Édition du 23 janvier 2018

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Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill

Mardi 23 janvier 2018 | Volume 107 Numéro 13

On grince depuis 1977


Volume 107 Numéro 11

Éditorial

Le seul journal francophone de l’Université McGill

rec@delitfrancais.com

rédaction 3480 rue McTavish, bureau B•24 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6784 Rédactrice en chef rec@delitfrancais.com Mahaut Engérant

Sauvons les médias communautaires et indépendants mahaut engérant, Simon Tardif et Antoine milette-gagnon Le Délit

L

es médias nous font vibrer de leurs chants distincts; qu’il s’agisse de géants commerciaux, de radio communautaire ou encore de presse étudiante, la pluralité des médias fait résonner une douce mélodie. Certes, toutes ces voix ne bénéficient pas de la même longueur, mais leurs notes sont toutes complémentaires et apportent une richesse unique à la scène médiatique. Cependant, cette harmonie — pour poursuivre dans le champ lexical de la musique — perd en richesse lorsque l’une d’entre elles vient à disparaître, à s’évanouir dans le silence. Justement, il semblerait qu’un chant de plus en plus monotone se soit fait entendre ces dernières années. En effet, selon le Local News Research Project, 234 journaux, radios et presse digitale auraient disparu depuis 2008. En ce sens, le cas de CIBL, radio communautaire montréalaise ayant vu le jour en 1980, est particulièrement pertinent. Souffrant d’une situation financière difficile depuis de longues années, l’administration de la station a mis à pied la totalité de ses employés le 5 janvier dernier. Le Conseil d’administration de la radio justifia à ceux-ci qu’il était financièrement impossible pour la radio de continuer à opérer. Cette même administration se targue d’espérer pouvoir offrir des solutions qui permettrait de relancer CIBL, tout en assurant sa viabilité sur le long terme. Faisant preuve d’une audacieuse initiative et d’une grande force de mobilisation, les employés ont affirmé leur volonté de se battre pour la survie de la radio. Dans une lettre ouverte publiée le 8 janvier, ils y réitèrent l’importance d’un média tel que le leur: «La parole alternative qu’elle [CIBL] propage est un rempart essentiel dans une société où la polarisation s’enracine et où l’information locale de qualité s’émiette». En effet, dans un entretien avec Le Délit (p. 16), Julien Poirier-Malo, porte-parole du mouvement de mobilisation, soulignait l’importance d’une pluralité des voix médiatiques, qui assure un équilibre entre acteurs commerciaux, communautaires et publiques.

Dans cet esprit des choses, nous ne pouvons nous permettre d’oublier l’importance de ces médias indépendants et communautaires; des médias tels que CIBL, ou encore nos journaux et radios étudiant·e·s, ces mêmes organes qui sont les poumons de notre scène médiatique, font carburer notre démocratie. Ils offrent une plateforme aux voix marginalisées et leur approche critique des enjeux incarnent les clefs de voûte de nos communautés. Qu’il soit question de CKUT, la radio mcgilloise, ou du Link, le journal étudiant de Concordia, tous ont pour mandat d’élever des voix et des idées qui sont souvent absentes de la presse généraliste. Cette semaine, avec son dossier spécial sur la liberté d’expression (p. 8-10), Le Délit vous propose une mise en contexte, certes particulière, mais tout de même engageante face à cette problématique. La pluralité des voix, la liberté d’expression: ces problématiques soulèvent des questions qui, étrangement ou non, ressurgissent périodiquement dans notre société. Loin de renoncer face à cette éternelle récurrence, il est de notre devoir à tous de demeurer droits et dignes. En effet, à une époque où la presse est assiégée par de nouvelles contraintes, la liberté d’expression dont jouit les médias indépendants est un atout indéniable et restitue cette participation communautaire si vitale à l’expression libre et continue. Pour l’heure, ayant nous-même vu notre survie mise en danger lors d’un référendum d’existence le semestre dernier, nous tenons à réitérer plus que jamais l’importance de sauver ces voix indépendantes et nous soutenons sans conditions la mobilisation des employé·e·s de CIBL. Nous saluons leurs efforts. Chacun·e·s d’entre nous a un rôle à jouer dans l’évolution de la scène médiatique contemporaine. Ainsi, il ne serait guère avisé de sombrer dans l’indolence d’une société qui pleure la perte de ses médias locaux sans pour autant agir dans le but de les sauver. Plutôt, il nous incombe de rappeler au public «qu’il est possible de devenir membre de CIBL, de s’impliquer comme bénévole, de participer au rayonnement de la station sur les réseaux sociaux et de soutenir les éventuelles opérations de financement qui seront déployées». Que résonnent haut et fort ces voix libres et multiples! x

Actualités actualites@delitfrancais.com Lisa Marrache Antoine Milette-Gagnon Margot Hutton Culture articlesculture@delitfrancais.com Lara Benattar Grégoire Collet Société societe@delitfrancais.com Simon Tardif Innovations innovations@delitfrancais.com Louisane Raisonnier Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Nouédyn Baspin Coordonnatrices visuel visuel@delitfrancais.com Alexis Fiocco Capucine Lorber Multimédias multimedias@delitfrancais.com Béatrice Malleret Coordonnatrices de la correction correction@delitfrancais.com Éléonore Berne Léandre Barôme Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnatrice réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Dior Sow Événements evenements@delitfrancais.com Madeleine Gilbert Contributeurs Sara Boushra, Audrey-Frédérique La, Isis Paley, Alexandre Zoller, Marc-Antoine Gervais, Vincent Lafortune, Benjamin Burton, Frédéric Limoges, Eva-Meige Mounier, Pierre Gugenheim, Elise Covo Couverture Capucine Lorber Alexis Fiocco

bureau publicitaire 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 0E7 Téléphone : +1 514 398-6790 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard & Geneviève Robert The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Inori Roy n Conseil d’administration de la Société des Publications du Daily Yves Boju, Marc Cataford (Chair), Marina Cupido, Mahaut Engérant, Ikram Mecheri, Taylor Mitchell, Inori Roy, Boris Shedov, Rahma Wiryomartono, Xavier Richer Vis

2 Éditorial

L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavant réservés, incluant les articles de la CUP). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal.Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).

le délit · mardi 23 janvier 2018 · delitfrancais.com


Actualités actualites@delitfrancais.com

À l’asso de l’actu McGill accueille une nouvelle association: l’Organisation de la Francophonie à McGill (OFM). Cette association a pour but d’aider à la diffusion de la langue française au sein de notre université. À travers des activités durant tout le semestre, l’organisation veut permettre aux mcgillois de se réunir autour de la francophonie et découvrir de nombreux aspects de la culture francophone.x

À suivre... L’administration de Valérie Plante abolit les quotas de contravention pour la ville de Montréal, répondant ainsi aux demandes des syndicats policiers. Les bonus versés à la SPVM à l’émission des contraventions seront également supprimés. Cependant, le prix des contraventions augmentera, mais Benoit Dorais, président du Comité exécutif, n’a pas précisé leur nouveau montant. x

Les mots qui marquent « Je crois qu’il est important de rappeler que les étudiants sont plus que seulement des étudiants »

Le chiffre de la semaine

12$

À partir de 1er mai, le salaire minimum au Québec passera à 12$ de l’heure. Cette augmentation de 75 centimes bénéficiera à 352.900 salariés, c’est à dire 214.300 femmes et 138.600 hommes. Grâce à cette augmentation, le Québec sera la province canadienne avec le troisième salaire minimum le plus haut. x

soulignait Ebby Crowe, commissaire à la Santé Mentale de l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM, ou SSMU en anglais, ndlr) dans le cadre de la semaine de conscientiation de la santé mentale. Pour en savoir plus sur cette semaine et sur la santé mentale à McGill, rendez-vous page 7. x

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actualités

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Montréal

Pas si

que ça!

«Pourquoi #Moiaussi? Parce qu’il est temps que la honte change de camps» Martine Delvaux.

A

u cours des dernières années, le nombre de demandes d’aide contre les agressions sexuelles ait considérablement augmenté. Cependant, beaucoup des femmes et des filles qui osent dénoncer reçoivent une réponse négative, que ce soit de la part des médias, des collègues de travail ou des membres de familles qui les accusent de jouer aux victimes, a souligné Maude Chalvin, coordonnatrice au Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS), lors de la manifestation des femmes qui a eu lieu ce samedi 20 janvier à Montréal. Contre les agressions sexuelles Devant les quelques centaines de personnes rassemblées à l’esplanade de la Place des arts, Chalvin a également rappelé le mot-clic qui circulait il y a quatre ans #AgessionsNonDénoncées, qui met en lumière le fait qu’on ne peut pas se fier au système judiciaire pour avoir une idée de

l’ampleur des agressions sexuelles. Il n’y a que 5 % des agressions sexuelles qui sont répertoriées et qui font l’objet d’une plainte devant un tribunal, 95 % des agressions passent sous silence, et parmi les 5 % connues, seulement 3 sur 1000 vont se solder en une condamnation. Des statistiques accablantes qui appellent au changement et à la lutte. Selon l’intervenante, une agression sexuelle n’a lieu que lorsqu’il y a rapport de pouvoir. Elle ne se produit pas dans une situation d’égalité, où il n’y a pas de vulnérabilité ou de dépendance. Les femmes en situation de handicap, isolées dans une société en manque d’accessibilité universelle, trop souvent en situation de dépendance et dont la parole est communément remise en question, sont d’ailleurs celles chez qui il y a le plus haut taux d’agressions sexuelles. Une lutte contre les agressions sexuelles équivaut donc à une lutte contre les rapports de pouvoir et les inégalités dans notre société.

Dénonciations Lors de cet évènement, Maude Chalvin était l’une des militantes à prendre la parole pour dénoncer le sexisme et la violence — qu’elle soit sexuelle ou de toute autre nature — commise contre les femmes. En solidarité avec le mouvement #MoiAussi, Marlihan Lopez, représentante de Black Lives Matter et Montréal Noir, ainsi que Vivan Michel, présidente de Femmes autochtones du Québec, ont tour à tour parlé des femmes de leur communauté et des difficultés auxquelles elles font face. Martine Delvaux, pro-

fesseure, romancière, essayiste et féministe, a affirmé que les femmes ne jouent pas aux victimes et qu’elles ne veulent plus être des victimes. Natalie Provost, une des survivantes de la tuerie à la faculté Polytechnique, a souligné ne pas avoir été victime de violence sexuelle, mais d’une violence certainement sexuée dirigée contre les femmes. Sandra Wesly, de l’organisation Stella, représentante des travailleuses du sexe, a rappelé que certaines femmes ne peuvent pas se joindre au mouvement #MoiAussi de peur des représailles, comme les travailleuses de sexe, les femmes

racisées ou les immigrantes, au risque de déportation. Elle a aussi déclamé que le travail du sexe est un travail comme un autre, et que tous ceux et celles qui le pratiquent, trop longtemps exclu·e·s du féminisme, ont droit à la protection, à la solidarité et au respect de leurs droits en tant que travailleurs·euse·s et en tant qu’êtres humains. Ne pas oublier les femmes qui ne peuvent pas parler et qui ne peuvent pas se présenter à la manifestation était une des réclamations principales des militantes, car c’est surtout pour elles que la lutte a lieu et qu’elle doit continuer. x

« Les femmes ne jouent pas aux victimes et ne veulent plus être des victimes »

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le délit · mardi 23 janvier 2018 · delitfrancais.com


article écrit par boushra sara

Le Délit

photos prises par alexis fiocco

Le Délit

« Il n’y a que 5% des agressions sexuelles qui sont répertoriées, 95% des agressions passent sous silence, et parmi les 5% connues, seulement 3 sur 1000 vont se solder en une condamnation » montréal

Montréal et le harcèlement sexuel, ça en est où? Nouveau code d’éthique de la Ville pour dénoncer le harcèlement sexuel. audrey-fréférique lavoie

