Le seul journal francophone de l’université McGill.
Volume 94, numéro 16
Le mardi 8 février 2005
www.delitfrancais.com
On a mal aux dents depuis 1977.
02 Le Délit x 8 février 2005 nouvellescontroverse
Qu’en penseraient les dieux? Des voix religieuses pour rehausser le débat entourant le mariage homosexuel. Marika Tremblay
L
e mariage était l’une des dernières chasse-gardées des institutions religieuses canadiennes. L’union entre la femme et l’homme marquait l’appartenance à la communauté, définie d’abord et avant tout comme religieuse. Or, le projet de loi sur la reconnaissance du mariage entre individus de
même sexe, déposé récemment à la Chambre des Communes, perpétue le débat qui avait déchiré le Québec un peu plus tôt. Effectivement, il remet en question l’essence même du mariage, perçu comme projet collectif ou comme tremplin nécessaire à l’épanouissement individuel. La communauté religieuse Islam-Ahmadiyya, associée à la Faculté de théologie et de sciences
des religions de l’Université de Montréal, a cru bon de participer à la controverse. Un symposium a donc été organisé afin de donner la parole, lundi dernier, à quelques émissaires des traditions monothéistes. Les interlocuteurs étaient invités à offrir les conceptions chrétienne, musulmane et juive sur le mariage. En plus de mettre dans son contexte historique le débat, la
discussion s’inscrivait dans une série d’événements visant l’intensification du dialogue interconfessionnel. Pour M. Jean-Marc Gauthier, professeur à la faculté de théologie de l’UdeM, il est facile de comprendre, rétroactivement, cette métamorphose conceptuelle. L’Église chrétienne décrit le mariage comme l’union de «deux personnes qui se choisissent en vue de former une communauté de vie». La définition, qui met l’emphase sur l’individu et le consentement, offre donc une certaine liberté dans l’interprétation. Cette latitude expliquerait d’ailleurs la pluralité d’opinions se faisant entendre au sein de l’Église chrétienne par rapport au mariage homosexuel. Le mariage, comme déterminé par la Torah, rend à l’homme et à la femme leur normalité. Ainsi, pour le rabbin Moise Ohana, il n’est possible de répondre à son statut d’être humain que si les joies et les défis, présents dans la vie familiale et la vie de couple, sont vécus. Quant au mariage homosexuel, le conférencier a noté «qu’il n’est point accepté pour les individus adhérant au judaïsme». Cependant, «dans un contexte où l’Église est séparée de l’État, je ne vois aucun problème à un mariage entre deux individus consentants.»
Abdoul Hamid Abdool Rahman, quant à lui, a présenté «le mode d’emploi» pour un mariage musulman réussi. Le Coran décrit les lignes de conduite individuelle indispensables pour consacrer et glorifier Allah. Selon lui, le mariage est une étape nécessaire pour chacun, car environ la moitié des commandements religieux lui est associée. L’union entre la femme et l’homme est alors source de paix intérieure. Plus encore, l’accomplissement des tâches est la clé pour le bon déroulement du contrat. Toujours selon le conférencier, l’union homosexuelle est interdite dans le Coran. Un passage décrirait les punitions d’Allah envers la pratique. Même si le mariage s’inscrit différemment dans la vie de l’individu selon sa tradition religieuse, les conférenciers ont mis l’emphase sur la consécration à Dieu, Abraham ou Allah qu’il permet. Ils ont aussi souligné l’importance de la voix religieuse dans le débat. Pour comprendre la polémique et les passions que le mariage homosexuel embrase, il est nécessaire d’aller outre la laïcité omniprésente et comprendre comment ils s’inscrivent dans les différents courants religieux et philosophiques. x
Le rabbin Moise Ohana explique à ses acolytes les prémisses propres au judaïsme.
8 février 2005 x Le Délit
éditorial
Le Délit
Le temps qu’il fait…
Le journal francophone de l’université McGill
La météo et son importance dans nos petites vies.
3480, McTavish, bur. B-24 Montréal (Québec) H3A 1X9
Valérie Vézina
Rédaction: (514) 398-6784 Publicité: (514) 398-6790 Télécopieur: (514) 398-8318
A
vez-vous déjà remarqué que lorsque l’on a une date avec quelqu’un et qu’un malaise s’installe, le premier sujet de conversation qui vient sur la table est la température? Même en croisant un ami de longue date au coin de la rue, on est souvent porté à dire : «Oui, c’était fou aujourd’hui, il faisait vraiment froid. Ah pis le vent de merde…», ce genre de trucs. Le pire n’est pas tant de parler de température que de mépriser les gens qui en parlent. Voilà une belle contradiction! On répugne, on crache même sur les gens qui parlent du temps qu’il fait, parce que c’est tellement banal comme sujet, parce que c’est la preuve qu’on n’a rien d’intéressant à dire sur soi-même ou encore parce que c’est juste
vraiment trop facile de parler de température. Or, l’exemple récent des tsunamis qui ont fait la une des quotidiens à travers le monde a de quoi boucher un coin à tous ceux qui disent que les phénomènes naturels représentent un sujet pour gens inintéressants. Qui n’en a pas parlé? Et ne venez pas me faire croire que vous n’avez pas été touchés, peu importe comment, par les événements, que vous n’en avez pas entendu parler. À moins que vous n’étiez enfermés au fond d’une caverne avec Ben Laden quelque part en Afghanistan, et là encore, je serai pas étonnée qu’Al-Quaida n’ait pas déclaré que les tsunamis avaient un quelconque lien avec l’impérialisme américain… Mais on continue de faire la
sourde oreille et d’ignorer que la température a de l’importance dans nos vies. Et qu’est-ce qu’on fait de tous ces titres de journaux qui jouent de métaphores météorologiques, du genre: «Élections: du soleil à l’horizon» ou «Martin tremble encore»? Et que dire de nos chaînes spécialisées sur la météo? Vous en connaissez beaucoup vous des «sujets de conversation» qui ont leurs chaînes spécialisées qui diffusent de l’info instantanée 24h sur 24, 7 jours sur 7? Moi, pas. Alors, arrêtez de vous faire à croire que le temps n’a aucune influence ni importance dans vos vies. Quand le soleil brille, que les oiseaux chantent, quand il fait doux, quand ça sent le printemps, avouez-le donc que vous avez le cœur heureux. Et quand
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ça fait une semaine qu’il pleut, admettez-le donc que vous avez le goût de tout lâcher et que rien ne vous motive. Pis à -40 en pleine tempête, dites-le que vous donneriez n’importe quoi pour être sous le soleil chaud des tropiques. En tout cas, moi je le dis haut et fort. Quand il fait une journée comme dimanche, ça me donne le goût de voler, je communie avec la Terre, je sens que je fais partie de la grande aventure terrestre. Je me sens si bien avec moi-même. La température, c’est peutêtre pas un sujet top in, mais c’est la meilleure façon d’entrer en contact avec les gens et surtout avec soi-même. Pis merde alors, moi je suis ben heureuse quand il fait soleil; mes yeux brillent et mon cœur s’enflamme. x
rédactrice en chef Valérie Vézina chef de pupitre-nouvelles Philippe G. Lopez chef de pupitre-culture Flora Lê rédacteur-reporteur Eleonore Fournier coordonnateur de la mise en page David Drouin-Lê coordonnateur de la photographie Éric Demers coordonnateur de la correction Julien Vinot chef illustratrice Jany Lemaire collaboration Alexandre de Lorimier Joël Thibert Marika Tremblay Alexia Germain David Pufahl Agnès Beaudry Alexandre Vincent Sébastien Lavoie Borhanne Blili-Hamelin Tracy Robin Marie-Madeleine Rancé Arnaud Decroix webmestre Bruno Angeles couverture Éric Demers
gérance Pierre Bouillon publicité Boris Shedov photocomposition et publicité Nathalie Fortune le McGill Daily Daniel Cohen Conseil d’administration de la Société de Publication du Daily: Emily Kingsland, Eugene Nicolov, John Jeffrey Wachsmuth, Daniel Cohen, Valérie Vézina, Joshua Ginsberg, Alexandre de Lorimier, Rachel Marcuse, Bram Sugarman
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Les joyaux de Tucson
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Français et forum La Chaîne culturelle Arseniq33 lance son nouveau disque social de Radio-Canada
Les réunions du Délit ont maintenant lieu le lundi. Passez au local B-24 du Shatner, et ce dès 16h.
