Édition du 30 Janvier 2018

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Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill

un an, et après?

Mardi 30 janvier 2018 | Volume 107 Numéro 14

Tu peux pas faire mieux depuis 1977


Volume 107 Numéro 14

Éditorial

Le seul journal francophone de l’Université McGill

rec@delitfrancais.com

Un an et après? KHALED BELKACEMI AZZEDDINE SOUFIANE ABDELKRIM HASSANE BOUBAKER THABTI MAMADOU TANOU BARRY IBRAHIMA BARRY

rédaction 3480 rue McTavish, bureau B•24 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6784 Rédactrice en chef rec@delitfrancais.com Mahaut Engérant Actualités actualites@delitfrancais.com Lisa Marrache Antoine Milette-Gagnon Margot Hutton Culture articlesculture@delitfrancais.com Lara Benattar Grégoire Collet Société societe@delitfrancais.com Simon Tardif Innovations innovations@delitfrancais.com Louisane Raisonnier

L’équipe de rédaction du délit

I

l y a un an déjà que ces hommes tombaient assassinés sous les balles d’Alexandre Bissonnette. L’horreur et l’effroi de cet attentat sordide dans la mosquée de Québec ont choqués la province et le Canada entier. Il y a un an déjà l’équipe du Délit, dans son éditorial du 31 janvier 2017, se promettait de ne pas céder à la terreur et de ne pas succomber à la haine et de rester solidaire. Certains espéraient que cet effroi secouerait la conscience nationale et alimenterait une réelle conversation sur les dérives de notre société québécoise et de son «vivre-ensemble». En effet, cette attaque prit place deux semaines après l’instauration de la première journée nationale du vivre-ensemble, le 15 janvier 2017. Malheureusement, force est de constater que les mois ont passé et que les choses n’ont pas changé. L’espoir auquel les Québécois ont tenté de s’accrocher s’est peu à peu transformé en amertume. Et après? Pour la plupart, il semblerait que cet événement n’eut pas les conséquences espérées; une alerte à la bombe au mois de mars ciblait les étudiants musulmans de Concordia; l’échec d’un projet de cimetière musulman à Saint-Apollinaire en juillet; l’adoption en octobre de la Loi 62, considérée par beaucoup comme islamophobe; un reportage erroné en décembre de la part de TVA avançait que certaines mosquées à Montréal avaient demandé à ce que les

femmes soient exclues des chantiers, ce qui entraîna une montée de sentiments anti-musulmans sur les réseaux sociaux; puis encore cet incident étrange en octobre, où un partenariat entre le Centre de jeunesse à Montréal et La Meute —groupe xénophobe et ouvertement anti-musulman d’extrême droite créé en 2015— fut mis en lumière. Le centre s’est par la suite distancé du groupe suite au backlash. Tout cela est-il symbole d’une intolérance qui se normalise? En souvenir La mémoire est la manière qu’a un peuple d’écrire entre parenthèses son passé afin de mieux envisager les prochains tracés de son futur. Compte tenu de cette dernière année pour laquelle nous ne pouvons que dénombrer de toujours plus nombreux et sinistres actes islamophobes, devons-nous croire que les prochaines lignes de notre histoire seront malheureuses? Le processus commémoratif ne peut se résumer au simple souvenir, et doit aller plus loin. Le cas du Québec ne tient évidemment pas du tragique et il serait aberrant de croire que nous ne pouvons rien y faire. Nous avons le pouvoir d’y changer quelque chose et notre statut d’étudiant nous confère d’autant plus le devoir de le faire. Ce devoir de mémoire, auquel l’attentat de la mosquée de Québec nous appelle, est placé dans la main que nous tendrons aux uns et dans les mots que nous porterons aux autres. Dans le silence que nous respecterons à la mémoire des victimes se dessinera aussi la voix qui nous entraînera à ne plus jamais demeurer silencieux face à l’intolérable. x

Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Nouédyn Baspin Coordonnatrices visuel visuel@delitfrancais.com Alexis Fiocco Capucine Lorber Multimédias multimedias@delitfrancais.com Béatrice Malleret Coordonnateurs de la correction correction@delitfrancais.com Éléonore Berne Léandre Barôme Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnatrice réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Dior Sow Événements evenements@delitfrancais.com Madeleine Gilbert Contributeurs Clemence Auzias, Benjamin Barton, Léa Bégis, Marie Boudard, Astrid Delva , Fanny Devaux, Sophia Esterle, Marine Idir, Ikram Méchari, Romeo Mocafico, Louise Morteveille, Fernanda Muciño, Isis Palay, Marie Helene Perron, Yves Renaud, Fatima Silvestro, Margaux Sporrer Couverture Capucine Lorber Alexis Fiocco

bureau publicitaire 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 0E7 Téléphone : +1 514 398-6790 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard & Geneviève Robert The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Inori Roy Conseil d’administration de la Société des Publications du Daily Yves Boju, Marc Cataford (Chair), Marina Cupido, Mahaut Engérant, Ikram Mecheri, Taylor Mitchell, Inori Roy, Boris Shedov, Rahma Wiryomartono, Xavier Richer Vis

2 Éditorial

L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavant réservés, incluant les articles de la CUP). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal.Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).

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Actualités actualites@delitfrancais.com

Le chiffre de la semaine

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C’est le nombre de commémorations ayant lieu à Montréal pour honorer la mémoire des victimes de l’attentat à Québec du 29 janvier 2017. Le Délit est parti assister à certaines de ces cérémonies, pour en savoir plus aller voir page 6. x

À l’asso de l’actu Hier a pris fin la campagne semestrielle de Know your Rights, visant à éduquer les étudiants sur leurs droits mais aussi à faire en sorte qu’ils sachent à qui s’adresser en cas de doute sur le respect de ceux-ci. L’association vise par ailleurs à informer les étudiants des différents aspects de la vie universitaire. x

À suivre...

À noter sur l’agenda 1er mai 2018 À compter de cette date, La nouvelle politique relative à l’usage du tabac à l’Université McGill adoptée par le Conseil des gouverneurs le 12 décembre dernier entrera en vigueur. Les deux campus deviendront entièrement non-fumeurs et l’utilisation des cigarettes sera autorisée uniquement dans les zones prévues à cet effet. La politique vise ainsi à préserver la santé et le bien-être des étudiants, mais aussi des autres membres de la communauté universitaire. x

Le FBI soupçonne un professeur McGill d’espionnage. Celui-ci est accusé d’avoir utilisé son laboratoire à l’université pour analyser des circuits électroniques utilisés par l’armée américaine dans le but de communiquer ses résultats avec la Chine. Le professeur a nié toutes accusations en disant qu’il faisait simplement de la recherche. L’enquêtes continuent pour le moment. x

Rencontre spéciale Appel de candidatures

&

Les membres de la Société des publications du Daily (SPD), éditrice du McGill Daily et du Délit, sont cordialement invité.e.s à sa

Rencontre spéciale des membres :

Avril 2018, date et heure à confirmer

autopromo

LE PETERSON EST MAINTENANT PRÊT À VOUS ACCUEILLIR AU CŒUR DU QUARTIER DES SPECTACLES

LOFT TÉMOIN DISPONIBLE POUR VISITE

Endroit à confirmer

La présence des candidat.e.s au conseil d’administration est fortement encouragée.

La SPD recueille présentement des candidatures pour son conseil d’administration.

UNITÉS À 1 CHAMBRE À COUCHER À PARTIR DE

305 000 $

Les candidat.e.s doivent être étudiant.e.s à McGill, inscrit.e.s aux sessions d’automne 2018 et d’hiver 2019, et aptes à siéger au conseil jusqu’au 30 juin 2019. Le poste de représentant.e des cycles supérieurs ainsi que le poste de représentant.e de la communauté sont également ouverts. Les membres du conseil se rencontrent au moins une fois par mois pour discuter de la gestion des journaux et des sites web, et pour prendre des décisions administratives importantes. Pour déposer votre candidature, visitez : dailypublications.org/how-to-apply/?l=fr

Date limite : Avril 2018 (Détails à confirmer) le délit · mardi 30 janvier 2018 · delitfrancais.com

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LePeterson.com

actualités

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campus

Conseil législatif du 25 janvier

L’AÉUM discute durabilité, violences sexuelles et plans d’actions pour ce semestre. lisa marrache

alexis fiocco

Le Délit

J

eudi 25 janvier, le deuxième Conseil législatif de l’Association des étudiant·e·s en premier cycle de l’Université McGill (AÉUM ou SSMU en anglais, ndlr) pour le semestre d’hiver battait son plein dans la salle Lev Bukham du bâtiment Shatner. Au programme de la soirée: projets sur le développement durable, allégations de violence sexuelle et présentation des plans du nouveau vice-président (v.-p.) aux Finances. Un conseil bien plus rapide que d’habitude. Développement durable Une grande partie du Conseil fut dédiée à l’intervention de Toby Davine, responsable à la communication, et Francois Miller, Directeur à la durabilité au bureau du développement durable de l’Université McGill (McGill Office of Sustainability en anglais, ndlr). Ils présentèrent un rapport sur le Plan d’action sur le climat et le développement durable 2017-2020 de McGill, en expliquant les deux objectifs principaux que l’université espère atteindre durant ces trois prochaines années. Le

ces allégations. Ce à quoi le replaçant de Nishath Syed, représentante de la Faculté de médecine dentaire absente à ce conseil, répondit que «la Faculté de médecine dentaire n’a pas l’impression de voir une peur d’agression se répandre et que donc pour le moment aucune action n’a été planifiée». Ce Conseil accueillit aussi Caitleen Salvino, présidente du Comité national À Notre Tour (Our Turn en anglais, ndlr), comme intervenante. Caitleen invita les membres du Conseil à venir lui parler pour en savoir plus sur son travail sur la nouvelle politique contre la violence genrée et sexualisée. Herpin, v.-p. aux Finances

premier objectif étant de devenir une «institution carbo-neutre d’ici 2040» ce qui voudrait dire que l’Université émettrait autant de gaz carbonique qu’elle en capture. Le deuxième objectif est «d’atteindre une cote Platine en développement durable d’ici 2030», selon les standards de AASHE (The Association for the

Advancement of Sustainability in Higher Education en anglais, ndlr). Violences sexuelles Un autre thème exploré en profondeur durant ce Conseil fut celui des violences sexuelles sur le campus. Tout d’abord, les

allégations de violences sexuelles au sein de la Faculté de médecine dentaire ayant été abordé au Conseil passé furent remises sur la table. André Lametti, représentant de la Faculté de médecine et Connor Spencer, v.-p. aux Affaires externes, demandèrent des informations sur les actions qui allaient être entreprises pour réagir face à

