Le Délit
Le seul journal francophone de l’université McGill
Volume 94, numéro 4
le mardi 5 octobre 2004 • www.delitfrancais.com • Prise 1977.
02 Le Délit 5 octobre 2004 bouchetrou
courrierdeslecteurs Julie Claveau, directement de Bruxelles nous écrit: Juste un petit mot pour vous dire merci de rendre le Délit disponible sur internet, si fidèlement chaque semaine! Je suis en échange pour un an à l'Université Libre de Bruxelles et j'aime bien continuer à avoir des nouvelles du monde mcgillois. Et j'apprécie toujours autant votre style un peu dénonciateur et votre analyse de l'actualité. Merci ! En effet, si jamais vous vous ennuyez du Délit ou encore que vous avez perdu votre précieuse copie papier d’un numéro, il est possible en tout temps d’avoir accès à votre journal préféré au www.delitfrancais.com
Commentaires, félictations, insultes. N’hésitez pas à nous les faire parvenir en nous écrivant à
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5 octobre 2004
éditorial
Le sens oublié
Le Délit
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Le Délit Le journal francophone de l’Université McGill
Valérie Vézina 3480, McTavish, bur. B-24 Montréal (Québec) H3A 1X9
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a m’a sauté en pleine figure, vendredi soir dernier. J’étais au théâtre. La pièce était bonne, le jeu des acteurs bon, mais vous savez, pas excellent. C’était en fait, plutôt moyen. Mise en scène moyenne, jeu moyen; j’ai embarqué dans la pièce à moitié. Et je n’étais certes pas la seule; le bruit incessant des tortillements de corps blasés sur leur chaise me faisait croire qu’il n’y avait pas que moi qui trouvais ça moyen. Mais, à ma grande surprise, une fois le rideau tombé et le dernier acteur évadé, les applaudissements ont surgi; la foule s’est levée. Je n’en croyais pas mes yeux: une ovation. J’en suis restée bouche bée. Jusqu’à ce jour, je croyais qu’une ovation, ça se méritait, il fallait être plus que moyen, il fallait frôler la perfection. Peut-être était-ce une pensée un peu naïve, mais je m’en suis tenue à mes principes et je suis restée assise. J’ai même attendu que la salle soit pratiquement vide pour quitter les lieux; j’en suis encore abasourdie. À ma sortie, j’ai surpris la conversation de deux dames et l’une disait: «Même si la pièce n’était pas superbe, c’est tellement exigeant le métier d’acteur que l’ovation est justifiée». L’argument me semblait avoir un certain poids et je l’ai considéré longuement. Mais, encore aujourd’hui, je me demande si les acteurs, eux, veulent d’une ovation après chaque pièce. Écoutez, quiconque a déjà une expérience minimale de la scène sait quand il a bien joué ou pas. Recevoir une ovation, ça se mérite et quand on ne le mérite pas, ça doit frustrer, non? Peut-être est-ce moi qui ai une idée trop idyllique de l’ovation, mais aurait-on oublié ce qu’elle implique, ce qu’elle signifie? Je vous le demande. Ce court épisode, sans doute sans importance dans une vie entière, m’a tant bouleversée que j’en suis venue à me poser des questions sur le sens de mes gestes.Vous savez, ceux que l’on répète inlassablement, sans trop savoir pourquoi. Je ne parle pas, ici, du fait de se laver, de manger ou d’aller à ses cours, ce raisonnement existentiel est (quasi) complètement résolu. Je vous parle de ces actions, répétées chaque année, sans qu’on s’y attarde, mais qui méritent réponse. Par exemple: Centraide. Quand je suis arrivée à McGill, à peu près à ce temps-ci de l’année, des collègues de classe sans aucun doute me sollicitaient un dollar pour Centraide; un dollar qui était déposé sur une grande bande
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rédactrice en chef Valérie Vézina chef de pupitre-nouvelles Philippe G. Lopez chef de pupitre-culture Flora Lê rédacteur-reporteur Samuel Vaillancourt coordonnateur de la mise en page David Drouin-Lê coordonnateur de la photographie Éric Demers coordonnateur de la correction Julien Vinot chef illustrateur Pierre Megarbane collaboration Xavier de Palmaent Léa Guez Marie-Pierre Dallaire Félix Meunier Jasmine Bégin Marchand Marie-Eve Clavet Jean-Loup Lansac Pascal Shefteshy Alexia Germain Vo Nghi Nguyen Alexandre Vincent Ynès Wu Clint Taschereault David Pufahl
rouge, marquée à chaque cent dollars à la craie. Ça vous dit quelque chose? Le tout se répétait au moins deux fois dans l’année et ce, tous les ans. Chaque année, chaque dollar donné était aligné par terre pour récolter des fonds pour Centraide. On donnait, sans trop savoir pour qui, pourquoi? C’est vrai, je me suis fait prendre au jeu. La première fois, je trouvais ça tellement cool de voir mon dollar sur une bande rouge que l’organisme aurait pu être n’importe quoi que cela n’aurait eu guère d’importance; tout ce que je voulais c’est voir mon dollar défiler sur une bande rouge. La seconde fois, j’ai remarqué que c’était pour Centraide. Ça me disait vaguement quelque chose, j’ai donné. Mais les autres fois, j’ai posé des questions, j’ai voulu savoir où allait mon dollar, à qui, comment. J’ai voulu que mon geste ait un sens. Mais ce genre de questions, combien d’entre nous s’y
intéressent? Combien d’entre nous ouvrent la porte (pas juste tenir machinalement par principe) car ils remarquent qu’une personne a besoin d’aide, qu’elle semble sympathique? Combien d’entre nous vont donner du sang parce qu’ils connaissent quelqu’un qui mourrait sans ça, qui demandent à l’infirmière comment le sac de sang est acheminé, comment la priorité est donnée en cas de pénurie? Combien d’entre nous savent donner un sens à chaque geste, à chaque instant de la vie? Combien? Peu… trop peu. C’est peut-être volontairement ou encore inconsciemment que vous avez oublié ce sens. Une peur d’affronter le questionnement qui va de pair avec. Le retrouver est sans doute une épreuve, mais qui vous permettra de justifier chacun de vos gestes…
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Le Chat... de retour!
Le Darfour à la une
Le Festival du Jorane et cie. nouveau Cinéma
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webmestre Bruno Angeles couverture Éric Demers
gérance Pierre Bouillon publicité Boris Shedov photocomposition et publicité Nathalie Fortune le McGill Daily Daniel Cohen Conseil d’administration de la Société de Publication du Daily: Marie-Eve Clavet, Denise Brunsdon, Eugene Nicolov, Jeff Carolin, Jean-Olivier Dalphond, John Jeffrey Wachsmuth, Daniel Cohen, Valérie Vézina, Joshua Ginsberg L’usage du masculin dans les pages du Délit français vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire.