L

e mouvement #MoiAussi (#MeToo en anglais, ndlr) a résonné aux oreilles des conseillers de ville et du comité exécutif de la Ville de Montréal. Au cours des dernières semaines, les élus de notre métropole ainsi que les services juridiques ont travaillé fort sur la révision du Code d’éthique et de conduite des membres du Conseil de la Ville et des conseils d’arrondissement pour y ajouter de nouvelles politiques sur le harcèlement. Le Conseil de ville est aussi sujet, comme toutes nos institutions politiques, à des comportements qui peuvent altérer la qualité d’un climat de travail harmonieux et respectueux. Un vent de changement Cathy Wong, présidente du Conseil de Montréal, appuie ce vent de changement. Elle trouve le code d’éthique désuet à ce sujet et insiste sur le fait que les membres du Conseil ne sont aucunement protégés par des politiques par rapport à cette question de harcèlement sexuel, psychologique et physique. La présidente spécifie aussi qu’aucu-

ne politique ne couvrait les relations de pouvoir que les élus ont avec les membres du personnel politique. «À notre connaissance, Montréal est la première des 10 grandes villes de plus de 100 000 habitants du Québec à inclure des dispositions relatives au harcèlement dans le code d’éthique des élus», a précisé Patrick Lemieux, porte-parole de l’Union des municipalités du Québec, la semaine passée à Radio-Canada. Sanctions à venir Ce nouveau règlement prévoit aussi des sanctions lorsqu’il y aura inconduite, traduit à la Commission municipale du Québec. Toutefois, selon l’opposition, le code d’éthique de la Ville ne permettrait pas facilement l’enclenchement des enquêtes s’il y a inconduite sexuelle. Selon Lionel Perez, chef de l’opposition, le code devrait redéfinir «inconduite sexuelle» pour que ce terme inclut aussi «harcèlement, attouchement et tout autre comportement répréhensible». Ces politiques doivent être bien composées afin de protéger les victimes et d’ouvrir le système politique muni-

cipal face à cette question essentielle et urgente. De plus, la mairesse Valérie Plante a clairement et publiquement appuyé le projet et la déclaration #EtMaintenant de Léa Clermont-Dion et Aurélie Lanctôt qui a pour objectif la poursuite de la lutte contre les agressions sexuelles et ainsi, en arrière plan, la libération de la femme. Ce mouvement a, entre autres, inspiré les démarches du Conseil cette semaine. Les répercussions mcgilloise Connor Spencer, vice-présidente aux affaires externes de l’Association étudiante de l’Université McGill, nous a donné son opinion face au possible impact de ce mouvement et du changement des mentalités face à cet enjeu, à McGill. La v.-p. pense en effet que ce mouvement apportera une nouvelle vie au mouvement #MoiAussi. Le nouveau mouvement #EtMaintenant est en effet fort intéressant car il ouvre une nouvelle aire de négociation plus québécoise et francophone. La v.-p. affirme que de par son côté plus positif, intersectionnel et nuancé, #EtMaintenant pourrait ouvrir la porte à de nouvelles voies et actions. x

Prune Engérant

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le délit · mardi 23 janver 2018 · delitfrancais.com

actualités

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Semaine de la santé mentale

Entrevue avec Ebby Crowe

Rencontre sur la Semaine de conscientisation de la santé mentale.

L

e Délit est parti à la rencontre d’Ebby Crowe, Commissaire à la santé mentale de l’Association des étudiants en premier cycle de l’Université McGill (AÉUM, ou SSMU en anglais, ndlr), pour receuillir des informations sur la Semaine de conscientisation de la santé mentale. Le Délit (LD): Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la Semaine de conscientisation de la santé mentale? Ebby Crowe (EC): Les priorités de cette semaine sont de sensibiliser [les étudiant·e·s] ainsi que de les informer des services auxquels ils ont accès. Toutefois, un autre objectif de l’évènement est d’offrir des moyens créatifs pour permettre aux étudiants de prendre eux-mêmes soin de leur santé mentale. LD: Y’a-t-il des nouveaux ateliers offerts cette année comparativement aux années précédentes? EC: Chaque année est différente selon les intervenants présents. Cette année, l’accent est mis sur l’art créatif. Typiquement, McGill est une université plutôt axée sur les sciences et les étudiants ont tendance à se concentrer sur leurs performances. Nous voulions nous éloigner de cette tendance et offrir des ateliers plus créatifs. Par exemple, nous avions un atelier d’art-thérapie avec une thérapeute pratiquant au Québec.

alexis fiocco

[…] Comme indiqué dans l’atelier Mental Health 101, il semblerait que les étudiants de McGill aient un peu plus de difficulté avec l’anxiété que d’autres institutions universitaires. LD: Parlant d’anxiété, pouvez-vous commenter la déclaration d’Olivier Dyens sur la non-nécessité d’avoir une semaine de lecture à l’automne pour améliorer la santé mentale des étudiants? EC: […] Je crois que la déclaration qu’il a faite démontre une certaine incompréhension par rapport à la réalité quotidienne à laquelle les étudiants font face. Je crois qu’il est important de rappeler que les étudiants sont plus que seulement des étudiants. […] Les étudiants ont plusieurs facettes qui n’impliquent pas nécessairement McGill. Je crois que la déclaration montre une incompréhension face à l’aspect multidimensionnel des étudiants. LD: Pouvez-vous expliquer quelle est la différence entre les services offerts par l’Association étudiante et ceux offerts par McGill? EC: [Les commissaires]sont engagés par l’AÉUM. Nous sommes des étudiants et non pas des praticiens. L’une des grosses parts de notre travail est la sensibilisation. Nous aidons les étudiants à planifier des rendez-vous avec le service approprié. Nous recevons également

Propos recueillis par Antoine milette-gagnon Le Délit les plaintes des étudiants et nous les adressons aux réunions du McGill Services Board. […] LD: Comment le fait d’avoir séparé les services de santé mentale en Counseling Service et en Psychiatric Service améliore les services aux étudiants? EC: […] Je crois que cette année est un challenge puisque c’est un peu une année intérimaire. En effet, le précédent système a été divisé dans une manœuvre pour réunir tous les services de santé sous le Student Wellness Hub d’ici septembre 2018. Le but est de permettre aux étudiants de se présenter à un bureau unique qui regrouperait tous les services de santé. […] LD: Comment croyez-vous que la semaine de conscientisation de la santé mentale change la perception des problèmes de santé mentale à McGill? EC: En organisant [ce genre] d’évènements, nous voulons propager le message comme quoi il est possible pour les étudiants de prendre en main leur santé mentale. C’est un travail quotidien et il y a plusieurs façons d’y parvenir. […] Nous encourageons également les étudiants à venir nous parler durant nos heures de bureau pour nous faire savoir comment nous pouvons améliorer les services offerts. x

semaine de la santé mentale

L’écrasante omniprésence

Retour sur une discussion au sujet de l’impact du milieu universitaire sur la santé. margot hutton

Le Délit

D

ans le cadre de la Semaine de conscientisation de la santé mentale, une discussion a eu lieu le mardi 16 janvier 2018 sur le thème de la santé mentale dans son rapport avec le milieu universitaire. Cet évènement fut l’occasion d’un dialogue entre les étudiants et les représentants administratifs. De ce côté étaient présentes Ebby Crowe, déléguée pour la Santé Mentale de l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM, SSMU en anglais, ndlr), et Isabelle Oke, v.-p. aux affaires universitaires de l’AÉUM, mais aussi impliquée dans la campagne «Know Your Rights », partenaire avec la Semaine de conscientisation de la santé mentale pour cet évènement. Du chemin à faire Articulée autour du rôle que joue l’université sur la santé mentale de ses étudiants, la discussion invitait les étudiants à partager leurs impressions sur le sujet. Il en est ressorti principalement que l’équilibre entre le travail, la vie sociale, les soins personnels et l’uni-

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ACTUALITÉS

versité était difficile à maintenir compte tenu de la pression ressentie par les étudiants à McGill, qu’elle soit due au fait d’être entouré par des étudiants brillants ou au stress lié aux nouvelles responsabilités. L’accent a été mis sur le fait que les services proposés par McGill peuvent être décourageants, notamment vis-à-vis du délai pour obtenir un rendez-vous, mais aussi sur l’attitude des psychiatres. Certain·e·s étudiant·e·s ne se sentent pas à l’aise face à eux, les trouvant trop distants et manquant de compassion. Aussi, les membres de la discussion ont évoqués l’attitude des professeurs, jugeant que certains désavantagent les élèves par la non-utilisation des enregistrements des lectures et par le fait de placer leur intérêt personnel avant celui des étudiant·e·s. Il a été souligné qu’ils devraient être plus sensibles à ce qu’il se passe dans leurs amphithéâtres, car leur attitude peut avoir une énorme influence sur la relation que l’étudiant·e a avec l’université. Pour Ebby Crowe, le but de ce type de discussion est d’être sûr «que les étudiants soient au courant de ce qu’il se passe au niveau administratif pour ensuite disséminer cette information pour que plus d’étudiants

soient sur la même longueur d’onde par rapport à ce qu’il se passe», car c’est le seul moyen pour permettre aux choses d’avancer. Aussi, il a été affirmé qu’une centralisation des divers programmes d’aide à la santé mentale sur le campus permettrait de faciliter le cheminement de l’étudiant·e à travers les différents organismes. Le dernier mot à l’administration La discussion s’est terminée sur le sujet de la potentielle semaine de relâche d’automne. Ce n’est encore qu’un projet, car cela engendrerait beaucoup de contraintes pour l’administration mcgilloise d’après Isabelle Oke qui, avant de lancer le sujet, a expliqué aux étudiant·e·s présents le fonctionnement de l’administration de l’Université. Instaurer cette semaine reviendrait à rallonger le semestre, ce qui engendrerait des coûts financiers supplémentaires et une coupure problématique des examens de mi-session (ce qui est déjà le cas avec la relâche d’hiver). Enfin, certains administrateurs ne croient pas que cette nouvelle semaine de relâche améliorerait la santé mentale des étudiant·e·s. x

Luce Engérant

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Monde francophone AMÉRIQUE

AFRIQUE

FRANCOPHONE

HAÏTI

FRANCOPHONE

La campagne Fech Nestanaw («Qu’est-ce qu’on attend?» en français, ndlr) lancée le 3 janvier dernier est à l’origine de nombreuses mobilisations sociales dans différentes villes du pays. Ce mouvement revendique l’abrogation de la nouvelle loi sur le budget 2018, cause d’une flambée des prix de services de base. Après qu’une manifestation à Tébourba ait dégénéré le 8 janvier, causant la mort d’un manifestant, 41 mineurs de 13 à 19 ans ont été interpellés dimanche 14 janvier. Au total, ce sont plus de 930 manifestants qui ont été arrêtés lors de ces mouvements de protestation. x

TUNISIE

CÔTE D’IVOIRE

Suite aux propos du président américain Donald Trump insultant Haiti et plusieurs nations africaines de «pays de merde» (shitholes en anglais, ndlr), des citoyens haïtiens indignés organisent une manifestation qui sera menée le 22 janvier devant l’Ambassade des États-Unis à Port-Au-Prince. Cette «Marche de la dignité nationale» se veut «pacifique, citoyenne et non-partisane». x

Texte écrit par Isis Paley Infographie realisée par Béatrice Malleret

ÉGYPTE

Après deux ans de négociations entre l’Égypte, le Soudan et l’Éthiopie, un accord a enfin été signé mardi 20 septembre, officialisant le choix de deux entreprises françaises pour mener une étude d’impact du Grand Barrage de la Renaissance Éthiopienne (GERD), la future plus grande centrale hydroélectrique d’Afrique. Les présidents égyptien et éthiopien s’étaient rencontrés au Caire en avril dernier afin d’éviter un conflit potentiel sur le sujet du Nil. Bien que les projections prévoient la fin des travaux pour début 2019, cette étude de 11 mois rétablira, selon Mutuma Mikasa, ministre éthiopien de l’eau, de l’irrigation et de l’énergie, la confiance entre les pays impliqués. x