Finalement, ce Conseil législatif fut le premier Conseil d’Esteban Herpin, nouveau v.-p. aux Finances de l’AÉUM, élu à ce poste vendredi 19 janvier. Il réitéra les plans dont il avait parlé durant sa campagne en expliquant ses objectifs de créer un budget et de travailler avec le v.-p. à la Vie étudiante Jemark Earle sur les fonds accessibles pour les associations sur le campus. Il parla aussi des différents entraînements qu’il avait reçus durant sa première semaine de travail. x

campus

Vox

Le Délit demande aux mcgillois·e·s ce qu’ils pensent d’un campus non-fumeur suite à la Semaine pour un Québec sans tabac. Eloi

Étudiant en mathématique

C

’ est un sujet sur lequel je n’arrive pas à trancher. Je n’ai pas d’avis. Je ne pense pas que nous interdire de fumer sur le campus va réduire le tabagisme chez les jeunes. Si c’est l’objectif, je ne pense pas que ce sera efficace. Les gens vont juste se déplacer plus loin pour fumer. Cependant, ce serait une mesure utile pour éviter le tabagisme passif. x

Cayce

Étudiant en informatique

P

ersonnellement, j’ai des problèmes d’asthme donc un campus non-fumeur me plairait, mais ce n’est pas une cause qui me concerne énormément ou qui m’embête plus que ça. Je ne ressens pas le besoin de faire passer une motion qui interdise de fumer sur le campus. Par contre, ce serait sympathique d’avoir moins de mégots laissés partout. x

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ACTUALITÉS

Suraiya

Jade

Étudiante en science politique et développement international

Étudiante en développement international

J

A

e ne fume pas tout le temps, mais je ne supporte pas les mégots jetés par terre. Aussi, en France tu peux fumer partout, mais quand je fumais cet été je n’étais pas sûre d’où c’était autorisé. Bref, c’est embêtant de devoir se déplacer pour fumer mais je comprends d’où vient cette proposition. x

Daniel

« On ne peut pas exposer les autres à la fumée sans choix »

Frank

Étudiant en neurologie

J

e ne pense pas que fumer devrait être autorisé sur le campus à cause de l’odeur et du tabagisme passif. C’est mauvais pour la santé des gens autour. C’est un choix personnel de fumer mais l’on ne peut pas exposer les autres à la fumée sans choix. x

yant habité en France, j’ai l’habitude d’être entourée de cigarettes, donc ce n’est pas un problème pour moi. Je préfère laisser les gens faire ce qu’ils veulent tant qu’il y a certaines règles, comme par exemple ne pas jeter les mégots par terre. x

Étudiant en anthropologie

J

e pense qu’on ne devrait pas complètement interdire de fumer sur le campus parce que je pense qu’une certaine liberté pour les fumeurs est bonne à avoir. Il y a beaucoup de personnes à McGill qui fument donc si on leur interdit complètement de fumer sur le campus, ce n’est pas très juste pour eux. Du moment que les étudiants ne fument pas à l’intérieur des bâtiments, ça ne me dérange pas. Il est aussi important d’avoir plus de place pour les mégots de cigarettes par contre, car il y en a beaucoup partout, et ça c’est un réel problème. x

« Il y a beaucoup de personnes à McGill qui fument donc si on leur interdit complètement de fumer sur le campus, ce n’est pas très juste pour eux »

propos recueillis par sophia esterle

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CAMPUS

Action

Une conférence était organisée par Consent McGill sur les agressions sexuelles.

Isis palay

Le Délit

Q

ue faire lorsque l’on est témoin d’une agression sexuelle? C’était le sujet de la conférence du jeudi 27 janvier organisée par Consent McGill. À travers différents scénarios, le groupe a mené une discussion sur comment être un témoin actif en cas d’une agression. En 1964, une femme de 28 ans nommée Kitty Genovese a été assassinée juste devant la porte de son immeuble à New York. Plus

tard, le New York Times a révélé qu’au moins 38 personnes avaient été témoins du meurtre. Hélas, personne n’est intervenu, ni n’a alerté les autorités. Quatre ans plus tard, en s’appuyant sur ces événements, les scientifiques John M. Darley et Bibb Latané ont inventé en 1968 le terme «effet du spectateur» («bystander effect» en anglais, ndlr) pour décrire le phénomène observé chez les témoins du meurtre de Kitty Genovese: il semble que lorsqu’un groupe nombreux est témoin d’une

Alexis fiocco

agression, chacun est moins susceptible d’agir que lorsque la responsabilité d’intervenir tombe sur une seule des personnes présentes. Savoir vs. pouvoir prévenir Il n’est pas rare de voir des disputes violentes éclater à la sortie des boîtes de nuit de Montréal, d’entendre des propos sexistes et/ ou violents, ou de nous demander si chacun respecte la règle du consentement. Ainsi, il est difficile de savoir quand il est nécessaire d’intervenir. Pourtant, beaucoup d’agressions sexuelles pourraient être prévenues par des témoins avisés. Au Québec, c’est environ un homme sur 10 (9,7%) et près d’une femme sur quatre (22,1%) qui rapportaient en 2006 avoir vécu au moins un incident d’agression sexuelle avec contact avant l’âge de 18 ans, représentant 16% de la population québécoise (selon l’Institut national de Santé Public du Québec, ndlr). Il est par conséquent fondamental de rappeler la définition légale d’une agression sexuelle: «un geste à caractère sexuel, avec ou sans contact physique, commis par un individu sans le consentement de la

personne visée ou, dans certains cas, notamment dans celui des enfants, par une manipulation affective ou par du chantage» (Institut national de Santé Public du Québec, ndlr).

besoin que son interlocuteur soit distrait une minute pour s’échapper d’une situation. Demandez de l’aide aux responsables de la sécurité du lieu où vous vous trouvez —un·e

« Demandez de l’aide aux responsables de la sécurité du lieu où vous vous trouvez » Les agressions sexuelles ne sont pas rares, et il y a de grandes chances pour que beaucoup de personnes aient pu un jour changer positivement l’issue d’une telle situation mais qu’elles ne s’en soient pas rendu compte. Alors que faire? Comment être témoin actif? En étant direct mais calme, en déléguant, ou même seulement en demandant des nouvelles lorsque l’on sait que quelqu’un a subi un abus. Il est évidemment plus facile d’intervenir lorsqu’on connait les personnes concernées et il faut souvent être plus inventif lorsqu’il s’agit d’inconnus. Une personne mal à l’aise a parfois seulement

policier·ère, un·e· videur·euse·, un·e· barman/serveur·euse·…— ou même à des inconnus, si vous ne vous sentez pas capable d’intervenir seul·e·s. Essayez toujours d’obtenir le consentement de quelqu’un avant de l’aider («Veux-tu que l’on sorte une minute?», par exemple) ou bien tournez la question de façon à ce que vous ayez l’air de demander une faveur à la personne qui a besoin d’aide («J’ai besoin de sortir, peuxtu m’accompagner?»), lui donnant une occasion et une excuse pour stopper une discussion ou une situation inconfortable. Lorsque vous sortez entre amis, ayez un plan pour le retour chez soi de chacun·e. Ainsi, même si ce plan change, cela vous donne une raison de vérifier que tout le monde va bien. x

CAMPUS

À bras ouverts

La principale Fortier orchestre une tribune libre sur le respect et l’inclusion. ASTRID DELVA

L

e mercredi 24 janvier avait lieu la tribune libre sur la culture au sein du campus, organisée par le groupe de travail sur le respect et l’inclusion dans la vie du campus mandatée par la principale, Suzanne Fortier. Jusqu’au 7 décembre 2017, un sondage avait été mis en place pour déterminer si les structures actuelles favorisent la liberté d’expression, le respect et l’ouverture. Puis, une consultation auprès des étudiants par le biais des associations étudiantes et des groupes de discussions furent organisés de novembre à janvier.. La tribune fut lancée dans le but d’en apprendre «sur le sentiment d’appartenance à la communauté et la compréhension mutuelle en mettant à profit les résultats du sondage et de la consultation menés en automne.» De l’antisémitisme à McGill Cette réunion avait lieu quelque temps après les accusations d’antisémitisme au sein de la Société des étudiants de l’Université McGill (AÉUM, ou SSMU en

anglais, ndlr) qui avaient créé des tensions au sein du campus. Pour garantir le respect et l’inclusion de tous au sein de la communauté mcgilloise, le vice-principal académique et prévôt Christopher Manfredi a rappelé la nécessité de garantir l’existence d’une structure qui permet le respect et la possibilité d’une discussion ouverte et profonde. Le débat fut animé par l’équipe de travail mise en place afin de permettre à chacun d’avoir la parole. Une tribune structurée La tribune fut organisée en trois parties. Dans un premier temps, on évoqua les reproches et préoccupations liées au système actuel. Les recommandations des élèves furent ensuite proposées. Enfin, des idées pour avancer furent proposées. La conférence avait pour objectif de combattre les problèmes rencontrés par l’administration lors des mois précédents concernant le respect, la diversité et l’inclusion. Le but était ainsi de permettre à chaque étudiant·e·s, professeur·e·s ou membre de

le délit · mardi 30 janvier 2018 · delitfrancais.com

l’Université de se sentir en sécurité et de pouvoir s’exprimer librement sans craindre d’être menacé. La tribune fut marquée par la participation de beaucoup d’élèves, professeurs ou encore le personnel universitaire issus de tous les horizons. Ils donnèrent leur point de vue sur les difficultés rencontrées par certains étudiants. Les problèmes les plus fréquemment abordés furent l’équilibre entre liberté d’expression et respect, les menaces d’antisémitisme sur le campus vécues par les étudiants juifs ou encore l’existence de certains groupes militants tel que le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS ou Boycott, Divestment, and Sanctions en anglais, ndlr). Les associations en charge de l’égalité et l’intégration de tous les étudiants étaient présentes et la tribune fut un moment d’échange et de parole. Cet événement devrait permettre à l’administration de cerner les enjeux principaux qui doivent être pris en compte pour améliorer la vie sur le campus. x

actualités

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29 janvier: à la mémoire de l ’ attentat de Québec

Montréal se souvient

Les Montréalais se rassemblent pour les attentats à Québec ce week-end. louise morteveille

C

e sont des citoyens, des fidèles, des activistes et des politiciens qui se sont réunis dimanche pour commémorer le premier anniversaire de l’attentat de la grande mosquée de Québec. Le Forum musulman canadien et les organisations communautaires du Québec ont choisi de faire la commémoration place de la gare Jean Talon, là où un an auparavant, environ 5000 Montréalais s’étaient rassemblés pour rendre hommage aux victimes. Si le Forum musulman canadien (FMC, ndlr) a organisé cette commémoration, c’était certes pour rendre hommage aux victimes et se souvenir de cet attentat, mais aussi pour rappeler l’importance du vivre-ensemble, du combat face aux préjugés, et enfin de reconnaitre le problème sociétal révélé par cet acte terroriste à savoir: l’islamophobie. Ces intentions étaient illustrées

par les pancartes distribuées par le FMC sur lesquelles on pouvait lire «compassion», «solidarité», «levons nous pour la paix», «beaucoup d’amour», «non au racisme», «oui à l’égalité» ou encore «je me souviens». La mairesse prend la parole Valérie Plante, mairesse de Montréal, est aussi intervenue et, après une minute de silence, a soutenu que son rôle en tant qu’élue, peu importe la couleur politique, était de faire de Montréal «une terre inclusive où il fait bon de vivre». De plus, elle a ajouté: «que l’on croit ou non en un dieu, on mérite tous d’être traité avec intégrité». Elle a assuré son soutien et a affirmé vouloir continuer à se battre pour l’intégration de tous les résidents Canadiens dans la société et à faire en sorte qu’un tel évènement ne se reproduise jamais. «Nous sommes vos alliés» a-t-elle conclu.