Le Délit français est publié par la Société de publications du Daily. Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et illustrations dont les droits avaient été auparavant réservés, incluant les articles de la CUP). Les opinions exprimées dans ces pages ne reflètent pas nécessairement celles de l’Université McGill. L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal. Imprimé par Imprimerie Quebecor, St-Jean-sur-Richelieu, Québec. Le Délit est membre fondateur de la Canadian University Press (CUP) et de la Presse universitaire indépendante du Québec (PUIQ). Imprimé sur du papier recyclé. ISSN 1192-4608
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04 Le Délit
5 octobre 2004
Et on roule à Shanghai! Vo Nghi Nguyen
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Vo Nghi Nguyen
eux nouvelles de grande importance la semaine dernière. Primo, notre Jacques national était de retour (et visiblement rouillé) en F1, derrière le volant d’une voiture après une année sabbatique. Secundo, mais certainement pas la moindre de ces deux nouvelles, le cirque de la F1 débarquait en grande pompe à Shanghai. Norbert Haug, patron de Mercedes Sport affirmait déjà que le Grand Prix de Shanghai est «le plus important de l’histoire du sport motorisé». D’autres soulignaient que c’est un pas fantastique pour la Chine moderne. Bref, tout le tapage publicitaire dont la Chine n’a nullement besoin. Par souci du détail et une certaine sensibilité envers la culture locale, l’architecte du circuit, Hermann Tilke, a cru bon de tracer le circuit selon le caractère chinois «Shang»... La Chine a-t-elle vraiment besoin de ce véritable cirque de riches? La F1, c’est la jet-set exemplifiée, à commencer par les belles filles en minijupes qui vendent des tee-shirts et des casquettes à des prix fort probablement plus élevés que le salaire moyen chinois. Ensuite viennent les voitures de luxe comme les Hummer qui sont, rappelons-le, des chars polluants conçus pour la guerre, non pas pour écraser les sympathiques cyclistes chinois. Et finalement, le tabac. La Chine étant le plus grand consommateur mondial de cigarettes, rien de mieux qu’un Grand Prix pour encourager les Chinois à en fumer encore plus. Celles-ci sont si peu dispendieuses en Chine (un paquet de marque locale coûte à peine un dollar) qu’on a l’impression, en se promenant dans les rues chinoises, que tout
le monde fume. L’idée de voir 1,3 milliard de Chinois, chacun avec une voiture, ne fait que saliver les grands patrons de l’industrie automobile. La F1 est avant tout un outil de promotion pour vendre des voitures. La visibilité offerte pour des multinationales comme Mercedes et autres est immense. Si ces compagnies font des ventes record chaque année en Chine, c’est qu’il y a une forte
Félix Meunier
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haque année, et parfois même deux fois l'an, à McGill, la population se fait un plaisir d'élire ses représentants à l'association étudiante. Plaisir restreint, il va de soi, aux 15 p. cent qui décident d'exercer leur droit de vote. Il y a toujours un nombre intéressant de candidats, même si la qualité, elle, n’est pas toujours au
rendez-vous, à tout le moins selon nos collègues du Daily.. Pourtant un je-m'en-foutisme abrutissant s'installe, et j'en suis moi-même une «victime». Pourquoi donc? Ne serait-ce pas la déchéance pure et simple du mouvement étudiant? Nos vaillantes Fédérations des Étudiants Universitaires du Québec (FEUQ)
demande de la part de la classe moyenne chinoise. La F1 ne fait qu’encourager la demande d’un produit de consommation que la grande majorité de la population n’a pas les moyens d’acheter. Cependant, malgré les coûts exorbitants, certains continuent d’acheter une voiture, simplement parce qu’elle est signe de prestige. Il y a un effort réel de la part du gouvernement central qui encourage la recher-
et Fédération des Étudiants Collégiaux du Québec (FECQ) se font un plaisir de défendre, sur toutes les tribunes, l'accessibilité du réseau d'éducation. Soit. Le Québec a tenté depuis des années de trouver un juste milieu entre un système à l'européenne et à l'américaine (des recherches pour une maîtrise éventuelle aux États-Unis m'ont un brin découragé lorsque j'ai remarqué que les droits de scolarité s'y élevaient à 30 417 $ US par année; l'équivalant, ici, est de 1 390 $ CAN par année). 22 p. cent de la population canadienne possède un diplôme universitaire. Ces diplômés gagnaient en moyenne 61 000 $ en 2001. La personne possédant un simple diplôme secondaire faisait de son côté 36 000 $. Certains gourous de certains think tanks conservateurs précisent que les universitaires auront éventuellement les moyens de payer, donc on peut se permettre de les endetter. En ne le faisant pas, nous subventionnons donc les futurs riches. Ce que le brave Pierre Reid n'a pas hésité à faire en coupant les bourses en 2004.
che des voitures électriques et autres dans les grandes universités. Pour une bonne raison. Pas la peine d’avoir un Ph.D en sciences environnementales: si tous les Chinois avaient une voiture, ça serait la fin du monde... ou presque. Mais voilà que Jacques Villeneuve arrive, fumant une cigarette à bord d’une Renault. Merci pour l’exemple Jacques.
Les assos se battent pour garder les frais de scolarité au minimum afin de préserver l’accessibilité. Pendant ce temps, les universités sont à court de fonds. «Non, on prône un réinvestissement massif du gouvernement en éducation» répètent les sbires de notre vaillante FEUQ. Pendant ce temps, les investissements gouvernementaux se font attendre. La FEUQ a indiqué des lieux où se cacheraient des liasses de billets que le gouvernement pourrait utiliser pour réinvestir en éducation. Il y aurait apparemment 663 millions qui traîneraient dans les coffres gouvernementaux, attendant d’être utilisés. Sinon, il faut couper… Il y a bien la santé… Elle accapare déjà 43 p. cent du budget gouvernemental et la pente est ascendante. Sinon, il y a le peu qui reste dans le ministère de l’Environnement ou des Transports. Au pire, il y aura toujours la poche du contribuable… En essayant de satisfaire tout le monde (la santé et l’éducation qui tous deux veulent et nécessitent toujours plus), nous commettons une «fuite vers l'avant». C’est-à-dire que la neige que
nous pelletons vers l’avant va nous frapper de plein fouet. C'est bien dommage, car c’est notre génération qui devra payer les pots cassés, rebâtir le réseau d'éducation, réformer le système de santé, financer la retraite des babys boomers et payer la dette accumulée qui accapare déjà 16 cents par dollar gouvernemental. L'éducation oui, la santé ok, le déficit non, les impôts non. Le gouvernement actuel repousse les décisions, en espérant pouvoir les repousser assez pour que ce soit un autre gouvernement — rappelezvous la règle: two mandats and you’re out — qui fasse les choix, lesquels sont, c’est vrai, difficiles et surtout impopulaires. À quand un gouvernement qui saura prendre ses responsabilités? On veut des droits de scolarité bas, ok, mais augmentez les investissements gouvernementaux. Ménager la chèvre et le chou, ça ne fonctionnera pas. On se plaît à prendre position sur plein de trucs, mais, merde, quelqu'un pourrait-il être conséquent et se décider à décider pour de bon?
