Le Délit - Édition du 08 novembre 2023

Page 1

Publié par la Société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill Le Délit est situé en territoire Kanien’kehá:ka non cédé.

Mercredi 8 novembre 2023 | Volume 114 Numéro 09

On fait ce qu’on peut depuis 1977.


Éditorial

Volume 114 Numéro 09

Le seul journal francophone de l’Université McGill

rec@delitfrancais.com

France-Québec : regards croisés sur l’actualité

D

ans un communiqué diffusé le 2 novembre dernier, le Principal et vice-chancelier de McGill Deep Saini a expliqué que la hausse des frais de scolarité pour les étudiants canadiens hors province incite l’Université « à élargir [sa] clientèle provenant du Québec et d’autres pays du monde pour combler le manque à gagner ». Un tel objectif de la part de McGill d’accroître sa clientèle internationale, quelle que soit sa langue parlée, semble s’écarter des efforts déployés par la Coalition Avenir Québec (CAQ) pour franciser Montréal. La décision gouvernementale de ne pas augmenter les frais de scolarité pour les étudiants français, annoncée le 14 octobre dernier, semble s’inscrire dans la même lignée que l’objectif du gouvernement Legault d’atteindre une immigration 100% francophone au Québec d’ici 2026. La proportion importante de Français à Montréal ainsi que la possible augmentation de leur immigration d’ici les prochaines années soulève parfois des interrogations concernant la pérennité de la culture québécoise. Et au Délit? La division sur la question de la langue permet d’interroger la place diversifiée du français au sein de McGill, mais également au sein de l’équipe du Délit. Si les étudiants français venaient à devenir plus importants à McGill, est-ce que cela créerait un enjeu de représentativité au sein de l’équipe éditoriale? Comment les biais des étudiants français influencent-ils la couverture de l’actualité québécoise? Dans une université où la présence québécoise demeure majoritaire, dix des éditeurs au Délit sont français alors que seulement huit sont québécois. Ce déséquilibre peut être justifié du point de vue de la répartition linguistique, puisqu’une bonne part des étudiants québécois à McGill sont anglophones unilingues. Cette explication est sans doute à elle seule insuffisante pour rendre compte d’une autre réalité socio-économique à McGill, qui concerne les francophones d’ici et d’outre-mer. Les frais de scolarité en France demeurent extrêmement bas en comparaison de ceux déboursés à McGill. La majorité de ces étudiants font donc le choix de payer plus cher pour poursuivre des études supérieures à l’étranger. Cette tranche d’étudiants, dont les moyens financiers sont plus élevés, peut donc davantage se consacrer à des engagements parascolaires. Les étudiants québécois, contrairement aux étudiants français, préfèrent souvent un emploi mieux

rémunéré à une implication étudiante qui, bien que stimulante, s’avère chronophage. Les journaux étudiants comme le nôtre sont également limités dans leur capacité de diffusion. La présence d’organisations étudiantes s’étend rarement en dehors de la bulle restreinte des universités, et lorsqu’elles font la une des grands médias, c’est souvent pour réaffirmer leur statut précaire. Pour Le Délit, ce défi de diffusion se double d’une mission ardue de recruter de nouveaux membres au sein des quelque 8 000 étudiants dont la langue maternelle est le français à McGill. Et au sein de cette population, 2 100 étudiants sont d’origine française et représentent un peu plus que le quart de la population totale francophone de l’Université. Il n’est peut-être donc pas étonnant de dénombrer 4 315 visiteurs français contre 4 078 visiteurs canadiens sur le site web du Délit, selon les chiffres du mois d’octobre 2023. Mais comment expliquer une telle disparité? Est-ce seulement parce que les étudiants d’origine canadienne sont plus portés à lire la presse étudiante anglophone, comme The Daily ou The Tribune? Ou est-ce que les angles de couverture du Délit rejoignent davantage les préoccupations françaises? Il semble hâtif de trancher pour l’un ou pour l’autre. Quoi qu’il en soit, à leur arrivée au Délit, les Français semblent davantage portés vers une couverture internationale et moins intéressés par l’actualité québécoise. Cela soulève la question des choix de sujets, qui devraient être orientés vers une couverture locale. Les Français ont-ils le pouvoir d’effacer leurs biais vis-à-vis de l’actualité québécoise? Nous sommes d’avis que oui, mais cela demande un effort de conscientisation de ses propres biais. L’intérêt de faire partie du Délit pour un étudiant international, comme pour toute autre organisation étudiante, c’est de s’ouvrir aux événements et aux problématiques qui font la spécificité de la culture québécoise. Sans nécessairement s’y identifier, on peut faire le travail d’essayer de comprendre la culture de l’autre, afin d’amorcer un dialogue avec sa propre culture d’appartenance. Plutôt que de considérer l’origine française des membres du Délit comme un frein à la représentativité québécoise, nous valorisons la diversité des points de vue qui font la ligne éditoriale du Délit. Il nous importe de continuer dans cette voie en rendant compte de manière juste des différentes réalités qui constellent le contexte mcgillois.x Léonard smith Rédacteur en chef Camille Matuszyk Coordonatrice de la production

2

Éditorial

RÉDACTION 3480 rue McTavish, bureau 107 Montréal (Québec) H3A 1B5 Téléphone : +1 514 398-6790 Rédacteur en chef rec@delitfrancais.com Léonard Smith Actualités actualites@delitfrancais.com Hugo Vitrac Vincent Maraval Margaux Thomas Culture artsculture@delitfrancais.com Adèle Doat Juliette Elie Société societe@delitfrancais.com Jeanne Marengère Titouan Paux Au féminin aufeminin@delitfrancais.com Marie Prince Coordonnatrice de la production production@delitfrancais.com Camille Matuszyk Visuel visuel@delitfrancais.com Clément Veysset Rose Chedid Multimédias multimedias@delitfrancais.com Jade Lê Dominika Grand’Maison (photographe) Coordonnateur·rice·s de la correction correction@delitfrancais.com Béatrice Poirier-Pouliot Malo Salmon Coordonnatrices réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Layla Lamrani Ema Sédillot-Daniel Contributeur·rice·s Prunela Podgorica, Célia Pétrissans, Anna Henry, Svitlana Chalova, Victor Zebo, Olivier Turcotte, Rose Duguay, Couverture Rose Chedid BUREAU PUBLICITAIRE 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 0E7 Téléphone : +1 514 398-6790 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Ventes et assistance administrative Letty Matteo Support graphique et technique Alyx Postovskiy Comptable Andrea Gluck The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Olivia Shan Conseil d’administration de la SPD Olivia Shan, Emma Bainbridge, Asa Kohn, Camille Matuszyk, Léonard Smith, Boris Shedov, Marc Cataford.

Les opinions exprimées dans les pages du Délit sont celles de leurs auteur·e·s et ne reflètent pas les politiques ou les positions officielles de l’Université McGill. Le Délit n’est pas affilié à l’Université McGill. Le Délit est situé en territoire Kanien’kehá:ka non cédé. L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mercredis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavant réservés). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans le journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).

le délit · mercredi 8 novembre 2023 · delitfrancais.com


campus

La Faculté de musique de McGill : un avenir incertain

Des étudiantes témoignent sur les répercussions de la hausse des frais de scolarité.

lÉonard smith Rédacteur en Chef

D

ans un communiqué diffusé le 2 novembre dernier, le Principal et vice-chancelier de l’Université McGill, Deep Saini, a décrit la hausse des frais de scolarité pour les étudiants canadiens hors province comme une « menace à la culture même de McGill ». La décision gouvernementale pourrait se traduire par la perte de « 700 emplois », entraîner la dissolution des équipes sportives des Redbirds et des Martlets ainsi que compromettre la réalisation de grands projets d’infrastructures. Le Principal souligne que la décision du gouvernement provincial aura des répercussions sur plusieurs facultés, notamment en Sciences de l’agriculture, de l’environnement et de l’éducation, et plus particulièrement l’École de musique Schulich, dont l’avenir pourrait être mis « en péril ». Schulich particulièrement fragile? L’école de musique Schulich, composée de deux principales orientations, l’interprétation et la recherche musicale, comptait à l’automne 2022 851 étudiants inscrits

campus

L

à temps plein et à temps partiel, soit environ 2,2% de la population étudiante. Parmi les étudiants de premier cycle en musique, ils proviennent « à près de 40% de l’extérieur du Québec », selon les chiffres avancés dans le communiqué de Deep Saini. Une baisse du nombre d’étudiants canadiens hors province pourrait avoir comme effet de modi-

leure école de musique au Canada ». En 2016, l’École était classée au 26e rang dans le Classement mondial des universités QS. Les inquiétudes chez des étudiantes en musique En entretien avec Le Délit, Daisy Marroquin-Gil, étudiante en

« Les professeurs sont souvent dans l’incapacité de réserver des locaux de pratique, qui sont pourtant essentiels pour permettre aux étudiants de s’améliorer » Catherine*, étudiante en musique à McGill fier la composition du corps étudiant de la Faculté de musique. Elizabeth Wirth, présidente du comité consultatif de la faculté de l’École de musique Schulich, a déclaré que malgré l’annonce gouvernementale, les bourses et l’aide financière accordées aux étudiants de l’extérieur du Québec seront préservées. Elle explique toutefois qu’une telle mesure pourrait causer du tort à la Faculté de musique dans sa mission de « demeurer la meil-

concentration interprétation en trombone, s’inquiète de l’impact de cette hausse des frais de scolarité sur la « réputation et la qualité de la Faculté de musique ». Selon elle, cette mesure pourrait limiter les choix d’orientation et de parcours : « Si l’École est moins financée, s’il y a moins de professeurs pour donner les cours, on aura moins de choix et on devra composer avec un parcours plus restreint. » Catherine, étudiante de quatrième année en musique à McGill, évoque pour sa part un

« manque matériel » dans la Faculté, qui serait exacerbé par la mesure gouvernementale : « Les professeurs sont souvent dans l’incapacité de réserver des locaux de pratique, qui sont pourtant essentiels pour permettre aux étudiants de s’améliorer ». Selon elle, ce problème d’espace s’ajoute au financement déjà insuffisant accordé à l’École. « Lorsqu’on fait la demande de remplacer certains lutrins ou des amplificateurs défectueux, on nous rétorque qu’il n’y a pas de budget disponible », renchérit-elle.