L’usage du masculin dans les pages du Délit français vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Le Délit français est publié par la Société de publications du Daily. Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et illustrations dont les droits avaient été auparavant réservés, incluant les articles de la CUP). Les opinions exprimées dans ces pages ne reflètent pas nécessairement celles de l’Université McGill. L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal. Imprimé par Imprimerie Quebecor, St-Jean-sur-Richelieu, Québec. Le Délit est membre fondateur de la Canadian University Press (CUP) et de la Presse universitaire indépendante du Québec (PUIQ). Imprimé sur du papier recyclé. ISSN 1192-4608
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04 Le Délit x 8 février 2005 nouvellesinternational
Des bijoux dans le désert
Tucson accueille le plus grand show de gemmes et de minéraux au monde. Eleonore Fournier Eleonore Fournier
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Tucson, Arizona. Le Mid-West dans toute sa splendeur.
plus proche. Tous les hôtels sont pleins, à une périphérie de 14 kilomètres à la ronde. Bien entendu, cela veut dire que les prix triplent pour les touristes, et Tommy, un chauffeur de taxi de Tucson se plaint: « Les hôtels prennent tout l’argent des gens. Les chiffres d’affaires de tout le monde augmentent, mais ce sont les hôtels qui en profitent le plus. Ils montent leur prix, font payer les gens pour le parking. La police aussi en profite; ils donnent des Eleonore Fournier
u début du mois de février, des bijoutiers et des grossistes en perles, pierres précieuses, or et diamants se réunissent à Tucson, en Arizona, pour la plus grande foire de gemmes et de minéraux au monde. Trente-cinq différentes organisations se partagent la ville pendant deux semaines. Les acheteurs espèrent trouver des matériaux bruts ou finis aux prix les plus bas possible, pour pouvoir avoir la plus grande marge de profit lors de la revente. Les vendeurs, quant à eux, veulent écouler leur stock à un prix élevé qui justifiera leur déplacement jusqu’à Tucson. La population de la ville fait donc place aux requins. Dans cette atmosphère de négociation ardue, les pièces échangées sont d’une beauté et d’une valeur incroyable. Dans la tente du GJX, le Gem and Jewelry Exchange Show, des rangées et des rangées d’exposants montrent des piles de diamants, des agathes, des opales, des rubis et des perles. On peut acheter de l’or blanc et de l’or jaune au poids, des chaînes, des bagues, et toutes sortes de bijoux. Tous les morceaux sont au prix de gros; les bijoutiers peuvent donc s’attendre à revendre les bijoux achetés ici à des clients privés pour trois à quatre fois le prix, car ici, un kilo de turquoises peut coûter 40 $US et une géode d’un mètre de haut 1 500 $US. Pourtant, même ici, le tsunami a fait des remous. Une grande partie des négociants vient de la Thaïlande, du Sri Lanka ou d’Inde. Cette année, ça a été plus difficile pour eux de quitter leur pays, dû à des problèmes de transport. Certains d’entre eux ont donc dû abandonner le voyage cette année, mais espèrent pouvoir revenir l’année prochaine. Les milliers de visiteurs qui ont pu venir ramènent 76 millions de dollars US annuellement à la ville de Tucson.Toute la ville se mobilise, et beaucoup de commerces font venir de l’aide de Phoenix, la grande ville la
La tente d’un joallier.
amendes de 150 $US au lieu de 15 $US quand les gens se garent mal». Mais si les gens dépensent des milliers de dollars pour passer quelques semaines au fin fond de l’Arizona,c’est que cela en vaut la peine. Ici, les chiffres d’affaires sont plus élevés qu’aux expositions de Las Vegas ou de New York. Certains bijoutiers prévoient dépenser quelques millions de dollars pour refaire leur stock, c’est-à-dire acheter assez de diamants, pierres précieuses et autres matériaux pour produire leur collection de l’année. Les centres d’expositions prévoient donc des hummers limousines pour conduire les bijoutiers d’un endroit à l’autre. Et évidemment, les chauffeurs, souvent des jeunes de Tucson ou de Phoenix, se font beaucoup d’argent avec les pourboires. Pour qu’un bijou parvienne autour du cou d’un client américain, il devra passer par beaucoup d’étapes. Prenons l’exemple de l’opale du Mexique. Les gisements d’opales se trouvent dans une zone de roches volcaniques dans les États de Nayarit, Jalisco, Guanajuato et Querétaro. Cette pierre orange mi-opaque et mi-translucide est déterrée dans des mines qui s’étendent sur des kilomètres, ressemblant à des carrières. À ce stade, la pierre est brute et ressemble à un gros caillou orangé. Ensuite, la pierre est vendue, souvent par les mineurs eux-mêmes, à des producteurs. Ceux-ci les coupent et les polissent. Ils revendent les opales finies à des grossistes, qui les exporteront du Mexique aux États-unis, pour les revendre à des bijouteries ou encore dans des expositions. Les problèmes de frontières
sont communs à tous les grossistes. Pour de petites quantités, ils peuvent facilement les cacher et passer les douanes sans rien déclarer. Par contre, s’ils exportent régulièrement plusieurs kilos d’opales, alors, c’est plus délicat. Les taxes sur les exportations sont plus basses entre le Mexique et les États-unis à cause de la NAFTA, mais certains, venant d’autres pays, doivent payer le double de la valeur du bijou en taxes. Il existe donc un important marché noir. Une fois aux États-unis, le bijoutier rachètera l’opale au grossiste: elle aura alors grimpé en prix. Pourtant, montée avec de l’or et mise sur une chaîne, le bijoutier peut espérer une marge de profit de 50 à 75 p. cent. Barbara MacDonald, du Tucson Convention and Visitors Bureau, déclare que ce genre d’exposition prend de plus en plus d’ampleur. «Cela fait cinquante et un ans que Tucson fait ces expositions et, cette année, 50 000 visiteurs sont venus. Toute la ville est remplie et c’est la haute saison pour Tucson». Toutes ces pierres précieuses doivent quand même causer des problèmes de sécurité, mais il semble que la ville soit bien organisée. «La ville offre les services de quelques gardes armés et les shows de gemmes en paient aussi quelques autres. La sécurité n’a pas été un problème, car beaucoup de vendeurs savent ce qu’ils font et ont amené leurs propres caméras de sécurité. Tucson est une ville très belle, et ces shows sont incroyables». x
8 février 2005 x Le Délit
courrierdeslecteurs
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La Larve à l’œil Le mois dernier, nous avons publié un courrier des lecteurs complètement vide, à l’exception d’une mouche velue, afin d’illustrer le manque de participation étudiante à la vie universitaire. Triste constat: le phénomène est bel et bien généralisé. Cette semaine, nous avons reçu la lettre d’un étudiant en littérature de l’Université de Montréal, déplorant le manque total de participation de ses collègues dans le concours organisé par leur publication, Le Pied.
A
fin de renouveler Le Pied, nous avons opté pour une thématique forte et imposante: le rococo. Mais comment concilier l’exubérance et l’extravagance de ce style avec l’aridité plate de la vie intellectuelle de ce département? Dans la boîte postale électronique du journal,
rien, ou si peu. Ce manque de participation touche aussi le concours de création littéraire, auquel seulement deux personnes ont participé et qui risque fort d’être annulé si l’apathie persiste. Mais que se passe-t-il en Études françaises? Le nombre de mémoires de maîtrise en création littéraire est en hausse constante depuis quelques années, les cours de création sont toujours pleins, le département est rempli de gloseurs prosaïques, cogitant déjà sur le titre qu’ils donneront à leur premier best-seller, et pas plus de DEUX personnes participent au concours de poésie et de nouvelle? Je ne comprends tout simplement pas. Comment la volonté d’écrire, que je constate pourtant partout autour de moi,
peut-elle se concilier avec l’absence de participation aux activités d’écriture? Si vous rêvez d’écrire, pourquoi ne le faites-vous pas lorsque vous en avez la possibilité? La réponse se trouve-t-elle dans une humilité stérilisante? Dans une imagination congestionnée? Un manque d’inspiration? Esprit végétatif? Paresse? Pour toute réponse, une horrible vision allégorique s’impose sans cesse à mes yeux. Je ne vois plus un prestigieux département de lettres, rempli d’étudiants intelligents et volontaires, absorbés dans leur cheminement intellectuel et artistique. Devant moi, s’étend à perte de vue un nid d’asticots blafards et cadavériques, un amalgame de larves visqueuses rampant convulsivement les
unes sur les autres, dans un spasme obscène et gluant. Et ces dégoûtants vers de terre se repaissent des restes de ceux qui les ont précédés, s’empiffrant sans discernement de chair pourrie et d’excréments putrides en couinant, les yeux levés vers un idéal qu’ils n’osent essayer d’atteindre, trop contents de se résigner à se vautrer dans leurs propres déjections. Prisonniers de leur glaire, englués, ils copulent et meurent satisfaits de s’être dévoués toute leur vie à lécher leurs pustules gangrenées. Et quand cette maladive infection se sera répandue sur toute cette motte de boue, l’humanité sera enfin une, unie dans le mucus et la merde. x Pierre-Olivier Brodeur
nouvellescontroverse
La Chaque semaine, le Délit choisit un sujet controversé. Au hasard sont tirés le nom des journa- listes devant défendre respectivement le pour et le contre.
pub sur la carte d’autobus Cette semaine:Félix David Cette semaine: Drouin-Lê Alexandre Meunier etetPhilippe de s’affrontent G.Lorimier Lopez s’affrontent dans ring.Il est Il est dans le ring. àà noter noterqueque les les positions positionsexprimées exprine mées sont ne sont pas nécessairement nécessairement partagées par partagées par leur auteur. leur auteur.