Moïse Lida Kouassi, ancien ministre de la Défense du gouvernement de Laurent Gbagbo, a vu son procès ouvrir lundi 15 janvier devant la cour d’assises d’Abidjan. Détenu depuis 2014, il est accusé de «complot contre l’autorité de l’État». Le commandant Jean-Noël Abéhi, également membre du Ministère de la Défense sous le président Gbagbo et proche de celui-ci. Abéhi a lui été jugé avec onze co-accusés sur preuve de multiples rencontres à Abidjan ayant pour but d’organiser un renversement des autorités du pays. Tout comme Kouassi, Abéhi avait fui au Ghana après la chute de Laurent Gbagbo et les 3000 victimes de la crise post-électorale de 2010. x

QUÉBEC

On ne meurt qu’une fois…

Une conversation sur l’état actuel de l’aide médicale à mourir au Québec. Alexandre Zoller Le Délit

É

taient présents pour en parler la Dr. Jocelyn Downie, professeure de droit et d’éthique dans le domaine de la santé à la faculté de droit Schulich de l’Université Dalhousie, le Dr. Alain Naud, médecin au CHU de Québec et professeur à la faculté de médecine de l’Université Laval et Me. Jean-Pierre Ménard, avocat exerçant depuis plus de trente ans qui s’est fait particulièrement remarquer au cours de sa carrière pour ses dossiers en lien avec le domaine médical. L’évènement, qui était organisé par le Medical Student Study Group on PhysicianAssisted Dying, la Revue de droit et de santé de McGill et l’Association des étudiants en droit de McGill, s’est déroulé lundi dernier au New Chancellor Day Hall. Faire le point : deux ans de pratique Le Dr. Alain Naud est le premier à prendre la parole. Il connait bien l’euthanasie. Il a eu l’occasion de la pratiquer à plusieurs reprises. «Tout commence avec le formulaire de demande», devant être

signé de la main du patient devant trois témoins précise-t-il. «Le premier témoin doit être un professionnel de santé […], ce ne doit pas être obligatoirement un médecin […], et les deux autres [témoins] ne doivent être ni de la famille du patient ni impliqués dans son traitement ». Il se lance alors dans une description des dernières heures précédant le décès du patient: «J’arrive toujours une heure avant pour rassurer le patient [et dire] que je suis là, que je ne vais pas être en retard. On ne peut pas être en retard quand il s’agit d’un moment en lien avec la mort. Je rencontre toujours la famille aussi, c’est important […]. Je leur explique ce que je vais faire, ce qu’ils vont voir […]. On redemande ensuite au patient s’il n’a pas changé d’avis, c’est un des critères». Après avoir laissé au patient du temps avec sa famille pour ce dernier moment de communion, il revient cinq minutes avant l’heure prévue: «Quand le patient est prêt, il me dit: ‘’Allons-y’’ et je débute les injections […]. Le premier produit permet d’endormir le patient. Le second sert à lutter contre l’irritation provoquée par le premier produit. Le troisième est un anesthésiant général […], le quatrième

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provoque l’arrêt des muscles et donc de la respiration […], mais au bout [de l’injection] du troisième produit, le patient a déjà arrêté de respirer». Un problème de conscience? Dr. Naud ajoute qu’il est tout à fait compréhensible que certains médecins ne soient pas à l’aise avec la mort, évoquant même un problème de conscience pour certains. Il insiste toutefois sur le fait que le médecin a le devoir de trouver une solution pour son patient qui demande l’aide médicale à mourir. À ce propos, Jocelyn Downie présente des chiffres frappants. D’après une étude, seuls 22% des médecins auraient réellement un problème de conscience, les 78% restants refusant en raison de «la culpabilité qu’ils ressentiraient, le manque d’expertise, la peur de la stigmatisation par ses pairs et le fait que ce processus prenne trop de temps». Toujours sur la même voie, Jocelyn Downie adresse un problème important qui est le manque d’accès à l’aide médicale à mourir, allant même jusqu’à comparer certains cas à des «histoires d’horreurs», faisant

référence à des patients ayant le droit de bénéficier de cette pratique, souhaitant mettre fin à leurs souffrances […] et qui pourtant en sont empêchés. Me. Ménard rappelle cependant que les hôpitaux publics au Québec pratiquent tous l’aide médicale à mourir. Les propos du Dr. Downie rappellent à quel point la vie est devenue difficile pour ces personnes voulant bénéficier de l’euthanasie. D’après le portail santé du gouvernement du Québec, les exigences requises sont les suivantes: «être assuré au sens de la Loi sur

l’assurance maladie; être majeure; être apte à consentir aux soins; être en fin de vie; avoir une situation médicale qui se caractérise par un déclin avancé et irréversible de ses capacités; éprouver des souffrances physiques ou psychiques constantes insupportables et qui ne peuvent être apaisées dans des conditions jugées tolérables». Alors que, l’évènement prend fin, tout le monde semble avoir porté un grand intérêt au sujet qui n’en demeure pas moins sensible, comme souvent lorsqu’il est question de la fin de vie. x

capucine lorber

actualités

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Société

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societe@delitfrancais.com

opinions

La démarche artistique et littéraire doit être sensible aux méfaits de l’appropriation. Marc-Antoine Gervais

Le Délit

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a liberté d’expression permet aux artistes et auteurs de produire des œuvres sur les sujets qui les inspirent et de donner libre cours à leur créativité. Ces dernières années, le discours pourfendant l’appropriation culturelle a connu un essor fulgurant. Si, auparavant, le concept était connu uniquement des cercles universitaires, il fait désormais partie du débat public. Il convient donc de s’y attarder, de prendre connaissance de son rapport avec la liberté d’expression des artistes et auteurs. Tension majeure Avant de s’attaquer aux enjeux qui entourent l’appropriation culturelle, il importe de bien définir le concept. Selon le professeur Gaudreault-DesBiens, il «désigne l’emprunt non autorisé qu’effectue un membre d’une culture donnée, le plus souvent dominante, de modes d’expression, de styles littéraires ou visuels, […] ou d’un savoir-faire quelconque, qui sont généralement associés à une culture autre que la sienne, le plus souvent dominée». L’appropriation culturelle produit des «ersatz», ou des imitations médiocres, qui perpétuent les stéréotypes au sujet des cultures dominées. Ces dernières peuvent alors être privées du pouvoir de se définir elles-mêmes, et elles peinent parfois à être entendues en société. Fille du colonialisme, l’appropriation culturelle implique une dépossession de l’identité des groupes touchés, qui perdent le contrôle sur l’expression de leur culture. Les cultures autochtones feront ici l’objet de mon analyse. Les détracteurs de l’appropriation culturelle revendiquent la censure des artistes et auteurs «appropriateurs» de traits distinctifs autochtones. À mon avis, l’interdiction d’utiliser des éléments propres à une culture autochtone n’est ni possible légalement ni souhaitable. Cela dit, le discours sur l’appropriation culturelle a un mérite certain, et doit instiguer chez les auteurs comme chez les consommateurs une réflexion sur la valeur morale des œuvres. Dans notre société démocratique, les gens ont le droit de s’exprimer, sous réserve de limites très circonscrites liées aux propos haineux. Ce droit de nature juridique s’accompagne néanmoins d’un devoir, moral celui-là, de prendre conscience de la portée de son discours. Pour

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les auteurs, la diffusion d’une œuvre usurpant des composantes distinctives des cultures autochtones a son lot de conséquences. Comme l’explique le professeur Gaudreault-DesBiens, les biens culturels et intellectuels des autochtones possèdent souvent un caractère sacré. La production artistique doit se faire conformément au modèle traditionnel, qui limite l’individualité de l’artiste. Un faux pas risque de rompre le lien qui unit le peuple à son Créateur, à la terre sacrée, et à son mode de vie traditionnel. Les périls d’écarts à la tradition sont accrus lorsqu’un étranger à une communauté reprend un thème sacré. Par ailleurs, les œuvres empruntant des éléments distinctifs des cultures autochtones véhiculent souvent des conceptions stéréotypées des peuples représentés malgré eux. Avant de diffuser leurs créations, les auteurs doivent connaître ces répercussions sur les cultures autochtones, qui ont été, rappelonsle, victimes d’un ethnocide. Qu’ils le veuillent ou non, ils sont des agents dans le processus de réconciliation entre les peuples autochtones et la société canadienne.

tère essentiel à leur métier; le CAC a fait preuve de circonspection pour trouver une solution au problème sans tarir les sources de créativité artistique. Jamais intégralement nouvelles, les œuvres intègrent toutes des idées issues de créations antérieures. C’est avec un domaine public riche en idées utilisables que la créativité fleurit, permettant aux artistes d’innover et de transcender les normes actuelles.

l’auteure Angie Abdou a consulté des Autochtones pour s’assurer de l’authenticité de son récit et de ses personnages. Accédant aux demandes qu’ils lui ont présentées, elle a dû modifier, voire réécrire des passages complets de son histoire. Ensuite, elle a obtenu l’assentiment du conseil des aînés de la nation Ktunaxa avant la publication de son roman.

Une approche nouvelle au Conseil de l’art du Canada Depuis septembre 2017, le Conseil de l’art du Canada (CAC) a adopté une nouvelle politique encadrant l’octroi de subventions. Les artistes qui «mettent en scène des éléments distinctifs» des cultures autochtones doivent dorénavant démontrer qu’ils ont fait preuve de respect et de considération à l’égard des autochtones dans la création de leurs œuvres. Aucune procédure n’est officiellement imposée, mais les nouvelles exigences éthiques

Fernanda Muciño

« Fille du colonialisme, l’appropriation culturelle implique une dépossession de l’identité des groupes touchés, qui perdent le contrôle sur l’expression de leur culture » requièrent des «démarches d’échanges authentiques et respectueux» entre les artistes et les peuples autochtones concernés. La solution du CAC est empreinte de bon sens, mitoyenne entre l’interdiction des emprunts et le laisser-aller total. Cette «juridicisation» d’une certaine protection contre l’appropriation culturelle permet de promouvoir à la fois le respect des cultures autochtones et le droit constitutionnel à la liberté d’expression. Pour les artistes, le droit de s’exprimer revêt un carac-

Tous les emprunts ne sont pas répréhensibles Au nom de l’appropriation culturelle, certaines personnes réprouvent systématiquement l’usage de personnages autochtones dans les histoires des romanciers et dramaturges. L’exemple du roman In Case I Go met en évidence l’excès de zèle qui entoure parfois les condamnations d’appropriation culturelle. Dans la rédaction de son œuvre parue en septembre 2017,

En dépit de l’approche dialogique et de l’absence de plaintes quant au contenu de l’œuvre, plusieurs ont taxé In Case I Go d’appropriation culturelle, notamment parce que Angie Abdou prend la place que devraient occuper les écrivains autochtones. Si le contenu autochtone est occulté, la solution n’est pourtant pas de crier à la censure: l’objectif réel, c’est que les auteurs autochtones jouissent de plus de liberté de s’exprimer publiquement. On peut y parvenir par le truchement d’un appui étatique supplémentaire.