Les deux étudiantes s’entendent au sujet de l’apport significatif des étudiants étrangers dans le monde de la musique à Montréal. « Je trouve que les personnes de l’extérieur du Québec contribuent à rendre l’univers de la musique au Québec plus riche et vivant. Je peux comprendre que le gouvernement ait d’autres priorités, mais c’est l’aspect [celui de la diversité en musique, ndlr] qui me semble vraiment délaissé », explique Daisy. Catherine explique que l’attrait de Schulich réside dans la grande variété d’ensembles musicaux, en passant par les orchestres jazz, baroques, à

vents, à cordes et vocaux. « Malgré qu’on ait nombreux des meilleurs professeurs de musique du pays et la crème de la crème des étudiants en musique à l’international, le manque de locaux de répétition ou d’équipement vient souvent faire perdre du temps de cours et augmenter la frustration de tous », explique-t-elle. Catherine évoque également un « retard » chez les étudiants en musique issus du système d’éducation secondaire québécois par rapport aux étudiants en jazz en ColombieBritannique, qui sont formés musicalement plus tôt et peuvent ainsi enrichir les cours à McGill en partageant leurs connaissances aux autres étudiants. La hausse des frais de scolarité nuirait selon Catherine au « développement du jazz en empêchant l’expression de la créativité musicale au Québec ». Selon l’étudiante, si la mesure gouvernementale applique une hausse des frais de scolarité dès l’automne 2024, c’est bien le signe que « la qualité et l’importance des réalisations de Schulich [ne sont pas reconnues, ndlr] à leur juste valeur ». x *Prénom fictif

Hausse des frais de base de l’AÉUM? L’AÉUM souhaite offrir un salaire convenable à tous ses employés.

e 26 octobre dernier, le conseil législatif de l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM) a adopté une motion afin d’augmenter les frais de base, qui prennent en charge les opérations du bâtiment, la dotation en personnel et divers services cruciaux, de 71% pour tous les étudiants de l’Université. Les ainsi frais de base de l’AÉUM passeraient de 68$ à 117$ par semestre, pour les étudiants en baccalauréat à temps plein à McGill. Cette augmentation totalise près de 1000$ de dépenses sur quatre ans pour un étudiant à McGill. Pourquoi une telle hausse ? Dans le compte-rendu de la motion, l’’AÉUM a justifié cette hausse drastique, par le désir d’offrir un salaire convenable à l’entièreté de ses employés dans le contexte de hausse du coût de la vie. Un autre élément avancé par l’AÉUM est le montant des frais de base des unions étudiantes à McGill, largement en dessous de la moyenne des autres universités

canadiennes. Il est aussi important de préciser que ces frais sont restés inchangés depuis cinq ans, alors que les besoins de l’association ne sont plus les mêmes qu’avant la pandémie et l’inflation. Le rapport de la motion votée par l’AÉUM le 26 octobre rapporte que« les gains supplémentaires permettront à SSMU d’élargir la qualité et la quantité de ses services », et que si une telle hausse n’est pas appliquée, l’état financier de l’AÉUM se dégradera considérablement. Les frais de base passeront ainsi de 68$ à 117$ par semestre pour tous les étudiant à temps plein à l’Université. Cette hausse représente donc environ 1000$ de déboursés en quatre ans afin de couvrir les frais de bases imposéspar l’AÉUM. Une décision qui divise La motion sur la hausse des frais de base de l’AÉUM a été adoptée avec une majorité de votes en faveur au dernier conseil législatif de l’AÉUM et un seul vote contre, celui de la

le délit · mercredi 8 novembre 2023 · delitfrancais.com

s’ils souhaitent entreprendre leurs études au Québec. À cela s’ajoute l’inflation importante du prix des loyers, de la nourriture et des autres dépenses quotidiennes. Quinn Porter fait part de cette réalité qui touche de nombreux étudiants en ce moment : « Je ne pense pas que l’étudiant moyen de la Faculté des Arts soit prêt à donner 1 000 $ à l’AÉUM [sur quatre ans, ndlr].»

mahaut engÉrant | Le dÉlit

Facultés des arts. Le Délit s’est entretenu avec Quinn Porter, le représentant de la Faculté des arts, qui a voté contre la motion. Quinn a expliqué qu’en tant que représentant des étudiants de l’Université, il défend leurs droits et insiste qu’ « il est essentiel que les étudiants sachent sur quoi ils votent ». Il est donc important selon lui d’informer davantage la population étudiante concernant cette hausse, car celleci aura un effet non négligeable sur les dépenses effectuées par les étudiants pour les frais universitaires. Le vote contestataire de la Faculté des arts n’a pas été suffisant pour

bloquer l’adoption de la motion en raison du vote unanime des autres facultés de l’Université, toutes en faveur de la hausse. Un contexte délicat Cette hausse s’inscrit aussi dans un contexte particulier. En effet, elle coïncide avec la décision du gouvernement de François Legault d’augmenter les frais de scolarité pour les étudiants non québécois. Les étudiants canadiens non québécois et internationaux paieront, d’ici septembre 2024, 17 000$ et 20 000$ minimum respectivement,

Qui a t-il à venir ? Maintenant que cette motion a été adoptée par le conseil législatif de l’AÉUM, la prochaine étape concerne les étudiants, qui pourront faire entendre leur voix au prochain référendum de l’association qui se tiendra du 14 au 24 novembre. Une telle hausse des frais est importante pour l’avenir de l’AÉUM et une campagne importante pour convaincre les étudiants peut être attendue dans les prochaines semaines sur le campus. x layla lamrani Coordinatrice des réseaux sociaux

ACTUALITéS

3


Campus

Rassemblement contre l’antisémitisme La communauté juive mcgilloise se mobilise pour dénoncer la montée de l’antisémitisme.

hugo vitrac | Le délit

L

e 2 novembre dernier, de 12h à 13h, plusieurs membres de la communauté juive mcgilloise ont organisé un rassemblement contre l’antisémitisme sur l’artère piétonne principale de l’Université. Plus d’une centaine de personnes ont répondu à leur appel. Réunis autour d’une table où étaient affichées les photos des otages pris par le Hamas, et d’une pancarte « Ensemble contre l’antisémitisme (tdlr) », les participants ont écouté des discours et chanté des slogans. De nombreux participants étaient drapés ou brandissaient des drapeaux israéliens. D’autres portaient des pancartes réclamant le retour des 240 otages enlevés par le Hamas lors des attaques du 7 octobre dernier. Le même jour, à 17h, Solidarity for

étendu sur les marches. Éclairés par des bougies, des étudiants et des professeurs se sont succédés pour lire des poèmes, des témoignages et faire des discours. « Ensemble contre l’antisémitisme »

« L’objectif du rassemblement était de faire en sorte que les étudiants juifs n’aient pas peur. Nos messages portaient sur la paix » Palestinian Human Rights (SPHR) a organisé une vigile et une minute de silence en l’honneur aux 10 000 victimes palestiniennes tuées par l’armée israélienne depuis le début du conflit. Leurs noms ont été projetés sur la façade du bâtiment des Arts, et un drapeau palestinien a été

Alors que les participants criaient « Ramenez-les à la maison », en référence aux otages israéliens, un homme d’une quarantaine d’années s’est introduit dans le cercle et a crié plusieurs fois tout en filmant avec son téléphone : « J’ai un autre chant pour vous. Tuez plus d’enfants

Campus

palestiniens. » Toutes les personnes présentes lors du rassemblement se sont alors écriées en hébreu, puis en anglais pour couvrir ses exhortations : « Paix et prospérité pour Israël et la Palestine ! » L’homme a par la suite été écarté du rassemblement par la sécurité de McGill. Nicole Nashen, étudiante en droit et organisatrice de l’évènement, a pris le micro pour dénoncer la montée de l’antisémitisme dans le monde et sur le campus. Elle a répété plusieurs fois un chiffre : depuis l’attaque du Hamas, l’antisémitisme a augmenté de 400% aux ÉtatsUnis, illustrant son propos par des attaques parfois mortelles contre des personnes juives aux États-Unis, en Australie et en France. Mais selon elle, l’antisémitisme se fait aussi ressentir à McGill : « Nous avons

été témoins de ces événements sur nos campus ici à Montréal, alors que nous nous rendions en classe et que nous passions devant des pancartes appelant à une autre Intifada, un soulèvement violent pour assassiner des juifs et des Israéliens. Lorsque nous nous rendons à la bibliothèque, que nous entendons des manifestations glorifiant l’attaque du Hamas, ou en ouvrant Instagram, nous avons peur. Nous nous sentons seuls. » Nicole Nashen a clos son discours par un appel à la paix : « Nous prions pour un monde dans lequel aucune de nos communautés ne verra les bombes tomber comme des gouttes de pluie. Nous prions pour un monde dans lequel nos deux communautés pourront élever leurs enfants dans la paix. Nous prions pour la paix, l’humanité, la dignité et la prospérité des Israéliens et des Palestiniens. » Interrogée par Le Délit sur les motivations de ce rassemblement, Nicole Nashen a affirmé : « Le simple fait de pouvoir se réunir, d’être solidaires les uns envers les autres, de parler de notre douleur commune, et de nous rassembler en tant que communauté est tellement important. Parce que beaucoup d’entre

Rentrez en sécurité!

nous ont peur en ce moment, beaucoup d’étudiants juifs choisissent de mettre un bonnet sur leur kippa, de cacher leurs étoiles de David sous leur chemise. » Le Délit s’est entretenu avec un autre étudiant juif présent lors de la manifestation, Matthew*, qui a préféré rester anonyme. Il a dénoncé la confusion entre antisionisme et antisémitisme dans les prises de position et les discours depuis le début du conflit : « Si les gens se promènent avec une kippa, ils se feront traiter de noms qui font référence à ce qui se passe en Israël. Si je dis que je suis Israélien, les gens me diront par exemple que je suis un colonisateur. Ces gens qui ne savent pas qui je suis m’attribuent toutes ces choses, simplement à cause de mes origines. » Au sujet du rassemblement, Matthew* nous a déclaré : « J’étais très heureux, car notre objectif n’était pas de prendre position sur ce qui se passait au Moyen-Orient. L’objectif du rassemblement était de faire en sorte que les étudiants juifs n’aient pas peur. Nos messages portaient sur la paix. » x *Prénom fictif hugo vitrac Éditeur Actualités

hugo vitrac Éditeur Actualités

C

ette semaine, Le Délit s’est entretenu avec Alice Dubois, vice présidente (VP) des bénévoles de DriveSafe. Cette initiative présente sur le campus offre un service gratuit à tous les étudiants pour qu’ils puissent rentrer chez eux le soir en sécurité. Comment ça marche ? Les étudiants peuvent appeler un numéro ou remplir une page sur Google Docs en indiquant leur adresse et leurs coordonnées. Un dispatcher reçoit les appels, indique les temps d’attente et transfère les informations aux équipes composées d’un conducteur et d’un copilote. Trois ou cinq voitures opèrent ainsi du jeudi au samedi soir, de 23h à 3h, sur toute l’île de Montréal. En entrevue avec Le Délit, Alice a tenu à rectifier la supposition commune que DriveSafe ne s’adresse qu’aux personnes alcoolisées et aux filles, plus susceptibles d’être victimes de harcèlements de rue. « C’est

