Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill
Le Délit est situé en territoire Kanien’kehá:ka non-cédé. Mardi 28 septembre 2021 | Volume 110 Numéro 4
Sombrement éclairé depuis 1977
Éditorial rec@delitfrancais.com
Quelle justice?
Volume 110 Numéro 4
Le seul journal francophone de l’Université McGill RÉDACTION 3480 rue McTavish, bureau 107 Montréal (Québec) H3A 1B5 Téléphone : +1 514 398-6790 Rédacteur en chef rec@delitfrancais.com Philippe Bédard-Gagnon Actualités actualites@delitfrancais.com Félix A. Vincent Vacant Vacant Culture artsculture@delitfrancais.com Sophie Ji Florence Lavoie
Gabrielle Genest
Corordonnatrice de la correction Aymeric tardif
Éditeur Société
FÉLIX A. VINCENT
Éditeur Actualités Cette question semble tirailler nombre de personnes constatant l’état actuel du monde, un monde qui semble se préoccuper davantage de la justesse – ce qui est adéquat, admis et cohérent, une suite logique des choses qui ne brusque personne – que de la justice. Comment ne pas en croire autant, alors que la une des journaux énonce périodiquement les conséquences catastrophiques de l’inévitable réchauffement de notre planète et que nous contemplons, dans un sentiment d’impuissance, les rouages gangrenés par le carbone de notre économie mondialisée de laquelle notre mode de vie occidental ne permet pas de nous passer? Alors que nos fils d’actualités nous bombardent sans cesse de statistiques sur le nombre pitoyablement faible de plaintes pour crimes sexuels menant à une condamnation? Alors que, jour après jour, année après année, les Autochtones réclament sur toutes les tribunes le droit à l’eau potable et leurs appels tombent dans les oreilles de gouvernements successifs, sinon complètement sourds, du moins plus lents à agir les uns que les autres? Les outils dont nous disposons à titre d’individus voulant agir afin de s’extirper de ce statu quo dans lequel nous sommes collectivement enlisé·e·s sont mal adaptés pour la tâche herculéenne à laquelle nous les vouons. Voter, après une élection aux résultats sensiblement identiques à l’état précédent des choses et où un nombre significatif de personnes ont exprimé leur cynisme (« De toute façon, mon vote, dans ma circonscription, ne change rien »), s’apparente à un exercice futile. Le recours aux tribunaux – avec les connaissances, les coûts, les délais et les charges mentale et émotionnelle qui l’accompagnent – est un moyen de revendication dont l’accessibilité laisse à désirer, sans parler de la confiance (ou l’absence de celle-ci) du public envers nos institutions judiciaires minée par de grands exemples médiatisés d’acquittements en matière de crimes sexuels. Même changer le système de l’intérieur, en se présentant et en se faisant élire au sein du parti
au pouvoir, semble inévitablement entraîner une dilution des convictions pour lesquelles on se battait initialement, ou du moins de la capacité à les traduire par des actions concrètes, conséquence de la ligne de parti tracée au marqueur indélébile. Individuellement, il est facile – normal, même – de se décourager face à ces obstacles et de se replier vers soi-même, mécanisme de défense visant à se protéger de la détresse de l’impuissance à laquelle nous conditionne le système. À force de voir des personnes compétentes et brillantes lutter sans succès pour une société plus juste, comment croire que l’individu seul puisse faire une différence? On peut s’imaginer que seule la personne parfaitement qualifiée, parfaitement éloquente, parfaitement rassembleuse – rédempteur·rice attendu·e et espéré·e de la justice – pourrait mener le combat et triompher de ces embûches systémiques. Or, l’évidence s’impose : nous n’avons pas, nous n’avons plus le temps d’attendre et d’espérer. Chaque jour, la crise climatique empire. Chaque jour, une victime de plus décide de ne pas porter plainte par peur de ne pas être entendue. Chaque jour, des enfants naissent et grandissent dans l’une des 32 communautés autochtones canadiennes qui doivent composer avec un avis d’ébullition de l’eau. Le temps est un luxe que nous ne pouvons nous permettre : il s’impose que nous pouvons et devons, collectivement, être notre propre rédempteur·rice. En se réappropriant, ensemble, l’espace public, nous pouvons sortir de l’impasse. Formons ensemble une vague qui entraîne tout sur son chemin. Déferlons dans la conscience collective et dans la polis pour crier haut et fort notre soif de changement. Ne nous résignons pas au cynisme, aussi tentant puisse-t-il paraître, car le cynisme tend à entraîner l’inaction, à mener à un mur que l’on dirait insurmontable. Un mur qu’il nous faudrait plutôt abattre avec la force de notre volonté unie. Posons des actions individuelles concrètes afin de mobiliser nos communautés. Agissons afin d’entraîner toujours un plus grand nombre avec nous. Et, ensemble, manifestons la justice que nous revendiquons – une justice de l’écoute, où les voix si longtemps tues seront enfin entendues et écoutées.x
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Les opinions exprimées dans les pages du Délit sont celles de leurs auteur·e·s et ne reflètent pas les politiques ou les positions officielles de l’Université McGill. Le Délit n’est pas affilié à l’Université McGill. Le Délit est situé en territoire Kanien’kehá:ka non-cédé. L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavant réservés). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans le journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).
2 Éditorial
le délit · le mardi 28 septembre 2021 · delitfrancais.com
Actualités campus
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Le Royal Vic sous le feu des critiques L'Université McGill et plusieurs associations en désaccord sur les ambitions du projet. marco-antonio hauwert rueda | le délit
à faire partie de ces rencontres, mais n'y ont finalement pas assisté », a-til affirmé, ce qui semblerait contredire les propos de la lettre ouverte de l'AÉUM. En réponse à ces remarques, le v.-p. Delouvrier a réitéré l'incapacité des représentants du projet de fournir des informations spécifiques relatives à la consultation avec la communauté. Il s'est dit convaincu que l'assemblée publique organisée par l'Université le 31 août n'était qu'une façade et a rappelé que McGill n'a pas besoin de l'aval de la communauté étudiante pour mettre en marche ses projets, les représentants étudiants n'occupant qu'une minorité des sièges du conseil d'administration. Le rôle des communautés autochtones
« Les associations condamnent le manque de consultation entourant le plan de l'Université ainsi que l'instinct de privatisation qui teinte le remodelage du Royal Victoria »
L
e projet de l'Université McGill pour la rénovation de l'hôpital Royal Victoria a récemment été assailli de critiques, tant de la part de l'Association étudiante de l'Université McGill (AÉUM) que d'associations communautaires. Depuis 2018, à la suite de l'aval du gouvernement du Québec et de son financement de 37 millions de dollars, l'Université a travaillé sur l'élaboration d'un plan pour rénover une partie de l'hôpital. Celuici a été démantelé en 2015 lorsque les services de santé ont déménagé pour s'installer dans le nouveau Site Glen du Centre universitaire de santé de McGill (CUSM). Les associations condamnent notamment le manque de consultation entourant le plan de l'Université ainsi que l'instinct de privatisation qui teinte pour l’instant le remodelage du Royal Victoria. Les plans de McGill En 2018, le gouvernement du Québec a annoncé que l'Université McGill était autorisée à explorer la possible rénovation de plusieurs pavillons du Royal Victoria. Au cours des années qui ont suivi, des consultations ont été menées et des professionnels ont été embauchés pour l'élaboration d'un « dossier d'opportunité », qui a ensuite été soumis à l'examen du gouverneméent. Parmi les ambitions annoncées par l'Université s’inscrit la mise en place de laboratoires de recherche, de salles de classe, d'amphithéâtres, d’une bibliothèque, d’aires d'étude, de cafés et d’espaces verts.
