Le Délit - Édition du 01 novembre 2023

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Publié par la Société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill Le Délit est situé en territoire Kanien’kehá:ka non cédé.

Mercredi 1er novembre 2023 | Volume 114 Numéro 08

Dissipé·e·s depuis 1977.


Éditorial

Volume 114 Numéro 08

Le seul journal francophone de l’Université McGill

rec@delitfrancais.com

La hausse des frais de scolarité est-elle discriminatoire?

L

e 25 octobre dernier, une assemblée générale organisée par le regroupement blue fall protest et les affaires externes de l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM) avait pour but de former un front commun contre la récente hausse des frais de scolarité pour les étudiants hors province. « Payer pour l’éducation supérieure est déjà un problème, et la récente décision du gouvernement aggrave ce problème, empêchant les classes plus défavorisées d’accéder à l’éducation (tdlr) », s’est ainsi exprimé un étudiant lors de l’assemblée. Une telle mesure diminuera-t-elle l’attrait de McGill pour les étudiants venus d’ailleurs? Le parti politique Coalition Avenir Québec (CAQ) s’y prend-il de la bonne manière pour rééquilibrer le réseau universitaire francophone?

Les frais de scolarité des étudiants internationaux, qui varient entre 20 000$ et 65 000$, par an à McGill, sont donc extrêmement déréglementés en comparaison à ceux déboursés par les étudiants québécois, tournant plutôt autour de 3 000$ par année. Une forme de statu quo se maintient pour eux, alors que le tarif minimal imposé aux étudiants internationaux, établi à 20 000$ par la CAQ, est plus bas que les tarifs déjà demandés dans une vaste majorité de programmes. Or, les étudiants du reste du Canada payaient jusqu’à maintenant un peu moins de 9 000$ par an pour étudier dans l’une des trois universités anglophones du Québec – McGill, Concordia et Bishop’s. Ils devront désormais débourser 17 000$ par an. Ce sont donc ces étudiants qui seront principalement impactés par cette hausse des frais de scolarité dès l’automne 2024, s’ils souhaitent entamer leurs études dans une université anglophone du Québec. L’enjeu pour la CAQ, c’est que la plupart de ces étudiants ne restent pas dans la province après leurs études. Ils bénéficient de frais de scolarité avantageux à McGill sans pour autant contribuer sur le long terme à la société québécoise. 20 598 des étudiants internationaux au Québec étaient inscrits en 2022 dans l’une des trois universités anglophones, contre 33 723 dans les 16 universités francophones. Pour beaucoup de ces étudiants canadiens, leur passage au Québec se limite à

une bulle anglophone, un mode de vie unilingue qui ne nécessite pas d’effort de francisation pour s’intégrer dans une métropole bilingue. Si le gouvernement veut réellement protéger la langue française, ses efforts devraient surtout être orientés vers la rétention et la francisation des étudiants canadiens plutôt que de rendre les universités anglophones moins attrayantes d’un point de vue financier. L’impact de la demi-mesure employée par la CAQ pour protéger le français aura surtout pour effet de décourager les étudiants du reste du Canada de faire l’expérience du mode de vie montréalais et bien souvent d’apprendre le français. On peut s’inquiéter de l’impact d’une telle mesure – non modulée en fonction de chaque université – sur la qualité de l’enseignement de Concordia ou Bishop’s, qui ne disposent pas des mêmes moyens financiers et du rayonnement international de McGill. À titre d’exemple, Bishop’s est une petite université anglophone d’un peu moins de 2 800 étudiants, au sein desquelles près de 30% des étudiants proviennent des autres provinces canadiennes. La mesure du gouvernement pourrait donc diminuer significativement la qualité de l’enseignement et des recherches qui y sont proposées dans les prochaines années, alors que les répercussions pourraient être plus facilement absorbées par la réputation internationale et les ressources financières dont jouit déjà McGill. Le débat sur les frais de scolarité, loin de se réduire aux financements accordés aux universités anglophones et francophones, remet à l’avant-plan la question de l’identité culturelle québécoise. Veut-on prêcher en faveur d’un protectionnisme linguistique ou d’une ouverture à la culture anglophone? La situation sociolinguistique diversifiée pourrait souffrir de ne plus recevoir assez d’étudiants d’ailleurs. Veut-on restreindre l’usage de l’anglais ou plutôt favoriser un profil linguistique montréalais qui favorise la cohabitation de réalités culturelles et la curiosité pour la langue d’autrui? C’est peut-être là que résident toute la complexité et l’attrait de notre métropole québécoise.x Léonard smith Rédacteur en chef Hugo vitrac Éditeur Actualités

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Éditorial

RÉDACTION 3480 rue McTavish, bureau 107 Montréal (Québec) H3A 1B5 Téléphone : +1 514 398-6790 Rédacteur en chef rec@delitfrancais.com Léonard Smith Actualités actualites@delitfrancais.com Hugo Vitrac Vincent Maraval Margaux Thomas Culture artsculture@delitfrancais.com Adèle Doat Juliette Elie Société societe@delitfrancais.com Jeanne Marengère Titouan Paux Au féminin aufeminin@delitfrancais.com Marie Prince Coordonnatrice de la production production@delitfrancais.com Camille Matuszyk Visuel visuel@delitfrancais.com Clément Veysset Rose Chedid Multimédias multimedias@delitfrancais.com Jade Lê Dominika Grand’Maison (photographe) Coordonnateur·rice·s de la correction correction@delitfrancais.com Béatrice Poirier-Pouliot Malo Salmon Coordonnatrices réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Layla Lamrani Ema Sédillot-Daniel Contributeur·rice·s Alizée Doucet, Eliott George Grondin, AnneMarie Gendron, Maya Mohammad, Rafaële Prevelato, Eileen Davidson. Couverture Clément Veysset BUREAU PUBLICITAIRE 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 0E7 Téléphone : +1 514 398-6790 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Ventes et assistance administrative Letty Matteo Support graphique et technique Alyx Postovskiy Comptable Andrea Gluck The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Olivia Shan Conseil d’administration de la SPD Olivia Shan, Emma Bainbridge, Asa Kohn, Camille Matuszyk, Léonard Smith, Boris Shedov, Marc Cataford.

Les opinions exprimées dans les pages du Délit sont celles de leurs auteur·e·s et ne reflètent pas les politiques ou les positions officielles de l’Université McGill. Le Délit n’est pas affilié à l’Université McGill. Le Délit est situé en territoire Kanien’kehá:ka non cédé. L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mercredis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavant réservés). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans le journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).

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campus

Reportage photo Retour sur l’activisme montréalais : Enraciné au sein de la communauté étudiante.

margaux thomas | Le Délit

dominika grand'maison | Le Délit

30 octobre 2023 Manifestation contre la hausse des frais de scolarité pour les étudiants hors province, dont ceux à McGill.

margaux thomas | Le Délit margaux thomas Éditrice Actualités

25 octobre 2023 Manifestation sur le campus de McGill en soutien à la Palestine.

dominika grand'maison Photographe

margaux thomas | Le Délit

25 octobre 2023 Manifestation sur le campus de McGill en soutien à la Palestine et aux communautés autochtones.

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23 septembre 2022 Marche pour le climat organisée en partie par des étudiants de McGill.

Actualités

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Campus

Rassemblement pro-Palestine à McGill Manifestation et réaction de la communauté mcgilloise.

alizÉe doucet Contributrice margaux thomas Éditrice Actualités

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e mercredi 25 octobre dernier, les étudiants de McGill se sont rassemblés pour exprimer leur solidarité envers la cause palestinienne et demander à l’administration « d’écouter les avis des étudiants et d’agir en conséquence (tdlr) ». Le groupe de Solidarité pour les Droits Humains Palestiniens (SPHR) a organisé ce rassemblement sur le campus de McGill pour dénoncer les bombardements israéliens, qui ont causé plus de 8 000 morts palestiniennes. Le siège total imposé par Israël a jusqu’à présent forcé 1,4 million de Gazaouis à se déplacer au sein même de la bande de Gaza. McGill et le gouvernement canadien sous pression Ce mercredi, vers 14 heures, devant le bâtiment des arts McCall MacBain de McGill, des centaines de personnes ont répondu à l’appel de la SPHR en se réunissant pour montrer leur soutien à la Palestine. Le groupe a appelé au « désinvestissement immédiat de l’Université vers les fabricants d’armes qui soutiennent le génocide israélien à Gaza » et demande que McGill se positionne en faveur de l’arrêt du siège de Gaza, et l’arrêt du soutien financier canadien et américain pour Israël. Enfin la SPHR appelle à « cesser les programmes d’échanges avec les institutions israéliennes et couper les liens avec les donateurs sionistes ». Du début à la fin de la marche, des membres de la SPHR ont déclaré dans un microphone « Libérez, Libérez », laissant place à la réponse « Palestine », de la foule. Plusieurs personnes – y compris des étudiants, d’anciens élèves de plusieurs associations et des professeurs – ont pris parole afin de questionner ce qui peut être fait pour réellement s’éduquer et participer activement à la justice sociale. Parmi les orateurs, Lucas*, un membre de La Riposte Socialiste, a pris le micro pour dénoncer ce qu’il considère comme une deuxième Nakba – en référence à l’exil de 700 000 Palestiniens en 1948. Lucas a appelé les étudiants qui souhaitent soutenir la lutte palestinienne à se joindre à des groupes syndicalistes, et a souligné le fait qu’un cessez-le-feu ne suffit pas. Il a affirmé : « Je ne veux pas revenir au statu quo du 6 octobre. Ce n’était pas la paix, c’était la guerre sous un autre nom. » Il pointe du doigt le gouvernement canadien