POUR
C
omme nous le savons, cette initiative a pour effet d’alléger le fardeau fiscal des contribuables qui sont, je le rappelle tout comme Jean Charest l’avait fait de manière magistrale lors des dernières élections, les plus taxés en Amérique du Nord. N’oubliez pas, chers lecteurs, que chaque dollar que la STM obtient en vertu des brillants partenariats publicprivé constitue un dollar qu’elle n’a pas à aller chercher dans vos poches. Ainsi vos impôts ne serviront pas à financer des millions de québécois, vous qui, peut-être, avez choisi tout le confort qu’apporte l’utilisation de l’automobile. De plus, pour ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir une rutilante voiture et qui sont par conséquent forcés d’utiliser les transports en commun, la publicité contribue à la diminution des hausses de prix de la CAM. Les détracteurs de la publicité affirment qu’il s’agit d’abord d’une forme de pollution visuelle éhontée. Le plus objectivement du monde, je tiens à rappeler qu’en temps normal, la CAM est déjà horrible sur le plan esthétique et ce, sans même l’apport de la moindre publicité. C’est pourquoi, ce mois-ci, j’ai été agréablement surpris par l’inhabituelle beauté émanant de la carte de transports en commun. D’ailleurs, j’ai commencé à apercevoir, depuis peu, des écoliers portant fièrement leur carte autour du cou. Coïncidence? Je ne le crois pas. Les opposants de la publicité soulignent aussi le fait que TQS n’a payé que 60 000 $ pour s’accaparer un espace dans la vie de plus de 300 000 personnes. À ce prix-là disent-ils, la pub en vaut-elle vraiment la peine? Évidemment! Encore une fois, il faut relativiser leur argument étant donné que la somme versée par la chaîne de télévision n’est que pour un mois, ce qui veut dire que, sur une base annuelle, l’amélioration de l’esthétique de la CAM rapporte plus de 700 000 $. Par ailleurs, cette somme est loin d’être modeste puisqu’elle permet à elle seule de défrayer le salaire annuel d’une quinzaine de chauffeurs d’autobus. C’est donc un pensez-y bien! x
À
CONTRE
chaque fin de mois, c’est un plaisir de se rendre chez son revendeur pour voir ce que la STM nous a réservé pour les trente jours suivants. Les dessins sur la CAM représentent habituellement une activité qui correspond au mois du calendrier. En décembre, c’était des sapins de Noël pour nous inciter à acheter des cadeaux, en janvier des mitaines et des foulards pour qu’on aille jouer dehors et en février, surprise, une publicité pour une «nouvelle» émission de télé-réalité signée TQS. Ah, voyez donc ce bonheur syllogistique: si vous avez acheté des cadeaux pour les fêtes et que vous êtes allé jouer dans la neige le mois dernier, vous devriez regarder cette fabuleuse émission diffusée sur la chaîne la plus quétaine du Québec. Eh bien non monsieur! Les usagers des transports en commun ne sont pas dupes. Ils ne tomberont pas sous le charme d’une carte magnétique tout en couleur. D’après un grand quotidien, nous utilisons notre CAM en moyenne soixante fois par mois. Mais qui alors veulent-ils charmer? Les usagers ou les chauffeurs? Imaginez ces pauvres professionnels du volant qui doivent passer leur journée à inspecter les cartes tachées par le logo du mouton. Pauvres d’eux. Si ce n’est que d’une chose, ils rentreront chez eux ravis de regarder ARTV ou encore Canal D. «Non! Tout sauf cet infâme mouton qui me hante tous les jours!», supplieront-ils leur conjoint et leur progéniture. Trêve de plaisanteries chers amis, la blague a assez duré. Non seulement le coût de la fameuse carte ne cesse d’augmenter, mais en plus les grands manitous de la STM bradent un des derniers espaces libres de publicité en cette province. Que ce soit à la radio, à la télé ou même dans la rue, la pub reste un choix et on peut quasiment en faire abstraction. Nous ne devons pas devenir portes-images par défaut, seulement parce que nous avons fait le choix économique et écologique d’utiliser les transports en commun. x
06 Le Délit x 8 février 2005 nouvellesinternational
Au Forum social mondial, la francophonie se cherche des alliés Inquiets des menaces que la mondialisation des marchés fait peser sur la culture, plusieurs membres de la francophonie se sont rencontrés au FSM pour discuter des moyens de résister à l’hégémonie américaine. Leur solution? Une multipolarité linguistique, fruit de l’alliance entre tous les non-anglophones. Vincent Larouche (CIPUF) Vincent Larouche
L
es intervenants réunis dans la chaleur écrasante d’un vieil entrepôt du port de Porto Alegre se défendent bien d’être anti-américains. Francophones en grande majorité, mais aussi hispanophones et lusophones, ils assurent que leur désir de freiner la «domination mondiale de l’anglais et des États-Unis» est uniquement guidé par un souci de diversité, afin d’éviter que des cultures soient tout simplement éliminées. «Je suis moi-même professeur d’anglais», précise le directeur du Monde Diplomatique, Bernard Cassen. Celui qui a fondé l’Association pour la taxation des transactions pour l’aide aux citoyens (ATTAC) et qui est le premier à avoir eu l’idée d’un Forum social mondial (FSM) ajoute que cet objectif rejoint aussi celui d’un monde plus juste et égalitaire, cher à tous les participants au FSM. «La puissance impériale des États-Unis ne repose pas seulement sur le pouvoir économique, financier et militaire. À partir du moment où l’anglais devient la seule langue internationale, tous les autres pays doivent faire un effort pour l’apprendre. Les anglophones disposent d’un avantage comparatif considérable. L’enseignement de l’anglais devient même un produit d’exportation majeur pour eux», affirme-t-il. Bernard Cassen propose de remplacer ce monopole, cette «hyperpuissance», par une multipolarité linguistique. Selon lui, trois pôles majeurs pourraient émerger au cours du siècle dans l’univers des langues, soit le Chinois, l’Arabe et... un amalgame de toutes Les manifestants scandent des slogans les langues romanes, dont le français. «Il existe déjà des méthodes protectionniste. «À l’extrême limite, il est d’enseignement de l’intercompréhension possible de leur faire admettre qu’on puisse des langues romanes, explique-t-il. On soutenir certaines activités peu rentables, peut apprendre à comprendre et à lire, comme la danse, le théâtre, les musées. Mais dès sans nécessairement les parler, le français, qu’on parle de ce qu’ils qualifient «d’industries l’espagnol, le portugais, l’italien, le roumain culturelles» ou «d’entertainment», ils refusent et le catalan». net et font primer le commerce». Selon lui, si ces méthodes étaient Le Québec, îlot francophone collé sur le enseignées dans les pays concernés, d’ici vingt géant américain, était fortement représenté ans, il y aurait autant de personnes capables de au sein de l’assistance. Le député du Parti comprendre les langues romanes que l’anglais, québécois, Daniel Turp, a plaidé pour une ce qui viendrait rééquilibrer les relations entre convention de l’UNESCO encore plus les peuples. contraignante et qualifié la proposition actuelle d’insatisfaisante. Incapable de se Pour une convention internationale rendre à Porto Alegre, le politicien s’était Didier Le Bret, employé du ministère des fait remplacer par Guillaume Lavoie, Affaires étrangères français et représentant de vice-président de la Fédération étudiante son pays à l’UNESCO, a fait le point sur les universitaire du Québec, qui a lu son discours négociations en cours pour l’adoption d’une à sa place. Le représentant étudiant ne s’est pas Convention internationale sur la protection fait prier pour rendre ce service et siéger à la de la diversité culturelle. Le projet vise à tribune aux côtés d’invités aussi prestigieux permettre aux États d’appliquer certaines Les organisateurs avaient pris soin mesures pour protéger les arts et la culture, d’inviter un intervenant brésilien, puisque malgré leurs engagements envers les traités ce pays est qualifié de «pays charnière» internationaux de libre-échange. dans les questions culturelles. Le Brésil est Le représentant français souligne que un des initiateurs du projet de Convention les États-Unis, qui font fortune grâce à internationale à l’UNESCO. Toutefois, il est l’exportation de leurs «produits culturels», aussi un grand exportateur de «telenovelas», s’opposent farouchement à toute mesure feuilletons télévisés, à travers le monde. Il
altermondialistes dans les rues de Porto Alegre
peut donc avoir certains intérêts «offensifs» dans le domaine de l’industrie culturelle internationale. Le président de l’Association brésilienne pour la diversité culturelle, Leonardo Brant, a toutefois assuré que, comme plusieurs de ses compatriotes, il tenait à la protection de la culture et s’inquiétait de sa marchandisation croissante. Petrella le pessimiste Si la plupart des intervenants présents à l’activité fondent de grands espoirs dans l’adoption éventuelle du projet de Convention de l’UNESCO, Ricardo Petrella, professeur d’économie à l’Université catholique de Louvain et auteur très en vue chez les altermondialistes, se montre plus pessimiste. «Ma thèse est la suivante, explique-t-il. La Convention de l’UNESCO sur la diversité culturelle n’atteindra pas les objectifs que ses promoteurs se sont donnés. Pas dans les conditions actuelles». Il ajoute que tant que les grandes puissances croiront être à l’ère de «l’information et de la connaissance», tant qu’elles croiront que ces éléments sont la première source de richesses et que l’un des droits humains fondamentaux est la propriété privée, peu de choses pourront changer.
«L’information et la connaissance deviennent stratégiques. L’Occident transforme le monde en terrain de lutte où chacun essaie de conquérir un maximum de connaissances et d’information, ajoutet-il. L’affrontement est inévitable, il y aura nécessairement des conquérants et des conquis, et certaines cultures jugées plus faibles, moins compétitives, seront éliminées». De toute façon, conclut-il, tous les grands industriels voudront être compétitifs dans un marché global de la culture, de l’information et des connaissances, convention ou pas. «Il n’y a pas de véritables différences culturelles entre les classes dominantes des États-Unis et de l’Europe». x Ce reportage du Carrefour international de la Presse universitaire francophone (CIPUF) a été rendu possible grâce aux contributions de l’Office Québec-Amériques pour la Jeunesse (OQAJ) et du ministère des Affaires étrangères du Canada.
8 février 2005 x Le Délit
culturevoyage
nouvellesvoyage
Graissez-vous la patte dans les perles!
Pour une poignée de pesos
La cité du jazz bat aujourd’hui la cadence effrénée du summum de ses festivités. En ce Mardi Gras 8 février, bienvenue en Nouvelle-Orléans!
