Le Délit - 10 novembre 2021

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Publié par la Société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill

Le Délit est situé en territoire Kanien’kehá:ka non-cédé.

Mercredi 10 novembre 2021 | Volume 110 Numéro 9

Plein·e·s de rage depuis 1977


Campus

Volume 110 Numéro 9

Actualités

Le seul journal francophone de l’Université McGill

actualites@delitfrancais.com

Le Délit met à l’épreuve les autocollants « fast-pass »

Alors que McGill annonce des tests de dépistage rapide sur le campus, les autocollants qu’elle substitue au passeport vaccinal démontrent leur efficacité. Gabrielle Genest

Coordonnatrice de la correction

L

’Université McGill a mis en place un système d’autocollants coupefile (fast-pass en anglais, ndlr) afin d’accélérer l’accès aux bibliothèques, conditionnel à la présentation du passeport vaccinal depuis le 27 octobre dernier. Le Délit s’est penché sur ce nouveau programme d’autocollants et a examiné sa conformité aux exigences du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec. Le Délit a également interrogé McGill sur les potentielles failles de ce système. Outre cette mesure en place depuis la fin octobre, l’Université a annoncé le 4 novembre dernier un projet-pilote de dépistage rapide de la COVID-19 sur le campus, quelques jours après les nombreux rassemblements des fêtes de l’Halloween auxquels McGill soutient que ses étudiant·e·s ont pris part. Enquête sur les autocollants coupe-file Dans les jours qui ont précédé l’imposition des passeports vaccinaux pour l’accès aux bibliothèques de McGill, l’Université a mis en place un système d’autocollants « coupe-file » permettant d’accélérer le processus de vérification du statut vaccinal. Les étudiant·e·s ayant rempli un formulaire de consentement et présenté leur passeport vaccinal ainsi

Or, des étudiant·e·s mcgillois·es ont exprimé certaines réserves quant à la véritable assurance de vaccination garantie par ces autocollants sur les réseaux sociaux, notamment dans le groupe Facebook des étudiant·e·s de la Faculté de droit. Certain·e·s ont évoqué la possibilité de simplement transférer l’autocollant de la

Rédacteur en chef rec@delitfrancais.com Philippe Bédard-Gagnon Actualités actualites@delitfrancais.com Félix A. Vincent Vacant Vacant Culture artsculture@delitfrancais.com Sophie Ji Florence Lavoie Société societe@delitfrancais.com Opinion - Aymeric L. Tardif Enquête - Louise Toutée Philosophie philosophie@delitfrancais.com Marco-Antonio Hauwert Rueda Coordonnatrice de la production production@delitfrancais.com Adélia Meynard Coordonnateur·rice·s visuel visuel@delitfrancais.com Illustration - Alexandre Gontier Photographie - Vacant Multimédias multimedias@delitfrancais.com Olivier Turcotte

alexandre gontier | le délit carte étudiante d’une personne vaccinée à une autre carte. D’autres ont affirmé qu’il serait facile pour un individu de recréer ces autocollants, étant donné leur apparence générique. Enfin, certain·e·s se sont inquiété·e·s que ces autocollants ne conviennent pas aux standards gouvernementaux, puisqu’ils remplacent la présentation de la preuve de vaccination sous l’une des formes prescrites par la Santé publique – soit l’application VaxiCode, le code QR sur papier ou un PDF sur appareil mobile.

« Des étudiant·e·s mcgillois·es ont exprimé certaines réserves quant à la véritable assurance de vaccination garantie par ces autocollants » que leur carte étudiante à un·e membre du personnel mcgillois peuvent se faire apposer sur leur carte étudiante un autocollant circulaire rouge sur lequel est écrit « McGill ». Cet autocollant certifie leur statut de personne adéquatement vaccinée. En plus d’être utilisés pour accélérer l’accès aux bibliothèques, ces autocollants sont également utilisés pour accéder aux installations sportives de l’Université (comme son centre de conditionnement physique) et à certaines de ses aires de restauration et salles à manger sur le campus. En date du 4 novembre, plus de 10 000 autocollants avaient été distribués.

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Le Délit a interrogé l’Université McGill dans le but de savoir si elle avait contacté la Santé publique ou le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec et obtenu son approbation quant au programme d’autocollants coupe-file. En outre, Le Délit a demandé à McGill d’expliquer les mesures actuellement en vigueur afin de prévenir la falsification ou l’échange entre étudiant·e·s d’autocollants coupe-file. Dans sa déclaration, McGill a répondu au Délit que le programme d’autocollants coupe-file a été « développé à partir des lignes directrices des autorités de santé publique concernant la présentation et la vérification de la preuve de vaccination ». Selon l’Université, les autocollants distribués ne seraient pas des autocollants standard : ils seraient « impossibles à transférer », car ils se désintégreraient si retirés de la carte d’identité mcgilloise. McGill a également affirmé avoir formé son personnel afin qu’il soit en

mesure de repérer des faux autocollants ou des autocollants mal placés.

« Selon l’Université, les autocollants distribués ne seraient pas des autocollants standard : ils seraient “impossibles à transférer”, car ils se désintégreraient si retirés de la carte d’identité mcgilloise » Le Délit a cherché à vérifier l’efficacité des mesures mises de l’avant par l’Université. Deux journalistes doté·e·s d’un autocollant coupe-file sur leur carte étudiante respective ont mis à l’épreuve le « dispositif de sécurité » dont seraient armés ces petits cercles rouges adhésifs. Équipé·e·s d’un couteau X-acto, d’une règle et d’un bâtonnet de colle, les journalistes du Délit ont tenté de retirer les autocollants sans les endommager, sans succès. Tant en poussant leurs contours vers l’intérieur qu’en essayant d’en faire lever un coin, les autocollants se sont progressivement ratatinés et de fines lignes blanches sont apparues à tous les points de flexion. À la fin de l’exercice, les autocollants n’étaient que de minuscules amas chiffonnés impossibles à réutiliser. Les autocollants coupe-file de l’Université tiennent donc

Coordonnateur·rice·s de la correction correction@delitfrancais.com Gabrielle Genest Léonard Smith Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnateur·rice·s réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Eleonore d’Espinose Andrew Ma Contributeurs·rices Hugo Vitrac, Laurence Caron-Bleau, Tristan Wahid, Orian Dorais, Elissa Kayal, Yigu Zhou Couverture Alexandre Gontier BUREAU PUBLICITAIRE 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 0E7 Téléphone : +1 514 398-6790 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Pandora Wotton Conseil d’administration de la SPD Philippe Bédard-Gagnon, Kate Ellis, Marco-Antonio Hauwert Rueda, Asa Kohn, Thibault Passet, Abigail Popple, Simon Tardif, Pandora Wotton

Les opinions exprimées dans les pages du Délit sont celles de leurs auteur·e·s et ne reflètent pas les politiques ou les positions officielles de l’Université McGill. Le Délit n’est pas affilié à l’Université McGill. Le Délit est situé en territoire Kanien’kehá:ka non-cédé. L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavant réservés). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans le journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).

L’article « Atelier sur les droits trans à McGill » publié dans l’édition du 3 novembre à la page 2 comportait une erreur. L’article faisait mention que l’exigence de réassignation sexuelle pour le changement de marqueur de genre n’a pas eu d’effet prohibitf aux demandes de changements de marqueur de genre. Il aurait plutôt fallu y lire que l’exigence a effectivement eu un effet prohibitif. Le Délit regrette cette erreur.