Compassion, mais après? Si les intervenants de la communauté musulmane ont reconnu «la vague de sympathie et l’élan de compassion et de solidarité et de compassion sans précédent» depuis l’attentat, certains semblent en attendre plus de la classe politique. Le 29 janvier 2017 a confronté la société québécoise au problème d’islamophobie qui lui est inhérent. Mais comment tourner cette page pour en faire un commencement? Cette date ne doit pas uniquement être un jour de souvenir ou de solidarité, mais un jour de reconnaissance de l’action menée contre l’islamisme radical. Comme l’a soutenu un des intervenants, cette atteinte à la liberté de culte, cette injustice, cette haine, ces préjugés et crimes haineux naissent de l’ignorance. Un appel au changement a donc été lancé, ainsi qu’une mise en pratique des paroles prononcées précédement et à une sensibilisation de la population. Un dernier intervenant a ainsi interpel-

alexis fiocco

lé la foule avec son expérience personnelle: est-ce normal d’être traité de «Ben-Laden», d’être victime de propos haineux sur les réseaux sociaux ou de ne pas pouvoir passer la frontière américaine sans interrogatoire de la douane sous prétexte que l’on est musulman? Ainsi, comme l’a soutenu l’imam présent lors de l’attaque à la grande mosquée de Québec, les six

hommes tués lors de cet attentat ne doivent pas être morts en vain, ils doivent être un «pont» vers un meilleure vivre-ensemble. Selon lui, le Canada est une nation d’immigration, trouve sa force dans la diversité des membres qui la composent. C’est maintenant le rôle des anciens immigrants d’aller vers les nouveaux pour pouvoir mieux les intégrer dans la société. x

Nous refusons d’oublier Le comité McGill Anti-Raciste organise une vigile devant la Faculté d’arts. antoine milette-gagnon

Le Délit

C

’est sous un ciel dégagé et un froid mordant qu’une trentaine de personnes se sont rassemblées ce lundi 29 janvier devant le bâtiment de la Faculté d’arts de l’université. Le rassemblement, organisé par le comité McGill Anti-Raciste qui vise, entre autre, à promouvoir et partager différents évènements en lien avec la lutte contre le racisme et autres formes d’intolérance, a été partagé sur Facebook sous le nom Nous refusons d’oublier. Il visait à commémorer les victimes de l’attentat qui a frappé le Centre culturel islamique de Québec le 29 janvier 2017. Commémoration et action

Selon Ehab Letayef, les principaux buts de ce rassemblement étaient, d’une part, de commémorer les évènements tragiques survenus l’an dernier et, d’autre part, de lancer un message d’opposition face à l’islamophobie. Refusant de cibler le Québec en particulier, M. Letayef pense «qu’il y a de l’islamophobie au Canada en général». Il était possible de voir différentes pancartes tenues par les personnes présentes, dont une imprimée en plusieurs exemplaires indiquant:

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actualités

«Commémorons le massacre du 29 janvier au Centre culturel islamique de Québec». D’autres pancartes disaient également «Contre le racisme anti-musulman» et «Combattons l’islamophobie». Certains écriteaux affichaient les portraits des six victimes de l’attentat. Un hommage leur a d’ailleurs été rendu lorsque qu’un moment de silence a été partagé après qu’Ehab Letayef ait rappelé les noms des disparus. L’intervenant a également évoqué la mémoire des personnes dont la vie a été bouleversée après avoir été grièvement blessées le soir de l’attaque. Journée contre l’islamophobie La question de faire du 29 janvier une «Journée nationale du souvenir et d’action contre l’islamophobie» tel que proposé par le Conseil National des Musulmans Canadiens (CNMC, ndlr) au premier ministre du Canada, Justin Trudeau, a fait couler beaucoup d’encre en janvier. Le premier ministre du Québec Philippe Couillard ainsi que la Coalition Avenir Québec et le Parti Québécois s’étaient positionnés contre pour diverses raisons.Différents intervenants sur place se sont prononcés en faveur de l’instauration d’une telle journée, et l’un d’eux, qui a expliqué

son souhait de voir «des commémorations officielles contre le racisme créer un sentiment dans la culture mainstream québécoise, un filon, qui reconnait qu’il y a de la discrimination et du racisme au Québec et qu’il faut s’engager pour que [tous] soient traités de manière égale».

alexis fiocco

L’impact de l’évènement Environ une dizaine de minutes après le début de l’évènement, Ehab Letayef a pris la parole devant la foule pour affirmer l’importance de l’évènement en réitérant sa pertinence, et ce «même s’il n’a pas des allures grandioses». L’attentat n’a pas touché uniquement la communauté de Québec, de Montréal ou du Québec en général, mais a aussi trouvé écho auprès des nouveaux venus. «Je suis nouvellement arrivé à Montréal alors je ne peux pas parler pour toute la communauté de Montréal et du Québec», a expliqué un intervenant. «Je voulais exprimer ma solidarité [contre] ce que je crois être un phénomène qui dépasse le cadre local. ». Un évènement de commémoration de l’attentat organisé par les différentes associations musulmanes mcgilloises a également eu lieu plus tard dans la même journée. x

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Monde francophone AMÉRIQUE FRANCOPHONE

ANTILLES GUYANE FRANÇAISE Un réseau de stupéfiants entre la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe et la France a été démantelé le 15 janvier dernier à Cayenne. Le démantèlement de ce réseau par une quarantaine de policiers aura duré plus de 4 mois. La veille de l’opération, le principal commanditaire, un Guyanais de 26 ans, a été assassiné lors de ce qui semble être un règlement de comptes. Le 25 janvier, 11 personnes ont été mises en examen et placées en détention provisoire à la prison de Ducos en Martinique. x

le délit · mardi 30 janvier 2018 · delitfrancais.com

AFRIQUE

FRANCOPHONE Ce samedi 21 janvier, le gouvernement de la RDC (République démocratique du Congo, ndlr) a violemment réprimé des marches organisées par l’Église catholique. On estime à au moins huit le nombre de morts à Kinshasa, capitale du pays. L’Église avait pris depuis un certain temps la tête des mouvements d’opposition au gouvernement de Kabila, au pouvoir depuis 17 ans. Elle avait notamment soutenu une marche fin décembre, elle aussi réprimée et ayant fait plus de 47 blessés. Ce vendredi 26 janvier, lors de sa première conférence de presse depuis cinq ans, le président Kabila s’est exprimé sur l’affaire en demandant à l’Église de «rendre à César ce qui est à César», soulignant de plus que «Jésus Christ n’a jamais présidé une commission électorale». x

RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO

Texte écrit par Marie Boudard Infographie realisée par Béatrice Malleret

EUROPE

FRANCOPHONE BELGIQUE

Mardi 23 Janvier, le PDG du groupe Carrefour, Alexandre Bompard, a annoncé la suppression d’environ 2 400 emplois en Belgique, soit 11% des effectifs. Cette décision a engendré une vague d’incompréhension parmis les salariés de la marque. Les syndicats ont depuis lancé un mouvement général de grève. On estime que 28 magasins à travers le pays étaient en grève vendredi 26 janvier. De plus, Sabine Laruelle a quitté son poste d’administratrice chez Carrefour Belgique ce même vendredi pour cause de «conflit d’intérêt». En effet, Madame Laruelle fait également partie du cabinet du ministre wallon de l’économie Pierre-Yves Jeholet. x

actualités

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Société societe@delitfrancais.com

opinion

La nuit des idées, l’aube de l’espoir

La 3e édition de La nuit des idées fut une soirée de débats où l’imagination était au pouvoir. Béatrice Malleret

Le Délit

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’est dans l’agora du Pavillon Judith-Jasmin, à l’UQAM, que se déroula la première édition québécoise de La nuit des idées, conférence mise en place par l’Institut français il y de ça trois ans. Ce lieu si à propos est devenu, le temps d’un soir, le théâtre de discussions animées autour du thème «l’imagination au pouvoir». À la constatation du caractère propice de la nuit comme temps de débat ont succédé des interrogations concernant l’héritage de Mai 68, dont l’imagination au pouvoir était l’un des slogans phares. Si les interventions des personnalités politiques, littéraires, artistiques ou encore scientifiques présentes ont varié dans leur ton et leur propos, elles ont toutes fait honneur, à leur manière, à la vocation démocratique du lieu. Retour sur une soirée aux idées stellaires.

avec brio. Elles ont exploré, en partant du constat qu’elles appartenaient à deux époques différentes, la question de l’imagination féministe au pouvoir, explorant les liens entre le public, l’intime et l’importance de la sémantique dans le combat féministe. C’est justement ce sujet —celui de la place de toutes les personnes qui s’identifient en tant que femmes dans une société qui persiste à ignorer, opprimer et priver de leurs droits une grande partie de groupes minoritaires— qui a été le fil d’Ariane de la soirée.

ses prédécesseur·e·s, d’adhérer à un conformisme qui met à l’abri de toute critique ou jugement. Toutefois, à ce conformisme se joint généralement un refus de prendre réellement en compte ce à quoi aspirent les citoyen·ne·s, c’est-à-dire un système qui rejette «la violence, la discrimination, l’exclusion, l’oppression et la mise en cause» des femmes. Il n’est pas question ici, et Taubira le précise, des femmes dans le sens génétique et physiologique, mais de «l’expérience collective et historique des femmes», qui transcende les sociétés et les époques.

créer un système politique qui ne sert pas celles et ceux qui y participent activement, mais justement celles et ceux qui en sont exclu·e·s, de quelque manière que ce soit. Et pour ce faire, il s’agit, selon les mots de Martine Delvaux, de «mettre le doigt sur les zones qui n’ont pas encore été mises dans le langage. Autopsier, décortiquer la réalité pour essayer de comprendre ce qui se passe.» Ce projet féministe, donc, se doit d’être un projet intersectionnel et inclusif. Le féminisme actuel transcende les différentes vagues féministes mentionnées dans l’une des

durant ces dernières semaines avec la marche des femmes et les nouvelles dénonciations de harcèlement sexuel— eut une portée d’une puissance inouïe. La lecture poignante de Fabienne Pilon, «théâtreuse autoproclamée» de seize ans, d’un texte qu’elle avait écrit, traduisit magistralement les diverses émotions que cette nuit eût suscitées. Fabienne énonça sa peur d’un monde aux épreuves en apparence insurmontables, des défis que notre génération aura à surmonter dans les domaines écologiques, sanitaires et sociaux.