Joël Thibert, chroniqueur en exil
Alexia Germain chroniqueuse en exil olson Dry à la main droite, crème solaire à la gauche et bicyclette sous les jambes, se divertir n’a jamais été pour nous, Montréalais accomplis, de l’ordre d’un problème épineux! Du moins, en ce qui concerne la saison estivale. On le sait tous, Montréal regorge de festivals qui, chaque année, comblent les plus fous et les plus fins.Vous avez envie d’un bon show d’humour? Vous rêvez de Francofolies ou de musiques du monde? Rassurez-vous, la scène artistique n’est qu’à quelques pas de chez vous! Mais la proximité de ce monde culturel ne doit surtout pas gêner notre élan d’aventure! On ne se le répétera jamais assez: partir à la conquête de toute festivité est une noble cause en soi! Toutefois, mieux vaut s’armer d’un peu plus que d’un simple vélo, particulièrement lorsqu’il s’agit de longues distances, et entre autres lorsqu’on s’enligne pour le Festival du Mardi Gras en Nouvelle-Orléans! Lui, mes petits amis, ç’en est tout un! Si par malheur, vous n’avez pu vous libérer cette fin semaine-ci pour y participer, laissez-moi vous en glisser une note! D’origine plutôt nébuleuse, ce carnaval de renommée mondiale est en fait l’aboutissement artistique d’une lutte féroce entre l’élite et le peuple de la Nouvelle-Orléans. En 1718, les Français organisaient des bals masqués privés qui cependant, furent au plus vite bannis par le gouvernement espagnol, à l’époque au pouvoir. Fêtards et adeptes de l’Halloween durent ainsi patienter jusqu’au retour des Américains, en 1827, pour renouer avec leur passe-temps favori. À dangereuse tendance exclusive, les bals et soupers organisés firent toutefois naître au sein du peuple des sentiments disons... un peu moins joyeux! Nous assistâmes alors avec frénésie à l’apparition de nouvelles sociétés secrètes en provenance des divers échelons de la population, bien qu’être membre fut encore synonyme de traitement préférentiel. À la tête de ceux-ci trônaient généralement de riches hommes d’affaires, ou bien sûr leurs petits-fils, le pouvoir se distribuant à demi sérieusement à la bonne vieille monarchie. Mais les sociétés secrètes d’aujourd’hui, que l’on appelle familièrement Krewe, n’ont heureusement plus grand chose à voir avec celles que l’on observait deux siècles plus tôt, si ce n’est qu’elles organisent encore et toujours le même genre de fêtes privées, et que certaines ont conservé bien au chaud leur marque de prestige. De nos jours, en plus de s’auto-financer, de remplir des fonctions socio-politiques et charitables, les Krewes en mettent plein la vue aux passants avec des parades hautes en couleurs qui causent l’hystérie dans les rues de la Nouvelle-Orléans. Et voilà enfin ce qui vaut tant le déplacement! Fruit du travail passionné de plus de
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300 artistes qui travaillent sans répit, créant et recyclant les matériaux des années passées, les chars alégoriques qui forment le noyau des parades ont jusqu’à 3 étages, brillent de tous leurs feux et supportent des vingtaines de costumés, dont des artistes invités tels que Luke Perry, Britney Spears et Wiliam Shatner, tous arborant fièrement les couleurs de leur Krewe. Maintenant, vous connaissez la mission des membres à bord? Il s’agit de distribuer, voire lancer ou même garnoter des cadeaux aux spectateurs euphoriques qui les acclament sur les trottoirs. Le plus populaire des objets volants est nul autre que le célèbre collier de fausses perles pour lequel, contrairement à ce que la grivoise rumeur raconte, on n’a pas besoin de se découvrir d’un fil pour en être couvert! On peut aussi facilement recevoir par la tête, si l’attention n’est pas dûment portée, des verres de plastique, des toutous, des jetons, des petites culottes... tous très utiles et tous à l’effigie du Krewe-vedette. Musique à tue-tête, feux d’artifice et danses
indiennes, c’est d’un tel esprit de fête que la population entière en est remplie! Et c’est un sentiment des plus contagieux, vous le savez trop bien! Finalement, si vous succombiez à la tentation de vous joindre aux festivités du Mardi Gras un de ses quatres, sachez que le tout se termine le Mardi en question, à minuit tappant. Le truc? Misez sur les deux fins de semaines précédent le fameux jour J! Les parades débutant environ trois semaines avant cette date, vous aurez peut-être même la chance d’assister à celle du grand King Zulu, des Mardi Gras Indians ou de la plus attendue de tous, le Krewe du Rex. Chose certaine, vous rentrerez au bercail avec une méchante cargaison de colliers! Et si jamais vous préfériez gagner quelques degrés en Celcius, vous pouvez toujours en descendre une bonne soixantaine de kilomètres vers le sud, et vous vous retrouverez en plein Carnaval de Rio, ou vraiment, le Mardi Gras qu’on y fête n’a pas d’égal! x
Le Mardi Gras fête en grand jusqu’à aujourd’hui le 8 février.
07
J
’enseigne les sciences naturelles dans un des collèges les plus chics de Bogota, aux fils et aux filles de l’élite Bogatana. Il s’agit, bien entendu, d’un collège privé, et comme tous les collèges privés colombiens (ou presque), c’est d’abord et avant tout une business. Ici, en échange de quelques millions de pesos (ou quelques milliers de dollars), on «vend» une éducation soi-disant «intégrale». En réalité, tout le monde se fout de ce que les élèves apprennent quelque chose ou non. Mais l’administration insiste sur l’intégral. Intégral parce qu’ici, on apprend à intégrer la société, même si on n’apprend pas grand-chose. Je m’explique: selon la loi générale sur l’éducation colombienne de 1992, seulement 5 p. cent des étudiants peuvent redoubler. Ce qui signifie qu’il est pratiquement impossible de couler, parce que le gars des vues s’arrange toujours pour faire passer tout le monde, sauf le 5 p. cent le plus indésirable (qui ne correspond pas nécessairement au 5 p. cent le plus faible). Un de mes élèves de 8e année, d’ailleurs, achète ses devoirs aux autres, paie ses compagnons de classe pour le laisser tricher et ce, sans aucune gêne. Ainsi, il a pu passer d’une année à l’autre sans jamais trébucher sur quoi que ce soit. Tout le monde sait qu’il le fait, y compris les professeurs, et personne ne fait rien. Les élèves, eux, ne comprenaient pas trop pourquoi je m’excitais le poil de jambes. Pour eux, ça fait partie de la «game». Et c’est cela, précisément, que j’ai mis pas mal de temps à réaliser: cet élève qui a réussi à passer chaque année sans jamais ouvrir ses livres n’a pas rien appris. Au contraire, il apprend ce qui lui sera le plus utile en tant que membre de l’élite, c’est-à-dire, passer entre les mailles du filet. C’est facile de juger, quand on se croit d’une autre réalité. Il est aussi facile de mépriser ceux dont on ne comprend pas les motifs. J’ai jugé et j’ai méprisé mes élèves, je l’avoue. Jusqu’à ce que je me mette à leur place.Vous vous imaginez, vous, un monde où on peut tout acheter, le succès, l’apparence, l’éducation, les diplômes, les votes, l’influence? Un monde où ça ne sert à rien de faire des efforts parce que personne ne fait la différence entre le talent et l’argent, entre l’effort et les moyens? Ce qui est valorisé, dans ce mondelà, ce n’est pas de faire son petit bout de chemin, de suivre les règles, de faire la file, de payer ses factures, de sourire au chauffeur d’autobus. Ce qui est «cool», c’est de faire semblant sans faire semblant, de se faufiler entre les règles, de faire fi de l’autorité systématiquement. Je me rends bien compte que la tricherie et la corruption existent partout, autant ici que chez nous. Mais la différence, c’est qu’il y a encore un semblant de «méritocratie» en place au Canada, un système qui à tout le moins donne l’illusion qu’on peut arriver à quelque chose en s’y lançant tête la première, selon les règles du jeu. Ce qui importe, dans le fond, ce n’est pas le «fair-play» en soit, mais plutôt l’illusion que nous en avons.Tant et aussi longtemps qu’elle tiendra, cette illusion qu’il y a des règles pour tout le monde, on se sentira (peut-être) un peu moins con. x Joël Thibert, rédacteur en chef du Délit 2003-2004, est «enseignant» en Colombie. Depuis quelques semaines, il vous fait part via ses chroniques de ses expériences.
08 Le Délit x 8 février 2005 cultureopinion
Mais où en est notre culture?
