Le Délit - Édition du 30 octobre 2024

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Édition spéciale: LE CHOIX

Le Délit est situé en territoire Kanien’kehá:ka non cédé.
Publié par la Société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill

éditorial

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Pourquoi « Le Choix »?

Cette année, 4,1 milliards de personnes ont été appelées à voter (à travers des élections locales, législatives ou présidentielles) dans 68 pays, dont le Brésil, la France, le Pakistan, la Russie, le Sénégal, l’Indonésie et l’Inde, sans oublier les États membres de l’Union Européenne. Dans moins de dix jours, les États-Unis s’ajouteront à cette liste. Ces élections américaines nous invitent à redéfinir la notion du choix, non plus simplement comme un droit établi, mais comme un privilège : une liberté de disposer de notre propre corps, de définir notre identité, et de tracer notre avenir.

Au Canada, la démocratie est perçue comme un acquis depuis plusieurs décennies, et la possibilité de choisir – dans tous les domaines – peut nous sembler banale, ou apparaître comme une évidence. C’est un privilège que nous avons souvent tendance à sous-estimer. Dans les pages de cette édition spéciale, Le Délit a choisi d’explorer la question du choix, sous toutes ses facettes : Qu’est-ce que le choix? Sommes-nous réellement libres de choisir? Ces choix importent-ils?

Le choix et sa réalité

Si le choix est un pilier de la démocratie, il ne garantit pas pour autant que nos décisions en matière de gouvernance aient un impact réel. Dans nombre des pays évoqués plus haut, les élections ne servent souvent qu’à donner une illusion de liberté, le choix étant parfois manipulé afin de légitimer des régimes profondément totalitaires. C’est le cas en Russie, où nous avons pu observer une fois de plus cette année la traditionnelle mise en scène électorale qui prend place tous les six ans.

En revanche, nul besoin d’aller jusqu’en Russie pour comprendre que le choix n’est pas immuable. Même dans les sociétés dites démocratiques et libérales comme le Canada ou la France, le choix est parfois bafoué. En effet, si le droit de vote symbolise la liberté de choix dans une démocratie, il ne garantit pas pour autant que les décisions prises par les citoyens en matière de droits fondamentaux sont respectées. La question du consentement apparaît ici en filigrane, car pour qu’une démocratie soit légitime, elle doit non seulement respecter la volonté des citoyens dans l’urne, mais aussi dans les choix personnels et intimes qu’ils consentent à faire dans leur vie. L’autonomie corporelle, en particulier le droit à l’avortement, est au cœur de cet enjeux. Elle repose sur le principe que chaque individu doit pouvoir consentir librement en ce qui concerne son corps. Or, dans un contexte politique où certains élus tentent de restreindre ce droit, le choix démocratique devient un instrument de contrôle social ; les individus n’ont plus la liberté d’exercer un consentement réel, mais sont soumis à des décisions politiques qui empiètent sur leur liberté personnelle. Ainsi, le choix, censé être un pilier de la démocratie, devient alors une arme qui peut être utilisée pour contrôler des populations, et l’autonomie corporelle, un champ de bataille où se joue la liberté individuelle des citoyens.

Le choix et l’identité

Faire des choix correspond à questionner les plus profondes racines de notre identité : chaque choix que nous faisons, redéfinit un peu plus qui nous sommes, les valeurs que nous portons dans nos cœurs et les

personnes que nous sommes amenés à devenir. C’est en quelque sorte une rencontre avec nous-même, une manière de s’apprendre, de se découvrir. Cette définition de l’identité par les choix que nous faisons s’applique aussi au Délit. Chaque semaine, l’identité du journal est remise en question lorsque nous décidons des thématiques, et de la manière dont nous allons les aborder. Nos pages témoignent donc de notre identité.

En tant qu’étudiant·e·s, les petits et gros choix que nous faisons au quotidien influencent parfois directement qui nous serons dans un, trois, ou cinq ans. Cela crée une anxiété qui est sans doute familière pour beaucoup d’entre nous à McGill.

Il est néanmoins important de ne pas oublier que quel que soit les choix que nous ayons faits (dans notre parcours académique, nos relations amicales ou encore amoureuses), qu’ils aient été bons ou mauvais, tous ont contribué à forger notre identité, et les personnes que nous sommes devenues aujourd’hui.

Choisir de ne pas choisir

Depuis quelques années, de nombreux sujets de politique internationale ou nationale ont marqué, clivé et polarisé les sociétés. Cela est en partie dû aux nouveaux moyens de communication et aux réseaux sociaux qui, en proposant un accès instantané (mais pas forcément qualitatif, ni factuel) à l’information, appellent simultanément à la prise de position. Ce besoin constant de se prononcer peut en submerger certain·e·s. D’un autre côté, refuser de prendre position peut sembler être une solution facile, surtout quand une position claire pourrait provoquer des conflits ou des critiques. Cependant, ne pas prendre position peut aussi être vu comme une forme de soutien indirect ; en ne s’opposant pas activement, on laisse à d’autres le soin de faire avancer la cause.

Il est louable, et même essentiel pour la vitalité de la démocratie, que chacun puisse se positionner et agir pour faire entendre son opinion. Mais il est tout aussi légitime de ne pas se sentir obligé de prendre position sur chaque thématique. Il est naturel de reconnaître que certains sujets nous échappent ou ne nous concernent pas directement. Si les individus jouissent de cette liberté, il en va autrement pour les États et les gouvernements. Lorsque l’humanité et l’avenir de la planète sont en jeu, ces derniers ne peuvent pas rester passifs, et choisir de ne pas choisir. Préserver la liberté de choisir

Les prochaines élections américaines sont cruciales, car leurs répercussions politiques, sociales et humanitaires dépasseront largement les frontières des États-Unis. Si nous refusons de prendre parti dans ces élections parce que nous tenons à notre relative « neutralité », la rédaction du Délit rappelle néanmoins à ses lecteurs et lectrices de réfléchir à la préservation des valeurs fondamentales de liberté, d’égalité, et de respect d’autrui. Le Délit est attaché à la liberté de chacun·e de décider de son avenir et de son corps, et il est essentiel de faire des choix qui protègent cette précieuse liberté sur le long terme.x

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La sélection d’actus du Délit

CONFÉRENCE DE PARIS POUR LE LIBAN : QUEL BILAN ?

Le 24 octobre dernier, une conférence en soutien au Liban a eu lieu à Paris. Organisée par le président français Emmanuel Macron, la conférence s'est tenue en réponse au conflit qui oppose le Hezbollah, organisation reconnue comme terroriste par le Canada, localisée au Liban, et Israël. En effet, le conflit a largement fragilisé les institutions libanaises et déplacé près d’un million de personnes. Par ailleurs, selon les estimations du ministère de la Santé libanais, plus de 2 546 personnes auraient été tuées depuis octobre 2023, dont près de 127 enfants. L'objectif de la conférence était de pousser pour un cessezle-feu entre les deux belligérants, et d’encourager à l'application de la résolution 1 701 de l'ONU prescrivant le désarmement du Hezbollah et le retrait des troupes israéliennes au Liban.

Au total, la conférence a permis de réunir 800 millions de dollars d’aide humanitaire ainsi que 200 millions de dollars pour l’armée libanaise. Par une contribution directe à l’armée, les donateurs de la conférence espèrent lui donner les moyens de faire respecter son autorité sur le territoire. Actuellement, cette autorité est largement affaiblie par la présence du Hezbollah. Comme le rapporte Courrier International, Najib Mikati, le premier ministre libanais, a déclaré que « l’autorité libanaise doit s’exercer sur l’ensemble du territoire et il ne doit y avoir d’armes que dans les mains de l’armée libanaise et de l’État ».

Les États-Unis, la France ou encore l’Allemagne faisaient partie des donateurs majeurs de la conférence. Selon Le Devoir, le Canada n’a pas contribué, mais Affaires mondiales Canada a rappelé que presque 50 millions de dollars d’aide humanitaire avaient déjà été envoyés au Liban cette année.

COUP D’ÉCLAT ENVIRONNEMENTALISTE SUR LE PONT JACQUES-CARTIER : DES CONSÉQUENCES À LA HAUTEUR DU MESSAGE?

Ce mardi 22 octobre, plusieurs activistes environnementalistes ont escaladé le pont Jacques-Cartier de Montréal, bloquant la circulation pendant plusieurs heures. L’action, qui a été revendiquée par le Collectif Antigone et le groupe Last Generation Canada, avait pour but d’éveiller les consciences quant au manque d’action gouvernementale concrète par rapport à l’urgence climatique, notamment sur le plan des énergies fossiles. Plus précisément, les activistes ont réclamé la création d’une agence fédérale de gestion des crises climatiques, ainsi que la signature d’Ottawa sur le traité de non-prolifération pétrolière. Trois personnes ont été arrêtées et placées en détention provisoire après ce coup d’éclat. Ce vendredi, l'une des personnes ayant aidé à organiser l'action mais n'ayant pas escaladé le pont a été libérée. Cependant, les deux principaux activistes, Jacob Pirro et Olivier Huard, restent aux mains des forces de l’ordre.

Cette détention prolongée est fermement dénoncée par de nombreuses associations telles que Greenpeace Canada, la Ligue des droits et libertés, ou encore Réseau Action Climat Canada, une coalition de 150 organisations travaillant sur les questions climatiques et énergétiques. En 2019, des militants d’Extinction Rébellion, qui avaient également escaladé le pont, n’avaient été retenus que quelques heures par la police. Au niveau juridique, certains avocats remettent en question la détention prolongée tandis que d’autres ne sont pas surpris, évoquant l’impact majeur du coup d’éclat sur la circulation qui aurait pu retarder des ambulances en service. Une manifestation en soutien aux deux activistes aura lieu ce jeudi 31 octobre, le jour de leur comparution devant le palais de justice de Montréal.

SOMMET DES BRICS À KAZAN : QUEL AVENIR POUR LE GROUPE?

Cette année, le sommet des BRICS s’est déroulé du 22 au 24 octobre à Kazan, en Russie. L’acronyme BRIC (pour Brazil, Russia, India, China) est apparu dans les années 2000 pour définir ce groupe de pays « émergents » à la croissance rapide. Le « S » s’est ajouté une décennie plus tard avec l’adhésion de l’Afrique du Sud (South Africa). Cette année, le groupe s’est élargi pour devenir le BRICS+, incluant l’Egypte, l’Iran, les Emirats Arabes Unis, et l’Ethiopie. En tant que groupe géopolitique se revendiquant du « Sud Global », le rôle des sommets des BRICS est de réaffirmer leur poids politique et économique sur la scène internationale.

La conférence de Kazan intervient dans un contexte géopolitique tendu, marqué notamment par l’invasion russe de l’Ukraine. La Russie, qui a accueilli de nombreux dirigeants mondiaux clés, tels que Xi Jinping ou Narendra Modi, s’est présentée comme un acteur clé, mettant en scène chaque interaction entre les participants pour donner une bonne image. Moscou a voulu envoyer un message à l’Occident, que la conférence présidée par Vladimir Poutine était un franc succès. Cependant, aucun réel accord n’a été signé entre les participants, et ces derniers étaient incités par Poutine à ne pas aborder la question de l’Ukraine. De plus, l’image lisse de la conférence a été troublée par la présence d’Antonio Guterres, secrétaire des Nations Unies, qui n’a pas hésité à condamner fermement l’agression russe. Lors de la conférence, il a profité de son statut pour rappeler que l’invasion russe en Ukraine constituait une grave violation à la Charte des Nations Unies et au droit international.

SCANDALE DE L’ÉCOLE BEDFORD : LA LAÏCITÉ MISE EN DANGER?

Le 11 octobre dernier, un rapport gouvernemental a été remis au ministre de l’Éducation québécois, Bernard Drainville, concernant un groupe de 11 enseignants de l’école primaire Bedford, dans le quartier de Côte-Des-Neiges à Montréal. Ils étaient accusés d’y faire régner un climat de peur et d’intimidation auprès des élèves. Le rapport a fait énormément de bruit au sein de la communauté montréalaise, notamment parce qu'il met en lumière l’incapacité du Centre de Services Scolaire De Montréal (CSSDM) à s’assurer du bien-être éducatif de ses élèves. Selon La Presse, le « clan » des 11 enseignants exerçait une telle domination au sein de l’école que d’autres instructeurs opposés à leurs méthodes ont dû quitter l’établissement. En réponse à la remise en cause des capacités du CSSDM, trois directrices d’école ont pris la défense de l’organisation, évoquant le soutien sans faille du Centre dans la direction de leurs écoles.