Cette critique illustre la pression à laquelle doivent faire face les auteurs consécutivement à une application hégémonique de l’appropriation culturelle. Dans notre société pluraliste, il importe de ne pas condamner tout emprunt fait par la culture dominante, à plus forte raison lorsque la démarche est respectueuse. Autrement, une fracture identitaire résulterait de cette cloison séparant les cultures. Le commentateur Jonathan Kay a bien résumé l’effet de la critique de In Case I go: les auteurs blancs ne pourront qu’écrire des histoires avec des personnages blancs, sous peine de vives vociférations publiques. Ne négligeons pas l’apport des échanges bilatéraux entre les cultures pour rapprocher les gens. Je suis toujours fasciné par le pouvoir rassembleur que possède le langage. Dans un environnement multiculturel, il se forme souvent un idiome, une sorte de langue vernaculaire propre à une communauté qui se fréquente régulièrement. J’ai fait partie d’un groupe multiethnique où s’est développé un idiome qui, sur une base française, incluait aussi des mots et locutions anglais, arabes, et créoles. Loin d’être perçu comme de l’«appropriation», l’idiome rassemblait et unifiait plutôt les membres de cette microculture qui partageaient une expérience commune. Une telle communautarisation d’un lexique souligne l’appréciation de l’apport culturel de chaque individu; elle permet ainsi de tisser des liens, de transcender les différences culturelles et ethniques. Sans renier leur identité sociale originelle, les membres du groupe bâtissent une strate identitaire commune qui s’accompagne du développement d’un sentiment d’appartenance à la communauté. Souvent, la porosité des frontières interculturelles se révèle être déterminante dans la poursuite de l’objectif de cohésion sociale. En conclusion, le droit des artistes et auteurs de s’exprimer librement dans leurs œuvres doit demeurer prépondérant dans notre société démocratique. Néanmoins, la démarche artistique et littéraire devrait témoigner d’une sensibilité toute particulière à l’authenticité du contenu emprunté à des cultures comme celles des peuples autochtones. Si les détracteurs de l’appropriation culturelle font souvent des critiques légitimes, il faut tout de même se garder d’ériger des remparts qui séparent étanchement le contenu culturel propre à chaque groupe. Il en va du rapprochement entre les cultures de notre société pluraliste. x

le délit · mardi 23 janvier 2018 · delitfrancais.com


Liberté d’expression

Les polémistes sont nécessaires à toute société se voulant au-devant du progrès. Vincent Lafortune

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ouvent vus d’un œil noir et réprobateur, les polémistes font partie intégrante de toute société où le discours public jouit d’une entière — ou presque — liberté. Bien qu’étant un terme couramment utilisé, définissons tout d’abord ce que nous entendons par «polémiste» afin de dresser un portrait fidèle de ces maîtres de la controverse qui nous permettra ensuite de préciser davantage l’utilité sociétale de cette figure emblématique de la périphérie intellectuelle. Un polémiste est, le plus souvent, un écrivain ou un journaliste —ou les deux— qui tient des convictions sociales, politiques ou idéologiques en marge de celles qui forment l’opinion publique. Le polémiste opère souvent avec panache et finesse en publiant des textes provocateurs habilement écrits et, parfois, en s’exprimant ouvertement sur la place publique par l’entremise, entre autres, de différents réseaux sociaux aujourd’hui à notre disposition. Le polémiste se doit, pour sa propre survie intellectuelle, de maîtriser de fond en comble l’art de la rhétorique et de soutenir ce qu’il avance par l’usage adroit de preuves qu’il sélectionne souvent avec une forte dose de cherry-picking. Le polémiste est donc une figure de l’extrême, qui se retrouve aux plus lointaines extrémités de la droite ou de la gauche sans jamais —ou très rarement — concéder quoi que ce soit à ses adversaires idéologiques. Pour se faire une idée concrète du polémiste par excellence, voyons l’exemple d’un personnage dont le Québec a fait la charmante rencontre —c’est le cas de le dire— il y a de cela trois années. Éric Zemmour, polémiste par excellence Bien que toute société occidentale ait son lot de penseurs des lisières, la France, tout particulièrement, compte parmi ses rangs des figures aussi uniques que fascinantes. Éric Zemmour est difficilement contournable en la matière, et son introduction au public québécois restera longtemps dans les annales. Rappelez-vous, il y a trois ans, Anne Dorval et Xavier Dolan se retrouvaient sur le plateau d’On n’est pas couchés lors de leur tournée médiatique pour la promotion de Mommy. Quelle fut la réaction de Dorval en entendant les quelques propos de Zemmour,

également invité ce soir-là — et ancien chroniqueur de l’émission même —, sur le mariage homosexuel! L’actrice n’a pas hésité à partager sa consternation avec le polémiste et s’en est suivi une brève, mais retentissante altercation lors de laquelle Zemmour n’a pas manqué d’insulter sans gêne Anne Dorval en lui confirmant, entre autres, que «logorrhée» était bel et bien «français» faisant

et le fait avec une rhétorique des plus malignes. Excellent orateur, habile écrivain et muni d’une implacable confiance: tout est de mise pour un des plus fervents représentants d’une certaine droite intellectuelle en France. Et malgré des condamnations judiciaires et des réprimandes fusant de toute part, Zemmour est régulièrement invité sur les plateaux de télévision, est journaliste au

« Car oui, la polémique vend. Elle vend beaucoup. Et tant mieux » BÉATRICE MALLERET

Un mal nécessaire? Il est tout à fait normal de se demander quel est l’apport réel du polémiste à notre société actuelle. Est-il vraiment nécessaire de s’exposer à tant de propos controversés sur les sujets les plus sensibles qui constituent les enjeux contemporains auxquels les sociétés font face? Ne s’agit-il pas d’une simple distraction nuisible qui n’a pas lieu d’être? Bien que ce ne soit pas chose plaisante, le polémiste est d’une importance de premier plan pour une société qui arbore le progrès comme raison d’être. Il soulève des questionnements et des enjeux souvent bien dissimulés derrière une autocensure sociale qui, pourtant, n’est pas garante d’un consensus universel. En sacrifiant en quelque sorte son statut social, le polémiste enflamme la scène publique et la fait réagir grâce à ses déclarations souvent choquantes et déconcertantes. Même si la réaction première se veut en être une de colère et de lynchage public comme c’est souvent le cas, le polémiste nous offre cependant

Mais comment faire pour s’approprier les propos d’un polémiste? Évidemment cet article n’a pas pour but d’être prescriptif, mais voici quelques idées tout de même. À la lecture d’un polémiste, le discernement semble être un prérequis indispensable. Déjà, être conscient de la nature du texte et de son auteur est un bon point de départ et permet de faire la part des choses. La polémique, et en l’occurrence le polémiste, peut créer un effet rassembleur puissant comme on le voit ces jours-ci avec, par exemple, l’alt-right et les Milo Yiannopoulos de ce monde. Il est important, je pense, de ne pas céder à la tentation d’adopter la rhétorique, aussi convaincante qu’elle soit, du polémiste. La vie sociale est une collection de compromis et de nuances et il me semblerait plus légitime que les propos des polémistes altèrent la teinte de vos propres idées qu’elles les remplacent complètement par un arrêté catégorique sur des enjeux sensibles et complexes. Il serait bien triste de succomber à ce que le polémiste décrie lui-même: le fanatisme.

« L’exercice de réfutation qui s’organise en réponse aux propos du pamphlétaire permet de combattre les dogmes [... ] »

« Le polémistes est, en effet, l’infirmier qui administre le vaccin contre le dogme » allusion, on le suppose, à la qualité du discours oral de l’actrice —qui était à ce moment, on le comprend, abasourdie. Même s’il s’agissait — à ma connaissance — de la première victime québécoise de Zemmour, la France est «choyée» de la «poésie» de Zemmour depuis plusieurs années déjà. Éric Zemmour est le polémiste par excellence. Réactionnaire, antiféministe, contre le mariage homosexuel, il incarne une certaine droite dure

le délit · mardi 23 janvier 2018 · delitfrancais.com

Figaro et est auteur de plusieurs essais et romans best-seller. Car oui, la polémique vend. Elle vend beaucoup. Et tant mieux. Certes, ce qui diverge de la normalité a toujours fasciné les esprits, même si ce n’est que par pur divertissement, mais il y a beaucoup plus bénéfique à la polémique que la simple enflure des coffres. Le polémiste est, en effet, l’infirmier qui administre le vaccin contre le dogme. Voyons ensemble pourquoi.

un précieux cadeau sous forme de tâche: il requiert une réponse argumentée et raisonnée sur les raisons de son égarement — si tel est le cas, bien sûr. Ainsi, le polémiste bouscule le processus de banalisation des valeurs sociales et remet constamment en question nos idées préconçues des normes et des règles sociétales. Conséquemment, l’exercice de réfutation qui s’organise en réponse aux propos du pamphlétaire permet de combattre les dogmes et de renforcer et justifier les croyances déjà établies si celles-ci s’avèrent, évidemment, vraies et justes. Outre cette possible solidification des valeurs communément acceptées, le polémiste n’a pas nécessairement tort sur tous les fronts et alors, par la loi qui régit le progrès, il incombe au discours populaire de modifier ses arguments et ses conclusions sur le sujet débattu. Comment lire un polémiste? Il est possible de repérer rapidement un polémiste si l’on se fie aux quelques caractéristiques mentionnées plus haut. Après quelques articles, essais ou prises de parole, il est assez clair qui des chroniqueurs en porte l’étiquette.

Évidemment, chacun est propriétaire de son opinion et si l’intégralité des propos des polémistes résonne avec vous, il est en votre droit de les adopter. Par contre, l’histoire nous montre que l’humain ne s’est jamais, à quelques exceptions près et souvent temporaires, contenté d’une position extrême et qu’un milieu balancé, mais conscient des extrêmes, est le plus souvent favorisé. Par ailleurs, l’indignation est une réponse naturelle à tout propos qui se veut diamétralement à l’encontre des valeurs que nous chérissons le plus. Toutefois, cette indignation se doit d’être passagère, car éblouissante et incapacitante, elle devient un outil de plus pour l’auteur des dires que vous aurez jugés controversés et lui permettra tout simplement d’enfoncer le tison dans la plaie que vous lui présentez. En somme, il semble davantage adéquat de privilégier une approche nuancée et conciliante. Bien qu’elle puisse sembler arborer des allures utopiques, il m’apparaît qu’elle offre une ligne directrice efficace qui permettrait une optimisation bien nécessaire du discours public. x

société

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DOSSIER SPÉCIAL

Opinion

Erreur 403: Expression interdite

La liberté n’est jamais plus qu’à une génération d’internautes de l’extinction. Benjamin Barton

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vec 3,5 milliards de recherches par jour, Google domine le marché des moteurs de recherche. Malgré sa singulière capacité d’unification, ramenant toutes les informations du monde à portée de main, l’entreprise attire sa part de détracteurs. Son plus notable opposant est James Damore, ingénieur logiciel licencié en août 2017 pour son mémorandum détonnant sur l’echo chamber idéologique omniprésente chez Google. Damore fut fouaillé pour ses critiques concernant la discrimination positive à l’embauche, l’ignorance des «différences biologiques» entre homme et femme par rapport aux carrières STIM et au regard d’une culture hostile à la libre expression; maintenant, il intente un recours collectif contre la compagnie en citant la discrimination et ses politiques de censure. Au regard de cela, Google rejette les allégations et entend se battre en justice. Il s’agit d’un dossier qui remet en question avec force la place de l’industrie technologique dans une société libre. Que l’on soit en accord ou non avec l’avis de Damore, le contenu de sa plainte de 161 pages est choquant: les captures d’écran des canaux internes de Google révèlent l’utilisation de listes noires contre les employés ayant exprimé des avis dits de droite, la dissuasion des promotions des hommes blanc et même l’approbation de la violence politique. En cela, il faut noter que la discrimination à l’emploi en fonction de la race, du genre, et de l’affiliation politique est illégale en Californie, là où est basée l’entreprise. En ce sens, toujours selon Damore, des propos choquants furent tenu: «Si tu as peur de discuter des valeurs conservatrices [chez Google], peut-être est-ce une bonne chose», dit un employé; «C’est totalement raisonnable de s’attendre à une réponse [physiquement] violente à l’expression de propos haineux», dit un autre. Une autre personne est même allée jusqu’à proposer que certaines recherches associées à des études universitaires soutenant les thèses de Damore soient censurés, rappelant ainsi les accusations de censure de longue date dont fait l’objet Google concernant son moteur de recherche. Le dossier de Damore contre Google marque ainsi le destin criard d’un avenir où nos sources principales d’information, censées être objectives et fiables, seront perverties par des biais incontesta-