Dialogues d’idées et d’intuitions Marie-Andrée Lamontagne, écrivaine, éditrice, journaliste et traductrice, utilisa la métaphore propre au fil d’Ariane pour décrire son rôle de modératrice durant la soirée. Et en effet, suivre le fil et relier les idées, là était le réel défi de la conférence dont la structure était maintenue délibérément ouverte afin d’inciter au débat et à l’interprétation. Organisées en tandem, créant ainsi une ambiance intime et conversationnelle, les discussions ont porté sur des sujets multiples, révélant continuellement le pouvoir de l’imagination. Du potentiel artistique des mathématiques à l’inégalité entre femmes et hommes dans l’espace public, une vaste étendue de sujets a été abordée, de manière interactive et vivante. L’écoute, dans ce type d’exercice, est fondamentale, car il ne suffisait pas à chaque intervenant·e d’énoncer sa pensée puis de laisser place à l’autre. Afin que les échanges aient du sens et que le débat puisse évoluer, il dépendait de tout un chacun de rebondir sur une idée esquissée par l’autre. Cet exercice, d’une difficulté surprenante, fut réalisé avec naturel et entrain par la plupart des invité·e·s. Malgré l’affirmation de Martine Delvaux selon laquelle «il n’y a rien de pire que d’enlever à l’écrivaine l’écriture», elle-même et Nicole Brossard, toutes deux romancières féministes, se sont prêtées à cette gymnastique orale

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société

BÉATRICE MALLERET

« L’imagination est indispensable au pouvoir et elle est mieux garantie lorsque les femmes accèdent au pouvoir » Le(s) féminisme(s) «L’imagination est indispensable au pouvoir et elle est mieux garantie lorsque les femmes accèdent au pouvoir.» Par ces mots, Christiane Taubira, ancienne garde des Sceaux et ministre de la Justice française, a ouvert sa réflexion sur la nécessité de la prise d’initiative —et de risque— dans la sphère politique. Il est en effet bien plus facile de suivre dans les traces de

Les manières très concrètes par lesquelles ces discriminations persistent dans le monde politique, Cathy Wong, présidente du Conseil de la ville de Montréal, les souligne avec justesse. Elle reconnaît le privilège d’évoluer dans un cadre où d’autres femmes ont déjà ouvert la voie, mais malgré tout où les espaces sont encore conçus pour accueillir des corps masculins et non féminins. Tout le combat de notre société actuelle réside dans la capacité à

conversations, qui ont divisé, davantage que rassemblé, les militant·e·s pour l’égalité entre femmes et hommes. Les mots, initiateurs d’action Cette nuit des idées, les propos des intervenant·e·s, l’entrain de la foule, ont laissé planer dans l’air glacé montréalais un sentiment d’optimisme, d’espoir et de possibilité. La discussion est indéniablement le premier pas nécessaire vers le changement. Dialoguer permet de rallier les esprits, de créer une forme d’appartenance à une même cause. Énoncer de vive voix les pensées que nous partageons, les préoccupations communes—particulièrement

Elle surenchérit cependant avec l’affirmation de son espoir inébranlable: «Nous sauverons la beauté du monde», affirma-t-elle; «Nous sauverons le monde, mais pour vouloir sauver quelque chose, il faut l’aimer». Ainsi, dialoguons, aimons et agissons. Car les conférences de cette nature n’ont de sens que si elles conduisent vers des prises d’initiatives et des actions concrètes. La nuit des idées s’est ouverte sur le thème de l’imagination au pouvoir, ainsi il fait sens de clôturer cet article par un autre slogan de Mai 68, énoncé durant la soirée par Magda Fusaro: «Donnonsnous le droit de rêver. De rêver éveillé·e·s. Soyons réalistes, demandons l’impossible». x

le délit · mardi 30 janvier 2018 · delitfrancais.com


Opinion

La langue est un mode de vie Il faut se questionner sur les approches quant aux usages de la langue. «naturel» de l’usage de la langue, tandis que la seconde défend un usage «adéquat» de celle-ci. D’un côté, Baptise Rinner y décriait l’«essentialisation» de la langue française, c’est-à-dire la tentative de donner au français une forme «véridique» dont il ne faudrait pas bifurquer. MarcAntoine Gervais, de l’autre côté, reprenait les mots de Pierre Bourdieu pour vilipender le «marché linguistique», alimenté par un libéralisme qui réduirait la langue à une communication quasi technique répondant aux besoins du marché. Il critiquait par le fait même la novlangue

Antoine Milette-Gagnon

Le Délit

L’

enjeu de l’usage de la langue française est un sujet ayant déjà été traité il y a près d’un an dans les pages du Délit. Se confrontaient alors deux visions de la grammaire: la grammaire dite «prescriptive» se basant sur l’importance des règles et conventions de la langue, et celle dite «descriptive», tâchant de décrire les phénomènes linguistiques tels qu’ils semblent apparaître. Il ne pourrait être plus faux d’affirmer que l’usage de langue —française ou autre— ne soit qu’une question de formalités ou de conventions: la langue est un mode de vie.

« Il est primordial de s’assurer de ne pas croire qu’il existe une bonne langue et une mauvaise langue »

Communication et pensée La langue est-elle un outil de communication ou le reflet de la pensée d’un individu? Si la dimension communicative est assurément présente lorsqu’il est question de langue, la position traditionnelle de la philosophie du langage —position notamment défendue historiquement par Humboldt et plus récemment par Chomsky— repose sur l’idée que la langue est avant tout la forme que prend la pensée. L’hypothèse de Sapir-Whorf va encore plus loin en affirmant que la manière dont un individu perçoit le monde est déterminée par sa langue et qu’aucun ne peut penser «en dehors» de celle-ci. Utilisons deux cas pour illustrer cette idée de «déterminisme linguistique». Par exemple, il est pertinent de mentionner le fameux cas de la langue inuite qui possède plus d’une dizaine de mots pour désigner la neige, comme l’indique l’Encyclopédie canadienne. Venant d’un peuple nordique, cette foisonnante diversité lexicale n’est guère surprenante puisque la neige a toujours fait partie intégrante du mode de vie des Inuits. En ce sens, comme l’indique notre exemple, la précision des termes devient en quelque sorte une adaptation au milieu. Ainsi, là où un francophone ne verrait que de la «neige», un Inuit pourrait y voir plusieurs objets particuliers ayant chacun un rôle distinctif dans son mode de vie. Un autre cas, plus singulier celui-là, nous apprend également bien des choses. La tribu Pirahã en Amazonie, décrite par le linguiste Daniel Averett, est considérée comme étant celle possédant le système linguistique le plus simple au monde. À titre d’exemple, le Pirahã ne

de la langue. Pour le cas de la langue française, cette approche tire son origine de la fondation de l’Académie française, celle-ci ayant comme mandat d’uniformiser l’usage du français. Cette uniformisation est nécessaire afin d’établir des précédents et des références, notamment pour l’orthographe. Bien sûr, il y a une part d’arbitraire dans cette approche, mais il en est de même de la nature du langage humain comme l’avançait jadis Ferdinand de Saussure. Toutefois, il convient de faire attention à ce que ce «prescriptivisme» ne devienne pas la

possède pas de mots pour les chiffres dépassant deux ou encore pour désigner la gauche et la droite. Essayez d’expliquer le chemin à quelqu’un sans utiliser les mots «gauche» et «droite» ou même de calculer une addition au restaurant sans utiliser de chiffres. Exercices ardus s’ils en sont!

Deux approches différentes À quoi bon ces connaissances déblatérées, me demanderez-vous? De telles réflexions théoriques, au-delà de l’aspect d’enflures intellectuelles, dont certains pourraient les taxer, peuvent devenir utiles pour tenter de déterminer les rôles dont

« Le Pirahã ne possède pas de mots pour les chiffres dépassant deux, ou encore pour désigner la gauche et la droite » De ce point de vue, il serait réducteur de ne considérer la langue que comme un outil d’échange d’information. Qu’on le veuille ou non, la langue habille notre imaginaire et forge nos réflexions. Ainsi, la communication pourrait se voir comme étant le point de rencontre entre les esprits des individus qui utilisent ce pont qu’est la langue.

le délit · mardi 30 janvier 2018 · delitfrancais.com

nous voulons affubler la langue afin que son usage demeure bénéfique pour l’ensemble des individus d’une société. C’est alors que les visions descriptives et prescriptives de la langue peuvent, au premier abord, sembler irréconciliables. En effet, comme il a été écrit il y a plusieurs mois dans les pages de ce journal, la première soutient le côté

«rendant impossible l’apparition de toute pensée» (selon Dufour dans Le Divin marché). Les deux approches possèdent chacune une part de noblesse sans toutefois être exemptes de défauts. D’une part, l’approche descriptive a l’avantage de prendre en compte les multiples usages de la langue française et d’être plus proche de la réalité linguistique. Ainsi, même l’Office québécois de la langue française, parfois perçu comme étant le parangon du purisme jusqu’au-boutiste, établit que l’emprunt d’un terme venant d’une autre langue «est un procédé d’enrichissement linguistique: il permet aux langues de maintenir leur vitalité, de se renouveler et d’évoluer. Le phénomène de l’emprunt n’est donc pas mauvais en soi, et il est même normal». Ainsi, il ne faut pas pourfendre les mots comme «marketing» ou «a capella» qui décrivent des réalités qui n’ont pas d’équivalent direct en français. Toutefois, là où le mât blesse, c’est lorsque l’élégant emprunt —principalement à l’anglais dans le cas du français québécois— devient plutôt un mièvre calque fonctionnel comme dans le cas des anglicismes sémantiques, syntaxiques ou morphologiques (par exemple «faire du sens», de l’anglais «making sense», plutôt qu’«avoir du sens»). Ces calques n’ont pas leur place au sein de la langue hôte qui possède déjà des expressions équivalentes propres à celle-ci. D’autre part, l’approche prescriptive poursuit le louable objectif de préserver une certaine uniformité, voire un certain esthétisme dans l’usage

justification de l’épandage d’un prestige factice, pour ne pas dire d’une «sauce» intellectuelle. La richesse de la langue trouve sa justification dans la richesse d’esprit qu’elle octroie à celui ou celle qui sait la manier. Langue et société Comment réconcilier ces deux approches? Sont-elles en compétition ou plutôt complémentaires? Avant de songer à une éventuelle réponse, il est primordial de s’assurer de ne pas croire qu’il existe une «bonne» langue et une «mauvaise» langue, sans toutefois tomber non plus dans ce que l’on pourrait ironiquement appeler un relativisme absolu où tout se vaut. Il est possible de songer à un usage de la langue qui soit adéquat pour la société. Par cela, il faut comprendre un usage permettant un plus grand nombre de réflexions, davantage varié et facilitant la pensée à part. Il est clair qu’un usage plus soutenu de la langue serait plus adéquat pour l’avancement de la collectivité par rapport à ce qui prévaut actuellement au Québec. En éducation: honnir le nivellement vers le bas tout en assurant un soutien adapté tenant compte des troubles d’apprentissage le plus tôt possible. En société: être ouvert à l’évolution naturelle de la langue tout en évitant de la voir devenir l’ombre de ses voisines. Tel est l’exigeant mandat digne du funambule de la linguistique. Car nous ne le rappellerons jamais assez: la langue est un mode de vie. Une langue belle et riche ne peut être ailleurs que dans l’intérêt général. x

société

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Entrevue

Incursion au sein du journalisme scientifique Pascal Lapointe nous parle de l’Agence Science-Presse.