5 octobre 2004
Le Délit
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nouvellesinternational
Crise au Darfour: chronique d’un massacre enfin reconnu On estime que la guerre civile faisant rage au Soudan depuis une vingtaine d’années a tué près de deux millions de personnes. Philippe G. Lopez
J
adis marginalisée, voire oubliée, la crise du Darfour occupe, depuis quelques mois, une place importante dans les médias. On estime à cinquante mille, depuis 2003, le nombre de personnes tuées durant le conflit, et à plusieurs millions le nombre de réfugiés. Et pourtant, ce n’est que récemment que la communauté internationale s’est réellement mobilisée. Le terme «génocide» a enfin été universellement admis pour décrire les massacres commis par les Djandjaouids sur la population noire chrétienne. La semaine dernière, le groupe McGill Refugee Research Project a réuni plusieurs travailleurs humanitaires dans le cadre d’une conférence portant spécialement sur la crise au Darfour. Sur le terrain, plusieurs groupes sont actuellement au travail afin de faciliter la vie des réfugiés dans les camps, de la construction de puits à l’élaboration de cliniques médicales. Or, comme l’a noté Patrick Lemieux, de Médecins Sans Frontières, les conditions rendent le travail très difficile, notamment à cause des flots incessants de réfugiés. Les camps sont souvent situés en plein désert et afin de se nourrir, les habitants doivent sortir du périmètre. Et bien sûr, les milices armées rôdent à proximité: il arrive donc souvent que les réfugiés ne reviennent pas de leur périple. Patrick Lemieux est également allé visiter un village détruit par les milices appuyées par Khartoum. Parfois, ils attaquent à coups de vieux fours ou de moteurs de voiture lancés d’un avion, afin d’économiser les bombes. Parmi les ruines, un villageois habitant un camp de réfugié à trois heures de marche fait l’aller retour chaque jour afin de vendre
Patrick Robitaille, Patrick Lemieux et Nicole Ireland discutent de la crise au Darfour.
les quelques dattes que les attaquants n’ont pas brûlées. Le Tchad, partageant la frontière avec l’ouest du Soudan, a déjà accueilli près de deux cent mille réfugiés depuis le début de la crise. Patrick Robitaille (MSF) a dépeint un bien triste portrait des camps à la frontière du Tchad. En seulement quelques mois, un simple camp verra sa population passer de quelques centaines de personnes à plusieurs dizaines de milliers de réfugiés. Les cliniques débordent, le matériel manque.
Et pourtant, l’espoir est là. Le Darfour a fait les manchettes, en conséquence, la catastrophe a été admise sur la scène internationale. L’ONU a d’ailleurs lancé plusieurs ultimatums au gouvernement réticent de Khartoum afin qu’il gère la crise. Durant son discours à l’ONU, Paul Martin a également décrété «l’état d’urgence». Plus récemment encore, durant le premier débat télévisé entre John Kerry et George W. Bush, le Darfour fut un point abordé à plusieurs occasions. Le cas du Soudan, du jour au lendemain,
a suscité l’attention mondiale, suite à des années de protestations de divers groupes humanitaires. La partie n’est pas gagnée, mais nous sommes aujourd’hui plus conscients de la catastrophe, contrairement au cas du Congo, pour ne citer qu’un exemple, où une guerre civile dure depuis plus de trente ans. Puisse-t-on, un jour, contraindre le gouvernement du Soudan à collaborer à la résolution du problème du Darfour. N’ignorons pas le reste de l’Afrique pour autant.
Bouclier antimissile: le Canada doit prendre une décision Le compte à rebours est lancé: le bouclier antimissile américain entrera en fonction en octobre et le Canada n’a plus que quelques jours pour annoncer s’il participera au projet de défense. Cette décision très attendue pourrait avoir des répercutions majeures sur la politique étrangère du Canada. Jasmine Bégin Marchand
C
e projet qui a pris forme en 1983, sous la présidence de Ronald Reagan, semblait avoir ses raisons d’être lors de son lancement: les tensions entre les États-Unis et l’Union Soviétique représentaient alors une menace constante pour la sécurité américaine. Cependant, après l’écroulement de la puissance soviétique dans les années 90, le bouclier de l’espace fut délaissé, du moins, jusqu’à ce que Bill Clinton accède au pouvoir. En 1998, de nouvelles estimations du Pentagone indiquent que si la menace communiste n’est plus, une nouvelle ombre se dresse contre la sécurité américaine: plusieurs états auraient maintenant la capacité d’obtenir des armes de destruction massive ou des missiles balistiques. Le projet est repris et évalué: l’idée est de placer des missiles intercepteurs à différents endroits sur la planète afin
de contrer une attaque provenant des rogue states ou états voyous. Plusieurs tests ont été effectués, mais ceux-ci se révèlent malheureusement peu concluants: trois des huit essais ont échoué. Bill Clinton juge ce taux de réussite trop peu élevé et laisse donc la poursuite du bouclier à son successeur, George W. Bush. Aujourd’hui, c’est officiel. Le bouclier antimissile américain sera mis en œuvre cet automne. Les États-Unis sont à présent en quête de partenaires afin de légitimer leur projet aux yeux de la communauté internationale; ils semblent aujourd’hui avoir trouvé un appui au Canada. Mais du côté du gouvernement canadien, les opinions restent partagées. Car si le Premier ministre Paul Martin est réticent à prendre une position claire sur le sujet, le ministre de la défense Bill Graham soutient ce projet de défense avec de plus en
plus d’insistance. Selon les partisans du projet, le Canada se doit de participer au bouclier afin de s’unir aux Américains et de défendre l’Amérique du Nord; cela serait l’un de nos devoirs, en tant que voisin des États-Unis. De plus, les relations canado-américaines se verraient améliorées. Rappelons-nous que ces dernières s’étaient quelque peu refroidies après le refus du Canada de s’impliquer dans la guerre en Irak. Pendant ce temps, les voix de l’opposition se font de plus en plus entendre. Nombreux sont ceux qui soutiennent que le projet de défense américaine n’est en fait qu’une excuse pour relancer la course à l’armement. Le Canada, qui semble s’opposer à cette idée, avait dont posé certaines conditions sur sa participation au bouclier, ce dernier devant être sous la responsabilité du
NORAD (l’accord canado-américain de défense de l’Amérique du Nord) afin que le Canada ait un plus grand pouvoir de décision. Aussi, le projet du bouclier antimissile ne devrait pas entraîner l’envoi de missiles dans l’espace. Malheureusement, rien ne laisse croire que ces demandes seront acceptées. Il ne reste que quelques jours avant que le Canada n’annonce sa réponse officielle. D’ici là, les manifestations contre la participation du Canada au bouclier antimissile se multiplient, alors qu’Ottawa vient de déclarer qu’il serait possible qu’une décision soit prise sans se préoccuper de l’opinion publique, et peut-être même sans consultation à la chambre des communes. Verra-t-on la militarisation du Canada ou sommes-nous à l’aube d’une nouvelle politique moins tournée vers les États-Unis? Les résultats sont encore à venir.