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margaux thomas | Le délit ainsi que le Conseil d’administration de McGill. Lucas considère que ces derniers « profitent de l’assujettissement, de l’oppression et du meurtre continus des Palestiniens ». L’un des orateurs a fait référence à d’autres combats, comme celui contre la colonisation des continents de

ne soutiens pas les terres volées » et « Solidarité avec la Palestine » ont résonné sur le campus. Un peu plus tard dans l’après-midi, les manifestants se sont dirigés vers le bâtiment des Arts pour de nouveaux discours. Des participants considèrent

« Notre mémoire collective est terriblement courte et nous oublions souvent les atrocités commises au nom de la conquête de territoires » l’Amérique et de l’Afrique. « Notre mémoire collective est terriblement courte et nous oublions souvent les atrocités commises

qu’il y avait environ 700 personnes présentes à ce moment-là. Au même moment, les Mères Mohawk, un collectif de mères

l’une des Mères Mohawk, sortait d’une conférence d’information à McGill, et a rejoint le rassemblement palestinien. Invitée aux côtés des orateurs, elle a fait un lien entre la cause menée par les populations autochtones – y compris les Mères Mohawk – et celle des Palestiniens face à Israël. « Nos terres sont violées et c’est inacceptable. C’est pour cela que nous sommes là, pour nos terres. » Leur combat a été grandement honoré par des orateurs du rassemblement pro-palestinien, qui leur ont dit : « Vous nous apprenez le sens de la résilience. Nous avons de l’admiration pour vous. » Ensuite, les manifestants ont marché et se sont rassemblés devant l’entrée du bureau de l’administration James, où ils ont continué les discours et ont entrepris un sit-in margaux thomas | Le délit

au nom de la conquête de territoires. » Entre ces discours, des chants et des slogans tels que « McGill, McGill, prends position,

autochtones présentement en procès contre McGill, sont intervenues pour afficher leur solidarité avec la Palestine. Kwetiio,

pour confronter l’administration. Une dizaine d’étudiants – pour la plupart masquant leur visage pour cacher leur identité – se sont assis

devant les portes du bâtiment pour empêcher l’administration de sortir. Un manifestant a grimpé sur les échafaudages du bâtiment pour y accrocher un drapeau palestinien. La professeure d’histoire islamique, Rula Abisaab, a exprimé une grande fierté de la jeunesse présente, « qui lève la voix et dit “non” au génocide, “non” à l’injustice raciale, “non” au colonialisme et “non” à l’apartheid ». Le professeur en sciences politiques et philosophie, William Clare Roberts, a également effectué un discours condamnant le manque de réactivité de nos gouvernements : « Nous devons nous adresser aux humains et non aux États qui ne réagissent pas. Nous devons les réveiller. Nous devons obliger notre gouvernement à arrêter la guerre ». L’Association étudiante des études du monde islamiques et du Moyen-Orient (WIMESSA) s’est exprimée lors d’un discours pour dénoncer l’administration de McGill, qui a appelé à « faire preuve de compassion en ces temps de grands tumulte » mais qui, selon WIMESSA, n’a pas, une seule fois condamné explicitement le génocide commis par l’État d’Israël. L’association a rappelé le rôle majeur des associations étudiantes et de l’activisme étudiant dans l’histoire de McGill. Dans une entrevue avec Ruby, nouvelle membre la SPHR, elle a affirmé avoir assisté à la manifestation, car « il est nécessaire que McGill comprenne que nous ne resterons pas les bras croisés pendant que notre Université soutient un génocide ». Des réactions variées à McGill Cette manifestation n’a toutefois pas fait l’unanimité au sein de la communauté étudiante de McGill. La communauté juive pro-israélienne de McGill a démontré sa solidarité avec Israël, à la suite des 1 400 morts, victimes des attaques du Hamas. À côté du rassemblement, des étudiants présents sur le campus ont débattu avec des petits groupes de manifestants sur la notion de génocide et sur la convenance de certains messages inscrits sur des pancartes. Un des étudiants n’était pas d’accord avec la pancarte inscrivant « Israël est un État d’apartheid », et a ainsi déclaré que « nous existons [la communauté juive, ndlr] depuis 3 000 ans, et nous avons été expulsés d’Israël ». Quelques heures plus tard, Le Délit s’est entretenu avec Julia*, une étudiante juive prenant régulièrement part aux événements de Chabad – une organisation qui offre des dîners de Shabbat, met en place des événements pour les fêtes juives et d’autres activités sociales pour les étudiants juifs de McGill et de Concordia.

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Julia nous a fait part de ses inquiétudes quant à la croissance de l’antisémitisme sur le campus et à Montréal depuis le début du conflit entre Israël et le Hamas. Interrogée sur son sentiment de sécurité sur le campus, Julia a d’abord mentionné : « J’ai récemment commencé à m’habiller plus visiblement comme une femme juive et je porte fièrement mon collier en forme d’étoile de David. Je ne vois aucune raison de cacher mon appartenance à la communauté juive. » Puis, elle nous a fait part d’un événement qui a eu lieu la semaine dernière sur le campus : « Alors que je par-

ticipais à une table d’information avec Chabad la semaine dernière, la plupart des passants étaient respectueux, mis à part un incident qui m’a choquée ; plusieurs étudiantes portant des keffiehs (foulards traditionels arabes, dont la déclinaison en noir et blanc est utilisée comme symbole national palestinen) se sont subtilement rassemblées autour du stand et ont commencé à prendre des vidéos de nous. Quinze minutes plus tard, un étudiant est passé devant la table et a crié “les Juifs sont dégoûtants, Israël devrait mourir en arabe”, puis a commencé à cracher sur nous.»

Selon Julia, l’administration et la sécurité du campus ont ouvert une enquête. La SPHR condamnée par McGill Dans un courriel adressé à toute la communauté mcgilloise par le vice-principal exécutif, Christopher Manfredi, le 10 octobre dernier, McGill a annoncé s’être dissociée de la SPRH. L’administration de McGill a condamné des publications faites par la SPHR, considérant que celles-ci célébraient des actions de terreur et de violence, et a révoqué le droit de la SPHR d’uti-

liser le nom de l’Université. Les participants de la manifestation ont exprimé que cette décision met en évidence la position pro-israélienne de l’Université. SPHR a souligné l’importance de la liberté d’expression dans le milieu académique, et aussi dans des lieux publics, au sein et hors du campus. Ruby estime qu’« en affirmant que la SPHR soutient le terrorisme, McGill ignore le contexte de violence historique exercée sur les Palestiniens par l’occupation israélienne depuis 75 ans. » Interrogée sur sa réaction face à la réponse de l’Université, Julia a observé que « la déclara-

tion du vice-principal Manfredi était justifiée, et je suis heureuse qu’il ait reconnu qu’elle était nécessaire. Je pense que l’administration doit faire davantage pour responsabiliser les étudiants qui tiennent des propos haineux. » Contactée par Le Délit pour réagir sur les accusations portées lors de la manifestation, l’Université nous a répondu qu’à l’heure actuelle, « notre priorité porte sur le maintien d’un discours respectueux et sur la préservation du bien-être de notre communauté universitaire ». x *Prénoms fictifs

« On vous ment! »

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Les Mères mohawks donnent une conférence à McGill et le procès avance.

nvité par l’Association des étudiants en Anthropologie le 26 octobre dernier, le collectif des Mères mohawks (Kanien’keha:ka Kahnistensera) a tenu une conférence dans un amphithéâtre de McGill. La conférence nommée « On vous ment! » avait pour but d’informer les mcgillois sur le projet du Nouveau Vic, qui prend place sur un espace suspecté de contenir des tombes non marquées d’enfants autochtones. Ces derniers auraient subi les expériences scientifiques du programme MK-Ultra au cours des années 1950. Lors de la conférence, les Mères mohawks ont dit vouloir « rétablir la vérité (tdlr) » sur la responsabilité de McGill et de la Société Québécoise des Infrastructures (SQI) – organisations avec lesquelles le collectif est encore actuellement en procès – dans des travaux archéologiques qu’elles qualifient d’« inacceptables ».

Une conférence pour rétablir la vérité? Lors de la conférence, les femmes autochtones, accompagné de l’anthropologue Philippe Blouin et d’une des personnes représentant les moniteurs

margaux thomas | Le Délit s’adressant aux étudiants de McGill, Kwetiio, une des Mères mohawks, a déclaré : « Vous ne voyez que ce qu’ils veulent que vous voyiez, pas ce qui se passe vraiment. » Ces dernières ont dit vouloir répondre aux informations publiées dans les courriels officiels du Viceprincipal exécutif de McGill, Christopher Manfredi. Dans un courriel adressé à l’ensemble de la communauté mcgilloise, l’Université a affirmé qu’ « aucune trace de la présence de sépultures anonymes n’a été décelée », une affirmation démentie par le comité des Mères mohawks. Dans une publication Instagram sur le compte

« McGill et la SQI ont interprété ce document et les données archéologiques dans leur propre intérêt » Philippe Blouin, anthropologue et orateur à la conférence culturels (qui sont présents sur le site du Nouveau Vic lors des travaux) sont revenus sur l’histoire des travaux au Nouveau Vic ainsi que sur la bataille juridique qu’ils mènent depuis plus d’un an contre McGill et la SQI. En

de l’Association des étudiants en Anthropologie, ces derniers affichent leur soutien pour les Mères mohawks et s’adressent aux étudiants de McGill en affirmant : « Nous vous exhortons à faire de même. » La conférence a