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ascal Lapointe est diplômé de l’Université Laval d’un baccalauréat en communications (1987) et d’une maîtrise en histoire (1990). Journaliste indépendant depuis 1988, il est actuellement le rédacteur en chef de l’Agence Science-Presse. Il a publié Le journalisme à l’heure du Net (1999) et co-publié Les nouveaux journalistes: le guide (2006).

Le Délit (LD): Pour nos lecteurs, voulez-vous nous dire en quoi consiste l’Agence Science-Presse? Pascal Lapointe (PL): Il s’agit d’un média qui a été créé il y 39 ans maintenant, en 1978. Il est à but non-lucratif, indépendant et bien sûr spécialisé en science. Il a comme particularité d’être une agence de presse, c’est-à-dire un média dont la mission première est de vendre des articles et distribuer des articles à d’autres médias. LD: Habituellement, à qui vendez-vous vos articles? PL: À l’origine, nos premiers clients des années 1970-1980 étaient les hebdomadaires régionaux avec de petites équipes. C’est un marché qui a beaucoup diminué et même pratiquement disparu. Avec l’arrivée d’Internet, on s’est mis à distribuer nos articles gratuitement à tous. Ceux qui sont restés comme clients directs, ce sont des médias tels que le journal Métro, Le Devoir, mais aussi des médias spécialisés. On a par exemple un contrat avec le magasine Naître et grandir pour leur faire des actualités chaque semaine sur la santé des jeunes enfants; et un partenariat avec Planète T en ce moment pour le détecteur de rumeurs. On a des partenariats ponctuels comme ceux-là et non plus des grands bassins d’abonnés comme on en avait. LD: À votre avis, quel est l’état du journalisme scientifique au Québec? PL: Bon, il est certain qu’il ne se porte pas très bien. D’un autre côté, il n’a jamais été très fort non plus, il n’y a jamais eu une vague de journalisme scientifique. Alors deux choses: en terme d’espace rédactionnel, cela n’a pas changé et il y en a aussi peu qu’il y en avait; par contre, [le journalisme scientifique] subit les mêmes problèmes que subit le journalisme en général, c’est-à-dire qu’il y a des coupures de budget et pour les journalistes pigistes, c’est devenu beaucoup plus difficile de vivre de la pige. Je ne crois pas qu’il subsiste un seul journaliste au

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Capucine Lorber Québec qui soit capable de vivre uniquement du journalisme scientifique. Il doit aller chercher des revenus ailleurs dans d’autres secteurs du journalisme. Alors, on ne peut pas dire que le journalisme scientifique se porte mal en terme d’espace, mais il subit les contre-coups de la crise des médias depuis 15-20 ans. Il y a eu un plafonnement à partir des années 1980-1990. LD: Expliqueriez-vous ce plafonnement par l’accès dorénavant plus facile à du contenu scientifique par l’intermédiaire d’Internet? PL: En partie, oui. C’est difficile de donner une seule cause, puisque pour les États-Unis, ce plafonnement a commencé dans les années 1980 alors qu’au Québec on le situe à peu près au milieu des années 1990. Donc, les années 1980, c’est avant l’apparition d’Internet. Un autre facteur, que l’on a souvent tendance à sous-estimer, c’est la montée en force de la communication d’entreprise. Avant les années 1980, dans les universités par exemple, les relationnistes spécialisés en science n’existaient pratiquement pas. Il n’y a que McGill qui en avait. Aujourd’hui, c’est systématique. Donc, on se retrouve devant une situation où il y a plein de gens, de groupes, d’investisseurs qui ont choisi à partir des années 1980-1990 d’investir dans la

communication à partir de l’interne. L’argent qu’ils auraient pu donner à de la pub dans des magazines de science a cessé de circuler. Donc, le plafonnement du journalisme scientifique se produit à un moment où, parallèlement, on assiste à une explosion des emplois en communication scientifique. LD: De quelle manière la culture scientifique, à travers l’éducation et la conversation, peut-elle orienter, quant à elle, la conversation démocratique? PL: Bonne question! De quelle manière pourrait-elle l’orienter? C’est sûr que si l’on recule 50 ans en arrière, on a une

a une différence entre comment la culture scientifique a influencé le discours et comment elle pourrait le faire. Il y a encore du chemin à faire. On le voit aussi — je ne sais pas si c’est relié à votre question— dans le discours des politiciens. On se rend compte à quel point le discours des politiciens serait différent s’ils étaient plus nombreux à appuyer leurs argumentaires avec des données probantes. La plupart du temps, ils vont plutôt traiter un enjeu scientifique de la même façon qu’ils traiteraient un enjeu politique: c’est noir ou c’est blanc. Encore pire, les gens ont peur de telle affaire alors on va la mettre sur la glace.

« L’enjeu des OGM serait sans doute différent s’il y avait une culture scientifique différente » société où la science occupe une plus grande place, donc on peut dire que le public est davantage outillé sur les enjeux pointus. En même temps, [aujourd’hui] il y a tellement peu [de discussions] qu’il n’y a pas suffisamment d’outils. L’enjeu des OGM (organismes génétiquement modifiés, ndlr) serait sans doute différent s’il y avait une culture scientifique différente face à ce qu’est la génétique, un gène, un OGM. Il y

LD: Si vous me permettez, je me souviens de la lecture d’une conférence qu’a donnée Wittgenstein où il exprimait la critique selon laquelle, à travers la vulgarisation, une part importante d’un certain public aimerait croire qu’il comprend certaines choses, alors qu’il n’aurait finalement pas vraiment cette volonté de comprendre. Plutôt, il voudrait avoir le paraître de la chose. Qu’en pensez-vous?

PL : C’est un peu sévère, mais il y a évidemment un fond de vérité lié à ça; on veut tous avoir l’air plus intelligent. Ça dépend, j’imagine, de quelle définition l’on donne à «comprendre». Du point de vue, disons, d’un physicien quantique, il est clair que cela prendrait des années d’études avant de comprendre au sens où il l’entend. Par contre, lorsqu’on fait un article sur le boson de Higgs et qu’on parvient à faire comprendre au lecteur ne serait-ce qu’il fait partie de la structure du cosmos, que cette petite particule-là est responsable du fait que toutes les particules ensemble se tiennent, déjà on a aidé à faire comprendre un petit quelque chose. Bien sûr, le niveau de compréhension est très loin de ce qu’un physicien aurait, mais à mon sens c’est quand même important. De ce point de vue, ce n’est pas une totale illusion que le public puisse comprendre; dans sa tête, il a placé le boson de Higgs au milieu d’un champ d’autres particules et si jamais cela l’intéresse de creuser, cela pourra lui ouvrir une fenêtre pour lui donner un point de départ. Alors que d’autres vous diraient que la vulgarisation aide à susciter la curiosité, je pense que sa première fonction consiste à ouvrir des portes. x Propos recueillis par Simon Tardif Le Délit

le délit · mardi 30 janvier 2018 · delitfrancais.com


innovations

Dialogue: deux perspectives

innovations@delitfrancais.com

À l’heure actuelle, la question de la suppression de la neutralité du Net s’arrête aux États-Unis. Quelles en sont les potentielles conséquences et répercussions? Le Délit s’interroge.

La Neutralité du net Choisir sa toile: nous sommes tous concernés margot hutton

Le Délit

Le pack Facebook, Twitter, Instagram et Tumblr à 25$ par mois? Avec Netflix et YouTube en plus, on monte à 35$. Ai-je les ressources nécessaires pour de tels «services» en plus du pack «académique» (à savoir Minerva, MyCourses, Google, Wikipédia et autres sites web utiles dans le monde étudiant)? Détrompez-vous, ceci n’est pas le synopsis d’un nouvel épisode de Black Mirror, mais la réalité. Enfin, pour l’instant, seuls les États-Unis ont pris la décision d’abolir la neutralité d’Internet, mais combien de temps avons-nous avant que d’autres ne suivent? Avant d’en évaluer les potentielles conséquences, il est important de comprendre ce qu’est la neutralité du Net. Puisque ce concept est bien ancré dans nos mœurs, il peut sembler abstrait. Lorsque l’on souscrit à un abonnement chez un fournisseur d’Internet, peu importe lequel on choisit, on aura toujours tout notre contenu à la même vitesse, car il est impossible de favoriser certains sites au détriment d’autres selon la loi. Or, cette ère semble révolue, puisque la Federal Communication Commission (FCC) a rendu une décision lourde en conséquences le 14 décembre dernier: en abrogant les mesures prises par l’ancien président américain Barack Obama pendant son mandat qui assuraient la neutralité d’Internet. Alors, quand est-ce que les fournisseurs américains commenceront à commercialiser ces différents packages? Pour le moment, cela semble complexe, puisque de nombreux États

ont déposé une plainte commune contre le caractère arbitraire de cette décision. De plus, un nombre grandissant d’Américains utilise des proxys dans le but de contourner ces mesures. Si jamais ce projet venait à voir le jour, les conséquences pourraient même s’étendre jusqu’au Canada, car malgré la promesse faite par le gouvernement de conserver un Internet neutre, certains aspects seront plus difficiles à contrôler. Par exemple, il y a de fortes chances que les compagnies américaines haussent leurs tarifs, afin de pallier aux différents coûts qu’engendrera cette nouvelle régulation; cette hausse des prix aura également lieu au Canada. Les entreprises concernées n’auront pas d’autre choix que d’augmenter leurs prix afin de compenser les insuffisances financières liées aux nouvelles régulations. De plus, certains sites communautaires pourraient se retrouver sans les moyens nécessaires de payer pour la voie rapide, ce qui les menacerait de disparaître à long terme. Par ailleurs, il s’agirait également d’une atteinte à la liberté d’expression puisque chacun, en fonction de ses besoins, prendra le pack qui lui convient le mieux et donc les gens n’auront pas accès au contenu de la même manière. Chaque fournisseur en contrôlera l’accès comme bon lui semble et donnera l’avantage à leurs propres services au détriment des autres, ce qui pourrait créer une discrimination au niveau des médias. Alors qu’un fournisseur donnera accès au McGill Tribune, il ne sera, par exemple, pas possible de lire Le Délit dans les mêmes modalités. Dépendamment, il faudra payer les suppléments pour le pack ou aller chez un autre fournisseur. Dans ce cas, le problème sera inversé. x

