Le seul journal francophone de l’université McGill.
Volume 94, numéro 22
Le mardi 5 avril 2005
www.delitfrancais.com
Dangereuses bombes dansantes depuis 1977.
02
Le Délit x 5 avril 2005
Le pétrole et l’humilité
nouvellesinsolite
Portrait en trois temps de Sapermourad Nyazov, dictateur turkmène de profession. LAURENCE BICH-CARRIÈRE urkménistan. Une des républiques de l’ex-URSS, perdue en Asie centrale. Capitale: Ashgabat. Le pays est «stable», c’est-à-dire fournissant la Russie et laTurquie en hydrocarbures et tirant de substantiels revenus de la vente de son nom de domaine «.tm» à l’entreprise britannique NetNames (comme le Tuvalu avait vendu son «.tv»). Pour le moment, donc, pas de risque d’effet domino comme celui qu’a connu la Géorgie d’Édouard Chevardnadze. Complice des Talibans – le Turkménistan n’était pas tant la route de la drogue elle-même que celle de divers équipements chimiques servant à la production – mais reconnaissant «la justesse de l’opération américaine», le pays est officiellement neutre depuis 2001. Mais ce qui met le pays sur la mappe, ce sont les frasques de Sapermourad Nyazov, le président du Turkménistan, pardon, le «père de tous les Turkmènes». En comparaison, Kim Jong-Il fait presque pâle figure. Un bon sujet pour la psychanalyse, Nyazov: d’une enfance difficile – un tremblement
T
de terre l’a laissé orphelin à dix ans – il semble avoir gardé un besoin immodéré d’affection. Les seules manifestations politiques permises sont à sa gloire. D’ailleurs, lorsque Nyazov lui-même a officiellement demandé le retrait de certains portraits, les rues d’Ashgabat ont été envahies de façon ô combien certainement spontanée par des slogans comme: «Nous savons de toute façon comme notre président est grand». En conséquence, le Turkmenbashi, dans sa magnanimité toute dictatoriale, a permis à son «petit peuple chéri» de conserver un portrait de lui dans les demeures. Toujours modeste, il a également refusé que «l’Assemblée» lui décerne le titre d’Écrivain suprême et la médaille du Siècle d’or pour un recueil de préceptes et pensées, mais s’est plié lorsqu’elle a quand même adopté la motion à l’unanimité moins une voix (la sienne). En vrac, il a également fait construire une statue en or de sa personne, a interdit le tabac à chiquer (mais pas la cigarette) et a commandé un palais de glace pouvant accueillir un millier de
personnes – et coûtant la modique somme de 22M$ «afin que nos enfants puissent y patiner». Et c’est encore lui qui, dans une touchante déclaration, a interdit que les présentateurs de nouvelles soient maquillés parce qu’il «n’arrivait pas à différencier les hommes des femmes». C’est beau l’humilité, et qu’estce qu’on ne ferait pas pour son peuple. Nyazov, c’est finalement le président-poète, béni d’Allah qui lui a donné la jeunesse éternelle. Bien sûr, comme le dit la bonne vieille maxime, aide-toi et le ciel t’aidera: il subissait une blépharoplastie le 3 mars dernier. De retour au travail, il a annoncé que l’équipement acheté d’Allemagne pour l’opération serait placé dans un centre médical public et qu’un nouveau centre de la vue serait ouvert sous peu à Ashgabat: «La santé est importante et mieux vaut prévenir que guérir». Mieux vaut prévenir que guérir. Les Turkmènes n’ont pas dû la trouver drôle celle-là. Car le 9 mars, Nyazov, en fils spirituel de Staline, comme le dénoncent les observateurs étrangers, annonce
Le dernier Délit Joie? Tristesse?
la fermeture de tous les hôpitaux régionaux. «[Ils] sont inutiles. Dans les centres provinciaux, il y a des centres de diagnostic. [Payez] – sans payer, vous ne pouvez rien obtenir – et débrouillez-vous pour trouver votre prescription. Je transfère tout à Ashgabat». Ce serait peut-être faisable à Saint-Marin, mais le Turkménistan, c’est 500 000 km2 de désert. Un tel décret signe l’arrêt de mort des plus vieux et des plus malades, explique Erika Dailey, directrice du projet d’aide au Turkménistan de l’Open Society Institute: «Pauvreté, manque de ressource, c’est fréquent en exURSS. Mais le Turkménistan va mal à cause de la folie d’un dictateur qui ferme les bibliothèques et interdit les librairies, soi-disant parce que les Turkmènes ne savent ni n’aiment lire, remplace les infirmières par des soldats, privatise tout et rend le système inaccessible à la population qui n’a plus qu’à mourir dans les montagnes». Et dire qu’au Québec on s’était déchiré sur l’emplacement du CHUM. Nous sommes bien peu de choses… x
Commentaires Sans commentaire Une seule adresse: redaction@delitfrancais.com
03
Le Délit x 5 avril 2005
En guise d’adieu
Le Délit
éditorial
Le journal francophone de l’université McGill
Deux ans au poste de chef de pupitre culture au Délit m’auront rempli la tête d’idées et le cœur de confiance. À mes collaborateurs.