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Campus le coup contre des tentatives de fraude menées par des étudiant·e·s muni·e·s d’outils de base. Le Délit a tenté de contacter le ministère de la Santé et des services sociaux du Québec afin d’obtenir des commentaires sur le programme d’autocollants coupe-fil mis en place par l’Université McGill. Au moment de publier, Le Délit n’avait pas obtenu de réponse.

test de dépistage rapide de la COVID-19. McGill affirme qu’elle est en mesure de faire entre 12 et 24 tests par heure. Les résultats de ces tests, confidentiels, sont disponibles en une vingtaine de minutes. Seules les personnes ne présentant pas de symptômes de COVID-19 peuvent accéder au projet-pilote, les individus symptomatiques étant toujours priés de ne pas se présenter sur le campus.

gabrielle genest | le délit

Depuis le 8 novembre, les membres de la communauté mcgilloise peuvent se rendre à la cafétéria du Pavillon Trottier de l’Université entre 12h et 17h afin de passer un

Ce projet-pilote a été annoncé alors qu’aucun cas de COVID-19

gabrielle genest | le délit

Les outils du Délit Dépistage rapide sur le campus

afin de permettre le traçage des contacts. Il est également à noter qu’un résultat négatif émis par le projet-pilote de dépistage rapide de McGill ne peut être présenté comme une preuve de négativité à la COVID-19 – aucun résultat sous forme papier ou autre n’est d’ailleurs fourni aux participant·e·s.

Advenant un résultat positif, l’individu infecté doit se rendre dans un centre de dépistage offrant des tests PCR afin de confirmer sa positivité. La personne doit subséquemment signaler son résultat à l’Université, en appelant le groupe de gestion des cas de McGill au (514) 398-3000

« Les autocollants coupe-file de l’Université tiennent donc le coup contre des tentatives de fraude menées par des étudiant·e·s muni·e·s d’outils de base »

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« Fabrice Labeau et Chris Buddle ont souligné que les étudiant·e·s avaient été nombreux·ses « à [se] rassembler […] ainsi qu’à fréquenter des bars et des restaurants » à l’occasion de la fin de semaine de l’Halloween »

gabrielle genest | le délit

L’autocollant s’effrite progressivement n’avait été signalé sur le campus mcgillois dans la semaine du 24 au 30 octobre. Or, les vice-principaux exécutifs adjoints Fabrice Labeau et Chris Buddle ont souligné que les étudiant·e·s avaient été nombreux·ses « à [se] rassembler […] ainsi qu’à fréquenter des bars et des restaurants » à l’occasion de la fin de semaine de l’Halloween et ont rappelé l’importance de signaler à l’Université des symptômes de COVID-19 apparus dans les 48 heures suivant une présence sur le campus.

L’autocollant ratatiné Du nouveau pour les employé·e·s de l’Université

nombre grandissant d’employé·e·s et d’étudiant·e·s sur le campus.

Depuis le 3 novembre, les membres de la faculté et du personnel ainsi que les employé·e·s étudiant·e·s de l’Université McGill ne sont plus contraint·e·s de remplir le formulaire d’autoévaluation quotidienne sur leur état de santé sur Minerva. Selon le courriel envoyé le 4 novembre par Fabrice Labeau et Chris Buddle, cette décision aurait été prise en raison de « commentaires sur cette obligation quotidienne » provenant du

Cependant, toute personne se rendant sur le campus – les membres des corps étudiant et professoral de même que le personnel – doit encore compléter une autoévaluation quotidienne de son état de santé, au moyen d’un formulaire d’autoévaluation disponible sur la page d’information sur la COVID-19 de l’Université. Il est toutefois à noter que ce formulaire ne vise qu’à informer et non à collecter des données.x

actualités

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québec

Les « anges-gardiens » dénoncent un manque de reconnaissance

L’entente collective signée entre la FIQ et Québec n’élimine pas le TSO, au grand dam du personnel des soins. Hugo vitrac

Contributeur

L

a nouvelle convention collective entre le gouvernement du Québec et la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ) est entrée en vigueur le 10 octobre dernier. La FIQ inclut la majorité des infirmières auxiliaires, inhalothérapeutes et perfusionnistes cliniques du Québec, soit environ 76 000 membres. L’entente n’a pas répondu à toutes les attentes, notamment au sujet du temps supplémentaire obligatoire (TSO) et aux problèmes d’attractivité du secteur. Le TSO oblige les infirmières à prolonger leur quart de travail au-delà de leur horaire habituel en raison de l’absence de relève pour prendre en charge les patients. La FIQ cherche à l’abolir. La pandémie de la COVID-19 a entraîné la détérioration des conditions de travail des infirmières du Québec en raison d’une augmentation du ratio de patients par infirmières. La présidente de la FIQ Nancy Bédard a déclaré en décembre 2020 que « les professionnelles en soins ne peuvent tout simplement plus continuer de travailler dans les conditions actuelles. Elles sont déjà nombreuses à quitter et l’exode s’accentuera si les conditions dans lesquelles elles doivent exercer leur profession ne changent pas. » Ceux et celles qualifiés d’ « anges-gardiens » depuis le début de la pandémie appellent à des réformes pour soulager le secteur des soins infirmiers. Ces raisons ont incité la FIQ et le gouvernement québécois à débuter en novembre 2020 la négociation d’une nouvelle convention collective. Signée le 5 octobre 2021, elle est finalement entrée en vigueur quelques jours plus tard et le restera jusqu’au 31 mars 2023. Cette

convention vise à soulager le milieu de la santé et à rehausser les conditions salariales du personnel de la santé. Quelque semaines avant la fin des 18 mois de négociations qui ont mené à cet accord, le premier ministre du Québec, avec la présidente du Conseil du Trésor et le ministre de la Santé à ses côtés, a fait l’annonce de son objectif de ramener 4 300 infirmières dans les hôpitaux québécois. La convention engage le gouvernement à créer 1 500 postes d’infirmières à temps plein. Le revenu du personnel est aussi bonifié d’une prime de 3,5% jusqu’en mars 2023. Le gouvernement a aussi intégré dans la convention une forme de reconnaissance pour les efforts réalisés par les infirmières tout au long de la pandémie. Deux montants seront versés aux membres du personnel hospitalier pour les périodes du 1er avril 2019 au 31 mars 2020 et du 1er avril 2020 au 31 mars 2021. Cela représente « un montant d’un peu plus de 1 200 $ pour une salariée à temps complet », a annoncé le Conseil du Trésor dans un communiqué le 5 octobre. Malgré tout, Nancy Bédard se dit insatisfaite des réformes apportées par la nouvelle convention collec-

« Selon l’Institut du Québec, on constate entre 2019 et 2021 une hausse de 66,4% des postes d’infirmières vacants dans la province » tive: « Elles [les infirmières, ndlr] en ont eu des promesses depuis 15 ans, et il n’y a pas d’engagement ferme sur la fin du TSO. Est-ce que

Alberto Giuliani | creative commons by 4.0 les principes annoncés aujourd’hui en plus des primes vont suffire? On va voir, mais j’en doute. » La FIQ fait savoir dans son communiqué du 15 octobre 2021 qu’elle soutient la mobilisation des syndicats qui lui sont affiliés pour exercer des pressions sur le gouvernement afin de faire interdire le recours à cette pratique. Cette campagne de mobilisation est réalisée sous le slogan « Le TSO, c’est un assassinat professionnel! » Quelques jours après la signature de la nouvelle convention, la FIQ a mis en demeure les ordres professionnels et la Direction nationale des soins et services infirmiers (DNSSI) de cesser la pratique du TSO et leur a ainsi laissé savoir qu’elle est prête à emprunter la voie légale pour interdire le recours à cette pratique. Selon l’Institut du Québec, on constate entre 2019 et 2021 une hausse de 66,4% des postes

« Quelque semaines avant la fin des 18 mois de négociations qui ont mené à cet accord, le premier ministre du Québec, avec la présidente du Conseil du Trésor et le ministre de la Santé à ses côtés, a fait l’annonce de son objectif de ramener 4 300 infirmières dans les hôpitaux québécois »

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d’infirmières vacants dans la province. L’association des infirmières et infirmiers d’urgence du Québec (AIIUQ) a déclaré le 29 octobre être « extrêmement préoccupée » par le manque de personnel infirmier et ses conséquences : hausse du ratio de patients par infirmière, réduction des activités de soins et augmentation du recours au TSO.

campagne de séduction pour attirer les étudiants dans les écoles de sciences infirmières. Nous devons briser le stéréotype selon lequel les infirmières sont les assistantes des médecins et des autres professionnels de la santé et montrer réellement en quoi consiste notre travail. » L’étudiant demande une meilleure reconnaissance des réalités du métier.