Fatima Silvestro

le délit · mardi 30 janvier 2018 · delitfrancais.com

La critique de la «voie rapide» se dévoile benjamin barton

Fatima Silvestro

Le Délit

Un Internet libre par la fin du traitement privilégié des grandes entreprises qui y font obstacle: il s’agit d’un but noble que l’on doit tous soutenir. Toutefois, la brève expérience des États-Unis avec la neutralité du net suggère que la meilleure manière de l’assurer pourrait être d’abandonner cette politique dans sa forme actuelle. La neutralité du net n’a pas toujours été quelque chose d’important au sud de la frontière, souvent décrite comme «une solution cherchant un problème». Jusqu’à 2010, quand apparurent les premières régulations, les fournisseurs d’accès internet (FAI) n’étaient régulés par aucune restriction gouvernementale sur les prix de leurs services et la FCC (Federal Communications Commission) ne cite que quatre exemples de comportement anti-compétitif pendant tout ce temps. Ces proto-régulations se transformèrent en neutralité du net complète en 2015 lorsque Tom Wheeler, ancien directeur de la FCC nommé par Obama, déclara Internet service de télécommunication et donc sous l’autorité de son agence. Le manque d’abus actuel n’est pas une raison suffisante pour condamner les efforts d’empêcher les abus futurs. Cependant, il est douteux que la FCC ait l’autorité de créer de telles régulations. En tant qu’agence exécutive non-élue, son rôle n’est pas d’écrire ses propres règles, mais de faire appliquer des lois promulguées par la branche législative élue; la séparation est capitale, car le peuple devrait avoir une voix dans la réglementation de la société. La reclassification de l’Internet par Wheeler introduisit ainsi un précédent indésirable: le pouvoir exécutif, loin du citoyen et mené par le président, impose ses caprices sur la population hors du processus législatif. En effet, la neutralité du net disparut aussi vite qu’elle apparut pour cette raison, éliminée par Ajit Pai, nouveau directeur de la FCC nommé par Trump. D’un angle moins légal, si l’on permet aux FAI de prioriser du trafic venant de sites web particuliers comme Netflix ou YouTube, argumentent souvent utilisés par les sympathisants de la neutralité du net, ces entreprises pourraient accumuler trop d’influence aux dépens du consommateur. Si cela s’avérait vrai, le fait que beaucoup de ces mêmes entreprises soient favorables à la neutralité du net devrait éveiller les soupçons. En ce sens, examinons cela de plus près. Lorsqu’ils désirent établir une présence Internet, les entreprises quelcon-

ques deviennent clientes des FAI. Les FAI relaient ensuite leur contenu aux Internet Exchange Points (IXP), qui le dirige vers l’utilisateur. Google (ainsi que Facebook et Netflix), toutefois, n’est pas client d’un FAI; ils maintiennent plutôt leur propre réseau mondial lié directement aux IXP, ce qui leur permet de prioriser efficacement les données vidéos, par exemple, au-dessus des données courriels. Autrement dit, la neutralité du net réglementant les FAI n’aurait aucun effet sur le fonctionnement de Google. À l’inverse, les petites entreprises n’ont pas les moyens de maintenir leurs propres réseaux et ne peuvent donc pas légalement discriminer les types de données à des fins d’efficacité. Il semblerait qu’il s’agit d’une situation qui profiterait à une grosse entreprise cherchant à étouffer la compétition. L’alliance méprisable entre l’État et les grandes entreprises est centrale à la discussion. Celle-ci devrait être condamnable de part et d’autre de l’échiquier politique. Il est temps de reconnaître la neutralité du net telle qu’elle est présentement formulée en tant que loup déguisé en agneau. Une quête visant à conserver un internet libre devrait plutôt commencer par questionner les monopoles locaux des FAI, accordés souvent par les municipalités, et par soutenir des mesures d’ouverture du marché, telles que la libération gouvernementale des fréquences internet pour l’utilisation commerciale. Tout cela peut être fait sans la neutralité du net; nous n’en n’avons jamais vraiment eu besoin en premier lieu. x

innovations

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Culture articlesculture@delitfrancais.com

opéra

Les coutures du rêve américain

À L’Opéra de Montréal, JFK retrace une nuit pleine d’espoir avant un jour fatidique. léa bégis

Le Délit

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novembre 1963. «Jack» et «Jackie» Kennedy passent la nuit à l’Hôtel Texas de Fort Worth, la veille du jour tragique de la fusillade du président américain à Dallas. La mise en scène de Thaddeus Strassberger (Les contes d’Hoffmann, Nabucco, The Passenger) et la musique de Little et Vavrek redonnent vie à la dernière nuit de Kennedy dans une atmosphère onirique, peuplée des cauchemars et des visions inquiétantes du président et de sa femme, qui dorment dans les bras de Morphée et de ses sœurs. Le destin comme tissage L’opéra s’ouvre sur un chœur, constitué de la foule des spectateurs de Dallas, et de solistes, qui représentent le Destin. Ce dernier inclut la Fileuse, sous les traits de la femme de chambre de l’hôtel, le Mesureur, sous ceux d’un majordome, et le Coupeur du fil de la vie, mystérieux individu dissimulé dans l’ombre qui n’apparaît que dans la scène finale et qui n’est nul autre

que l’assassin du président. Ainsi est révélée dès le début la métaphore filée du destin comme tissage, dont le récit tente de montrer les coutures. Le décor, digne d’un Broadway avec ses guirlandes de lumière qui vont des murs au plafond et celles au fond qui tracent les toits de la ville, et son immense enseigne lumineuse où est écrit «TEXAS» en vert fluorescent, semble annoncer au spectateur une comédie musicale. Cependant, l’intensité dramatique de l’ouverture et l’atmosphère poignante du reste de l’opéra contredit cette première impression. Toutefois, certaines scènes à tonalité parodique apportent de la légèreté à la profondeur du spectacle. Le reste du décor est constitué d’une estrade tournante sur laquelle sont placées les différentes pièces de la suite présidentielle de l’Hôtel Texas. Le positionnement de l’estrade au centre de la scène et sa surélévation semblent symboliser la métaphore théâtrale de la représentation publique du couple présidentiel. La notion de représentation est également illustrée par la projection de films de l’époque qui montrent tour à tour le mariage du couple puis l’assassinat de Kennedy.

Le rêve américain

Clara Harris.

Le spectateur est ainsi invité à vivre la dernière nuit du président dans son intimité la plus complète, puisqu’il pénètre également dans les rêves et les visions de ce dernier, tout en étant le témoin de ses scènes conjugales. Durant cette longue nuit médicamentée, John et Jacqueline seront tourmentés par différents fantômes, à la fois contemporains et causes de leurs angoisses, et passés, tel que celui d’Henry Rathbone, témoin de l’assassinat d’Abraham Lincoln et meurtrier de sa propre femme,

L’étendue vocale remarquable de la mezzo-soprano Daniela Mack (Jacqueline Kennedy) permet à la chanteuse d’exprimer la panoplie d’émotions ressenties par le personnage avec brio. On se serait attendu à davantage de puissance de la part du baryton Matthew Worth (John F. Kennedy), mais une certaine timidité vocale témoigne à merveille de l’idée d’un président anxieux et malade. Particulièrement remarquables sont les voix de la soprano Cree Carrico (Rosemary Kennedy), dont

les aigus font sentir la détresse psychologique du personnage, et du ténor Sean Panikkar (Henry Rathbone) qui est d’une puissance surprenante. La scène finale est cependant quelque peu décevante. Toutefois, le symbole de la représentation médiatique est là, et nous rappelle à nous, spectateurs qui vivons dans un monde médiatisé, que JFK a joué son rôle jusqu’à la fin. Le metteur en scène a donc su montrer le théâtre comme indémodable quand il est présenté avec autant de raffinement artistique et de dynamisme. x

yves renaud

cinéma

Le testament de Tarkovski

Restauré, Le Sacrifice, du cinéaste Andrei Tarkovski, est en salle au Cinéma du Parc. MARgaux sporrer

Le Délit

L

e film raconte la journée d’anniversaire d’un comédien à la retraite, joué par le théâtral Erland Josephson, parti vivre avec sa famille sur une île au large des côtes suédoises. Le premier plan, la prise la plus longue de Tarkovski, montre Alexandre et son fils, muet suite à une opération, planter un arbre sec au bord de la mer. Le facteur Otto les rejoint sur sa bicyclette pour transmettre un télégramme et parler de Nietzsche. Puis, arrive Victor, le médecin qui a opéré le fils d’Alexandre, accompagné d’Adelaïde, la femme de l’ancien comédien. Tout le monde est de retour à la maison, et l’annonce d’une catastrophe nucléaire plonge les personnages dans la frayeur et l’hystérie.

et offre à Dieu le sacrifice de sa vie et de sa parole, pour que soient sauvées sa famille, et l’humanité plus généralement. Il est intéressant de se demander si ce sacrifice ne se vit pas aussi comme une libération. Par ailleurs, tout au long du film, le thème de la religion est très présent avec des symboles en abondance, comme lors du générique de début sur le tableau de Léonard De

Vinci L’Adoration des Mages avec La Passion selon Saint Matthieu de Bach en bande son. Tarkovski voit la religion comme un rituel nécessaire à la vie spirituelle. Ceci provoque une plongée dans le film plutôt mystique et envoûtante. Une sensation de pureté se dégage aussi, soulignée par un minimalisme scénographique qui met en valeur les dialogues échangés par les protagonistes.