Au-delà de la remise en cause du CSSDM, le scandale porte sur le manquement à la Loi sur la laïcité de l’Etat. En effet, selon Mr. Drainville, les 11 enseignants auraient introduit des concepts religieux dans leur enseignement. Paul St-Pierre Plamondon, chef du Parti Québécois, a quant à lui qualifié l’école Bedford comme cible d’une tentative d’« entrisme islamique ». Cela signifie que selon lui, les 11 enseignants auraient pris les commandes de toute l’institution et y auraient fait régner un climat de terreur spécifiquement pour imposer leur religion. Ce 22 octobre, Mr. Drainville a suspendu le brevet des 11 enseignants visés par les plaintes, et a envoyé à tous les centres de services scolaires de la province une lettre encourageant une rigueur accrue dans tout cas de dénonciation d’inconduites de personnel scolaire.

Choisir entre prospérité et sécurité

Les relations Inde-Canada dégénèrent.

Le 14 octobre, la ministre des Affaires étrangères du Canada, Mélanie Joly, annonce que des avis d’expulsion du territoire canadien ont été envoyés à six diplomates indiens, incluant le haut-commissaire. Quelques heures plus tard, le gouvernement indien riposte, faisant de même avec le haut-commissaire canadien à New Delhi, et cinq autres diplomates canadiens. Ces développements représentent l’aboutissement de tensions croissantes entre l’Inde et le Canada, et remettent en question la solidité de la relation entre les deux pays du Commonwealth.

Résumé des tensions

Le 18 juin 2023, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) retrouve Hardeep Singh Nijjar, un Canadien Sikh impliqué dans le mouvement indépendantiste du Khalistan, fatalement atteint de balles tirées depuis un véhicule à Surrey, en Colombie-Britannique. Le 18 septembre 2023, Justin Trudeau annonce à la Chambre des communes que les agences de sécurité canadiennes auraient démontré l’implication d’agents du gouvernement indien dans l’assassinat de M. Nijjar. Le refus du gouvernement indien de coopérer dans l’enquête mène à l’expulsion d’un de ses diplomates du territoire canadien. Cette décision du gouvernement canadien reste controversée, considérant l’absence de preuves divulguées au public pour soutenir une telle accusation. Bien que l’Inde continue de nier toute implication dans l’affaire, le Canada retire le deux tiers de ses diplomates et leurs dépendants de l’Inde en octobre 2023.

inclueraient des « techniques de collecte d’informations clandestines, des actes coercitifs visant des Canadiens d’origine sud-asiatique, et la participation à plus d’une douzaine d’actes violents et menacants, incluant le meurtre ». Ces accusations mènent donc à l’expulsion mutuelle de diplomates du 14 octobre 2024, annoncée par la ministre Joly.

« Le Canada a été confronté à un choix difficile entre la sécurité des Canadiens et sa propre prospérité économique »

classifiée. Le 14 octobre, Duheme a affirmé que des agents du gouvernement indien avaient joué un rôle dans des actes de violence « répandus » au Canada, incluant des homicides. Cependant, il n’a pas spécifié si l’affaire Gill faisait partie de ces actes de violence, et les circonstances et la nature de l’information divulguée lors de l’entretien entre Morrison, Drouin et le Washington Post , ainsi que le déroulement même du breffage, restent incertains.

Risques pour l’économie

Eileen Davidson | le dÉlit

canadien sur les crises et l’action humanitaire de l’UQAM et chercheuse postdoctorale des Fonds de recherche du Québec – Société et culture.

l’affaire du meurtre de M. Singh Nijjar. Selon Viens, ceci démontrerait le sérieux des allégations faites par la GRC, qui soutient avoir pour but de « défaire le réseau qui s’est mis en place par le gouvernement indien pour orchestrer des activités criminelles en sol canadien ».

Il semble que l’inhabituel de la situation s’étende au-delà de la question de la sécurité. Comme Viens le souligne, « ce qui est aussi surprenant et assez rare pour un pays qui souhaite accroître ses liens économiques comme le Canada, c’est de prendre une décision diplomatique de ce genre, en sachant très bien qu’elle affectera ses liens diplomatiques de manière importante et drastique ».

Un choix difficile

Le 3 mai 2024, la GRC procède à l’arrestation de trois ressortissants indiens impliqués dans le meurtre de M. Nijjar. Le 11 mai 2024, un quatrième ressortissant est arrêté en lien avec l’affaire. Le 14 octobre 2024, le gouvernement Trudeau publie une déclaration concernant plusieurs enquêtes menées sur le meurtre de M. Nijjar. Selon le bureau du premier ministre, « la GRC dispose de preuves claires et convaincantes que des agents du gouvernement indien se sont livrés, et continuent de se livrer, à des activités qui constituent une menace importante pour la sécurité publique ». Ces activités

Quelques jours avant, selon le Globe and Mail , David Morrison, sous-ministre délégué des Affaires étrangères, ainsi que Nathalie Drouin, conseillère à la sécurité nationale et au renseignement auprès du premier ministre, se seraient entretenus avec le Washington Post . Lors de cet entretien, les deux fontionnaires auraient divulgué à la publication américaine des informations sensibles concernant l’implication possible du gouvernement indien dans le meurtre d’un deuxieme leader sikh canadien, Sukhdool Singh Gill. Cette

L’effet de ces tensions diplomatiques sur les relations économiques entre les deux pays n’est pas encore clair. L’Inde représente le dixième partenaire commercial du Canada, faisant d’elle un marché prioritaire, selon Affaires mondiales Canada. L’importance des relations économiques est illustrée par l’Accord de partenariat économique global Canada-Inde (ou l’APEG), renégocié pour la dernière fois en 2017. On peut aussi citer à l’appui les partenariats entre les deux pays dans le domaine de l’éducation, avec 41% des étudiants internationaux au Canada étant originaires de l’Inde.

Selon elle, « d’un point de vue économique et géopolitique, le Canada a beaucoup à perdre » en rompant ses liens avec l’Inde. Les allégations émises par Justin Trudeau en septembre 2023 ont notamment interrompu les négociations en cours de l’APEG, et qui auraient permis « d’accroître le commerce bilatéral de 8,8 milliards de dollars par an, augmentant le PIB annuel de 0,25% d’ici 2035 ». Cependant, Viens note que malgré  l’importance de l’Inde pour l’économie, le risque posé à la souveraineté canadienne par cette situation est assez conséquent «  pour voir dans la position du Canada une tentative de remettre au premier plan son refus de se faire piler sur les pieds ».

Une situation sans précédent

Bien que le Canada ait mis fin à des relations diplomatiques auparavant, cette situation, selon Viens, est sans précédent. Elle explique que l’élément surprenant

« Dans ce cas-ci, il est clair que le Canada a décidé de mettre au devant son discours sur la souveraineté de l’État et la lutte contre l’ingérence étrangère »

information devait être divulguée par Mike Duheme, commissaire de la GRC, lors d’une conférence de presse, et les deux fonctionnaires fédéraux affirment que cette information n’était pas

Mais le Canada peut-il se permettre de mettre fin à ses relations économiques avec l’Inde?

Le Délit s’est entretenu à ce sujet avec Catherine Viens, professeure associée à l’Observatoire

de cette affaire concerne sa nature publique. En effet, il est très inhabituel que la GRC rende publiques des accusations lorsqu’une enquête est toujours en cours. C’est cependant ce qu’elle a fait avec

Viens affirme : « Le Canada est surtout tiraillé entre poursuivre des allégations publiques, ou coopérer avec l’Inde, malgré les circonstances. » En d’autres mots, le Canada a été confronté à un choix difficile entre la sécurité des Canadiens et sa propre prospérité économique. D’une part, s’abstenir d’accuser l’Inde d’avoir enfreint à la souveraineté canadienne aurait établi un précédent dangereux quant à la sécurité des Canadiens sur leur territoire. D’une autre, accuser l’Inde et mener des enquêtes publiques sur son implication dans le meurtre de M. Nijjar met à risque d’importants liens diplomatiques et économiques. Viens soutient que « dans ce cas-ci, il est clair que le Canada a décidé de mettre au devant son discours sur la souveraineté de l’État et la lutte contre l’ingérence étrangère ».

Dénouements

La possibilité d’un dénouement des tensions diplomatiques entre les deux pays est intrinsèquement liée au rôle d’autres acteurs internationaux. « L’une des seules manières par laquelle le Canada pourra s’extirper de cette fracture diplomatique, c’est s’ il réussit à avoir le soutien d’autres pays occidentaux, dont les pays des Five Eyes [une alliance des services de renseignements de l’Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni, et des ÉtatsUnis, ndlr]. » Toutefois, comme le précise Viens, le soutien de ces pays risque d’être étroitement lié à la menace directe que leur pose l’Inde. Le résultat des enquêtes menées aux États-Unis concernant un assassinat similaire en territoire américain sera donc décisif quant aux relations diplomatiques Inde-Canada. x Ysandre Beaulieu Éditrice Actualités

Entre hommages et célébrations

Retour sur le mois de l’héritage latino-américain à McGill et à Montréal.

LARA CEVASCO

Correctrice

Ce mois d’octobre a marqué la sixième édition du Mois de l’héritage latino-américain à Montréal, et des célébrations de tous genres ont été au rendez-vous. Au cours des dernières semaines, les apports culturels diversifiés de la communauté latino-américaine ont été mis à l’honneur au moyen de festivités et de commémorations à travers la ville. Depuis 2019, la mission de cet évènement est de « favoriser la convergence et le rayonnement des différentes expressions sociales et culturelles » qui découlent de l’immigration latino-américaine. Le comité d’organisation a ainsi proposé au public une multitude de rencontres vibrantes et culturelles, telles que des spectacles de danse, des foires et des expositions, mais aussi des conférences traitant de sujets sociétaux comme l’intégration dans le monde professionnel.

Faciliter l’intégration

Un des contributeurs majeurs du mois de l’héritage n’est autre que la fondation LatinArte qui, depuis la première édition, s’est installée à la Maison de la culture Claude-Léveillée et organise son festival chaque année. Si le mois de l’héritage organisé par la ville de Montréal est relativement nouveau, le festival de la fondation LatinArte, lui, est bien plus

ancien. Depuis maintenant 16 ans, celui-ci vise à mettre en lumière les artistes latino-américains et leurs contributions à la culture

de la poète sous la dictature de la junte militaire en Argentine. Dans un décor minimaliste et faiblement éclairé, les artistes

« Ce n’est pas facile de s’intégrer ici, surtout quand on ne parle pas la langue. Mais une fois cette barrière franchie, il y a beaucoup de choses mises en place pour que les gens puissent s’intégrer facilement »

montréalaise. Pour Angela Sierra, directrice du festival, chaque mois d’octobre représente un pas de plus pour l’intégration de la communauté latino-américaine à Montréal. Elle rappelle que différents organismes tels que la Maison des Amériques, ou le Centre d’aide aux familles latino-américaines (CAFLA) sont disponibles et ont pour but de faciliter l’insertion des nouveaux arrivants sur le sol québécois.

Depuis maintenant six ans, les locaux Claude-Léveillée sont devenus le foyer des artistes latino-américains de tous genres. Le

23 octobre s’est ainsi tenue la rencontre poétique et musicale de la poète Flavia Garcia et du pianiste José Maria Gianelli, Fouiller les décombres, qui retrace l’enfance

Garcia, Poète

alternent voix parlée, chantée, danse, piano, contrebasse et flûte. De temps à autres, Flavia Garcia, qui interprète ses propres textes, passe du français à l’espagnol, avec un accent argentin qui réconforte l’audience. Ayant quitté l’Argentine dans sa jeunesse, elle insiste sur l’importance de partager les expériences de son passé : « C’est un peu notre héritage vivant, notre apport à la société dans laquelle on vit. On apporte nos histoires et on les partage avec les gens. » Elle a conscience qu’il est parfois difficile de s’insérer mais souligne aussi les progrès de ces dernières années : « Ce n’est pas facile de s’intégrer ici, surtout quand on ne parle pas la langue. Mais une fois cette barrière franchie, il y a beaucoup de mesures mises en place pour que les gens puissent s’intégrer facilement », explique-t-elle.