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bles. En conséquence de quoi, il semble clair que les pratiques internes et externes de Google font l’objet d’une certaine concomitance qui devrait nous inciter à la méfiance. L’étendue du problème Si l’on en croit Robert Epstein, chercheur à l’ American Institute for Behavioral Research and Technology in Vista, Google Search, n’est pas le seul service spécialisé en technologie accusé d’entretenir une culture de censure: Twitter fait face à des allégations de shadow banning et de ciblage injuste relatif à des comptes associés à la droite, tandis que YouTube se trouve entraîné dans

tous quand ces technologies s’enracinent profondément dans nos vies, dans de telles dispositions. Pourtant, tous ces cas ont un dénominateur commun: un sous-ensemble de dirigeants aux bonnes intentions portant a priori la supposition que la libre expression devrait être restreinte afin de protéger des groupes historiquement sousreprésentés. Cette idée attribue d’abord la sous-représentation à l’oppression sociale et rabaisse conséquemment ceux qui sont perçus comme les oppresseurs, souvent en limitant leur parole ou leur liberté d’agir selon leurs principes. Or, non seulement cette conclusion ne va pas de soi, mais elle efface aussi une bonne

« Il n’est pas nécessaire d’être conservateur pour voir qu’une culture de censure peut rapidement devenir une culture de la restriction à l’information » une action en justice en rapport avec la prétendue démonétisation arbitraire de PragerU, une chaîne intellectuelle conservatrice. Par ailleurs, Facebook fut accusé d’avoir accepté de l’argent pour des publicités reliées à des livres conservateurs tout en n’ayant pas disséminé les annonces de ceuxci, tandis qu’Amazon fut le sujet d’une controverse à propos de son assistant personnel intelligent Alexa, qui aurait supposément donné des réponses unilatérales à des questions politiques. Il n’est pas nécessaire d’être conservateur pour voir qu’une culture de censure peut rapidement devenir une culture de la restriction à l’information et donc de comprendre à quel point il est dangereux pour

partie des voix minoritaires qui ne sont pas en accord avec cette analyse. Par exemple, Marlene Jaeckel, ingénieure logiciel et contributrice au Google Developer Group, refusa d’exclure des garçons de ses cours bénévoles chez Women Who Code; peu après, elle fut physiquement expulsée d’un évènement des Google Women Techmakers et radiée de l’entreprise, selon elle en raison de ses avis prétendument «très nuisibles à l’égalité des genres». Le roi est alors nu: même les expériences des minorités, que l’on proclame protéger, peuvent être ignorées quand elles ne s’accordent pas avec les axiomes de la culture de censure.

Venez et raisonnons Malgré tout, il y a quelques mesures que l’on peut adopter afin d’encourager de nouveau la libre expression dans l’industrie technologique. Les plus nobles parmi nous boycotteront les services qu’ils considèrent répressifs; quelques plateformes se soulèvent déjà pour satisfaire cette demande: Gab.ai se présente comme l’alternative à Twitter en étant centré sur une politique de non-censure, alors que DuckDuckGo défie Google en ne conservant pas l’historique des recherches (et ainsi ne permettant aucun filtrage des résultats selon ce dernier). Quelques autres porteront plainte, ce qui aura le précieux effet, même s’ils n’obtiennent pas de succès, de forcer les entreprises accusées à clarifier leurs politiques publiquement, afin que la société puisse être à même de formuler ses propres jugements bien informés. Encore, d’autres préconiseront la régulation gouvernementale de ces compagnies, une stratégie qui pourrait s’avérer utile pour la protection de la vie privée (l’Union européenne oblige quant à elle Google, citant le «droit à l’oubli», à retirer des liens contenant des informations sur des citoyens quelconques s’ils le demandent). Toutefois, dans ce cas précis, le rôle du gouvernement peut facilement être dépassé et l’on est à risque de simplement remplacer les censeurs du secteur privé par ceux du secteur public: par exemple, la Cour suprême du Canada a statué par le passé que le gouvernement canadien peut exiger le blocage des résultats non seulement au pays, mais aussi mondialement; de l’autre côté du globe, une recherche Google reliée au «massacre de la

place Tian’anmen» en Chine ne nous présentera pas grand-chose, étant donné les lois entourant la censure dans ce pays. Devant un tel scénario, il convient de demeurer vigilant. Néanmoins, soyons honnête: la plupart de nous n’arrêteront pas d’utiliser un service comme celui qu’offre Google, même si l’on pouvait démontrer que la totalité des accusations de Damore sont avérées; comme pour toutes les technologies révolutionnaires, la technologie qu’offre Google est simplement trop pratique. On ne peut plus revenir en arrière. Les cultures d’entreprise sont en aval de la culture générale et la seule manière de créer un changement durable est de refortifier la compréhension et l’appréciation d’une culture saine et ouverte, ce qui imprégnera lentement mais sûrement certaines de nos institutions. C’est pourquoi, ce changement durable doit s’accompagner d’une critique adressée à des intellectuels tels que Herbert Marcuse, pour qui la tolérance idéale consiste en l’«intolérance contre les mouvements de droite et la tolérance envers ceux de gauche». Avec une telle conception des choses, il apparaît fort difficile d’empêcher les dérapages; peut-être est-ce même ce qui ronge à la source ces compagnies. Avec ce germe philosophique s’accompagne une censure qui n’augure rien de bon. La vérité n’est pas le panache d’une partie du spectre politique et il nous incombe à tous de le souligner.

« La vérité n’est pas le panache d’une partie du spectre politique » En ce sens, nous devons avouer que le tort est possible chez tous et c’est pour cela qu’une culture ouverte au débat des idées est capitale. On ne peut s’approcher de la vérité qu’en accumulant les contributions nourries au sein d’une grande diversité des idées. L’introduction nouvelle de la technologie dans nos sociétés, établissant des liens mondiaux auxquels jusqu’à tout récemment l’humanité n’avait pas eu accès, devrait nous encourager à élargir nos horizons, être braves face aux nouvelles idées et aiguiser nos épées en poursuivant le bon, le beau, et le vrai. Nous ne devrions pas être satisfaits par rien de moins. x

le délit · mardi 23 janvier 2018 · delitfrancais.com


innovations C’est un match! innovations@delitfrancais.com

Tinder: complément, ou substitut de la rencontre «in real life»? louisane raisonnier

Le Délit

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es nouvelles technologies et réseaux sociaux font désormais partie intégrante de la vie de chacun·e et ont modifié nombre de nos habitudes. Certains vont même jusqu’à transformer nos relations amoureuses, comme le site de rencontres Tinder, qui a immédiatement convaincu des milliers d’utilisateurs. Le succès de Tinder est dû à sa simplicité, sa facilité d’accès et d’utilisation. Il suffit de télécharger l’application sur son téléphone intelligent et d’aimer ou non les abonnés d’un simple swipe. Si deux personnes ont un intérêt commun ou réciproque, alors il s’agit de ce que Tinder appelle un match. Rapidité, sans réel engagement ou effort, ni communication physique, telles sont les raisons qui justifient l’utilisation de Tinder. Il n’y a plus besoin de s’engager, de chercher, de rencontrer, de s’ouvrir aux autres dans l’espoir de découvrir enfin l’âme sœur. Il est désormais possible d’entamer les prémices d’une relation, voire de faire ses courses sentimentales via le Web. Être à la fois visible et invisible Dans It’s Complicated: The Social Lives of Networked Teens, Danah Boyd établit les quatre caractéristiques principales des réseaux sociaux qui sont, selon elle, à l’origine de leur succès. Tout d’abord, la persistance, qui représente la durabilité du contenu mis en ligne; puis la visibilité, signifiant que les réseaux peuvent amasser un nombre infini et illimité d’usagers, chose qu’on pourrait difficilement atteindre dans la vie réelle. Ensuite, l’auteur évoque la capacité de propagation des informations en ligne, ce qui montre la facilité avec laquelle l’information peut y être partagée, avant d’aboutir sur la vaste recherche que permettent les nouveaux réseaux, applications et Internet en général. Ces quatre piliers du Web 2.0 s’appliquent directement à Tinder. En effet, lorsqu’un profil y est créé, à moins d’être désactivé par son utilisateur, celui-ci restera inscrit pour une durée indéfinie sur l’application, ou plus généralement sur le Web lui-même, comme le souligne la caractéristique de la persistance. De plus, la capacité de recherche et de propagation de l’information sur ce genre d’application laisse à l’utilisateur·rice l’impression de pouvoir y trouver exactement ce qu’il attend parmi une gamme presque infinie de choix. De par quelques photos et une courte description, il peut sélectionner un partenaire selon des critères qu’il n’oserait

peut-être pas définir explicitement dans la réalité. De même, la «visibilité» de Tinder permet à l’abonné de développer de l’intérêt pour certaines personnes auxquelles il n’aurait pas particulièrement fait attention en temps normal. Avec le principe du match, on lui laisse croire qu’il a réussi à trouver celui ou celle qui lui correspond. De plus, l’anonymat proposé par Tinder se veut rassurant pour l’utilisateur. En effet, si un individu «aime» le profil d’une personne, cette dernière n’en sera avertie que

émotions peuvent être transmises par des émoticônes, de la même manière que l’amour peut se trouver en un clic. C’est ce que présente Tinder: aujourd’hui, il n’est plus nécessaire d’interagir directement avec la personne puisque la plateforme s’en charge. L’internaute a pour unique rôle de créer et gérer son identité numérique. L’individu est dès lors confronté à un dilemme, notamment sur la part de son identité qu’il choisira de mettre en avant, ou s’il

capucine lorber si elle aime réciproquement son profil, laissant ainsi la possibilité à quelqu’un de peu sûr de se protéger derrière son écran, tel un bouclier masquant ses insécurités. Le principe de pheménologie Mais le fait de se cacher derrière un écran laisse entrevoir un certain danger. Dans Body, Bernadette Wegenstein montre que la technologie remplace progressivement nos corps comme moyen premier d’interaction. Après avoir parlé de psychanalyse, l’autrice décrit ce qu’elle appelle le principe de phénoménologie, qui laisse supposer, contrairement aux revendications de Freud et Kant, que le corps est un moyen de communication entre les âmes. De par la parole, les gestes, et les expressions, il sert d’intermédiaire. Néanmoins, Wegenstein souligne qu’à partir du 21e siècle, un phénomène principal empêche cette phénoménologie: la mécanisation, ou plus généralement les machines. Elle déclare: «l’histoire de la science cognitive au 20e siècle agit comme une désincarnation progressive. Le corps humain n’est plus la base de l’esprit, et certains scientifiques conçoivent même un avenir dans lequel le corps sera abandonné au profit de la numérisation». En effet, avant l’apparition de l’intelligence artificielle, des téléphones intelligents et du Web 2.0, les corps servaient d’intermédiaires entre différents cerveaux, pensées et idées. Désormais, les réseaux sociaux et diverses applications remplacent le besoin du face à face et d’interactions «corps à corps». Des

le délit · mardi 23 janvier 2018 · delitfrancais.com

optera pour une altération totale ou partielle de la réalité. Pour se démarquer, chacun cherchera à mettre en lumière ses atouts, vrais ou faux d’ailleurs, comme le veut cette mode «d’autopromotion» sur la toile depuis l’instauration du Web 2.0. Dans Branding the Post-Feminist Self , Sarah Banet-Weiser évoque la promotion de soi. Elle dépeint les capacités technologiques d’Internet et explore les possibilités créatives alimentant les stratégies de l’autopromotion. À l’instar de Banet, Foucault évoque «la technologie de soi». Il s’agit selon lui de l’ensemble des pratiques ou méthodes permettant aux individus d’effectuer des modifications sur eux-mêmes dans le but d’obtenir un certain état de bien-être voire de bonheur. Il peut s’agir de modifications esthétiques avec la chirurgie, économiques, ou encore sociales. Depuis le 21e siècle, il s’agit de plus en plus de modifications ou de projections de soi par le biais d’Internet, où la recherche de visibilité, est comme l’auteur le souligne, «plus que jamais une pratique normative», rejoignant ainsi l’argument de Boyd sur la visibilité évoquée supra. De la même manière, sur Tinder, chacun utilise ce qui lui semble être le mieux ou le plus original pour se démarquer, bref sortir du lot, toujours à son avantage. En quête d’authenticité Rechercher à être le plus «authentique», selon des normes imposées par les réseaux sociaux pour se mettre en avant afin de déclencher une réaction positive,

telle est la quête du Graal pour avoir le maximum de chances de séduire. Ce phénomène de recherche d’approbation sur Tinder est poussé à son paroxysme lorsque

ayant aimé et partagé les mêmes choses que vous sur Facebook, et qui ont de surcroît des amis en communs, sont plus susceptibles d’apparaître d’abord dans votre