« Nous devons briser le stéréotype selon lequel les infirmières sont les assistantes des médecins et des autres professionnels de la santé et montrer réellement en quoi consiste notre travail » Émile Favron, étudiant en soins infirmiers Selon l’Agence de presse QMI, les demandes de transfert de permis d’exercice depuis le Québec vers l’Ontario ont augmenté de 62% par rapport au dernier trimestre de 2019. Contacté par Le Délit, Émile Favron, étudiant en première année en soins infirmiers à McGill et infirmier à l’Hôpital général juif, considère que la nouvelle convention collective pourrait limiter cet exode. Selon lui, il ne s’agit pas d’une simple question d’argent. « Je pense qu’il faut une

Malgré les promesses du gouvernement – en passant du versement du premier montant forfaitaire de 0,33$ de l’heure pour la période du 1er avril 2019 au 31 mars 2020 avant l’échéance du 6 novembre 2021 – les sommes promises en reconnaissance des efforts additionnels fournis lors de la pandémie n’ont pas été versées pour l’instant. La FIQ a annoncé dans un communiqué le 5 novembre attendre « des intérêts et des excuses » de la part du gouvernement en dénonçant « un manque de respect flagrant ». x

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société

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opinion

Le charme discret de la bourgeoisie de province De qui François Legault est-il vraiment l’héritier politique? Orian Dorais

Contributeur

S

es adversaires les plus acharnés le comparent à Maurice Duplessis. D’autres voient dans son autonomisme provincial, dans son rêve d’un « Québec fort dans un Canada uni » une résurgence du bourassisme des années 1980-1990. Lui-même se dit inspiré par René Lévesque1 et Lucien Bouchard2. Cependant, au regard de plusieurs événements ayant marqué l’année 2021, il m’apparait désormais évident que le premier ministre François Legault est avant tout l’héritier politique de deux premiers ministres unionistes des années 1960. Antonio Barrette et Jean-Jacques Bertrand sont aujourd’hui deux figures quelque peu oubliées ; cela s’explique notamment par la brièveté de leur mandat respectif à la tête du Québec. Barrette n’est en poste que six mois (de janvier à juillet 1960) et Bertrand termine le mandat de Daniel Johnson, après le décès de ce dernier (il dirige donc la province moins de deux ans, d’octobre 1968 à mai 1970). Toutefois, en se penchant sur la carrière de ces premiers ministres somme toute assez mineurs, plusieurs similitudes peuvent être observées entre leur parcours et celui du chef caquiste. C’est qu’il existe depuis le début du 20e siècle, au Québec, une tradition de politiciens se présentant pour des partis provinciaux nationalistes, mais en ayant intériorisé l’idée que le Québec ne peut aspirer à autre chose qu’être une province canadienne. Prisonniers de cette conviction, ces politiciens « nationalistes-provincialistes » – au rang desquels on retrouve des politiciens comme Gabriel Loubier, Pierre-Marc Johnson ou Gérard Deltell – sont incapables d’envisager quelconque projet ambitieux d’affirmation nationale pour le Québec. Ils se contentent ainsi de se présenter en « bons gestionnaires », aptes à bien s’occuper des « affaires » de la province. La politique, pour eux, revêt un aspect strictement comptable, et l’émancipation du Québec ne peut se faire que par de bonnes performances économiques.

béatrice malleret

alexandre gontier | le délit

« C’est qu’il existe depuis le début du 20e siècle, au Québec, une tradition de politiciens se présentant pour des partis provinciaux nationalistes, mais en ayant intériorisé l’idée que le Québec ne peut aspirer à autre chose qu’être une province canadienne » Ces politiciens ont en fait des vues assez alignées sur celles du Parti libéral du Québec (PLQ), seul un sens du patriotisme légèrement plus fort les empê-

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chant de se présenter comme libéraux. À ce propos, plusieurs nationalistes-provincialistes, surtout Loubier et Deltell, ont, à divers degrés, accepté l’anglais

comme « la langue de la réussite », faisant donc preuve d’une déférence exagérée envers le milieu de la finance anglophile et la communauté anglophone de Montréal3. Barrette et Bertrand sont peut-être les deux représentants les plus archétypaux de cette classe de politiciens nationalistes modérés, satisfaits d’un rôle de gestionnaires provinciaux subordonnés aux grands capitalistes anglophones. N’ayant ni la fougue souverainiste de Lévesque, ni le courage politique de Bourassa (qui avait proposé un nouveau pacte constitutionnel), ni même l’appétit pour les grandes réformes de Duplessis (qui, malgré ses

innombrables défauts, se distingue de ses successeurs unionistes par sa création de l’impôt provincial), François Legault est en fait le dernier-né de la lignée des nationalistes de province.

« François Legault est en fait le dernier-né de la lignée des nationalistes de province » société

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OPINION Antonio Barrette Barrette et Legault partagent la caractéristique d’être venus au monde dans des familles de classe moyenne et de ne pas être issus des milieux menant traditionnellement vers la politique (droit, médecine, journalisme, etc.). Dans les années 1920-1930, Barrette gagne sa vie comme machiniste, puis ingénieur pour le Canadian National. Il fonde ensuite sa propre entreprise – Barrette et Lépine, courtiers d’assurance – en 1936. Le fait que Barrette ait été entrepreneur contribue à sa ressemblance avec Legault, le premier chef d’État québécois de l’histoire de la province issu du « Québec Inc. ». Barrette et Legault partagent également la particularité d’avoir accumulé de très nombreuses années en politique avant d’accéder au poste de premier ministre. Barrette est député de Joliette durant 24 ans (1936-1960), dont 15 à titre de ministre du Travail, avant de prendre la tête de la province. Legault est député presque sans interruption de 1998 à 2018 et cumule plusieurs fonctions ministérielles entre 1998 et 2003. Force est de constater que

Barrette, que « [t]out le monde ici a d’ailleurs l’impression qu’il a [...] sacrifié la mission qu’il s’était donnée de travailler pour un idéal social et qu’il n’est plus qu’un pauvre petit politicien comme tant d’autres »5. Par ailleurs, si l’Union Nationale, quand Barrette s’y joint en 1936, a pour objectif de dénoncer la corruption, le patronage et les délits d’initiés qui sont monnaie courante sous le libéral Louis-Alexandre Taschereau, elle finit par répéter certains de ces mêmes procédés malhonnêtes. En 1957, par exemple, des ministres de l’Union nationale utilisent des informations gouvernementales confidentielles pour acheter des actions de la filiale gazière d’Hydro-Québec, peu avant que celle-ci ne soit privatisée. Les actions prennent rapidement de la valeur. Cette entreprise de privatisation – dont la nature scandaleuse est révélée par Le Devoir en 1958 – se fait sous le signe du favoritisme politique et avantage certains gros capitaux anglophones proches du PLQ6. L’un des principaux ministres mis en cause lors de ce scandale est

« Dépourvu de toute forme de projet pour le Québec, [Barrette] fait campagne sur son expérience, semblant croire qu’une longue carrière ministérielle équivaille à une vision politique. Le principal argument électoral du premier ministre sortant est sa capacité à ‘‘bien gérer” la province » Legault a également hérité de plusieurs défauts majeurs ayant caractérisé la carrière de l’unioniste. Lorsqu’il se lance avec l’Union nationale (UN) en 1936, Barrette est un chef syndicaliste, membre de l’association caritative des Chevaliers de Colomb et issu de la classe moyenne. Il se présente en politique pour défendre les intérêts des gens ordinaires et les valeurs traditionnelles du Québec. C’est pourtant lui qui, en 1949, alors qu’il était ministre du Travail, dépose l’infâme projet de loi 5 visant à réformer le Code du travail pour réduire les droits des employés et limiter les libertés syndicales. La loi est jugée si sévère et provoque un tel mécontentement chez les travailleurs qu’elle est retirée par Duplessis, pour être adoptée par fragments durant la décennie suivante4. Du reste, le ministère du Travail dirigé par Barrette est essentiel à la répression antisyndicale menée par l’Union nationale, laquelle a été le théâtre de certains des actes les plus infamants commis sous le régime duplessiste, que même les tentatives récentes – et pertinentes – de réhabilitation du chef ne sauraient effacer. Le prêtre et sociologue George-Henri Lévesque écrit ainsi, à la suite du dépôt du projet de loi 5 par