Des hommages multiples

À quelques pas de là, sur la rue Saint-Hubert, se tient l’exposition temporaire Titre de voyage, qui illustre la crise migratoire face à laquelle sont confrontés réfugiés et migrants lorsqu’ils arrivent au Canada. Cette œuvre, réalisée par Juan David Padilla Vega, est une installation multimédia itinérante qui se niche dans plusieurs coins de la ville et qui mêle musique, photographie, performance et écriture. Sur l’installation de Saint-Hubert, une série de quatre affiches dépeint le lourd fardeau de ces populations. « 3 038 jours », « 1 600 jours », « 2 045 jours », peut-on lire sur les images  : ce sont le nombre de jours depuis lesquels les immigrés sont dans l’attente d’une régularisation. Selon l'artiste, l'œuvre dépeint cette attente perpétuelle qui « se matérialise comme une empreinte sur la peau des migrants ».

Toutefois, les hommages ne sont pas seulement culturels. L’Équipe de la Défense du Canada, elle aussi, tient à commémorer la contribution des populations latino-américaines au pays durant ce mois d’octobre. Saviez-

vous que des membres de la communauté latino-américaine, venus tout droit de leur pays d’origine, s’étaient portés volontaires pour s’enrôler dans les Forces armées canadiennes lors des Première et Seconde Guerres Mondiales? Ne parlant pour la plupart que l’espagnol, ces derniers avaient su s’intégrer de manière « remarquable » aux forces armées, a tenu à honorer le capitaine Rey Garcia-Salas, coprésident du réseau latino-américain de l’Équipe de la Défense et responsable du comité de planification du Mois du patrimoine latino-américain. Cette année, à l’occasion de la célébration de ce patrimoine et pour rendre hommage

prenne conscience de cet héritage : « C’est une célébration qui unifie, et je suis fière que SLASA contribue à construire ce pont au sein de la communauté mcgilloise (tdlr). » De son côté, l’Association d’études caribéennes et latino-américaines et d’études hispaniques (CLASHSA) a elle aussi proposé différentes activités aux étudiants de McGill ; l’une d’elles, un atelier de poésie sur le thème des poètes latino-américains célèbres.

Bien que le mois d’octobre s’achève, certains évènements seront encore ouverts au public au début du mois de novembre, notamment pour célé-

aux vétérans, différentes cérémonies de commémoration se sont tenues au Canada, dont une à Québec, ce vendredi 25 octobre.

Et à McGill?

Le campus de McGill a lui aussi su prendre part aux célébrations. Ces dernières semaines, différents clubs et associations ont proposé aux étudiants un agenda d'activités pour rendre hommage à leurs cultures. Ainsi, l’Association d’Étudiants Espagnols et Latino-Américains (SLASA) a organisé plusieurs évènements sur le thème de l’héritage latino-américain, permettant à la fois la recontre entre élèves et la mise en réseau avec des professionels. Le 25 octobre dernier s’est alors tenu un panel réunissant plusieurs consuls de Montréal, notamment du Brésil, de la Colombie et de l’Argentine. Cet évènement s’est fait aux côtés de l’Association des professionnels latinos d'Amérique (ALPFA) de Montréal, qui vise à offrir des opportunités d’échanges et de réseautage aux Latinos du Québec. Pour Julia, co-présidente de SLASA, il est important que le monde universitaire

brer la légendaire fête du Día de Los Muertos, qui se tient généralement les 1er et 2 novembre. Originaire du Mexique, cette tradition se célèbre dans l’ensemble de l’Amérique latine, et met en avant l’amour et le respect des populations envers les membres de leur famille n’étant plus parmi eux. Faisant partie du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO, le Día de los Muertos rassemble des millions de personnes dans un esprit de fête, car à travers défilés, costumes et danses, ils célèbrent à la fois la vie et la mort.

Si vous souhaitez vous rendre aux évènements proposés par la ville de Montréal, toutes les informations sont disponibles sur les sites internet du Mois de l’héritage latino-américain et du festival LatinArte. Concernant le campus de McGill, les actualités culturelles et académiques peuvent être retrouvées sur les comptes Instagram des associations, @slasa.mcgill et @clashsa.mcgill. Et si vous avez manqué l’occasion de participer au célébrations du Mois de l’héritage latino-américain, ne vous inquiétez pas, il revient l’année prochaine! x

lara cevasco | Le Délit
lara cevasco | Le Délit

société

ENQUÊTE

societe@delitfrancais.com

Remettre les femmes à leur place

Carrière ou famille : un choix trop souvent genré.

capucine valton

Éditrice Actualités

ANOUCHKA DEBIONNE

Éditrice Enquête

Marwah Rizqy, députée québécoise, a relancé un débat sociétal majeur à travers sa déclaration à l’Assemblée il y a plusieurs semaines : « Aujourd’hui, je n’annonce pas ma démission. J’annonce simplement que je ne reviens pas en 2026, car moi, personnellement, je n’arrive pas à tout conjuguer.  » Concilier carrière professionnelle et vie de famille est un vrai dilemme, et ne semble pas être un choix personnel pour beaucoup de femmes. Entre les attentes des superwomen qui arrivent à tout combiner, les stigmatisations sur les femmes sans enfants, et le jugement porté à celles qui restent à la maison, il semblerait que tous ces choix portés par les femmes deviennent un poids sur leurs épaules. Mais quels sont les facteurs qui influencent ce choix? Comment choisir entre prioriser sa carrière ou sa famille? Ou alors comment arriver à concilier les deux?

parfois des quarts de travail de douze heures. » Dans les milieux de l’éducation et des centres de la petite enfance, où la majorité des employées sont des femmes, « il y a une certaine flexibilité pour gérer des choses familiales au travail, faire des appels pendant les pauses avec le médecin ou la maison », ajoute Dre Riel. «  Il y a aussi des mesures, gagnées par les syndicats, pour que les employées gardent leur ancienneté au retour de congé de maternité. » Ce sont les combats syndicaux des milieux féminins qui ont permis des mesures adaptées à la conciliation de vie de famille et vie de travail des employé·e·s, « ce dont les hommes pourraient aussi bénéficier », défend la professeure.

La différence avec les milieux à prédominance masculine se remarque aussi à l’embauche, notamment par des remarques discriminatoires quant au choix d’avoir des enfants. Dre Riel raconte : « Lors de mes recherches, nous avons obtenu des témoignages de femmes qui se sont fait offrir un poste à condition de ne pas avoir d’enfants avant d’avoir trois ans d’ancienneté. » Ana de Souza,

« Si vous avez de l’aide, ou si vous faites appel à quelqu’un d’autre, si vous ne le faites pas de vos propres mains, vous n’êtes pas une aussi bonne mère »

Ana de Souza, doctorante à l’Institut d’études religieuses de McGill

Différents milieux

Il y a encore des grandes différences entre les milieux à prédominance masculine et féminine :  ces derniers ont été le théâtre de luttes sociales qui ont permis aux femmes de gagner en flexibilité au travail pour pouvoir répondre à l’appel de leur vie de famille. Jessica Riel, professeure à l’UQAM en études féministes et bien-être au travail, soulève les différences de la réalité des femmes dans les milieux à prédominance masculine et ceux à prédominance féminine. « Dans les milieux masculins, c’est très difficile de penser avoir un horaire différent. Je parle des métiers où les horaires commencent avant les heures de la garderie et se terminent après les heures de garderie, comme le secteur de la construction qui a

doctorante à l’Institut d’études religieuses de McGill, remarque que ces commentaires ne semblent pas s’appliquer à part égale aux deux sexes : « Je pense que lorsque [les patrons, ndlr] voient des pères avec de jeunes enfants, ils ne supposent pas que le congé de paternité va affecter leur travail de manière significative. »

La peur que l’efficacité d’une femme au travail soit affectée par ses enfants motive ses collègues à confier des tâches à d’autres collègues masculins, lorsqu’ils en ont le choix. C’est la pénalité causée par la maternité («  motherhood penalty »). « Nous pensons, même inconsciemment, que cette femme a peut-être un enfant, ou alors qu’elle en aura un dans le futur », précise Darren Rosenblum, professeur·e à la faculté

de droit de McGill, et spécialisé·e dans les démarches prises par les entreprises pour favoriser la diversité et l’égalité des genres. Cette pénalité semble s’atténuer lorsque la femme atteint la quarantaine, mais les différences hiérarchiques se font toujours ressentir.

où il est typique, voire même obligé, pour les hommes qui ont des nouveaux-nés de prendre congé. » Montrer l’exemple grâce à cette démarche, c’est la décision qu’a prise le ministre de la Défense finlandais, Antti Kaikkonen en 2022, lorsqu’il a pris son congé

La place du congé familial

Au Québec, le Régime québécois d’assurance parentale (RQAP) finance le congé à hauteur de 70% du salaire : quatre mois pour la mère, cinq semaines pour le deuxième parent et une banque commune de 32 semaines à se partager au choix. Dre Riel constate que le congé parental commun est généralement attribué à la mère : « C’est souvent la travailleuse qui a un plus petit salaire que le père de l’enfant, donc c’est légitime que ce soit elle à qui revient le congé. C’est absurde, car ça reproduit les rôles sociaux. » Ana ajoute que le « choix » que fait la femme de rester à la maison s’étend au-delà du congé parental : « Disons que le coût de la garde d’enfants est égal ou supérieur au salaire de la femme, et que son mari gagne plus. La carrière en vaut-elle vraiment la peine? »

Les pays scandinaves, quant à eux, mettent en place des politiques qui encouragent le partage plus égalitaire de la responsabilité parentale. « Dans les pays scandinaves, si le deuxième parent prend aussi son congé parental, la famille reçoit beaucoup plus de compensations », explique Darren Rosenblum. « Ça encourage notamment les hommes à être présents dès le début de la vie de l’enfant et à bâtir un monde

de paternité pendant deux mois à l’occasion de la naissance de son deuxième enfant. « Je crois que quelque chose qui a eu un grand effet dans les pays scandinaves, c’est quand les dirigeants, qui sont des hommes, prennent leur congé comme ils doivent le faire », affirme Rosenblum. Dans le cas de Kaikkonen, en effet, l’impact fut d’autant plus retentissant, car la Finlande, en pleine négociation d’adhésion à l’OTAN, traversait une situation politique critique.

Le sacrifice de la santé

La conciliation de la garde d’enfants avec un emploi du temps de travail se fait au détriment de la santé des femmes, surtout dans les métiers où elles ont l’option de travailler la nuit. « Il y a des femmes qui préfèrent travailler la nuit pour pouvoir voir leurs enfants, alors qu’on sait que le travail de nuit trouble les rythmes de sommeil, prédispose au cancer du sein et pose d’autres risques sur la santé », déplore Dre Riel. « Les besoins de souplesse pour la conciliation travail-famille se font surtout pressants lorsque l’enfant a entre zéro et cinq ans, avant qu’il ne rentre à l’école. » Une triste ironie semble parcourir le secteur de la santé : les plus jeunes travailleuses sont en « bas de la hiérarchie » et sollicitées par leur supérieur à travailler la nuit. Ce sont également elles qui sont plus enclines à avoir de jeunes enfants, et elles se trouvent dans la tranche d’âge la plus à risque pour le cancer du sein.

Elles ont également permis d’obtenir le droit au « retrait préventif » visant à ce que les travailleuses enceintes ne soient pas exposées à des risques chimiques ou ergonomiques. Ce droit, enchâssé dans la Loi sur la santé et sécurité du travail, concerne surtout les postes où la travailleuse est debout, dans les secteurs alimentaires et manufacturiers. « Si l’employeur n’est pas en mesure de faire des changements pour accommoder la travailleuse par rapport à ce qui est indiqué dans

« Personne ne devrait avoir à choisir entre sa carrière et ses enfants. Personne ne devrait avoir à se prouver Superwoman »

Jessica Riel, professeure à l’UQAM en études féministes

Cependant, Ana de Souza souligne que le congé n’est pas nécessairement vécu de la même manière par les deux parents, puisque la femme doit récupérer physiquement de l’accouchement : « Le simple fait d’accorder du temps [aux hommes, ndlr ] ne permet pas d’égaliser les chances, car la relation à la parentalité est très différente. »

le certificat médical du médecin, il doit la retirer de son poste pour ne pas qu’elle soit exposée à ces risques-là, et lui attribuer un autre poste du même niveau de compétence. S’il n’est pas en mesure de le faire, la femme est retirée du travail et elle reçoit une indemnité qui équivaut à 90% de son salaire », explique Dre Riel.