3480, McTavish, bur. B-24 Montréal (Québec) H3A 1X9
FLORA LÊ M’y voilà rendue. Je lance ma serviette comme la mariée son bouquet par-dessus l’épaule, pour qu’une autre reprenne le flambeau et les espoirs d’un tel projet. Mon dernier article sera une sorte de témoignage, malgré le fait que je n’aie rien de nouveau à vous apprendre, ni de grand à vous révéler. Mais si vous voulez bien me suivre, je vous livrerai volontiers les aléas de mes dernières pensées, les derniers soubresauts de mon âme qui s’apprête à quitter le corps… du Délit. En fait, j’aimerais parvenir à vous communiquer en mots l’ampleur de cette aventure rocambolesque que mes deux ans au journal ont été, mais c’est la beauté et le malheur des expériences, elles se partagent peu, mais se vivent intensément. J’aurais aimé vous dire combien j’ai grandi et j’ai appris, que je me suis cogné le nez et rencontré parfois des murs, que j’ai déplacé des montagnes et parfois même remonté le temps, mais de tout cela, rien ne vous intéresserait. Et si seulement je pouvais vous dire que j’ai fait des entrevues magiques, que j’ai pleuré seule dans le fond d’une salle de cinéma, et qu’un concierge m’a escortée jusqu’à la porte d’un théâtre que je ne voulais plus quitter, et si vous aviez été là le jour où je voulais embrasser Denys Arcand dans une conférence de presse, ou encore celui où je me suis saisie de manifestes en pensant pouvoir empêcher la décadence de la culture… Car je suis de cette race en voie de disparition. J’y crois. En quoi? Eh bien en moi, en la possibilité de faire mieux, de façonner le monde qui m’a vu naître, de dire des choses pour que d’autres comprennent; je crois qu’on a le droit de croire, que notre société n’a pas tout faux, que la Terre n’est peut-être pas si mal dans le fond, et parce que de toute façon, vous y êtes, et moi aussi. Et puis, on n’est pas si pire nous, les étudiants. On est la société de demain, l’élite bien-pensante, des jeunes avec des valeurs et un peu de jugement. Je ne vois pas pourquoi on devrait avoir peur de la mondialisation, du capitalisme rapace et de la culture de masse, parce que, en théorie, c’est nous qui allons bientôt décider de tout ça. Bon ça va, ça tourne
6-7
Rédaction: (514) 398-6784 Publicité: (514) 398-6790 Télécopieur: (514) 398-8318 rédactrice en chef Valérie Vézina chef de pupitre-nouvelles Philippe G. Lopez chef de pupitre-culture Flora Lê rédacteur-reporteur Eleonore Fournier coordonnateur de la mise en page David Drouin-Lê coordonnateur de la photographie Éric Demers coordonnateur de la correction Julien Vinot chef illustratrice Jany Lemaire
par toujours rond en ce moment, mais attendez qu’on quitte les bancs d’école, attendez voir que les vieux soient à la retraite et qu’on ait besoin de nous, on sera là. Et fins prêts. Ce que je veux vous dire, en fait, c’est d’être présents à votre époque.Vivezla, vibrez-en, sondez et fouillez chacun de ses recoins, soulevez tous ses plis. Cherchez inlassablement à la comprendre, questionnez son passé, percez-en les mystères et débusquez ses héros. Il ne faut jamais oublier que nous vivons nos plus belles années à l’université, et que c’est là que les trains partent dans toutes les directions, vers des mondes de possibilités. Mais ne soyez pas en retard, car les trains partent à l’heure. De ces deux années dans un journal étudiant, je n’ai malheureusement rien à vous partager. Cette expérience est extraordinaire, mais elle est à moi. Ce que l’on accomplit nous appartient, et je vous souhaite à tous d’avoir vos bagages prêts quand le train partira. Les miens sont faits, un diplôme dans la poche, de l’expérience dans ma bourse et la réussite dans le cœur. Je sais qui je suis, et j’ai une idée d’où je vais, et j’espère qu’on se retrouvera là-bas. x Merci à tous mes collaborateurs. Car sans vous, je n’aurais pas accompli grand chose.
8
collaboration Laurence Bich-Carrière Agnès Beaudry Arnaud Decroix Lucille Hagege Dominique Henri Ynès Wu Émilie Beauchamp Borhane Blili-Hamelin Nicholas Bellerose Marie-Noëlle Bélanger-Lévesque Alexia Germain Virgine Forestier Catherine Brousseau Marino Quezada Francis Halin David-Marc Newman Olivia Lazard Alexandre Vincent Hannah Culhane Palmer David Pufahl Marc-André Séguin Jean-François Sauvé Sébastien Lavoie Philippe Mannasseh Daniel Cohen Félix Meunier Arnaud Forest
Le journalisme étudiant
J
’aurais peut-être dû écrire cet article en début d’année. Cela vous aurait sans doute davantage convaincu d’écrire pour le Délit. Si je ne l’ai pas fait, c’est que le sujet est gros, trop gros. Et complexe. Il méritait réflexion. Et mon questionnement et mes songes ne m’auront même pas permis de généraliser le sujet. Sa complexité ne me le permettait pas. Ainsi, il ne s’agit bel et bien que d’un simple exposé sur mon expérience dans le journalisme étudiant; expérience unique. Le tout vous semblera sans doute trop personnel, mais au moins il est authentique. J’ai pris un jour par hasard le Délit, l’ai lu en entier et à la page 3, il y avait une annonce «punch»: elle est venue me chercher, m’a donné envie d’écrire. Et alors a commencé mon histoire d’amour avec le Délit. De l’expérience, je n’en avais aucune. On m’a fait confiance, on m’a appris. J’ai appris, sur le tas certes,mais c’était ô combien enrichissant.Puis, on m’a encouragé, on m’a poussé à relever de nouveaux défis. Je ne détiens pas la vérité sur le journalisme et n’ai pas la prétention d’être experte. Je n’ai fait les choses qu’avec mon cœur, mon âme et j’en suis ici aujourd’hui. Mûrie, grandie et prête pour la vie. Valérie Vézina
x
11
152
webmestre Bruno Angeles couverture Éric Demers merci à Hannah Culhane Palmer et Philippe G. Lopez gérance Pierre Bouillon publicité Boris Shedov photocomposition et publicité Nathalie Fortune le McGill Daily Daniel Cohen Conseil d’administration de la Société de Publication du Daily: Emily Kingsland, Eugene Nicolov, Alexandre de Lorimier, Rachel Marcuse, Bram Sugarman John Jeffrey Wachsmuth, Daniel Cohen,Valérie Vézina, Joshua Ginsberg L’usage du masculin dans les pages du Délit français vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire.