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Société

« Autant Barrette et ses collègues se sont-ils compromis dans le scandale du gaz naturel, autant le gouvernement Legault est-il empêtré dans des plusieurs scandales de copinage et de conflits d’intérêts impliquant le premier ministre lui-même et les ministres Fitzgibbon et Caire, ainsi que l’ancien président de la CAQ, Stéphane Le Bouyonnec » La plupart de ce qui vient d’être énoncé à propos de Barrette est également vrai dans le cas de François Legault. Comme son prédécesseur unioniste, Legault, depuis son entrée en politique, a renié la plupart des convictions qui jadis le guidaient. Le premier ministre était à l’origine un souverainiste convaincu ayant même rédigé le « budget d’un Québec indépendant ». Il déclare aujourd’hui, au nom d’un pragmatisme lâche et un brin mal défini, qu’il ne souhaite plus parler d’indépendance, car les Québécois « sont tannés de ces vieilles chicanes-là ». Il se contente, à la place, de réclamer des miettes d’autonomie au gouvernement fédéral en culture, en santé et en fiscalité, n’osant opposer aux multiples refus de Trudeau rien de plus que des motions parlementaires et des discours de mauvaise humeur. Par ailleurs, jusqu’à son arrivée au pouvoir, Legault s’est présenté comme un défenseur des bons travailleurs québécois. En 2012, le chef caquiste promettait notamment d’augmenter le salaire des enseignants de 20% et, en 2015, il s’insurgeait contre les condi-

tions salariales des infirmières7. C’est le même politicien qui aujourd’hui fait adopter, en pleine pandémie, le projet de loi 59 sur la santé et la sécurité au travail, lequel constitue un recul en matière de santé et sécurité au travail selon plusieurs experts8. Le projet de loi 59, en somme, n’est pas si loin de l’esprit de la loi 5 de Barrette. Le premier ministre, qui a dédié tant d’années de son engagement politique à chanter les louanges des travailleurs de la classe moyenne, déploie aujourd’hui – avec une obsession comptable on ne peut plus provincialiste – de grands efforts pour faire des économies au détriment des conditions de travail de cette dite classe moyenne, celle-là même qui a contribué à le faire élire. Legault offre ainsi un spectacle aussi pitoyable que celui de l’ancien syndicaliste, élu par les petites gens, contribuant à la répression violente de grèves parfaitement légales. Comme l’Union nationale de 1936, la Coalition Avenir Québec de 2012 faisait de la lutte à la corruption l’un de ses principaux chevaux de bataille. À cette

époque, Legault était fier de présenter « l’incorruptible » ancien policier Jacques Duschesneau comme candidat vedette et promettait de mettre fin à la culture de corruption qui caractérisait le règne de Jean Charest – luimême une sorte de Taschereau du 21e siècle. Cependant, la lutte à la corruption et la volonté de rendre service à des amis hommes d’affaires ne font pas bon ménage. Ainsi, autant Barrette et ses collègues se sontils compromis dans le scandale du gaz naturel, autant le gouvernement Legault est-il empêtré dans des plusieurs scandales de copinage et de conflits d’intérêts impliquant le premier ministre lui-même9 et les ministres Fitzgibbon10 et Caire11, ainsi que l’ancien président de la CAQ, Stéphane Le Bouyonnec12. Autant dans le cas de Legault que dans le cas de Barrette, les manquements éthiques n’ont peutêtre pas l’ampleur de ceux ayant eu lieu sous les libéraux, mais ils témoignent néanmoins d’une culture du copinage et du favoritisme qui naît d’une trop grande proximité entre le cabinet caquiste et le monde des affaires.

Antonio Barrette. De son passage dans le monde de l’entreprise, il ne semble alors pas avoir conservé les sens de l’initiative et de l’indépendance d’esprit qui auraient pu lui permettre de tenir tête à son chef quand ce dernier lui a demandé de renier ses principes. Il apparaît n’avoir gardé que la capacité de « flairer une bonne affaire », faisant de lui-même une pitoyable caricature d’un homme d’affaires cupide se lançant en politique d’abord et avant tout pour garnir son propre compte de banque et celui de ses amis entrepreneurs. Barrette arrive ainsi au pouvoir avec le lourd passif politique hérité de ses années comme ministre. Il est choisi comme chef de l’UN un peu par défaut, simplement parce qu’il est celui qui accumule le plus d’expérience. Son court mandat comme chef d’État est assombri par les échos du scandale du gaz naturel. Au déclenchement des élections, il n’a pas le charisme nécessaire pour rassembler son parti. Dépourvu de toute forme de projet pour le Québec, il fait campagne sur son expérience, semblant croire qu’une longue carrière ministérielle équivaille à une vision politique. Le principal argument électoral du premier ministre sortant est sa capacité à « bien gérer » la province.

alexandre gontier | le délit

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OPINION Jean-Jacques Bertrand Ce qui distingue Bertrand dans l’histoire du Québec, c’est surtout la comparaison défavorable que l’on dresse entre lui et ses collègues, Daniel Johnson et Jean-Guy Cardinal, lesquels étaient de vrais hommes d’État empreints d’une véritable vision nationale pour le Québec. En 1966, Johnson avait eu le courage de proposer « l’égalité ou l’indépendance », devenant ainsi le premier chef d’un grand parti à se prononcer en faveur de la souveraineté si le Canada persistait à ne pas respecter l’autonomie du Québec. Cette même année, alors que le mouvement indépendantiste commençait à peine à s’organiser politiquement, Johnson a eu l’audace politique presque incroyable d’inclure la séparation comme une avenue politique valide, prouvant qu’il était vraiment prêt à tout pour défendre les prérogatives du Québec. Après le décès prématuré de Johnson, une course à la direction de l’UN a eu lieu. L’opposant de Bertrand était Cardinal, un authentique nationaliste, conscient de l’importance que la question linguistique prenait dans la mouvance nationaliste. En cela, Cardinal se rapprochait plus des positions du Parti québécois, qui allait naître peu après la course à la chefferie. Succédant à un premier ministre ouvert à quitter le Canada et

alexandre gontier | le délit fait preuve d’un tel aplaventrisme face au fédéral que René Lévesque le qualifie de « pleureuse professionnelle ». Bien entendu, le plus grand échec de Bertrand est le fameux bill 63, qui autorise les

« Succédant à un premier ministre ouvert à quitter le Canada et défaisant un adversaire prêt à révolutionner les politiques linguistiques, Bertrand propose… absolument rien. Le court mandat de l’unioniste est un néant en termes de revendication nationale pour le Québec » défaisant un adversaire prêt à révolutionner les politiques linguistiques, Bertrand propose… absolument rien. Le court mandat de l’unioniste (1968-1970) est un néant en termes de revendication nationale pour le Québec. Tout au plus termine-t-il l’abolition du Sénat québécois amorcée par Jean Lesage. En dehors de cela, Bertrand s’oppose aux campagnes en faveur d’un McGill français, crée un Ministère de l’Immigration québécois sans parvenir à s’assurer que celui-ci détienne quelque réel pouvoir et

parents à choisir la langue d’instruction de leurs enfants et, donc, permet aux élèves francophones ou allophones de fréquenter les écoles anglophones, où ils s’anglicisent massivement. Cette loi est la réponse de Bertrand aux revendications de McGill français et à la crise linguistique de St-Léonard. Il pousse même l’humiliation jusqu’à forcer Cardinal, alors ministre de l’Éducation, à faire adopter lui-même le bill 6313, en échange du remboursement de ses dettes électorales. Cardinal accepte à

son corps défendant. Les députés unionistes Jérôme Proulx et Antonio Flamand brisent les lignes de parti pour s’opposer à la loi. Cette dernière représente le plus bel exemple de provincialisme, voyant le premier ministre préférant se ranger du côté de la communauté anglophone et du Parti libéral, contre ses propres députés nationalistes, dans le but d’acheter à bas coût une paix sociale afin d’éviter la « chicane » dont les Québécois ont tant horreur. François Legault a lui aussi commencé sa carrière politique en servant auprès de chefs patriotes ayant une vraie volonté d’émanciper le Québec, soit Lucien Bouchard et Bernard Landry. Lors de son arrivée au pouvoir, Legault se montre infiniment moins revendicateur, sur le plan national, que ses mentors. Bertrand n’a qu’un seul geste nationaliste fort à son actif – l’abolition du Sénat –, comme Legault n’a que sa petite loi 21, bourrée d’imperfections et déjà torpillée par les tribunaux, à inscrire sur sa feuille de route. La décision absurde du chef caquiste de financer l’agrandissement de Dawson et de McGill correspond à une trahison aussi inqualifiable que l’adoption du bill 63 par Bertrand. Dans les deux cas, un politicien se prétendant nationa-