Culpabilité du « lien maternel »

Attribuer un congé parental aux femmes davantage qu’aux hommes pourrait provenir de l’instinct sociétal du « lien maternel », qui se construit tout au long de la grossesse : « La femme (en supposant qu'elle ait été enceinte) est beaucoup plus impliquée dans l'existence de l'enfant. Ce lien s'exprime différemment chez l'homme, et cela le pousse à travailler plus dur pour obtenir des promotions et essayer de fournir davantage de revenus. Mais je pense que parce qu'elle est plus impliquée dans la vie quotidienne de l'enfant et qu’elle en est la source physique, la femme a tendance à penser qu'il est de sa responsabilité de gérer les enfants », affirme Ana de Souza. Cependant, selon elle, cette logique reposerait en partie sur l’intériorisation de l’existence de ce lien maternel, qui serait encouragée par la société :  « Je pense qu'il y a une tendance sociétale à faire culpabiliser les femmes. Si vous avez de l'aide, ou si vous faites appel à quelqu'un d'autre, si vous ne le faites pas de vos propres mains, vous n'êtes pas une aussi bonne mère ».

Le susdit lien maternel est sujet aux controverses, puisqu'il appa-

raît plus comme une invention de la société pour justifier l’absence de l’homme dans l’éducation directe de ses enfants, et non pas comme un phénomène propre au genre féminin. Au Canada, les luttes féministes ont permis de rendre les centres de la petite enfance accessibles à tous, afin d’accorder aux mères le temps de travailler. Des listes d’attente existent cependant partout au Québec à cause de la saturation des centres, empêchant la réinsertion des femmes sur le marché du travail. L’Organisme à but non lucratif Ma place au travail a organisé une grève d'occupation cet été devant l’Assemblée nationale pour manifester au gouvernement l’urgence de la situation.

Le modèle du travailleur idéal

« Je pense que le système dans lequel nous évoluons a été conçu selon des normes qui ne fonctionnent ni pour les femmes, ni pour les hommes », énonce Dre Riel. « Elles s’inscrivent dans un modèle du travailleur idéal, qui est disponible tout le temps, qui n'a pas d'enfant, ou qui a une femme qui s’en occupe. Cela fait en sorte que le milieu professionnel n’est pas adapté pour une conciliation travail-fa -

« Il faut créer une société qui lie moins le fait d’être parent au sexe biologique, et imaginer un monde où les femmes ne sont pas nécessairement obligées d’être le parent primaire »
Darren Rosenblum, professeur·e à la faculté de droit de McGill

mille saine. » La culture de la performance aurait un impact direct sur les caractéristiques qu’une femme se doit de combiner, aux yeux de la société : « Je pense que l'image de ce qu'est une “bonne” femme a beaucoup évolué », explique Ana de Souza. « Aujourd'hui, il s'agit d'avoir une carrière, des enfants et d'être en pleine forme. Je voudrais que la culture devienne plus saine, ce qui aiderait les femmes à se sentir moins obsédées et plus à l'aise avec qui elles sont, plutôt que d'encourager des pratiques mauvaises pour la santé. »

« Avoir un équilibre, ce n'est pas juste pour les femmes et/ou les hommes, ça devrait être pour tout le monde », ajoute Dre Riel. « Personne ne devrait avoir à choisir entre sa carrière et ses en-

fants. Personne ne devrait avoir à se prouver “ Superwoman ”. Il y a quelque chose à repenser au niveau de la place du travail [dans la société, ndlr ], des conditions de travail, mais aussi de la performance attendue, et ça passe par une reconsidération de la “norme”. »

La place des hommes

Les changements sociétaux et culturels ne peuvent se profiler sans la participation active des hommes, d’abord en tant que pères, et dans leurs postes politiques et d’entreprise. Ana ne doute pas de la motivation masculine à établir ces changements, puisqu’ils sont eux aussi impactés par le problème de la conciliation du travail et de la famille : « Je pense qu'ils devraient être motivés parce que cela va au-delà de l'intérêt personnel ; la

plupart des personnes ayant des enfants en bas âge veulent que la vie soit plus facile, ce qui inclut la santé mentale de son ou sa partenaire. » Rosenblum appuie ce constat : « Il faut créer une société qui lie moins le fait d’être parent au sexe biologique, et imaginer un monde où les femmes ne sont pas nécessairement obligées d’être le parent primaire. »

Le chemin vers une conciliation travail-famille reste complexe, mais d’abord faut-il s’assurer que ce choix demeure féminin, et non pas sociétal. Les rôles sociétaux offrent des modèles à suivre, celui de la femme qui s’occupe des enfants ou celle qui gère tout à la fois, ou encore la « femme à chat sans enfants » comme le dit Vance, le vice-président du candidat à l’élection présidentielle américaine. « C'est le choix de chaque femme d'avoir des enfants ou pas, c'est tout autant le choix de chaque femme de prendre son congé ou pas et d'être parent comme elle le veut », conclut Rosenblum. « Si une femme veut continuer à travailler, c'est vraiment à elle seule de le décider, ce n’est pas à nous [la société, ndlr] et ce n’est pas au grand public de juger. Il n’y a qu'une personne qui peut prendre ces décisions, et il s’agit d’elle-même. » x

EILEEN DAVIDSON | Le Délit

Lorsque le peuple vote, le peuple gagne. » Ces mots résonnent depuis plusieurs mois dans le paysage politique à travers le monde, alors que le populisme prospère sur le terreau d’une fracture sociale toujours plus béante. Les crises économiques, la peur et la xénophobie définissent maintenant notre conjoncture, transformant le débat démocratique en une scène de division et de désillusion. Si ces slogans sont souvent plus opportunistes que sincères, ce qui importe est de comprendre si le choix représente un aspect concret et pertinent de nos démocraties — ou si les conditions le transforment en illusion. Autrement dit, le vote confère-t-il une puissance d’agir, au sens spinoziste, à l’électeur? Ou bien le jeu politique est-il arrangé d’avance, fonctionnant au moyen et bénéficiant de cette illusion de choix qu’il confère aux citoyens?

La liberté contrainte du vote

Témoin des idéaux révolutionnaires, le vote symbolise aujourd’hui la liberté individuelle et la souveraineté collective au cœur de nos démocraties libérales. Autrefois perçue comme antagoniste à l’idée républicaine, la démocratie a trouvé sa place en adoptant la représentativité, un système

Liberté et affects

Viser plus haut que la démocratie libérale.

contraint d’adhérer à un système façonné par les élites politiques et économiques, les médias et les structures institutionnelles, au nom d’un contrat social informel et contraignant. Plutôt que d’incarner une force libre, l’électeur semble réduit à une position de spectateur, invité à valider des options déterminées en amont. Dans ce cadre, le vote devient l’instrument d’une souveraineté d’apparence, qui

voriser un choix éclairé, repose en grande partie sur ces affects afin de structurer la puissance d’agir des citoyens, leur donnant l’illusion d’une liberté qui leur appartient — en apparence seulement.

Pour Spinoza, le pouvoir politique est en réalité une projection imaginaire des puissances individuelles, transférées au collectif. Ainsi, l’État, loin d’être une entité

« Dans ce cadre, le vote devient l’instrument d’une souveraineté d’apparence, qui maintient la population dans une impression de contrôle tout en limitant sa capacité d’action »

où l’électeur cède sa souveraineté en vertu d’un « choix » qui, selon Francis Fukuyama, marque la « fin de l’Histoire » — l’idée qu’il n’existerait aucun système politique plus abouti que la démocratie libérale.

L’électeur, qui est cependant tenu entre le libre arbitre et les déterminismes d’un système aux structures rigides, est-il véritablement en mesure d’agir selon son essence? Spinoza nous rappelle que la liberté ne réside pas dans le simple fait de choisir, mais dans la capacité à exprimer sa propre nature, à affirmer une « puissance d’agir ». En politique, cela impliquerait que le vote confère à l’électeur une autonomie réelle, un pouvoir de décision ancré dans l’expression de soi, et non une imitation de la liberté. La réalité des démocraties représentatives cantonne néanmoins ce « choix » par des forces qui échappent au contrôle du citoyen. Celui-ci est

maintient la population dans une impression de contrôle tout en limitant sa capacité d’action.

Une société des affects : illusion de choix

Ce qui se joue en politique dépasse toutefois les simples institutions : il s’agit de gouverner les affects, ces forces intimes qui unissent et dirigent les individus. Frédéric Lordon, s’inspirant de Spinoza, décrit cette « société des affects » dans laquelle des émotions collectives comme la peur, le besoin d’appartenance, ou la colère deviennent des leviers de contrôle redoutablement efficaces, à l’image du maccarthysme américain des années 50 (ou la « Peur du Rouge »), ou de la montée du nazisme dans l’Allemagne des années 30 (notamment par la propagande orchestrée par Joseph Goebbels).

La démocratie libérale, loin de fa-

indépendante, existe comme un canal où s’expriment les affects et désirs individuels. Mais dans cette société des affects, le transfert de puissance, qui pourrait être présumé émancipateur, devient un instrument de stabilisation. Ces

table de liberté, mais une réponse conditionnée aux affects orchestrés. En s’ancrant dans un quotidien rythmé par des émotions entretenues, l’électeur se trouve captif de ces affects, réagissant aux options qui lui sont offertes. Loin de renforcer son indépendance, cet encadrement affectif le confine à des choix affectivement déterminés, qui ne font que reconduire le statu quo, entretenant l’illusion d’un ordre naturel et incontestable.

Une illusion orchestrée par les médias

Quant aux médias, loin de se limiter à une mission de dissémination de l’information, ils tracent les récits politiques, définissant les contours de ce qui semble acceptable. Pierre Bourdieu, dans Sur la télévision (1966), révèle la manière dont les médias imposent, selon des normes établies, une sélection de figures et d’idées « éligibles », un cadre préconstruit qui se présente comme naturel. Noam Chomsky et Edward

offrant aux citoyens une liberté illusoire où le filtrage des options précède même la réflexion individuelle.

Les crises climatiques, sanitaires ou économiques contribuent également à restreindre cet espace de débat, créant un sentiment d’urgence qui justifie des prises de décisions accélérées. Dans cette précipitation, les électeurs se voient offrir des solutions immédiates qui servent à redorer les images politiques plus qu’à créer des avancées durables. Cette dynamique accentue la dépendance des citoyens envers des figures populistes qui capitalisent sur une angoisse dont elles sont souvent les instigatrices, renforçant ainsi l’illusion d’un choix dans le même temps où se resserre l’éventail de possibilités.

Réponse populaire : s’élever au-delà des contraintes

Là où la démocratie représentative porte en elle le paradoxe d’une liberté qu’elle entend garantir mais limite, il revient au citoyen de répondre à cet idéal de liberté sans en trahir l’essence. La véritable puissance d’agir consiste à comprendre les contraintes qui pèsent sur nos vies pour mieux les surmonter, et elle exprime ainsi sa beauté par son potentiel libérateur : en apprenant où se situent les frontières de notre liberté, nous nous donnons les moyens de les étendre. La connaissance des forces qui nous déterminent n’est pas une abdication, mais au contraire, une affirmation.

Ainsi, je crois que s’éprendre de la liberté et de la démocratie nous incombe de ne jamais cesser de lutter pour la connaissance et pour l’évaluation perpétuelle des institutions au sein desquelles s’exerce notre liberté. N’oublions pas ce qu’Aldous Huxley, mentor de Georges Orwell, nous enseignait à ce sujet dans Le Meilleur des Mondes (1932) : « La dicta -

« Les médias, disent-ils, fabriquent un “ consentement ” qui ressemble davantage à une adhésion imposée qu’à un choix véritable, offrant aux citoyens une liberté illusoire où le filtrage des options précède même la réflexion individuelle »

émotions – crainte, espoir, désir de sécurité – sont dirigées non pas pour encourager une véritable autonomie des citoyens, mais pour les lier à des choix déjà définis à l’avance.