06 Le Délit 5 octobre 2004 nouvellescontroverse Du 6 au 9 octobre aura lieu le 2e congrès mondial contre la peine de mort à la Place des arts de Montréal. Au programme: conférences de personnalités emblématiques dans la lutte pour l’abolition de l’exécution capitale. Notamment, Mary Robinson, Robert Badinter, sœur Hélène Préjean, Scott Turow, Bianca Jagger, Me Julius Grey, Vera Chirwa et Alexa McDonough seront de la partie. Également, des témoignages d’anciens condamnés à mort et des familles de Hurricane Carter et de Philippe Maurice. Ainsi, le Mohammed Délit a décidé d’aborder ce délicat sujet qu’est la peine de mort. Alors, pour ou contre?
Le Délit vous propose cette semaine un jeu d’adresse dont vous êtes le héros. À vous de jouer!
La peine de mort Chaque semaine, le Délit choisit un sujet controversé. Au hasard sont tirés le nom des journalistes devant défendre respectivement le pour et le contre.
CONTRE
POUR
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orsque toutes les tentatives de réhabilitation ont échoué, lorsqu’un criminel en est à sa quatrième récidive, quel bien peut-il ressortir de lui? Ne représente-til plus qu’un danger pour l’ensemble de la société? Dans ce cas, n’est-il pas acceptable de l’éliminer physiquement, purement et simplement, pour le bien commun? Bien entendu, ce genre de recours ne devrait être utilisé qu’en cas d’ultime nécessité, sur des criminels récidivistes ayant perpétré sans l’ombre d’un doute des crimes graves sur des personnes humaines, comme des meurtres ou des tortures physiques. Quoi qu’il en soit, ce recours ne devrait pas être écarté totalement du champ des possibilités. De toute façon, vaut-il mieux laisser pourrir des gens en prison, dans une vie misérable, jusqu’à ce qu’ils se désagrègent par eux-mêmes, ou mettre un terme plus précocement à leur vie? Cette dernière façon permet d’offrir une mort indolore, efficace et automatique, tout en permettant à la société de se débarrasser d’un élément fort nuisible à la sécurité et à la paix. Aussi, l’établissement de la peine de mort pourrait avoir un effet dissuasif sur certains criminels, qui y verraient une conséquence sérieuse et irréversible de leurs actes répréhensibles. De plus, il est de notoriété publique que l’incarcération de chaque détenu coûte une quarantaine de milliers de dollars par année aux contribuables québécois.A-t-on les moyens d’entretenir jusqu’à leur mort les récidivistes graves? Ne pourrait-on pas plutôt investir l’argent ainsi économisé dans des programmes de prévention de la violence et de support aux communautés défavorisées de la société? Finalement, la peine de mort permettrait d’éviter un tout autre problème. En effet, si on l’appliquait aux dictateurs, aux parrains, aux gourous et autres démagogues incendiaires, elle permettrait de diminuer le nombre de chefs négatifs et d’endoctrinés. Ceci s’appuie sur le fait que les prisons sont une source appréciable de recrutement et de formation pour le crime organisé et pour les organisations terroristes. Bref, pensez-y: bien administrée, la peine de mort ne contribue-t-elle pas au bien commun de façon respectueuse et humaine en éliminant les éléments destructeurs et en permettant d’investir davantage dans la prévention des crimes?
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Cette semaine: Félix Meunier et MariePierre Dallaire s’affrontent dans le ring. Il est à noter que les positions exprimées ne sont pas nécessairement partagées par leur auteur.
pparemment, 63 p. cent des jeunes Québécois âgés de 18 à 24 ans sont en faveur de la peine de mort.Ils ne sont pas les seuls, soixante-dix-huit pays ont déjà devancé l’État autonome du Québec dans la course à la peine de mort: les États-Unis d’Amérique, évidemment, auxquels il faut ajouter des modèles de démocratie comme le Botswana, le Tchad, l’Arabie Saoudite, le sultanat d’Oman ou la Zambie. Il est difficile de concevoir comment l’État peut se croire au-dessus de ses propres lois au point de cautionner la peine de mort. Le code criminel nous dit de ne pas tuer, mais la conséquence pour ce crime est justement d’être tué, apparemment en toute légalité. La vie humaine serait donc un jouet à confisquer comme n’importe quelle autre marchandise? On peut certes se demander ce qu’une société gagne quand la peine capitale est en vigueur. «Nous vivons dans un monde plus sécuritaire», dira l’un. «C’est un bon moyen de protéger ma famille», dira l’autre. En fait, une étude américaine (sic) révèle que le tueur n’a que faire des conséquences de ses actes au moment de commettre le crime. Il ne pense pas à ça. Que ce soit la peine capitale ou une sentence de prison à perpétuité, il n’y a pas d’effet dissuasif supplémentaire pour l’un ou pour l’autre. Si la société n’en sort pas plus sécuritaire, pourquoi certains jugent-il que la peine de mort demeure une bonne punition? C’est que le sentiment de vengeance prend le dessus sur la raison plus souvent qu’on le voudrait. On veut un coupable, on en cherche un, on en trouve un, on découvre des preuves ou on en crée si nécessaire, on le punit, et hop au suivant! Les familles des victimes sont bien contentes, se plaignant qu’il y a trop de droits pour les agresseurs et pas assez pour les victimes. C’est le processus de justice américaine, mais certains se demandent où est la justice? L’Illinois, qui n’est pas abolitionniste, a suspendu l’application de la peine de mort parce que le nombre d’erreurs judiciaires se multipliait. Le Maryland a suivi. En fait, depuis 1976, aux États-Unis, quatre-vingt-cinq condamnés à mort ont été par la suite acquittés. Pour les uns, la peine de mort est moral and just, mais ne devrions-nous pas simplement, avant toute chose, nous demander, merde, à quoi ça sert vraiment cette «bebelle»-là?
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culturethéâtre
Le Délit
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La détresse et l’enchantemment
C’est dans le faste et l’exotisme que l’Opéra de Montréal lance sa 25e saison, avec le célèbre opéra de Puccini, Turandot. Flora Lê
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culturethéâtre
Yves Renaud
l y avait si longtemps que je n’étais pas allée à l’opéra que je ne savais plus vraiment à quoi m’attendre. On m’avait dit que Turandot, il fallait le voir dans sa vie, alors ce devait être cette fois-ci. Mais l’opéra allait-il susciter en moi une émotion à la hauteur du prestige dont se targue cet art de la scène. Serais-je émue? Touchée? Touchée, j’allais l’être dès le lever de rideau. Un décor somptueux meuble toute la scène, qui nous transporte dans une Chine légendaire, dans tout ce qu’elle a de magnifique et d’exotique. Et puis tous ces gens, tous ces chanteurs qui se déploient aux quatre coins de la scène, s’amassent et s’entassent ici et là, comme si l’espace scénique n’avait plus de limites; j’ai tenté de les compter, j’ai arrêté à cinquante. Les yeux déjà ne savent plus où donner de la tête, dès les premières notes entamées par l’orchestre bien au creux de sa fosse. Et puis il y a cette histoire, tragique comme on les aime. À Pékin, la princesse Turandot fait vœu d’épouser celui qui, de sang royal, saura résoudre ses trois énigmes. S’il échoue, il sera décapité. C’est pour venger son aïeule, la princesse Lou-ling, qui a péri injustement de la
Turandot en met plein la vue avec une production grandiose, et une musique digne du grand maître italien. Ici la soprano Anna Shafajinskaia dans le rôle de Turandot.