« Bertrand s’oppose aux campagnes en faveur d’un McGill français, crée un Ministère de l’Immigration québécois sans parvenir à s’assurer que celui-ci détienne quelque réel pouvoir et fait preuve d’un tel aplaventrisme face au fédéral que René Lévesque le qualifie de ‘‘ pleureuse professionnelle ” » le délit · mercredi 10 novembre 2021 · delitfrancais.com

« La décision absurde du chef caquiste de financer l’agrandissement de Dawson et de McGill correspond à une trahison aussi inqualifiable que l’adoption du bill 63 par Bertrand » liste consent à l’assimilation des jeunes Québécois par le système d’éducation anglophone, financé à même les fonds publics, en une décision motivée à moitié par une peur de la confrontation et à moitié par une acceptation passive de l’anglais comme la langue dominante de la sphère économique. La fausse bonne idée de contingenter les cégeps anglophones insinue que l’anglais est la langue des élites cultivées et souligne encore plus l’admiration inconsciente des caquistes pour la langue de Shakespeare. Le projet de loi 96, présenté comme un plan musclé pour la défense du français – rendu d’autant plus nécessaire par les précédentes décisions de la CAQ – ne redresse pas la situation, car le projet exclut une série de mesures phares comme l’application de la loi 101 au collégial et aux petites entreprises, ainsi que la fin du statut bilingue des municipalités comptant moins de 50% de locuteurs anglais.

Force est de constater que, depuis la deuxième moitié de l’année 2020, le Québec est au bord d’une nouvelle crise linguistique. Avec les études confirmant le déclin du français, l’anglicisation rampante de Montréal14, le financement d’un système d’éducation parallèle assimilateur par les contribuables15 ou les nombreux cas d’employés francophones effrayés d’utiliser le français dans des boutiques du centre-ville de Montréal16 – en un retour insidieux du « speak white » d’hier –, la situation semble s’être dégradée au point d’être comparable à celle de 1969. La situation est telle que Michael Rousseau, le PDG d’Air Canada, a affirmé candidement, cet automne, avoir vécu 14 ans à Montréal sans ressentir le besoin d’apprendre le français pour réussir17. La différence étant que les Québécois semblent aujourd’hui s’accommoder d’un premier ministre provincialiste et de demi-solutions, faites de compromis et de servilité, face aux problèmes menaçant leur existence en tant que seul peuple francophone d’Amérique. Triste époque.x L’auteur a effectué un travail de recherche important pour la réalisation de cet article. Les références seront disponibles sur le site du Délit et corresponderont aux numéros x annotés dans l’article. Erratum : Dans l’article « Montréal, vues par ses cartes » publiée dans l’édition du 3 novembre , la légende de la carte des élections municipales 2013 annonçait que l’orange représentait les zones remportées par le NPD. Il s’agissait plutôt des zones remportées par Coalition Montréal. Le Délit regrette cette erreur.

société

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Philosophie

La découverte de ma propre identité ne signifie pas que je l’élabore dans l’isolement, mais que je la négocie à travers un dialogue, en partie ouvert, en partie intérieur, avec les autres.

philosophie@delitfrancais.com

CHarles Taylor

Portait de philosophe

Les dérives de l’idéal de l’authenticité

Juxtaposer narcissime contemporain et primauté de la raison instrumentale pour y cerner les maux de la modernité. Laurence Caron-Bleau Contributrice Tristan Wahid Contributeur

«C’

est ainsi que je pense car cela est ce que je ressens, et je désire que tu respectes ce sentiment qui m’anime. » Comment aller à l’encontre d’une telle volonté de liberté de conscience? Impossible, ou presque, de s’aventurer en ces eaux. Et même si une éphémère volonté de contredire ces propos nous éprend, l’exprimer à voix haute ne se fait qu’au risque de recevoir les foudres fatales des ardent·e·s défenseur·e·s de la culture de l’annulation (cancel culture). Or, des arguments comme celui cité cihaut se fondent sur une conception erronée des libertés fondamentales et sur un idéal de l’authenticité travesti pour camoufler des comportements égoïstes qui manquent en réalité de rigueur intellectuelle. Cette réflexion en est une, entre autres, que le philosophe et sociologue Charles Taylor suggère dans son œuvre Grandeur et misère de la modernité. Cette œuvre, qui reprend les conférences du prolifique auteur à l’Université de Toronto en 1991, touche aux thèmes susmentionnés à travers deux concepts principaux et pertinents à transposer dans une réalité moderne actuelle : le narcissisme contemporain et la raison instrumentale. Sans constituer le procès du narcissisme contemporain, ni celui de la raison instrumentale, nous ambitionnons ici plutôt juxtaposer ces deux notions afin de mettre en lumière leur nécessaire complémentarité. Le narcissisme contemporain Les langages, au sens large du terme — notamment les mots, les gestes, l’art ou tout autre mode d’expression — sont acquis par le processus d’échange, par la rencontre avec l’Autre. C’est à travers cette connaissance des langages que se forme ensuite une identité qui nous est propre. Ce rapport dialogique se poursuit ainsi tout au long de l’existence humaine et ne se limite pas à une simple question de formation, qui serait circonscrite à l’enfance et à l’influence des parents. Que nous nous définissions en concordance ou en contradiction avec les autres, le résultat reste inchangé : le développement de notre identité se fonde nécessairement sur notre existence commune et

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Philosphie

partagée. Taylor pousse encore plus loin la réflexion. Dans la mesure où certains intérêts ne sont accessibles qu’en relation avec l’Autre et sont donc issus de ce partage, cet Autre devient alors « partie de [notre] identité intérieure ». Même si le courant du narcissisme moderne croit que ce rapport dialogique constitue une forme de limitation dont il faudrait s’émanciper, de tels efforts seraient vains selon Taylor. Il faudrait plutôt favoriser une approche qui accepte la condition collective de notre identité, cette particularité fondamentale à l’existence humaine. Ainsi, non seulement la création et l’évolution d’identité ne reposent pas sur notre volonté unique, mais ce processus doit également être soumis à une certaine limite : celle de se baser sur un horizon d’intelligibilité. La liberté d’agir et de penser, dans le contexte où nous cherchons à nous définir, semble être un argument souverain : sa simple invocation semble détruire toute autre rhétorique. Cela témoigne bien du statut puissant que les libertés fondamentales occupent dans notre époque moderne. Toutefois, selon Taylor, pour atteindre l’idéal d’authenticité qui émane de la culture contemporaine, les arguments sur lesquels repose notre liberté de nous définir doivent être invoqués, au préalable, sur des horizons de signification ou d’intelligibilité. Ces horizons doivent, quant à eux, se fonder sur des questions essentielles et significatives, telles que les exigences de la solidarité, de la nature ou de l’histoire. D’ailleurs, le sociologue définit l’idéal de l’authenticité comme un idéal moral d’une vie meilleure, plus élevée, qui n’a pas simplement pour objectif l’assouvissement des besoins ou l’utilitarisme. Ainsi, ces choix que nous justifions comme essentiels à l’épanouissement de

accéder à ce « sentiment de l’existence » que si l’on reconnaît qu’il nous rattache à un tout plus vaste. Cette reconnaissance est d’ailleurs capitale à une politique écologique qui doit se dresser contre l’instrumentalisation de la nature, conséquence directe de l’anthropocen-