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culture

Les images soulignent cette idée de transcendance par le jeu de la lumière et la pureté qui se dégage des longs plans berçants. Sven Nykvist est un directeur de la photographie et réalisateur suédois considéré comme un des grands cinéastes du monde. Sa particularité a été de simplifier au plus cet art en se concentrant sur ses composantes les plus élémentaires (lumière, composition, mouvement) pour atteindre un idéal de naturel. Le travail de la lumière est sa grande signature qu’il utilise pour transmettre les sensations et pour souligner les émotions des personnages. Il a fait de la lumière sa quête cinématographique. «Avec espoir et confiance»

«Un cadeau implique un sacrifice» Après cette terrifiante nouvelle, Alexandre, ressentant alors le poids de la misère humaine, prie

«J’ai étudié […] l’esthétique»

fernanda muciño

Au festival de Cannes de 1986, Le Sacrifice remporta le Grand Prix spécial du jury. Tarkovsky était malade et soigné à Paris. Il envoya son fils le récupérer. La présence du jeune homme sublima ce message

d’espoir pour l’avenir qu’Andrei Tarkovsky dédicace à son fils, Andriosha. Ce dernier film, testament du grand cinéaste russe, qui clôture en beauté la carrière d’un homme à la sensibilité unique. Cinéaste poète, il communique par symboles et part du principe que le film ne doit pas se comprendre fondamentalement, mais se ressentir plus profondément. C’est une poursuite de la vérité, une quête existentielle. Comme disait le peintre anglais Francis Bacon: «le travail de l’artiste est de toujours sonder le mystère». Ainsi, malgré quelques longueurs, Le Sacrifice reste un film extraordinairement esthétique, qui parlera davantage aux initiés qu’aux novices. L’équipe recoWmmande néanmoins à tous de se pencher sur ces sujets et, avec le scénario en tête, de se rendre au cinéma pour se confronter aux questionnements du cinéaste. C’est aussi l’occasion d’admirer le fruit de la collaboration de grands personnages des cinémas suédois et russes. x

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théâtre

Solitudes et similitudes

Retour sur l’œuvre de Koltès et son analyse des relations humaines. Marie-Hélène Perron

A

près La nuit juste avant les forêts en 2013, Brigitte Haentjens revient sur la scène montréalaise avec la mise en scène d’un second texte de l’auteur français Bernard-Marie Koltès. Dans la solitude des champs de coton est une pièce étrange au texte dense qui présente, dans une atmosphère lugubre, la rencontre d’un acheteur et d’un dealer. Confrontation et dualité À son arrivée, le spectateur voit devant ses yeux se lever la cage qui clôture les gradins où il s’assiéra. Le dispositif bi-frontal donne à la scène une allure de ring, et ce choix scénique est immédiatement révélateur de la ligne directrice selon laquelle sera abordé le texte. Tout dans la pièce est placé sous l’angle de la dualité et de l’opposition. Deux personnages, aux motivations contraires et complémentaires, se confrontent à travers des tirades équilibrées, de durée presque toujours égale, dans une langue soutenue qui n’est pas sans rappeler celle du théâtre classique. On qualifie l’œuvre de Koltès de «théâtre littéraire», et si nous éprouvons d’abord une certaine difficulté à pénétrer dans cet univers porté par les mots, rapidement le rythme du discours se fait familier. Ainsi est offerte la possibilité de comprendre le sens quasi-hermétique de toutes les métaphores et

subtilités du texte. Cependant, même si la performance de Sébastien Picard reste louable, son élocution empêche la bonne compréhension du texte à certains moments. À toutes les fioritures du discours s’oppose la scène, vide et dépouillée de tout élément de décor et sobre dans la scénographie et les costumes. La langue que partagent les deux personnages, signe de leur humanité commune, s’affronte à des mouvements presque bestiaux déconcertants, qui mettent en relief l’animalité de la rencontre avec l’autre. Les tentatives de familiarité se heurtent au désir de solitude, comme l’offre se heurte à la demande et le désir se heurte au rejet lorsque l’altérité se fait trop grande pour permettre la compréhension. Ces oppositions tâchent durement de se maintenir en équilibre. Celui-ci est sans surprise précaire, instable, et renferme à lui-seul toute la tension qui sous-tend la pièce. Tension qui ne se relâche jamais, surtout pas chez les deux acteurs, et qui insuffle à l’atmosphère une énergie lourde, étouffante et réussie. Le problème du désir C’est sans mise en contexte que la pièce débute. Si en lisant préalablement la présentation fournie, on comprend aisément que la drogue est l’objet du marchandage entre le vendeur et l’acheteur, c’est peut-être se limiter dans l’interprétation des enjeux que de s’imposer la matérialité d’une telle marchandise.

Jean-François Hétu En effet, le désir d’acquérir ou de fournir des drogues pourrait représenter aussi celui de tisser des liens avec les autres, ou, au fond, représenter n’importe quel désir. Tout le tragique repose alors dans quelque chose de plus universel: réaliser que peu importe ce que l’on cherche ou ce que l’on a à offrir, rien ne peut

fondamentalement nous satisfaire. S’il y a incontestablement apothéose vers la fin de Dans la solitude des champs de coton, le problème demeure, et les réponses restent insatisfaisantes. L’œuvre nous laisse perplexe: n’y a-t-il d’autre alternative à la solitude que la violence? x

Danse

Évasion toute en lenteur Le temps s’arrête au Théâtre Maisonneuve.

clémence auzias

Le Délit

I

l faut parfois savoir ralentir le temps et prendre le temps de vivre. C’est ce que permet de faire la chorégraphe taïwanaise Lin Lee-Chen à travers son nouveau spectacle, Résurgences Oniriques. La lenteur, la pureté mais aussi l’énergie sont au rendez-vous sur la scène du Théâtre Maisonneuve pour offrir à l’audience un spectacle hors du temps.

manque d’énergie. Au contraire, l’audience peut ressentir le dynamisme bouillonnant des danseurs, chanteurs et musiciens. Dès le commencement, une danseuse seule, presque nue, recouverte de poudre blanche et parée d’une chevelure démesurée, fait tourner sa tête et ses cheveux au son des tambours. Lee-Chen introduit au fil du spectacle les thèmes de la pureté et de la nature qu’elle continue de développer à travers chaque mise en scène.

La lenteur prend le dessus Lee-Chen crée immédiatement une ambiance lente avec l’entrée en scène de deux musiciens qui s’avancent pas à pas pour finalement commencer à jouer une musique intense. Le public, principalement américain ou européen, ne tient pas en place devant ce choc de cultures. Certains toussotent, d’autres se jettent des regards confus et tous se demandent quand le spectacle prendra son envol. Si leur idée d’un spectacle consiste en des mouvements techniques enchaînés à vive allure, ils pourront attendre longtemps; la lenteur est omniprésente et il faut apprendre à l’apprivoiser. Heureusement, dans le monde de LeeChen, lenteur n’équivaut pas à ennui ou

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Pureté et énergie Pour ce qui est de la pureté, les costumes traditionnels recouvrent très peu le corps des danseurs, et leurs mouvements restent sobres. Éclairés de manière à intensifier les contrastes de couleur, ils font surgir des enchaînements presque inhumains par leurs quelques mouvements purs et lents. Le spectacle prend un tournant quand, soudain, alors que tout est fait MICHEL CAVALCA

dans le calcul lent des mouvements, toute l’énergie jusqu’alors contenue, explose au grand jour dans une suite de mouvements tribaux, qui ressemblent à une lutte sans contact. Les danseurs tournent, crient, courent sur scène et entraînent le public dans un tourbillon d’énergie qui marque, d’autant plus qu’il est inattendu au milieu de toute cette lenteur. Si cette explosion d’énergie est de toute beauté et embarque le spectateur, il est dommage que le spectacle ne se termine pas sur cette note. En effet, il fut difficile de revenir à la lenteur passée et la fin s’est fait attendre. Si cela peut affadir la magie créée par Lee-Chen, les applaudisements et les regards du public témoignent de son émerveillement. Créer un univers hors du temps Quand les lumières se rallument c’est un véritable retour à la réalité qui se produit. C’est comme si l’audience revenait d’un long voyage, pendant lequel elle n’a pas marché au rythme de la technologie et de l’empressement constant mais plutôt à celui des tambours et des cycles de la nature. Lee-Chen offre donc quelques heures hors du temps pour s’évader du stress quotidien et s’envoler vers une atmosphère paisible. x

culture

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théâtre

Où les vies se consument

Plonger dans l’absurde, aux côtés de personnages englués dans leur destin familial. sont remplacées par Claire et Clément, deux êtres asociaux qui multiplient les rendez-vous au cinéma et amusent de leur maladresse. Enfin, Caroline prend

fanny devaux

L

a salle Jean-Claude Germain du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui paraît presque trop chargée, encombrée par un décor qui, à peine assis, nous interroge. Au fond, un rideau en papier brillant nous éblouit. Par terre, un immense dispositif floral occupe l’espace. En haut, des nuages de coton lumineux sont suspendus au plafond. Trois éléments d’un décor irréel viennent accueillir les trois premiers personnages de la pièce. Des triplées, plongées dans leur solitude chacune à un étage de leur triplex. Claudine assiste aux premiers mots de son enfant, prophétie annonciatrice d’une mort par le feu. Claudie cuisine des biscuits «qui goûtent le cul» et ment à son thérapeute pour passer le temps. Claudette accouche d’un bébé qu’elle met dans une boîte et l’envoie par la poste pour lui donner une vie meilleure. Chacune dénonce la folie de ses sœurs, et toutes scandent la phrase préférée de leur mère «j’aurais du mettre un stérilet».

solitude et de la dépression, et dessine un cercle pour remonter aux origines de sa propre absurdité. «J’aurais du mettre un sté-

«C’est toute la force d’une pièce qui nous déconcerte de par sa cruauté, puis nous emporte de par son humour et sa profonde humanité» Julie artacho Prendre le risque de l’absurde Claudine met son enfant dans une cage et la salle rit. Claudie explique la fois où elle a voulu se suicider en mettant du poison dans ses biscuits et la salle rit. Claudette raconte comment elle a passé neuf mois cloîtrée dans son appartement et la salle rit. Le texte de David Paquet, original et incisif est un fil tendu entre une cruauté froide et une humanité saillante. La mise en scène remarquable de Philippe Cyr permet à ce

monde cruellement vrai, à la fois parfaitement absurde et cohérent, d’exister entre les murs étroits de la salle. Les nuages, les fleurs et le rideau font sens puisqu’ils accueillent ces trois sœurs, qui se disent complètement folles mais dont la solitude et l’humour ramènent à des émotions douloureusement banales et familières. Triptyque familial Trois fois trois. Bientôt, Claudine, Claudie et Claudette

place sur l’énorme monticule de fleurs pour nous livrer un monologue en apothéose narrant son fantasme pour les tueurs en série. Les trois scènes de la pièce s’entremêlent et se répondent. Elles se rejoignent pour former un tout, une réflexion criante de vérité, presque douloureuse, sur la complexité des relations familiales et leur enracinement dans les tragédies individuelles vécues par les personnages. Le Brasier, texte riche et pertinent, interprété par des acteur·ice·s impressionnant·e·s de maîtrise, pose le doigt sur le nœud de la

rilet», dit la mère des triplées. A la lumière de cette phrase, ni le décor, ni les personnages, ni le texte ne nous paraissent plus absurdes. C’est toute la force d’une pièce qui nous déconcerte de par sa cruauté, puis nous emporte de par son humour et sa profonde humanité. x

LE BRASIER

Centre du Théâtre d’Aujourd’hui Mise en scène par Philippe Cyr Jusqu’au 10 février

musique

Men I Trust appelle au voyage Chaque semaine, Marine laisse vibrer les notes d’un·e nouvel·le artiste. et le groupe réussit son pari: faire «des sons doux, des mélodies calmes et des rythmes simples qui relaxent, tout en vous faisant bouger votre pied droit et votre menton en rythme».

marine idir

Le Délit

L

es débuts du groupe montréalais Men I Trust se font en 2014, autour du duo d’amis Jessy Caron et Dragos Chiriac. Dès lors, l’ambience homemade sera le mot d’ordre. La formation du groupe change à plusieurs reprises, pour finalement se centrer sur Jessy, Dragos, et la chanteuse Emma Proulx. Depuis leur premier EP Men I Trust en 2014, le groupe a déjà fait de nombreuses apparitions en festival (Festival du Jazz de Montréal, Festival d’été de Québec, M for Montreal…) et s’est produit notamment à Shanghaï et Beijing.

