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Au malheur des dames
Critique créative d’une vendeuse pour une grande marque de Fast-Fashion.
Marie prince Éditrice Au Féminin
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Le temps d’un été, j’ai été vendeuse pour une grande marque de fast-fashion J’ai plongé dans un monde dont j’espérais déjà peu, mais qui m’a inspiré ce texte qui laisse transparaître avant tout ce que la vente massive de vêtements en plastique a provoqué en moi. Quand je le relis, il me donne des impressions de Au Bonheur des Dames, de Zola un peu trop moderne. Je voudrais que vous, lectrices et lecteurs, puissiez prendre le contrôle de mes yeux, quelques instants, et réalisiez comme je l’ai fait il y a un an, que ce monde de paillettes de pétrole, de couleurs aux teintes toxiques, et aux effluves microplastiques ne vous veut pas du bien. Il veut votre argent.
Ce qui compte, c’est la masse
On vend des vêtements, des vêtements qui ne trouvent leur valeur que dans la quantité. Vendre plus, tout le temps, c’est tout ce qui importe. Un vêtement seul ne vaut rien. Les bouts de tissu en plastique s’accumulent, ils coûtent quelques centimes à la production, et ruinent les clientes qui ne peuvent résister aux mille et une pièces qui se volent la vedette sur les réseaux sociaux.
« Rassurez-vous esclaves d’usines, vendeuses maltraitées et clientes manipulées, votre perte sera le gain de vos maîtres »
Nous, les vendeuses, pas tout à fait exploitées, mais sans cesse maltraitées, on nous apprend à faire briller ces objets sans valeur, cacher le moche, cacher les cadavres des étiquettes « Made in China ». On envoie un vêtement dans le carton à produits défectueux, à la moindre tache, au moindre fil qui dépasse, sans le besoin de demander l’accord de qui que ce soit. Aussitôt produit, aussitôt jeté. Le vêtement ne vaut rien. Ce qu’il faut, c’est pouvoir le vendre. Alors on laisse les clientes acheter, puis rendre des articles sans limite, l’achat doit créer chez elles une compulsion, voire une addiction.
Elles ne viennent ni pour le service, ni pour la qualité ou pour le nom. Elles reviennent machinalement à l’infini, programmées par la consommation.
Elles viennent pour l’endorphine libérée par l’abondance de produits à la pointe de la mode, pour le plaisir d’acheter des produits bradés, pour le plaisir d’acheter ce qui a l’apparence, mais en rien le caractère, du luxe.
Alors, pour la vendeuse, la cliente est sans importance. Ce qui compte, c’est la masse. Il faut pouvoir la gérer, en cabine, en caisse, en rayon. Apprendre à la dompter, à répondre à la demande au plus vite. L’amadouer est inutile, elle achètera le produit quel qu’il soit.
Il faut aller au plus vite, chaque mouvement doit être rentable. Ne pas descendre en réserve pour un produit qui ne vaut rien, préférer remettre les produits en rayon ou être disponible en caisse, pour ce qui compte le plus : l’entrée massive de l’argent.
La vie humaine vaut de l’or ici, littéralement précieuse comme des pièces de monnaie.
Rassurez-vous esclaves d’usines, vendeuses maltraitées et clientes manipulées, votre perte sera le gain de vos maîtres, qui vous exploitent pour acheter.
Elles me faisaient peur les clientes. Assoiffées de couleurs vives, de faux cuir et de fourrures.
Elles veulent consommer toujours plus, toujours plus vite. Elles arrivent frénétiquement pendant leur pause déjeuner, le soir avant de rentrer chez elles, avant un rendez-vous important ou un spectacle. Elles n’ont pas le temps pour les courtoisies, alors vous apprenez vite à les oublier.
La réponse à la demande compte, mais pas la façon dont vous y répondez. On vous chamboule, on vous maltraite. On oublie que parmi ces vêtements de basse qualité, vous êtes des humains à la valeur indiscutable. Les vêtements sont jetés, déchirés, tachés, balancés, bazardés, retournés. Votre travail est sans cesse bafoué. Vous êtes dans l’éternel recommencement du mythe de Sisyphe. Remonter des tonnes de vêtements au troisième étage, les ranger, pour qu’à peine fini, tout soit à recommencer. Tout doit être remonté, rangé, plié, une nouvelle fois. Et cela se répète. Encore et encore. Les clientes ne savent rien de ce que cachent des vêtements si jolis, si mignons, qui donnent tant de caractères à nos apparences fades.
Ou ne veulent-elles rien savoir ?
Elles sont là pour quinze minutes de leur journée, pendant lesquelles le monde ne s’arrête pourtant pas de tourner.
La planète se meurt encore pendant ces quinze minutes, des enfants travaillent et le pétrole étouffe encore ce qui n’a pas déjà été tué. Quinze minutes vite oubliées, par celles qui ignorent que le déni ne pourra pas toujours les protéger.
À la caisse, elles demandent des tonnes de sacs, des tonnes de factures, un sourire aux lèvres, comme si le papier qui en coulait le faisait singulièrement, alors qu’il tombe par kilomètre chaque journée.
Une cliente à qui j’ai expliqué pourquoi il était impossible d’essayer plus de six articles en cabine m’a répondu « mais moi je m’en fous, je suis égocentrique ». Une à qui j’ai proposé de descendre au rayon hommes car la file d’attente de ma caisse était trop longue, m’a rétorqué qu’elle avait la flemme et que ce n’était pas son problème. Une à qui j’ai expliqué que les cabines étaient fermées, sans quoi nous ne finirons jamais à l’heure, a crié : « Je m’en fous, je veux acheter, je dois acheter. »
Il n’y a rien de plus humain que de désirer terriblement d’être regardé, admiré, convoité. À l’infini. Que de rêver d’être l’objet des discussions enjouées de nos conquêtes imaginaires. Et les miroirs des magasins savent nous parler, nous dire combien cette paire de chaussures saura réparer nos cœurs brisés d’avoir été mal-aimée.
Mais puis-je vraiment me trouver belle dans cette robe qui ne reflète que la laideur de ce monde? Cette robe rouge du sang versé par le travail forcé et qui une fois démodée finira probablement dans un désert, pollué à la mort. À la mort des habitants locaux. Je ne serai pas esclave des couleurs immondes qui prétendent me donner de la valeur, esclave d’un système qui exploite et détruit.
Si je dois être belle, je le serai au nom de la vérité. x