main d’un conquérant étranger que Turandot a imaginé ce sinistre jeu. Des dizaines de princes y laisseront leur vie sous les clameurs d’une foule assoiffée de sang mais désireuse aussi de revoir enfin la paix s’installer dans le royaume dominé par cette femme impitoyable. Et puis vint le prince Calaf.Transfiguré par la présence de Turandot, il résout les trois énigmes et triomphe de la femme cruelle. Mais Turandot, ter-
rifiée, implore son père, l’empereur de Chine, de la libérer de son engagement, mais en vain. Magnanime, Calaf lui propose la solution suivante: qu’elle découvre son nom avant l’aube et il acceptera de mourir. L’ordre est donc donné par Turandot: personne ne doit dormir cette nuit-là à Pékin, tous doivent chercher le nom. C’est là que se situe l’air fameux «Nessun dorma!» («Que personne ne dorme!»).
L’esclave Liù, amoureuse du prince et seule à connaître son nom, se suicide afin de lui sauver la vie. Émue par ce sacrifice, Turandot tombe dans les bras du prince en annonçant: «Il suo nome... è Amor!» («Son nom... est Amour!»). Turandot mobilise des effectifs orchestraux et choraux impressionnants, ce qui confère à l’opéra une incroyable puissance. Et Puccini introduit dans son opéra des sono-
rités et des mélodies chinoises qui lui auraient été inspirées, dit-on, par une petite boîte à musique. Ainsi soutenu par la musique puissante et lyrique à souhait de Puccini, Turandot ne peut laisser indifférent. Quand tout le chœur entame le thème final au rythme des grands coups d’archets de la section des cordes, du vrombissement des timbales et du vibrato des solistes, les murs tremblent, les gorges se serrent et un sentiment d’extase envahi toute la salle. Magie. Enfin, il me faut mentionner la performance à mon avis remarquable de la soprano Marie-Josée Lord, dans le rôle de la tragique servante Liù. Cette chanteuse montréalaise brille de rôle en rôle, mais surtout donne vie ici à l’un des moments les plus tragiques de la pièce, moment qui a certainement tiré des larmes à d’autres que moi. L’Opéra de Montréal présente Turandot de Giacomo Puccini à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts les 7, 9 et 13 octobre à 20h, et le samedi 16 octobre 2004 à 14h. Plusieurs réductions s’appliquent aux étudiants. Consultez leur forfait pour les 18-30 ans sur le site www.operademontreal.com
Divagation d’un promeneur solitaire
La programmation automnale du Prospero prend la mer avec la pièce Trans-Atlantique, une adaptation du roman de l’écrivain Witold Gombrowicz (1904-1969). Clint Taschereault (alias Buddy Bilodeau)
C
’est dans le cadre de l’Automne Gombrowicz que le Théâtre Prospero présente actuellement Trans-Atlantique, une adaptation du célèbre roman de l’auteur polonais, figure de proue de l’avant-garde. Neuf comédiens dirigés par Téo Spychalski déferlent sur la scène afin de donner vie à cette ode à la liberté et rendre hommage à cette figure de proue de la littérature du XXe siècle. Dès les premiers mots du prologue, le spectateur se trouve emporté par le récit intimiste et lyrique d’un voyageur apprenant l’invasion de son pays par l’Allemagne nazie. Récemment parvenu sur les côtes argentines, à la suite d’une traversée commencée dans son pays natal, Gombrowicz se retrouve contraint de faire un choix déchirant: rejoindre ses compatriotes en péril, et demeurer fidèle aux valeurs dont il est issu, ou abandonner cette chimère, ce poids social que tous portent sur leurs épaules et vivre en nomade, redevable de personne. Il choisira le second dans un emportement de rage, tanguant entre le dédain et la haine pure. «Voguez vers votre nation sainte assurément Maudite! (...) Voguez vers elle, qui ne vous laissera ni Vivre ni Crever, qu’elle vous tienne à jamais suspendus entre l’ tre et le Non-
être» seront les mots qu’il réservera au paquebot rebroussant chemin vers la Pologne. Mais une fois installé à Buenos Aires, il se voit noyé par la communauté de ses concitoyens exilés, dont les rencontres houleuses se succèdent à un rythme effréné. Celui qui aspirait à une vie émancipée de toutes contraintes et conventions se trouve ainsi aspiré par la communauté qu’il avait voulu fuir. Dans cette tempête de connaissances hétéroclites, Gombrowicz se noue d’amitié avec Gonzalo, un dandy homosexuel – pour ne pas dire pédéraste – qui le supplie de l’aider à s’approcher d’un jeune Polonais, fils d’un militaire retraité. Chef d’œuvre dont l’unicité est confirmée par sa capacité à incorporer une kyrielle de conflits métaphysiques, générationnels et sociaux dans un tourbillon aux accents ludiques, le succès de la pièce réside de prime abord dans la langue; une langue dégagée de toute norme, libre tel que Gombrowicz aurait voulu l’être. Étrangement, cette langue marie la littérature et l’oralité de façon déconcertante, comme un Howie le Rookie élevant son style tout en demeurant aussi percutant. Par contre, si la pièce est savamment orchestrée au niveau des mouvements, des mazurkas et des chants, il en va relative-
ment moins des décors, qui brillent par leur absence et des projections, souvent difficiles à mettre en relation avec le propos.Au sortir de la pièce, j’entendais également une Polonaise de souche se plaindre de la prononciation inexacte, voire incompréhensible, de mots polonais (dans les chants et expressions) par la distribution québécoise. Parfois narrateur, parfois impliqué directement dans l’action, Denis Gravereux incarne un Gombrowicz puissant et sincère. Finesse dans la diction, nuances marquées et
emportements sentis, le jeu de Gravereux assure la connexion avec le public. Doté d’une voix résonnante, d’un sens parfait de la comédie et d’une agilité peu commune, le personnage de Gonzalo trouve en Marc Zammit le protagoniste le plus idoine à conjuguer les multiples facettes de l’uranien. Grâce à sa voix pesante et à ses déplacements délicats (particulièrement légers pour un homme de cette stature), Zammit donne une richesse inouïe à son personnage et parvient à conjuguer le tragique de sa situation à des accents efféminés souvent comiques. Il est d’ailleurs le seul protagoniste à provoquer un rire régulier chez le spectateur. Le reste de la distribution contribue à générer une œuvre digne de l’auteur et parvient à exploiter les nombreuses facettes alternatives au théâtre, mises en scène par Spychalski. Savoureux mélange d’un texte se prêtant merveilleusement à l’oral et d’une saveur toute polonaise, Trans-Atlantique est un cri, un cri de liberté dans une société rétrograde et aliénée. Trans-Atlantique sera présenté jusqu’au 16 octobre au Théâtre Prospero, 1371, rue Ontario Est. Pour plus d’information, (514) 526-6582.