Dans ce cadre, le choix politique n’est plus une expression véri-

Herman, dans La Fabrication du Consentement (1988), vont plus loin, soulignant que ce cadre répond avant tout aux intérêts économiques dominants. Les médias, disent-ils, fabriquent un « consentement » qui ressemble davantage à une adhésion imposée qu’à un choix véritable,

ture parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s’évader, un système d’esclavage où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude. » x

EILEEN DAVIDSON | le dÉlit

environnement

réflexions

environnement@delitfrancais.com

Rouge, bleu... mais où est le vert?

La place de l’environnement dans les élections américaines.

adÈle doat

Éditrice Environnement

Àl’aube des élections américaines du 5 novembre, à l’issue desquelles nous connaîtrons le futur président des États-Unis, la planète entière retient son souffle. Le prochain mandat apportera-t-il un nouveau vent d’espoir, porteur de promesses pour faire face au changement climatique? Ou anéantira-t-il davantage toute perspective d’avenir durable? En tant que première puissance et économie mondiale, la participation des États-Unis dans la lutte climatique est indispensable pour atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris visant à limiter le réchauffement à 1,5 °C d’ici 2030. Depuis le mois d'août, le pays est ravagé par des ouragans puissants, comme ceux qui ont touchés la Floride (Helene, Milton). Conséquences du réchauffement climatique, ces catastrophes naturelles, qui bouleversent la vie de nombreux Américains, n’empêchent pas l’enjeu climatique de rester un sujet anecdotique dans la campagne présidentielle. Ceci reflète le faible intérêt que portent les citoyens américains des états clés quant au sort de l’environnement. Mais alors entre les deux candidats en lice, Kamala Harris pour le parti démocrate et Donald Trump pour le parti républicain, y a-t-il un meilleur choix pour l’environnement?

Le paradoxe américain

Depuis la création de l’État fédéral, l’environnement occupe une place ambiguë dans l’histoire des États-Unis, à cheval entre sa protection et son exploitation. Ils ont largement participé à la prise de conscience mondiale quant à la nécessité d’agir pour la

Yellowstone, fondé en 1872. Par ailleurs, en 1892, l’américain

John Muir fonde le Sierra Club, l’une des premières organisations environnementales, qui avait pour objectif de préserver la « wilderness » (naturalité, tdlr ), à savoir une zone exempte

toxicité des pesticides comme le DTT, et le danger que ceux-ci représentent pour la biodiversité.

d'exploitation humaine. L'agence de protection de l’environnement a été créée sous le mandat républicain de Richard Nixon,

Ces débuts d’un mouvement environnementaliste de conservation de la nature se sont accomplis au détriment des peuples autochtones, qui vivent depuis longtemps en harmonie avec la nature. Ces derniers ont été déplacés de force par les colons

« L'éthique capitaliste aux États-Unis est un élément important de la culture américaine, pour le meilleur et pour le pire. Et depuis les années 1980, il y a eu une forte opposition à de nombreuses réglementations environnementales »

Professeur Brendan Szendrő

protection de l’environnement, entre autres par la création du premier parc national au monde,

peu de temps après la publication du livre Silent Spring de Rachel Carson, en 1962, qui dénonçait la

européens, qui ont saisi leurs terres, en justifiant cet acte au nom de la conservation de la

nature. Interrogé par Le Délit , le professeur Brendan Szendrő, qui enseigne le cours de politique américaine POLI 325 à McGill, remarque qu’ « il y a toujours eu un chevauchement entre ces politiques de protection de l'environnement et les politiques à l'égard des populations autochtones , [qu’elles soient positives ou non, ndlr ], ( tdlr ) ». On peut citer comme exemple les politiques instaurées sous le mandat de Nixon, où la création de l’Agence de protection de l’environnement a coïncidé avec l’abolition de la politique indienne d’assimilation, qui ne reconnaissait pas la souveraineté des tribus autochtones et forçait leurs membres à s'assimiler à la société américaine.

Aujourd’hui, les États-Unis sont l’un des plus gros pollueurs de la planète. En 2022, un Américain émettait en moyenne 14,9 tonnes de CO 2 par an. Le pays se classe derrière la Chine comme deuxième plus grand pays émet -

de la culture américaine, pour le meilleur et pour le pire. Et depuis les années 1980, il y a eu une forte opposition à de nombreuses réglementations environnementales, simplement sur la base de cette culture de l'esprit d'entreprise et de la ferveur anti-réglementaire. » Par ailleurs, la classe ouvrière de l’Amérique rurale se méfie de la bureaucratie et résiste, comme les populations plus aisées, aux régulations gouvernementales en matière d’environnement, qu’elle considère comme « un moyen d'interrompre le mode de vie que les communautés ont construit sur plusieurs générations ».

Realpolitik

Dans la campagne présidentielle actuelle, l’environnement est laissé de côté, mais ce n’est pas le seul enjeu oublié. « L'élection actuelle est pratiquement dépourvue de propositions politiques sérieuses », observe professeur Szendrő. Il poursuit : « Donald

« S’ils souhaitent être élus, les deux candidats doivent composer avec les préoccupations des électeurs des états pivots, dont le choix va déterminer le résultat des élections »

teur d’émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Pour comprendre ce paradoxe, il est nécessaire de rappeler l’importance accordée à la liberté et au culte de l’individualisme, qui s’enracinent au plus profond de l’histoire des États-Unis. La Déclaration d'indépendance, qui a donné naissance à la nation, cherchait à s’affranchir de la domination coloniale britannique ; c’est pourquoi le premier amendement de la Constitution scelle la liberté d’expression et de religion comme droits fondamentaux du peuple américain. Les États-Unis ont également vu naître l’idéologie néolibérale sous le mandat de Ronald Reagan dans les années 1980, qui repose sur « l’idée que la croissance économique est la plus efficace lorsque l'on réduit les réglementations et que l'on laisse les investis s eurs faire ce qu'ils veulent », explique le professeur. Il ajoute : « L'éthique capitaliste aux ÉtatsUnis est un élément important

Trump fait campagne sur le thème “Je vais expulser les gens que je n'aime pas”. Et Kamala Harris fait campagne sur le thème “Pourquoi diable élire Donald Trump?” » Cela relève de la Realpolitik ou l’art du compromis, comme le souligne le professeur Norman Cornett, ancien professeur d'études religieuses de McGill, car « la politique doit être ancrée dans la réalité » et néglige les considérations idéologiques. S’ils souhaitent être élus, les deux candidats doivent composer avec les préoccupations des électeurs des états pivots, dont le choix va déterminer le résultat des élections. Or, bien souvent, leur réalité touche aux enjeux économiques dont les effets sont immédiats, comme l’inflation. Brendan Szendrő note que « le programme en faveur des combustibles fossiles est meilleur pour l'économie à court terme. À long terme, ce n'est pas le cas. Mais le long terme ne permet pas de gagner des élections. Les gens s'intéressent à l'inflation aujourd'hui, pas à l'inflation dans 20 ans. »

STU DORÉ | Le Délit

Les enjeux géopolitiques de sécurité sont aussi prioritaires aux questions environnementales : « Si vous ne forez pas pour trouver du pétrole dans votre pays, vous allez dépendre de régimes qui sont, dans certains cas, caricaturalement mauvais, pour obtenir votre gaz. Cela aggrave la situation de votre économie, car vous importez plus que vous n’exportez. Cela vous affaiblit également en termes de politique étrangère, car vous dépendez désormais de despotes étrangers, qui pourraient, hypothétiquement, chercher à s’emparer de toute l’Europe de l’Est [la Russie de Vladimir Poutine, ndlr] », explique le professeur Szendrő.

Ces considérations peuvent expliquer le revirement de Kamala Harris quant à la question de la fracturation hydraulique, une pratique qui consiste à injecter de l’eau, du sable et des produits chimiques dans la terre pour extraire le pétrole et le gaz qui s’y trouvent. Lorsqu’elle faisait campagne en 2019 pour la présidence des États-Unis, elle se présentait comme une candidate progressiste et s’était engagée contre cette pratique destructrice pour l’environnement. Dans le passé, en tant que procureure générale de la ville de San Francisco, elle avait établi une unité de justice environnementale et avait poursuivi certaines compagnies pétrolières en justice. Cependant, depuis son ascension au poste de vice-présidente, elle affirme son soutien à la pratique controversée. Lors du débat présidentiel contre son adversaire républicain qui se tenait à Philadelphie dans l’Etat de Pennsylvanie, elle s’est même

« On ne peut
eileen davidson | Le Délit

polarisation de plus en plus exacerbée du système politique américain, qui « gèle la prise de décision politique ». D’ailleurs, «  le fait que le système soit conçu de manière à ce qu’un seul des deux partis puisse gagner les élections signifie que les tiers partis

pas gagner [les élections, ndlr ] sans gagner l’État de la Pennsylvanie, puisque cela implique 19 votes au collège électoral »

Professeur Norman Cornett

vantée « que sous l’administration Biden-Harris, les États-Unis ont tiré plus de barils de pétrole que dans toute l’histoire américaine », précise le professeur Cornett. Si l’on peut trouver cette attitude surprenante au premier abord, on comprend très vite les motivations de la vice-présidente : « On ne peut pas gagner [les élections, ndlr] sans gagner l’État de la Pennsylvanie, puisque cela implique 19 votes au collège électoral », explique le professeur Cornett. Or, le gaz naturel est le moteur de l’économie dans cet État pivot. Interdire la fracturation hydraulique reviendrait à s’aliéner les électeurs de Pennsylvanie et ainsi perdre les élections.

Absence de parti vert

Pour Brendan Szendrő, l’absence de proposition politique concrète est renforcée par la

n’ont pas de programme sérieux  ». Beaucoup se présentent avec l’intention de perdre. Selon le professeur Szendrő, « parce que les partis tiers savent qu’ils ne peuvent pas gagner, ils sont des foyers de corruption et essaient surtout de faire perdre l’un des deux partis, et non pas de faire avancer la politique  ». Ainsi, le parti vert des États-Unis ne peut pas être comparé aux partis environnementaux d’autres démocraties. Jill Stein, à la tête du Green Party , a été impliquée dans des situations compromettantes, comme une rencontre avec Vladimir Poutine. Tandis qu’au Canada, le Nouveau Parti Démocratique (NPD) se présente comme une alternative aux partis libéral et conservateur, « aux États-Unis, cette troisième voie de la social-démocratie n’existe pas », analyse le professeur

Cornett. Or le NPD est souvent « le parti qui s’intéresse le plus aux questions climatiques ». C’est ce qui explique le manque d’attention accordé à la politique environnementale.

Selon le professeur Norman Cornett, les lobbys politiques jouent également un rôle clé dans les élections et la politique américaine. Les candidats s’appuient sur le soutien de ces groupes d’intérêt pour financer leur campagne. « Le plus grand lobby pétrolier aux États-Unis, c’est l’ American Petroleum Institute, dont le PDG est Mike Somers », explique le professeur Cornett. C’est pourquoi, de nombreux élus se transforment en « porte-paroles pour l’industrie pétrolière », car leur survie politique en dépend.

La menace Trump

Bien que le programme de Kamala Harris en matière d’environnement puisse décevoir, il a le mérite de reconnaître que le changement climatique est réel. Sous la présidence de Biden, la loi sur la réduction de l’inflation de 2022 a permis de dégager des sommes considérables pour investir dans des solutions climatiques et d’énergie propre. L’alternative Trump, candidat climatosceptique dont l’un des slogans préférés est « Drill, baby, drill! », équivaudrait à tuer dans l’œuf tout espoir d’avancée en matière d’environnement. On se souvient du bilan environnemental catastrophique de Trump sous son premier mandat : retrait de l’Accord de Paris, élimination du Clean Power Plan qui

conséquent, lorsque les États-Unis ne s’intéressent pas à la politique environnementale, il est d’autant plus difficile de rallier d’autres pays à cette politique, notamment parce que les politiques environnementales consistent souvent à privilégier le long terme au détriment du court terme. » Le professeur explique qu’il s’agit du problème classique, en science politique, de la tragédie des biens communs : « La plupart des pays sont réticents à adopter une politique environnementale si tous les autres pays ne sont pas prêts à faire de même. Ainsi, si les ÉtatsUnis ne sont pas disposés à investir dans la protection de l’environnement, il est beaucoup plus difficile de convaincre des pays comme la Russie et la Chine de suivre le pas. » À l’échelle des États

contraignait les centrales à charbon à réduire leurs émissions, ou encore affaiblissement du National Environmental Policy Act qui soumettait des projets majeurs à une évaluation environnementale.