Les recherches menées dans les laboratoires du site seront toutes liées au développement durable, affirme l'Université. L'un des projets annoncés par McGill, par exemple, est celui de la chercheuse Audrey Moores, qui tente de créer du plastique biodégradable à partir de carapaces de crustacés. Les espaces verts prévus pour l'aménagement du site viseront aussi à satisfaire les ambitions de verdissement de l'Université. En mai 2021, le dossier d'opportunité élaboré par McGill a reçu l'aval du Conseil des ministres du gouvernement du Québec. Un mois plus tard, il a également obtenu l'approbation du Conseil municipal de Montréal. À présent, le dossier d'opportunité doit être soumis à l'Office de consultation publique de Montréal (OCPM), qui a organisé une consultation publique cet automne pour déterminer si le projet satisfait les désirs de la communauté montréalaise. Une consultation insuffisante? L'une des principales critiques adressées à l'Université est qu'elle n'aurait pas suffisamment consulté les étudiants et les communautés concernées lors de l'élaboration du dossier d'opportunité. Dans une lettre ouverte envoyée à la communauté étudiante mcgilloise, le vice-président aux Affaires externes de l'AÉUM Sacha Delouvrier a affirmé que, « sur demande, l’AÉUM n’a pu obtenir une copie du rapport formel entourant
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[les] consultations » sur le projet, suggérant que de véritables consultations ne se sont pas produites du tout. Selon lui, « la majorité [des] "consultations" semblent avoir été de nature performative ». Quant à elle, l'Université affirme que toutes « les différentes parties impliquées » ont été rencontrées et écoutées. Cela inclurait « les étudiants, les médias et les communications universitaires, les partenaires communautaires (le Comité des citoyen(ne)s de Milton-Parc, Les amis de la montagne), les partenaires autochtones, les représentants du gouvernement provincial et du gouvernement fédéral, ainsi que divers experts ». Dans une intention de transparence, les responsables académique et exécutif du projet ont organisé une assemblée publique, le 31 août dernier, afin de laisser les étudiants de McGill « partager leurs impressions et leurs questions au sujet de cet important projet ». Pendant le conseil législatif de l'AÉUM, le 23 septembre dernier, le représentant de l'Association étudiante de la Faculté des sciences (AÉFS) Andrés Perez Tiniacos a davantage scruté les affirmations de l'AÉUM. Selon lui, des exécutants de l'AÉFS – dont l'actuelle vice-présidente Académique Alexandra Mircescu – ont bien fait partie des personnes contactées au sujet du dossier d'opportunité. « Le président de l'AÉUM, la présidente de l'AÉFA [Association étudiante de la Faculté des Arts, ndlr] et le président de l'AÉFS ont tous été invités
Comme le rappellent l'AÉUM et l'Université, le site sur lequel le Royal Victoria est situé a longtemps été occupé par des communautés autochtones de la nation Kanien’kehá:ka, qui en firent un lieu d'inhumation important. Depuis sa fermeture, l'hôpital a servi de refuge d'hiver et de site d'isolement pour la COVID-19 à l’intention des personnes en situation d’itinérance de la zone Milton-Parc, à majorité autochtones. Étant donné les liens historiques des communautés autochtones avec cet endroit, l'Université affirme vouloir donner « une attention particulière [...] à l'équilibre entre la fonctionnalité, la nature, le patrimoine et la reconnaissance de l'histoire autochtone du territoire ». Concrètement, l'Université a lancé en janvier 2021 un « processus d'intégration des communautés autochtones » dans la conception du projet du Nouveau Vic qui, selon l'administration, bénéficie de l'appui d'Acosys, une entreprise de consultation autochtone. L'objectif de ce processus serait de « créer à McGill des espaces qui favorisent à la fois un sentiment d'appartenance et de bien-être culturel pour les étudiants autochtones et une occasion pour les allochtones de se familiariser avec l'histoire, la culture et les modes de connaissance autochtones ». Il n'est pas encore clair à quoi ressembleraient spécifiquement ces espaces d'intégration des communautés autochtones, bien qu'il est précisé dans le plan maître de McGill que l'administration souhaite mettre en place « une nouvelle structure facilitant les études autochtones, y compris des bureaux universitaires, des espaces d'enseignement, des espaces cérémoniels, des espaces d'étude communs, ainsi que des services de relations d'aide et d'autres services » pour les étudiants autochtones. Dans sa lettre ouverte,
l'AÉUM s'est montrée sceptique du fait que l'Université ait convenablement consulté les communautés autochtones dans l'élaboration du dossier d'opportunité. Selon Sacha Delouvrier, « le principal pouvoir de décision concernant la réoccupation de ces terres et les projets futurs devrait être entre les mains des communautés autochtones concernées », ce qui, suspecte-t-il, n'aurait pas été le cas. Le Délit a tenté de rejoindre le v.-p. Delouvrier pour savoir si ses propos étaient la conséquence de préoccupations exprimées directement par des représentants autochtones mais n'a pas reçu de réponse. Revendications citoyennes Dans l'ambition de critiquer la stratégie de l'administration, l'AÉUM a aussi rejoint la Coalition Le Royal Vic pour le bien public, une association qui rassemble plusieurs groupes de citoyens de la zone Milton-Parc. Le regroupement n'est pas nécessairement opposé à ce que l'Université utilise une partie du site du Royal Victoria, mais veut surtout que l'ancien hôpital soit réaménagé pour « servir l'intérêt public ». La Coalition cherche à ce que le site satisfasse les intentions des fondateurs de l'hôpital, selon lesquels « le site [devait] être utilisé pour le soin et la guérison ». L'Université assure que ses projets vont de pair avec ces idéaux. « Notre vision ambitieuse n'est pas seulement de guérir des corps individuels, mais de développer des solutions qui contribueront à guérir le monde ». De son côté, la Coalition doute de la validité de cet argument mais craint que la stipulation des fondateurs du Royal Victoria ne soit pas juridiquement contraignante. Dans une lettre ouverte signée par 55 organisations, dont l'AÉUM, la Coalition plaide pour que le Royal Victoria ne soit pas privatisé. « À nos yeux, la propriété du site dans son entièreté, autant des bâtiments que du terrain, doit demeurer dans le domaine public, c’est-à-dire entre les mains du gouvernement du Québec ou de la Ville de Montréal. Une autre possibilité serait d’implanter un mode collectif de propriété et de gestion, par exemple une fiducie foncière, un organisme sans but lucratif ou une coopérative. » Le dimanche 26 septembre dernier, la Coalition Le Royal Vic pour le bien public et l'Office aux Affaires externes de l'AÉUM ont organisé une manifestation pour mettre de l’avant leurs demandes. L'Université n'a pas fait de commentaires à ce sujet.x marco-antonio hauwert rueda
Éditeur Philosophie
Actualités
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CAMPUS
Caméra cachée à McGill
Le Délit a rencontré le·a créateur·rice du compte Tiktok Fake People of McGill. rendre l’identification difficile. De plus, il·elle affirme sur son compte que quiconque souhaite faire retirer une vidéo n’a qu’à le·a contacter. Le concept n’est pas nouveau :
leur plus grand espoir et leur plus grande peur.
Louise toutée
Éditrice Société
L
es étudiant·e·s de McGill qui utilisent la populaire plateforme Tiktok pourraient avoir la surprise de se voir apparaître sur le flux d’actualités de leur application ( For You Page, ou FYP, ndlr). En effet, le compte Fake People of McGill (Fausses personnes de McGill, ndlr), créé au début du mois de septembre 2021, publie des vidéos prises à leur insu de personnes se promenant sur le campus mcgillois et leur attribue un faux nom et une fausse personnalité à des fins humoristiques. Le compte a rapidement gagné en popularité, accumulant jusqu’à maintenant près de 15 000 abonné·e·s avec moins d’une dizaine de vidéos publiées ; leur première publication a été vue plus d’un million de fois. Dans les commentaires, plusieurs partagent la même pensée : apparaître dans ces vidéos est à la fois
Le·a créateur·rice de la page, étudiant·e à McGill, a préféré garder l’anonymat même auprès de la plupart de ses ami·e·s pour « conserver une aura de mystère ». « Je trouve cela plus amusant », a-t-il·elle expliqué au Délit. « Sur le campus, j’ai entendu des gens parler de cette page à côté de moi et raconter avoir essayé de ne pas avoir l’air trop essouflé·e·s en montant une côte sur le campus au cas où ils se feraient filmer. »
«Ne vous inquiétez pas si vous trébuchez sur le campus: je ne vais pas publier ça! » Le·a créateur·rice assure toutefois que son objectif n’est pas de mettre
« C’est facile d’oublier que chaque personne a son propre monde et mène sa propre vie » Iyad Kaghad fake people of mcgill qui que ce soit dans l’embarras. Il·elle a comme règle de ne pas publier des vidéos montrant des personnes qui ne sont manifestement « pas à leur meilleur » et de filmer les vidéos de suffisamment loin pour
c’est en découvrant des comptes du même genre pour d’autres universités nord-américaines que le·a créateur·rice a eu l’idée d’en créer un pour McGill. « C’est facile d’oublier que chaque personne a son propre monde et mène sa propre vie. C’est un peu le but de cette page : d’observer les gens dans leur quotidien et de s’imaginer leur histoire. », expliquet-il·elle. « C’est aussi un moyen de
célébrer le retour des activités sur le campus. » Au Québec, la loi interdit de publier sur les réseaux sociaux l’image d’une personne que l’on peut reconnaître et qui n’a pas donné son accord. Puisque les vidéos sur le compte sont généralement filmées de trop loin pour clairement discerner le visage des personnes qui y figurent, Fake People of McGill se situe dans une zone grise en ce qui a trait au cadre légal. Quelques personnes dans les commentaires affirment également trouver le concept inquiétant ou étrange. Ces critiques n’inquiètent pas trop le·a créateur·rice, qui soutient qu’elles sont contrebalancées par les côtés positifs de la page, comme le fait de pouvoir échanger entre étudiant·e·s et de promouvoir la vie de campus. « Il y aura toujours des gens qui ne seront pas d’accord avec ce que vous faites », conclut-il·elle.x
Montréal
Coup d’envoi des élections municipales aymeric tardif
Éditeur Société
Tour d’horizon du début de la campagne électorale montréalaise.