La Syrie à l’avant Entrevue avec Bernard Landry scène
Culture mexicaine
Festival du Jamais Lu
Le Délit français est publié par la Société de publications du Daily. Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et illustrations dont les droits avaient été auparavant réservés, incluant les articles de la CUP). Les opinions exprimées dans ces pages ne reflètent pas nécessairement celles de l’Université McGill. L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal. Imprimé par Imprimerie Quebecor, St-Jean-surRichelieu, Québec. Le Délit est membre fondateur de la Canadian University Press (CUP) et de la Presse universitaire indépendante du Québec (PUIQ). Imprimé sur du papier recyclé. ISSN 1192-4608
x
C’est le dernier numéro du Délit cette année, mais nous sommes en quête de nouveaux collaborateurs pour septembre. Journalistes, photographes et illustrateurs sont les bienvenues. Écrivez-nous à rédaction@delitfrancais.com, articlesnouvelles@delitfrancais.com ou articlescuture@delitfrancais.com
Faites-nous part de vos commentaires
redaction@delitfrancais.com Visitez notre site web
www.delitfrancais.com
4
Le Délit x 5 avril 2005
Quelles solitudes? DANIEL COHEN
J
’ai une relation assez étrange avec le Québec. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai toujours honte du fait que je viens de Toronto, que je parle couramment le français, et que je n’en connais que très peu au sujet de cette belle province. Mon histoire est un peu étonnante. Quand j’avais neuf ans, et encore quand j’avais treize ans, j’ai vécu avec toute ma famille dans un très petit village dans le sud de la France, proche d’Avignon. J’étudiais déjà le français dans un programme d’immersion à Toronto, mais c’est surtout dans les petites écoles provençales que j’ai vraiment appris à parler, lire, et (un tout petit peu) écrire en français. Je ne serai jamais capable d’expliquer comment je suis tombé amoureux du Bescherelle, mais j’avoue que ça me donne un plaisir extraordinaire de conjuguer un passé simple ou même de sortir, si je ne me sens pas trop timide, un subjonctif imparfait. J’ai terminé cette éducation sentimentale à Paris, il y a deux ans, par une année d’échange pendant laquelle j’ai étudié à Sciences-Po, l’école la plus fasciste que j’ai jamais connue. Mes amis se moquent de mon nationalisme français. Alors que ce n’est pas un nationalisme dépourvu du complexe. Je connais très bien le racisme profond de la France. Dans le sud, j’avais des amis d’origine maghrébine qui, mes collègues d’origine plus «pure» m’ont bien averti, allaient certainement choper mon portefeuille. Eux, des musulmans, ont dû demander la permission à leurs parents de me toucher quand j’ai révélé ma moitié juive. J’ai pris conscience de la prison qu’on appelle «banlieue», où les immigrants ont été tassés. Mais j’ai aussi pris conscience de l’incroyable dignité des Français et de la noblesse des idées républicaines. À la fin de mon année à Paris, où mon appart a été incendié par les squatters qui vivaient à côté (j’ai vécu après chez ma locatrice, une psychanalyste algérienne qui m’a vouvoyé, tutoyé, et puis encore vouvoyé avant de me jeter dans la rue), j’ai découvert que j’avais d’abord aimé la France comme on aime une vierge, mais que j’ai fini par l’aimer comme on aime une femme d’un certain âge. En revanche, deux ans plus tard, je n’ai toujours pas réussi à pénétrer ainsi le Québec. Le fait d’avoir lu Deux solitudes ne servait qu’à nommer mon aliénation. C’est vrai que depuis que j’ai quatre ans, je m’agenouille devant les Canadiens de Montréal et surtout devant leur héros suprême Maurice Richard. Et puis je n’oublierai jamais l’hiver où Stéphane Richer a franchi les cinquante buts. Mais à vrai dire, ce fut toujours une relation superficielle. Ce n’est qu’avec trois événements
que j’ai commencé à réellement me sentir chez moi au Québec. D’abord, les films de Denys Arcand. Il ne représente, certes, qu’une tranche minuscule de la pensée d’ici. Mais pour moi c’est l’intellectuel québécois indispensable. Ensuite, je suis sorti avec une fille qui vivait ici depuis cinq ans, qui détestait les anglophones et qui s’était donnée à la contre-culture franco-montréalaise. Mais la fin de notre liaison fut aussi la fin de cet apprentissage – je n’ai toujours pas terminé l’histoire générale de la province que j’ai commencée quand ma passion débordait. Finalement, ce journal-ci, Le Délit. Les éditeurs du Délit de cette année, et de l’année passée, auront du mal à croire que je les considère comme les plus importants ambassadeurs de leur nation. J’ai passé mes mois ici dans une forteresse anglophone, ne sortant que pour améliorer les relations publiques. Mais par mes petites amitiés avec plusieurs collègues de cette autre solitude, et surtout avec Joël et Valérie, j’ai tant appris qu’il est impossible de faire une synthèse à la fois sincère et intéressante. Il suffit de dire, d’abord, que j’abandonne avec plaisir l’idée d’un «Québec» homogène que je pourrais connaître comme l’on connaît un film ou un roman – ou, par ailleurs, que j’imaginerais comme un partenaire romantique caricaturé. Une des grandes beautés du Québec, c’est que malgré la vieille texture de la pure laine, c’est en fait une société tellement diverse et dynamique que les cultures alternatives coulent avec liquidité. Par comparaison, l’Ontario est un paysage aride et gris. Et puis ensuite, j’ai compris combien était possible une véritable coexistence. Le Daily et Délit auront toujours une relation plus froide que l’on voudrait. Mais c’est plus à cause du temps précieux de l’étudiant que d’une barrière culturelle. C’est le Daily qui a créé le Délit quand ce dernier soutenait le mouvement McGill français. Je suis fier de cette histoire et encore plus fier de la coexistence actuelle de ces deux journaux sur le même serveur, dans le même sous-sol. Je me sens tellement plus chez moi dans ce double bureau que dans une France toujours plus exotique qu’autre chose. Au sein de la manifestation étudiante sur Sherbrooke, j’ai même senti ma première flamme de souverainisme, normalement étouffée par l’idée d’un fédéralisme asymétrique. Aujourd’hui, peu importe la structure constitutionnelle et la ville où je réside, je désire toujours être le voisin intime – même, un jour, une partie – de la richesse qu’on surnomme Québec. Pour cette réalisation cathartique, je remercie les éditeurs du Délit. x
nouvellescommentaire
05
Le Délit x 5 avril 2005
Cité Libre!