La Chaîne culturelle de Radio-Canada a été supprimée. Ça vous fait quoi? Flora Lê
L
e 7 mai dernier, le directeur de la radio française de Radio-Canada, Sylvain Lafrance, annonçait la transformation de la Chaîne culturelle de Radio-Canada en une nouvelle chaîne dénommée Espace musique avec une programmation dédiée à la «diversité musicale». La totalité des émissions culturelles sur les arts, la littérature, le théâtre, la philosophie, le cinéma, et tant d’autres, a due plier bagages, et sortir, sans chahut s’il vous plaît, par la porte d’en arrière. C’est à la suite de la disparition précipitée de la Chaîne culturelle que le Mouvement pour une radio culturelle au Canada s’est formé, avec comme unique représentant M. Jean Portuguais, qui nous a chaleureusement entretenus lors d’une conférence de presse enlevante mercredi dernier. Le Mouvement conteste la décision de Radio-Canada de supprimer la Chaîne culturelle et revendique une radio publique de qualité en matière culturelle. Le Mouvement demande donc la tenue d’audiences publiques sur la situation actuelle et sur l’avenir de la radio d’État. Pour le reste, l’avenir nous le dira. Voilà les faits. Mais lors de la conférence de presse, il y avait bien plus. Il y avait d’abord des dizaines d’hommes et de femmes entassés dans les gradins de la Chapelle du Bon Pasteur. On aurait pu croire qu’ils étaient là pour venir entendre ce que le MRCC avait à dire, mais après quelques minutes de conférence, on se rendait bien compte que la salle craquait de gens qui s’étaient déplacés pour offrir leur support, leur appui. C’est que presque la totalité d’entre eux avait apposé leur signature à la pétition de M. Portuguais, et venait, ce mercredi de bon matin, réitérer leur désaccord à la décision de la direction
de Radio-Canada. Antonine Maillet s’était glissée anonymement dans l’auditoire; on pouvait voir aussi le critique Robert Lévesque, l’ex-réalisateur à la SRC Mario Gauthier, le compositeur Jean Leblanc, le philosophe Jacques Sénécal, le président de l’Association des musiciens de l’Orchestre symphonique de Montréal, la directrice de l’Union des écrivains et écrivaines du Québec, et tant d’autres. De grands noms étaient venus dire leur colère et leur profonde déception que notre radio publique à vocation culturelle ait disparu des ondes, et ce sans que l’on ait pu l’en empêcher. Qu’est devenue notre culture? Durant tout ce débat entourant le sort de la chaîne culturelle, deux questions se sont soulevées en moi comme de tempétueuses inquiétudes. Il y a d’abord celle de l’état de notre culture. Pas besoin de lire les grands philosophes qui ont noirci des milliers de pages pour constater que la culture est désormais irrémédiablement contaminée, affaiblie, nivelée vers le bas. Tout se passe plutôt comme si nous voulions «conserver, protéger et défendre ce que notre société a de plus quétaine, de plus malodorant, de plus grossier et de plus sensationnel au détriment de ce que représente fondamentalement la culture, cette tentative de rendre l’homme meilleur qu’il ne l’est et plus beau que dans le simple quotidien de sa vie», pour reprendre les mots de Victor-Lévy Beaulieu. Les émissions sur la littérature, les analyses et débats sur telle ou telle œuvre, les interviews avec les créateurs n’ont plus aucune tribune où s’exprimer dans notre Québec francophone. Dans notre société où l’on vante à qui mieux
mieux notre ouverture d’esprit, notre dessein multiculturel et le respect des minorités, qu’en faisons-nous, de cette minorité de la «grande culture»? Que faisons-nous de cette minorité de gens d’arts et d’idées que l’on a fait taire? Quand il s’agit de se soulever contre toute forme d’oppression ethnique ou sexiste, les tribunes s’agitent et s’enflamment à dénoncer avec véhémence de tels abus. Mais qu’en est-il de nos philosophes, nos littéraires, nos musiciens classiques et nos créateurs? Ne méritent-ils pas que nous leur fassions une place dans notre sphère culturelle? Bien sûr que la chaîne culturelle n’est pas le poste au son duquel nous avons bercé notre adolescence, et l’on sait très bien que
la Chaîne culturelle avait de faibles cotes d’écoute. Mais cela ne vous inquiète-t-il pas de savoir qu’il n’y a plus aucune tribune pour les débats d’idées et l’analyse culturelle dans notre société? Cela ne vous effraie-t-il pas sur notre l’avenir de savoir que nous avons mis à mort ce qu’il nous restait de radio publique dédiée à la culture? Moi, cela m’inquiète au plus haut point, et je crois que cela devrait concerner tous les étudiants en arts, mais aussi ceux de littérature, de philosophie, de politique. En tant qu’étudiante en littérature, il est pour moi capital que la société m’offre un espace publique qui donne droit de cité aux arts et aux idées, qu’elle soit encore capable de réfléchir et d’analyser, et d’offrir à ses citoyens des débats pertinents. Il est primordial qu’elle affiche un intérêt ou du moins une liberté à cette forme d’expression qui, si aujourd’hui on la répudie, a tout de même toujours été un élément constitutif de notre culture globale. J’ai besoin de savoir que les idées ne sont pas complètement déchues et les arts totalement ringards. J’ai besoin de savoir que la société reconnaît des formations qui déjà ne nous donnent pas beaucoup de chances sur le marché du travail. J’ai besoin de savoir que ma société me donne encore la liberté de croire, en moi et en elle. x Procurez-vous le manifeste du Mouvement pour une radio culturelle au Canada, Contre une radio sans culture, un petit livret rouge que vous pourrez trouver notamment à l’entrée du pavillon Peterson, 3460, rue McTavish. Pour plus d’information ou pour signer la pétition, visitez le site www.radioculture.tk
cultureenbref Concours de poésie
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h! Toi! Le réchauffement de la température extérieure a réveillé tes neurones en hibernation, qui ressentent subitement un flot de sève artistique rejaillir dans leurs corps engourdis? L’approche de la Saint-Valentin a réveillé en sursaut le romantique en herbe qui sommeillait en toi? Tu as quelque chose à dire, à murmurer ou à manifester? Ça tombe bien! Dans le cadre de la Saint-Valentin, le Réseau des francophiles organise un concours de poésie! Alors, étudiants romantiques, tragiques ou engagés, mettez-vous à vos crayons! Vous avez jusqu’au 17 février pour nous soumettre vos œuvres originales à reseaudesfrancos@yahoo.ca ou au local 408 du Shatner. Et si, tant que vous y êtes, vous désirez venir partager in vivo avec d’autres francophones/francophiles motivés le fruit de votre créativité, le Réseau organise une soirée de lecture de poésie le 14 février à 16h au B-30 du Shatner, où une dégustation de produits chocolatés aura également lieu (il est de rigueur d’amener sa petite contribution en ce sens d’ailleurs!) Nous élirons trois gagnants parmi toutes les œuvres reçues et interprétées. Les gagnants de la partie composition seront publiés dans le Délit au retour de la semaine de relâche et se mériteront d’intéressants prix chocolatés ! x
Quelques états américains
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u 22 au 27 février prochains, les finissants de l’École nationale de théâtre présentent la pièce Quelques états américains. Ils montent le second exercice public de leur quatrième et dernière année de formation dans la Salle Ludger-Duvernay du MonumentNational. C’est pour dresser un survol de la dramaturgie américaine contemporaine que le metteur en scène Frédéric Blanchette a choisi onze courtes pièces de sept différents auteurs marquants du répertoire de nos voisins, allant de Tennessee Williams à David Mamet. À travers ce portrait général d’une Amérique, on découvre des personnages issus des années 1950 jusqu’à aujourd’hui.Du même coup, on aborde les différentes visions des relations homme-femme explorées dans les univers de chaque auteur. Privilégiant un style de jeu direct, sans compositions de personnage ni commandes émotives (à l’image de certaines théories de jeu américaines), Frédéric Blanchette promet de raconter toutes ces histoires le plus efficacement possible. Fasciné par la dramaturgie américaine dont il ne cesse de faire découvrir les
principaux représentants depuis quelques années, Frédéric Blanchette, qui est autant comédien, auteur que metteur en scène, s’impose à la barre de cette production. Il a entre autres co-fondée, à sa sortie du Conservatoire d’art dramatique, la compagnie le Théâtre ni plus ni moins. En nomination à la Soirée des Masques 2004 dans deux catégories, mise en scène et révélation de l’année, il est décidément l’un des jeunes metteurs en scène les plus en demande. En terminant, rappelons que les exercices publics des finissants et finissantes sont une tradition, un rite de passage.Tout ce qui se déroule sur scène et en coulisses relève du travail des étudiants de l’École, habilement dirigés par des metteurs en scène de renom qui les guident à travers toutes les étapes de la création. x Quelques états américains sera présenté du 22 au 26 février à 20 h, et en matinée le dimanche 27, à 15 h, à la Salle LudgerDuvernay du Monument-National, 1182, boulevard Saint-Laurent (métro SaintLaurent). Les billets sont au coût de 7 $. Pour réservation: (514) 871-2224.
L’impro de retour!
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algré les rumeurs de lock-out dans le monde de l’improvisation théâtrale professionnelle, la Ligue Nationale d’Improvisation confirme que sa 27e saison se déroulera du 14 février au 31 mai. Les propriétaires des cinq équipes ont en effet accepté la principale demande de l’Association des joueurs de la LNI: l’obtention d’un plancher salarial. Afin d’obtenir la très convoitée Coupe Charade, Jean-Michel Anctil, Sophie Cadieux, Édith Cochrane, François-Étienne Paré, Réal Bossé, Charles Lafortune, Vincent Bolduc et plusieurs improvisateurs de talent rivaliseront d’adresse sous l’œil impitoyable de l’arbitre Yves Morin qui, «gazou» en bouche, fera respecter à la lettre les règles de ce théâtre sportif. Le premier rendez-vous aura lieu le 14 février prochain. On procédera à la présentation publique des équipes et au premier match officiel de la saison alors que les victorieux Rouges s’opposeront aux vindicatifs Bleus. x La 27e saison de la Ligue Nationale d’Improvisation, tous les lundis soirs à 19h, du 14 février au 31 mai, au Medley à Montréal, 1170, rue Saint-Denis. Pour réservation: (514) 8426557. Pour plus d’information: www.lni.ca
8 février 2005 x Le Délit
culturethéâtre
Entre arts et société
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Un peu surchargé, mais tout de même étonnant, Dossier Prométhée se propose comme messager de la cause sociale et de la nouveauté artistique. Agnès Beaudry
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ercredi dernier, la production du Centre de recherche et d’action artistique et multimédia (CIRAAM) a présenté à l’Espace Libre sa quatrième pièce de théâtre: Dossier Prométhée: depuis le début des temps… de Thomas Alexandre (pseudonyme de Pascal Contamine). La pièce propose une adaptation moderne du mythe célèbre de Prométhée et une métaphore de la crise mondiale moderne. Prométhée, à qui les dieux avaient donné comme mission, avec l’aide d’Épiméthée, de créer le monde terrestre, avait laissé ce dernier distribuer toutes les qualités parmi le règne animal en oubliant d’en réserver pour l’humain. Afin de réparer l’erreur, Prométhée vola le feu pour le donner aux hommes. Zeus, pour le punir, le plaça sur le mont Caucase et le condamna à y rester enchaîné pour l’éternité, un aigle venant chaque jour dévorer son foie. Devant une photo de prisonniers de Guantanamo, portrait d’hommes aux yeux bandés, bouches et oreilles bouchées pendant des jours, qu’il avait vue peu après les débuts de la guerre d’Irak, Contamine a voulu explorer la question de «l’hégémonie sous toutes ses formes». Le mythe de Prométhée lui a immédiatement
procuré le cadre qu’il cherchait: «Les empires hégémoniques ont souvent eu un oiseau rapace comme emblème. Jules César, les nazis, le tsar de Russie, et, bien sûr, les Républicains avec le faucon. La métaphore de la torture sous forme d’un aigle m’a donc sauté au visage», confie-t-il à Jade Bérubé du Voir. Donc, le Dossier Prométhée perpétue par le mythe la tradition du mythe, celle de peindre les sociétés et leurs croyances: aujourd’hui, ces dernières ont la couleur et la rhétorique de notre époque, sombre et pessimiste. C’est de cette façon que Dossier Prométhée s’inscrit dans le courant de théâtre d’intervention dont j’ai parlé dans le numéro du 25 janvier. L’organisation CIRAAM voit son rôle en tant que «pont entre art et société». Elle décrit sa mission comme étant celle de «porter un regard critique sur la société; dénoncer des abus, questionner certaines valeurs émergentes». Pascal Contamine, après avoir traité du suicide parmi la jeunesse dans Five Wolf Deautov Circus, et des problèmes ethniques que soulèvent les développements scientifiques de notre époque dans Oportet, se propose d’examiner «l’hégémonie américaine, le rôle ambigu de l’ONU, le sacrifice des pays du quart-monde et le terrorisme».