L
e 7 novembre prochain, les citoyen·ne·s de plus de 1 100 municipalités québécoises seront appelé·e·s aux urnes à l’occasion des élections municipales. Plus de 8 000 postes de maire·sse, de conseiller·ère, ou encore de préfet·ète seront à pourvoir. À Montréal, alors que sont progressivement décrochées les affiches des électorales fédérales, les pancartes municipales ont déjà commencé à s’immiscer dans le paysage urbain : la campagne électorale est officiellement lancée depuis le 17 septembre. Cette année, la campagne s’étendra sur 52 jours plutôt que sur les habituels 45, et deviendra du même coup la plus longue des 20 dernières années. En raison de la COVID-19, l’Assemblée nationale a pris la décision, au printemps dernier, de prolonger d’une semaine la campagne municipale afin d’accorder plus de temps aux électeur·rice·s qui voteront par correspondance. Brusque coup de départ Les hostilités ont démarré le 16 septembre dernier lorsque le chef d’Ensemble Montréal et exmaire Denis Coderre a convoqué les médias pour faire un bilan des « promesses non tenues » de la mairesse sortante Valérie Plante. Depuis, M. Coderre critique sans relâche le bilan de Mme Plante, mettant entre autres l’accent sur la sécurité et la propreté défaillantes de la Ville. Mme Plante rétorque que
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actualités
son opposant veut maintenir le statu quo ou encore ramener la métropole en arrière, notamment sur des enjeux de transport en commun et de mobilité comme la ligne rose. Ces tensions ont notamment fait surface lors du débat organisé par Tourisme
ment 36% et 37% des intentions de vote. Projet Montréal accuse désormais un retard moins grand sur Ensemble Montréal qu’en mai dernier, où seul 29% de l’électorat prévoyait de voter pour Mme Plante, contre 39% pour M. Coderre.
« Mme Plante et M. Coderre obtiennent respectivement 36% et 37% des intentions de vote » Montréal le jeudi 23 septembre dernier au Palais des congrès, où l’exmaire a reproché à la cheffe de Projet Montréal sa mauvaise gestion des finances publiques, qui aurait entraîné une baisse de la cote de crédit municipale. Cette affirmation est démentie par les principales agences de notation financière. De l’autre côté, la mairesse sortante a accusé son vis-à-vis d’avoir une vision mercantile et événementielle de promotion de la ville, rappelant au passage le fiasco éthique et économique du championnat de course de formule électrique organisé par l’administration Coderre à l’été 2017. Une lutte difficile à prévoir La compétition s’annonce serrée entre les deux principaux partis montréalais. Un récent sondage réalisé conjointement par Le Devoir et la firme Léger brosse le portrait d’un électorat divisé. Mme Plante et M. Coderre obtiennent respective-
Il n’y a cependant pas que deux joueur·se·s dans la course à la mairie. Deux nouvelles formations ont fait leur arrivée cette année sur l’échiquier politique montréalais: Mouvement Montréal et Ralliement pour Montréal. Mouvement Montréal se présente comme un parti politique communautaire et de représentation de proximité. Le parti mené par l’ex-joueur de
Il est dirigé par l’avocat MarcAntoine Desjardins. Les enjeux saillants En ce début de campagne électorale, on constate déjà que certains enjeux occuperont une place importante au sein des propositions des partis dans la course à la mairie. Il est à prévoir que la « crise du logement » – le coût élevé des loyers, la restriction de l’accès à la propriété et la difficulté à se loger – sera au centre des débats cet automne, puisque le sondage du Devoir et de la firme Léger indique qu’il s’agit de l’enjeu le plus préoccupant pour les Montréalais·es. Mme Plante a déjà fait l’annonce d’un projet de construction et d’aménagement de 60 000 logements abordables dans les prochaines années. Pour ce faire, elle veut faire l’acquisition de plusieurs terrains dans la métropole.
« Il est à prévoir que la crise du logement sera au centre des débats cet automne » football professionnel Balarama Holness recueille 8% des intentions de vote. Avec 5% des préférences exprimées, Ralliement pour Montréal est le dernier parti de la course. À la « vision progressiste et pragmatique », celuici dit vouloir faire de la politique collaborative en s’éloignant de la « chicane » et de la polarisation.
La propreté et le déneigement font également partie des préoccupations de l’électorat montréalais, et Denis Coderre en fait déjà un cheval de bataille. Il compte s’attaquer au « laisser-aller » de la Ville en matière de propreté. Il veut notamment augmenter le nombre de poubelles et de cendriers publics, contrôler la population de rats et
établir un programme qui permettra d’éliminer les graffitis dans les heures suivant leur signalement. Les deux principaux partis font de la relance économique du centreville une priorité. La vitalité du centre-ville s’est en effet trouvée grandement diminuée durant la pandémie de COVID-19 et en raison des chantiers majeurs qui ont occupé ses principales artères commerciales au cours des dernières années. Le 7 novembre prochain, en plus de se prononcer sur la mairie de Montréal, les électeur·rice·s choisiront les maire·sse·s et les conseiller·ère d’arrondissement ainsi que les conseiller·ère de ville. Chacun·e devra voter pour quatre candidat·e·s se présentant pour quatre postes distincts. Au total, dans les 19 arrondissements et les 58 districts électoraux, 103 postes électifs seront comblés. Il sera possible de voter par correspondance pour certain·e·s électeur·rice·s – notamment ceux·lles incapables de se déplacer, atteintes de la COVID-19 ou en isolement recommandé ou ordonné par la Santé publique. Les Montréalais·es pourront également voter par anticipation les 30 et 31 octobre prochains. Le coût projeté de l’élection est de 22,2 millions de dollars, soit plus de huit millions de dollars de plus qu’en 2017.x
le délit · mardi 28 septembre 2021 · delitfrancais.com
montréal
Manifestations pour la justice climatique Les étudiant·e·s prennent la rue pour rappeler l’urgence d’agir pour la justice climatique. Louise toutée
Éditrice Société
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eux ans après la manifestation historique qui avait rassemblé 500 000 personnes dans les rues de Montréal – un record au Québec, et même au Canada selon certaines sources – les Québécois·es sont à nouveau descendu·e·s dans les rues pour réclamer davantage de mesures contre le réchauffement climatique. Cet événement survient moins de deux mois après le nouveau rapport du GIEC, indiquant que la tendance actuelle destine la température globale à un réchauffement de 2,7 °C d’ici la fin du siècle, loin de la cible de 1,5 °C de l’Accord de Paris. Selon la Coalition étudiante pour un virage environnemental et
travers le Québec. Des marches se sont déroulées simultanément dans de nombreuses villes de la pro-
« 1, 2, 3 degrés! C’est un crime contre l’humanité! » Slogan scandé lors de la marche vince, notamment à Montréal, à Québec et à Sherbrooke. Selon Radio-Canada, plus de 10 000 personnes auraient défilé dans les rues de la métropole. La manifestation a débuté autour de 13h au Parc Jeanne-Mance, avec une série de discours près de la statue de Georges-Étienne Cartier.
Louise Toutée | le délitl bureaux de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) où a eu lieu le rassemblement final. Plusieurs activistes ont alors pris la parole, soulignant dans leur discours l’urgence de s’attaquer à la crise climatique avec des gestes politiques courageux. Il·elle·s ont aussi exprimé leur solidarité avec les protestataires contre les coupes forestières de Fairy Creek en Colombie-Britannique, dont plus de 1 000 membres ont été arrêté·e·s par la GRC.
théo urtubey social (CEVES), un des groupes associés à l’événement, plus de 100 000 étudiant·e·s étaient en grève ce vendredi 24 septembre à
Entourée d’un important contingent policier, la foule s’est ensuite dirigée le long des rues Parc et Sherbrooke, traversant le centre-ville jusqu’aux
Tout au long de la marche, des volontaires en vestes fluorescentes rappelaient aux manifestant·e·s de porter leur masque. Comme en 2019, certains groupes politiques étaient au rendez-vous. Plusieurs député·e·s de Québec
Solidaire étaient présent·e·s dans l’une ou l’autre des marches, avec Gabriel Nadeau-Dubois dans le contingent montréalais. Le candidat à la mairie montréalaise Denis Coderre et son adversaire la mairesse Valérie Plante étaient également au rendez-vous. Le premier ministre Justin Trudeau,
« Nous n’avons plus le temps d’attendre : le vent se lève! » Extrait d’un discours de clôture qui avait été conspué lors de sa présence à la manifestation de 2019, n’a pas pris part à la marche cette année.