« Dans un monde ou tous se ressemblent, l’application permet une certaine autopromotion qui n’est pas sans risque » certains utilisateur·rice·s avouent s’être inscrits, non pas pour rencontrer quelqu’un, mais pour voir s’ils pouvaient plaire. Par le nombre de matchs engendré, leur estime d’eux-mêmes remonte et ainsi ils se débarrassent de leurs insécurités. Dans son article I Click I post and I Breathe, Pham examine d’une façon critique les potentialités de ce qu’elle appelle la «vanité virtuelle». Elle y examine les pratiques d’autopromotion, décrites comme simples manifestations du narcissisme numérique, et plus généralement de la nouvelle culture d’égocentrisme provoquée par les réseaux sociaux qui sont en réalité bien plus complexes. Tinder illustre ce phénomène à son paroxysme. En effet, sa nouvelle fonctionnalité permet à ses utilisateur·rice·s de laisser l’application se charger d’optimiser leurs profils, pour les rendre plus attractifs. Le concept de «téléphone intelligent» prend tout son sens: l’apparail choisit la photo qui lui semble la plus attirante. Celle qui rapportera le plus de matchs sera mise en avant sur le profil de l’utilisateur·rice et les autres photos seront ordonnées. Ces nouvelles fonctionnalités montrent la superficialité de l’application. Pham met en exergue ce principe en insistant sur le fait que les sites de rencontres et autres pratiques autopromotionnelles vaniteuses servent à des besoins sociaux, tel le besoin de reconnaissance évoqué par le sociologue Maslow. D’un point de vue algorithmique Enfin, une analyse de l’algorithme de Tinder nous permet de constater que les profils qui sont mis en avant sont ceux de personnes nous ressemblant, celles partageant les mêmes centres d’intérêt et ayant souvent des amis en communs avec les utilisateur·rice·s. Ceci s’explique par le fait que l’application est connectée directement avec Facebook et récupère ainsi toutes les données que l’utilisateur·rice a inscrites depuis la création de son compte Facebook. Toutes les données mises sur Facebook sont ensuite utilisées par Tinder qui construit un profil avec les intérêts partagés et utilise ces données pour construire son algorithme. Ainsi, les personnes

base de recherche. Ceci reflète ce que Jennifer Whitson évoque dans son écrit Foucault’s fitbit, à savoir que nous sommes transformés en données, en information pure, notre data double. Notre data double analyse nos comportements, nos intérêts, ceux des autres, et tente ensuite d’y découvrir des corrélations avant d’influencer notre comportement. Une recherche plus poussée nous permet de découvrir que l’application se charge de mettre une note au profil de chaque utilisateur, selon le nombre de likes, ou de matchs que celui-ci reçoit quotidiennement. Les utilisateurs ayant la même note que vous, ou presque, apparaitront alors dans votre base de recherche. Ce qui explique pourquoi les utilisateurs que Tinder juge «très attirants», n’auront le choix que parmi des gens tout aussi attirants. Notre société d’information par excellence se transforme donc en société de surveillance. En effet, nos informations personnelles sont surveillées et répertoriées afin d’être utilisées. Ceci engendre une désincarnation des corps: nous sommes moins représentés par notre enveloppe corporelle que par les données que nous laissons sur la toile. Ce point de vue rejoint celui de Wegenstein qui, elle aussi ,déclarait qu’au 21e siècle, nos corps sont remplacés par la numérisation. Force est donc de constater que les réseaux sociaux transforment nos habitudes à la racine. L’exemple de Tinder nous prouve que l’homme attend autant voire plus de la technologie que des rapports in real life (dans la vie réelle, ndlr). L’application devient ainsi le substitut de véritables échanges et rapports. Et pour cause, sa visibilité, sa facilité de recherche et de diffusion des informations d’autrui sont les piliers de son succès international. Nous pouvons en conclure que Tinder dépeint plusieurs aspects d’une société qui utilise la technologie comme projection de soi. Dans un monde où tous se ressemblent, l’application permet une certaine auto promotion qui n’est pas sans risque. Le recours à Tinder et globalement aux sites de rencontres, entraîne en effet une vanité virtuelle et plus généralement une déshumanisation de l’individu, qui se voit remplacé par ses données, son data. x

innovations

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lm

Culture

Janvier 2018 Spéciale théâtre

articlesculture@delitfrancais.com

théâTre

Scapin continue de surprendre

Le TNM entame 2018 avec l’un des plus grands classiques du répertoire français. LOuisane Raisonnier

Le Délit

J

usqu’au 10 février, le Théâtre du Nouveau Monde n’aura jamais aussi bien porté son nom. Avec Les Fourberies de Scapin, l’une des pièces les plus célèbres du théâtre français, Carl Béchard et André Robitaille nous font redécouvrir le génie de Molière sous un angle neuf.

PHOTO THÉâtre DU nouveau Monde

Une esthétique (re)travaillée La mise en scène reprend à la perfection l’univers aux multiples facettes de Molière. Jeux d’ombres et de lumières, effets visuels et sonores hilarants, costumes aux couleurs aussi flamboyantes que subjuguantes: tous les éléments étaient présents pour nous faire redécouvrir l’univers du dramaturge. La pièce allie subtilement style de l’époque et modernité avec des tissus en jeans et des chaussures de ville. La mise en scène était également rendue plus fluide par quelques coupures dansantes et musicales, toujours empreintes du même

CRÉDITS PHOTO THÉâtre du nouveau monde dynamisme que donnaient à voir l’ensemble de la troupe durant ces deux heures de spectacle. Entre trompeurs et trompés C’est donc dans un décor haut en couleurs et raffiné qu’apparaît un Scapin vif, alerte et convaincant. L’acteur et metteur en scène André Robitaille

incarne avec énergie le rôle de ce domestique dont la ruse n’a d’égal que la malice. Maniant tous les registres et jonglant entre une dizaine de voix différentes, le comédien réussit à mettre en exergue la subtilité de ce texte, qui offre, sous ses airs comiques, une critique sous-jacente de la Cour au temps du dramaturge.

Ce «Scapin en baskets» incarne toujours l’indémodable figure rebelle que l’on peut encore retrouver dans la vie courante. Il a l’esprit effronté ainsi qu’un sens personnel de la justice qui le pousse à se charger lui-même de la rendre. En ce qui concerne les autres personnages, ils furent également convaincants. Le

rôle de Géronte, joué par Benoît Brière, était époustouflant. Géronte est un personnage au rôle exigeant, et sur lui repose une grande partie du comique de la pièce. Pourtant, par des mimiques hilarantes, un petit brin de folie et un enchaînement habile de la gestuelle, Benoît Brière incarne l’avare Géronte avec une facilité étonnante. Le second père trompé, Argante, joué par Patrice Coquereau, poussait à son paroxysme le ridicule de la bourgeoisie. Coquereau rend donc hommage à Molière, qui ridiculise ouvertement la bourgeoisie dans ses pièces, en nous livrant un Argante simple d’esprit, naïf et sensible à la flatterie. Le metteur en scène a donc su montrer le théâtre de Molière comme indémodable quand il est présenté avec autant de raffinement artistique et de dynamisme. x LES FOURBERIES DE SCAPIN Au Théâtre du Nouveau Monde Mise en scène par Carl Béchard Jusqu’au 10 février

Warda, de Québec à Babylone Le Théâtre Prospero vous propose la Mille-deuxième Nuit. Pierre Gugenheim

Le Délit

À

peine assis sur les gradins du Théâtre Prospero, l’écrivaine Anneleen Van Der Bruggen, auteure fictive née

CrÉDITS photo Alessia CONTU

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culture

irlandaise, nous envoie un monologue en flamand et disserte de la vie en fumant ses cigarettes. À deux mètres à peine du premier rang, on peut dire que ce premier personnage nous cueille à froid. Der Bruggen finit par avoir pitié de nous et s’essaie à l’anglais, puis au français. Multilingue, la pièce nous fait aussi voyager: Bagdad-Paris-Londres-AnversQuébec en 1h30. «Warda» est une production belgo-québécoise, née de l’association de l’auteur Sébastien Harrisson et du metteur en scène Michael Delaunoy. Réunissant respectivement le directeur de la salle «Le Rideau de Bruxelles» et celui de la compagnie de théâtre Les Deux Mondes, le duo se montre humble par rapport au travail de longue haleine qu’a été «Warda». Ils reconnaissent en effet la pièce, son scénario et sa scénographie comme issus d’une création collective, portée par de puissants interprètes.

Foucault avec un air mondain Le spectacle transpose le spectateur à travers le globe, avec un décor minimaliste et efficace, où chaque personnage est doté d’une identité instable. Le seul centre de gravité semble être Jasmin, un jeune businessman québécois constamment en voyage d’affaire. Traversant la vie avec son air de «shark» et ses costumes Oxford, Jasmin fait la rencontre à Londres de Hadi et de son tapis antique. Dès lors, le mystérieux mot «Warda» poursuit l’homme d’affaires à travers ses voyages. La pièce, cousue de cent fils rouges, va alors s’articuler autour de sa quête, autant familiale que spirituelle. Pour comprendre la puissance humoristique de la pièce, on pourrait citer la présence du double-personnage Lilie-Michel Foucault, étudiante en philosophie à la Sorbonne puis incarnation du philosophe français. Donnant un physique attrayant à l’austère académicien,

la pièce va aussi servir de portevoix à son idée de «l’hétérotopie». Dans Des espaces autres, Foucault évoquait en ce terme les espaces concrets qui hébergent l’imagination comme le théâtre par exemple. Conte d’enfants, histoire d’adultes Traitant avec un même humour ravageur les poncifs de Foucault, les tragédies familiales ou le terrorisme —en se rappelant que la pièce avait été écrite en plein contexte des attentats du 13 novembre à Paris et du 22 mars à Bruxelles—, «Warda» ne laisse pas de répit à ses spectateurs. Warda, «rose» en arabe, héroïne de contes babyloniens, motif du tapis qui obsède Jasmin. La création originale de Harrisson et Delaunoy ne se représente qu’une petite vingtaine de soirs au Prospero, on vous la recommande. À priori, c’est le meilleur rapport qualité-prix pour un vol Montréal-Bagdad.x

WARDA Au Théâtre Prospero Mise en scène par Michel Delaunoy Jusqu’au 3 février

Alessia CONTU

le délit · mardi 23 janvier 2018 · delitfrancais.com


deux critiques, deux perspectives Là où le sang se mèle au Théâtre Denise-Pelletetier

Là où le théâtre se mêle à la réalité

La pièce Là où le sang se mêle nous rappelle l’ethnocide qui a construit notre Canada. FRÉDÉRIC LIMOGES

L

a pièce de théâtre Là où le sang se mêle s’est déroulée dans la salle Fred-Barry du Théâtre DenisePelletier. Lorsque l’on entre dans la salle, outre une forte odeur d’encens qui nous surprend et qui crée une atmosphère brumeuse, on s’étonne de sa configuration qui remet en question la distanciation au théâtre. En effet, la petite pièce ronde avec trois rangées crée une impression d’intimité avec les acteurs. Aussi, l’absence de décor nous rappelle que nous sommes au théâtre, qu’il sera question du jeu même si l’histoire est inspirée de faits réels. Le titre peut évoquer le choc de deux cultures qui sont personnifiées par un Amérindien et son entourage, par opposition à sa fille qu’il retrouve vingt ans après qu’elle a grandi loin de la culture autochtone. Celle-ci avait été adoptéee puisqu’il était incapable de l’élever suite au suicide de sa femme qui avait le mal de vivre à cause des traumatismes des pensionnats autochtones. Cette idée d’ascendance sur une culture se dissimule ainsi derrière ce titre sanglant. Ce qu’on qualifie d’ethnocide s’est produit au Canada avec l’assimilation des autochtones par les colonisateurs qui chercherait à s’approprierer leur territoire. Ainsi, l’auteur utilise l’exemple des pensionnats pour aborder cet ethnocide. On observe comment les différents person-

nages autochtones ont tenté de dissimuler pendant les vingt dernières années les traumatismes des pensionnats et comment cela touche les autres générations. Le jeu brillant des acteurs conjugue une fragilité ainsi qu’une rudesse illustrée par une forte application du langage familier et du joual. Le cercle de guérison Des indices nous ont déjà été suggérés que la pièce se veut inclusive. C’est alors que la pièce se termine, mais une Mohawk en tenue traditionnelle demande aux spectateurs de passer de passifs à actifs en intervenant tour à tour dans un cercle de guérison. Ainsi, nous nous passons sa plume d’aigle qui nous laisse le droit de parole. Après la lourdeur des thèmes abordés dans la pièce, les participants se sont laissés aller dans des confessions parfois émouvantes. L’impuissance était un mot récurrent parmi les gens qui prenaient parole. Pourtant, plusieurs concluent que cette pièce est un outil indispensable dans cette crise. On comprend que s’éduquer sur les événements, mais aussi sur les cultures autochtones est d’une importance cruciale pour leur pérennité.