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donc eu lieu dans un bâtiment de McGill réservé pour l’occasion par l’Association des étudiants en Anthropologie, indépendante de l’administration de McGill. Contactée par Le Délit pour leur avis sur cette conférence, l’Université n’a pas repondu à nos sollicitations. Un soutien palestinien Sachant que la conférence a eu lieu le même jour que le rassemblement pro-palestinien sur le campus de McGill, les deux mouvements se sont rejoints. Juste après la conférence, les organisateurs et orateurs de ce rassemblement ont invité les Mères mohawks à s’exprimer devant les participants æ rassemblement. Kwetiio et sa mère, toutes les deux membres du comité des Mères mohawks, ont fait entendre la cause menée par les populations autochtones, faisant un lien avec la cause palestinienne : « Nos terres sont violées et c’est inacceptable. C’est pour cela que nous sommes là, pour nos terres. » Des avancées dans le procès Au mois de septembre, les Mères mohawks avaient déjà eu

une audience mais avaient perdu le procès par manque de preuve. Deux jours après la conférence, le vendredi 27 octobre, les Mères mohawks ont assisté à une deuxième audience devant le palais de justice de Montréal. Grâce à cette dernière, le procès contre les promoteurs du projet Nouveau Vic – soit McGill et le gouvernement du Québec – a pu se poursuivre. Le but des Mères mohawks est de retarder les futurs travaux de l’ancien Hôpital Royal Victoria jusqu’à ce qu’une enquête archéologique plus approfondie soit menée. Ceci permetterait de sauvegarder toute preuve potentielle – encore cachée dans la terre – de tombes anonymes. Une des priorités du groupe autochtone est de garantir que les protocoles de Kaianere’kó:was (la Grande Loi de la Paix) soient respectés et compris lors du procès. Les Mères mohawks affirment avec conviction que McGill et la SQI ne respectent pas les termes de l’accord conclu en avril. Malgré le fait que McGill

dans de tels cas, un comité doit être convoqué. Philippe Blouin, anthropologue et l’un des orateurs de la conférence, considère qu’il y a beaucoup de zones grises dans cet accord : « McGill et la SQI ont interprété ce document et les données archéologiques dans leur propre intérêt. » Une des personnes faisant partie des moniteurs culturels a mentionné le passé des terres sur lesquelles reposent le projet du Nouveau Vic, y compris les horreurs du projet MK-Ultra, et affirme que McGill et le gouvernement québécois « s’entêtent toujours et ne collaborent pas ». De son côté, la SQI argumente que la seule interprétation plausible d’une découverte inattendue serait la découverte de corps, bien que cette spécification ne figure pas dans l’accord. En revanche, les Mères mohawks soutiennent que la détection par des chiens renifleurs constitue une « découverte inattendue ». Une étude de 2021, présentée lors de l’audience par les Mères mohawks, a révélé que lorsqu’au moins deux

« Vous ne voyez que ce qu’ils veulent que vous voyiez, pas ce qui se passe vraiment » Kwetiio, une des Mères mohawks et la SQI soient engagés à mener une enquête qui serait co-dirigée par les autochtones, les Mères mohawks estiment que cet engagement a été bafoué. Lors de l’audience, la SQI a de son côté soutenu fermement qu’elle s’est conformée à l’accord et accuse les Mères mohawks de tenter de modifier ce dernier. Le point de discorde majeur réside dans la clause 17 de l’accord, qui concerne les « découvertes inattendues » et stipule que

chiens renifleurs détectent les mêmes odeurs au même endroit, la probabilité d’un faux positif est inférieure à 0,06%. Cependant, McGill et la SQI rejettent catégoriquement ces résultats, présentant des chiffres divergents, provenant d’une étude datant de 2011. Cette pluralité de sources qui se présente comme expertes complexifie la situation. x margaux thomas Éditrice Actualités

actualités

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société societe@delitfrancais.com

OPINION

Toutes mes sympathies

La guerre : une source de douleurs importantes, pour tous. Elliott george grondin Contributeur

vue à une de mes amies, elle m’a dit une phrase célèbre de Ginetta Sagan : « Le silence face à l’injustice est une forme de complicité avec l’oppresseur. » Je comprends et respecte son point de vue. Cependant, j’espère que ce que nous retiendrons dans ces prises de positions, c’est que l’Homme, dans toute sa complexité, n’est pas réductible à un campement idéologique ; il mérite et nécessite la nuance. Donc, dans cet esprit, je tente de nuancer mes propos. Ce n’est pas toujours facile, car personne ne peut rester de marbre devant la mort.

J

e m’en souviendrai toujours : c’était le 27 octobre 2021, à 11h53. Dans un coup de vent, il est parti. Calmement, dans sa maison, entouré des siens, de sa femme des 40 dernières années, de la chair de sa chair, Denis Pierre Robert a entamé son grand voyage, l’ultime, celui qui nous sépare depuis. Mon grand-père nous a quittés, comme il a vécu, calmement, dans le plus grand des conforts, de la plus belle des manières et dans la grâce. Mon grand-père nous aura offert le cadeau d’un départ sobre et doux, et pour ça, je lui en serai éternellement reconnaissant. Dans la beauté de sa mort, il m’aura permis de garder la belle image que j’ai de lui, de l’homme bon, fort et fier qu’il était. Un luxe dont trop peu peuvent profiter. Malgré la nature paisible de son départ et malgré le temps qui passe, encore aujourd’hui, son décès marque ma famille. Il nous marque dans les petites choses, dans le quotidien. Sans jamais crier gare, il s’agit de moments qui viennent et passent, de ces petites résurgences de peine, comme un amour qui se refuse à mourir. Encore aujourd’hui, deux ans plus tard, je vois mon grand-père dans les chansons de Ginette Reno et d’Andrea Bocelli, ses chanteurs favoris. Depuis, je ne peux m’empêcher de penser à tout ce qu’il a manqué : mon admission à McGill, mes amours, mes passions, ma vie. Je le vois dans le printemps et dans l’automne, partout dans les

ROSE CHEDID | le dÉlit le temps lui-même. En revanche, il s’agit d’un moment important dans ma vie, d’un marqueur de temps qui m’a forgé et qui continue de me façonner. Il y aura toujours un avant et un après. Aujourd’hui, j’essaie d’imaginer ce que représente la perte d’un proche dans des circonstances différentes. Aujourd’hui, je me mets à la place des personnes qui perdent des membres de leur famille dans un conflit armé. Je pense à ces autres, à ceux qui n’ont pas eu la même chance que moi, qui n’auront jamais eu le temps de s’y préparer ni de dire un dernier « je t’aime ». Je pense à tous ces mondes chamboulés, à toutes ces réalités fracturées.

compréhension de ses ravages, j’ai de la difficulté à me positionner. Clausewitz, ce grand théoricien

« Le chagrin du deuil étend ses tentacules d’un camp à l’autre sans distinction pour les peuples, sans scrupule. Au fond, une mort, c’en est déjà une de trop. On ne peut pas expliquer la mort, elle n’a pas d’idéologie, pas d’excuse » souvent mentionné en sciences politiques, disait que la guerre c’est la continuation de la politique à travers d’autres moyens. Je crois que la guerre, c’est l’échec ultime de la

« Je crois que la guerre, c’est l’échec ultime de la diplomatie et la fin de la fraternité humaine au détriment de la barbarie sanglante. Au fond, la guerre c’est l’atomisation de l’humanité et de sa bienveillance » différents cycles de ma vie. Pour une rare fois, un évènement m’aura laissé sans mot. Bien que son départ était imminent, bien que les grandsparents ne sont que de passage dans une vie, il faut admettre qu’une mort, c’est la fin d’un monde. Ce n’est pas la fin du monde, mais la fin d’un monde. Dans mon cas, dans le cas de ma famille, c’est la fin d’un monde où mon grand-père était constamment présent. Mon grand-père est mort dans un pays en paix, de causes naturelles. J’ai eu le temps de m’y préparer et j’ai pu lui dire que je l’aimais, une dernière fois. Il n’y a personne à accuser pour son décès, sauf peut-être

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SOCIété

Vous l’aurez compris, au moment d’écrire ces lignes, je pense à un conflit en particulier. Une guerre qui nous divise, qui nous déchire, qui nous oblige à prendre un camp. Pour certains d’entre nous, prendre parti c’est tomber dans la démagogie. C’est expliquer pourquoi un tel a raison. C’est tenter de se dédouaner d’une action pour une cause ou une autre. C’est tenter d’expliquer la raison du combat par tel ou tel facteur historique. Pour eux, se ranger dans un camp, c’est comme supporter une équipe de hockey, sans rationalité, guidé par l’émotion. Aujourd’hui, dans mon humanité, avec mon expérience du deuil, ma

rativement à mon grand-père, à ce deuil qui m’habite. Je m’imagine, le perdre, sous les bombes. Mon cœur,

J’ose penser que dans la mort, il est possible pour les vivants de communier. Je crois fermement que deux personnes endeuillées peuvent se comprendre. J’ose espérer que deux humains qui auront perdu un être cher peuvent éprouver de la compassion l’un pour l’autre. Je ne demande même pas de l’empathie, je me suffis à de la compassion. J’ose croire en l’universalité de la douleur. À mes amis qui ont choisi un camp, sachez que

diplomatie et la fin de la fraternité humaine au détriment de la barbarie sanglante. Au fond, la guerre c’est l’atomisation de l’humanité et de sa bienveillance. Je condamne le conflit sous toutes ses formes. Je condamne les souffrances qu’il impose. Partout où il y a une mort, il y a de la souffrance. Dans la mort, on enterre l’être aimé et cette version de nous qui vivait en lui. Dans la mort de l’autre, on meurt aussi un peu. Dans ce conflit, tout ce que je vois, c’est la peine des familles. En voyant les images qui nous viennent du Moyen-Orient, je repense impé-