nouvellesinternational
Christiania, le plus gros squat au monde, menacé de fermeture. JEAN-FRANÇOIS SAUVÉ
I
l y a 30 ans presque jour pour jour, la police envahissait une fois de plus la petite communauté de Christiania, menacée de fermeture. Aujourd’hui, la situation n’a guère changé à Copenhague, où cette «cité libre» est encore une fois sur la corde raide. L’histoire de Christiania est peu connue hors de la Scandinavie, où elle a représenté au fil des ans un château-fort de la contre-culture, un espace où le temps semble s’être arrêté en 1969. À cette époque, le mouvement hippie battait son plein. Le peace and love avait envahi cette base militaire désaffectée en plein cœur de la ville. En 1971, les hippies de Copenhague s’y sont installés après quelques essais infructueux. Les premières années ont été marquées par les tentatives échouées des autorités pour les déloger, s’en suivit des dialogues entre les centaines de «Christianites» et l’appareil politique. Finalement, le tout s’est soldé par l’émission d’un statut spécial, soit celui d’«expérience sociale» – il s’agit après tout du plus gros squat au monde! Étant donné l’ampleur du site et de la population y habitant, la communauté se divise
les tâches pour assurer les services à la population. On y laisse une place prépondérante aux arts et aux mouvements de résistance. Le début des années 1980 a été marqué par l’arrivée de drogues dures telles l’héroïne et la cocaïne – et donc un renouvellement de la répression policière, menaçant de nouveau cette «expérience sociale». La communauté a survécu en nettoyant elle-même l’endroit, en interdisant les drogues dures, mais en tolérant toujours les drogues dites «douces». Cette règle est encore en vigueur aujourd’hui et ce, malgré une autre intervention policière en 1992 visant les vendeurs de cannabis. C’est dans cette optique que j’ai visité l’endroit en 2001, jeune et insouciant, sans être au courant de l’histoire de Christiania. Dès que l’on y met les pieds, on se croirait vraiment en 1971, comme si le temps s’était arrêté. Les vieilles baraques militaires peinturées aux couleurs de l’arc-en-ciel, les chiens errant partout dans les rues de pierres usées, des cafés aux noms évocateurs (Woodstock, Le pêcheur de Lune, Nemoland); on croirait pénétrer dans le village des Schtroumpfs
Chiens errants et maisons colorées à cinq minutes du Centre-Ville
mais rehaussé d’effluves suspectes. Il y a bien sûr les vendeurs sur «Pusherstreet», avec leurs étalages de cannabis, et ceux de la place adjacente offrant papiers à rouler et disques de Bob Marley, mais cela ne représente qu’une infime partie de Christiania. La verdure ambiante et l’interdiction d’y circuler en voiture en font un oasis au milieu de la bruyante capitale danoise. Présentement, après plus de 34 années d’existence, Christiania se retrouve encore menacée. Une
énième loi sur son statut vient considérer ses habitants comme des citoyens «normaux» et sujets aux lois danoises. Ceci implique la démolition des résidences, la plupart datant d’avant 1960, qui ne répondent plus aux critères de sécurité. De plus, le territoire serait privatisé et vendu à des promoteurs pour y construire entre autre des condominiums. Les habitants seraient alors relocalisés dans des HLM. Ceux-ci livrent pour l’instant une bataille pour conserver leur
PRÉTORIA, AFRIQUE DU SUD
FÉLIX MEUNIER Ça fait 10 ans que le régime d’apartheid s’est finalement tu en Afrique du Sud. Quelques relents sont toujours visibles dans certaines villes afin que les gens n’oublient pas ce qui s’est passé pendant 60 ans. Ces infâmes panneaux «Blankes» et «Nie-Blanke» indiquant des chemins différents indiquent que le passé a été trouble ici. Le drapeau d’Afrique du Sud a été changé; on y a inclus du noir pour démontrer la présence de la majorité noire tout en tentant un effort d’unité. Les postes de la fonction publique se sont ouverts à la communauté noire. L’émancipation de tout un peuple progresse. Et pourtant… 10 ans semblent bien
minces afin de guérir des cicatrices qui étaient bien plus profondes que plusieurs pensaient. Aussitôt le régime d’apartheid mis au ban, les centres-villes se sont dégarnis. Les grandes sociétés minières et d’assurances ont déménagé leurs pénates dans les banlieues blanches plus chics. Résultat: il est maintenant impossible de trouver un Blanc au centre-ville de Johannesburg. La brillante Sud-Africaine, blanche, avec qui je voyageais me dit non seulement de ne pas sortir du véhicule le jour, mais de ne même pas se donner la peine de s’arrêter aux feux rouges la nuit. Certains diront que cette situation n’est pas différente des quartiers mal famés de Detroit, Miami ou Washington, mais on sent ici une tension omniprésente entre les communautés. Plusieurs Noirs ont l’idée que tous les Blancs sont riches. Une dichotomie «have» et «have not» est toujours ancrée. Tout en cachant bien leur jalousie, ils espèrent une meilleure distribution de la richesse. Cette redistribution peut être encouragée directement par le gouvernement ou via quelques menus larcins, non-violents habituellement, observés dans les villes. Plusieurs Blancs, quant à eux, ne croient pas en la capacité de travail des Noirs. Souvent, plus simplement, ils ne sont tout simplement pas encore prêts à faire confiance. Leur présence est synonyme de danger, le taux de criminalité en zone
«état», que ce soit par des pétitions ou des manifestations. Pourtant, une simple visite suffit pour tomber en amour avec ce lieu qui représente un concept de société utopique, d’un passé pas si lointain. x Pour le site officiel de Christiania, visitez le www.christiana.org consultez aussi le site pour la sauvegarde de la ville, Sauvons Christiania: www. forsvarchristiania.dk.
félixlechat urbaine étant très élevé. En fait, la légende dit qu’un Blanc empruntant le train entre Pretoria et Johannesburg sera chanceux s’il ressort du train avec son slip. Si vous décidez par ailleurs de prendre la voiture, ce n’est guère mieux. Des panneaux, le long de la N4 reliant Pretoria au Mozambique, informent le voyageur qu’il est en plein cœur d’un «carjacking hot-spot». Certains désoeuvrés faisant du pouce à l’ombre de ces panneaux risquent d’attendre longtemps. Plus loin, d’autres panneaux informent les camionneurs que les roues de camions sont fréquemment volées et de ne pas s’arrêter pour se reposer. Tous sont sur le qui-vive, inlassablement. Les deux communautés demeurent donc deux grandes solitudes. Les Blancs sont retranchés dans les villas et maisons unifamiliales protégées par des murs cimentés avec clôture électrifiée. Des gardiens sont présents pour protéger l’accès au projet résidentiel. Les Noirs favoriseront de leur côté les townships plus pauvres et différents logements des centres-villes. On croirait que le sujet est tabou; pourtant, les Sud-africains acceptent tout de même volontiers de parler de la grande fissure. Les Noirs se plaignent tout d’abord du manque d’efforts du gouvernement pour intégrer la communauté au marché du travail. La population est jeune et le
marché du travail incapable d’absorber toutes ces personnes en âge de travailler. Le taux de chômage demeure astronomique et plusieurs survivent en achetant et revendant des babioles. Pendant ce temps, les Blancs se plaignent qu’ils sont exclus de leurs postes traditionnels en raison de «discrimination positive». Selon eux, on donne systématiquement la préférence aux Noirs même s’ils ont des qualifications bien inférieures aux Blancs qui postulent pour les mêmes postes. Alors, quelle est la solution? Mon amie Sud-africaine m’a mentionné, sérieusement, que ce sont les Noirs qui éprouvent des problèmes de gouvernance. La ségrégation était, soit, tout à fait inacceptable, mais elle est convaincue qu’un gouvernement Blanc aurait fait un travail bien supérieur au Congrès National Africain de Mandela. Le régime d’apartheid est fini dans les livres. Dans les faits, il faudra plus que 10 ans pour combler le fossé qui sépare les deux solitudes. Blanc, Noir, la dichotomie est toujours aussi désolante aux yeux du Canadien qui considère tout à coup ses problèmes locaux, si souvent discutés à TQS, comme bien minces vis-à-vis des problématiques d’intégration auxquelles doivent faire face d’autres pays fort développés par ailleurs. x
x
06
Un panneau du Président syrien Bashar el-Assad, sur la côte méditerranéenne à Beyrouth.