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culturecinéma
Avant le Che, il y avait Ernesto
Découvrez en image le premier des grands voyages de Che Guevara. Léa Guez
P
our ceux qui voudraient voir leur idole révolutionnaire telle que gravée sur des milliers de tee-shirts, vous ne retrouverez, dans ce film, aucun des clichés de ce héros devenu légende et martyr de la puissance américaine. Pourtant ce film porte bien sur celui qu’on appelle le Che Guevara, de son vrai nom Ernesto Guevara. Si les films glorifiant les œuvres d’un personnage historique sont souvent intéressants, tenter de comprendre comment un homme devient un personnage mythique est encore plus passionnant. Le titre du film, Carnet de voyages est aussi celui du journal de bord qu’Ernesto Guevara a rédigé lors de son voyage à travers l’Amérique du Sud. En 1952, alors étudiant en médecine, il décide, avec son ami biochimiste Alberto Granado, de partir à l’aventure sur leur continent. De l’Argentine, ils remontent jusqu’au Vénézuela sur une vieille moto qui leur en fera voir de toutes les couleurs (et de toutes les douleurs). Le réalisateur brésilien,Walter Salles, met donc en images, de façon poétique et réalis-
culturecinéma
te, les mots et impressions d’Ernesto: rencontres au détour d’un chemin avec le peuple indien, victime de grandes inégalités, découvertes des pays voisins, soins auprès des lépreux… Le titre reflète bien l’atmosphère du film qui, tout comme un carnet de voyages, présente une succession de petites anecdotes sur les rencontres de ce fabuleux voyage initiatique et des prises de conscience sociale et politique. Les paysages à couper le souffle, la richesse culturelle ou encore la musique latine, défilant au cours de ce périple, font de ce film un hommage à l’Amérique du Sud. L’interprétation de Gaël Garcia Bernal, qui s’était déjà distingué dansY Tu Mamá También et La Mala Educación est tout simplement formidable. Il semble vibrer tout entier de la force de son personnage et son regard, tout particulièrement, nous fait deviner les émotions de cet Ernesto tout à la fois rêveur, franc et humaniste. Le bon vivant Alberto Granado, joué par Rodrigo de la Serna, nous fait rire tout au long du film. Quant aux autres personnages, ils transpirent l’authenti-
De l’Argentine au Vénézuela, Carnet de voyages nous engage dans le périple de jeunesse de celui qui deviendra le Che.
cité de leur misère mais aussi, paradoxalement, de leur joie de vivre. Ils nous transportent avec eux au cœur de l’Amérique latine des années 50. Ce voyage aurait pu être celui de quelqu’un d’autre; ç’aurait pu
être le vôtre… Comme pour les deux voyageurs, on sent monter en nous la compassion mais aussi l’impuissance face à l’injustice. On est à la fois secoué, ému, amusé. Pourtant, cet extraordinaire voyage est celui qui semble avoir allumé la
flamme révolutionnaire qui éclaira l’action du Che. Alors on se dit qu’avant d’être un héros, on est un homme, mais un homme qui décide de se battre jusqu’au bout pour ses convictions.
Ex-RBO, prise II
Après Camping sauvage, Yves Pelletier suit les traces de Guy A. Lepage avec Les Aimants, une comédie romantique s’inspirant des toiles de Vermeer. David Pufahl
Y
ves Pelletier est peut-être le plus bizarre des membres de l’ancien groupe humoristique Rock et Belles Oreilles. Ses personnages loufoques, tels que Stromgol et Monsieur Caron, en ont fait rire plus d’un. Alors, j’étais enthousiaste d’apprendre qu’il tournait son premier film en tant que réalisateur, pendant que Camping sauvage, la «vue» de Guy A. Lepage, était en salles. Après la projection des Aimants, je me suis demandé si Yves Pelletier tenait à se débarrasser de sa réputation de bizarre. En effet, Les Aimants ne ressemblent pas du tout à ce qu’on pourrait attendre de cet humoriste déjanté. Il s’agit d’une comédie sentimentale avec des éléments fantaisistes qui s’inspire des toiles de Vermeer, nous donnant à voir des images saisissantes. Après cinq ans passés au TiersMonde à tenter de soigner une peine d’amour, Julie (Isabelle Blais) revient à Montréal chez sa sœur Jeanne (Sylvie Moreau) qui va bientôt se marier avec Noël (David Savard), un ingénieur qu’elle trouve un peu ennuyeux. À cause d’horai-
res de travail incompatibles, ils en sont réduits à communiquer avec des messages sur la porte du réfrigérateur, tenus par des aimants. Tenant à profiter de son amant Manu (Emmanuel Bilodeau) pendant la prochaine fin de semaine, Jeanne demande à sa sœur de la remplacer en écrivant des messages en son nom. Julie en profite pour essayer de raviver la flamme de ce couple sur le déclin. Elle en vient à rencontrer Noël, sauf qu’il n’est pas vraiment Noël. Il s’agit de l’un de ses amis (Stéphane Gagnon) qui prend les messages de Noël pour les lui transmettre pendant qu’il est avec sa maîtresse (Josée Deschênes). Cet ami va lui répondre sur le même ton, et Julie et lui en viendront à s’écrire des mots d’amour, sans trop le savoir. À première vue, cette série de mensonges et de quiproquos peut sembler plus apte à se trouver dans une pièce de théâtre d’été que dans un film. Pourtant, quelques touches personnelles du réalisateur permettent à cette œuvre de se démarquer. Par exemple, on remarque, dès le début du film, que Julie attrape des
chocs électriques partout où elle va. C’est une métaphore pour nous faire comprendre que Julie est surchargée et qu’elle n’est pas tombée amoureuse depuis longtemps. Aussi, le personnage de Michel, l’ami de Noël, est réceptif aux signes du hasard qui s’enchaînent les uns après les autres pour nous donner une piste à suivre. Ainsi, il découvre que l’appartement de Noël ressemble à tous points de vue à des toiles du peintre Vermeer. En fait, plusieurs prises de vue du film sont elles-mêmes des copies évidentes de ses toiles, car elles sont comparées avec les originaux, tandis que d’autres sont moins évidentes. Grâce à cela, la direction photo est très inspirée. Avec son premier rôle princi- Julie (Isabelle Blais) et Manu (Stéphane Gagnon) s’aiment pal au cinéma, Isabelle Blais crève sans trop le savoir dans le comédie d’Yves Pelletier. l’écran avec une très belle perfor- Un crabe dans la tête et avec celui de aux éclats comme vous le faisiez mance. En fait, la naïveté et la mal- la belle de service dans Québec- avec le Pelletier de RBO, vous serez adresse de son personnage m’a tout Montréal. Sylvie Moreau et déçus. Par contre, je dois dire que de suite fait penser à Mia Farrow, Emmanuel Bilodeau font aussi une j’avais un sourire fendu jusqu’aux dans n’importe quel film de Woody très bonne composition de leurs oreilles durant toute la projection. Allen dans lequel elle a joué. C’est personnages totalement égoïstes Peut-être est-ce ce que recherchait la preuve qu’elle sait jouer plusieurs qui, finalement, vont bien ensem- Yves Pelletier: la fantaisie durable au lieu de l’absurdité registres quand on compare avec ble. Si vous vous attendez à rire momentanée. son rôle de journaliste chiante dans
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culturemusique
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Jorane: bonsoir, elle est partie
Désolé, le jeu de mots était trop facile. Mais en cette semaine de deuil des Expos, cette célèbre phrase s’applique maintenant à Jorane, elle qui lançait au Québec (enfin!) son nouvel album The You and the Now. Et quelques impressions sur le nouvel album de Projet Orange, et le show de Metallica! Alexandre Vincent
Finalement, l’étoile filante qu’est devenu Jorane ne brille plus seulement au Québec, elle rayonne maintenant en Europe et au Japon. On peut facilement affirmer que The You and the Now est l’album tournant de sa carrière.