Finalement, a-t-on vraiment le choix? « Si Kamala gagne, il y a beaucoup plus de possibilités de relancer certaines de ces initiatives [environnementales, ndlr] », indique le professeur Szendrő.

Par opposition, « si Trump gagne les élections, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de solution possible, mais cela veut dire que le temps nécessaire à la mise en œuvre de ces solutions est beaucoup plus long ».

L’option Trump reviendrait ainsi à renoncer aux progrès réalisés

Selon le professeur Szendrő, « pour que l’environnement soit à nouveau inscrit sur les bulletins de vote aux États-Unis, le plus simple à court terme est de lancer des initiatives au niveau des États ». Il souligne le pouvoir des États d’appliquer des politiques respectueuses de l’environnement à court terme: « Dès que vous franchissez la frontière entre l’Arizona et la Californie, tout change. Du côté de l’Arizona, tout est gris. Et du côté californien de la frontière, tout est vert », remarque-t-il. Néanmoins, il ne faut pas négliger le rôle du gouvernement fédéral, dont l’action est primordiale pour les solutions à long-terme. Mais pour cela, le professeur note que « la première chose à faire au niveau fédéral est de trouver un moyen d’abaisser la température de la polarisation politique aux États-Unis. Si l’on ne parvient pas à réduire la polarisation, alors toutes ces initiatives sont vouées à l’échec ».

Sur une note plus positive, le professeur Szendrő souligne que « dans une société démocratique, la recherche d’un consensus est le moyen le plus facile d’aller de l’avant ». Il note que « de nom-

« Pour que l’environnement soit à nouveau inscrit sur les bulletins de vote aux États-Unis, le plus simple à court terme est de lancer des initiatives au niveau des États »

Professeur Brendan Szendrő

sous l’administration Biden, pour perdre à nouveau quatre ans de potentielle avancée en matière climatique. Les conséquences pour le reste du monde seraient majeures car « les États-Unis sont le pays le plus puissant du monde, autant sur le plan militaire qu’économique », rappelle le professeur Szendrő. « Et ils sont le chef de file du monde démocratique. Par

breuses initiatives environnementales au niveau local sont nées de cette collaboration entre les organisations environnementales, d’une part, et les entreprises polluantes, d’autre part.  » Ainsi, il est parfois possible de trouver un terrain d’entente « pour tenter d’élaborer des politiques mutuellement bénéfiques pour l’environnement et l’économie ». x

Alléger son empreinte sans faire de choix

Quand nos biais nous aident à mener des comportements pro-environnementaux.

anouchka debionne

Éditrice Société

juliette elie

Éditrice Environnement

On est souvent en faveur des options vertes, des actions qui minimisent notre impact sur l’environnement : recycler, privilégier les transports en communs, moins prendre l’avion, et ainsi de suite. Pourtant, les actions que l’on mène réellement sont souvent moindres que nos intentions. De nombreuses barrières psychologiques, comme des biais inconscients, ralentissent ou empêchent notre passage à l’action. Ces barrières nous amènent à adopter la mentalité « qu’il est déjà trop tard ». Certains finissent par se retirer de cette lutte sous prétexte que « ça ne sert à rien de continuer ». Pourtant, cet état d’esprit ne fait que nuire à l’environnement et à ceux qui font des efforts.

Et si une façon d’alléger à la fois sa charge mentale et son empreinte environnementale n’était pas de se battre contre les biais freinants, mais de réduire le nombre de situations où ils pourraient nous influencer?

Ai-je un impact?

L’impact des actions pro-environnementales que l’on entreprend au quotidien n’est pas évident à visualiser. À moins que la décision ne soit de jeter l’emballage de notre bonbon d’Halloween sur le trottoir ou dans la poubelle, il est difficile de voir et de réellement comprendre les conséquences de nos gestes. Dr Ross Otto, chercheur en psychologie à McGill, étudie les différentes influences de notre milieu sur nos décisions : « Les gens pensent-ils vraiment que l'on peut changer les choses de manière appréciable ? Je pense que c'est l'une des choses les plus difficiles pour amener les gens à changer leurs comportements. ( tdlr ) »

Chaque individu a des biais cognitifs, qui sont des déviations de la pensée logique et rationnelle par rapport à la réalité. Le chercheur en psychologie environnementale Robert Gifford, de l’Université Victoria, a regroupé les biais qui régissent l'inaction climatique sous forme de liste de « Dragons », à comprendre comme des forces puissantes et destructrices. Un de ces

biais est la perception de notre manque de contrôle et d’efficacité personnelle dans les actions individuelles pour l’environnement. Est-ce qu’un régime végétarien va vraiment changer le monde? Bien que ses impacts soient connus et sous-estimés, un régime végétarien à lui seul demande beaucoup de maîtrise de soi au quotidien (par exemple,

bonnes à poser mais on ne peut pas en voir les conséquences positives.

Une loi, moins de choix

Un autre « Dragon de l’inaction climatique » important est celui de l’incertitude : « Quand on n'est pas sûr des actions à entreprendre, on hésite, et l'hésitation c’est de l’inaction.  » En

« Les lois, les règles et les guides sont des manières d’éviter d'être confronté à un choix. Le fait d’adopter une façon de faire régulière peut alléger la charge mentale associée à l’action environnementale »

refuser de la viande à un repas ou au restaurant). Les inconvénients et les bénéfices à court terme semblent peser plus que ceux à long terme. C’est un des problèmes avec la crise climatique : on avance dans le flou, on sait quelles actions sont

politique, lorsque la crise n’est pas immédiate, beaucoup de facteurs viennent freiner une prise de décision radicale. Le Dr Ross Otto soulève que l’hésitation politique à agir pour préserver l’environnement est la

plus néfaste. « Pourquoi le gouvernement fédéral hésiterait-il, par exemple, à essayer de réduire les activités liées aux combustibles fossiles ou à l'extraction en Alberta? Les politiciens sont élus, et le passage à l’action pour l’environnement peut être dangereux politiquement.  » soulève Dr Otto. «  Imaginez que le gouvernement du Québec dise : “Plus de camions à diesel.” Ce serait incommode et dispendieux pour beaucoup de monde, et ce serait un grand risque politique. C’est selon moi le type d’hésitation qui a le plus de conséquences. Je pense que le mieux qu’on puisse faire, c’est adopter des lois pour que l’on n’ait plus que le choix d’agir tous dans le même sens. » Les lois, les règles et les guides sont des manières d’éviter d'être confronté à un choix. Le fait d’adopter une façon de faire régulière peut alléger la charge mentale associée à l’action environnementale. Un exemple de règle à appliquer dans sa vie quotidienne pourrait être de privilégier la marche au lieu de prendre la voiture si le temps de trajet pour arriver à une destination est de moins de 30 minutes à pied.

STU DORÉ | Le Délit

Surcharge et abstraction

Robert Gifford aborde aussi le sujet de l’engourdissement environnemental par l’un de ses « Dragons ». C’est un dragon à deux têtes. D’une part, un engourdissement peut se produire lorsque nous recevons des messages très fréquents sur le changement climatique ou l’environnement, et qu’on s’habitue au message plutôt que de l’écouter activement. D’autre part, cet engourdissement peut se manifester par une abstraction des aspects lointains du changement climatique qu’on ne peut pas identifier ou qui n’ont pas d’impact immédiat. Pour illustrer la première « tête », on pourrait prendre l’exemple des catastrophes naturelles. Le sujet revient souvent dans les nouvelles, que ce soit à cause d’événements récents (comme les ouragans ayant eu lieu cet automne sur la côte est des États-Unis) ou de prédictions environnementales. La surcharge d’informations et leur similarité peut nous habituer à cellesci, et on finit par ne plus accorder la même attention aux informations. Pour illustrer la deuxième « tête », on pourrait encore une fois reprendre l’exemple des catastrophes naturelles de plus en plus intenses. Au Québec, on a la chance d’être moins affectés par ces événements qu’ailleurs dans le monde. Pourtant, on sait qu’éventuellement, dans un avenir relativement proche, on le sera. Puisqu’on ne sait pas exactement à quoi s’attendre ni quand cela va se produire, on s’engourdit.

Les mesures COVID

En politique, ne pas donner le choix semble garantir la prise d’action. La pandémie fut révélatrice de la rapidité à laquelle les changements de comportements peuvent s’opérer à grande échelle : le couvre-feu à 20h, ne plus se retrouver en groupe, porter un masque dans tous les espaces intérieurs. Le professeur souligne que la situation du « ici et maintenant » a poussé les gouvernements à agir. Bien que la crise était incertaine et que l’efficacité des mesures n’était pas connue, les gouvernements sont passés à l’action. « La différence avec la prise d’action climatique, c’est que le gouvernement a dit : “Voilà ce que nous devons faire maintenant”. Il n’y avait plus de choix. Dans une large mesure, les gens y ont adhéré. Je pense que les effets obtenus [la baisse des cas, ndlr] étaient observables à court terme. »

Le professeur Otto souligne que les crises porteuses d’action nous montrent que les politiciens sont capables d’agir quand ils y mettent les moyens : « Je pense que le côté optimiste de la chose est que si l’on confronte des organisations, des gouvernements ou des personnes à une crise suffisamment importante, cela montre qu’ils sont capables d’agir. »

Réglages « par défaut »

Et si l’on acceptait que nous sommes des êtres qui agissent majoritairement par habitude, souvent paresseux, et qui acceptent large-

ment les conditions qui leur sont imposées? Peut-on changer les réglages « par défaut » des fournisseurs d’énergie par des options plus vertes pour éviter l’effort du choix?

Une étude menée en Allemagne a trouvé que la présentation de l’information a un grand impact sur la perception du choix et la prise d’action environnementale. Bien que la plupart des citoyens se disaient en faveur de l’électricité verte, les foyers étaient automatiquement alimentés par le fournisseur conventionnel en Allemagne, qui utilise du charbon et des centrales nucléaires. Lorsque le fournisseur a prodigué de l’électricité verte « par défaut », très peu de foyers s’y sont opposés. Ces résultats ont été justifiés par ce que représente un réglage « par défaut  » : il peut être interprété comme une recommandation des fournisseurs, et soulage les gens d’un choix malaisant au vu de sa connotation morale (faire quelque chose de « bien » pour l’environnement).

Le pouvoir de l’habitude

« Dans le cas des actions pour l’environnement, ce n’est pas que les gens ont trop de choix entre les actions à poser, l’inaction est plutôt due au fait que ces actions ne sont pas encore des habitudes de vie », remarque le Dr

« L’inaction est plutôt due au fait que ces actions ne sont pas encore des habitudes de vie »
Ross Otto, professeur en psychologie à McGill

Otto. Prendre l’habitude de toujours se déplacer en vélo (ou en Bixi) pour aller à ses cours évite de se demander si on veut prendre la voiture.

« Selon les théories d’apprentissage de base, ajuster un comportement nécessite de se débarrasser des déclencheurs de la situation qu’on veut changer. C’est une manière de changer les habitudes d’addiction, par exemple. Prenez quelqu’un qui a l’habitude de conduire alors qu’il [serait mieux pour l’environnement, ndlr] de ne pas le faire. Je pense que si vous modifiez tout son environnement, il sera forcé de réévaluer les actions et les résultats associés aux options. Les changements peuvent s’opérer à petite échelle, comme mettre ses clés de voiture dans un endroit ennuyeux qui se trouve de l’autre côté de la maison. Quand vous partez, c’est peut-être un exemple tiré par les cheveux, mais vous pourriez être enclin à penser : “Ok, maintenant, quelle est la séquence d’actions que je dois prendre pour aller au travail?” » Cela

permet, selon le Dr Otto, de ralentir les actions qui ne sont pas bénéfiques pour l’environnement, de les rendre légèrement pénibles, jusqu’à ce que le comportement change. On pourrait imaginer un café où il faille faire la file pour demander une boisson dans une tasse à usage unique, et en faire encore une autre pour payer. Si l’on y apportait sa propre tasse, on n’aurait à faire la file qu’une seule fois!