influents. Dès qu’on débarque de l’avion, on remarque la sécheresse des lieux. Le sol est jaunâtre, presque beige, et la poussière remplit l’air. Sur la route de l’aéroport, la nuit tombée, on aperçoit au loin les lumières de centaines de maisons sur le flanc d’une montagne: Damas est installée au pied du Mont Quassioun, une colline de quelques centaines de mètres qui domine le plateau aride. En bas du Quassioun, se trouve la vielle
John Wreford
ARNAUD FOREST epuis l’assassinat de l’exPremier ministre libanais Rafik Hariri, la Syrie est sur toutes les lèvres et dans tous les journaux. Le Liban est en proie à une crise politique majeure. Des millions de personnes sont descendues dans les rues de la capitale, Beyrouth, soit pour réclamer le départ des militaires syriens, soit pour affirmer leur fraternité envers leur voisin. Pays de dix-huit millions d’habitants, la Syrie est située dans une région stratégique du Croissant fertile. Avoisiné au nord par la Turquie, à l’ouest par le Liban, au sud-ouest par Israël et les Territoires occupés, au sud par la Jordanie et à l’est par l’Irak, le pays a été dirigé par le Président Hafez el-Assad dès les années 70 et jusqu’à sa mort en 2000. Un mois après le décès de son père, son fils Bashar lui a succédé lors d’un plébiscite qu’il a remporté avec 97 p. cent des voix. Ophtalmologue formé en Angleterre, le jeune Bashar el-Assad incarne pour beaucoup de Syriens un renouveau moderne et une ouverture sur le monde. Le Président est entouré des vice-présidents de son père, tous deux en poste depuis vingt-et-un ans. D’après la Constitution syrienne, le Président a tous les pouvoirs. Il nomme le Conseil des ministres, le Premier ministre, ses vice-présidents et les juges de la Cour constitutionnelle suprême, le plus haut tribunal du pays. Les militaires et les différents services secrets assurent la sécurité du régime et sont également très
nouvellesinternational
John Wreford
La Syrie: berceau de contradictions D
Le Délit x 5 avril 2005
Avant comme après son décès, le portrait de l’ex-président, Hafez el-Assad, tapisse de nombreuses façades à Damas.
ville de Damas. Fondée en 2500 avant l’ère commune, Damas est la plus ancienne ville habitée en continu de l’histoire. Jour après jours, le souk Hammedieh grouille de monde. Des marchants en tout genre y vendent de tout, du traditionnel narghilé aux nappes de soie brodée, en passant par des tapis persans et des confiseries de nougat et de pistache. À la mosquée des Omeyyades, un des lieux saints de l’Islam, des pèlerins se prosternent. D’autres font la sieste et profitent de la fraîcheur des salles de prière, en plein milieu de la ville plongée dans une chaleur suffocante. Hafez el-Assad, alors ministre de la défense, a pris le pouvoir en novembre 1970, lors d’un coup d’état militaire appuyé par le parti Baas. La formation irakienne du Parti a acquis une certaine notoriété sur la scène internationale sous Saddam Hussein. Toutefois les factions syrienne et irakienne se sont séparées dans les années 60. Traditionnellement, les baasistes prônent une doctrine politique socialiste et séculière et un nationalisme arabe fort. Les Assad appartiennent à la minorité alaouite, une secte chiite qui constitue environ 12 p. cent de la population syrienne. De nombreux opposants ne considèrent pas les Alaouites comme de «vrais musulmans». Ils reprochent également aux Baasistes leur vision laïque du gouvernement. L’opposition envers la minorité au pouvoir atteint son sommet en 1980 lorsque les Frères musulmans tentent d’assassiner le Président el-
Assad. Ce dernier a alors ordonné à ses troupes d’attaquer la ville de Hama, au nord de Damas, le fief de l’organisation islamiste. Le siège de Hama a duré une vingtaine de jours et a fait plusieurs dizaines de milliers de victimes. Les combats ont eu pour effet d’anéantir toute forme de résistance contre le Président Assad. C’est l’heure du souper. La plupart des gens sont rentrés chez eux et partagent un repas, un moment privilégié pour les Syriens. Cinq fois par jour, le muezzin fait l’appel à la prière. Où que vous vous trouviez, vous l’entendrez, venant du haut d’un minaret. Bien entendu, les muezzins n’usent plus de leur voix pour annoncer la prière. Des haut-parleurs ont remplacé cette tradition, vieille de quelques millénaires. Tout d’un coup, hommes, femmes et enfants accourent vers les mosquées où ils resteront pour quelques dizaines de minutes, ou plus encore les vendredis. Dès la fin du prêche de l’imam, la vie recommence de plus belle. L’histoire de la Syrie est aussi fortement marquée par ses relations hostiles avec l’État d’Israël. Techniquement, les deux pays sont encore en guerre et des négociations de paix ne sont pas prévues pour bientôt. La Syrie accueille notamment près d’un demi-million de réfugiés palestiniens, qui vivent dans des camps ou dans les quartiers populaires des grandes villes. En 1967, lors de la guerre de Six Jours, les Forces de défense israéliennes ont capturé le plateau du Golan, qui se situe à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Damas.