il flanche. À toutes les fois, je ne peux m’empêcher de ressentir un coup dans mon ventre, ce fameux sentiment d’injustice. Je ne peux que compatir, que souffrir devant ces images qui me rappellent notre côté animal. Ce que je sais, c’est que la mort et sa douleur ne connaissent ni les religions, ni les frontières, ni l’histoire et la politique. Le chagrin du deuil étend ses tentacules d’un camp à l’autre sans distinction pour les peuples, sans scrupule. Au fond, une mort, c’en est déjà une de trop. On ne peut pas expliquer la mort, elle n’a pas d’idéologie, pas d’excuse. Il n’y a aucune fierté dans le nationalisme qui tue. Lorsque le conflit se terminera, après que toutes les bombes auront sauté, après que les drapeaux seront retirés des cercueils, tout ce qui restera, c’est la séparation entre les vivants et les morts. J’entends mes critiques, ceux qui prônent l’impératif de prendre une position, je les comprends aussi. Nous vivons un moment complexe, qui vient nous secouer dans nos identités, dans nos croyances. Lorsque j’ai expliqué mon point de

l’autre vit du chagrin tout comme vous. Vous êtes liés, nous sommes liés, par notre peine. Pendant que le monde souffre, pendant que des amis, des amours et des familles se font massacrer sous les bombes, j’ose espérer. J’ose espérer que le Canada, un pays en paix, un pays qui trouve sa force et sa richesse dans sa diversité, mon beau pays, saura ouvrir ses portes et ses bras aux réfugiés. J’espère que nous serons assez forts pour montrer notre faiblesse, que nous aurons assez confiance en nous pour faire confiance à l’autre. J’ose espérer que ma déception est légitime. Parce qu’au fond, la déception, c’est de savoir que nous sommes capables de plus, beaucoup plus. J’ose espérer que notre humanité nous unira, un jour et toujours. J’ose espérer que la paix est toujours possible, et toujours souhaitable. Aujourd’hui, dans le deuil et la déception, je continue d’espérer de notre bonté, parce qu’espérer, c’est tout ce qu’il nous reste. Mes sympathies à ceux qui souffrent, mes sympathies à nous tous, mes sympathies à notre humanité commune qui est en deuil. x

le délit · mercredi 1er novembre 2023 · delitfrancais.com


opinion

La version française suivra Déclin de la langue française et augmentation des frais de scolarité.

ANNE-MARIE GENDRON Contributrice

C

omme une grande partie de la communauté mcgilloise, j’ai appris avec une grande frustration la décision du gouvernement Legault de presque doubler les frais de scolarité des étudiants canadiens venant de l’extérieur du Québec, en plus d’établir à 20 000$ le tarif plancher imposé aux étudiants internationaux. Cette politique envoie un message bien clair aux étudiants des autres provinces : vous n’avez pas ce qu’il faut pour contribuer positivement à la société québécoise, et n’y êtes pas les bienvenus.

J’ai toujours été une amoureuse de la langue française, reconnaissante de la richesse qu’elle apporte à la société québécoise. Comme plusieurs, son déclin me préoccupe, et j’applaudis notre gouvernement lorsqu’il soutient les artistes francophones ou qu’il remet en question l’hégémonie des géants médiatiques comme Netflix et Spotify. Cependant, je ne suis pas du même avis lorsqu’il s’agit de partir en guerre contre le milieu académique. Certes, McGill est une université anglophone, mais c’est avant tout une institution d’éducation et de recherche, qui valorise les talents d’individus de toutes les origines. La protection de la langue française n’est pas une justification pour limiter le potentiel de ceux qui la fréquentent.

EILEEN DAVIDSON

incluant la classe moyenne. Nous nous rejoignons. L’augmentation des frais de scolarité produira un milieu paradoxal, où des Québécois francophones étudieront aux côtés d’étudiants canadiens fortunés, une perspective qui me rend très mal à l’aise. Un tel scénario créera une culture d’exclusivité problématique : les étudiants qui peuvent se permettre de dépenser 17 000$ en frais de scolarité n’ont pas moins de potentiel que ceux qui n’ont pas cet argent ; mais, ce qui fait la force d’une communauté étudiante, c’est la diversité d’expériences et de perspectives de ses membres. Au final, McGill continuera d’attirer sa population d’étudiants anglophones, mais celle-ci sera largement différente. Les étudiants hors Québec au potentiel académique supérieur seront pénalisés au profit de ceux plus riches, mais pas forcément plus prometteurs.

« Le lien entre l’augmentation des frais de scolarité des étudiants non-francophones et la survie de la langue française est au mieux approximatif, sinon complètement absurde» Le lien entre l’augmentation des frais de scolarité des étudiants non francophones et la survie de la langue française est au mieux approximatif, sinon complètement absurde. McGill continuera d’exister et de faire vibrer la communauté anglophone montréalaise qui gravite autour d’elle, malgré le risque d’une diminution des inscriptions de la part des étudiants canadiens hors Québec. Les étudiants des autres provinces qui s’y inscriront proviendront simplement de milieux plus aisés, contribuant à isoler davantage l’Université du commun des Montréalais. Ce que j’apprécie à McGill, c’est de pouvoir côtoyer des étudiants de la Colombie-Britannique, de l’Ontario, des États-Unis, et d’ailleurs dans le monde, qui sont issus de toutes sortes de réalités sociales,

S’il est fort plausible que la hausse des frais de scolarité sera néfaste au milieu académique, elle soulève néanmoins un débat crucial : la place des universités anglophones, particulièrement McGill, au sein de la société québécoise francophone. J’invite ceux qui connaissent mal ce sujet à se pencher sur l’histoire des relations entre l’Université McGill et la population francophone du Québec. Jusqu’aux années 1970, McGill disposait d’un budget de recherche et d’une capacité d’accueil plus élevés que toutes les universités francophones réunies, et ce, malgré le poids démographique beaucoup moins important de la population anglophone. En effet, entre 1936 et 1975, 41% des diplômés universitaires de la province provenaient d’institutions anglophones, alors que la communauté anglophone ne représentait que 20% de la population québécoise.

le délit · mercredi 1er novembre 2023 · delitfrancais.com

L’accès à l’enseignement supérieur était extrêmement limité pour les cégépiens francophones, dans un contexte où il existait un fossé socio-économique important entre l’élite anglophone et la majorité francophone. Au tournant des années 1960, les francophones ne dirigeaient que 5% des grandes entreprises présentes sur le territoire, et la communauté anglophone, quant à elle, pourvoyait 70% de la main-d’œuvre hautement qualifiée du secteur manufacturier. Dans la région de Montréal, il est estimé que les francophones gagnaient entre 24 à 38% de moins que les travailleurs d’expression anglaise. En tant qu’institution d’enseignement supérieur dans la province, l’Université McGill était vue comme un mécanisme de reproduction de ces inégalités et un symbole de la domination des intérêts anglophones sur l’économie québécoise. Un mouvement important pour la francisation de McGill a d’ailleurs eu lieu, avec le soutien notoire du journal McGill Daily. À l’époque, laisser entrer le français à McGill revenait à démocratiser la société québécoise et à s’attaquer aux injustices perpétrées contre la classe ouvrière. Aujourd’hui, les inégalités sociales n’ont plus cette dimension linguistique, et le Québec jouit d’un réseau universitaire francophone accessible et d’excellente qualité. Cependant, McGill est

bouc émissaire du déclin du français, peut être interprétée à travers la perspective de ce long historique d’animosité. J’ai aussi l’impression que plus de 50 ans après l’opération McGill Français, l’Université McGill n’a pas démontré davantage d’ouverture envers la société francophone dans laquelle elle évolue. À McGill, la langue française est au bas de la page, mal orthographiée, et des étudiants de troisième année de baccalauréat se retrouvent surpris et déçus lorsqu’ils constatent qu’il sera difficile pour eux de trouver un stage à Montréal, compte tenu du fait qu’ils ne parlent pas le français. Je suis cependant loin de blâmer les étudiants hors Québec qui sous-estiment parfois l’importance d’apprendre le français pour s’intégrer à la province : personne ne leur a expliqué. Avant de débuter ma première session, j’ai assisté à une réunion pour les nouveaux étudiants portant sur la vie étudiante à McGill et à Montréal en général. Alors que la présentatrice avait offert une description détaillée et enthousiaste des avantages de vivre dans ce milieu multiculturel et ouvert sur le monde, elle n’a évoqué la place du français au Québec qu’une seule fois : « Lorsque vous marcherez dans la rue », nous avait-elle avertis, « vous entendrez parler anglais, français, et toutes les langues du monde! »

« L’Université McGill était vue comme un mécanisme de reproduction de ces inégalités et un symbole de la domination des intérêts anglophones sur l’économie québécoise » demeurée pour plusieurs un symbole d’exclusion des francophones, principalement auprès des générations qui ont connu ces luttes sociales. Selon moi, la mesure d’augmentation des frais de scolarité proposée par la CAQ, et surtout la représentation des universités anglophones comme