C’est peut-être justement à cause de cette lourde charge que s’est donné le dramaturge que le Dossier Prométhée m’a semblé être un bel assemblage de clichés. Le rôle de conscientiser la population soutenue sous grande tension donne à la pièce un arrière-goût de survolté. Comme si, à vouloir tout exposer, tout dire, l’on ne dit plus rien. La nomenclature d’accusations ne laisse place à aucune réflexion plus poussée, l’on reste en surface sans connaître les profondeurs, et la pièce terminée, le spectateur peut se demander: qu’ai-je appris sauf une nouvelle métaphore pour ce que l’on avait déjà dit? Mais cette dernière remarque semble s’appliquer à une grande part du théâtre qui se fait dernièrement: comme si les dramaturges ne pouvaient se convaincre de choisir un sujet et de le traiter pleinement. Je ne voudrais pourtant pas ne dire que cela du Dossier Prométhée. Ma première réflexion ne fut en aucun point négative. Si l’on me demandait de la décrire en un mot, aucune hésitation, je choisirais celui d’«entertaining». Non dans le sens de «piège facile pour l’attention de tout spectateur innocent», mais plutôt en faisant allusion à la variété des instruments, des techniques et des procédés de
la mise en scène. Ce qui me frappe davantage, ce sont les mouvements. La maîtrise des personnages sur leur corporel rappelle les jeux sur la vitesse que permet le cinéma. Dans ses démarches, CIRCAAM tente de «favoriser l’émergence d’une véritable création artistique métisse en puisant aux valeurs et aux courants artistiques initiés et développés hier et aujourd’hui dans différentes cultures». Cet égard pour la diversité, le mélange constant des genres artistiques (musique, danse africaine et contemporaine, marionnette, gymnastique) donne au Dossier Prométhée une aura futuriste qui se marie bien au
culturethéâtre
Un dissident et son double
message social véhiculé: celui de la menace de la destruction, tant par le capital, les guerres que le nucléaire. Bien que par son texte, il ne se distingue pas tant de bien des pièces contemporaines, sa mise en scène et le produit final donnent au Dossier Prométhée un je-ne-sais-quoi de spécial qui justifie la curiosité et le désir de se déplacer pour y assister. x Dossier Prométhée se jouera jusqu’au 12 février au théâtre de l’Espace Libre, 1945, rue Fullum (métro Papineau). Pour réserver: (514) 521-4191. Pour plus d’information, visitez le www.espacelibre.qc.ca
Dossier Promethée exploite le jeu corporel et mélange les genres artistiques.
Dans la Yougoslavie post-communiste, un ancien contestataire rencontre le policier longtemps chargé de sa surveillance Arnaud Decroix éjà jouée dans de nombreux pays, Le Professionnel est une pièce majeure, construite sous la forme d’une vertigineuse mise en abyme, du dramaturge serbe Dusan Kovacevic. Ainsi, son adaptation cinématographique a remporté, à Montréal, le Prix du scénario et celui de la critique internationale
Carmen Jolin
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lors de l’édition 2003 du Festival des films du monde. La version théâtrale, présentée par le Groupe de la Veillée, permet de nous replonger dans l’univers du scénariste du film Underground, réalisé par Emir Kusturica. En 1990, dans la Yougoslavie post-communiste, un ancien dissident constate la fuite du temps
Dans un système communiste révolu, Le Professionnel donne un souffle nouveau aux passions et à la liberté.
à l’occasion de son cinquantième anniversaire: «Où sont les livres que je n’ai pas écrits?» C’est à cette interrogation centrale posée par le narrateur (interprété par Gabriel Arcand) que va répondre un consciencieux policier à la retraite perdue par la chute de ses idéaux (Onil Melançon). Véritable deus ex machina (l’influence de Bertold Brecht est évidente), ce dernier invite l’ancien contestataire à une véritable relecture-réécriture de son passé. En effet, chargé de surveiller les activités séditieuses de l’opposant politique, il a patiemment recueilli, transcrit et classé pendant près de vingt ans les moindres paroles et attitudes de celui-ci, témoignant envers lui d’une progressive et profonde empathie. Le spectateur est alors transporté dans un univers tragicomique, où l’absurde - Ionesco n’est jamais très loin - le dispute à une magnifique rhétorique, servie par un excellent jeu d’acteurs. Il faut souligner que cette rencontre entre deux «monstres sacrés» du théâtre
québécois était très attendue. À cet égard, les deux travailleurs infatigables que sont le prudent Gabriel Arcand, qui a notamment remporté le Jutra Meilleur acteur pour le film Post Mortem de Louis Bélanger (1999), et l’affable Onil Melançon, qui formé à la commedia dell’arte dévoile ici une autre facette de ses multiples talents, se livrent à un véritable tour de force. Il convient alors de saluer l’heureuse initiative de cette première rencontre sur les planches, due au metteur en scène Téo Spychalski, maître d’œuvre du récent Automne Grombrowicz, qui a connu un grand succès l’an passé. Ce directeur artistique du Groupe de la Veillée suit, une fois de plus, son intuition, permettant au théâtre Prospero, dont la scène intimiste est un atout appréciable, de présenter des pièces ambitieuses et prometteuses. Si Le Professionnel paraît nous offrir la vision d’un système communiste révolu, où régnaient les sombres méthodes policières de contrôle des esprits et d’intimidation des individus, le don
précieux de la liberté est pourtant une conquête de tous les instants. Ainsi, le procès à rebondissements, qui s’est rouvert la semaine dernière, sur les écoutes illégales de l’Élysée en témoigne. Pendant des années, l’ancien président de la république française, François Mitterrand, a fait enregistrer à leur insu les communications téléphoniques de dizaines de personnalités influentes, dont les propos étaient minutieusement consignés et rapportés. Face aux froides logiques de pouvoir et d’ambition, il s’agit donc à chacun de parvenir à préserver le souffle de ses passions et de sa liberté. x Le Professionnel est présenté jusqu’au 19 février au théâtre Prospero, 1371, rue Ontario Est. Les billets sont de 17 $ pour les étudiants et de 23 $ au tarif régulier. Pour réservation: (514) 526 6582. Et pour plus d’information, www.laveillée.qc.ca
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Le Délit x 8 février 2005
culturethéâtre
Théâtre d’images
Nage vivifiante et revigorante dans l’eau de nos troubles, au Bain Mathieu. Marie-Madeleine Rancé
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e nouveau spectacle peaufiné d’un trio innovateur (ré)concilie dans une production multidisciplinaire divers paramètres d’expressions théâtrales, mais aussi et surtout la forme et le fond… et donc se rallie le spectateur lambda, potentiel pessimiste, qui en avait peut-être marre des spectacles ficelés où la balance fond/forme est souvent truquée. Une histoire, un message, une esthétique, des corps et des images qui parlent autant que des mots, mots qui savent alterner commentaires incisifs et propos plus légers. Ce spectacle, qui joue sur plusieurs tableaux, littéralement et métaphoriquement, explore les eaux troubles de la Transition… Où sommes-nous? Premier choc: la salle des Bains Mathieu se trouvera être un reflet du spectacle. C’est dans le bassin, vide je vous rassure, que s’installent petit à petit les futurs cobayes… Un peu d’humour pour briser la glace et le spectacle commence. Bruits d’avion qui font trembler les murs, nous voilà plongés dans une exploration des transitions. La salle vibre au bruit d’un réacteur, «Air Transit», veuillez changer vos paramètres. Bienvenue dans la fiction, cette transition par excellence, entrez dans une réalité qui ne reste par nature que pastiche de cette dernière. Ce flottement incertain de chaque début de représentation où le spectateur sort de sa réalité et se règle sur celle qui lui est présentée. Transitions réussit avec brio le décollage, nous gardant pour l’espace de quelques heures dans la réalité qu’ils ont créée. Janne Emry (Katia Gagné), qui habite «là où elle pose ses valises», rencontre David
culturefeuilleton Tracy Robin
Townsend (Mark Eden-Towle), qui partage son temps entre Londres et Montréal. Janne, documentariste, vit à travers sa lentille, et pour elle le présent est un film futur. David professeur d’histoire de l’archéologie, est passé d’étudiant à professeur, et vit le présent pour étudier le passé. Le début de leur histoire donna le ton à leur relation. Elle commença dans un avion, et depuis se résume en embrassades éphémères, où l’aujourd’hui reste en sandwich entre hier et demain… Entre deux voyages, ils communiquent par lettres interposées, par coups de téléphone ratés. Puis par images, envoyées par Janne partie tourner un documentaire sur une tribu du Nord de la Russie, les Ozaries. Le parallèle entre l’expérience de Janne dans cette tribu ancestrale devient l’axe central de la pièce, qui est construite comme une strate de pierre, où chaque moment tournant rajoute une dimension nouvelle. Dans cette tribu, les femmes chantent, car selon leur mythologie, elles perpétuent ainsi le travail de création du monde. Pour eux, le mot «tradition» ne veut rien dire, vu que le passé et le futur se fondent dans le présent. En parallèle, Mark, tout comme le spectateur, vit son voyage à travers les films qu’elle lui envoie. Un ami du couple rejoint le plateau. Gabriel Romain étudie les traditions vivantes, alors que lui-même renie ses origines amérindiennes. L’interaction, directe ou indirecte des quatre personnages, leurs mouvements et leurs mots, supportés par un fond sonore et un éclairage loquace, explorent, exposent, ou suggèrent les nombreuses facettes du su-
Katia Gagné, Mark Eden-Towle et Alex Veilleux dans la pièce Transitions.