Arrosé par les eaux du lac de Tibériade et de la rivière Jourdain, le Golan est un grand plateau fertile. C’est également une région stratégique très importante qui, surplombant le nord-est d’Israël, est considérée comme essentielle par les chefs de guerre de l’État hébreu. Dès la fin de la guerre de Six Jours, plusieurs colonies juives ont été installées sur le plateau. Aujourd’hui, on en compte trentequatre, totalisant près de deux cent mille personnes. Pendant la guerre israélo-arabe de 1973 (aussi appelée guerre du Kippur),la Syrie a essayé de récupérer les terres du Golan mais en vain. En 1974, un accord de cessez-le-feu a été signé et le plateau du Golan est resté sous contrôle israélien. Tous ces combats ont provoqué l’exode de centaines de personnes. La séparation arbitraire du territoire du Golan cause également la séparation de nombreuses familles. Du côté occupé, les familles arabes ont reçu la nationalité israélienne cependant, il leur est impossible de retourner du côté syrien sans quoi ils perdraient leur citoyenneté et deviendraient apatrides. Une autorisation spéciale nous a été donnée pour visiter le Golan sous l’escorte des forces de maintien de la paix des Nations Unies, stationnées dans la zone démilitarisée. La route entre Damas et la ville principale du Golan syrien, Quneitra, est courte. La ville ellemême expose son passé par la multitude de bâtiments visiblement détruits par des tirs d’obus. Nous nous arrêtons aux ruines du vieil hôpital, criblé de balles et de trous de toutes sortes. La bâtisse est délabrée. Tous les murs y sont abattus. Sur un panneau au dessus de la porte principale, on lit l’inscription suivante: «Hôpital du Golan – Détruit par les sionistes et transformé en cible de tir». À quelques minutes de l’hôpital, nous rejoignons des militaires onusiens à un poste de surveillance. Le petit abri est situé en haut d’une côte qui surplombe toute la région occupée du plateau, avec le magnifique lac de Tibériade à quelques kilomètres de là. Un officier occidental nous explique que, plusieurs fois par mois, des familles se rassemblent de part et d’autre de la ligne de démarcation et communiquent, de loin, à l’aide de mégaphones. La guerre les a séparées, ne serait-ce que par quelques centaines de mètres. Les relations entre le Liban et la Syrie sont à la fois complexes et fraternelles. Pour beaucoup de Syriens, et notamment les détenteurs du pouvoir à Damas, les deux pays ne devraient pas être séparés et formeraient plutôt une grande Syrie. Cette idée remonte au protectorat français des années 20, alors que les deux pays
07
Le Délit x 5 avril 2005
nouvellesinternational
John Wreford
Ali Farzat
Un militant du Hezbollah libanais. En arabe, hezbollah signifie «parti de Dieu».
Franjieh, a demandé au Président el-Assad d’intervenir. Les troupes syriennes ont pénétré au Liban voisin mais ne sont pas parvenus à imposer un cessez-le-feu. De part et d’autre du conflit, des massacres ont été commis, autant à l’égard des musulmans que des chrétiens. En 1976, la Syrie a obtenu un mandat de la Ligue arabe lui permettant de stationner 40 000 soldats au Liban. En 1989, les accords de Taëf marquent la fin des affrontements au Liban. Ces accords confirment la souveraineté libanaise et redistribuent les pouvoirs politiques au sein des groupes ethniques, musulmans comme chrétiens. Un paragraphe est également dédié à l’amitié libano-syrienne. Il confirme la fraternité entre les deux pays, non seulement par des liens culturels mais aussi par des liens de sang. Le document prévoyait le retrait des troupes syriennes en 1991. L’assassinat de Rafik Hariri en février dernier a relancé le débat sur la présence militaire syrienne au Liban. Plusieurs opposants à l’influence de Damas ont même attribué l’attentat à la bombe qui a tué l’ex-Premier ministre à la Syrie. Sous la pression internationale, Bashar el-Assad s’est donc engagé à retirer ses 16 000 militaires et ses agents secrets du
Liban. Le 3 avril dernier, l’émissaire des Nations Unies en Syrie a annoncé que le retrait complet et définitif serait achevé d’ici au 30 avril prochain, suite à une entente avec le gouvernement syrien. Une commission d’enquête onusienne, dirigée par le chef adjoint de la police irlandaise, Peter FitzGerald, n’a pas élucidé le meurtre de Hariri et n’a pas trouvé de parti coupable. Pendant ce temps, à Beyrouth, le Printemps des cèdres suit son cours. La Syrie est le pays de tous les contrastes. Son isolement économique et culturel permet à un visiteur étranger de se détacher, ne serait-ce que pendant quelques jours, de l’Occident maintenant mondialisé et des excès de sa culture. De son côté, le peuple syrien est chaleureux, souriant et toujours prêt à rendre service, bien qu’il reste sur ses gardes. De Damas, à Palmyre, en passant par le Krak des Chevaliers, le pays fascine par son histoire autant récente qu’antique. Et pourtant, la sensation de dépaysement n’est que passagère, comme si on pouvait se laisser baigner dans l’exotisme, sans trop se poser de questions. x Le photographe John Wreford se spécialise dans le Proche-Orient. Son protfolio est disponible sur www.portfolios.com/wreford.
John Wreford
ne faisaient qu’une seule entité territoriale. La conception d’une grande Syrie rejoint également la doctrine du pan-arabisme. Le Président égyptien Nasser a été le premier, dans les années 50, à proposer la création d’un seul État arabe, fortifié contre Israël et contre la montée du communisme. En 1958, la République arabe unie, ayant pour capitale Le Caire, a été créée, réunissant ainsi l’Égypte et la Syrie. Cependant, la distance entre Damas et le siège du pouvoir était trop grande et le nouvel État panarabe n’a survécu que trois ans. La population du Liban est constituée d’une multitude de communautés dont les principales sont les maronites – des chrétiens–, les chiites et les sunnites – des musulmans – et les druzes. La création de l’État d’Israël en 1948 et la première guerre israélo-arabe qui a eu lieu durant la même année ont également provoqué un afflux massif de réfugiés palestiniens vers le sud du Liban. Les hostilités entre les différents groupes, qui ont chacun créé leurs milices et leurs partis politiques, ont déclanché une guerre civile en 1975. En juin 1976, alors que le gouvernement maronite était sur le point de perdre la guerre, le Président du Liban, Suleman
Conformément à la tradition musulmane, des Damascènes enlèvent leur chaussures avant d’entrer dans la mosquée.