4 actualités

une initiative pour tous les étudiants, il n’y a pas de restriction. Je voudrais que les gens sachent que ça ne s’adresse pas qu’aux filles qui ne se sentent pas en sécurité le soir ; ce n’est pas seulement si tu sors de soirée, si tu es alcoolisé ou sous l’emprise de drogues. Peu importe qui tu es, [tu peux utiliser ce service, ndlr]. » Interrogée sur les effectifs et le recrutement, Alice nous a confié que la Covid-19 a beaucoup impacté DriveSafe qui recommence seulement depuis l’année dernière à recruter et à se faire connaître. DriveSafe

ce moment, on est occupé à former les nouveaux volontaires du mois d’octobre. On pourra avoir entre trois et cinq voitures par soir. » Interrogée sur son expérience en tant que conductrice, Alice nous a confié que faire partie de DriveSafe est aussi l’occasion de tisser des liens avec d’autres volontaires et de rencontrer d’autres étudiants : « Je pense que c’est vraiment la connexion avec les passagers qui est sympa. Le soir, les gens se confient différemment. Ils te racontent des trucs. Après, il y a

« C’est une initiative pour tous les étudiants, il n’y a pas de restriction. Je voudrais que les gens sachent que ça ne s’adresse pas qu’aux filles qui ne se sentent pas en sécurité le soir » compte aujourd’hui 112 volontaires, et cherche toujours de nouvelles recrues. « Notre but, c’est de recruter et former le plus de volontaires possibles, pour refuser le moins d’appels et réduire les temps d’attente. En

des moments compliqués. Il y a des moments où les personnes ne sont vraiment pas bien, ou alors elles ont vécu des choses compliquées qui font qu’elles ne se sentaient pas en sécurité. Les aider, c’est vraiment le but

clément veysset | Le délit

Présentation du service DriveSafe.

de l’association. Mais ce n’est pas toujours facile à gérer. » Témoignage d’une utilisatrice Camille, étudiante mcgilloise, a bien voulu témoigner de son expérience avec DriveSafe. Alcoolisée en rentrant de soirée, ses amis lui ont conseillé d’appeler ce service. « C’était la première fois. Par réflexe je ne me sentais pas légitime. Je me disais que probablement d’autres personnes en auraient plus besoin que moi et qu’il y avait sûrement beaucoup de gens qui appelleraient et que je ne serais pas prioritaire. Mais ils ont

répondu et, en quelques minutes, ils sont arrivés, et m’ont ramené juste devant chez moi. Je trouve ça génial. Je suis rentrée et je me suis dit : c’est à refaire». Interrogée quant à son sentiment d’insécurité à Montréal, Camille nous a confié : « Un peu. Surtout quand je dois traverser l’avenue du parc. Je peux me sentir un peu anxieuse de passer par là, mais sinon dans l’ensemble, pas tellement. » Pour utiliser DriveSafe, appellez au (514) 398-8040 Pour devenir volontaire, envoyez un email à volunteers. drivesafe@ssmu.ca.

le délit · mercredi 8 novembre 2023 · delitfrancais.com


Montreal

« Liberté aux prisonniers de guerre! »

Un groupe de manifestants ukrainiens dénonce les crimes de guerres de la Russie.

D

imanche 5 novembre, Mariia Zaborovska et Vira Seletska, deux Ukrainiennes habitant à Montréal, ont lancé un appel à la manifestation à partir du groupe Instagram @silentprotest_mtl_ua. Une trentaine de personnes ont répondu à l’appel. Réunis aux alentours de midi devant le consulat général de la fédération de Russie, les manifestants ont brandi devant le consulat des pancartes sur lesquelles il était inscrit « La Russie est un État terroriste, tdlr », « Liberté aux

que la Russie leur a refusé l’autorisation d’inspecter ses prisons. La connaissance de telles pratiques repose donc sur les témoignages de prisonniers libérés. Par la suite, le groupe de manifestants a commencé à marcher à travers le centre-ville, pour finalement arriver au Square Phillips, aux abords de la rue Sainte-Catherine. Une fois à destination, 15 membres du groupe ont ôté leurs manteaux, pour laisser place à des chandails blancs, chacun arborant au dos une

Mariia affirme que c’est pour tenter de pallier cette diminution de couverture médiatique que cette fois-ci, ils ont décidé de faire une manifestation d’envergure et « définitivement pas silencieuse ». « C’est [la couverture médiatique qui diminue, ndlr] un des plus gros défis auxquels nous devons faire face. Le monde est en feu et je comprends cela [...] En tant qu’Ukrainiens, c’est notre devoir premier de parler, d’organiser des manifestations, et de sensibiliser les gens [...] Notre but

et financières. Les États-Unis et l’Union européenne, qui constituent les principaux soutiens à l’Ukraine depuis le début de la guerre, se retrouvent désormais fortement impliqués dans deux conflits à durée relativement indéterminée. Alors que Biden affirmait encore le 1er octobre que le soutien à l’Ukraine ne s’affaiblissait pas, la question se pose désormais, étant donné des divisions récentes au sein du Congrès américain. Mariia rappelle néanmoins que « donner du soutien à l’Ukraine ce n’est pas faire de la charité, ni une

Touchés, malgré la distance

cause émotionnelle. Si l’Ukraine est vaincue aujourd’hui, qu’adviendra-t-il des pays baltiques? Que va t-il arriver à la Pologne? Ces pays sont aussi en danger. Aider l’Ukraine c’est donc plutôt un moyen de prévenir de futures attaques de la Russie. [...] Soutenir l’Ukraine n’est pas uniquement lui fournir de l’aide, mais c’est faire barrière et aider l’ensemble des pays qui sont et seront potentiellement à risque ».

Ukraine, ndlr] [...] Maintenant les choses sont plus stables, on doit vivre et éduquer nos enfants. Mais il faut qu’on aide le pays comme on peut, justement en faisant des manifestations et des collectes de dons. Ici [dans le groupe, ndlr] par exemple, chacun donne dès qu’il peut ». Depuis le début de la guerre, le groupe récolte des dons à travers ses activités et manifestations. Pour cette manifestation, le groupe a décidé de soutenir une fondation qui soutient les femmes de combattants morts, ou faits prisonniers au cours de la guerre. « Ces personnes n’ont pas simplement perdu quelqu’un de cher, elles ont aussi (souvent) perdu la personne qui pourvoit à leurs besoins ».

Selon Mariia, 95% des gens présents à la manifestation étaient Ukrainiens. Elle affirme que malgré la distance, les gens sont touchés par la guerre, que ce soit indirectement ou directement. Mariia nous a expliqué que « la première année, c’est comme si l’une de mes moitiés était en Ukraine et l’autre était ici, à Montréal. C’était très dur et troublant de voir la vie normale ici, tout en sachant qu’il y a la guerre à la maison [en

svitlana chalova (lana)

prisonniers de guerre » ou encore « Arrêtez les tortures ». Dans une entrevue avec Le Délit Mariia Zaborovska explique que cette manifestation était une contestation de l’invasion russe, mais que son but était plus particulièrement de dénoncer les crimes de guerre commis par la Russie à l’encontre des prisonniers ukrainiens. En effet, depuis le début de la guerre en Ukraine le 24 février 2022, la communauté internationale, dont le Rapporteur spécial sur la torture aux Nations Unies, ont fait part de leurs inquiétudes quant au traitement des prisonniers de guerre ukrainiens détenus en Russie. Le groupe de manifestants a en particulier dénoncé les crimes de torture et de sous-alimentation, en affirmant notamment que « neuf prisonniers ukrainiens libérés sur dix ont subi de la torture ». Toutefois, on note que l’utilisation de la torture à l’encontre des prisonniers ukrainiens n’a pas pu être vérifiée par les Nations Unies, sachant

lettre. Une fois les manifestants alignés, le public pouvait lire sur leurs dos : « Ils sont torturés. » Sortir du silence Depuis le début de la guerre, le groupe a organisé des protestations silencieuses pour soutenir l’Ukraine et dénoncer l’agression russe dont elle est victime. Depuis maintenant 20 mois, le groupe a organisé et a appelé à participer aux courses de solidarité comme « Run for Ukraine », qui a tenu des stands de récolte de dons, et a réalisé des sit-in dans les espaces publics de Montréal. Mariia Zaborovska explique : « Depuis avril, nous organisons des manifestations silencieuses pour sensibiliser les gens; on essaye d’utiliser des moyens adaptés aux besoins. » Force est de constater que « la couverture médiatique du conflit en Ukraine diminue » face aux nouveaux événements d’actualité, comme la récente escalade du conflit entre Israël et le Hamas, qui depuis un mois occupe une place majeure dans l’actualité.

le délit · mercredi 8 novembre 2023 · delitfrancais.com

est simplement d’inciter les gens à s’informer, à faire des recherches pour rester au courant de ce qui se passe en Ukraine actuellement. On veut pousser les gens à aller voir ce qui se passe et ce qui est écrit dans les journaux comme CNN ou le New York Times. Si après nous avoir vus dans la rue les gens font cela, ça nous suffit amplement. On veut juste rappeler aux gens que ce conflit existe encore. » Une baisse du support international? Le 10 octobre dernier, 3 jours après le début de l’escalade entre Israël et le Hamas, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a fait part, au cours d’un entretien télévisé pour la chaîne française France 2, de sa crainte vis-à-vis d’une potentielle baisse du soutien international envers l’Ukraine. En effet, alors que la guerre se poursuit, d’autres conflits ont éclaté depuis février 2022, et les pays soutenant l’Ukraine ont d’autres préoccupations stratégiques

En abordant le sujet d’un affaiblissement de l’aide internationale pour l’Ukraine, Mariia a surtout souhaité notifier l’enjeu de futures élections dans le monde entier : la récente élection du parti pro-russe Smer-SD en Slovaquie montre que l’opinion publique occidentale sur la guerre en Ukraine n’est ni unanime, ni intemporelle. Mariia affirme donc que « notre destin est entre les mains de ces pouvoirs qui changent en Europe et aux États-Unis ».