En présence de futurs étudiants, dont plusieurs n’avaient encore jamais mis les pieds dans la province, le Bureau des Admissions a exprimé ce que j’ai perçu comme un profond déni de l’identité francophone de la province. Les affiches unilingues promouvant la mineure en études québécoises, un programme qui dit

connecter ses étudiants à la société québécoise, a également retiré toute mention de la langue française dans sa description, qui va comme suit : « [Le Québec] est le foyer d’un mélange de cultures dynamiques, de langues, de Premières Nations et autres peuples autochtones, ainsi que d’une diversité régionale incroyable (tdlr). » Alors que je salue la place que cet aperçu réserve aux peuples autochtones et à l’incroyable diversité culturelle dont jouit la province, je me demande pourquoi on a considéré son héritage francophone comme si peu important qu’on s’est permis de l’omettre entièrement. Comment peut-on s’attendre à ce que les étudiants internationaux s’intègrent réellement au Québec si on leur cache une caractéristique élémentaire de la province, seul territoire du continent nord-américain ayant le français comme unique langue officielle? Surtout, pourquoi McGill se prive-t-elle de mettre l’accent sur la valeur ajoutée du français dans ses activités promotionnelles? Augmenter les frais de scolarité des étudiants des autres provinces canadiennes n’est pas un moyen de les intégrer à l’économie et à la vie au Québec. Pour cela, il faudrait mieux les accueillir ; leur donner les outils nécessaires et leur permettre de comprendre réellement le contexte dans lequel ils sont venus s’installer. Il faut créer des ponts entre le monde francophone et les universités anglophones au lieu de les ostraciser. Du côté de l’Université McGill, il y a un long travail à accomplir pour redéfinir sa place dans la société québécoise : elle doit corriger ses erreurs du passé en ouvrant ses portes à la langue et à la culture francophone. En recherchant des destinations pour ma session à l’étranger, j’ai remarqué que les deux universités suédoises avec qui McGill est en partenariat, Lund et Uppsala, demandaient que tous ses étudiants étrangers, à défaut de démontrer une connaissance préalable de la langue suédoise, rejoignent des cours offerts gratuitement par l’université. Des systèmes équivalents existent dans de nombreux établissements à travers le monde pour permettre à des étudiants d’exceller dans leur domaine, tout en ayant la possibilité de s’installer et de travailler dans la société d’accueil après leur graduation. On ne devrait pas réduire le potentiel d’un étudiant à la langue qu’il parle, mais bien à son excellence académique et ses qualités personnelles – l’intégration peut venir après. x

société

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OPINION

Satire, moquerie et humour noir

T

out comme il y a d’innombrables sensibilités à l’humour, il existe une variété de manières de faire rire, certaines faisant plus débat que d’autres. Aujourd’hui, la satire, le sarcasme et l’humour noir sont des façons de faire rire encore courantes. Elles ont pour point commun de s’attaquer directement à une personne ou un groupe d’individus pour faire rire l’auditoire. Il ne fait aucun doute que ces attaques causent une peine importante. Chacun s’est déjà vu être moqué publiquement au travers d’une blague sarcastique, et est donc bien conscient des dommages que cela peut causer. Parmi toutes les attaques, l’humour noir ne correspond pas simplement à de la moquerie envers autrui. Il est caractérisé par sa propension à pousser plus loin, à faire rire en abordant les absurdités, horreurs et peines de notre monde. Aborder de tels sujets publiquement rend son usage extrêmement complexe et son succès ne tient qu’à un fil : soit ça passe, soit ça casse.

Peut-on rire de tout?

question, ni se demander d’où provient le réel problème. Leur refus d’introspection vient du fait que ces individus baignent dans des microcosmes fermés, où tout le monde se ressemble, et où personne n’a jamais été victime de ces blagues, étant donné qu’ils en sont les émetteurs.

Rose Chedid | Le dÉlit

Une hypersensibilité sociétale?

La question du statut est cruciale, car elle détermine qui a « le droit » de rire de quelqu’un : selon la logique sociétale, une personne issue d’un groupe social défavorisé et marginalisé semble détenir toute la légitimité à se moquer de son propre groupe social, étant donné qu’elle connaît elle-même une condition difficile,

qu’il n’est pas employé simplement pour choquer, l’humour noir peut être légitimé. Aujourd’hui, l’humour noir peut encore être employé comme outil de plaidoirie par certains humoristes, notamment pour sensibiliser leur auditoire aux problèmes sociétaux. Mais, l’humour noir sort

« Notre statut social, notre couleur de peau, notre religion et nos autres caractéristiques, déterminent implicitement notre droit, ou notre interdiction à la moquerie » La liberté d’expression, intrinsèque aux démocraties occidentales, autorise chaque individu à aborder les sujets qu’il souhaite à sa manière. La moquerie et ses déclinaisons parfois verbalement violentes sont donc légales, mais qu’en est-il de leur aspect moral? L’humour noir peut dépasser les limites, blesser et accabler certaines personnes ou communautés. Dans quelques cas, ces dernières peuvent répondre à ces moqueries par des menaces, voire des actes de violence physique. En 2015, la France a été touchée par un attentat faisant 12 morts dans les locaux de Charlie Hebdo, un journal satirique traitant de l’actualité par le biais de caricatures provocatrices. L’assaillant a justifié ses actes en accusant le journal d’avoir auparavant représenté le prophète Mahomet à travers des caricatures dégradantes. Ces évènements ont exacerbé un débat qui divise au sein de nos sociétés : peut-on réellement rire de tout? Le « drôle » n’est-il pas un outil de légitimation de la moquerie, pour rire du malheur des autres? Qui peut rire de quoi La légitimité d’une moquerie dépend du contexte dans lequel elle est émise, du statut social de celui qui fait la blague, et des personnes auxquelles elle s’adresse.

8 sociÉtÉ

et sait « de quoi elle parle .» À l’inverse, une personne plus favorisée qui se permet de rire de la misère d’un monde qu’elle ne comprendra probablement jamais, est automatiquement jugée comme immorale et à censurer. Notre statut social, notre couleur de peau, notre religion et nos autres caractéristiques, déterminent implicitement notre droit, ou notre interdiction à la moquerie. La même blague prononcée par deux individus différents n’aura probablement pas le même effet, bien que leurs motivations puissent être les mêmes, et qu’aucun mal n’ait voulu être commis. En somme, même si la hiérarchisation sociale n’est pas institutionnalisée, il ne faut pas négliger la réalité des normes tacites et intériorisées. Non, tout le monde ne peut pas rire de tout, il existe un droit à la moquerie. L’intention dans l’humour noir L’intention de la blague a aussi son importance. Comme énoncé plus tôt, s’il est correctement utilisé, l’humour noir n’est pas violent par malice ; il tente d’utiliser la provocation de manière consciente et réfléchie, et ce, pour dénoncer les horreurs de notre monde, à travers le rire. Seulement lorsque ces critères spécifiques sont respectés, et lors-

trop facilement de son cadre initial, et est trop fréquemment mal utilisé. Il perd donc sa portée politico-sociale, alors que que c’est justement elle qui fonde sa légitimité. Tout cela témoigne donc de la complexité de l’ouvrage : un humour pesé et réfléchi se fait malheureusement rare aujourd’hui, d’où la recherche d’une validité, non pas dans les propos, mais dans le statut social.

L’utilisation du sarcasme, de la satire et de l’humour noir en général peut souvent être vue comme un moyen détourné pour critiquer et se moquer d’autrui sans en craindre les conséquences, car le rire « sauve » : les propos offensants sont vus comme légitimes dans les circonstances de la blague. Néanmoins, ce type d’humour, jouant avec les vulnérabilités des uns et des autres – les différences physiques, les constructions sociales, etc. – peut avoir de véritables conséquences néfastes, d’autant plus que la tendance vers l’hypersensibilité dans nos sociétés actuelles n’est pas négligeable. Il est également important de noter que l’usage de l’humour noir renforce les faiblesses et vulnérabilités d’autrui, le tout basé sur des stéréotypes et généralités internalisés par la société. Les premières cibles sont les minorités ethniques, de genre, ou religieuses, et les personnes racisées ; en

Aujourd’hui, il y a une véritable dissociation entre l’intention derrière une blague et l’effet qu’elle produit. Si une blague est jugée déplacée, la priorité est axée sur la ou les victimes de ces propos, et l’auteur s’en retrouve instantanément blâmé, sans qu’on cherche à comprendre l’intention derrière sa blague. Nos sociétés ont particulièrement tendance à voir le mal, avant même qu’il survienne. Cela nous amène à réfléchir sur la tournure qu’a pris l’humour aujourd’hui, et sur l’évolution de l’humour noir au fil du temps. Prenons comme exemple, Pierre Desproges et Coluche, deux humoristes français des années 60 à 80, qui maniaient le sarcasme et l’humour noir à un certain degré, souvent avec grossièreté et causticité. Leurs sketchs sont aujourd’hui considérés par beaucoup comme dépassés. Il semblerait alors que la tolérance était beaucoup plus élevée il y a quelques décennies : le rire fusait plus facilement. En réalité, ce qui était drôle avant ne l’est plus automatiquement aujourd’hui, et heureusement. Mais l’hypersensibilité d’aujourd’hui impose-t-elle la nécessité de s’autocensurer et de se taire plutôt que de risquer une blague

« Nous ne pouvons plus accepter de rire de stéréotypes d’un autre temps, mais cela n’implique pas que nous soyons condamnés à ne plus rire du tout, cela appelle plutôt à s’adapter à des normes qui évoluent » Vers la banalisation du mal? On a tous déjà entendu cette personne ayant réponse à tout, et qui, après avoir prononcé une blague provocante ou simplement déplacée, balaye tout commentaire et critique allant à l’encontre de ses propos en clamant haut et fort le sempiternel : « eh, mais c’est une blague, détends-toi ! » Alors que non, ce n’est pas une question d’être coincé ou rabat-joie, bien au contraire : l’humour noir, au détour d’une blague considérée « limite », peut réellement gêner, voire blesser une personne.

somme les plus « faibles » de nos sociétés – celles qui sont peu écoutées, sous-représentées et marginalisées. Ainsi, accepter et rire de l’humour noir révèle une certaine banalisation du mal. Il semblerait que ce soit toujours les mêmes qui soient moquées, et que ceux qui adhèrent au « on peut rire de tout », soient eux aussi toujours les mêmes : les moqueurs. Ces derniers rient donc d’autrui sans jamais rire d’eux-mêmes, et sont les premiers à se plaindre qu’« on ne peut plus rien dire aujourd’hui », mais sans jamais se remettre en

pouvant potentiellement être mal interprétée? Il est important de différencier humour et humour noir. Nous ne pouvons plus accepter de rire de stéréotypes d’un autre temps, mais cela n’implique pas que nous soyons condamnés à ne plus rire du tout, cela appelle plutôt à s’adapter à des normes qui évoluent. Face à un humour noir archaïque, il y a la nécessité de réinventer de nouvelles formes d’humour. x RafaËle prevelato Contributrice vincent maraval Éditeur actualités

le délit · mercredi 1er novembre 2023 · delitfrancais.com


AU féminin philosophesse

auféminin@delitfrancais.com

Ode à l’ennui

Réflexion sur le temps qui passe.

marie prince Éditrice Au Féminin

M

on temps est tellement compté. Vouloir devenir puissante, laisser une marque, créer, faire retentir les messages auxquels je crois. Chaque seconde est une opportunité d’apprendre, de s’améliorer, de donner plus. Je suis accro à l’adrénaline de la créativité et de l’apprentissage.