Quant aux étudiant·e·s mcgillois·es, le groupe Désinvestissement McGill (Divest McGill) a organisé une série d’activités sur le campus quelques heures avant la marche dont la fabrication de pancartes ainsi que des teach-in dans des bâtiments de McGill, où les activistes ont interrompu les cours en parlant de désinvestissement et de transition juste dans des mégaphones. Désinvestissement McGill a ensuite invité les étudiant·e·s voulant participer à la marche à se réunir à l’intersection en Y. Selon Zahur Ashrafuzzaman, un des membres de l’organisation, une cinquantaine d’étudiant·e·s étaient présent·e·s au moment de rejoindre la manifestation.x
Louise Toutée | le délit
le délit · mardi 28 septembre 2021 · delitfrancais.com
actualités
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CAMPUS
Que fera l’AÉUM le 30 septembre? L’incertitude plane toujours après une séance du conseil législatif mouvementée. Philippe Bédard-Gagnon
« Ces mêmes préoccupations ont été reprises par Sacha Delouvrier, v.-p. aux Affaires externes, qui doute que la Commissaire aux Affaires autochtones ait été consultée étant donné que celle-ci, a-t-il affirmé, a été difficile à joindre dans les derniers mois »
Rédacteur en chef
A
u cours de sa première rencontre de la session, le 23 septembre dernier, le conseil législatif de l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM) n’a pas été en mesure de planifier ses activités à l’occasion de la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation le 30 septembre prochain. L’absence du président de l’exécutif Darshan Daryanani et l’inexpérience procédurale des conseiller·ère·s ont entravé la réunion, qui s’est étendue sur deux heures et demie.
Le conseil législatif de l’AÉUM Le conseil législatif de l’AÉUM est l’organe responsable d’approuver toutes les actions de l’association. Ses membres se rassemblent toutes les deux semaines, le jeudi à 18h, afin de débattre des affaires courantes de l’AÉUM. Il est constitué des sept exécutant·e·s et d’une trentaine d’autres représentant·e·s de différentes communautés étudiantes, ces dernier·ère·s devant également siéger sur au moins un des comités de l’association étudiante. Le corps étudiant peut assister à ces réunions et poser des questions aux membres du conseil en remplissant un formulaire disponible sur le site du conseil.
« L’inexpérience des conseiller·ère·s avec la procédure ont entravé la réunion, qui s’est étendue sur deux heures et demie » Une lettre surprise La représentante de l’Association étudiante de la Faculté des arts Ghania Javed a présenté par procuration pour Darshan Daryanani une motion concernant la publication d’une lettre ouverte adressée à l’administration mcgilloise au sujet de la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation. On y demandait, entre autres, la levée des cours dans l’après-midi du 30 septembre et l’intensification des efforts de décolonisation au sein de l’Université, notamment par le recrutement de personnel autochtone. La motion a suscité de vives réactions et la période de débats a dû être allongée. L’absence du président de l’AÉUM, auteur de la motion, s’est particulièrement faite ressentir en raison des nombreuses questions demeurées sans réponses. La vice-présidente aux Affaires universitaires Claire Downie a rapidement partagé ses inquiétudes quant à la motion. Elle a d’abord affirmé, avec le reste du conseil exécutif, n’avoir jamais été mise au courant de cette lettre. Les efforts de consultation auprès des communautés autochtones, que Ghania Javed n’a pas été en mesure de présenter en raison de son arrivée tardive dans le processus de la motion, ont également été insuffisants, a ajouté l’exécutante. Claire Downie a expliqué que le département des communications de l’AÉUM travaillait
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actualités
Alexandre Gontier | Le Délit déjà sur « quelque chose » – sans toutefois spécifier la nature de ce dont il s’agit – avec le·a chercheur·se en équité des Affaires autochtones pour la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation. Prendre position sans consultation adéquate, considère la v.-p., risquerait d’éclipser les voix autochtones. Ces mêmes préoccupations ont été reprises par Sacha Delouvrier, v.-p. aux Affaires externes, qui doute que la Commissaire aux Affaires autochtones ait été consultée étant donné que celle-ci, a-t-il affirmé, a été difficile à joindre dans les derniers mois.
« L’absence du président de l’AÉUM, auteur de la motion, s’est particulièrement faite ressentir en raison des nombreuses questions demeurées sans réponses » Pas de congé pour l’AÉUM Les conseiller·ère·s ont aussi débattu quant à la possibilité d’annuler la rencontre du conseil législatif du 30 septembre, le jour
même de la Journée du chandail orange. Le représentant de la Faculté de gestion Nathaniel Saad a soutenu que se donner congé ne servirait à rien, et que le conseil devrait plutôt viser à travailler pour tous·tes les étudiant·e·s, y compris les Autochtones. Sa collègue de la Faculté de gestion, Mary Zhang, a affirmé quant à elle qu’il ne serait pas « du meilleur goût » de tenir une réunion régulière et qu’une réunion spéciale au sujet de la Journée serait une solution préférable. Finalement, les conseiller·ère·s se sont mis·es d’accord pour que la rencontre du 30 septembre serve à tenir une minute de silence et à discuter des manières pour l’AÉUM d’aider les Autochtones de McGill. La possibilité d’accueillir la présentation d’un·e invité·e a été soulevée, mais aucune décision n’a été prise à ce sujet. Le représentant de la Faculté des arts et des sciences Léo Holton a déploré le grand nombre d’amendements apportés à la motion initiale, ce qui rendait son adoption difficile. Mary Zhang a quant à elle partagé ses préoccupations quant à la faisabilité du projet, qui doit être réalisé en moins d'une semaine. Le manque de préparation, a-t-elle dit, pourrait faire de la réunion de la semaine suivante un événement performatif raté. La motion a finalement été adoptée avec 11 voix en faveur, 3 voix contre et 7 abstentions.x
AGA &
Appel de candidatures Les membres de la Société des publications du Daily (SPD), éditrice du McGill Daily et du Délit, sont cordialement invités à son Assemblée générale annuelle :
Le mercredi 27 octobre @ 18h30 Événement en ligne (via Zoom)
La présence des membres candidats au conseil d’administration est fortement encouragée. La Société des publications du Daily est à la recherche d’un•e représentant•e de communauté pour son conseil d’administration. Les membres du conseil de la SPD se rencontrent au moins une fois par mois pour discuter de l’administration du McGill Daily et du Délit, et ont l’occasion de se prononcer sur des décisions liées aux activités de la SPD. Les membres du conseil peuvent aussi s’impliquer dans divers comités, dont les objectifs vont de la levée de fonds à l’organisation de notre série annuelle de conférences sur le journalisme. Pour RSVP à l’AGA et/ou pour déposer votre candidature : dailypublications.org/aga-2021 Questions? chair@dailypublications.org Date limite: le vendredi 22 octobre @ 23h59
le délit · mardi 28 septembre 2021 · delitfrancais.com
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Opinion
Bateaux et avions carboneutres : un défi de taille Sur la mer, dans les airs, ça compte pareil! politiques publiques, mais aussi à une quasi-absence de sensibilisation de la population sur le sujet. Peu de gens savent, en effet, que les émissions de gaz à effet de serre provenant de ces deux secteurs (que je me permettrai de banalement surnommer nos « gros moteurs ») présentent une problématique les distinguant des autres émetteurs de gaz à effet de serre – une problématique qui ne peut pas être ignorée si nous tenons sérieusement à atteindre la carboneutralité d’ici 2050. Si nos « gros moteurs » formaient un pays, il serait le quatrième plus grand émetteur de CO2 au monde. Malheureusement, ces émissions risquent d’être parmi les plus difficiles à réduire, considérant les tendances économiques et technologiques actuelles. Une demande qui augmente
courtoisie du théâtre du marais alexandre gontier | le délit Alex Depani
Contributeur
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éjà six ans se sont écoulés depuis que le Canada ainsi que 194 autres pays ont décidé de signer l’Accord de Paris. Cet accord, ayant comme objectif de limiter l’augmentation moyenne de la température mondiale à 1,5 °C par rapport à la période préindustrielle, recommande notamment aux pays signataires de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre le plus rapidement possible. En effet, depuis la première révolution industrielle, notre espèce a sévèrement perturbé les cycles naturels du carbone, du méthane, ainsi que d’autres gaz ayant la capacité d’emprisonner les rayonnements infrarouges émis par notre planète. Cette énergie, ne pouvant s’échapper dans l’espace, entraîne une augmentation
de la température à l’intérieur de notre atmosphère. La majorité de la communauté scientifique s’inquiète grandement de la tendance climatique actuelle et est en accord avec le principal objectif de l’Accord de Paris : atteindre la carboneutralité d’ici 2050 afin d’éviter de s’aventurer dans des terrains inconnus. En effet, avec la possibilité d’enclencher les mauvaises boucles de rétroaction à la suite d’une grande modification de notre environnement, nous courons le risque de rendre notre planète un endroit beaucoup plus difficile à habiter pour une partie significative de la population. Notre premier ministre ainsi que bien d’autres dirigeant·e·s mondiaux·les semblent confiant·e·s lorsqu’il·elle·s présentent leurs plans pour atteindre
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la carboneutralité dans les prochaines décennies. Le Canada prévoit notamment investir dans l’efficacité énergétique de ses bâtiments, dans les transports en commun, dans l’électrification de son réseau énergétique ainsi que dans la promotion des véhicules légers à émission zéro.