Retrouvez plus d’infromations sur le compte Instagram @silentprotest_mtl_ua, ainsi que plus de photos à propos de l’action sur le compte instagram de Lana : @lanasvitphoto_mtl.x vincent maraval Éditeur Actualités

actualités

5


société enquÊte

societe@delitfrancais.com

Le Front commun : une grève historique à nos portes Le secteur public québécois est à bout de souffle.

le 11 avril 1972, lorsque le Front commun annonce une grève générale illimitée mobilisant 200 000 travailleur·euse·s du secteur public. Malgré la mise en place d’injonctions limitant le droit de grève d’employé·e·s du milieu hospitalier et les conséquences légales afférentes à leur désobéissance, les grévistes choisissent tout de même d’exercer leur droit et se joignent au piquetage.

JEANNE MARENGÈRE Éditrice Opinion

D

ans les prochaines semaines, une série de grèves se dessine à l’horizon. Depuis déjà plusieurs mois, trois grands secteurs publics sont en négociation de conventions collectives : la santé et les services sociaux ; l’éducation primaire et secondaire ; l’enseignement supérieur au niveau collégial. Les regroupements syndicaux représentant les employé·e·s du secteur public ont annoncé leur intention de grever tout au long du mois de novembre afin de signifier au gouvernement de François Legault leur insatisfaction face à la stagnation des négociations de ces multiples conventions collectives. D’une part, le Front commun s’attaque aux questions de « table

ROSE CHEDID | le dÉlit ral pour l’ensemble des personnes salariées [ainsi qu’] une protection permanente contre l’inflation ». D’autre part, des regroupements professionnels comme la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) et la

commun, qui a marqué l’imaginaire collectif et a su s’imposer comme un moment charnière dans l’histoire syndicale de la province. Au printemps 1972, trois centrales syndicales – la CSN, la FTQ et la Centrale d’enseignement du Québec (CEQ,

« Le mois de novembre s’annonce mouvementé pour le gouvernement provincial de François Legault, qui devra jongler entre les négociations en cours et la menace d’interruption de plusieurs services au public québécois » centrale », comme les salaires, les droits parentaux, les régimes de retraite et autres, qui affectent la majorité des conventions collectives des milieux de la santé, de l’éducation et des services sociaux. Il regroupe quatre cellules syndicales défendant les employé·e·s de la fonction publique : la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS) et la Centrale des syndicats du Québec (CSQ). 420 000 employé·e·s du secteur public sont en grève ce lundi 6 novembre, et ont annoncé tôt sur les lignes de piquetage l’ajout de trois jours consécutifs de grève, du 21 au 23 novembre. Dans les grandes lignes, le Front commun espère assurer « l’amélioration des conditions de travail et de pratique de même que les conditions salariales [des employé·e·s] ; un enrichissement visant un rattrapage salarial géné-

6

SOCIété

Fédération autonome de l’enseignement (FAE) ont choisi de ne pas se joindre au Front commun, mais comptent aussi utiliser parallèlement la grève comme moyen de pression afin de faire entendre leurs demandes. La FIQ sera en grève les 8 et 9 novembre prochains, et attend 80 000 professionnel·le·s de la santé. Pour ce qui est de la FAE, 65 000 enseignant·e·s du primaire et du secondaire seront en grève générale illimitée à compter du 23 novembre, signifiant la fermeture des établissements d’éducation si une entente n’est pas atteinte d’ici là. Ainsi, le mois de novembre s’annonce mouvementé pour le gouvernement provincial de François Legault, qui devra jongler entre les négociations en cours et la menace d’interruption de plusieurs services publics québécois. Une histoire de solidarité québécoise Il y a de cela 50 ans, le Québec a vu naître son premier Front

mais aujourd’hui connue comme la CSQ) – se regroupent afin d’affronter ensemble le gouvernement provincial lors de la troisième ronde de négociations du

entre les sexes, et entre le public et le privé. Selon l’historien et professeur à l’Université de Montréal Jacques Rouillard, les travailleur·euse·s de l’État demeuraient insatisfaits par cette politique, menant aux deux premières rondes de négociations avec le gouvernement de Daniel Johnson, mais sans toutefois arriver à un accord. En 1970, Robert Bourassa et le Parti libéral du Québec sont élus, mais maintiennent les politiques salariales de l’administration précédente. C’est alors que la troisième ronde de négociations se met en branle, cette fois-ci avec un nouveau gouvernement. Il est question de salaires, d’assurance-salaire, des régimes de pension

Le 21 avril 1972, le gouvernement Bourassa décrète la Loi spéciale 19, imposant un terme à la grève le 23 avril à minuit ainsi que le retour au travail des employé·e·s du secteur public. Le Front commun se réunit et vote en référendum le nonrespect de la loi spéciale. Trois chefs syndicaux sont accusés – et condamnés – pour avoir incité à la désobéissance civile et encouragé la violation de la Loi spéciale 19. En réponse, des employé·e·s de plusieurs milieux, notamment de la presse, du gouvernement fédéral et du milieu de l’éducation se mettent également en grève, paralysant plusieurs sphères d’activité de la province. Cette mobilisation collective, et démonstration de solidarité, aura su attester du pouvoir de l’union, et aura permis des gains importants pour les syndicats, notamment au niveau des salaires et des

« Les mauvaises conditions du réseau public ont créé un exode des infirmières vers le privé et les agences de placement. Le sousfinancement chronique a mené à la fermeture de centaines de lits d’hôpitaux et la fermeture de certaines urgences » renouvellement des conventions collectives des employé·e·s du secteur public québécois. Tout commence dans le contexte turbulent des années 1960 et 1970, dans le courant de la Révolution tranquille. En 1966, l’Union nationale est élue et met en place différentes mesures limitant les libertés des institutions d’éducation et de santé, ainsi qu’une nouvelle politique salariale pour le secteur public. Cette dernière visait à réduire les disparités entre les régions,

et de retraite, et de la sécurité d’emploi. Malheureusement, c’est rapidement l’impasse. Le gouvernement de Bourassa fait preuve d’intransigeance et ne cède pas face aux pressions des employé·e·s du public : les trois syndicats, la CSN, la FTQ et la CEQ, choisissent alors d’unir leurs forces afin d’accroître leur poids dans les négociations avec l’État. C’est sous ces circonstances que le Québec connaît la grève la plus importante de son histoire,

retraites. Elle représente un moment phare dans l’histoire des droits du travail et des combats syndicaux au Québec. À nouveau, le Québec fait front commun Aujourd’hui, le syndicalisme québécois est bien en vie. Quatre des centrales syndicales majeures représentant la fonction publique – la CSN, la FTQ, la CSQ et l’APTS – s’inspirent du mouvement des années 1970 pour faire entendre leurs

le délit · mercredi 8 novembre 2023 · delitfrancais.com


ENQUÊTE demandes au gouvernement Legault, qui continue de leur faire des offres sous le seuil de l’acceptabilité. Dans la communication Info-Négo du Front commun en date du 30 octobre, on peut lire : « Il faut se rendre à l’évidence : la grève est la seule solution pour que le gouvernement comprenne. » Simon Sicard, président du SCFP Centre-Sud, une filiale de la FTQ, nous a indiqué que le sentiment est généralisé : « Nous avons déjà fait plusieurs moyens de pression comme le port de t-shirts, plusieurs manifestations, dont celle du 23 septembre, à laquelle plus de 100 000 personnes ont participé. Malgré cela, le gouvernement n’a pas bougé. » Le Front commun dénonce dans son communiqué les offres du gouvernement Legault, qui selon les chiffres présentés, ne suivent pas les prédictions d’inflation des années à venir. On peut y lire, avec une touche d’humour, que « l’éléphant a encore accouché d’une souris ». Les syndiqués du Front commun ont notamment rejeté la semaine dernière l’offre du Conseil du Trésor, qui comprenait une bonification salariale passant de 9% à 10.3% sur cinq ans, ainsi qu’un montant for-

uns des autres, mais nous avons tous et toutes le même objectif : celui d’améliorer la collectivité.

des réseaux et des catégories d’emplois. » Ils·elles militent principalement au niveau des

ROSE CHEDID | le dÉlit

À la FTQ, avec d’autres centrales, on milite pour un salaire minimum horaire à 18$, une assurance médicament universelle et plusieurs autres demandes qui seraient bénéfiques pour la société ». Entre autres, la FTQ, qui compte plus de 600 000 membres, représente des travailleur·euse·s œuvrant dans tous les secteurs de l’économie

conditions de travail des types d’emploi cités précédemment. Pour ce qui est de l’APTS, elle représente 65 000 technicien·ne·s et professionnel·le·s des milieux de la santé et des services sociaux. Alors que plusieurs de leurs syndiqué·e·s bénéficient de primes et de mesures temporaires mises en place depuis

« Nous faisons la grève pour que nos patient·e·s puissent être soigné·e·s dans la dignité, et ce, dans tous nos établissements de santé, nos CHSLD, et partout dans le réseau » faitaire de 1 000$, disant d’elle qu’elle était « dérisoire ». À chacun ses revendications : le Front commun Pour commencer, la CSN représente 170 000 travailleur·euse·s des milieux publics et parapublics au Québec, réparti·e·s dans les réseaux de la santé et des services sociaux, de l’éducation collégiale – autant des membres des corps professoraux que le personnel de soutien – ainsi que des employé·e·s d’organismes gouvernementaux. Les négociations de la CSN se centrent notamment sur des questions de conditions de travail dans le réseau de la santé et dans les services sociaux. Ce lundi 6 novembre, le vice-président de la CSN, François Enault, déclare qu’ « avec ce qu’on a eu comme offre la semaine passée, un ajout de 1,3 % après un an de négociation, ça n’a pas de bon sens [...] Le message, c’est que [les syndiqués, ndlr] sont tannés de s’appauvrir. Ce n’est pas vrai qu’on va creuser encore le trou dans le salaire ». M. Sicard a aussi indiqué au Délit que « La FTQ est composée de 35 syndicats indépendants les

jamais. Certaines personnes attendent plusieurs mois simplement pour avoir une consultation