En tant qu’étudiant·e·s, nous apprenons à traiter notre temps avec productivité. Faire les choses avec un but précis. Il n’y a aucune place pour l’ennui sans culpabilité. Les études sont un investissement à long terme, mais que faisons-nous de notre temps? Est-il vraiment possible de contrôler notre futur en investissant notre temps d’une certaine manière aujourd’hui? Est-ce que tout doit vraiment toujours être utile? L’inaction est parfois difficile à accueillir, car elle est souvent perturbée par nos pensées existentielles, qui nous poussent à l’action. J’écris cet article pour étudier et questionner mon traitement des priorités et ma vision utilitaire du temps.

Alors l’ennui est souvent source d’angoisse, et accepter que le sens de la vie ne soit pas nécessairement utilitaire est de plus en plus difficile, à mesure que le capitalisme nous hurle que toute valeur est matérielle. Pour revenir à l’échelle étudiante, il est difficile pour la plupart d’entre nous de considérer que nos études, nos stages ou nos activités ont une valeur en euxmêmes, quand tout nous suggère que leur signifiance résonnera dans notre futur. Pourtant, ce que nous avons de plus précieux, estimé en fonction de sa rareté, est

tion? L’opinion générale perçoit la réussite comme quantifiable et absolue, quand celle-ci est intrinsèquement variable et abstraite. Vivre sa vie en ne pensant qu’à cette réussite me semble vain. Trouver du sens Alors, que faire du présent? L’hyperactivité de notre société capitaliste ne laisse aucune place au vide. Cette effervescence ne nous laisse jamais le temps de questionner le fonctionnement de notre société. C’est dans l’ennui et le vide que naissent la créativité, l’imaginaire, les réflexions

Penser pour créer

clément veysset | Le dÉlit notre temps, lit de notre vie, qui ne peut être remboursé. Quelle sera l’utilité de notre vie si celleci s’arrête prématurément? Et en même temps, est-il possible de fonder une vie sans sacrifice, sans organiser son avenir? Il existe une

existentielles et les idées à contre-courant. Ces pensées sont parfois douloureuses, car elles remettent en question un système dans lequel se conformer semble confortable.

« C’est dans l’ennui et le vide que naissent la créativité, l’imaginaire, les réflexions existentielles et les idées à contre-courant » balance, mais comment la trouver? Et comment accepter que le temps qui nous semble perdu participe lui aussi à notre construc-

le délit · mercredi 1er novembre 2023 · delitfrancais.com

Pourtant, elles sont les seules qui permettent la réalisation sincère de notre condition humaine, et le sens que nous voulons vraiment

yeux de ceux qui n’apprécient le temps que pour le produit final qu’il permet de produire. La poésie pourtant, et l’art d’une façon générale, est l’incarnation de la liberté et de la sensibilité de la pensée humaine. L’ennui peut également exister en lui-même, pour apprécier le temps qui passe, pour prendre conscience de la façon dont la

« La liberté de l’esprit est loin d’être facile à vivre, elle nous apprend que les réponses toutes faites et les chemins tracés ne nous apporteront probablement jamais de réponses satisfaisantes » sociétés, il est bien douloureux, voire impossible de l’ignorer. Gloria Steinem, activiste américaine des années 70, aborde dans son livre Ma vie sur la route : Mémoires d’une icône féministe la façon dont ses voyages – des trajets sans destination – ont bâti son combat féministe. Un combat qui a construit sa vie. Son temps a été dédié à une cause qui a donné un sens à sa vie et qui l’a rendue plus libre. Elle, et la société américaine.

On s’arrête quand? Emmanuel Kant disait dans Réflexions sur l’éducation : « L’homme est le seul animal qui doit travailler. » Le travail est inhérent à la condition humaine, car il donne un sens matériellement observable à celleci. Ne pourrions-nous pas trouver un sens à notre existence dans la réflexion seulement? Même si travailler permet de subvenir à nos besoins matériels, la société encourage le travail acharné d’une manière presque malsaine. Ces valeurs sont-elles uniquement liées à la culture productive capitaliste, ou sontelles aussi liées aux angoisses de la condition humaine? Acheter pour exister, posséder pour se construire une consistance, s’activer pour fuir les réflexions existentielles ; travailler permet de donner au sens de la vie une réponse matérielle, plus facile à accepter, car concrètement appréciable. La condition humaine est difficile à accepter ; la seule fin assurée est la mort, ce qui réduit à néant tous les accomplissements.

donner à notre existence. Pour les femmes, et autres populations discriminées, ces réalisations sont aussi difficiles qu’elles sont vitales. Il est plus facile de se conformer aux règles d’un système oppressant si l’on empêche notre esprit de le questionner. L’opinion commune considère ainsi parfois que l’ignorance fait le bonheur. Lorsque nous réalisons la valeur morale de nos

Prendre le temps de penser rend ainsi plus libre. Pour cela également, les artistes doivent apprendre à laisser leur esprit divaguer. La création artistique demande de penser en dehors des cases, loin de la réalité physique du monde et du productivisme capitaliste. La liberté de l’esprit est loin d’être facile à vivre, elle nous apprend que les réponses toutes faites et les chemins tracés ne nous apporteront probablement jamais de réponses satisfaisantes. Baudelaire aborde par exemple la douleur de l’hyperactivité cérébrale, qui anime les artistes dans son poème L’albatros. Un texte dans lequel l’auteur symbolise l’incompréhension du monde face au poète, et l’inhabilité du poète à être dans le monde des hommes. La poésie est un art qui existe pour lui-même et en lui-même, elle n’a pas de fonction utilitaire, et semble ainsi bien dérisoire aux

vie anime nos sens. Il me semble qu’il n’est pas toujours nécessaire de donner un sens au temps. Le temps est l’essence de l’existence. Un peu de tendresse Cet article a été inspiré par mon rapport aux émotions. Je me suis réjouie de les voir disparaître quand mon agenda ne laissait pas le temps aux émois ou aux dérapages. Je me suis dit que ne rien ressentir était une chance, car cela me permettait de gagner du temps. Gagner du temps? Quel temps? Comment peut-on gagner du temps quand celui-ci ne s’écoule que dans un sens? Gagner du temps signifie en réalité améliorer sa productivité. Je me suis demandé, suis-je vraiment satisfaite de cette productivité? Et quelle que soit la réponse, pourquoi? Je me suis rendu compte que gagner du temps me faisait en réalité, le perdre. Perdre le temps qui définit et rend si singulière l’existence humaine. Le temps de la réflexion, de la créativité. Le temps qui permet aux émotions d’exister. Le temps qui me permet de m’assurer que le système que je nourris me convient, ne me réduit pas à une condition d’exploitation. Le temps qui me permet d’aimer, de détester, de ressentir. Tant d’émotions qui rendent la vie tellement plus passionnante. Je veux apprendre à prendre conscience du temps qui passe, pour ne pas le laisser s’échapper. x

au féminin

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culture

artsculture@delitfrancais.com

entrevue

À bas le patriarcat!

Entrevue avec Arthur Dagallier, membre du groupe MPL. adÈle DOAT Éditrice Culture

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ondé en 2012 par cinq amis grenoblois, le groupe de musique pop MPL, d’abord connu sous le nom de « Ma Pauvre Lucette », est né d’une tragédie. Le fantôme de Lucette, leur amie commune disparue, occupe une place centrale dans les deux premiers albums sortis en 2015 et 2020. Assez mélancoliques, ils évoquent la disparition et l’amour, en la mémoire de Lucette. Aussi est-elle devenue la muse qui a inspiré l’univers théâtral du groupe, créé pour ses concerts, au cours desquels est racontée une histoire par le « gourou » de la bande, Arthur Dagallier. On retrouve Cédric Bouteiller au chant, Manuel Rouzier et Julien Abitbol à la guitare et Andreas Radwan à la basse.

AD : Je pense que j’avais un peu de tout. Mes parents n’étaient pas de grands admirateurs des pistolets. Dans mon souvenir, je devais avoir des sabres de pirate. Mes déguisements, c’était beaucoup des vieilles

réalisateur nous a appelé chacun séparément pour nous demander quel fantasme d’archétype on voudrait incarner. Instantanément, j’ai choisi le chevalier, qui est le personnage que j’interprète dans le clip.

l’inverse. C’est simplement un des points de départ de la chanson. Il s’agit de dire que typiquement, [ne pas devoir pleurer quand on est un homme, ndlr] est une des injonctions à la masculinité, qu’on

« Cette injonction à ne pas pleurer, à être fort, à ne pas montrer ses sentiments, ne pas parler de ses sentiments, les hommes aussi en subissent les conséquences » fringues que ma mère récupérait. Je mettais aussi beaucoup de grandes

Pourtant, je n’ai pas souvenir d’avoir eu des déguisements de chevalier

essaie de tordre en disant que : « non, tout le monde a le droit de

LD : Avez-vous aujourd’hui de nouvelles idoles?

Le Délit (LD) : Quel était votre jouet préféré quand vous étiez petit garçon? eileen davidson

LD : En quoi vous déguisiez-vous?

jupes, j’avais des capes et des perruques. C’était très varié et ça ne correspondait pas vraiment à des archétypes.

AD : Il y avait un peu de tout. Je mélangeais beaucoup de choses. Je n’avais pas de personnage existant. J’avais plein de masques, de capes… Je créais mes personnages.

LD : Votre dernier album Bonhommes cherche à détruire les codes sociaux de la masculinité. On peut penser que ce type de normes sociales est ancré dès l’enfance.