à diminuer ses émissions de gaz à effet de serre. Cependant, deux secteurs importants, soit celui du transport aérien et celui du transport maritime, émettent ensemble – selon la combinaison des données récentes de l’Union européenne et celles datant de 2018 de l’Environmental and Energy Study Institute (EESI) –
Difficile de se le cacher, le mode de vie américain est très demandant en ressources. Au cours des dernières décennies, le luxe que constitue l’importation de toutes sortes de biens – des fruits et légumes exotiques aux fidgets spinners qui brillent dans le noir en passant par une panoplie de produits de mode éphémère – est rapidement devenu une habitude. C’est là un des nombreux résultats de la mondialisation, où plusieurs pays se spécialisant dans la production de certains biens précis sont en mesure de les produire à moindre coût avant d’expédier leurs commodités à l’extérieur de leurs frontières. En regardant l’augmentation des échanges par voie maritime ainsi que par voie aérienne dans les dernières
« Si nos “gros moteurs ” formaient un pays, il serait le quatrième plus grand émetteur de CO2 au monde. Malheureusement, ces émissions risquent d’être parmi les plus difficiles à réduire, considérant les tendances économiques et technologiques actuelles » En effet, si nos politicien·ne·s prévoient réellement investir intelligemment dans ces secteurs et qu’il·elle·s ne font pas que nous jeter de la poudre aux yeux, ces politiques aideront notre société
plus de 1,8 milliard de tonnes de CO2 annuellement. Ces émissions sont souvent omises des discours de nos politicien·ne·s. Cet oubli mène non seulement à un manque d’actions concrètes sur le plan des
décennies, nous constatons que le monde tel que nous avons appris à l’apprécier, de plus en plus interconnecté, ne serait pas ainsi sans la disponibilité accrue de nos « gros moteurs ».
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Le transport de biens, en constante augmentation depuis plusieurs décennies, n’est pas l’unique cause d’émissions de gaz à effet de serre provenant de nos « gros moteurs ». Avant l’apparition inattendue de la COVID-19, la quantité de voyages faits en avion ou en croisière sur
C’est ici que le portrait s’assombrit assez rapidement. Du point de vue de la physique, la batterie au lithium (ainsi que tout autre type de batterie) a une limitation importante : une très faible densité énergétique. Fournissant 0,2 kWh par kilogramme, les meilleures batteries sur le marché
« Fournissant 0,2 kWh par kilogramme, les meilleures batteries sur le marché fournissent environ 60 fois moins d’énergie par rapport à leur masse que le mazout lourd utilisé dans nos paquebots ou le kérosène utilisé dans nos avions » un bateau était en constante augmentation et on prévoyait qu’elle allait augmenter à une vitesse fulgurante dans les décennies à venir. En effet, lorsque nous analysons les 10 pays présentant le plus haut nombre de voyages annuels par personne, nous constatons qu’ils sont tous situés parmi les 32 pays ayant le PIB par habitant·e le plus élevé (un indice que de nombreux·ses dirigeant·e·s mondiaux·les aiment utiliser comme indicateur de la santé économique de leur pays). Les habitant·e·s des pays ayant une économie très « active » semblent donc voyager plus. Avec de nombreux pays en développement tels que la Chine et l’Inde qui risquent de voir augmenter rapidement leur PIB par habitant·e dans les prochaines années et décennies, il est raisonnable de présumer que leurs émissions provenant de voyages par « gros moteur » risquent de suivre cette augmentation… si le mode de vie américain demeure la norme. Un peu de physique pour compléter le portrait Il y a de bonnes raisons d’être optimiste que de nouvelles technologies comme la batterie au lithium seront en mesure de révolutionner le monde des transports dans les décennies à venir. Avec plus de 10 millions de voitures électriques en service autour du globe à la fin de 2020, soit plus de cinq fois la quantité que nous comptions sur nos routes il y a à peine cinq ans, on peut affirmer que la tendance est prometteuse, même si nous nous situons toujours au pied de la pente. Un remplacement éventuel de tous nos véhicules routiers à essence (voitures, autobus et camions, par exemple) par des véhicules munis de batteries au lithium est donc, à ce jour, techniquement envisageable – même s’il faudra faire attention de ne pas remplacer un mal par un autre, la production de technologies vertes comme les batteries au lithium étant souvent très polluante. Cependant, où en sommes-nous avec la décarbonation de nos « gros moteurs »? La batterie au lithium ne devrait-elle pas être aussi en mesure de remplacer les moteurs à essence de nos avions et de nos bateaux?
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fournissent environ 60 fois moins d’énergie par rapport à leur masse que le mazout lourd utilisé dans nos paquebots ou le kérosène utilisé dans nos avions. Ces batteries prennent aussi beaucoup d’espace par rapport à la quantité d’énergie qu’elles fournissent. En gros, des batteries, c’est lourd et ça prend de la place! Nécessitant de grandes quantités d’énergie pour faire livrer nos commandes Amazon sur des milliers de kilomètres ou pour nous emmener en croisière dans les Caraïbes, les « gros moteurs », essentiels à notre mode de vie
Nos plus gros bateaux (qu’on prévoit deviendront encore plus gros) transportent 150 fois plus de conteneurs, sur des distances 400 fois plus grandes ainsi qu’à des vitesses trois à quatre fois plus élevées, que le Yara Birkeland. Pour effectuer un voyage Asie-Europe en un mois (comme le font nos porteconteneurs brûlant du mazout), un porte-conteneurs électrique aurait besoin de 100 000 tonnes de batteries au lithium, ce qui équivaut au poids de 16 700 éléphants (oui, l’éléphant est ma nouvelle unité de mesure). Lorsqu’une immense partie de la cargaison d’un navire cargo doit être remplacée par des batteries afin qu’il puisse se déplacer, on comprend que ces dernières demeurent actuellement une option économiquement insensée pour les compagnies de transport maritime. Grandes incertitudes avec un soupçon d’espoir Avec nos aspirations d’atteindre la carboneutralité le plus rapidement possible, la question devrait se poser un peu plus fréquemment : de quelle façon devrait-on s’attaquer au problème particulier de nos « gros moteurs »?
« Un Airbus 320 aurait besoin de 260 tonnes de batteries (soit le poids d’environ 45 éléphants) pour fournir la même quantité d’énergie que lui fournirait son kérosène pendant un typique voyage transatlantique d’une durée de sept heures » actuel, ne sont pas conçus pour prendre davantage de poids ni pour consacrer plus d’espace au stockage d’énergie. Par exemple, un Airbus 320 aurait besoin de 260 tonnes de batteries (soit le poids d’environ 45 éléphants) pour fournir la même quantité d’énergie que lui transmettrait son kérosène pendant un typique voyage transatlantique d’une durée de sept heures. 45 éléphants, c’est quatre fois plus lourd que l’Airbus 320 lorsqu’il est vide! Nos avions sont plutôt conçus pour avoir un stockage d’énergie équivalent à 20% de leur poids. Si nous réduisons la quantité de batteries à 20% du poids de l’Airbus, sans diminuer sa vitesse de croisière, cela lui donnerait assez d’énergie pour un voyage de… 20 minutes.
Il est toujours possible que la batterie au lithium améliore sa densité énergétique : après tout, celle-ci n’a fait qu’augmenter depuis 1990. Cependant, les batteries au lithium utilisées actuellement n’ont pas les capacités physiques d’augmenter leur
densité énergétique à l’ampleur nécessaire : d’autres types de batteries prometteuses, telle que la batterie lithium-soufre, pourraient éventuellement les remplacer, mais ces dernières, étant loin d’être de valeurs sûres, ne sont pas près d’être commercialisées. D’autres technologies n’étant pas liées à la batterie au lithium pourraient peut-être éventuellement révolutionner la façon dont nos « gros moteurs » se déplacent. L’hydrogène, en tant que combustible, est assez intéressant : trois fois plus dense en énergie que l’essence, ce dernier est beaucoup moins pesant que la batterie au lithium. C’est pour cette raison que cet élément est perçu comme le remplaçant le plus prometteur des combustibles fossiles dans le secteur du transport aérien. Cependant, il faudra produire de l’hydrogène « propre » à grande échelle, prouesse technologique que nous sommes malheureusement encore bien loin d’accomplir. Nos avions risquent aussi de prendre des apparences loufoques afin d’accommoder ce combustible qui prend quatre fois plus de place que l’essence utilisée actuellement. Advenant l’impossibilité d’éliminer les émissions provenant de nos « gros moteurs », il sera toujours possible de séquestrer du carbone en guise de compensation. En effet, la carboneutralité, ça ne veut pas nécessairement dire ne plus émettre de gaz à effet de serre! Si notre planète peut en absorber autant qu’elle en émet, planter davantage de végétation tout en assurant la bonne santé de nos terres nous permettra de demeurer carboneutres. Allons-nous voir un jour des réglementations exigeant des compagnies aériennes et maritimes qu’elles compensent toutes leurs émissions en finançant de tels projets environnementaux? Malheureusement, les marchés de compensation de carbone existants sont reconnus comme étant assez corrompus : ce n’est
donc pas une panacée et se fier uniquement à un tel mécanisme risque d’être inefficace.