Ali Farzat est un caricaturiste syrien. Ses dessins ont été publiés dans de nombreux journaux, tant moyen-orientaux qu’européens. Il est également président de la Société des caricaturistes arabes. Ali Farzat a dessiné plus de quinze mille caricatures. Il vit maintenant à Damas avec son épouse et sa famille. x Ali Farzat a récemment publié un recueil de caricatures intitulé Pen of Damascus Steel aux éditions Cune. Pour plus d’informations, visitez le www.alifarat.com.
8
Le Délit x 5 avril 2005
La souveraineté au Québec
nouvellesnational
Les conditions gagnantes pour un référendum sont plus présentes que jamais, selon Bernard Landry MARC-ANDRÉ SÉGUIN
L
es conditions gagnantes pour la tenue d’un référendum sur la souveraineté du Québec sont plus en place que jamais, a affirmé le chef du Parti québécois, M. Bernard Landry. Lors d’une entrevue exclusive avec le journal Le Délit, le chef de l’opposition officielle à l’Assemblée nationale a insisté pour dire «qu’elles sont en place, les conditions gagnantes, comme jamais». Cependant, lorsque interrogé sur les intentions du Parti québécois à prendre un engagement ferme à tenir un référendum sur la souveraineté du Québec s’il était élu, M. Landry a préféré laisser la question aux délégués du congrès du PQ en juin prochain: «Ça va se décider au congrès. Mais sans être absolument certain de ce que les délégués vont faire, la tendance est de tenir un référendum dans le prochain mandat et ce, le plus rapidement possible». M. Landry soutient que le congrès de juin 2005 devra trancher les différends qui subsistent actuellement au sein du parti, notamment ceux qui entourent sa remise en question en tant que chef du PQ: «En juin, [les questions du leadership et du programme] ça va se régler. Et après ça, nous allons foncer vers un objectif double qui est le nôtre: prendre le pouvoir et [...] faire la souveraineté nationale». L’impopularité dans les sondages du gouvernement Charest n’est pas sans donner du vent dans les voiles au mouvement souverainiste, affirme aussi M. Landry. «Il [le gouvernement Charest] va jouer un rôle historique parce que c’est le plus mauvais gouvernement de l’histoire du Québec. Il y a une rupture de confiance avec la population jamais égalée». Rappelant que Jean Charest était vice-président du camp du NON lors du référendum de 1995 et que le camp du OUI n’avait alors perdu que par 30 000 votes, il déclare que lors d’un éventuel référendum sur la souveraineté du Québec, M. Charest «sera totalement discrédité». Il affirme aussi qu’Ottawa «n’aura plus le lien de confiance avec la population du Québec avec ce scandale des commandites où on a essayé de violer notre conscience nationale avec l’argent de nos impôts, dans un contexte de malhonnêteté». En ce qui concerne la grève étudiante, M. Landry croit que «le Parti libéral a commis une erreur manifeste quand il a décidé de surcharger les prêts et enlever aux bourses. [...] C’est contre la priorité numéro un du Québec - l’éducation - et c’est contre la priorité numéro deux - la famille - parce que ça décourage d’étudier et ça décourage de faire des enfants si on est trop endetté. [..] Et il n’y a qu’une façon de corriger une erreur manifeste, selon moi, et c’est de l’admettre humblement et démocratiquement et la corriger [...], c’est-à-dire
Grâce à l’incompétence de Jean Charest, Bernard Landry sera-t-il le premier Président de la République par défaut?
remettre les 103 millions». Il rappelle que l’ancien Ministre des finances, M. Séguin, qui a démissionné suite au remaniement ministériel de M. Charest en février dernier, avait dit que la chose était possible. Il soutient aussi «qu’un gouvernement qui veut baisser les impôts alors qu’il diminuerait les services aux étudiants n’a qu’à ne pas baisser les impôts et la population ne lui en voudra pas de violer cette promesse, tellement il en a violé d’autres». Une entente de principe a par ailleurs été conclue entre la FEUQ et la FECQ en fin de semaine, qui prévoirait le retour des 103 millions aux étudiants dans deux ans. 70 millions seraient versés dans le régime des prêts et bourses l’an prochain. Un vote sur ces ententes, que la CASSÉE a rejetées, devrait avoir lieu cette semaine dans les établissements affiliés aux fédérations étudiantes. M. Landry, rappelant que le maintien du gel des frais de scolarité «a toujours été notre position jusqu’à ce jour», s’est aussi prononcé sur la question. Se référant au congrès à venir en juin, il a déclaré: «Nous sommes en préparation de notre congrès et ensuite de notre plateforme électorale. Nous allons rediscuter de cela. Mais notre philosophie de base est de favoriser l’accès aux études sans égard à la fortune». Rajoutant que «nous ne sommes pas des tenants de la hausse des frais de scolarité», il ne s’est cependant
pas tenu à un engagement ferme à maintenir ce gel. «Nous allons peutêtre proposer d’autres formules. On est à l’étude de ce qui se fait ailleurs dans plusieurs autres pays actuellement sur le remboursement des frais d’étude, par exemple». En ce qui concerne le financement du système d’éducation, M. Landry croit que le problème se situe au niveau du déséquilibre fiscal: «On perd cinquante millions par semaine, d’après le rapport Séguin de la commission d’enquête sur le déséquilibre fiscal. Avec cinquante millions par semaine de plus, on pourrait mieux s’occuper d’éducation et de santé». Il se dit «à peu près sûr» que la souveraineté serait une bonne option pour corriger la situation. Enfin, quant aux spéculations de certains analystes sur la possibilité que Jean Charest doive démissionner avant la fin de son mandat, M. Landry croit que «M. Charest a été élu par la population. On est en démocratie. C’est à lui, en son âme et conscience, de prendre ses décisions». x M. Landry sera en visite à l’Université McGill le mercredi 6 avril prochain dans le Moot Court de la Faculté de droit, au 3644 rue Peel. Il y donnera une conférence à 12h30 qui aura pour thème «Mondialisation, immigration et la souveraineté du Québec».