jet. Mais qui dit transition dit limites aussi. C’est une recherche de limites, des plus fondamentalement effrayantes, pour définir son territoire, quitter la négation douillette de la transition. Mais, une fois vérifié dans le dictionnaire, transition veut aussi dire évolution… Le spectacle, où le temps et le travail passés se voient dans une mise en scène recherchée et peaufinée, met danse, film, dialogue et monologue, musique et espace au service du
message, et maintient tout le long, mise en abyme essoufflée, ce sentiment de transition, avant de nous relâcher dans notre présent, et nos transitions quotidiennes. À vivre. x Transitions est présenté jusqu’au 12 février au Bain Mathieu, 2915, rue Ontario Est (métro Frontenac). Les billets sont au coût de 15 $ pour les étudiants et de 20 $ au tarif régulier. Pour réservation: (514) 521-4493.
L’Estenceleur
{...} « Maître second, qu’attendez-vous de moi? » Le maître second prend Jacob par les épaules et lui dit: « Ce que j’attends de toi, Jacob? Que tu montes à la voûte et que tu termines de peindre les étoiles, comme tu as vu ton père le faire depuis que tu es petit. J’attends de toi que tu achèves de peindre les étoiles de la voûte sans que l’on sache laquelle fut peinte par ton père ou laquelle le fut par toi. Que d’en bas, chacune des étoiles soit identique à la précédente et que d’en haut, chacune soit unique. Que tout homme, toute femme, tout abbé et toute moniale qui enverra sa prière vers le ciel voit sa demande exaucée parce que chaque étoile sera porteuse de leur prière. - Maître second, vous me demandez d’être estenceleur. Je ne le suis pas ». - Mon petit Jacob, par nécessité tu le seras. Tu le seras pendant un jour et demi, deux peutêtre. Si tu juges qu’au bout de ce temps tu ne mérites pas ce titre, tu ne le reporteras plus. Mais si tu fais bien ton travail, ton père pourra continuer à porter le nom et le titre convoité de maître estenceleur et sa réputation continuera de grandir et des pèlerins de partout en France viendront porter leurs prières vers les étoiles que toi et lui aurez peintes à la voûte. - Maître second, vous me demandez de le faire en un jour et demi, deux jours; mon
père lui-même estimait à trois jours le temps que ça lui prendrait pour terminer. - Ton père n’est plus jeune, Jacob, tu n’as pas remarqué la lassitude qui lui fait baisser les bras plus souvent qu’avant? Les douleurs dans le cou dont il se plaint, d’avoir tourné la tête vers le ciel pendant des années? La lenteur avec laquelle il grimpe aux échafaudages? Sa vue qui baisse et la quantité de chandelles dont il a besoin pour travailler lorsque l’obscurité s’abat? Il vieillit, ton père, Jacob. Ce que lui estimait à trois jours, avec ta jeunesse, ta force et ta vivacité, tu n’en auras besoin que de deux pour le faire. Je compte là-dessus. - Comment m’y prendre, comment faire? - Jacob, tu as suivi ton père sur tous les chantiers. Depuis que tu es assez grand pour manier le pion, tu broies ses couleurs, tu connais le secret des ors qu’il mélange à ses peintures, c’est toi qui découpes les pochoirs qu’il utilise. Tu tailles ses pinceaux. Il ne te reste qu’à tenir toi-même ce pinceau, Jacob. Tu peux le faire.Tu dois le faire, pour ton père et pour nous tous. - Jacob lève la tête vers la voûte et regarde les étoiles peintes. Elles sont tellement jolies. C’est magnifique, une voûte constellée d’étoiles brillantes, toutes neuves, toutes dorées ». À travers les lourds échafaudages qui encombrent la nef, il voit la superficie qu’il reste à couvrir. Combien d’étoiles restent,
200? 300? Davantage? Un jour et demi pour faire tout ça, c’est bien peu. Alors il ferait mieux de grimper tout de suite et de s’atteler à la tâche si l’abbé Visconsin doit inaugurer l’église dimanche qui vient.
*** Tant de fois, Jacob a vu son père répéter ces gestes: prendre le tampon, le gorger de couleur et, par petits coups habilement portés, épouser toutes les entailles du pochoir. C’est une tâche bien délicate que celle d’appliquer les étoiles sur la voûte des églises. Réservée au plus habile d’entre tous: le maître estenceleur. Et voilà que Jacob le fait à sa place! Il aurait donc cette habileté, ce talent lui aussi? Oh! Il connaît bien tous les gestes pour les avoir vu faire tant de fois, mais c’est lui maintenant qui les exécute. Travailler en harmonie et rythme avec le maître plâtrier qui applique avec sa truelle une mince couche de ciment blanc; pendant que la surface soit encore fraîche, on place le pochoir et, en jouant du tampon et du pinceau on applique la couleur et trace ainsi une étoile, et une autre, et une autre. Pourquoi cela lui semble-t-il si facile? Est-ce d’avoir vu et revu les gestes de son père? Des gestes peuvent-ils se transmettre d’un sang à l’autre? Un jour, si la Marie veut bien de lui, le fils de Jacob sera-t-il lui aussi maître estenceleur?
Bien sûr ça lui est arrivé à quelques reprises de tracer les étoiles lorsque son père voulait les mettre, avec la bonne grandeur de pochoir, avec la juste concentration de couleur, avec le bon pinceau et le bon tampon. Mais c’était autre chose aujourd’hui d’en avoir toute la responsabilité. De décider par lui-même, de sa seule volonté, où iraient l’une et l’autre et l’autre encore jusqu’à ce que la voûte soit constellée, également, uniformément, dans les bonnes proportions d’espaces et de pleins, de formes et de vides. C’est lui qui devait s’aiguiser le regard afin que chacune des étoiles soit si belle, si lumineuse, si brillante qu’on voudrait lui confier ses prières et ses rêves. C’est lui qui devait s’agrandir le regard pour avoir une vue d’ensemble du travail accompli, voir toute la voûte en même temps d’un seul coup d’œil et ainsi pouvoir mieux juger de l’équilibre du travail. Où poser la prochaine étoile? Pas trop près de la précédente, juste assez pourtant qu’il n’y ait pas de trou dans la voûte céleste. Un grand ciel à combler. Tout reposait sur ses épaules. Jamais Jacob n’aurait pensé que des étoiles pouvaient être si lourdes à porter! x À suivre...
8 février 2005 x Le Délit
culturecinéma
Le grand favori
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Martin Scorsese pourrait bien finir par gagner son Oscar avec The Aviator, son dernier film. David Pufahl
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artin Scorsese est probablement l’un des plus grands réalisateurs de films au monde en ce moment. Pourtant, l’Académie n’a jamais reconnu son talent. Il fut nominé quatre fois en tant que meilleur réalisateur (Raging Bull, The Last Temptation of Christ, Goodfellas et Gangs of New York) mais n’a jamais gagné la statuette. Est-ce que son dernier film, The Aviator, une biographie du millionnaire Howard Hughes, servira de prétexte à l’Académie pour le récompenser pour sa carrière? Je n’en ai aucune idée, mais je sais que ce film, malgré quelques petits défauts, est digne de ce grand maître du cinéma. La vie de Howard Hughes (Leonardo DiCaprio) est tumultueuse à souhait. En 1930, il mène la production du film Hell’s Angels et y engloutit plusieurs millions de dollars. Heureusement pour lui, le film est un grand succès et il se sortira de cette aventure indemne. Il produira d’autres films, mais sa grande passion restera toujours l’aviation. Il fabrique ses propres avions et achète la ligne aérienne TWA. Il se met à dos Juan Trippe (Alec Baldwin), le propriétaire de la PanAm, l’autre grande ligne aérienne américaine. Trippe, avec l’aide de Ralph Owen Brewster (Alan Alda), un sénateur corrompu, va tenter de faire tomber l’empire de Hughes. En plus de combattre ses ennemis, Hughes doit aussi lutter contre lui-même. En effet, il souffre de troubles obsessionnels de plus en plus aigus. Entre temps, il fréquente plusieurs actrices,
culturemusique
dont Katharine Hepburn (Cate Blanchett) et Ava Gardner (Kate Beckinsale). Avant ce film, Hughes était une figure mythique principalement associée à ses troubles obsessionnels. D’ailleurs, M. Burns dans Les Simpson en fait une bonne imitation dans l’épisode où il possède son propre casino. Scorsese réussit l’exploit de nous faire oublier ses problèmes et de nous fasciner avec les scènes où Hughes pilote les prototypes qu’il a construits. Ces séquences sont d’un réalisme saisissant. Aussi, j’ai trouvé intéressant de voir, au début du film, comment une production hollywoodienne se gérait dans les années 30. Cela ne veut pas dire que ses problèmes psychologiques ne sont pas montrés, mais il est rafraîchissant de voir que Scorsese ne voulait pas porter l’attention sur ce seul aspect de sa vie. La direction photo de Robert Richardson est magistrale. Une utilisation très astucieuse de la lumière dans certaines scènes ne peut que susciter l’admiration. Aussi, j’ai apprécié le mélange de la trame sonore composée par Howard Shore et de pièces musicales d’époque. Par contre, le montage de la collaboratrice de longue date de Scorsese, Thelma Schoonmaker, laisse à désirer. Par exemple, pendant une simple conversation entre deux personnages, elle nous montre pendant une petite fraction de seconde le groupe de musique qui chante dans le club où ils sont. C’est trop distrayant et inutile
Howard Hughes (Leonardo DiCaprio) voit des germes partout.
pour rien. Leonardo DiCaprio réussit enfin à nous faire oublier son image de jeunot perpétuel. Il reste tout à fait solide pendant les deux heures et quarante-cinq minutes du film. Cate Blanchett joue l’actrice excentrique à la perfection. D’un autre côté, Kate Beckinsale se contente de nous montrer son beau visage sans nous donner quoi que ce soit de substantiel.