à cette impuissance que nous ressentons à l’égard des Autochtones. D’abord, comme lors de la pièce où nous étions des témoins passifs d’une histoire, nous devons commencer par nous éduquer en prenant connaissance de la réalité autochtone au Canada. Par exemple, lors de la discussion, le public mentionne être choqué d’apprendre la réalité des pensionnats étant donné l’ignorance dans laquelle les cours d’histoires du primaire

et du secondaire nous maintenaient. Puis, pareillement au cercle de guérison, nous pouvons nous impliquer en nous engageant dans un dialogue avec les acteurs directs de cette histoire. Enfin, nous sommes davantage munis d’outils pour nous-même tenter de faire une différence en sensibilisant les autres afin qu’on puisse collectivement prendre des actions concrètes pour remédier à leur situation d’injustice. x

La solution La structure de cette pièce, qui réussit la performance d’inclure le le public, offre un parallèle avec une méthode qui pourrait être utilisée comme solution

GUILLAUME SABOURIN

Un passé qui ne passe pas Une pièce essentielle sur la mémoire des pensionnats autochtones. eva-meije mounier

L

e théâtre Denise-Pelletier héberge jusqu’au 3 février la très intime mise en scène de Charles Bender du texte de Kevin Loring, Là où le sang se mêle, écrit sur la mémoire des pensionnats autochtones. L’occasion d’entendre les voix des Autochtones sur les terres qui jadis leur appartenaient, et de rétablir une réalité historique encore trop partiellement évoquée —pour ne pas dire occultée— dans les manuels d’histoire.

Christine, June, Floyd et Quêteux sont né·e·s là où se croisent les rivières et là où le sang se mêle. Deux générations abimées par le poids des «écoles résidentielles», pensionnats d’État qui, de 1820 jusqu’à 1996, ont enfermé plus de 150 000 enfants autochtones dans le but de christianiser et d’assimiler de force les peuples des Premières Nations à la société canadienne.

Plongée en terres autochtones Il n’y a sur scène qu’une table en bois et pourtant on perçoit dès les premières minutes la présence des montagnes; ici, un pont suspendu au dessus de la rivière, là le bar où Floyd et Quêteux boivent le peu d’argent qu’ils ont et parlent de tout —sauf du passé. Plus loin, la maison de Floyd, qu’il habite seul depuis le suicide de sa femme et le placement de sa fille par les services sociaux. En fond sonore, l’écoulement de l’eau, et les voix mêlées des nations Autochtones, Dene, Mik’Mak’ et Attikamekw. Une superbe bande son signée Musique Nomade.

le délit · mardi 23 janvier 2018 · delitfrancais.com

Renouer avec ses racines Au cœur de la pièce, une histoire. Celle de Christine, adoptée enfant par un couple de citadin·e·s, qui retourne à l’âge adulte sur les traces de son père pour découvrir enfin d’où elle vient. Face à elle, les interrogations de tout un peuple: comment transmettre à nos enfants nos traditions et notre culture GUILLAUME SABOURIN

quand on nous a appris à les haïr dès le plus jeune âge? Comment se débarrasser de ces idées qu’on nous a martelées, qui ont rendu notre peuple malade? Comment passer au-delà des violences physiques, morales et psychologiques subies par toute une génération? Sur scène, la vie passe lentement, au fil des pintes et du courant. La douleur est vive mais les personnages brillent par leur résilience. Au centre la figure du pont: entre le pensionnat et la réserve, entre le passé et le présent, entre la vie et la mort —des dizaines de mètres plus bas dans les tumultes de l’eau, entre le père et sa fille, entre les Autochtones et ceux qui ont pris leur terre et volé une partie de leur histoire et de leur jeunesse. Un cri dans le silence Les Productions Menuentakuan offrent, à la fin de la représentation, un thé et un espace de parole. L’aigle passe de main en main. Odeurs d’encens mêlées aux voix qui se brisent. Pour clôturer la soirée, un cri de douleur des Autochtones, venu·e·s en nombre assister à la pièce: «Combien de générations ça va prendre avant de guérir nos peuples?» x

culture

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poésie

Prôner ou dénoncer la souffrance Au Kafein, les mots sont faits d’or noir et de gouttes de sang. lara benattar

Le Délit

D

eux mardi par mois, le café Kafein se transforme en cénacle: les tables et les chaises sont poussées, la lumière est tamisée et l’on se presse pour assister à la Poetry Nite. Autour du micro se réunissent poétesses et poètes, qui lisent et/ou récitent leurs propres créations. Le 16 janvier, l’évènement fêtait son 100e anniversaire et les participant·e·s éteignirent les bougies tout en soufflant sur leur feu intérieur. Une poésie sincère et politique Les artistes firent tomber d’un coup sec la poésie du piédestal sur lequel certaines idées reçues l’avaient placée. D’abord, chaque poème était précédé d’un content warning, indiquant les thèmes présents dans le poème à même de heurter la sensibilité des spectateur·ice·s. Cela montre que la performance était dirigée envers un public qui était pris en compte: l’on ne demandait pas aux spectateur·ice·s de se détacher de leur sensibilité propre pour tendre vers l’objectivité dans leur jugement. Dans ce style de poésie, les critères de qualité semblent différents des critères traditionnels, que l’on nous apprend à l’école, notamment en France. Il apparaît en effet que le message du poème, sa force d’évocation et sa représentativité semblent primer sur l’originalité et la qualité de sa forme. La subjectivité semble être gage de qualité: plus l’histoire racontée était profonde et personnelle, plus le poème enthousiasmait l’audience. Les poèmes les plus complexes et obscurs semblaient être parfois les plus appréciés; ainsi cette soirée rendait à la clarté, l’humilité et la simplicité leurs lettres de noblesse.

« Ce soir-là, il suffisait de vouloir écrire de la poésie pour devenir poète » L’art poétique n’apparaissait ainsi pas comme un art sacré et inaccessible, dont la production et l’appréciation ne sont réservées qu’à quelques initiés érudits. Au contraire, le mot d’ordre de la soirée était l’inclusion. Le public était invité à participer à l’œuvre, à s’exclamer et encourager à haute voix aussi bien avant et après que pendant la performance. Contrairement à d’autres contextes dans lesquels la lecture d’un poème doit s’accompagner d’un silence presque religieux, comme signe de respect, le respect ici se voyait dans la participation chaleureuse de l’auditoire.

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culture

La volonté d’inclusion était aussi particulièrement visible dans les thèmes abordés par les artistes. Les œuvres présentées déconstruisaient l’idée romantique que le poète maudit est hors du monde, à la manière de l’albatros de Baudelaire, qui, «semblable aux princes des nuées», ne peut marcher une fois «exilé sur le sol» au milieu des hommes. Au contraire, ici, l’artiste et son œuvre faisaient partie du monde. Le choix de la subjectivité Dans ce type d’écriture, les vers traduisaient l’expérience que son auteur·trice fait du monde. La première personne est très utilisée et le registre de langue est relativement proche du langage courant. L’on ne sent pas chez les poètes la volonté de créer une œuvre valable pour tous et de tout temps, détachée de leur idiosyncrasie. Les auteurs·trices parlent d’eux-mêmes et de leur expérience au milieu de la société. Les vers, surtout teintés de noirceurs, témoignent de problèmes qui dépassent leurs auteurs·trices Le choix de l’affirmation de la subjectivité sert à ancrer plus profondément les revendications politiques. Les poètes dénoncent la violence d’une société où les différentes formes de discrimination pèsent lourdement sur la santé mentale de ses membres et ne lésinent pas sur les détails. La dénonciation des normes sexistes et racistes est particulièrement prégnante dans le témoignage des artistes, femmes racisées pour la plupart. L’ambition est communautaire et non universelle: les propos ne semblent pas devoir valoir pour tout être, de tout temps, en tout lieu, comme ce peut être le cas dans des formes de poésie plus classiques. Finalement, le dernier coup porté aux stéréotypes liés à la poésie résidait dans le vocabulaire utilisé par les présentatrices. Ce soir-là, il suffisait de vouloir écrire de la poésie pour devenir poète, et l’appellation «poète» n’était pas la récompense d’un quelconque niveau d’expérience. Cette marque d’inclusion est cruciale dans la démocratisation de l’art poétique, puisque niveau d’expérience rime souvent avec capital culturel, et par conséquent avec origines sociales. Ainsi, ce geste est une étape essentielle pour permettre à chacun de se sentir à même de s’essayer à la poésie et d’ôter à la discipline son image d’art ésotérique. Célébrer le mal... Cependant, une inquiétude demeure: la mise en poésie ne masque-t-elle pas le sérieux de la dénonciation? Si la volonté d’exposer au public sa souffrance intérieure est noble, on peut s’interroger sur les manières dont ce choix pourrait être reçu.

POETRY NITE

« Il semblait que les poèmes les plus acclamés étaient aussi les plus noirs, les plus violents. Cet enthousiasme pourrait être perçu comme une forme d’encouragement de la souffrance, comme s’il fallait souffrir afin d’être reconnu·e » Le thème du mal-être était au cœur de la majorité des poèmes. Il semble loisible de se demander si l’on ne peut pas lire là la preuve d’un certain culte de la souffrance. On peut encourager l’écoute des revendications, mais ce choix semble en son sein comporter un risque, celui de banaliser la souffrance, voire même de la présenter comme désirable. En effet, il semblait que les poèmes les plus acclamés étaient aussi les plus noirs, les plus violents. Cet enthousiasme pourrait être perçu comme une forme d’encouragement à la souffrance, comme s’il fallait souffrir afin d’être reconnu·e pour sa poésie.