«La musique de Men I Trust respire la fraîcheur, l’ingéniosité et la justesse» Création(s) autonome(s)

Voyage dans le quotidien La musique de Men I Trust respire la fraîcheur, l’ingéniosité et la justesse, traits d’une génération de jeunes musicien·ne·s qui cherchent à trouver de nouvelles façons d’explorer leur quotidien.

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culture

Elles reflètent l’insouciance, la douceur et l’authenticité qui caractérisent bien souvent la jeunesse. Dans le clip du titre phare Tailwhip, on retrouve les

MEN I TRUST tumlbr Le groupe multiplie les featurings (Odile, Helena, Ghostly Kisses etc…), et plonge son audience dans des sonorités années 80 rythmées par des riffs de guitare vaporeux,

des lignes de basse entêtantes, et des synthés délicats. Finalement, les loops planants et les harmonies vocales, tantôt masculines, tantôt féminines, s’en mêlent,

Sur Headroom (2015), leur pop douce sur laquelle on se laisse volontiers aller à quelques déhanchés au ralenti côtoie des morceaux instrumentaux aux influences jazz, électro et classique (Aquarelle, Space is the Place) qui achèvent de démontrer le talent et la diversité de la palette musicale de Men I Trust. Les cousins québécois de L’Impératrice et London Grammar produisent par ailleurs eux-mêmes leurs morceaux et leurs clips. Sous-titres jaunes, femmes en mouvement, couleurs saturées, les vidéos du groupe sont épurées et sensuelles.

membres du groupe, incrustés dans des paysages québécois qui défilent, la chanteuse arborant fièrement un t-shirt «ChaudièreAppalaches», du nom de la région de la rive sud du Saint-Laurent. Men I Trust, c’est une plongée tout en douceur dans un monde de sensations, un voyage aux accents vintage qui fait l’effet d’une brise charmante et bienvenue. x MEN I TRUST En concert au Balattou 4372 Bd Saint-Laurent 15 février 2018

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ligne de fuite

Romeo mocafico

Étudiant à l’Université de Montréal

Berlin, Allemagne, juillet 2013

Désert d’Agafay, Marrakech, Maroc, avril 2017

Long Xuyên, Vietnam, février 2015

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culture

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Entrevue

«Il faut croire qu’on a notre place»

Le Délit a rencontré une membre de Milk & Bone pour parler de son expérience en tant qu’artiste. jeunes nouvelles célébrités. Pour nous, je ne peux pas dire que ça ait été néfaste, au contraire. C’est quelque chose qui est stressant, puisqu’on sent cette pressionlà. Le jeune âge n’a pas été un problème, surtout qu’on a toutes les deux commencé tôt dans ce milieu-là. Par conséquent, quand on est arrivées avec notre projet, puis quand on a commencé à s’exporter, nous avions de l’expérience, ce qui a fait qu’on savait comment les machines fonctionnaient. On sait tout le côté technique, on est intéressées, on n’arrive pas juste pour chanter sans savoir trop quoi demander. On connaît tous les aspects de notre métier, donc je pense que les gens nous prennent au sérieux en général. Et s’ils ne nous prennent pas au sérieux, moi ça ne me fait pas peur de leur faire comprendre qu’on est à notre place mais en général ça se passe très bien.

Milk & Bone font leur retour cette semaine après un premier album «Little Mourning» sorti en 2015. Le duo sera en concert au Théâtre Corona le 5 avril pour clôturer leur tournée nord-américaine. Le Délit (LD): Vous sortez votre deuxième album «Deception Bay» le 2 février, en quoi diriez-vous qu’il ressemble à votre album premier album sorti en 2015? En quoi en diffère-t-il? Laurence Lafond-Beaulne (LLB): Je pense qu’on aborde peut-être le même type de thématiques en général. On parle souvent d’échec relationnel, de déception amoureuse, de déception humaine. Mais je pense que ce qui est différent pour cet album-là, c’est la position avec laquelle on l’a fait. On a fait le premier album très à fleur de peau, on l’a fait en vivant ces émotions là, dans le moment présent. Je pense que c’est un album plus naïf, plus jeune. En vieillissant, avec le temps, on gère nos émotions différemment, donc j’ai l’impression que cela se reflète sur la position qu’on a prise sur cet album-là. Je crois qu’on élabore sur ces histoires-là, sur ces relations-là, sur ces échecs avec peut-être plus de recul, de jugement et de distance, plutôt que d’être complètement dans l’émotion en écrivant. La voix est encore au premier plan et les mélodies sont encore aussi

« J’ai remarqué que les hommes dans ce milieu-là ont une confiance naturelle beaucoup plus facile que les femmes »

« Ensemble je pense qu’on amène notre création plus loin » importantes. LD: Comment définiriez-vous votre manière travailler ensemble ? Le fait de travailler en duo stimule-t-il particulièrement votre créativité? LLB: Oui, c’est génial en fait. Le fait que l’on soit deux fait qu’on a deux esprits critiques pour une seule chanson, ce qui la pousse au plus loin et au mieux. Je pense que c’est vraiment une richesse de travailler à deux, surtout qu’on n’écrit pas exactement de la même manière. Notre son est vraiment le mélange de nos deux têtes, de nos deux influences. Ensemble, je pense qu’on amène notre création plus loin. LD: Vis-à-vis de la langue, pourriezvous expliquer votre choix de chanter en anglais dans un contexte québécois? LLB: C’est pas un choix en fait, c’est comme ça que ça sort. On s’est jamais dit «Eh, on va chanter en anglais!», on parle anglais toute les deux parce qu’on a grandi à Montréal. Pour moi être à Montréal, dans mon expérience c’est grandir dans les deux langues, même si mes parents sont tous les deux francophones. J’ai toujours été entourée d’anglais partout, la langue anglaise n’est pas loin de moi. Je pense qu’on nous demande souvent de manière à dire: «Mais pourquoi vous vous forcez pas?». Les deux, on a déjà écrit en français, on consomme énormément de littérature et de musique fran-

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entrevue

LEPIGEON cophone, ça n’a aucun rapport avec notre affiliation. Pour nous la langue française est importante, et est belle et à célébrer, mais je pense que c’est très différent quand on écrit en français. Pour nous, quand on parle de nos émotions ça sort toujours en anglais, puis quand on l’essaye en français c’est pas naturel et pas intéressant pour le moment. Au Québec je sais que ça dérange un peu plus, mais il y a des choses que tu peux pas contrôler dans la création ou dans l’art. Je crois que c’est important de tout questionner, mais il y a des choses qu’il faut écouter et accepter.

« Quand on parle de nos émotions ça sort toujours en anglais » LD: Comment vivez-vous et avez vécu le fait d’être deux filles jeunes dans le monde de la musique? LLB: Je pense qu’en général on a été chanceuses, ou que ça s’est bien passé. On a quand même pas mal d’expérience dans ce milieu-là, donc je pense que les gens ont confiance en nous. Je pense que le travail le plus difficile qu’on ait eu à faire est un travail sur nous, un travail de confiance. En notre talent, en nos outils, pour avoir confiance en nos idées et les défendre. J’ai

remarqué que les hommes dans ce milieulà ont une confiance naturelle beaucoup plus facile que les femmes, du fait qu’ils occupent tous des positions beaucoup plus hautes que les femmes car ils ont eu des modèles depuis longtemps. Moi, j’ai commencé tôt dans ce milieu et j’avais pas beaucoup de modèles à suivre. Par conséquent, même quand tu «fais un peu plus ton trou», t’as moins confiance, le syndrome de l’imposteur est encore là et j’essaie encore de m’en libérer. Tout le monde me dit autour de moi quand je réussis à en parler (du syndrome de l’imposteur, ndlr) que c’est complètement absurde car pour eux dans leurs têtes je suis un exemple. C’est beaucoup de choses dans nos têtes, il faut travailler sur la conscience et croire qu’on a notre place et que notre talent est réel. On a beaucoup parlé de ça et on s’est forcées à parler de nos idées, à les assumer et à les défendre. C’est pas que les garçons autour de nous nous empêchaient de le faire, c’était quelque chose de personnel mais qui vient du fait que ce milieu-là est un milieu majoritairement masculin. LD: Votre âge a-t-il été un problème à un moment de votre parcours? LLB: Je ne crois pas. Je crois que quand t’es une femme dans ce milieu là, plus t’es jeune plus on est content, ce qui est un peu inquiétant pour le futur. C’est difficile de vieillir dans ce milieu, l’image est très importante, on adore les

LD: Comment envisagez-vous l’avenir de votre groupe et votre futur en général? LLB: On espère toujours le mieux, c’est difficile de savoir. En fait tu peux rien savoir. Idéalement, je pense que je peux parler pour nous deux, je pense à deux choses en ce moment. Ce serait de pouvoir toucher le plus de gens en spectacle, de pouvoir aller rejoindre notre public le plus possible dans leurs villes. Pour nous, jouer live, est vraiment quelque chose qui est précieux, de connecter avec les gens, de les rencontrer après le spectacle, c’est très spécial. On le fait le plus possible, sur le plus de territoires possibles. On espère pouvoir aller découvrir d’autres territoires. Une autre chose qui serait merveilleuse dans un futur proche, c’est que les lois sur le streaming deviennent plus sévères puis qu’on arrive à faire plus d’argent avec ce projet là. En ce moment avec le streaming, c’est vraiment difficile de vivre, voire impossible, en faisant rien d’autre à côté. Pour les gens qui nous regardent, tout le monde est très étonné quand on leur dit ça, mais c’est important d’en parler. On se déplace, il y a des gens, tout ça coûte énormément d’argent. On a des millions de plays sur nos chansons, mais c’est pas beaucoup de milliers dans nos poches au final. On espère que cela va changer dans un futur proche. x

Propos recueillis par Lara Benattar & Grégoire Collet

Le Délit

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