québécoise et dans toutes les régions du Québec. Selon M. Sicard, « la qualité des services publics est menacée. Cette négociation est celle de la dernière chance. Chaque année, ça devient plus difficile d’attirer, recruter et garder les employés ». C’est pourquoi, comme plusieurs autres centrales syndicales, ils centrent leurs demandes autour des salaires : l’objectif, c’est de « ne pas s’appauvrir et essayer d’avoir un rattrapage salarial ». La CSQ représente les intérêts des enseignant·e·s, professionnel·le·s et du personnel de soutien des commissions scolaires, des cégeps et des universités, les intervenant·e·s en services de garde, certain·e·s infirmier·ère·s et employé·e·s du milieu de la santé et des services sociaux, ainsi que certain·e·s travailleur·euse·s du milieu communautaire, des loisirs et du municipal. Sur son site, on peut lire : « L’état de nos réseaux est le résultat de décennies d’austérité et de sous-investissement. Même s’il est vrai que le gouvernement a récemment investi davantage, c’est loin d’être suffisant pour pallier les conséquences multiples qui affectent, rappelons-le, l’ensemble

le délit · mercredi 8 novembre 2023 · delitfrancais.com

la pandémie, celles-ci sont menacées. Ils·elles militent donc actuellement notamment pour la prolongation de ces mesures, qui sont perpétuellement menacées. Une lutte partagée : la FIQ et la FAE Le Délit s’est entretenu avec Sébastien Roy, infirmier clinicien qui travaille en sites de consommation supervisée et qui est syndiqué auprès de la FIQ. Selon lui, « le réseau

avec un médecin spécialiste. Les conséquences sont catastrophiques pour la population ». Le Délit a aussi eu la chance de rencontrer Denis Joubert, président de la FIQ-SPSS CentreSud-de-l’Île-de-Montréal, une section locale de la FIQ, qui nous a expliqué le choix de son syndicat de grever parallèlement au Front commun: « Nos demandes intersectorielles et sectorielles sont différentes de celles du Front commun. » Il souligne : « Si nos concitoyen·ne·s ne devaient retenir qu’une seule chose de cette grève, c’est la suivante : nous faisons la grève pour que nos patient·e·s puissent être soigné·e·s dans la dignité, et ce, dans tous nos établissements de santé, nos CHSLD, et partout dans le réseau. » Il faut donc comprendre que la FIQ a fait un choix stratégique en optant pour une grève indépendante du Front commun. M. Roy soulève également que « les seuls moyens qui vont réellement nous permettre de créer un rapport de force [lors des négociations, ndlr] sont les mé-

la grève, autant pour le Front commun que pour la FIQ, est le moyen de pression qui permettra aux syndicats d’obtenir ce qu’ils veulent : « Toutes les méthodes douces de négociation ont déjà été testées. » Pour ce qui est de la FAE, Le Délit a pu discuter avec quelques enseignant·e·s des CEGEP Ahuntsic et Marie-Victorin. Ce qui ressort de ces conversations est la fatigue qui transcende le milieu de l’enseignement. Contrairement au Front commun et à la FIQ, la FAE a opté pour le déclenchement d’emblée d’une grève générale illimitée à compter du 23 novembre, sans passer par des journées de grève isolée préalablement. Comme l’a souligné Mélanie Hubert, présidente de la FAE, « le compte à rebours est commencé. Le message qu’on envoie ce soir à Sonia LeBel, à Bernard Drainville, à François Legault, c’est que les profs sont à bout de souffle. Personne ne fait la grève de gaieté de cœur ». Uni·e·s dans l’oppression Dans les dernières années, le Québec a été victime d’un exode massif du public vers le privé, notamment dans le milieu de la santé, mais aussi dans plusieurs autres sphères d’activité. Pour citer Magali Picard, « les députés se sont votés une augmentation de 30%, le gouvernement offre 21% à la Sûreté du Québec : je me demande si c’est parce qu’on représente 78% de femmes que l’équité salariale traîne ». En effet, les milieux en grèves – la santé, l’éducation, le personnel de soutien, etc. – représentent des domaines largement dominés par les femmes, et il semble naturel de se demander si le gouvernement est conscient de la marginalisation économique qu’il continue d’imposer aux travailleuses qui font rouler ces secteurs. L’histoire du Front commun de 1972 et celle de cette année rappellent toutes les deux l’impor-

« Ce qui fait la force de la classe ouvrière, c’est qu’elle est au cœur du fonctionnement de la société. En arrêtant de travailler, c’est le système entier qui est paralysé, voilà où réside notre pouvoir! » Sébastien Roy, infirmier clinicien syndiqué auprès de la FIQ

de santé publique est en train de s’effondrer sous nos yeux. Les mauvaises conditions du réseau public ont créé un exode des infirmières vers le privé et les agences de placement. Le sous-financement chronique a mené à la fermeture de centaines de lits d’hôpitaux et la fermeture de certaines urgences. Les listes d’attente en chirurgie sont plus longues que

thodes de syndicalisme de combat et de lutte des classes. Face à un gouvernement hostile, nous n’avons pas le choix d’utiliser des moyens combatifs comme la grève. Ce qui fait la force de la classe ouvrière, c’est qu’elle est au cœur du fonctionnement de la société. En arrêtant de travailler, c’est le système entier qui est paralysé, voilà où réside notre pouvoir! » Il souligne que

tance de la solidarité et de l’action collective dans la lutte pour de meilleures conditions de travail. L’héritage d’un syndicalisme québécois fort rappelle aux travailleur·euse·s du Québec que l’union fait la force. En espérant que cette année, l’union saura une fois de plus faire la différence dans le combat pour des conditions de travail plus justes et respectueuses. x

société

7


enquête

Sons, sensations et relaxation

Jade lÊ Coordinatrice mulltimédias Titouan paux Éditeur Enquête

ASMR: au coeur d’un phénomène incompris.

V

ous est-il déjà arrivé, perdu dans les abysses de l’algorithme YouTube au beau milieu de la nuit, de tomber sur les merveilleuses vidéos de peintures de Bob Ross? Dans sa série The Joy of Painting, ce génial personnage présente des tutoriels de peinture, qui vous ont peut-être paru relaxants ou plaisants à regarder. Si le frottement du pinceau, le craquement de la toile ou la voix légère du peintre vous ont procuré une sensation de relaxation, ou même, un frisson de détente, vous avez expérimenté l’ASMR sans même le savoir. Si vous vous sentez honteux·ses à l’idée même d’avoir inconsciemment apprécié le phénomène, c’est que vous avez probablement aussi déjà été confrontés aux ré-

Et chez les étudiants? jade lê | Le dÉlit

« L’ASMR est une expérience personnelle, et les consommateurs l’utilisent pour diverses raisons, telles que la relaxation, le soulagement du stress et l’amélioration du sommeil. Les stéréotypes simplifient alors souvent à l’excès, et injustement, ce phénomène complexe, et la communauté qui l’entoure » flexions de l’opinion commune : « L’ASMR c’est bizarre! L’ASMR c’est pour les filles ! L’ASMR c’est sexuel! » Pourquoi un phénomène si visiblement bienveillant provoque-t-il tant de réactions négatives? Sont-elles le résultat d’opinions fondées ou de préjugés grossiers? Tandis que chacun est libre d’émettre un avis subjectif sur le concept créatif, il nous semble que les a priori doivent être défaits. Cet article a ainsi pour but de dresser un portrait réaliste de l’ASMR, pour en dévoiler ses qualités et bienfaits, mais aussi ses failles, afin de rendre justice à un contenu que de plus en plus de personnes consomment. HunniBee ASMR, la vidéaste canadienne la plus connue dans le domaine, cumule presque 8,7 millions d’abonnés, et sa vidéo la plus populaire, publiée il y a quatre ans, a accumulé le nombre impressionnant de 96 millions de vues. Et son cas n’est pas isolé. Chaque année, des dizaines de créateurs et de créatrices à travers le monde comptabilisent des millions de vues. Bien que l’ASMR soit encore incompris par la plupart, son succès est indéniable. C’est une expérience personnelle, et les consommateurs l’utilisent pour diverses raisons, telles que la relaxation, le soulagement du stress et l’amélioration du sommeil. Les stéréotypes

8 sociÉtÉ

leur communauté. C’est ce que j’essaie de faire. Mais il faut garder en tête que les gens qui me suivent ne sont pas des amis, des gens que je côtoie au quotidien. C’est peut-être l’une des choses les plus difficiles à comprendre : il faut trouver un juste milieu. Ça dépend également du créateur : certaines personnes ont tendance à voir leur communauté comme une simple suite de chiffres qui défilent sur un écran. Personnellement, j’essaie de garder en tête que mon nombre d’abonnés représente autant de personnes avec une vie, une histoire. Et ces personnes j’essaie de les retrouver sur Discord, sur Instagram, dans des sphères un petit peu plus restreintes que YouTube.

simplifient alors souvent à l’excès, et injustement, ce phénomène complexe, et la communauté qui l’entoure. Concrètement, c’est quoi? L’ASMR est un phénomène récent, datant du début des années 2010. Cette modernité explique la diversité d’avis, et le manque de clarté des définitions que chacun donne à l’ASMR. Mais alors, qu’est-ce que c’est? Le dictionnaire en ligne Le Robert donne la définition suivante : « Sensation de bien-être provoquée par certains stimulus, notamment auditifs. » Interrogé par Le Délit, Ewen, qui tient la chaîne YouTube Ewen ASMR, développe : « au sens littéral, ASMR veut dire “Autonomous Sensory Meridian Response ” (réponse autonome du méridien sensorielle, tdlr) C’est une réponse autonome de notre corps, une sensation qu’il va émettre grâce à des stimuli extérieurs. Donc ça peut être lié à un ou plusieurs des cinq sens. Souvent, quand on demande qu’est-ce que c’est que l’ASMR, les réponses vont être “c’est des gens qui chuchotent sur YouTube”. En effet, beaucoup vont utiliser les sens de l’ouïe et de la vue pour déclencher ce phénomène, ce frisson qu’on appelle ASMR. Mais il y a évidemment

plein d’autres manières de le ressentir. Le frisson ASMR peut être déclenché par le toucher, ou en mangeant un très bon plat qui combine le goût et l’odorat, par exemple. » Bien que l’ASMR puisse parfois se manifester par une simple sensation de relaxation, notre réaction prend aussi souvent une forme plus concrète,

dans la vitesse et l’intensité des sons créés, ainsi que dans les autres actions réalisées par les créateurs : tapping pour du tapotement doux, scratching pour des frottements sur les micros, roleplay pour des mises en scènes, mukbang pour des sons de nourriture, etc. Ewen confie écouter principalement de l’ASMR lent, qui est selon lui plus propice à la détente. La vitesse est l’une des nombreuses variables sur lesquelles jouent les créateurs pour diversifier leur contenu. Par ailleurs, Ewen ajoute : « J’ai l’impression que les frissons évoluent avec le temps. Ce que je remarque, c’est que pour moi, le visuel est de plus en plus déclencheur, ou alors de l’ASMR plus rapide et agressif. »