« Ce n’est sans doute pas le malêtre lui-même qui est célébré mais, plutôt, le courage des participant·e·s de l’exposer pour y faire face » Ce risque était accentué par la ressemblance stylistique entre les performances: les voix et le ton des artistes, le rythme des poèmes et les thèmes abordés étaient peu ou prou similaires. Seule une écoute particulièrement attentive des performances permettait de discerner les différences subtiles

à la fois entre les performances et entre les messages des artistes. On sent ici un risque de plus grande ampleur: lorsque le nombre de personnes exposant leurs souffrances est élevé, il semble délicat de ne pas perdre de vue les différences qui subsistent entre les histoires des individus et par conséquent, entre les contextes dans lesquelles ces souffrances se sont développées. Ou le dépasser ? Cependant, il est essentiel de nuancer cette première lecture. D’abord, l’enthousiasme de l’audience et la réception positive des propos douloureux peuvent être perçus non comme l’encouragement de la souffrance mais comme l’encouragement de son dépassement. La volonté des participant·e·s de transformer leurs douleurs en vers peut s’inscrire dans une démarche positive, teintée d’espoir d’amélioration. Ainsi, ce n’est sans doute pas le mal-être lui-même qui est célébré mais, plutôt, le courage des participant·e·s de l’exposer pour y faire face. Ensuite, le fait que les sensibilités individuelles semblent s’effacer derrière l’apparente similarité des œuvres et de leurs thèmes peut être interprété comme une banalisation de la souffrance mais aussi comme un renforcement de sa dénonciation. Plutôt que de voir la similarité des dénonciations d’un œil négatif, on peut aussi la percevoir comme une preuve de l’ampleur

des problèmes dénoncés. En effet, en exposant son parcours personnel, chaque participant·e inscrit sa propre existence au sein d’un ensemble transcendant de sensibilités, où les combats individuels s’entrecoupent et les problèmes se partagent. Cela permet aux artistes, souvent marginalisé·e·s, d’être entendu·e·s et aux revendications individuelles de gagner en puissance. Cette deuxième lecture, plus profonde, semble plus pertinente qu’une première lecture hâtive, souvent utilisée par les critiques des mouvements inclusifs, dits du «safe space». Cependant, le fait que les risques de culte de la souffrance et de banalisation du mal soient fréquemment soulignés et puissent apparaître aux yeux de spectateur·ice·s non-initié·e·s est important. Il montre en effet que l’organisation de tels évènements doit être particulièrement soignée pour que le but qui les anime soit compris. Ainsi, la volonté des membres de Poetry Nite de donner une voix à ceux et celles que l’on entend peu est honorable et important. Cependant, il rete difficile de ne pas penser que seules les voix portant un message noir méritent d’être entendues. Cela semble positif dans la mesure où le micro diffuse des mots souvent tus. Le revers de cette médaille, à savoir le risque que cette diffusion donne l’impression que la souffrance est esthétique, doit cependant être pris en compte pour mieux empêcher cette souffrance d’émerger. x

le délit · mardi 23 janvier 2018 · delitfrancais.com


danse

Dis-moi de quoi tu rêves...

Retour sur Confidences sur l’oreiller, un essai sur les rêves, un spectacle envoûtant. elisa covo

N

uit blanche pour Dulcinée Langfelder dont le texte, récemment traduit en français, explore les incohérences poétiques de nos rêves. À coup d’amandes soufflées, d’insectes et de saucisses, l’artiste raconte ses nuits mouvementées. «Vous souvenez-vous de vos rêves?», nous demande Dulcinée Langfelder au début du spectacle. Si seulement 2% de la population en est capable, l’artiste a passé plusieurs années à enregistrer ses aventures nocturnes à l’aide d’un magnétophone de chevet. Seule sur une scène épurée, elle retranscrit ses nuits avec humour et mélancolie. Accompagnée d’un oreiller et d’un appareil photo, qui symbolise son père décédé, Dulcinée Langfelder expose son amour du sommeil, son imagination débordante, mais aussi ses peurs et ses angoisses les plus profondes. Le spectacle est rythmé par les apparitions de son père, muni de son Rolleiflex,

qui raconte de temps à autres l’histoire de la petite fille qui courrait en cercle éternellement… Pendant ces instants de vulnérabilité, on sent l’artiste déstabilisée, presque perdue. Son récit devient fragmenté par les oublis de la dormeuse qui s’accroche en vain à son rêve. Mise à nue, Dulcinée Langfelder nous offre une interprétation touchante et juste. Rêveries érotiques Mais la nuit, nous rappelle-t-elle, c’est aussi —et surtout— le temps du désir. Sur une musique envoûtante, l’artiste mime avec fantaisie sa série de rêves «Obama Erotika», où l’on retrouve l’ancien président américain en slip rouge de catcheur. En donnant la parole à ses fantasmes les plus intimes, Dulcinée Langfelder nous invite à assumer nos désirs charnels. Car Confidences sur l’oreiller, c’est aussi une réflexion sur la relation entre corps et rêve. Dans l’introduction de sa pièce, façon TedTalk, Dulcinée Langfelder

le délit · mardi 23 janvier 2018 · delitfrancais.com

nous apprend que demeurer dans la position où l’on dort permet de mieux se souvenir de ses rêves au réveil. L’aspect corporel du sommeil, mis en avant dès le départ, est un thème central du spectacle. Par la danse, Dulcinée Langfelder donne une matérialité à nos rêveries, et exploite ainsi leur potentiel artistique. La toile tendue à l’arrière de la scène, où n’est projeté qu’un oreiller blanc au début de la pièce, devient un support de création. Le rêve, représenté sur la toile vierge, se transforme en œuvre d’art, tout comme le corps de l’artiste qui se fond dans le décor onirique d’un tableau coloré. Avec de nombreux jeux d’ombres, Dulcinée Langfelder explore le caractère flou et indéfini de l’inconscient. Elle laisse place au hasard et refuse toute interprétation psychanalytique. Confidences sur l’oreiller, un essai sur les rêves narre donc avec poésie des histoires aussi absurdes qu’émouvantes, et nous permet de prolonger nos rêveries nocturnes le temps d’un spectacle. x

GRACIEUSETÉ

culture

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Entrevue Au

des médias communautaires

Le Délit s’est entretenu avec Julien Poirier-Malo, animateur à la station communautaire CIBL.

L

d’avoir des vedettes pour que le produit fonctionne. C’est vrai pour la radio FM, la télévision et la presse écrite. Est-ce que c’est le public qui demande ça ou est-ce que c’est le producteur qui fournit ça au public? […] Va savoir. Nous, ce qu’on réussissait à prouver avec La Matinale et CIBL, c’est qu’il n’y avait pas besoin d’avoir des vedettes pour que le contenu ait son bassin d’auditeurs. Avec du bon contenu, c’était possible d’y arriver.

e Délit (LD): Julien Poirier-Malo, vous étiez animateur à l’émission La Matinale de la station de radio communautaire CIBL avant la mise à pied inattendue de tous les employés il y a deux semaines. Pouvez-vous expliquer la spécificité du fonctionnement d’une radio communautaire? Julien Poirier-Malo (JPM): Les radios communautaires, tout comme les médias communautaires, sont d’abord et avant tout des radios démocratiques. Ce sont des organismes à but non lucratif: il y a une direction générale et un conseil d’administration qui est nommé par les membres [de la radio communautaire, ndlr]. […] Par exemple, CIBL compte quelques centaines de membres et ce sont les membres, qui paient une cotisation de 5$ par année, qui élisent ceux qui vont dicter la vision de la station.

LD: Quel est votre souhait pour améliorer la situation des médias communautaires pour les prochaines années? JPM: Il faut d’abord revoir le plan d’affaires pour certains médias communautaires, notamment CIBL. L’époque où l’on pouvait se contenter de faire de la «radio-école» est révolue. J’espère que ces médias vont peaufiner leur modèle d’affaires d’ici les prochaines années. J’espère également que le climat politique aidera les médias communautaires à recevoir davantage d’aide. Il y a notamment un mouvement qui vise Ottawa pour réclamer plus d’aide pour les médias en général. Ce n’est pas pour rien que des dizaines de journaux ont fermé au Canada dans les dernières années: c’est parce qu’il y a une crise. J’espère qu’il y ait une oreille attentive à cela à tous les paliers de gouvernement et que l’exode massif des revenus publicitaires vers les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon, ndlr) puisse se calmer aussi.

LD: Comment la ligne éditoriale d’un média communautaire peut changer par rapport à celle d’un grand média comme RadioCanada par exemple? JPM: C’est difficile de comparer avec Radio-Canada parce que le mandat [des radios] n’est pas le même. Évidemment, à CIBL, il n’y a aucune pression commerciale, ce qui est une grosse différence comparativement avec les radios [privées]. Il n’y a pas d’impératif de rendement. On a donc une totale liberté dans les sujets qu’on aborde et dans le choix des invités. La ligne éditoriale revient à la question du mandat, et [à CIBL], l’aspect communautaire est non seulement dans la structure, mais aussi dans le public visé qui constitue une communauté. On est une radio locale qui veut donner la voix à des intervenants locaux pour parler d’enjeux locaux.

« Les radios communautaires, tout comme les médias communautaires, sont d’abord et avant tout des radios démocratiques » LD: Comment décririez-vous le portrait médiatique québécois actuel? FC: Ouf, c’est tout un mandat! En quelques mots, ce qui distingue le Québec du reste du continent, c’est que nous avons un média public qui est très fort. Au Québec, nous croyons en un État-Providence fort. Nous croyons donc en un média public fort, d’où la pertinence de Radio-Canada. Sur le plan commercial, il y a une concentration médiatique qui se constate très clairement et parallèlement à cela, les médias communautaires en arrachent. CIBL en est un exemple, mais il y en a d’autres aussi. […] Je [souligne] l’importance des subventions publiques aux médias communautaires. Si l’on regarde ailleurs, on peut se consoler, notamment avec la situation aux États-Unis où c’est d’autant plus difficile si on est PBS ou un média communautaire. Mais si l’on se compare avec des pays comme le Royaume-Uni ou la France, [le Québec] a des croutes à manger.

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entrevue

LD: Est-ce que vous pensez que nous devrions mieux protéger les médias locaux par rapport aux géants médiatiques?

alexis fiocco LD: Quelle est la situation du financement des médias communautaires au Québec? JPM: Pour dire les grandes lignes, les médias communautaires sont financés, pour la plupart, d’une part par les subventions publiques et d’autre part par les revenus publicitaires. Ce qui s’est exacerbé au cours des cinq dernières années, c’est une chute drastique des revenus [liés aux] annonceurs. […] Ce phénomène touche tous les médias, qu’ils soient privés, publics ou communautaires. Toutefois, les médias communautaires ont une marge de manœuvre qui est beaucoup plus mince et sont donc frappés plus durement. À CIBL, c’est en partie ce qui a mené à la mise à pied des employés il y a deux semaines. LD: Par rapport à la pluralité des voix, quelle est votre perception des médias étudiants québécois? JPM: Comme les médias communautaires, les médias étudiants répondent à

un mandat et visent un public très précis, à savoir le milieu étudiant. Dans la communauté universitaire, il y a énormément d’enjeux qui touchent des milliers, voire des dizaines de milliers d’étudiants. Sans les organes de presse étudiants, il n’y a pas vraiment moyen d’être tenu au courant de cela. Les médias étudiants ont donc un rôle central d’autant plus que les universités forment la population de demain. Je crois qu’il est très important que ces médias contribuent à l’éducation médiatique, politique, historique et culturelle des étudiants, tout cela en formant des futurs journalistes de surcroit. LD: Dans une lettre écrite par les employés de CIBL, vous parlez de célébrité mais également de la «vedettisation» des médias au Québec. Qu’entendez-vous par cela? JPM: Aujourd’hui, il y a, de toute évidence, un besoin de plus en plus grand pour les producteurs et les diffuseurs

« Il n’y a pas d’impératif de rendement. On a donc une totale liberté dans les sujets qu’on aborde et dans le choix des invités » JPM: C’est difficile de répondre non. Je crois que les citoyens ont tout avantage à s’engager dans la sauvegarde de leurs médias. Pour ce qui est des médias communautaires, c’est très simple, [le moyen de s’engager] est de devenir membre et de participer aux assemblées générales. Les artisans de ces médias-là ont un devoir d’explication et un devoir de pédagogie, car très souvent les gens ne comprennent pas ce qu’ils peuvent faire [pour aider ces médias]. […] La pertinence des médias communautaires, que ce soit à Montréal ou dans les régions […], n’est plus à prouver. x

Propos recueillis par antoine Milette-Gagnon

Le Délit

le délit · mardi 23 janvier 2018 · delitfrancais.com


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