ALEXANDRE GONTIER | Le Délit

trisme de nos sociétés. Un idéal de l’authenticité travesti nous conduit inévitablement vers une perte de sens et de profondeur, voire un aplatissement de notre existence. Le rapport possible avec des enjeux dits « modernes d’aujourd’hui », où nos libertés fondamentales sont mises au cœur du débat, est frappant : le raisonnement sur la modernité dans les années 1990 est transposable à la contestation qui peut être faite aujourd’hui de la vaccination obligatoire imposée par nos gouvernements. Effectivement,

«Un idéal de l’authenticité travesti nous conduit inévitablement vers une perte de sens et de profondeur, voire un aplatissement de notre existence » nous-même ne deviennent pas incontestables uniquement parce qu’ils reposent sur la puissance du libéralisme ; les idéaux moraux peuvent être sujets à débat et faire l’objet de critiques de la part d’autrui. Croire en des exigences qui transcendent le moi permet d’atteindre cet idéal d’authenticité, d’après le philosophe, car on ne peut

sens sociétal, par exemple la santé publique et ce, dans une optique de bien-être collectif. Malgré de tels éloges consacrés à la raison comme fondement nécessaire aux idéaux moraux, cette dernière possède une contrepartie dangereuse, celle de la raison instrumentale.

bien qu’il puisse être facile de plaider pour la défense de nos libertés fondamentales en se basant sur ce sentiment souverain de détermination subjective, Taylor rétorquerait que l’horizon d’intelligibilité se doit d’être planté prima facie comme décor. Une justification de ce sentiment devrait se baser sur des questions significatives au

L’idéalisation de la raison et son instrumentalisation Tel qu’abordé brièvement, la société contemporaine semble créer cet idéal de l’être humain rationnel qui n’est aucunement dépendant ou influencé par les autres et qui domine ses émotions. Cet être potentiellement détaché est ainsi fondé sur un idéal moral de maîtrise de soi, de pensée autonome. Le prestige associé aux mathématiques et, de manière plus générale, aux sciences, témoigne effectivement de cet idéal. Pourtant, l’instrumentalisation de notre force persuasive à des fins politiques ou économiques ne cessera de faire les manchettes dans une ère capitaliste où tout projet scientifique a besoin de financement. Comment alors mordre la main qui nous nourrit? L’affaire de la docteure Nancy Olivieri reflète de manière claire comment le conflit entre les intérêts des compagnies pharmaceutiques – qui financent les recherches – et ceux des chercheur·se·s vient miner une nécessaire objectivité. Chercheuse à l’hôpital de Toronto, elle découvre les effets secondaires dangereux d’un médicament, alors que ses travaux étaient commandités par la compagnie qui le produisait. Il s’ensuit alors un recours juridique

de l’entreprise contre Olivieri où ni son hôpital, ni son université ne viendront prendre sa défense. Tout cela pour dire que l’objectivité des sciences dites pures peut être remise en question, même si elles tendent à établir leur fondement sur la raison et donc sur une prétendue objectivité qui serait, par définition, incontestable. Taylor pousse encore plus loin son analyse de la grande valeur accordée à la primauté de la raison instrumentale, en la rattachant à notre conception de nos communautés et à ce qui nous y lie. Selon lui, la modernité est caractérisée par une instrumentalisation de nos relations interpersonnelles, dans la mesure où celles-ci seraient devenues les outils de notre propre épanouissement. Nous n’avons qu’à penser ce phénomène dans une perspective carriériste, où le réseau social pour professionnel·le·s LinkedIn, et le réseautage de manière plus générale, en constituent le paroxysme. En effet, cette institutionnalisation a comme fondement la considération des relations interpersonnelles comme des moyens stratégiques pour atteindre des objectifs carriéristes plutôt que de les envisager comme des fins en soi. Voilà ce qui mène à une « position atomiste et instrumentaliste à l’égard du monde et d’autrui », à un déchirement du tissu social, selon le philosophe. Comment engendrer des changements sociaux profonds au sein d’une société si fragmentée? Les deux courants présentés ont donc besoin l’un de l’autre pour s’équilibrer en un juste milieu. D’un côté, la raison instrumentale effrénée mène à la disparition des objectifs moraux, à l’éclipse des fins qui transcendent le moi. D’un autre côté, sans se lancer dans une abnégation existentielle, il semble nécessaire de reconnaître notre identité individuelle et sociétale en se basant sur une raison intelligible, mais pas instrumentale. À la lumière de cette réflexion, il semble que pour atteindre sa forme la plus vertueuse, l’idéal moral émanant de la culture contemporaine, qui prescrit l’acceptation de l’authenticité et de l’originalité, doit du même coup se porter défenseur d’un discours de la différence et de la diversité. Notons pourtant — dans notre contexte moderne actuel — qu’un tel discours est antinomique à une rhétorique laïque non inclusive telle que nous pouvons parfois l’observer dans l’espace public.x

le délit · mercredi 10 novembre · delitfrancais.com


culture artsculture@delitfrancais.com

cinéma

Corps à la casse

Audacieux, violent et intelligent, Titane réexplore les limites du supportable. Alexandre Gontier Illustrateur ELISSA KAYAL

Contributrice

A

u Festival de Cannes 2021, une journaliste interroge Julia Ducournau, réalisatrice du film lauréat de la Palme d’or Titane sur la façon de présenter la violence dans le cinéma. La cinéaste répond : « Ce que je cherche c’est une réaction, qu’elle soit de rejet ou d’adoration. Je n’aime pas la violence gratuite, c’est ennuyeux. C’est le moment où l’on quitte la salle de cinéma. » Pour une vingtaine de spectateurs lors de cette première projection, le « rejet » était si grand qu’ils sont évacués par des pompiers. En effet, quand les personnages de Titane repoussent les limites de leurs corps, certains spectateurs atteignent celles du supportable. Le film suit les métamorphoses d’Alexia, une jeune danseuse érotique dans une foire automobile. C’est aussi une meurtrière qui tente d’échapper aux mains de la police en se faisant passer pour Adrien, un enfant porté disparu il y a dix ans de cela. Ce faisant, elle sera adoptée par un père désespéré de retrouver son enfant perdu. Le film tourne autour de cette relation bâtie sur le désespoir, qui s’alimente d’un instinct de survie prêt à tout. Titane est une œuvre des limites et de l’excès, justement dosés. L’enfance victimise Titane retrace le rapport avec le père et avec l’enfance. Tous les enfants, dans le film, sont abordés dans la marginalité et le drame. Sur eux se réalisent les hantises de tout parent. D’abord, Alexia est gravement blessée à la suite d'un accident dans la voiture de son père biologique. Leur relation n’est exposée au spectateur qu’à partir de non-dits et d’une tension à laquelle on se heurte, tension faisant penser à l’inceste. Dans la première scène, ses regards vers le père, puis ses coups de pied dans son siège, trahissaient, au-delà de sa recherche de l’attention paternelle, une certaine tension, et peut-être même de la haine. Ensuite, le thème de l’enfance est exposé à travers des affiches qui montrent les visages d'enfants disparus et simulant à quoi ils ressembleraient aujourd’hui. Il revient dans la souffrance du père adoptif d’Alexia, prisonnier dans l’impossibilité de faire