B
ien installée au nouveau La Tulipe (l’ancien Théâtre des Variétés, nouvelle acquisition de la maison Larrivée-CabotChampagne), Jorane a littéralement transformé cette salle en petit salon intime, de quoi avoir tout le public dans sa poche. La salle de spectacle La Tulipe, c’est un petit Métropolis avec des airs de Cabaret. Commencée en douceur, la première partie mettait en vedette Ginette, Simmone Wilcox, Lili Frost et Jorane, le tout dans le cadre du Montréal Pop. Le résultat fut très réussi et l’atmosphère déjà bien installée. Jorane a ensuite levé le rideau pour nous ensorceler, rien de moins; ensorceler par un son acoustique grave et riche, comme on l’a rarement (pour ne pas dire jamais) vu. Quelques artistes ont déjà fait appel au quatuor à cordes pour des ballades, mais le son que Jorane a trouvé en juxtaposant deux violoncelles, un alto, une guitare (sèche ou électrique, selon la pièce) et une batterie est tout simplement renversant; le mélange d’un son rond, plein et chaud des cordes et celui moderne alternatif. Sur scène, le
Projet Orange
Jorane a ensorcelé les scènes de l’Europe et du Japon avec son nouvel album The You and the Now.
mariage jette sur le dos! Rien de moins. Intimiste pour ensuite devenir explosif, Jorane avait toute l’attention d’un public qui n’en demandait pas plus. Dans les moments intimistes, nous pouvions entendre une mouche voler. Un crescendo s’en suit, et Jorane nous plonge, deux instants plus tard, dans un véritable show rock. L’exécution est sans faille. Il faut dire que Jorane était solidement
cultureartsvisuels
entourée par ses musiciens et par son équipe technique. D’abord les musiciens; l’alto était assuré par Bojana Milinov, le violoncelle par l’excellent Yoav Bronchti, les percussions par Cristobal Tapia de Veer et la mention or revient au remarquable guitariste Yann Bochut. Pour ce qui est de la technique, Stéphane Grimm était à la console et Jean-François Couture à l’éclairage.
Je me suis déplacé au Swimming, jeudi dernier, pour entendre le nouveau Projet Orange, Megaphobe. Tout d’abord, Projet Orange chante maintenant majoritairement dans la langue de Shakespeare, lui aussi. Les guitares sont plus lourdes, les mélodies accrocheuses et les arrangements plus pesants. Projet Orange est présentement numéro un sur plusieurs radios dans le reste du pays. Le Québec suivra, ce n’est qu’une question de temps.
Metallica
Le Québec est une terre de métal et Montréal l’a encore prouvé dimanche soir. Un peu plus d’un an après leur dernière visite au parc Jean Drapeau, Metallica renouait avec pas moins de 18 000 fans invétérés (plus 22 000 autres pour le spectacle du lundi). Tout était fin prêt pour le show; une foule gonflée à bloc, la bière coulait à flot, les
filles se dévêtaient à travers une épaisse boucane bleue. We are ready to Rock! Les lumières s’éteignent, première pièce, Blackened, pièce d’ouverture de l’album …And Justice for All. Le plafond saute. Whenever I May Room a suivi, puis au tour de la bande de James Hetfeild d’enchaîner quelques pièces de Load et Reload. Quoique bien exécutées, ce n’était pas les pièces qu’étaient venus entendre leurs fans. La preuve? Vous auriez dû entendre hurler la foule quand Metallica a annoncé Disposible Heroes, une pièce rarement jouée en concert. Un beau cadeau de la part de Metallica. Les Metalleux n’étaient pas en reste, le combo Jab/Uppercut, Fade to Black/ Master of puppets arriva dans le mille. Et ce n’était pas fini. One, Sad But True et Seek and Destroy ont aussi fait l’unanimité. Les gars de Metallica étaient tous très en forme. Même si je ne suis pas un fan de Lars Ulrich à la batterie, il m’a semblé qu’il a joué avec l’énergie d’il y a vingt ans. Enfin mon coup de cœur va à Robert Trujilo, le nouveau bassiste, qui est tout simplement renversant. «Metallica feel good with Montréal!» Et j’y retourne ce soir…
Quand l’art imite la vie
Entretien avec Osvaldo Ramirez Castillo, créateur d’impressions sur papier bouleversantes à partir d’estampes gravées. Ynès Wu «La vie d’abord, l’art suit» répondit Osvaldo Ramirez Castillo avec un minuscule froissement au milieu du front, passant les mains à travers sa chevelure noire frisée et épaisse, alors que je lui demandais pendant notre première rencontre s’il pensait que son art le définissait. Depuis ce premier entretien, à travers de longues conversations, occasionnellement penchés tous deux par-dessus un échiquier, j’ai eu la chance de découvrir petit à petit l’homme derrière cet art. Les œuvres d’Osvaldo Ramirez sont d’une intensité à couper le souffle. Son art envoûte, étonne, bouleverse même et ce ne serait que trop peu dire. On ne peut s’empêcher de se demander d’où provient cette créativité si passionnée, mêlée d’angoisse, de douleur et de sensualité. Osvaldo Ramirez Castillo a immigré au Canada pendant la guerre civile au Salvador, son pays d’origine. Son travail est une investigation continue d’un narratif
visuel qui se distille de la mémoire collective de l’Amérique latine. Les impressions qu’il crée évoquent une compréhension critique d’un paysage social d’une hémisphère marquée par la violence et la lutte pour la préservation culturelle. Osvaldo travaille principalement à la création d’estampes, c’est-à-dire d’images imprimées sur papier au moyen d’une planche préalablement gravée. Ce choix de medium n’est pas fait au hasard: l’art de la gravure est une tradition longtemps célébrée et fortement enracinée au sein de la culture américano-latine. Selon Osvaldo, son art tire énormément de ses expériences personnelles durant la guerre mais également Impression sur papier sans titre des problèmes sociopolitiques influant la vie contemporaine. ont déjà été exposées à travers le La formation en art d’Osvaldo monde (entre autres au Drawing s’est faite principalement à and Print Biennial à Taiwan, au 4e l’Ontario College of Art and Graphic Art Triennial en Design de Toronto, période durant Macédoine et au Joven Estampa à laquelle il s’est énormément impliCuba et en Espagne). Il est notamqué dans des collectifs latino-amément gagnant de l’Open Studio ricains locaux et au Latin Canadian Award et a remporté le deuxième Cultural Association. Ses œuvres
par Osvaldo Ramirez Castillo.
prix à l’Annual Drawing competition de la John B. Aird Gallery à Toronto. Depuis septembre dernier, Osvaldo a commencé sa maîtrise en Art à l’Université Concordia et ses œuvres seront montrées à plusieurs reprises à Montréal pendant les mois à venir.