Par exemple, dans le cadre de la diminution des déchets afin d’atteindre le Zéro Déchet à McGill d’ici 2030, il sera nécessaire de changer nos habitudes de consommation. Chaque tasse de café jetable qui peut être évitée est une avancée vers cet objectif commun. Même si ce n’est pas facile de devoir penser tous les jours à prendre une tasse réutilisable, c’est en se conditionnant qu’on arrive à transformer cela en une habitude au quotidien. Les habitudes sont difficiles à bâtir, et difficiles à défaire. Si chaque jour on se « programme » à prendre sa tasse

réutilisable avant de partir et qu’on l’apporte au café pour qu’elle soit remplie, on n’aura plus besoin de tasses jetables. Lorsqu’on ne se crée pas d’habitudes, ces petites choses, qui s’accumulent rapidement, deviennent trop difficiles à mettre en œuvre au quotidien. Il y a une forte efficacité dans le fait de mettre en place des habitudes. Il existe également des barrières : aller acheter une de ces tasses sur son temps libre, et ensuite se souvenir à chaque fois du geste de la mettre dans son sac, jusqu’à ce que l’habitude se crée. Il y a toujours un coût initial à l’établissement d’une habitude, mais c’est toujours un excellent investissement, qui rapporte des bénéfices dont on profite à long terme. Ne pas faire de choix revient essentiellement à choisir de toujours vivre de la meilleure manière possible pour ne pas nuire à l’environnement. Cela peut paraître difficile à atteindre et à maintenir, mais si l’on décortique le mode de vie environnemental idéal, on remarque que c’est une accumulation d’habitudes qui le bâtissent. Ces habitudes s’apprennent avec le temps et l’expérience, et il ne faut pas s’attendre à changer son mode de vie en quelques jours seulement. x

STU DORE | Le Délit

Pourquoi choisissons-nous de revisiter le passé?

Découvrons l'héritage de deux opéras de chambre mythiques et de Beethoven.

La servante et la clairvoyante, une soirée d'opéra présentée à la Salle Pierre-Mercure, et le Marathon Beethoven à la Maison symphonique de Montréal, m’ont immergée dans des expériences captivantes, oscillant entre manipulation et destin. Ces deux événements, par leur exploration de pièces aussi anciennes que La serva Padrona (1733) de Pergolesi et The Medium (1946) de Menotti, ainsi que les symphonies intemporelles de Beethoven, m’ont confrontée à un choix : voyager dans le passé pour y puiser des vérités qui résonnent encore aujourd'hui ou laisser ces œuvres tomber dans l’oubli.

« À Montréal, la scène culturelle semble nous rappeler que revisiter le passé est non seulement naturel, mais nécessaire »

Cela peut sembler un devoir ambitieux, mais ce choix reflète une entreprise commune qui se manifeste au quotidien. Que ce soit par la reprise de films cultes comme American Psycho (2000), qui sera adapté l’an prochain par Luca Guadagnino, ou par le Musée Métropolitain d'Art de New York, préparant l’exposition associée au prochain MET Gala sur l'héritage du dandysme afro-descendant, ce choix n’est pas réservé aux arts de la scène. Même en cette fin du mois d'octobre, la fête d'Halloween, suscitant le revêtement de costumes ancrés dans l’imaginaire collectif, relève cette tendance. Mais choisir de revenir vers des créations du passé, de les adapter et les réinventer, n’est pas uniquement une question de nostalgie. Ici, à Montréal, la scène culturelle semble nous rappeler que revisiter le passé est non seulement naturel, mais nécessaire.

La servante et la clairvoyante : un reflet de la société

Lors de la soirée du 8 octobre dernier, La servante et la clairvoyante nous proposait deux pièces distinctes : La serva Padrona, une comédie enjouée, et The Medium, un drame sombre. La serva Padrona, écrite en 1733 par Giovanni Battista Pergolesi, se présente comme une comédie vivace où le personnage principal, Serpina, incarne l’audace et l’insoumission. Servante de la maison, elle se doit d’obéir à Uberto,

son maître vieillissant et impatient. Cependant, elle défie les attentes de son supérieur en utilisant son intelligence et son charme pour le manipuler, osant même lui interdire de quitter la maison et orchestrer un subterfuge pour qu’il consente à l’épouser.

Pour une œuvre créée il y a près de trois siècles, La serva Padrona est étonnamment actuelle dans sa critique sociale. La représentation d’une femme forte, qui refuse de se plier aux demandes et qui parvient à renverser l’ordre établi, rappelle les revendications féministes actuelles. Dans la version contemporaine de cette pièce, la jeunesse du comédien jouant Uberto efface la dynamique traditionnelle d’un vieil homme

classe, c’est la dynamique de genre qui est interrogée. Celle-ci nous montre que le contrôle et l’autonomie sont des thèmes intemporels, et qu’une femme peut revendiquer son pouvoir par la simple affirmation de sa volonté.

En contraste avec ce message porteur d’espoir, The Medium de Gian Carlo Menotti, écrit en 1946, nous plonge dans un univers d’angoisse et de tragédie. Madame Flora, une clairvoyante déchue, utilise des séances de spiritisme truquées pour extorquer de l’argent à ses clients désespérés, manipulant leur douleur pour son propre gain. Son univers bascule lors d'une séance où elle ressent soudainement une main invisible autour de sa gorge, un phénomène qu’elle ne peut expliquer et qui la hante. La pièce explore les ravages de la culpabilité et de la peur qui se transforment en paranoïa. Flora, incapable d’assumer sa propre responsabilité, finit par accuser son serviteur muet, Toby, d’être à l’origine de ces manifestations

« Revisiter des récits fait partie intégrante d’une démarche visant à comprendre des dilemmes sociaux actuels »

manipulé par une jeune servante rusée. Ici, Serpina et Uberto apparaissent comme des égaux, et cette inversion de rapport souligne un message moderne : Serpina refuse de se soumettre aux injonctions qui lui dictent quoi faire de sa vie et de son corps. Pour les spectateurs, un Uberto jeune vient renforcer l’idée qu’au-delà d’une hiérarchie de

paranormales. La tension monte jusqu’à un climax dévastateur, où Flora, consumée par la terreur et la folie, abat Toby, croyant qu’il est le fantôme qui la tourmente.

The Medium émet une résonance troublante dans la société actuelle, où la cupidité, les faux-semblants et l’obsession du contrôle causent

des souffrances inimaginables. Aveugle face aux conséquences de ses actes, Flora préfère rejeter le blâme sur Toby – une allégorie des conflits modernes où la vio-

du maître de la musique classique. Un événement d’une rare intensité où la musique vient elle aussi transcender les époques pour captiver les esprits modernes. Mais qu'apporte l'héritage de Beethoven comme message utile à notre société moderne?

Ce n'est pas la première fois que l'Orchestre Métropolitain organise un Marathon Beethoven : 20 ans plus tôt, un événement similaire avait été célébré pour marquer le 25e anniversaire de l’orchestre. Cette fois, une nouveauté est ajoutée : l'accent est mis sur l’héritage de Beethoven. Pour valoriser l’influence du compositeur sur les générations lui ayant succédé, l’OM a lancé le concours « Héritage Beethoven », destiné aux compositeurs de moins de 35 ans. Les participants devaient créer une composition inspirée d’une des symphonies de Beethoven ; les compositions des quatre lauréats seraient interprétées lors du Marathon. J'ai ainsi eu la chance d'écouter Ré_Silience de Cristina

lence est dirigée vers les plus vulnérables et non vers ceux qui les engendrent. En outre, la mise en scène de François Racine, enrichie par la direction du maestro Simon Rivard et des étoiles montantes de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal, nous démontre que revisiter des récits fait partie intégrante d’une démarche visant à comprendre des dilemmes sociaux actuels.

Marathon Beethoven : l’éternel retour du destin

Quelques semaines plus tard, le 20 octobre, je me retrouve au spectacle « Beethoven et le destin » du Marathon Beethoven, où Yannick Nézet-Séguin dirige l'Orchestre Métropolitain (OM) dans une interprétation magistrale des symphonies

Garcia Islas, écrite en hommage au compositeur révolutionnaire. Cette œuvre montre combien le génie de Beethoven guide encore de jeunes créateurs, qui y trouvent un élan d'inspiration pour exprimer des émotions actuelles.

Alors pourquoi choisissons-nous de revisiter le passé? Certaines créations résistent tout simplement à l’épreuve du temps. Ce choix nous permet de reconnaître que, malgré nos avancées, des défis demeurent, tout comme la virtuosité d'autres continue de rayonner.

La servante et la clairvoyante a eu lieu à la Salle Pierre-Mercure le mardi 8 octobre 2024 et le Marathon Beethoven s'est tenu du 17 au 20 octobre 2024 à la Maison symphonique de Montréal.x

François Goupil

Célia pétrissans Contributrice

Samedi 12 octobre. La journée commence en retard, et je cours, je file sur Saint-Denis, un café à la main. Les doigts me brûlent, mais je ne m’arrête pas. J’ai promis à Anna que je serais à l’heure, ou du moins, que nous arriverions toutes les deux en même temps, rouges d’avoir dévalé la pente, puis les escaliers roulants du cinéma Quartier Latin. Sur le chemin, je tente de me souvenir

Séquences étranges

Un après-midi au Festival du Nouveau Cinéma.

qu’elle est prête à tout affronter. Nous arrivons dans la salle, montons quelques marches, et nous affalons sur les sièges, déterminées à passer le reste de la journée les yeux plongés dans l’écran géant. Peaches Goes Bananas commence et nous invite dans l’euphorie de la rencontre avec l’artiste ; les images de concerts s’enchaînent et les costumes de vagins nous donnent une idée du personnage. Je me laisse surprendre par la forme documentaire - je n’avais aucun souvenir qu’il en s’agissait d’un - et découvre la chanteuse

« J’ai l’impression d’être dans la tête d’un Gaspard Noé un peu plus tordu »

des synopsis, mais tout va trop vite en ce moment et je me rappelle seulement mes propres conclusions. Je texte à Anna des descriptions vagues, espérant la convaincre de m’accompagner à tous les films sur mon programme. Le premier : ça va être queer. Le deuxième : ça va être queer et kinky . Le troisième : c’est une comédie française, ce n’est pas queer, mais on va rire parce qu’Aymeric Lompret a une scène. Elle répond « ok », ce genre de « ok » ferme : l’annonce

Peaches. Je shazame ses chansons sous les hochements de tête approbatifs d’Anna.

Nous changeons de cinéma, marchons jusqu’à Parc. Bruce La Bruce, le réalisateur du film queer et kinky , porte une veste sur laquelle est brodé « LUCIFER » : un arc en ciel sortant de chaque lettre. Cette dernière donne le ton du film The Visitor , un indice sur les désirs de son auteur dont je n’avais jamais vu les autres pornos. Les

scènes de sexe se sautent dessus, du hardcore en continu sur fond de critique du capitalisme, du gouvernement, des lois anti-immigrations et bien sûr, de l’homophobie. Les slogans de la gauche britannique remixés clignotent et éclairent les visages attentifs. J’ai l’impression d’être dans la tête d’un Gaspard Noé un peu plus tordu. Nous sortons de la salle, allons manger des algues, et parlons sans vraiment savoir par où commencer. Je prends la veste du réalisateur en photo, et nous dégustons en riant de ma piètre description.

Charlotte m’appelle : elle est en retard. Nous nous rejoignons pour la diffusion du film Les pistolets en plastique de Jean Christophe Meurisse, dans lequel il invente une vie à Xavier Dupont de Ligonnès, le célèbre tueur en série, rebaptisé Paul Bernardin dans

En 2021, le jury du Festival de Cannes fait le choix audacieux d’attribuer sa fameuse

Palme d’Or au long-métrage Titane, le film de body horror de la réalisatrice française Julia Ducournau. Le président du jury justifie alors sa décision en insistant sur le caractère provocateur du film : « Une femme qui tombe enceinte d’une Cadillac, je n’avais jamais vu ça! » C’est sans doute une logique similaire qui explique l’engouement autour du film The Substance. Ce deuxième long-métrage de la réalisatrice Coralie Fargeat redéfinit le body horror sous toutes ses facettes, dans une exploration viscérale du genre, qui interroge les pressions exercées

le film. C’est pour l’apparition de l’un de mes humoristes fétiches, Aymeric Lompret, que je ne voulais pas rater la comédie. L’humour noir et les scènes sanglantes n’ont pas tellement plu à mon entourage, et nous retenons davantage le court-métrage Sam & Lola qui avait précédé l’autre : crier « Y’a Marion Maréchal à poil! » dans un bar bondé de policiers pour qu’ils détournent le regard et que les filles à qui

ils payent des verres, puissent s’échapper de leur emprise dégueulasse, c’était finalement la meilleure réplique entendue de toute la journée.