Avec ses onze nominations aux Oscars, The Aviator est le grand favori de la cérémonie qui aura lieu dans quelques semaines. Je trouve ce film captivant, original et digne de l’Oscar du meilleur film contrairement à certains gagnants de ces dernières années (Gladiator, A Beautiful Mind et Chicago). La semaine prochaine, je critiquerai Million Dollar Baby, l’autre gagnant potentiel de cet Oscar, et nous verrons lequel des deux le mérite le plus. x
Un nouvel album pour Arseniq33
C’est cette semaine qu’Arsenic33 lance son nouvel album Courtepointes. Alexandre Vincent
A
rseniq33 est probablement le groupe le plus déstabilisant de la scène montréalaise. Lorsqu’on écoute un album d’Arseniq33 pour la première fois, on ne sait jamais sur quoi on va tomber. Nous savons que ça va bûcher, que le groupe va faire une importante rupture de ton et que les textes seront pour le moins virulents. Pour ce qui est de la forme, rien. Rien ne nous laisse présager quoi que ce soit.
Avec l’excellent premier album Y’a des limites à faire dur!, Arseniq33 nous laissait une carte de visite frappante: des riffs pesants mariés à des paroles directes. Il rejette tout le cercle vicieux du travail que nous nous sommes imposés au fil du temps. Là où certains vont leur reprocher de rester adolescents, de contester sans rien comprendre à la vie moderne, Arseniq33 rétorque par l’insistance et la persuasion. Et tout cela ne s’est pas
Procurez-vous dès cette semaine le nouvel album d’Arseniq33, Courtepointes.
amélioré sur Courtepointes, deuxième disque du groupe. Je qualifie ce dernier disque de second album, mais il faut savoir qu’Arseniq33 a été très prolifique en mini-albums et a collaboré à plusieurs compilations. Le groupe est formé de Yannick à la voix et à la guitare, de Pierre à la batterie et d’Eriq à la basse, de Vincent Montreuil au saxophone baryton et d’Alex au saxophone alto. Auparavant, le saxophone était assuré par J-F, mais ce dernier a quitté le groupe.Vincent Montreuil était déjà un collaborateur sur le premier opus. Maintenant il est officiellement du groupe. «C’est sûr que le départ de J-F a changé quelque chose dans le groupe, affirme Eriq, rencontré la semaine dernière. Les groupes qui affirment qu’ils sont restés intacts après le départ de membres ne sont tout simplement pas un groupe. Si tu es à l’écoute des musiciens de ton groupe, chaque changement est palpable. Les influences sont parfois fort différentes». Et des influences différentes, ils en ont. Passant d’un métal lourd à un ska, pour ensuite se porter à de la musique actuelle sans jamais perdre la trame de fond relève de l’exploit. En apparence anodine, la recette des Arseniquiens est fort efficace et le groupe réussit là où plusieurs autres échouent. Il y a deux aspects que j’adore chez Arseniq33. Tout d’abord, il y a cette provocation et la
façon dont il l’utilise. Dans la musique pop, les refrains sont souvent interminables et cachent le talent ou l’absence flagrante d’originalité. Pour Arseniq33, la répétition, ils s’en servent pour persuader, pour passer leurs messages. Et ça fonctionne! Des «Vous êtes pas heureux!, Y’a des limites à faire dur, On en a rien à foutre» à répétition, ça porte à réfléchir. Et c’est probablement la plus belle qualité de leur musique. «Un peu à la manière des impressionnistes, on aime bien composer en peignant un tableau de la société ou à tout le moins sur une partie spécifique», affirme Eriq. J’ai déjà reçu un courriel de quelqu’un qui affirmait qu’il était heureux. Mais la façon qu’il l’écrivait: «Ehhh! Vous avez pas rapport, je suis heureux.Vous racontez des conneries». Pour moi, une réaction comme celle-là impose au moins une réflexion, et si nous l’avons ébranlé un peu dans sa certitude, c’est déjà beaucoup», renchérit Eriq. Alors, si vous voulez mêler déflagrations et revendications sociales, et si vous croyez que l’humour et la colère peuvent faire bon ménage, courez voir Arseniq33. Si leur liberté d’expression est une maladie, laissez-vous donc contaminer! x
8 février 2005 x Le Délit
Alog Duck-Rabbit (Rune Grammofon)
Goldfrapp Felt Mountain (Mute)
V
oilà, il est là, l’album pour réchauffer vos froides journées d’hiver. Alison Goldfrapp et Will Gregory nous ont concocté leur premier opus Felt Mountain et leur musique est feutrée de succulentes ambiances sonores. Ainsi, ils réussissent à créer une atmosphère musicale jusque-là inconnue, un son propre à eux. Pour nous, il nous reste à trouver des terrains connus pour pouvoir les classifier. Les repères qui nous aident à les suivre dans leur univers sont les musiques de films western à la Ennio Morricone, de films d’espionnage à la
John Barry et la saveur mélancolique du Trip Hop à la Portishead. Ainsi, c’est en réunissant ces sonorités que Goldfrapp nous prépare ce cocktail musical qu’est Felt Mountain. Même s’ils en sont seulement à leur premier album, on peut déceler l’expérience derrière leur travail de qualité. Alison Goldfrapp a déjà collaboré avec quelques noms de la scène électronique tels que Tricky pour son premier album Maxinquaye, elle a de plus participé aux albums d’Orbital et Add N to X. Felt Mountain est un album qui nous fait vraiment voyager durant cette envolée musicale. C’est de courte durée par contre (seulement 40 minutes), mais sachez que ces minutes sont exquises jusqu’à la dernière note. Parce qu’il sait établir des ambiances chaleureuses, Felt Mountain saura réchauffer les moments de froideur hivernale. Insérez, et laissez jouer. x Sébastien Lavoie
Glitch Parmi les projets audio des quinze dernières années, se trouve une quête en perpétuelle redéfinition: celle de percer les mystères esthétiques de la jonction entre le son et l’ordinateur. Plusieurs avenues sont explorées, modélisation de processus physiques (mécaniques ou électriques), numérisation et transformation de sons enregistrés, synthèse du son, et la liste continue. Ces explorations se sont révélées très prolifiques, d’où la variété au sein de leur progéniture. Parmi ces nouveaux-nés: la musique «glitch». Le terme «glitch» est tiré du vocabulaire de l’audionumérique et fait référence aux erreurs introduites lors du processus de numérisation du son ou lors de la transformation d’un signal numérique en signal audio. La tendance générale est de contenir, maîtriser et dompter ces erreurs: les supprimer et stériliser le son. La musique «glitch» s’oppose à cette fâcheuse/heureuse manie. Elle embrasse et transforme ces parasites en un univers créatif: en instruments de musique. Alog - Duck Rabbit Alog est issu de la collaboration des Norvégiens Espen Sommer Eide et Dag-Are Haugan; l’approche du duo compromis entre le monde instable de l’improvisation et le royaume
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de méticulosité maniaque que permettent les studios modernes. Les pièces sont construites à partir de nombreuses sources sonores et dont l’élément central est constitué de nombreuses improvisations studio. Ces sources sont ensuite sélectionnées, retravaillées et millimétrées pour en aboutir au collage final. Le monde sonore du «glitch» est en règle générale un espace saturé.Les pièces,improvisées ou non selon l’approche des différents artistes, sont souvent d’une densité quasi-opaque et se dressent en des labyrinthes audio. Duck-Rabbit, le deuxième disque d’Alog, s’accorde à la règle. L’album se veut une exploration de l’esthétique pop façon «glitch». Les pièces sont denses et complexes, mais la rondeur des textures et les rythmes planants rendent leur écoute presque lisse et envoûtante. À l’instar du mélange contrôle/relâchement de l’approche du duo, leur musique s’emballe dans un dialogue des contraires. Des sons d’une chaleur apaisante font le contrepoint d’autres, d’une rudesse acidulée. Tandis que des microéchantillons éclatent brièvement, des boucles lancinantes se répètent pour de longues durées. Lorsqu’une structure rythmique quelconque guide un instrument dans l’espace sonore, un autre instrument se met à flotter dans l’absence de pulsation. Le tout confère son souffle à DuckRabbit, qui s’éveille comme une porte hors de la monotonie. Sans être lourd, l’album est plutôt gris. Juste assez pour donner une pointe de couleur aux jours maussades sans en casser le paysage. Juste assez pour apaiser des tempêtes et des courses folles sans toutefois les émietter. Duck-Rabbit est comme un jeu: 45 minutes pour glisser avec le temps. x Borhane Blili-Hamelin