« Lorsqu’une immense partie de la cargaison d’un navire cargo doit être remplacée par des batteries afin qu’il puisse se déplacer, on comprend que ces dernières demeurent actuellement une option économiquement insensée pour les compagnies de transport maritime » Sommes-nous impuissant·e·s face à tout cela? Absolument pas! Qu’il s’agisse de consommer de manière locale (pour notre alimentation autant que pour nos vacances) ou de souscrire à un mode de vie plus raisonnable, nos efforts individuels vont aider à diminuer la quantité d’émissions de gaz à effet de serre provenant de nos « gros moteurs » à coup sûr. En effet, il suffit de contempler la panoplie de produits ridicules disponibles en livraison rapide sur Amazon pour réaliser à quel point nous pouvons faire mieux en tant que société. Comme bien des problèmes complexes, la solution est probablement composée de plusieurs éléments : nouvelles technologies, compensation de carbone ainsi qu’une consommation individuelle consciencieuse doivent tous faire partie de l’équation.x
Julie-Anne Poulin
La situation du transport maritime est assez similaire. Malgré la récente mise en service du Yara Birkeland, un porte-conteneurs à émission zéro, nous sommes encore loin de voir notre commerce international en croissance s’effectuer à l’aide de bateaux électriques, en raison du même problème de densité énergétique.
le délit · mardi 28 septembre 2021· delitfrancais.com
Philosophie portrait de philosophe
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L’autre visage d’Adam Smith
La centralité du concept de sympathie dans l’oeuvre de l’économiste. marco-antonio hauwert rueda | le délit
MARCO-ANTONIO HAUWERT RUEDA
Éditeur Philosophie Cet article a originellement été publié en ligne le 26 janvier 2021.
L
orsque l’on pense à Adam Smith, père de la science économique moderne, l’on a typiquement en tête un partisan farouche du laissez-faire pour qui la solidarité, la sympathie et le souci pour autrui n’ont pas leur place dans une économie d’individus égoïstes et intéressés. Or, ce portrait peu flatteur est loin d’être fidèle aux écrits originaux de l’économiste écossais, Théorie des sentiments moraux (1759) et Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776)*. Ayant été élève de Francis Hutcheson – fervent croyant en la bonté de l’être humain – et ayant obtenu la Chaire de philosophie morale de l’Université de Glasgow en 1752, Smith n’a jamais dressé un tableau de l’être économique (homo economicus) comme étant purement individualiste. Bien au contraire, le concept de « sympathie » joue un rôle central dans son tableau de la nature humaine. Agir dans son propre intérêt n’implique donc pas un manque de considération pour autrui, selon le philosophe.
« Si égoïste que l’on puisse supposer l’homme, il y a évidemment des principes dans sa nature qui l’intéressent au sort des autres » Le « problème Adam Smith » Les deux publications d’Adam Smith couvrent deux sujets très différents. D’un côté, Sentiments moraux traite de la façon dont l’être
humain forme ses jugements moraux. De l’autre, Richesse des nations explore les facteurs qui mènent un pays à la prospérité économique. Pendant leur temps, ni Smith ni ses contemporains n’ont semblé percevoir une contradiction entre ces deux ouvrages. Cependant, durant la seconde moitié du 19e siècle – soit plus de 60 ans après la mort du philosophe –, un certain nombre d’économistes allemands ont remarqué une tension entre les deux œuvres qu’ils ont baptisée le « problème Adam Smith ». Selon ces détracteurs, la vision bénévolente et sympathique de la nature humaine avancée par Sentiments moraux contredirait fondamentalement l’égoïsme prôné dans Richesse des nations. La confusion est quelque peu compréhensible. Smith ouvre Sentiments moraux avec le postulat suivant : « si égoïste que l’on puisse supposer l’homme, il y a évidemment des principes dans sa nature qui l’intéressent au sort des autres. » En contraste, il écrit dans Richesse des nations que « ce n’est pas par la bénévolence du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais par leur considération pour leur propre intérêt ». Alors que le premier ouvrage semble dépeindre l’être humain comme naturellement bienveillant, le second semble suggérer que cette vertu n’a pas sa place dans le monde économique. De nos jours, c’est souvent cette deuxième interprétation qui fait la réputation de Smith. L’Homo economicus smithien serait un individualiste, même un solipsiste, pour qui les autres n’auraient qu’une valeur instrumentale. Mais, en réalité, le conflit entre ces œuvres n’est qu’une erreur d’interprétation. Le concept de « sympathie », comme l’on verra, agit comme ciment unificateur de la philosophie de Smith. Régulatrice de nos excès En tentant de résoudre le « problème Adam Smith », il est commun pour de nombreux
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commentateurs – dont l’économiste Daniel Fusfeld – de créer une dualité entre la sympathie, l’intérêt pour autrui d’un côté, et l’égoïsme, l’intérêt personnel de l’autre. Selon Fusfeld, les deux concepts ne seraient que des différents types de « motivations » pour l’action humaine : nous pourrions agir par sympathie et altruisme (comme ce serait le cas dans Sentiments moraux), ou nous pourrions agir par égoïsme (selon Richesse des nations). En ce sens, la sympathie appartiendrait à la même catégorie que la bénévolence, soit la catégorie des motivations hétérocentriques. Mais cette interprétation fait fausse route, car elle ne répond pas à l’une des questions centrales de Sentiments moraux : comment sommes-nous capables d’agir à la fois de façon bénévolente et égoïste? Pour répondre à cette question, il nous faut distinguer motivation et capacité, car les deux concepts jouent en fait des rôles très différents dans la philosophie de Smith. Si la bénévolence et l’égoïsme sont des exemples de motivation, la sympathie est la capacité qui rend possible la réalisation de ces motivations. Que nous agissions par souci d’autrui ou par souci de nousmêmes, nous pouvons seulement agir tel que nous le faisons parce que nous sommes sympathiques. Qu’est-ce donc que ce concept de « sympathie »? La sympathie smithienne – il est important de le noter – ne peut pas simplement être comprise comme un synonyme d’« empathie ». L’empathie est la capacité de percevoir et de comprendre les sentiments d’autrui. Bien que la sympathie implique certainement la notion d’empathie, elle représente bien plus que cela. Selon Smith, la sympathie est la capacité que nous avons de juger la « propriété [propriety, en anglais, ndlr] ou l’impropriété, la décence ou l’indécence » des actions d’une personne. En d’autres termes, c’est la capacité que nous avons de juger la valeur morale d’une action dans son contexte social. La sympathie agit ainsi comme une sorte de pouvoir régulateur qui s’assure que nos actions soient moralement convenables dans leur contexte social. L’être humain, dans toute situation, cherche le « parfait accord des affections des spectateurs avec les siennes », écrit Smith. Cette quête du « parfait accord » est toujours intuitive, ou pré-réflexive. Ce n’est pas un « changement imaginaire de lieu », comme le décrit l’économiste Vivienne Brown, dans lequel nous imaginons de façon
réfléchie comment nos actions seraient perçues par autrui. Plutôt, la sympathie survient organiquement et nous accompagne dans toutes nos actions peu importe nos motivations. Même les agents économiques intéressés décrits dans Richesse des nations agissent sympathiquement ; ceux-ci – comme tout le monde – ont une inclinaison naturelle à chercher une harmonie des affections. Les sphères de l’intimité Même si nous comprenons à présent que, peu importe nos motivations, nous adaptons intuitivement notre comportement à autrui, nous ne comprenons toujours pas pourquoi certaines motivations sont plus prévalentes que d’autres dans certains contextes. Pourquoi l’individu dans Richesse des nations paraît-il si égoïste alors que celui dans Sentiments moraux paraît plutôt bénévolent? Entre la publication de ces œuvres, Smith n’a pourtant pas changé d’opinion sur les motivations
« Il est triste de constater que la vision smithienne originale de l’être économique a été délaissée au profit d’une vision plus égoïste » qui guident l’action humaine. Voilà l’hypothèse erronée formulée par les savants allemands du 19e siècle. En réalité, cela n’a rien à voir avec un changement dans l’idéologie de Smith, et tout à voir avec le concept d’« intimité ». Russell Nieli a été le premier à employer ce terme en 1986. Selon lui, nous traitons les personnes dans une « sphère d’intimité » différemment de celles en dehors de celleci. Il y a un « ordre dans lequel les personnes sont recommandées à notre bienfaisance », écrit Smith ; et cet ordre dépend du degré d’intimité que nous partageons avec ladite personne. Sans surprise, notre propre être est toujours notre première préoccupation. Mais après nous-mêmes, « notre affection retombe naturellement sur ceux de notre famille immédiate ». Ensuite, viennent nos cousins, puis nos amis les plus intimes, nos collègues du travail, les personnes qui ont influencé notre vie d’une façon minimalement signi-
ficative, et finalement, les membres de notre État-nation, avec qui nous partageons un attachement impersonnel. Plus une personne s’éloigne de notre cercle le plus intime, moins la bienfaisance joue un rôle dans nos interactions avec cette personne. Richesse des nations traite principalement de relations entre personnes qui n’ont pas de liens intimes entre elles, soit des personnes qui se rencontrent simplement au marché. Leur relation est presque exclusivement commerciale, ce qui explique le rôle réduit de la bénévolence. Mais il nous faut accentuer le mot « presque », dans cette phrase, car la bénévolence a bien un rôle à jouer dans les relations économiques. Pour Smith, l’égoïsme pur est clairement insuffisant pour expliquer la totalité des comportements de l’être économique. Par exemple, l’intérêt personnel n’explique pas des régularités économiques comme la discipline de travail, l’engagement à obéir aux règles sans supervision et l’inclinaison à traiter les autres avec dignité, respect et amitié. L’égoïsme n’explique pas notre inclinaison à laisser un pourboire non plus puisque celle-ci ne nous rapporte en réalité aucune utilité matérielle additionnelle. Tous ces comportements sont bénévolents par nature et, crucialement, existent seulement parce que nous sommes naturellement sympathiques. C’est en somme cette sympathie qui nous pousse à agir en harmonie avec notre environnement social. Sans elle, considère Smith, notre société serait conflictuelle et chaotique. Vers une discipline économique moins égoïste Comme nous l’avons vu, Adam Smith n’est pas cet idéologue tordu dont le portrait de l’être humain est celui d’un individualiste qui ne se soucie point d’autrui. Cette idée se fonde bien trop souvent sur une lecture hâtive de Richesse des nations ou sur une connaissance de seconde main. En tant que professeur de philosophie morale, position qu’il a détenue pendant plus d’une décennie, Smith était en réalité bien conscient du potentiel bienfaisant de l’être humain – et de sa nécessité. Il est donc triste de constater que cette vision smithienne originale de l’être économique a été progressivement délaissée au profit d’une vision plus égoïste. Peut-être la discipline économique actuelle devrait-elle réintégrer quelquesunes des leçons de son précurseur, et comprendre que l’égoïsme seul ne suffira jamais à maintenir une société sur ses pieds.x *Ces dates sont celles de la publication de la première édition des livres mentionnés.