le deuil de son enfant perdu. Enfin, un troisième enfant apparaît dans l’œuvre, cette fois-ci mort et brûlé dans une position fœtale pathétique. Il nous est montré à travers les yeux du pompier, le père adoptif, qui délire. C’est à ce moment que l'on se fait une idée de la misère du dit père, que l’on sentait sans la toucher jusqu’à là. Il semble pourrir de l’intérieur. Le spectateur a moins d'espoir pour lui que le personnage en a pour lui-même. Puis le film s’envole réellement quand Alexia tombe enceinte contre toute attente. Dans Titane, avoir un enfant est synonyme de danger. Du métal et du feu Le titane est utilisé en chirurgie parce qu’il est le métal que le corps assimile le mieux. Autrement dit, le titane sait devenir l’humain qu’il répare. C’est de ce constat scientifique que le titre trouve sa justification, et Alexia l’exemplifie avec exagération. En effet, l’affiche du film montrant la cicatrice d’Alexia dénote son hybridité. Ce métal se distingue également par sa température de fusion, très élevée (1668 degrés Celsius). C'est-à-dire que le titane exposé à une flamme devient de plus en plus ductile puis fond quand on le chauffe intensément. Il est particulièrement hostile à la corrosion : il ne s'abîme pas. Comme il est souligné plus tard dans cette analyse, c’est Alexia qui fait l’expérience de la corrosion : elle s’abîme pour laisser sa place au métal. Le titre renvoie également à la mécanique et a fortiori aux voitures qui, dans Titane, semblent vivantes et avec quoi (ou avec qui) Alexia tissera des liens inattendus. Peu à peu, les changements corporels redéfinissent les bornes de la vraisemblance. Le film parvient très bien à nous installer dans une réalité avant d’ajouter des textures sur ce qui semblait fixé. Ces signes ajoutés a posteriori brouillent les frontières entre hallucination et réalité. Dans un autre ordre d’idées, pour la protagoniste et pour le père pompier (adoptif ), le feu n’est pas une fin en soi, mais un moyen, comme pour le matériau qui s'assouplit en chauffant. En relevant ce point commun, on confère déjà au feu une force unificatrice. Il a la place d’un personnage et le rôle de plusieurs, il est amorphe et se prête à l’exercice de l’adaptation physique, il est l'arme cinétique de

le délit · mercredi 10 novembre 2021 · delitfrancais.com

alexandre gontier | le délit

la meurtrière. Pour Alexia, le feu est au cœur de son identité. D’un côté, elle a un premier rapport sexuel avec une voiture décorée de flammes, puis avec un camion de pompiers. D’un autre côté, son identité de genre est semblable à celle du feu, amorphe et ambigu dans ses formes. Figure initiale de l’androgyne, mutilée pour se faire passer pour un homme, Alexia transgresse pour révéler son essence en dehors du genre. Pour le père, le fait d’éteindre des feux représente une motivation de survie, puisqu’il est son seul moyen de validation et lui évite de constater la faillite de sa vie. Casser le corps Le rapport au corps, on le devine, découle d’un traumatisme profond et devient traumatisme en lui-même, notamment pour les spectateurs. Si la conception de ce film est pensée à partir du motif d’une créature au squelette incassable, le corps d’Alexia –restreint, cassé, fracassé, malléable – subira une série de violences qui le métamorphose. Entre tentative d’avortement par mutilation, rasage des cheveux et des sourcils, fracassement du nez contre un lavabo public, restriction de la poitrine et du ventre de grossesse et grattage compulsif, Alexia multipliera les violences sur son corps comme s’il était un objet extérieur dont elle pouvait se débarrasser. À ce traitement personnel du corps s’ajoute aussi la composante fantastique du film, forte en symbolisme. À la suite de cette grossesse anormale, de l’huile noire coulera d’entre les jambes d’Alexia, puis de ses seins. Ce liquide visqueux, noir, sale, propre à la machine, dénaturalise, jusqu’à la désacralisation totale, le rapport à la maternité. Le ventre, lui, contenant en chair et en métal, deviendra si gros, si lourd, que la peau se fissure jusqu’à se déchirer totalement lors de l’accouchement.

Dans le cas d’Alexia, il faut parler d’une césarienne naturelle, où le ventre fend en deux de son propre gré pour laisser sortir l’enfant. Généalogie du traumatisme Si le sort de ce corps, infligé ou subi, est manifeste, les raisons derrière autant de violence ne sont pas aussi évidentes. Titane puise sa force dans l’obsession analytique qu’il plante en ses spectateurs, par cette question principale qui les hante : pourquoi ? Quelle est l’origine de toute cette haine du corps ? Par son ambiguïté et par son silence, le film nous propose plusieurs pistes. Plusieurs indices suggèrent un rapport dépersonnalisé, dissociatif avec le corps, qui se voit victime de menaces sexuelles et physiques constantes. Quand un admirateur d’Alexia se force sur elle dans un parking ou quand celle-ci se trouve dans un bus de nuit où des hommes harcèlent verbalement et très explicitement une femme, l’apathie d’Alexia est enfin troublée. Dans le premier cas, elle tuera violemment l’homme qui l’embrasse, puis se frottera vigoureusement le corps sous la douche ; dans le deuxième, elle descendra du bus, ne pouvant tolérer les propos vulgaires. Ainsi, cette constante menace qui pèse sur le corps le rend vulnérable, le rend traître : Alexia ne se l’approprie plus ou – pire – le perçoit elle aussi comme un objet étranger à faire plier. Incapable de faire confiance aux êtres de chair autour d’elle, Alexia se tourne vers les machines. L’on devine toutefois que la généalogie du traumatisme trouve ses racines dans l’enfance. Tournés vers l’enfance, nous questionnons d’abord la figure du père biologique - ou plutôt, son absence. Dans la toute première scène du film, Alexia, enfant, tente de susciter l’attention de son père, et ce, par

tous les moyens possibles, causant finalement l’accident fatidique. Un premier lien se créerait ainsi chez Alexia entre la violence contre soi et l’atteinte de l’objectif visé, soit l’attention paternelle. Cet accident, tentative réussie qui lui vaudra enfin le regard du père, serait aussi une potentielle explication pour le sentiment, affectif et sexuel, qu’elle développera plus tard pour les automobiles. Toutefois, il est tout à fait possible de voir le motif de l’amour pour la voiture indépendamment de l’accident d’Alexia. En effet, avant même de se heurter la tête contre la vitre, Alexia imitait le ronronnement de l’automobile. Une fois adulte, le rapport avec le père biologique, senti comme sexuel, soulève des questions autour d’un potentiel abus dès l’enfance. Ce qui est certain, c’est que le rapport ambivalent avec le père est l’un des thèmes centraux du film. Il est d’autant plus important pour permettre la comparaison, puisque le deuxième père adoptif sera le seul personnage qu’Alexia est incapable de tuer et avec qui elle vivra une profonde relation de fusion, rejouée à travers le motif du feu. Enfin, la scène finale du film donne à voir une « transaction », (pour reprendre l’image théâtrale de Koltès) où Alexia et le père adoptif s’échangent dans un climax ultime l’objet le plus profond de leur désir : elle lui livre un enfant, et il lui donne un père. Le père biologique d’Alexia remplit la fonction d’un mystérieux étranger. Elle le tue et laisse un mystérieux étranger combler les fonctions du père biologique. Le père adoptif d’Alexia camoufle la mort de son enfant, brûlé, à travers son métier de pompier. C’est une façon de se déculpabiliser et d’intérioriser le déni. Le titane, dans sa forme compacte, ne brûle pas, mais fond et bout. Toutefois, lorsqu’il est fragmenté, réduit en poudre fine, il est extrêmement inflammable et explosif. Cette propriété épouse la vision de Julia Ducournau qui nous présente des personnages périssables, des bombes à retardement. L’obsolescence de l’androgyne est programmée dès le début. Ce qui surprend, c’est de constater que l’union des deux personnages centraux leur permet de survivre, de sauver des vies et de donner la vie. La fin nous prouve que la résistance d’Alexia-Adrien est destructible et laisse une extension d'elle-même, un monstre de forme humaine tout comme l’était la protagoniste.x

culture

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portraits Les illustrations ont été réalisées à partir de tatouages faits par chacune des artistes ci-dessous. Vous trouverez leur travail en visitant leur page Instagram. illustrations : alexandre gontier | le délit

Le canevas vivant

Ouverture sur le monde du tatouage.