Nous sortons du cinéma, ahuries par toutes les images encaissées en quelques heures et nous rentrons rêver de ces séquences étranges, qu’on se racontera le lendemain, en file, en attendant les autres séances. x

Choisir la jeunesse à tout prix

La violence de l’idéal esthétique dans The Substance.

sur le corps féminin dans la société contemporaine. Lauréat du prix du meilleur scénario à Cannes, le film de Fargeat déconstruit les conventions en place, ne se contentant pas de dénoncer, mais bien de réinventer les tropes mêmes de l’horreur pour servir un propos acéré et féministe, au-delà du choc esthétique.

The Substance suit Elisabeth (Demi Moore), une actrice autrefois adulée, qui, face à l’érosion de sa notoriété et au déclin inévitable de sa jeunesse, choisit de s’injecter un mystérieux sérum aux promesses de jouvence. Ce sérum, représentation des injections et chirurgies auxquelles tant de femmes se soumettent pour ré-

pondre aux normes de beauté, donne vie à Sue (Margaret Qualley) – jeune, parfaite, séduisante. Ce double, à la fois source de fascination et de répulsion, devient une rivale d’Elisabeth, exacerbant son désir de se conformer aux standards esthétiques, dans un conflit permanent entre sa propre

efforts, se voit trahie par le temps. Le public est ainsi témoin de ses rouages internes : sa jalousie envers Sue, cette version réinventée d’ellemême, et le regret d’une jeunesse idéalisée qu’elle sait irrévocable.

Cette scène souligne la complexité de ses choix, entre la pression de se

« Face à ces scènes intransigeantes, le public se glisse ainsi dans la peau du voyeur, confronté à son propre regard fétichisant »

image vieillissante et celle, idéale, de son clone. Qualley et Moore sont tour à tour dénudées sous la lentille austère de la caméra, dans une opposition ingénieuse entre jeunesse et vieillesse, beauté et laideur, perfection et réalisme. Face à ces scènes intransigeantes, le public se glisse ainsi dans la peau du voyeur, confronté à son propre regard fétichisant.

Une scène poignante révèle l’ampleur de la pression esthétique qui écrase Elisabeth : alors qu’elle se prépare pour un rendez-vous, elle s’applique du maquillage, change de tenue, puis, en proie au doute, se démaquille. Le visage de Moore, face au miroir, traduit une douleur muette – celle d’une femme qui, malgré ses

plier aux normes esthétiques et la désillusion d’être dépassée par une image de perfection inatteignable, accentuant l’emprise des standards de beauté sur ses décisions. Avec une humilité et une vulnérabilité rares, Moore, elle-même figure iconique souvent confrontée aux diktats de l’industrie, s’offre ici dans un rôle dénudé, reflétant l’anxiété et les désillusions vécues par tant de femmes face aux injonctions sociales.

Dans un hommage aux classiques, Fargeat émaille son film de références iconiques. L’apparition de MonstroElisaSue – la créature hybride née de la fusion entre Sue et Elisabeth – provoque un élan d’horreur parmi les spectateurs,

évoquant la scène finale de Carrie, où la protagoniste humiliée transforme sa douleur en vengeance sanguinaire. Mais ici, cette créature grotesque en robe à paillettes incarne plus qu’une humiliation : elle incarne le rejet, le malaise, et la vengeance de toute une génération de femmes face aux injonctions qui les défigurent.

Un parallèle s’impose également avec Requiem for a Dream, dans une analogie pertinente qui compare cette quête inlassable de la perfection esthétique à une véritable addiction : en usant d’une esthétique visuelle similaire à celle du film d’Aronofsky, Fargeat insiste sur la violence physique et psychologique rattachée à l’intériorisation de ces normes esthétiques. Elle démontre ainsi que les décisions de conformité ne sont pas de simples actes de vanité, mais bien les produits d’une pression sociale écrasante, qui poussent les femmes à se transformer, souvent au détriment de leur propre identité et santé, pour se soumettre à une image dictée par la société. x

Alexandra girlovan Contributrice

Béatrice poirier-pouliot Éditrice Culture

stu doré | le dÉlit

Derrière l'objectif, sommes-nous objectifs?

Le photojournalisme : une question d'éthique.

Tout autour de nous, des images racontent des histoires. Dans un monde qui en est saturé, il est essentiel de s’interroger sur celles qui dépassent le simple visuel pour devenir des récits porteurs de sens. Derrière chaque image se cache l’intention de dévoiler une réalité, parfois brutale, parfois inspirante. Là où d’autres images capturent l’esthétique d’un moment ou le souvenir d’une émotion, le photojournalisme s’impose comme un regard sur le monde, destiné à informer plutôt qu’à séduire. À la croisée des chemins entre art et engagement, cette discipline ne se contente pas de capturer des instants : elle forge notre compréhension des enjeux contemporains.

Photo. Journalisme. Une rencontre entre l’instantané et l’information. Comme son nom l’indique, la distinction entre le photojournalisme et toutes autres formes de photographie réside dans l’intention derrière l’image. C’est lorsque l’image a un mandat publique, celui de fournir des informations précises et honnêtes au public, qu’elle devient photojournalistique. Contrairement aux idées reçues, cette différenciation ne repose pas sur le caractère artistique de l’image. Toutes les photos comportent un aspect esthétique significatif, sans nécessairement être journalistiques. Cela soulève une question essentielle sur la place des artistes dans le journalisme et sur notre rapport à l'information visuelle. Pour

restrictions de Meta, la plateforme offre un accès quasi-universel.

Les médias traditionnels comme Radio-Canada rapportent l’actualité locale d’un point de vue souvent précis, avec un titre accrocheur qui cherche à vendre au lecteur l’intérêt de lire l’article. La confiance du public dans ces médias traditionnels diminue, dû notamment à la quantité d’informations produites quotidiennement. « Nous vivons dans un monde où

« Pour bon nombre de photojournalistes, il y a une part d’émotion et d'intérêt personnel et donc de subjectivité dans l’art du photojournalisme, et c’est justement ce qui humanise l’information »

répondre à ces questions créatives, techniques et éthiques, Le Délit a interrogé Jasmine, photojournaliste et activiste montréalaise.

La photo comme outil d’information

Aujourd’hui, notre rapport obsessionnel au numérique et aux réseaux sociaux a radicalement changé la manière dont les gens s’informent, suscitant un sentiment de méfiance et de scepticisme à l'égard des médias traditionnels. Ceux qui font le choix de payer un abonnement hebdomadaire au New York Times se font rares. Instagram défie cette barrière sociale élitiste : malgré les

les gens ne font plus confiance aux journalistes », rapporte Jasmine. Selon elle, c’est cette perte de confiance qui offre à la photo une place comme moyen pour continuer à s’informer. Même si les images peuvent être modifiées sur PhotoShop, ou alors par un usage de l’intelligence artificielle, les photos issues de sources indépendantes sont vitales à une société en quête d’information authentique et démocratisée.

Éthique du photojournalisme

Certains principes des chartes de déontologie du photojournalisme sont particulièrement importants pour Jasmine : ne

au bon angle, à la lumière, et à l'esthétique de notre image.

L’objectivité n’existe pas

pas user de méthodes déloyales pour obtenir des photographies, traiter les sujets avec respect et dignité, et ne pas faire intrusion dans les moments intimes de chagrin. Elle souligne également l’importance d’un usage impartial de ces clichés, afin d’éviter toute utilisation dans un contexte éditorial orienté. Pour ces raisons, Jasmine fait le choix de cacher le visage des enfants et de toute autre personne pour qui une image publique pourrait s’avérer nuisible : « L'esthétique de la photo demeure importante, alors je vais m’assurer de choisir une photo où le visage est détourné. » Si au Canada, il est légal de photographier des manifestants, pour Jasmine, « il y a des choses qui ne se font pas. » À l’inverse, si quelqu'un se met en position plus visible, en montant sur un podium par exemple, alors ce geste traduit une volonté de détonner de la foule, une adhésion publique à la cause. Il est ainsi évident que le cliché peut être pris.

Derrière l’objectif, il y a des rencontres, des êtres humains. Certes, l’objectif principal est d’obtenir la photo qui représente au mieux le message désiré. Pourtant, pour pouvoir photographier un sujet – qu’il s’agisse d’une seule personne, d’un groupe de manifestants, ou d’un événement quelconque – il y a un temps pour écouter, observer, et analyser la situation. Il faut pouvoir mettre à l’aise la personne qui fait face à l’objectif, rester discret et ne pas gêner les actions entreprises, se protéger et protéger son sujet, tout en réfléchissant

L’objectivité journalistique est un idéal qui vise soit la neutralité, soit la pluralité d’opinions. Pour assurer cette objectivité, il faudrait préconiser un détachement total, or pour Jasmine « c'est impossible, nous ne pouvons pas être complètement détachés du monde ». C’est pour cela qu’elle décide de couvrir des événements plus partisans comme les manifestations pro-Palestine, ainsi que les campements présents sur le campus de McGill l’été dernier. « Je choisis consciemment à qui et à quoi j’attribue une plateforme malgré mes quelques centaines d’abonnés [sur Instagram, ndlr ], parce que ça vaut le coup d’être partagé. » Son but, et celui de beaucoup d’autres photojournalistes indépendants, est de varier les représentations médiatiques, de porter son regard sur les peuples sous-représentés. Au fil de l’histoire des mouvements socio-politiques, des révolutions et des guerres, la photographie a été fondamentale au partage des narratifs. Sans ces images, les acteurs de ces révolutions et les victimes d’injustices systémiques n'auraient pas pu être reconnus à leur juste valeur.

Pour bon nombre de photojournalistes, il y a une part d’émotion et d'intérêt personnel et donc de subjectivité dans l’art du photojournalisme, et c’est justement ce qui humanise l’information. Mais comment gérer les émotions, les pressions, les biais et les attentes qui accompagnent la couverture d'événements émotionnellement chargés?

Le risque des manifestations

Jasmine précise qu'elle ne cherche pas à monétiser ses photos. Elle les partage souvent sur Instagram ou les transmet gratuitement aux organisations impliquées, parfois sous couvert

d’anonymat, par souci de sécurité. Sous ces publications se retrouvent parfois des commentaires critiques, qu’elle ne censure pas. Avant chaque événement, elle se questionne donc sur les conséquences potentielles de sa participation, même en tant qu'observatrice. C’est justement l’aspect sécuritaire qui demeure un défi constant. Elle reste vigilante, observe le comportement des forces de l’ordre et des manifestants pour anticiper les risques, qui sont d'autant plus élevés sans accréditation de presse officielle. À Montréal, en tant que journaliste, que l’on soit accrédité ou non, identifiable ou non, il est possible d’être agressé et arrêté au même statut qu’un manifestant. Face à une rangée de policiers en armure de combat – comme c'était le cas le 7 octobre dernier sur notre campus universitaire – un appareil photo peut vite être confondu avec une arme par la police. Cela souligne l’importance de l’image dans notre construction de la vérité. Pour Jasmine, il est vrai que les sujets portés par les manifestants sont chargés d’émotions, mais c’est la peur des forces de l’ordre qui lui pèse tout particulièrement. Elle considère que son appareil photo est un outil contre un système défaillant où les violences policières sont en hausse.

Le photojournalisme se situe à l'intersection de l'émotion et de l'engagement personnel, des éléments qui humanisent l'information tout en posant des défis éthiques. En naviguant entre la nécessité de documenter des événements remplis d'émotions et les risques inhérents à sa présence sur le terrain, la démarche de Jasmine souligne l'importance de la responsabilité éthique dans la couverture médiatique. En fin de compte, le photojournalisme ne se limite pas à capturer des images ; il s'agit de contribuer à une compréhension plus profonde de la vérité, même dans un contexte où la perception et la réalité peuvent se heurter violemment. x

MARGAUX THOMAS | Le Délit
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