LD : Ces personnages possédaient-ils des attributs de stéréotypes masculins, comme des armes, par exemple?

AD : Oui, bien sûr. C’est marrant, parce que pour le clip de Bonhommes , on avait décidé qu’on incarnerait des archétypes. Le

10 culture

LD : Vous dites, dans la chanson « Bonhommes », que vos « idoles de jeunesse ne [vous, ndlr] font plus rêver ». Qui étaient ces idoles? AD : La phrase est volontairement vague pour que tout le monde puisse se représenter ses idoles de jeunesse. Pour notre génération, de 1986-87, dans le groupe, nos idoles masculins de quand on était jeunes et ados, c’étaient les héros de films d’action : Stallone, Schwarzenegger, Bruce Willis. On les retrouve tous dans le premier film de la série Expendables.

La musique, parfois parlée, parfois chantée, toujours avec une pointe de nostalgie, n’empêche pas de susciter la bonne humeur avec ses accents dansants et entraînants. Mélangeant textes poétiques, styles folk, pop, électronique, et vidéoclips loufoques, ce « boys band » ne manque pas d’originalité! En 2022, MPL sortait l’album Bonhommes, qui tourne la page sur Lucette pour embrasser de nouveaux thèmes, dont celui de la masculinité. Le Délit s’est entretenu avec Arthur Dagallier, qui est passé du rôle de réalisateur des vidéoclips à celui de gourou du groupe, afin de pouvoir s’atteler à la musique assistée par ordinateur (MAO) et participer aux deuxièmes voix.

Arthur Dagallier (AD) : La légende veut que j’aie passé mon temps à me déguiser.

L’argument que j’aime bien utiliser quand j’en parle avec des gens, c’est que tout le monde est victime du patriarcat. Et évidemment, bien plus les femmes que les hommes, mais les hommes aussi ont à gagner à ce que ça soit renversé, comme système. Cette injonction à ne pas pleurer, à être fort, à ne pas montrer ses sentiments, ne pas parler de ses sentiments, les hommes aussi en subissent les conséquences. Le monde entier en subit les conséquences.

quand j’étais petit, mais là, en l’occurrence, je me suis vraiment rué sur l’occasion, parce que je savais qu’on allait louer des costumes de bonne qualité. J’avoue que j’étais très excité à l’idée d’avoir une armure et une épée! LD : Le groupe The Cure a écrit une chanson s’appelant « Boys don’t cry ». Pour vous, les garçons ont-ils l’interdiction de pleurer? AD : Non, pas du tout. Dans la chanson, on parle justement de

pleurer, tout le monde a le droit d’être triste. » C’est un concept

AD : Je ne saurais pas trop te citer quelqu’un en particulier, mais je sais qu’on s’échange quand même souvent des podcasts, des nouvelles personnes. Je ne parle pas d’idole, parce que je ne suis plus dans ce rapport-là. Je ne me compare plus maintenant que je suis adulte. Je ne me dis plus « j’aimerais être cette personne quand je serai grand ». Par contre, si je trouve une personne inspirante, je trouve important que cette personne ait le droit de parler, qu’elle ait une place, un espace d’expression, autant que les gros machos l’ont eu à l’époque.

« Je ne me compare plus maintenant que je suis adulte. Je ne me dis plus “j’aimerais être cette personne quand je serai grand” » intéressant, parce qu’on parle beaucoup du patriarcat comme faisant des femmes des victimes, ce qui est une réalité indiscutable.

LD : Dans la bande, qui est le plus fort? Qui aurait le plus de chances de battre les autres au bras de fer?

le délit · mercredi 1er novembre 2023 · delitfrancais.com


entrevue AD : C’est une bonne question, ça! (rires) On a tous des petites spécificités sur certains aspects physiques, mais je pense que ça se jouerait entre Cédric [chanteur du groupe, ndlr] et moi. Mais on ne le fait jamais.

AD : Oui, Cédric l’a vraiment écrite en pensant à la dernière fois qu’il a visité sa grand-mère à l’hôpital. Il est parti de ce moment personnel, mais il a essayé d’écrire de manière un peu universelle pour que tout le

fois de parler d’un sujet en passant par un chemin un peu détourné. Mais c’est peut-être des thèmes qui vont revenir dans des chansons futures. De toute façon, tu ne peux pas éviter ces sujets-là, ils nous questionnent trop au quotidien. Il y a encore plein de combats.

« D’un côté, il y a les journalistes, les gens qui font les infos à la télé le soir, et de l’autre, : Même quand vous abordez les artistes, qui parlent de sujets de la socié- LD des thèmes un peu plus sombres, votre musique est toujours plutôt té à leur manière » LD : Diriez-vous que vous êtes les « bonhommes » de la troupe? AD : Ça dépend de ce que tu veux dire. Selon l’ancien sens de bonhomme, non. On a tous évolué. Cédric, c’est celui qui nous a fait nous questionner le plus vite et le plus tôt. Il est vraiment arrivé au bout de son cheminement personnel. Il a tiré tout le groupe vers l’avant sur ce sujet. Tant mieux, parce que moi, je trouve ça génial. Cédric est un ami d’enfance, mais dans ce cadre-là, c’est un collègue de travail, qui m’a ouvert les yeux. On a tous cheminé à des vitesses différentes, parce qu’on ne venait pas du même milieu, variant selon nos histoires personnelles, les modèles, les rapports qu’on a eus dans nos familles, fratries, groupes d’amis. Et justement, l’enjeu pendant l’écriture de la chanson « Bonhommes », c’était d’être sûr que ce qu’on racontait convenait à chaque membre du groupe. Il fallait que ce soit représentatif de l’état d’esprit de chacun. S’il l’avait écrit pour lui tout seul, Cédric serait allé plus loin dans la dénonciation. Mais certains craignaient d’être trop donneur de leçons. Ça ne voulait pas dire que l’on n’était pas d’accord avec la chanson, mais plutôt qu’on ne se sentait pas assez légitime pour expliquer ce qu’il faut faire.

monde s’y retrouve. Quand il nous a proposé ce morceau, c’était un peu une évidence au sein du groupe. L’avantage, c’est que, qu’on les ait connues ou non, tout le monde a eu deux grands-mères. D’ailleurs, on parle d’une grand-mère, mais il y a

gaie, dansante. Pensez-vous que la musique permet de traiter des sujets plus complexes avec de la légèreté?

AD : Oui, la musique permet de te laisser le temps de réfléchir et de maturer un sujet. Tu vas peut-être

LD : Est-ce que vous ciblez un public en particulier ou est-ce que vous cherchez à vous adresser au plus de gens possible? AD : On essaye surtout d’être compris par tout le monde. On cherche à être, même si ce n’est pas toujours facile, le plus inclusif et universel possible dans la manière d’écrire les chansons. Sur des questions de couple, par exemple, quand on a une chanson qui parle de deux personnes, Cédric essaye de faire l’effort pour qu’on ne sache jamais si c’est un couple hétéro ou homo, deux hommes, deux femmes. On essaye de trouver des formules dans lesquelles n’importe quelle personne amoureuse peut se projeter. C’est un exemple que je donne,

LD : Dans la chanson « Sur une échelle », faites-vous un hommage aux grands-mères?

LD : Vous aimez bien toucher à tout, comme les vidéoclips, la mise en scène des concerts, et la musique. Pour vous, la musique est-elle plus qu’un art acoustique, en étant aussi un art visuel? AD : Oui, parce qu’on a commencé sur YouTube. Nous, au début, on n’avait pas de plateforme, on n’avait rien. On faisait des morceaux, on faisait des clips dans la foulée, on les publiait directement. Youtube, ça reste notre média de départ. Après, on a découvert qu’on pouvait mettre nos musiques sur les plateformes, mais c’était déjà trop tard. On avait déjà pris trop de plaisir à tourner des clips et du coup, on a continué. LD : Pour finir, quel est le rôle d’un gourou dans un groupe de musique?

eileen davidson

LD : Quelle est votre propre définition de « bonhomme »? AD : Aujourd’hui, pour nous, un bonhomme, c’est un mec qui assume ses sentiments, ses faiblesses, qui assume surtout de se remettre en question et de remettre en question sa place. Je dirais que le plus important, c’est de prendre conscience de nos privilèges de départ. Pour moi, c’est le plus dur à entendre quand tu commences à travailler là-dessus, surtout en tant qu’homme blanc, valide, hétéro, cisgenre. On cumule tous les passe-droits. Pour moi, il y a vraiment deux choses à faire : c’est de reconnaître ses privilèges, et c’est d’accepter qu’il ne faut pas nier ses privilèges, il faut que tout le monde ait ces privilèges. Il faut faire en sorte que tout le monde y ait accès.

mier album qui n’aborde absolument pas ce sujet-là , et c’était volontaire. C’est pour ça qu’on a changé d’univers visuel aussi. On est passé à la photo, on a changé de graphiste, on a changé tout ça. Et l’idée, c’était de dire qu’on marque un cap dans l’univers du groupe et de ce qu’on veut raconter.

des gens qui viennent nous voir parfois, ça les projette dans le rapport qu’ils ont avec un proche autre, que ce soit un parent, un grand-parent… LD : Comment vieillir dans une société aussi complexe, dans laquelle des guerres se déclenchent à tout instant et les questions environnementales deviennent de plus en plus pressantes? Est-ce que ce sont aussi des thèmes que vous pensez peut-être un jour aborder? AD : Oui, c’est ce qu’on a essayé d’aborder avec « Blanc » [évoquant l’inquiétude sur l’avenir, ndlr]. C’est pour le moment la chanson de MPL qui parle le plus de ce sujet-là, même si c’est plutôt indirectement. On parle rarement des sujets de manière vraiment frontale dans les chansons. C’est un peu une manière qu’on a déjà utilisée plusieurs

le délit · mercredi 1er novembre 2023 · delitfrancais.com

écouter « Blanc » une première fois et tu vas aimer la chanson sans comprendre de quoi ça parle. Tu vas la réécouter et au bout d’un moment, les paroles prendront du sens. Il y a des petites phrases qui restent, des petites musiques qui perdurent. D’un côté, il y a les journalistes, les gens qui font les infos à la télé le soir, et de l’autre, les artistes, qui parlent de sujets de la société à leur manière. On ne s’impose pas de parler de sujets comme ça, mais forcément, ça nous entoure. Du coup, on va forcément avoir envie d’en parler, et la musique est un moyen d’aborder ces sujets-là, parce qu’on a un auditoire. Les questions qu’on se pose alors sont les suivantes : Qu’est-ce qu’on veut que les gens entendent quand on va chanter cette chanson? Qu’est-ce qu’on veut qu’ils retiennent?

mais en tout cas, on trouve ça important de faire cet effort-là.