L’effet relaxant de l’ASMR peut ainsi s’avérer particulièrement intéressant pour la communauté étudiante. Il peut aider notamment lors de périodes d’examens où beaucoup se sentent stressés et ont du mal à s’endormir ou à trouver des moments de détente. Ewen nous partage que sa communauté est ainsi composée majoritairement de personnes âgées de 18 à 24 ans, voire même plus jeunes étant donné que beaucoup ne partagent pas leur vrai âge au moment de créer un compte YouTube. L’ASMR touche particulièrement les jeunes adultes, et donc beaucoup d’étudiants, d’autant plus que c’est un phénomène relativement récent. Olivia*, étudiante à McGill, nous explique que, « contrairement à la méditation,

« Par nature, l’ASMR est intime. En effet, le but est de simuler une proximité avec le créateur, les sons qu’il crée et les visuels. Les créateurs savent qu’il est crucial de conserver cette bulle d’intimité » celle du frisson. En effet, la chercheuse Giulia Poerio la décrit comme une « sensation de détente et de picotement/chatouillement qui commence au sommet de la tête et se propage dans le cou, la colonne vertébrale et parfois dans le reste du corps (tdlr) ». L’ASMR se déclenche ainsi par la stimulation de nos sens, ce qui offre une grande flexibilité aux artistes ASMR, qui peuvent faire preuve de créativité pour nous faire frissonner. Qu’elle soit visuelle ou auditive, la diversité de contenus ASMR est telle que chacun développe ses préférences, mais il reste souvent compliqué de s’y retrouver. La variété réside

Par nature, l’ASMR est intime. En effet, le but est de simuler une proximité avec le créateur, les sons qu’il crée, et les visuels. Les créateurs savent qu’il est crucial de conserver cette « bulle d’intimité », comme le dit Ewen. Ce degré d’intimité crée des relations particulières entre les artistes ASMR et les membres de leur communauté, favorisant la création de relations parasociales chez les consommateurs d’ASMR, qui ont l’impression de créer un lien social à travers l’illusion de proximité. Ewen évoque un certain paradoxe : « Les artistes ASMR ont besoin de créer cette bulle d’intimité, de développer un sentiment de proximité avec

le dessin ou la guitare, regarder de l’ASMR ne demande aucun effort. Il suffit de se mettre dans son lit et d’ouvrir l’application pour se détendre ». Cela fait plusieurs années qu’elle a pris pour habitude de regarder une vidéo avant de s’endormir : « Je suis souvent sur mon téléphone, constamment stimulée par des vidéos TikTok ou des stories Instagram. Regarder de l’ASMR, c’est une façon facile pour moi de calmer ces stimulations tout en restant sur mon téléphone. C’est un moment de détente dont j’ai besoin le soir ». Après avoir questionné de nombreuses personnes sur le campus, nous avons réalisé que parmi ceux

le délit · mercredi 8 novembre 2023 · delitfrancais.com


enquête qui en consomment, chacun le fait à sa façon, à travers de multiples formats et divers contenus. Olivia, par exemple, préfère « les vidéos roleplays où la personne pose des questions et fait beaucoup de gestes avec ses mains ». « Le côté visuel, c’est ce qui me relaxe le plus. J’aime bien aussi des gens qui font des activités banales mais en chuchotant. Par exemple, quelqu’un qui applique son maquillage ou qui fait du dessin. Une de mes créatrices préférées est OceansASMR. Ça va faire plus de quatre ans que je la regarde maintenant. Avec le temps, c’est presque comme si je la connaissais un peu. L’écouter avant de dormir fait partie de mon rituel. Et ça peut paraître bizarre dit comme ça, mais c’est juste une habitude maintenant ». clément veysset | Le dÉlit Marc*, quant à lui, consomme

« Contrairement à la méditation, le dessin ou la guitare, regarder de l’ASMR ne demande aucun effort. Il suffit de se mettre dans son lit et d’ouvrir l’application pour se détendre » différemment. Il n’en regarde pas nécessairement pour s’endormir : « ça peut être pour une sieste, ou juste pour faire une pause. » Aussi, contrairement à Olivia, il aime « les sons très intenses, lorsque la sensibilité de micro est élevée et fait presque vibrer les écouteurs ». Il nous explique être insensible au visuel, car il « regarde très peu la vidéo et préfère lorsque c’est purement auditif ». Chacun peut donc utiliser l’ASMR comme outil pour se détendre, prendre une pause, ou s’endormir. Et les étudiants en ont bien besoin! Un art sexualisé Cependant, cet art est souvent sexualisé. De nombreuses vidéos ASMR sont bannies chaque jour des réseaux, jugées vulgaires ou pornographiques. Bien que la majorité du contenu n’est pas réalisé dans un contexte érotique, différents facteurs tels que le chuchotement avec une voix « séductrice », les effets proches de l’oreille, et le rapport de proximité, peuvent paraître sexuels en nature. L’ASMR implique intimité et plaisir mais il ne faut pas confondre relaxation et érotisme. Beaucoup d’artistes luttent contre ces clichés. Ils font des vidéos pour aider les gens à se détendre et ne souhaitent pas être utilisés comme objet de désir sexuel.

des fruits ou s’appliquent de la crème hydratante. On en voit même certaines lécher le micro, parfois en forme d’oreilles. Les titres, eux aussi, sont aguicheurs, comme par exemple « Endors-toi avec ton crush » ou « Je t’aide à te détendre avec un massage à l’huile ». Les artistes utilisent alors les roleplays pour incarner des rôles genrés et généralement sexualisés : l’infirmière sexy , la maîtresse, la petite-amie, la professeure… Les conventions sexuelles sont exploitées pour justement attirer un auditoire de plus en plus grand. Et ça marche! Ces vidéos sont constamment mises de l’avant sur YouTube. Et c’est d’autant plus le

Tandis que certaines vidéos sont sexualisées par le public sans que le créateur n’en ait l’intention, d’autres jouent de cette approche. Il suffit de taper « ASMR » sur YouTube et d’observer les vidéos recommandées. De nombreuses femmes mettent en avant leur poitrine, mangent sensuellement

le délit · mercredi 8 novembre 2023 · delitfrancais.com

cas sur Twitch. Ewen nous explique que même s’« il y a des très bons créateurs sur Twitch, globalement c’est un peu tout le temps la même chose. Des filles à moitié – voire 90% – dénudées, qui lèchent leur micro ». Les réglementations de contenu étant différentes de celles sur YouTube, certains en profitent pour attirer une nouvelle communauté. D’ailleurs, il n’est pas

surprenant de voir des créateurs faire la promotion de leur compte OnlyFans en description de leur vidéo. L’ASMR devient un outil de démarcation dans le milieu du sexe. Sur les sites pornographiques, il est maintenant possible de retrouver une catégorie « ASMR » et notamment des pistes audios chuchotées, utilisées pour des jeux de rôles.

sexualisation, et de soutenir leur droit à produire du contenu sans être réduits à des objets de désir. Il devient impératif d’encourager une appréciation respectueuse de l’ASMR en tant qu’outil de relaxation et de bien-être et pas seulement un outil d’excitation sexuelle.

Ces vidéos appartiennent à une catégorie d’ASMR différente, basée sur l’érotisme. Certaines personnes aiment cela et sont libres d’en bénéficier ainsi. Ce qui est problématique, c’est lorsque des créateurs de contenu (plus souvent des femmes), sont sexualisés contre leur volonté, notamment dans les commentaires de leurs vidéos. Cette érotisation de l’ASMR favorise également la propagation de clichés qui rendent l’ASMR encore plus tabou.

Dans un monde où tout va toujours plus vite, où nos cerveaux sont stimulés de plus en plus intensément par des formats courts, l’ASMR s’inscrit à la fois parfaitement dans notre époque digitale et aux antipodes de la façon dont nous consommons du contenu, plus lentement, dans le but de stimuler nos neurones, mais pas de les exciter. Cependant, l’avènement de TikTok et des formats courts n’a pas eu raison de l’ASMR. En effet, notre frisson préféré a su s’adapter et changer de forme, et parfois, de fond. Beaucoup de personnes voient d’un mauvais œil les vidéos ASMR TikTok, estimant qu’elles marquent un point de cassure majeur avec la nature même de l’ASMR. Ewen n’est pas de cet avis, et estime que tant que le fond est conservé, la forme importe peu : « même sur TikTok, je pense qu’il y a du contenu pouvant être qualifié d’ASMR. J’imagine que ça relaxe des gens parce que ça fait beaucoup de vues, il y a des gens qui aiment. Je suis aussi créateur de contenu sur TikTok et je reçois parfois des messages vraiment gentils de gens qui me disent que ça leur fait du

En somme, alors que de nombreux créateurs s’efforcent de produire un contenu visant la détente et le bien-être, ils se retrouvent malgré eux impliqués dans une culture qui les sexualise. La démarcation entre l’érotisme et la relaxation est floue, et certains exploitent cette ambiguïté pour attirer une audience plus large. Les conventions sexuelles sont utilisées pour attirer l’attention, avec des titres provocateurs et des rôles stéréotypés, contribuant ainsi à l’érosion de l’authenticité de l’ASMR. Il est crucial de reconnaître les efforts des artistes pour dissocier l’ASMR de la