Malgré tous ses accomplissements et l’ampleur de son art, Osvaldo n’est pas un gars qui sort de l’ordinaire: il adore les randonnées en vélo, il est follement amoureux de sa petite amie et lit trois livres à la fois. Mais, c’est précisément cette absence de prétention qui le rend d’autant plus intéressant. Il refuse toujours le titre d’artiste et préfère se décrire tout simplement comme étant un gars qui fait de l’art. Pourquoi faire cette distinction demanderait-on? C’est qu’en fait, Osvaldo est convaincu que chaque personne est fondamentalement créative et a la possibilité de faire de l’art. La vie gouverne l’art et chaque vie serait une œuvre, ayant chacune son propre narratif.Voici le sien. Quelques œuvres d’Osvaldo Ramirez sont présentées du 7 au 31 octobre au Symposium d’art sur papier de Montréal à la Galerie Les Nouveaux Barbares, 4032 rue Notre-Dame Ouest. Pour plus d’information: (514) 937-3536.
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critique critique disques disques Dans So Much for the City, The The Thrills Thrills étaient des Dublinois installés à Let’s Bottle Bohemia Dublin qui chantaient sur la Californie. (Virgin Records)
Dans Let’s Bottle Bohemia, ce sont des Dublinois installés en Californie qui chantent sur la Californie et l’Irlande. Et cela change un peu les points de vue. Un an de tournée et de vagabondage a laissé le groupe fatigué. Sur l’album plane un sentiment d’avoir été témoin de plein de choses, d’avoir rencontré pleins de gens en peu de temps. Conor Deasy est à présent plus bavard sur ses chansons et sa plume est remarquable. Ses multiples expressions de rue, «hey», «kids», «all right», le rendent familier et honnête, comme un ami dont on connaît les habitudes mais pas les expériences. LBB recèle de phrases-slogan astucieuses: «Lust, top 40 fame, I can smell your catholic shame», ou «You can’t get the city out of a city girl» qui sont drôles sans être comiques. La voix légère et timidement contrariée de Deasy sonne comme un gamin méditant sur l’action d’un camarade qui vient de lui voler son chocolat. En mode triste, Deasy relate ses mésaventures via des images brillantes, évitant les métaphores-clichés habituelles: «She said not for all the love in the world, but she didn’t realize, now that’s a lot of love», ou «Every town I pass through keeps reminding me of the plans we used to share». La musique est sensiblement plus complexe et repose moins sur les chœurs du premier album. Les chansons présentent plus de changements de rythme, de parties, et les interventions au clavier de Kevin Horan sont imaginatives et modernes, deux attributs discutablement absents dans So Much for the City. La dernière chanson, «The Irish Keep Gate-Crashing» est une perle dans laquelle Deasy évoque l’esprit de son peuple tout en se détachant de tout patriotisme ou machisme à outrance.Au refrain, il chante «It goes on and on», comme s’il proférait à la fois une bénédiction et une malédiction. Si une image vaut mille mots, une chanson peut valoir mille images, et c’est le cas ici. Témoins de leur propre histoire et de ceux qui sont venus avant eux, The Thrills ont livré un album qui regorge à la fois d’excitation et de désillusion, plein de réalisme et d’élégance. Le groupe laisse les dernières notes de l’album aux cordes de Van Dyke Parks, ex-collègue de Brian Wilson qui collabore ici, en signe de révérence à une époque et à une musique sans lesquelles ils ne seraient pas. La bohème est morte.Vive la bohème. Pierre Megarbane Suite au succès international de Turn Interpol on the Bright Lights, album paru en 2002, Antics (Matador records) Interpol nous présente leur dernier-né, intitulé Antics. La situation est délicate pour le groupe new-yorkais car les attentes sont fortes et l’impressionnant Bright Lights est, selon la majorité du public, impossible à surpasser. Sans tenter de recréer l’expérience de l’album précédent, Antics se distingue merveilleusement et offre dix pièces démontrant le singulier talent d’Interpol.Tout d’abord, l’approche artistique du groupe semble plus organisée et l’on remarque une structure musicale beaucoup plus sectionnée. Les divisions à l’intérieur d’une même chanson, pour la plupart d’entre elles, se définissent de façon plus marquée. De même, chaque sonorité parmi l’instrumentation totale se discerne plus facilement grâce au mixage intelligent de Peter Katis.Avec Antics, le groupe s’éloigne doucement de la profondeur sonore et de l’instabilité formelle marquant l’originalité fortement appréciée de leur premier album, et opte pour une formule légèrement plus accessible. Slow Hands, l’excellent premier single de l’album, démontre parfaitement cette nouvelle direction. Les influences de la scène post-punk des années 80 sont encore flagrantes et la voix éblouissante de Paul Banks évoque toujours celle d’Ian Curtis (défunt chanteur de Joy division). Cependant, un optimisme jusqu’alors inexistant dans la musique d’Interpol se manifeste dans plusieurs chansons, notamment dans Next Exit où Banks chante fièrement: «We ain’t going to the town…we’re going to the city». Suite logique au désormais légendaire Turn on the Bright Lights, Antics constitue la preuve de l’indiscutable talent d’Interpol. À ne pas manquer: Interpol en concert au Métropolis le 12 octobre prochain.
Pascal Shefteshy
American Idiot constitue une véritable bénédiction, autant pour les fans de Green Day que pour l’amateur moyen de rock. Riche d’influences mais bourré de progressions propres à Green Day, l’album démontre un groupe ayant énormément évolué depuis la tentative moyenne qu’était Warning (2000). Une réingénérie totale au niveau des sons a permis au groupe de pondre quelques petits chefs d’œuvre d’opéra-rock. De véritables symphonies punk, tel Jesus of Suburbia et She’s a Rebel, ne nous feront malheureusement pas l’honneur de passer à la radio (blâmez la durée des chansons), mais le tout est parfaitement réussi. On avait perdu espoir en la formule pop-punk dernièrement, mais avec American Idiot, Green Day rehausse décidément les standards. Green Day American Idiot (Warner)
Philippe G. Lopez