AD : Le gourou, c’est vraiment un truc qu’on avait sur la dernière tournée, qu’on n’a plus maintenant. Mais le gourou, c’était vraiment un personnage qu’on avait inventé parce qu’au départ, quand je suis rentré dans le groupe, je réalisais des clips et je montais sur scène pour faire les inter-morceaux, pour raconter un peu des histoires, des anecdotes, donner la parole aux autres, pour créer un fil rouge qui faisait que le concert soit un spectacle continu et pas simplement une suite de morceaux. Je ne saurais même pas te dire exactement comment ça a commencé. Ça a été un peu progressif avec les spectacles en live. Ce gourou qu’on avait inventé était un personnage qui était très drôle à faire parce que c’est un code que les gens comprenaient tout de suite. Tu avais vraiment le gourou et les quatre musiciens. On avait inventé ce principe

« On marque un cap dans l’univers du groupe et de ce qu’on veut raconter » LD : Ce dernier album, en quoi se différencie-t-il des deux premiers? AD : Nous, on ne se rend pas compte qu’on a fait quelque chose de fondamentalement différent, parce que nous vivons une évolution permanente. Toutefois, les premiers albums étaient quand même très teintés de ce mythe un peu fondateur du groupe, de cette Lucette, de cette fille qui avait disparue : cette espèce de légende qu’on avait construite autour de l’univers du groupe. Mais cette fois, cet album-là, Bonhommes, n’en parle pas du tout. C’est le pre-

de cérémonie qui remplaçait les concerts. Et quand on a changé de cap avec le dernier album, on s’est posé la question de garder le gourou pour finalement se dire qu’il faisait vraiment trop partie de l’univers d’avant et qu’il fallait l’abandonner. Et donc maintenant, il y a d’autres personnages sur scène, mais le gourou a disparu avec le nouvel album. MPL sera en concert à Montréal le 3 novembre au Lion d’Or, dans le cadre de l’événement Coup de coeur francophone. Vous pouvez également retrouver leurs chansons et vidéoclips sur leur compte Youtube.x

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création littéraire Maya Mohammad Contributrice I né·e incandescent·e je ne reconnais pas mon visage (asymétrie alarmante), mes larmes et ma chair en feu il fait noir pour comprendre mon corps ma peine devient demi-lunes enfoncées dans ma peau (une douleur presque sensuelle) si seulement risquer disparaître dans la nébulosité de toutes les pièces que je hante n’était pas aussi brutal mon existence ne serait que futile. II la gravité de ton corps appuyé contre mon lit je te regarde bleu matin ouvre ses yeux sans défense une immobilité charnelle presque impossible tout coopère c’est un langage irréel

théâtre juliette elie Éditrice Culture

Ruines de nos Corps Bleuâtres

Apprendre à vivre fragmenté·e & nébuleux·se & hanté·e… rose chedid | Le dÉlit

éveil maladroit un retour à la naïveté mythique possible seulement entre l’aube et l’inexistence continuons de nier l’absolu qu’est la collision irréparable de nos corps bleuâtres et fatigués III regarde (pas les plaies sur tes avant-bras pas les cernes sur ton visage l’état de ta chambre en désarroi tu portes le même pyjama, tu ne comptes plus les jours tu ne fais que dormir, ou rêver, ou les deux en même temps tu fixes le vide, parce que tout te fait pleurer) le soleil se lève. la lumière pénètre les rideaux. la chaleur se pose sur ta peau et reste. tu souris. IV lorsque apaiser le trou noir interne nécessite une mutilation

visible un cri silence de honte habiter un corps c’est emplir un pays entier toujours

petite fille que j’étais enterrée au fond de mon néant perdue dans mon corps de ruine

fragmenté par les collisions du cœur os cèdent contre les murs étroits

vouloir changer de peau rêver de cicatrices sous ma poitrine pour mieux habiter cette coquille pardonner une faute de naissance rendre précieuse mon impermanence … trop tard pour tant de tendresse

de leurs regards V avancer en contresens

Un spectacle qui fait tomber plus d’un mur

Retour sur Hedwig et le pouce en furie présentée au Théâtre du Nouveau Monde.

L

Pelletier. Dans le rôle de Yitzhak, elle est choriste pour Hedwig, mais prend plus d’importance au fur et à mesure que la rockstar s’ouvre au public et laisse tomber ses comportements abusifs. La dernière chanson de la comédie musicale est un duo enlevant entre McGinnis et Gauthier Pelletier, qui donne envie de lever les mains en l’air, comme le dit le morceau.

e Théâtre du Nouveau Monde (TNM) se renouvelle avec la présentation d’Hedwig et le pouce en furie, mise en scène, adaptée et traduite par René Richard Cyr à partir de la comédie musicale Off-Broadway Hedwig and the Angry Inch. Dans le rôle d’Hedwig, chanteuse du groupe punk-rock qui donne son nom à la pièce, Benoît McGinnis hypnotise le public. La pièce, qui est à la fois un concert, un quasi-monologue de style standup, et un spectacle de drag, va à l’encontre des propositions habituelles du TNM, que l’on pourrait qualifier de « prudentes ».

Ce qui se cache derrière la langue

De rock et de fragilité Avant de s’extasier sur le jeu hallucinant de Benoît McGinnis dans Hedwig et le pouce en furie, il faut d’abord parler de la pièce elle-même. Écrite par John Cameron Mitchell en collaboration avec le compositeur Stephen Trask, Hedwig et le pouce en furie raconte l’histoire d’Hansel, un jeune homme de Berlin-Est ayant subi une opération de changement de sexe mal effectuée. Hansel prend alors le nom de sa mère, Hedwig, se marie avec un militaire américain, et part s’installer en Amérique. Après une rupture douloureuse, Hedwig se met à faire de la musique rock avec son groupe et avec son ami Tommy Gnosis, qui lui brise le cœur à son tour, en plus de lui voler ses chansons. Par une coïncidence extraordinaire, Gnosis se produit en concert sur la scène juste derrière

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interprétait, une dizaine de secondes plus tôt, le rôle d’une femme. La présence sur scène du comédien est telle que, même lorsqu’il est dans l’ombre, par exemple lorsqu’Hedwig permet à Yitzhak d’être sous le feu des projecteurs, c’est lui qu’on regarde.

La traduction de la pièce, en particulier des chansons, a sans doute été un défi de taille pour René Richard Cyr et Benoît McGinnis, qui y a participé. La pièce a été adaptée à la langue et à la culture du Québec. Dans la plupart des cas, cela fait en sorte que les blagues et les commentaires d’Hedwig sont mieux reçus par le public. Pourtant, dans les chansons, on sent que le débit souffre de la traduction et que les paroles manquent de vulnérabilité. Leur puissance émotive est affaiblie par la nécessité de les ajuster aux rimes et au rythme. Évidemment, deux langues ne peuvent formuler la même idée d’une même manière ; les modifications de sens sont donc inévitables, mais auraient pu être amoindries. Mis à part ce défi prévisible, Hedwig et le pouce en furie reste une adaptation réussie, rendant accessible à un public francophone cette histoire aussi farfelue que touchante.

Cela n’enlève toutefois rien au jeu et à la voix impressionnante d’Élisabeth Gauthier

Hedwig et le pouce en furie a été présentée du 20 au 28 octobre au Théâtre du Nouveau Monde. x

vincent yuxin qiu

celle du TNM – dans la version présentée au TNM, bien sûr – représentée dans le spectacle par une porte, qui, lorsqu’ouverte, laisse le public entendre les

de la transidentité, ne peut être définie seulement par ceux-ci. Elle parle avant tout d’amour, de douleur, de rêves, de trahisons et, bien sûr, de rock ’n’ roll.

contagieuse. Dans le rôle de Gnosis, à la fin de la pièce, la gestuelle de McGinnis adopte toutes les subtilités nécessaires afin de nous faire oublier qu’il

« La pièce, qui aborde les thèmes de l’art du drag et de la transidentité, ne peut être définie seulement par ceux-ci. Elle parle avant tout d’amour, de douleur, de rêves, de trahisons et, bien sûr, de rock ’n’ roll » discours narcissiques du chanteur. Entre les chansons interprétées par Hedwig, son nouveau mari Yitzhak (Élisabeth Gauthier Pelletier, découverte renversante), et son groupe de musiciens, la rockstar raconte son enfance et les épreuves qu’elle a traversées dans sa quête identitaire, à la recherche de son autre moitié. La pièce, qui aborde les thèmes de l’art du drag et

McGinnis et le jeu en folie Pendant l’heure et demie que dure le spectacle, Benoît McGinnis, considéré par plusieurs comme l’un des meilleurs comédiens québécois de sa génération, se démène dans le rôle exigeant qu’est celui d’Hedwig. Il danse, chante, saute, court et joue avec une sensibilité prenante et une énergie

le délit · mercredi 1er novembre 2023 · delitfrancais.com


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