L’évolution des formats et l’ASMR

« La démarcation entre l’érotisme et la relaxation est floue, et certains exploitent cette ambiguïté pour attirer une audience plus large » bien. Je pense que oui, l’ASMR peut être partout. » Par ailleurs, les formats courts peuvent faire découvrir l’ASMR à un nouveau public, qui va par la suite chercher à retrouver cette sensation à travers des formats plus longs. TikTok, grâce à son algorithme de recommandation, introduit l’ASMR a des personnes qui n’en regardent pas habituellement. Sur leur For You Page, ils découvrent ainsi de nouvelles pratiques et parfois, leurs croyances erronées sont défaites. Entre autres, l’ASMR peut être bénéfique pour beaucoup, notamment lorsqu’on est un étudiant anxieux et fatigué! Loin de se résumer aux bruits de bouche, il y en a pour tous les goûts : que vous soyez plutôt auditif ou visuel, chuchotement ou soft-spoken, tapping ou scratching, vous trouverez forcément quelque chose qui vous plaît. Et puis, ça ne coûte rien d’essayer. x *Prénoms fictifs

société

9


AU féminin

margaux thomas Éditrice Actualités

O

n parle de pousse, de repousse, de trimming your bush, de jardin secret, de jungle…Un vocabulaire finalement très fleuri pour parler des poils pubiens, de pilosité sur les jambes et sous les aisselles. Pourquoi le poil féminin est-il si tabou? Et comment faire pour le déconstruire quand tout semble nous indiquer que ces poils n’ont rien à faire sur le corps des femmes? Parmi mes amies, l’épilation est considérée comme un rituel ennuyeux, ardu, souvent douloureux, mais nécessaire. La plupart se force à s’enlever les poils des jambes avant d’enfiler une jupe ou un short, et rechigne à l’idée de porter un maillot de bain sans se raser ni épiler la ligne du bikini. L’épilation est considérée comme essentielle pour certaines, à un point tel qu’elles refusent de participer à des activités quotidiennes, telles que faire du sport ou aller à un rendez-vous, si elles n’ont pas prêté attention à l’épilation de leur corps. Entre dégoût, désir, tabou et interdits, le poil est d’abord une affaire d’identité et de pouvoir. L’Histoire du poil Des statues de la Grèce Antique aux peintures de la Vénus de Botticelli, l’art a toujours eu tendance à représenter les corps féminins imberbes. La mode, en exposant les corps plus dénués, a suscité de nouvelles injonctions. En 1915, la marque Gillette sort son premier rasoir pour femmes, The Woman’s Gift et les magazines de mode, les publicités, les mannequins et leurs aisselles lisses, ont contribué petit

auféminin@delitfrancais.com

Les poils : silence ça pousse! L’égalité de genre, à un poil près.

changent en fonction de ce que les gens considèrent beau ou laid, propre ou sale. Depuis quand les poils ne sont pas hygiéniques? Au contraire, les scientifiques considèrent la pilosité comme un mécanisme de protection des muqueuses génitales contre les risques d’infection. Pour revenir à l’histoire du poil, ce n’est qu’après la Covid-19, que de nombreuses femmes ont délaissé le rasoir et l’épilateur. L’Institut français d’opinion publique (IFOP ) a révélé qu’en 2021, plus d’un tiers des femmes de moins de 25 ans ont déclaré s’épiler « moins souvent qu’avant le premier confinement ». Celles qui ont franchi le pas parlent de « liberté », d’« un gain de temps et d’argent! » ; « moins de douleur ». C’est le cas de Pénélope* qui a ressenti une réappropriation de son corps après s’être laissée pousser les poils sur les jambes et sous les aisselles. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. C’est chiant, mais bon… Près de 73% des femmes en France estiment qu’il est important qu’une femme s’épile pour être séduisante, et nombreuses sont celles qui font part d’un malaise à la vue de certaines formes de pilosité. Ève, 23 ans, dit avoir commencé à se raser vers 16 ans, dès qu’elle a commencé à avoir des relations sexuelles : « Avec la pression des réseaux sociaux, je me suis dit, “ça enlève de mon charme ces petits poils”. » En effet, pour beaucoup, il s’agit d’un choix esthétique. C’est chiant, ça fait mal – la repousse, quand on se coupe sans faire exprès,

« Entre dégoût, désir, tabou et interdits, le poil est d’abord une affaire d’identité et de pouvoir » à petit au diktat de ce standard de beauté. Les femmes « ordinaires » ne s’épilaient pas toutes encore, jusqu’à ce que la Seconde Guerre mondiale crée une pénurie de nylons et de bas, obligeant les Américaines à sortir les jambes nues et à se raser de manière systématique. L’apparition du bikini a également initié une tendance à l’épilation du maillot. Cette transformation des normes de beauté féminines s’est produite de manière descendante en Occident, avec des décisions prises au plus haut niveau et communiquée au reste de la population. Les normes

10 au fÉminin

l’épilation, suivie de ses cris de douleurs – mais bon, c’est nécessaire et puis on s’y habitue n’est-ce pas? Pour Hortense, 20 ans, l’épilation est presque une évidence : « Je ne me suis jamais posé la question. Je ne sors jamais sans mascara, et bien pour les poils c’est pareil. » Elle qui fait de la danse classique, un milieu où les poils sont interdits, elle dit se sentir plus féminine épilée, car elle l’associe à la beauté de manière générale. À titre personnel, Hortense dit s’imposer ce diktat car elle trouve cela plus esthétique. Elle ajoute néanmoins qu’elle « s’en fiche de ce que font

les autres, chacune fait ce qu’elle veut. » En effet, on est conscientes aujourd’hui que personne n’est obligé de s’épiler. Mais est-ce qu’un corps sans poils est véritablement un choix personnel, esthétique? C’est ton choix, vraiment? L’assertion « chacune son choix » empêche la réflexion. Tu

le rasage total du pubis et des lèvres s’est malheureusement installé dans les mœurs et est devenu une mode. De plus, il semblerait qu’encore aujourd’hui, la femme doit être parfaite pour monsieur. Ève a demandé en 2021 à son copain de l’époque : « Est ce que les poils sous les aisselles te dérangent? »

margaux thomas | Le dÉlit

militante

une femme qui refuse de s’épiler n’est pas une « féminazi. » Oui, on peut être poilue et séduisante. Juger les femmes qui vivent avec leurs poils librement, c’est les empêcher d’être une partie d’elles-mêmes. ​​ e diktat a aussi un prix. Les prix C des esthéticiennes sont exorbitants, et les rasoirs roses « pour femmes » sont plus chers que les rasoirs « pour hommes ». Le capitalisme a encore frappé, mais cette fois-ci sur le marketing de la honte, où les multinationales se font des millions sur les crèmes dépilatoires, les bandes de cires, les rasoirs et toutes les nouvelles machines qui existent pour parvenir à lisser nos peaux. Ce marché maintient les femmes dans une situation d’insécurité et de subordination. Et présenter le poil comme objet de dégoût ravive une haine du corps féminin, qui n’est malheureusement pas toute neuve. Les avancées vers un avenir plus poilu

te rases « pour toi », mais pourquoi? Parce que tu trouves ça plus joli ? Mais pourquoi ce serait plus joli? Est-ce que ce sont vraiment tes goûts personnels ou est-ce intrinsèquement biaisé par les goûts que la société t’a imposés? La masculinité du poil et la normalité du corps féminin glabre sont des modalités de la socialisation corporelle. Ces normes patriarcales et coercitives sont construites, appliquées, et acceptées. La honte de ses poils pubiens fait son apparition lors des relations sexuelles, mais aussi dans les cabinets gynécologiques, à la plage ou encore chez les sportifs de haut niveau. Ève dit avoir ressenti de la joie après être allée chez l’esthéticienne – malgré la douleur – « parce que j’allais à la plage, donc je me sentais plus à l’aise de me mettre en maillot de bain ». Ce sentiment de soi-disant confort d’être épilée provient selon elle d’une peur d’être jugée par quelqu’un l’observant. Lorsque l’on est rasée, personne ne nous juge, étant donné que cela est conforme aux normes, ce qui devient réconfortant.

Elle dit également ne pas avoir été surprise lorsqu’il lui a répondu que « ce n’était pas dérangeant en soi, mais que c’est l’hygiène, ça ne sent pas forcément très bon ». Sauf que pourquoi exiger cette « hygiène » de la part des femmes alors que les poils d’aisselles masculines sont universellement acceptés?

L’épilation intégrale est également intimement liée à l’infantilisation du corps féminin. Inspiré du porno,

Non, les poils ne sont pas sales, la pilosité féminine n’empeste pas plus que celles des hommes. Non,

Toutefois, les hommes ne sont pas les seuls à mépriser les corps féminins au naturel. Nos sœurs, nos mères, nos grands-mères sont souvent les premières à nous faire des commentaires sur ce qu’on doit faire ou ne pas faire avec nos poils. « Le poil est une affaire bizarrement familiale, voire communautaire, les gens s’insèrent, donnent leur avis », dit Ève. Dès le collège, les mères de certaines de mes camarades prenaient rendez-vous pour leur fille chez l’esthéticienne, à 14 ans. Selon une étude de Dove, six femmes sur dix admettent juger les autres femmes sur leur pilosité aux aisselles. Déconstruction du diktat corporel

En 1999 déjà – ou seulement – Julia Roberts défilait sur les tapis rouges avec des aisselles naturellement poilues. Toutefois, le chemin vers la démocratisation du poil est encore long et les initiatives de militantisme restent nécessaires. La marque Dove a ainsi récemment lancé la campagne #freethepits pour encourager la confiance des femmes en leurs aisselles poilues lors de la Fashion Week de New York. Au-delà du besoin d’en parler, l’image a un rôle transcendant dans l’éradication du tabou autour de la pilosité. Plus on verra des corps féminins poilus sur les panneaux d’affichage de Times Square ou dans les métros, plus on acceptera nos propres pousses. Le mouvement Maipoils, créé par la comédienne canadienne Paméla Dumont, invite également à laisser tomber le rasoir et la cire pendant le mois de mai, ce qui est déjà un début. Des chiffres récents issus d’une étude de Mintel ont révélé que le pourcentage de jeunes femmes âgées de 18 à 24 ans se rasant les poils des aisselles est passé de 95 % en 2013 à 77 % en 2016. Pour moins se sentir seule dans l’acceptation de sa pilosité, le compte Instagram @payetonpoil rend disponible des témoignages de sexisme pilophobe, avec pour but de défier le statu quo en matière de beauté féminine. Alors, cette nouvelle prise de conscience permettra-t-elle de mettre fin à des siècles d’intolérance envers la pilosité? *Prénom fictif x

le délit · mercredi 8 novembre 2023 · delitfrancais.com


culture

artsculture@delitfrancais.com

Moi, Montréal

créations littéraires

Portrait d’une ville fière.

Prunela Podgorica Contributrice

M

oi, Montréal J’ai vu des peuples se disputer impitoyablement mes terres. Ils étaient ou Anglais ou Français et se faisaient la guerre. Tous ne pensaient qu’à arracher mes racines pour cultiver leurs champs. Parmi eux figurent encore d’obscurs descendants, De semeurs de blé aux gestes rythmés par la cadence. Tous étaient attirés par la fertilité de mes pâturages. (Abondances) Moi, Montréal J’ai vu des clairières prendre la place de ma forêt abattue. J’ai vu l’époque où les routes n’étaient que cailloux et terre battue. J’ai vu l’avènement graduel de tresses ferrées sorties droit des mines, Où le tramway gagnait le pari de l’audace par sa vitesse, Transportant à des coûts minimes voyageurs, familles, copains et copines. Tout ce monde, pourtant, est resté insensible à ma détresse. Moi, Montréal J’ai bien su divertir mon grand public, en particulier le cercle de

musique

mes intimes. Avec Maurice Richard, mon acolyte, c’était une reconnaissance unanime, C’étaient des galas de buts, des visages allumés, la joie d’une absolue pureté, Les Canadiens de Montréal, mon équipe éponyme, faisait alors toute ma fierté. Cette équipe, on la porte encore aujourd’hui fièrement dans les cœurs. Ensemble, soyez donc fiers d’appartenir, comme moi, à la lignée des vainqueurs.