Philosophie
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Souveraineté narrative
Le Festival Stop Motion Montréal présente une table ronde de productions autochtones. sophie ji
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e 18 septembre dernier a eu lieu la première table ronde virtuelle du Festival Stop Motion Montréal intitulée Productions stop motion autochtones : voix et images. La table ronde, présentée gratuitement et en direct sur la page Facebook du festival, a réuni l’artiste multidisciplinaire métisse Terril Calder, la cinéaste et productrice métisse/saulteaux Melanie Jackson, le cinéaste inuit Zacharias Kunuk et le réalisateur et producteur canadien Neil Christopher dans une discussion modérée par la réalisatrice innue Jani BellefleurKaltush. Trois membres du comité organisateur du Festival Stop Motion Montréal participaient également à la discussion. Textures et libertés Plusieurs panélistes ont expliqué que la grande liberté artistique
accordée par le film stop motion et les textures des personnages et des décors les ont amené·e·s à choisir ce médium. Pour son courtmétrage « Angakusajaujuq – The Shaman’s Apprentice », couronné meilleur court-métrage canadien au Festival international du film de Toronto, Zacharias Kunuk explique que le stop motion lui a permis d’accéder à l’imaginaire du rêve de façon plus simple et complète que lorsqu’il travaille avec des comédiennes et comédiens. Selon Terril Calder, le stop motion permet aussi de mieux communiquer la structure orale et le rythme des légendes racontées par les aîné·e·s de sa communauté, car le médium offre la possibilité de créer des œuvres sans structure narrative. Melanie Jackson a ensuite souligné l’importance d’utiliser le cinéma pour sensibiliser et éduquer les gens. La diversité à l’écran encourage de jeunes autochtones
à partager à leur tour leurs histoires, a-t-elle ajouté. Diffusion autodéterminée Les panélistes ont ensuite discuté des difficultés de télédiffusion rencontrées par les cinémas stop motion autochtones. Les barrières sont doubles ; Neil Christopher a notamment expliqué que les diffuseurs hésitent souvent à accepter des œuvres filmées en stop motion sous le prétexte qu’elles sont « belles, mais pas commerciales » et que les diffuseurs intéressés par les histoires autochtones désirent souvent que ces dernières soient racontées et adaptées dans un format préétabli qui ne correspond pas toujours à la façon dont les artistes autochtones veulent diffuser leurs récits. Terril Calder a alors souligné la
« grande victoire » que représentait la création du Bureau de l’écran autochtone, fondé en 2017 afin de « soutenir la souveraineté narrative autochtone à l’écran ».
yigu zhou Même si les participant·e·s s’entendaient toutes et tous pour dire que l’industrie cinématographique a amélioré son accessibilité dans
les vingt dernières années, Terril Calder a exprimé ses réserves par rapport aux nouvelles opportunités artistiques disponibles pour les artistes autochtones, car elle explique que ces opportunités demeurent très souvent temporaires et limitées. Selon elle, les artistes et les jeunes autochtones doivent tirer des bénéfices de l’attention publique présentement accordée à la « réconciliation » et s’assurer de rapidement utiliser les opportunités qu’elle présente afin de se créer des outils pour le futur. Neil Christopher a clos la table ronde en encourageant les personnes intéressé·e·s par la souveraineté autochtone télévisuelle à écrire à leurs distributeurs locaux. Cela permettrait ainsi de les sensibiliser aux barrières rencontrées par les cinéastes stop motion autochtones. Vous pouvez visionner plusieurs œuvres des cinémas stop motion autochtones sur le Réseau de télévision des peuples autochtones.x
Ambiguïté sombre
Le Théâtre Denise-Pelletier reprend La Métamorphose de Franz Kafka. sophie ji
Éditrice Culture
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u 22 septembre au 16 octobre, le Théâtre DenisePelletier présente la pièce La Métamorphose de Franz Kafka, dans une adaptation écrite et mise en scène par Claude Poissant. La pièce met en vedette Geneviève Alarie dans le rôle de la Mère, Alex Bergeron dans le rôle de Gregor, Myriam Gaboury dans le rôle de Greta, Alexander Peganov dans les rôles de FP et du Locataire et Sylvain Scott dans le rôle du Père. Gregor, un vendeur de tissus, se réveille un matin et réalise qu’il est devenu un insecte. Éclairages pertinents Dans l’œuvre originale de Kafka, le « monstrueux insecte » que Gregor devient n’est jamais nommé, de sorte que le lectorat ignore son apparence exacte. L’adaptation de Claude Poissant conserve cet aspect du récit
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des murs du décor. Ainsi, au moment où Gregor subit une transformation spasmodique, l’ombre derrière lui se déforme énormément de sorte que même si l’interprète est vêtu d’un complet brun, l’auditoire ne sait plus si la figure de Gregor est toujours humaine. Un vert chargé de sens
original à l’aide d’une mise en scène qui explore la distance psychique, voire dimensionnelle qui sépare Gregor du reste de sa famille – les monologues du personnage ne sont jamais entendus par sa famille et, lorsque cette dernière interagit avec « l’insecte », Gregor réagit et répond en aparté vers l’auditoire. La mise en scène de Poissant emploie des éclairages précis qui appuient et
gunther GAMPER renforcent l’ambiance grave et mystérieuse de la pièce. Un jeu d’ombres vers le milieu de la pièce est particulièrement bien réussi ; lors d’un monologue où Gregor sombre tranquillement dans la folie en détaillant la progression de sa métamorphose, l’éclairage renforce le puissant monologue livré par Alex Bergeron en modifiant l’ombre projetée par ce dernier sur l’un
Le décor de la pièce est composé de plusieurs tons rougeâtres dans lesquels les costumes aux couleurs chaudes des personnages se fondent très bien, à l’exception du costume vert criant de Greta, la sœur de Gregor, qui détonne avec le reste de la mise en scène. Ce choix judicieux contribue à souligner l’humanité que Greta manifeste envers Gregor, une humanité qui contraste avec la froideur violente dont font preuve les autres personnages à l’égard de l’insecte. Cependant, lorsque le « lien spécial » entre Greta et Gregor est brisé par l’abandon de Greta, qui finit par renier son frère et le traiter avec la même distance que ses
parents, elle quitte la scène et revient dans un costume rosé qui se fond avec le décor et les autres costumes. Dans la dernière scène de la pièce, le costume redevenu vert de Greta augmente la cadence dramatique de la pièce et renforce l’ultime rebondissement de l’adaptation de Claude Poissant.
