raison pour laquelle ces rapprochements doivent se limiter à ceux qui se considèrent protestants —croyants ou pas, de par notre contexte occidental, nous sommes greffés sur l’arbre de la Réforme. Il faut alors tirer les meilleures leçons de cette révolution et continuer à les cultiver, valorisant la musique comme outil pour exprimer des vérités profondes et pour renforcer des liens à l’intérieur et entre les peuples. Si on les cultive bien, les réverbérations se ressentiront loin à l’avenir, et l’ont déjà fait. En 1934, un pasteur baptiste nommé Michael King a visité l’Allemagne et a été tellement ému par l’histoire vivante des pratiques réformatrices que dès son retour aux États-Unis, il a changé son prénom et le prénom de son fils à Martin Luther. Une génération plus tard, quand on s’enquit auprès de Dr. Martin Luther King, Jr. —héros et chef du mouvement des droits civiques pour les noirs dont la musique faisait considérablement partie— à propos de son homonyme il n’a qu’une chose à dire: «Ce que j’ai appris [de lui] est qu’un mouvement ne peut pas réussir, à moins qu’il chante.» C’est un doux fruit que l’on ne doit jamais laisser pourrir. x

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