« (Abondances) »

clément veysset | Le dÉlit

Moi, Montréal J’ai vu des marées humaines déferler des quatre coins de la planète, Des guides du coin qui couraient à la rencontre des touristes inquiètes, S’arrêter net pour contempler mes architectures dans toute leur splendeur, Ou se questionner devant des réalisations d’une telle grandeur, D’autres encore tomber en admiration devant chaque détail de mes monuments,

Comme s’ils avaient peur de manquer de cette visite les moindres petits moments. Moi, Montréal J’ai donné sans attendre mon tour. Que dois-je espérer en retour? Qu’on se soucie de ma vieillesse? De mon environnement, de ma jeunesse? Pour ceux et celles qui l’ignorent encore. Je suis et resterai toujours la ville des records! x

Orlando, une utopie politique intemporelle

Le documentaire de Paul B. Preciado critique les dichotomies en mêlant fiction et réalité. Célia Pétrissans et Anna Henry Contributrices

E

n 1928, Virginia Woolf publie Orlando : une biographie, récit d’une transition de genre, réalisée en quelques jours de sommeil et à travers les siècles de royauté anglaise. La métamorphose d’Orlando ne fait pas seulement écho à l’histoire de la partenaire de Virginia Woolf, Vita Sackville-West ; elle est celle des personnes trans, comme Paul B. Preciado, qui reprend le texte de Woolf pour en faire un documentaire expérimental. C’est ainsi qu’Orlando : ma biographie politique, a été présenté au Festival du Nouveau Cinéma, début octobre. L’écrivain et phi-

Une fluidité ontologique Paul B. Preciado est un homme trans, auteur de Testo junkie : sexe, drogue et biopolitique, dans lequel il décrit sa transition à travers la prise de testostérone, tout en posant un regard critique sur une société binaire, divisée entre homme et femme, homo et hétéro, et construite par le système pharmaceutique qui reproduit ces dichotomies grâce au contrôle des corps. Dans son long-métrage, Preciado réussit à rendre cette critique accessible à travers les décors et les témoignages, les scènes chez le psy, les balades en forêt. La nature n’est pas opposée à la culture, tout comme l’animal n’est pas l’antithèse

« Le documentaire n’en est pas vraiment un, c’est un film composé de témoignages et de scènes de théâtre, de danse et de larmes, entre vécus réels et aspirations utopiques » losophe choisit le médium cinématographique pour raconter la transition de genre au 21ème siècle, liant ses textes et les témoignages de personnes trans et non-binaires, racontant l’histoire des héritiers et héritières de l’Orlando de Virginia Woolf.

de l’humain. Le chien qui porte une fraise est filmé à la même hauteur que les autres personnages. Poursuivant sa critique des dichotomies, Preciado floute la frontière entre le collectif et l’individuel. Les acteur·rice·s s’enchaînent, portent le même

le délit · mercredi 8 novembre 2023 · delitfrancais.com

victor zebo prénom, racontent l’intime, qui devient aussitôt une expérience de lutte politique partagée, face à une administration qui gouverne les corps. Le cinéaste y oppose une fluidité ontologique, qui permet d’adopter une position politique refusant ces hiérarchies institutionnelles banalisées. Entre fiction et réalité Preciado vient aussi bouleverser la distinction entre fiction et réalité dans le long-métrage. La forme même du film alterne entre les témoignages et la lecture d’Orlando : une biographie. Le titre est clair : la fiction de-

vient un outil politique adapté au présent et à la défense des personnes trans, dont les droits sont encore trop souvent bafoués par un régime administratif trop rigide et oppressant. On comprend les questionnements, les injustices, la joie sur fond de chanson rock : mort au monde pharmacopornographique, mort à la binarité. Le processus de tournage est mis en abîme dans le documentaire. On y voit la fabrication de la fiction. Laquelle? Celle du film, comme celle du monde dans lequel nous vivons. Les genres se confondent, les catégories disparaissent ; le documentaire n’en est pas vraiment un, c’est un

film composé de témoignages et de scènes de théâtre, de danse et de larmes, entre vécus réels et aspirations utopiques. C’est une thèse fabriquée à partir de faits et d’émotions, de références queers. Quand les lumières se sont rallumées, la salle a applaudi. Nous avions tous·tes beaucoup ri, beaucoup pleuré, les joues finissaient de sécher. Les Orlandos de Tio’Tia:ke se sont levé·e·s, se sont regardé·e·s, se sont souri·e·s. Le film de Preciado restera pour nous comme la promesse d’une politique où le genre n’est plus assigné à la naissance. x

culture

11


entrevue

Cléo Berger se révèle au grand jour La chanteuse raconte les plaisirs et les défis de lancer sa carrière solo.

C

’est vendredi après-midi, quelques heures après le lancement de son premier simple « S’il veut de moi », que Le Délit a rencontré Cléo Berger, dans toute son élégance, au fond d’un café du Mile-End. Déjà submergée de réactions positives, l’artiste a décrit l’excitation à l’aube d’une grande aventure. Le Délit (LD) : Comment te senstu en ce jour où tu te dévoiles au monde? Cléo Berger (CB) : Pour moi ce n’est pas une course qui commence, mais un marathon essoufflant qui se termine ; une quantité énorme de péripéties qui ont mené à… une chanson. Je me sens rassurée que ce soit fini. Ne plus pouvoir toucher à la chanson, la voir enfin accessible,

LD : Et quel était ce « but »? CB : Me révéler. J’ai découvert la scène très jeune avec mon ancien groupe. On a connu un succès de bouche à oreille qui nous a permis de jouer en concert et en festival pendant des années, sans enregistrer quoi que ce soit. Nous étions quatre filles punk rock qui voulaient dénoncer. J’étais au chant, où j’amenais ma rage d’incomprise qui se cherchait, qui revendiquait par la chanson. Maintenant, quatre ans après notre séparation, il y a encore cette revendication dans ma musique. Sauf que je suis devenue capable de rassembler tous les morceaux dispersés de ma personnalité. J’ai gagné la maturité de savoir faire fonctionner ensemble des côtés contradictoires de qui je suis.

tout ça dansant. On réunit l’auditoire sur un plancher de danse, mais aussi dans des idées qui s’opposent et jouent ensemble. LD : Ta chanson a une esthétique qu’on reconnaît aussi sur tes réseaux sociaux. En quoi cette image de Cléo Berger participe-t-elle à ce travail de révélation? CB : Cette esthétique, cette façon de s’habiller, ce style, c’est une nostalgie pour quelque chose qui se perd selon moi ; une vision de l’élégance. Je ne me présente pas en suivant une époque précise, mais la recherche des esthétiques qui survivent au temps. Malgré tout, m. blackburn ma vision de l’art est façonnée

« On réunit l’auditoire sur un plancher de danse, mais aussi dans des idées qui s’opposent et jouent ensemble »

m. blackburn par les années 1960 et 1970. Les œuvres de ces décennies, que ce soit au cinéma, en musique ou sur la scène, montrent une humanité qui nous a quitté·e·s, selon moi. C’est aussi un imaginaire que j’aime récupérer pour situer ma musique dans un espace qui se ressent comme un rêve.

c’est entrer en relation avec le public. J’attends ce moment depuis des années. Ça n’a pas toujours été rose ; beaucoup d’étapes ont été influencées par la disponibilité de mon partenaire, mon plus grand collaborateur, ce qui implique des moments de productivité et de ralentissement puisqu’on travaille de façon très reliée. On a des goûts similaires, on se complète et on se comprend musicalement. C’est pourquoi, en travaillant ensemble, les

LD : Est-ce qu’on te sent plus heureuse en t’écoutant? CB : Je me considère une personne très tourmentée, mais il y a une paix à savoir le montrer honnêtement dans l’art. Si je suis heureuse, c’est dans cette « mission » que je me donne. J’aimerais être capable de faire sourire, même si j’écris à propos des bas-fonds d’une réflexion plutôt sombre. « S’il veut de moi » raconte une désillusion face à l’amour ; je chante que je

12 culture

ne crois plus à l’amour, pourtant je veux que ceux et celles qui m’écoutent soient invité·e·s dans un espoir naïf. J’essaie de rendre

LD : Comment cet amour de la technique s’est-il manifesté dans la production de « S’il veut de moi »? CB : Ça m’a ouvert à apprivoiser le processus de production et

LD : Et comment créer les « conditions idéales »? CB : La scène! C’est le seul endroit, avec l’énergie que fournit le public, où la voix et l’émotion se coordonnent parfaitement. Le corps le sait. C’est pour cette raison que le retour sur scène est la chose que j’attends le plus.

LD : Les autres formes artistiques que tu mentionnes ontelles une influence sur ta relation avec la musique? CB : C’est partiellement en hommage au film Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda que j’ai choisi mon nom d’artiste. C’est un de mes films préférés parce que j’y reconnais plusieurs de mes obsessions : la relation entre l’artiste et son art, le temps qui s’écoule sans contrôle, et le rapport au mystère. J’ai choisi de travailler dans des domaines artistiques en espérant dédier ma vie à ces questions. Le cinéma et le théâtre sont les milieux

« Ne plus pouvoir toucher à la chanson, la voir enfin accessible, c’est entrer en relation avec le public » étapes s’achevaient en étant sur la même longueur d’onde. C’était vraiment important pour arriver à mon but.

sein d’équipes de production, j’apprends à apprécier l’aspect technique de la création.

dans lesquels j’ai passé la majorité de mon temps depuis la séparation de mon ancien groupe. Depuis ces années passées au

rose duguay

d’enregistrement. C’était un aspect de la création musicale avec lequel je n’étais pas familière et que je ne voulais pas forcer. Il m’est arrivé plusieurs fois de repousser un enregistrement parce que je n’étais pas dans la bonne énergie. Les émotions que je veux exprimer nécessitent une voix qui ne se forme pas toujours au bon moment.

J’ai hâte, mais je ne sais pas encore quel genre de public j’aurai cette fois-ci. Reste à voir! « S’il veut de moi » est disponible sur Spotify, Apple Music et toutes les autres plateformes d’écoute musicale.x olivier turcotte Contributeur

le délit · mercredi 8 novembre 2023 · delitfrancais.com


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.