Camille Lussier (elle) @camille_lussier

L

e dessin fait partie intégrante de la vie de Camille, qui touche à l’art depuis qu’elle est toute petite. L’illustration, c’est ce dans quoi elle se sent complète. Le tatouage, quant à lui, permet à Camille non seulement de gagner sa vie, mais également de dessiner tout en rencontrant des gens tous les jours – elle ne pourrait vivre sans cette part sociale du tatouage, qui s’oppose à la solitude qu’impose le métier d’illustratrice. Voilà maintenant neuf ans qu’elle pratique le tatouage, mais seulement deux ans qu’elle se dit tatoueuse et qu’elle tatoue à temps plein. Son parcours a demandé patience et persévérance – difficile, à l’époque, de devenir apprentie dans une shop, ce qui était pourtant nécessaire, puisque travailler de chez soi était mal vu. Aujourd’hui, elle tatoue encore chez elle, à Saint-Lambert, et ne travaillerait pas autrement. Si l’ambiance de la shop permet l’esprit d’équipe, travailler à la maison lui permet d’être plus confortable et de mettre les client·e·s à l’aise ; c’est là pour elle l’un des éléments les plus importants dans son travail. Elle aime discuter, valoriser la personne qu’elle tatoue, apprendre à la connaître. Avec Camille, la séance est remplie de rires. On reconnaît le style de Camille par la douceur de ses lignes, par la picturalité de ses dessins. Elle a davantage fait de custom, mais s’est prêtée, pendant la pandémie, à l’exercice des flash. Le premier consiste, pour un·e artiste tatoueur·euse, à faire un dessin personnalisé, à créer une image avec la vision du·de la client·e ; les flash sont quant à eux des dessins conçus par les artistes qui ne sont tatoués qu’une seule fois. Pour elle, le custom est un travail d’équipe, c’est une façon de donner vie à l’imagination de la personne qu’elle tatoue. À chaque jour, Camille est émerveillée par le travail qu’elle fait : c’est un privilège, ditelle, de voir ses dessins sur la peau de quelqu’un et de vivre une proximité comme celle que permet le tatouage.

A

Alexandra Legault (elle) @miamdelaglace

lexandra a commencé à tatouer à la fin de l’année 2014 : à l’université, elle rencontre quelqu’un qui l’initie au handpoke (technique qui consiste à utiliser une aiguille manuelle plutôt qu’une machine à tatouer). Ce qu’elle aime, dans ses débuts, c’est se tatouer ses propres dessins et les tatouer à sa meilleure amie. Grâce au bouche à oreille et aux réseaux sociaux, d’autres personnes ont commencé à lui demander des tatouages et elle a pu commencer à tatouer à plus large échelle en 2019, après ses études. Alexandra travaille dans un studio à Hochelaga où, la plupart du temps, elle est seule avec le·a client·e. Elle a beaucoup aimé travailler dans des shop – parfois, la valorisation venant de ses collègues lui manque, mais elle aime beaucoup pouvoir contrôler l’atmosphère dans laquelle elle accueille ses client·e·s. Le plus important, pour elle, c’est qu’ils et elles soient confortables et se sentent en sécurité. Pour ce faire, elle s’assure de leur fournir le plus d’informations possible avant qu’ils et elles se présentent à leur rendez-vous. Son style se rapporte beaucoup à la maison, à un univers familier, aux choses douces qui rappellent l’enfance – ce qu’elle aime du tatouage, c’est le lien qu’il peut avoir avec le souvenir, ce qu’il peut faire ressentir. Elle aime aussi pouvoir créer un agencement de tatouages qui crée une ambiance sur le corps. D’abord et avant tout, Alexandra se considère illustratrice, dont découle sa pratique du tatouage .

Prune (elle) @dixgracieuse_tattoo

P

rune a touché à sa première machine à tatouer il y a maintenant deux ans, alors qu’elle complétait sa technique en graphisme. Elle a aussi commencé chez elle, mais œuvre à présent au salon Grey Market, dans Hochelaga – un espace qu’elle veut inclusif à la communauté LGBTQI2SA+ et aux personnes racisées. Le studio est lumineux et la séance avec Prune est pleine de calme et de positivité.

Elle essaie le plus possible de faire autant de flash que de projets custom. Mais créer des flash peut être instable, car les productions de dessins suivent ses vagues créatives. Les projets sur mesure, quant à eux, peuvent être difficiles, mais poussent sa pratique plus loin. Chaque tatouage, pour Alexandra, est une collaboration. Son talent et ses habiletés se mêlent aux goûts de la personne tatouée.

Le tatouage est pour elle un acte de self-care, une manière, entre autres, de se réapproprier les parties de son corps que l’on aime moins. Le tatouage lui permet aussi d’exprimer différentes parties d’elle-même, ce qui la touche, ce qui lui fait du bien, ce qui la met en colère… Dans sa pratique, Prune essaie de toucher à différents univers, de se prêter à différents styles. Elle s’inspire d’artistes visuel·le·s de tous les horizons et, le plus possible, tente de sortir de sa zone de confort. Elle se sent le plus inspirée lorsqu’elle est dans la nature et aime, lorsqu’elle tatoue un design, se souvenir de l’endroit qui a vu naître le dessin , que ce soit le lac Saint-Jean, la rivière Trois-Pistoles ou un café montréalais pendant une tempête de neige. Pour elle, rendre les client·e·s à l’aise est aussi primordial. Elle veut que, lorsque le·a client·e ressort, il ou elle soit pleinement satisfait·e non seulement de son nouveau tatouage, mais aussi du moment partagé avec la tatoueuse. Prune aime la liberté que permet son métier ; bien que ce soit un travail difficile, il demeure un espace créatif en dehors des cadres institutionnels où les tatoueur·sse·s ont un grand contrôle sur leurs horaires, leurs tarifs, les lieux dans lesquels il·elle·s accueillent leurs client·e·s. Elle explique qu’il y a quelque chose d’effrayant, mais en même temps de très satisfaisant dans le geste d’apposer son art de manière permanente sur le corps de quelqu’un. D’une certaine manière, une petite partie d’elle repart avec les personnes qu’elle a tatouées.x

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culture

florence lavoie

Éditrice Culture

le délit · mercredi 10 novembre 2021 · delitfrancais.com


ligne de fuite

Origami On ne peut pas plier une feuille plus de sept fois. Mais je les ai vus Eux avec elle pliée en huit Ils ont dans la bouche le goût du sang de ce qui coule dans les gorges raclées Ils me tueront aujourd’hui et demain avec la violence d’un crachat. En attendant, ils parasitent les vertèbres, les tapis, le plâtre de toutes mes maisons. Ils savent se retirer à temps et posséder passionnément. Eux savent manger la poussière, éternuer sans fermer les yeux. Ils sont du piment quand il y en a assez, du sel quand il y en a trop. Ils sentent les lézardes des murs. Ils visitent, s’installent, avec l’insistance d’un dimanche. Ils rongent comme la lave refroidie. Ils se nourrissent de lumière jusqu’à devenir des tuyaux, mes boyaux. Je ne sais pas ce qu’ils sont mais ils sont là. J’aimerais être comme eux, Respirer dans l’eau qui flotte sur l’huile Casser les cartons et froisser les assiettes Rire avec la feuille pliée en huit Me casser les doigts sans coupure ni sang, rire de mes doigts, me moquer des cicatrices et saigner sur le sang. Ils ont cassé une feuille et l’écrasent une neuvième fois. En boucle, la feuille Je l’avale, en boucle, elle reste coincée. Ils écrivent sur la feuille des dates sans années qu’ils vont broyer les crânes sans faire de bruit ils écrivent qu’ils reviennent pour moi.

alexandre gontier | le délit

En bruit de fond, des ongles grattent une ardoise. Je suis debout, les yeux baveux, les paupières cousues. Je mâche l’aiguille, mes dents, des fils électriques. J’ai dans la bouche le goût du sang. Ils voulaient me tuer mais sont repartis avant. À demain

alexandre gontier

Illustrateur

le délit · mercredi 10 novembre 2021 · delitfrancais.com

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