« L’auditoire ne sait plus si la figure de Gregor est toujours humaine » Somme toute, cette adaptation de La Métamorphose est réussie et les changements textuels et narratifs renforcent la puissance de l’histoire sans dénaturer le texte de Kafka. Les performances des comédiennes et comédiens sont justes et précises et la touche d’humour ajoutée dans certaines scènes allège agréablement l’atmosphère sans nuire à la progression narrative.x
le délit · mardi 28 septembre 2021 · delitfrancais.com
théâtre
La résistance d’une morte Antigone revisitée par le Théâtre de La Sentinelle : vivante plus que jamais. elissa kayal
Contributrice
U
n script. Trois semaines. Trois acteurs. Un Espace Libre.
Voici le concept derrière Qui veut la peau d’Antigone?, la toute dernière pièce du Théâtre de La Sentinelle présentée à l’Espace Libre. Cette compagnie québécoise, dirigée par des Afrodescendant·e·s et mettant en valeur des auteur·rice·s noir·e·s, permettra à Tatiana Zinga Botao, à Philippe Racine et à Lyndz Dantiste de revisiter et d’actualiser le fameux mythe antique de Sophocle. Chacun·e incarnera à sa façon, en solo et pour le temps d’une semaine, la figure emblématique d’Antigone condamnée à
« L’Antigone de cette pièce est à la fois inspirante et pitoyable, mais elle est surtout prise d’un débat à même le corps, d’une lutte qui la pousse dans la folie » mort par le roi Créon, son oncle, pour avoir fait le deuil de son frère, traitre de Thèbes. De multiples versions d’Antigone inspireront les trois artistes dans leurs adaptations, notamment celles de Sophocle, de Brecht et d’Anouilh, mais aussi des plus diversifiées, comme Antigone Gonzalez de Sara Uribe, Crever d’amour d’Axel Cornil, qui se déroule en Afrique noire, ou encore l’Antigone du dramaturge haïtien Félix Morisseau-Leroy. La troisième première de Qui veut la peau d’Antigone? a été jouée par Lyndz Dantiste. Dans cette interprétation, c’est l’influence de la culture haïtienne qui se manifeste par les quelques répliques en créole, mais surtout par le double discours d’Antigone. Entrée en matière La fumée se dissipe lentement. Des drapés et des cordes rouges suspendues pendent du plafond. Des ampoules à la lumière tamisée forment un cercle à leurs pieds. La scène est plongée dans une atmosphère infernale. On le saura plus tard : la pièce se déroule dans le tombeau
jules bédard
où Antigone, enterrée vivante, joue et rejoue la trame de sa vie. Cette histoire est d’abord racontée sans mot, par la danse. Lyndz Dantiste, vêtu d’une longue jupe, tourne, saute et se meut autour du cercle de lumière, au son de chants et de tambours. En tournant comme elle le fait, Antigone rejoint « le chœur des pleureuses » et refait le deuil de son frère mort, car le décor en cercle évoque aussi la cérémonie, le culte. Quelque chose de souffrant et de déchaîné s’inscrit dans ses mouvements. L’Antigone de cette pièce est à la fois inspirante et pitoyable, mais elle est surtout prise d’un débat à même le corps, d’une lutte qui la pousse dans la folie. Des râles secouent sa poitrine et son visage ; si elle parle, aucun mot n’est perceptible. Antigone est possédée : Créon, le devin Tirésias et son amoureux Hémon parleront tour à tour à travers elle, comme de force. Lyndz Dantiste incarnera, seul et avec brio, cette série de personnages. Les motifs du rituel et de la lutte spirituelle additionnés à celui de la possession suggèrent le vaudou haïtien, un thème qui a inspiré Lyndz Dantiste dans son adaptation. Héritage du malheur Des lignes noires sillonnent, comme des veines, le torse nu et les bras de l’acteur. Il accroche à son
le délit · mardi 28 septembre 2021 · delitfrancais.com
cou un lourd collier de cordes rouges qui atteint ses genoux. Ces cordes lourdes et omniprésentes, par leur couleur symbolique, représentent la fatalité qui pèse sur Antigone et qui la prédestine à la tragédie. Dans le mythe, elle hérite de la malédiction de son père Œdipe, qui avait tué son propre père et couché, à son insu, avec sa mère. Comme Œdipe, c’était au tour d’Antigone d’errer, non seulement jusqu’à sa mort, mais dans sa mort. L’anankè grec prend donc une autre ampleur dans la pièce : Antigone, « coupée à jamais des vivants », devra répéter l’histoire de sa mort, encore et encore, par la danse et par les mots. La fatalité du mythe antique, qui trouve ses racines dans la généalogie et l’histoire, est transposable sur la lutte des personnes racisées aujourd’hui, héritières d’une histoire plus grande, marquée par le colonialisme, l’esclavage et l’oppression. « J’ai le droit d’être tombée », crie Lyndz Dantiste dans sa tirade. L’Antigone de cette pièce, avec toute sa force et sa colère, dénonce la culture de la résilience. Avant tout, et dans toutes les versions du mythe, Antigone veut être en deuil, pleurer ses morts et leur rendre la dignité dont ils ont été privés. Pourtant, on lui refuse cette souffrance, on la condamne au silence, on la pousse dans les schismes de la folie. Les forces en jeu dans la pièce sont les lois des hommes, d’un côté, et d’un autre,
celles, immortelles, du cœur. Antigone luttait pour faire « ce que son cœur sait juste dans le cœur des hommes ». Une modernité à double tranchant Le Créon que joue Lyndz Dantiste, quant à lui, se justifie avec les valeurs de la « démocratie », de la « modernité », du « bien commun » et de la « justice ». L’acteur nous fera sentir l’ironie qui se cache derrière ces mots puisque nous nous retrouvons face à un roi insensible aux souffrances de sa nièce, d’autant plus à celles de son peuple, qui rappelle le tyran de Sophocle. Quand c’est à son tour de posséder Antigone et de parler à travers elle, l’acteur est debout derrière les drapés rouges ouverts. À travers le voile, sa voix et son ombre, énormes, magnifiées. Créon représente à ce moment l’incarnation insaisissable et sans visage du pouvoir. Cette représentation du roi tyran aux bonnes paroles ramène à la surface un questionnement primordial et encore actuel autour de la forme que l’État devrait prendre à Haïti. Le modèle politique européen et colonial, adopté depuis l’Indépendance, est-il convenable à la culture locale haïtienne? Porte-t-il réellement les bonnes valeurs qu’il prône, c’est-à-dire la démocratie, la modernité, le bien commun et la justice? Alors que
Créon se félicite de sa « modernité », Antigone, de sa tombe, parle d’ancêtres, de sang, de continuité et d’appartenance. Elle dit au roi : « Ta justice ne rend pas le monde meilleur. » Ce dialogue pose le régime politique occidental contre un modèle de pouvoir alternatif, décentralisé et caractérisé par l’organisation de collectivités locales autonomes. « Tu marches sur le fil d’une lame », dira le devin Tirésias à Créon, prédisant et promettant le renversement de cette construction politique par le haut. Un discours intersectionnel Le mythe d’Antigone, 2 500 ans après sa première écriture, continue de se transposer sur des questions politiques, identitaires et sociales actuelles. « Ce mythe [dresse] un individu face à un système. Antigone se défend contre quelque chose de plus grand qu’elle », explique Philippe Racine. Dans ce sens, plusieurs lectures s’intersectionnent dans ce montage d’inspirations : on y entend entre autres l’oppression des personnes racisées, le silence imposé aux femmes, le radicalisme politique, l’identité de genre. On y entend aussi une recherche de sens à travers le cycle de l’histoire et toutes les questions qui s’y sont confrontées. Et on y entend surtout une voix ensevelie, mais vivante qui crie : « Malgré tout, malgré Créon. »x
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délier la poésie Le Délit lance la troisième édition de son concours de poésie.
Les murs étrangers le lieu : to burst ton corps est troué le vent siffle au travers chuchote ce qu’il manque au pli de ton coude les îles qui s’y glissent les absences élargissent tes hanches tu ne sais plus habiter la ville lui inventes des passants recousus ça résonne au-dedans de toi et le sel remonte dans ta gorge florence lavoie
Éditrice Culture
alexandre gontier | le délit
Le Délit lance la troisième édition de son concours de poésie! Vous avez jusqu’au 1er novembre pour soumettre un poème, d’une longueur maximale de trois pages pour les textes en vers et de 1 000 mots pour les textes en prose. Votre texte peut s’inscrire en continuité du fragment ci-dessus, en reprendre les thèmes ou tout simplement s’en inspirer. Cinq textes finalistes seront sélectionnés et publiés dans les pages du Délit lors de son édition du 16 novembre. Le·a gagnant·e sera annoncé·e le 23 novembre et se méritera un exemplaire du recueil de poésie Les univers parallèles de Laurie Bédard, gracieusement offert par la librairie Alire. Envoyez vos soumissions à artsculture@delitfrancais.com. Au plaisir de vous lire!
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le délit · mardi 28 septembre 2021 · delitfrancais.com