Commission Gomery Le témoignage de Jean Brault serait explosif MARC-ANDRÉ SÉGUIN
L
e témoignage de Jean Brault, ancien président de Groupaction, devant la commission Gomery la semaine dernière, serait explosif et pourrait sévèrement toucher le milieu politique québécois. Selon le journal The Globe and Mail, les déclarations de M. Brault seraient à ce point controversées qu’elles pourraient provoquer une élection fédérale dès ce printemps. Aussi, selon certaines sources ayant demandé l’anonymat, les propos de Brault devant la commission d’enquête sur le scandale des commandites pourraient créer un véritable raz-de-marée politique au Québec, qui toucherait même les élus provinciaux. Étant donné l’ordonnance de non-publication du juge Gomery concernant le contenu de ce témoignage, il est impossible de publier les propos de M. Brault. Cette ordonnance vise à ne pas contaminer un éventuel jury qui devra juger des actes de Brault lors d’éventuelles poursuites criminelles auxquelles il devra faire face. Cependant, certains sites Internet américains qui affirment qu’ils ne sont pas touchés par l’ordonnance de non-publication, ont publié certaines des affirmations faites devant la commission. Certains journaux américains songeraient aussi à publier l’ensemble de ces déclarations, dont la teneur aurait un effet monstre sur la scène politique au Québec. x
x
9
Le Délit x 5 avril 2005
La grande crise de l’amour
nouvellessociété
La révolution sexuelle nous a-t-elle rendus incapables de nous engager à vie? ELEONORE FOURNIER responsable pour une vie humaine et garder la même complicité. Néanmoins, mis a part quand mes enfants étaient malades, mon mari est toujours venu en premier». Byron était ingénieur et il voyageait beaucoup. Il est mort lors de l’un de ses voyages d’affaires, très soudainement. «Mon mari est mort en 1994 à Kuala Lumpur, en Malaisie. Nous avons déjeuné ensemble le matin et il a dit: «Je te verrai au dîner». Il est parti travailler et je suis allée à mon cours d’exercice. Quand je suis rentrée, ils m’ont dit qu’il avait eu une crise cardiaque. J’ai dit: «C’est impossible, il n’avait jamais eu de problèmes cardiaques!» Et il ne s’est jamais réveillé du coma. Il n’avait que 72 ans». Est-ce que c’est encore possible d’aimer
quelqu’un pendant cinquante ans et de pleurer sa mort dix ans plus tard? Nos parents ont souvent eu plusieurs relations importantes dans leur vie, et l’amour éternel n’a plus aucune signification pour nous, qui avons encore plus de relations que nos parents n’en ont eu. Il est temps de réfléchir un peu. Les relations sexuelles devraient être sacrées et elles ont été banalisées. Au lieu de rechercher une vie d’amour nous choisissons une vie de plaisir; superficielle, vide, et égoïste. Cela pose un problème: beaucoup d’entre nous ont des relations brèves et superficielles, où l’amour n’est pas toujours présent et où les intentions ne sont pas les mêmes des deux côtés. Ce genre de relation enlève tout sens
au sexe, en soustrayant l’amour à l’acte. Les vraies relations d’amour deviennent ensuite très difficiles pour ceux qui ont établi ce mode de fonctionnement. Malgré tout, il n’est pas impossible de croire au vrai amour. La relation existe toujours et est accessible pour ceux qui se respectent et qui respectent leur partenaire. Mme Kerr, après tant d’années, maintient qu’une bonne relation n’est possible qu’en se connaissant et en se respectant soi-même: «Au début, c’était difficile, car j’étais très indépendante». Elle ajoute: «Il faut avoir une appréciation pour soi-même, il faut s’aimer». C’est alors que l’on peut réellement aimer l’autre. x
Philippe G. Lopez
L
es relations amoureuses ne sont pas toujours faciles. Laisser l’autre entrer dans une partie si intime de soi-même peut être blessant, surtout quand ce soimême n’est pas complètement défini, et que l’on se sent bourré de contradictions. Même avec les meilleures intentions, les disputes commencent, et l’horreur de s’engueuler avec la personne que l’on aime le plus au monde ne fait qu’empirer la chose. Nos grands-parents se mariaient souvent non par nécessité, mais par amour. Quand ils choisissaient leur partenaire, c’était pour la vie; il n’y en aurait pas d’autre. Aujourd’hui, les relations sont confuses, nous avons plusieurs partenaires. Le sexe ne suit pas nécessairement l’amour et l’engagement; l’amour fait place à la promiscuité, le mariage au sexe, et le bonheur au plaisir. La révolution sexuelle a bien sûr ouvert beaucoup de portes, nous permettant de choisir librement nos partenaires et de faire l’amour en dehors du mariage. Nous pouvons aujourd’hui vivre en couple sans nous marier, ce qui vaut bien dans une société où le mariage devient divorce dans plus de la moitié des cas. Nous sommes libres d’errer un peu avant de choisir notre partenaire; mais nous nous blessons tellement dans ce processus qu’il vaut mieux attendre que de tout essayer. D’autre part, quand nous nous marions, nous n’avons plus nécessairement des enfants. Étant donné que les femmes travaillent beaucoup plus qu’elles le faisaient jadis, les rôles traditionnels ont changé et le couple peut être uni sans enfants. Le but du mariage n’est donc plus la procréation. Néanmoins, cet aspect vient aussi du fait qu’il y a beaucoup moins d’engagement dans le mariage; engagement nécessaire pour avoir des enfants. Étant donné que le divorce est à portée de main, c’est avec une issue de sortie déjà définie que l’on entre dans une union matrimoniale. Est-ce que cela veut dire que, à l’image de notre société, les choses changent tellement rapidement qu’il est impossible de s’engager à vie? Certains de nos grands-parents ont eu des mariages heureux, et d’autres qui n’ont pas fonctionné. Aujourd’hui comme hier, les unions ne sont pas toujours faites pour réussir. Ceux qui ont eu de beaux mariages, jadis, sont malgré tout encore disponibles pour nous en parler. Sheila Kerr a 78 ans et vit à SaintLambert, sur la rive sud de Montréal. Son mari est mort il y a dix ans; ils avaient étés mariés près de cinquante ans. Selon elle, elle s’est mariée parce qu’elle avait trouvé l’homme de sa vie. «Dans mon groupe d’âge, il était impossible de simplement emménager chez un gars. Alors si tu voulais vivre avec quelqu’un, tu te mariais avec lui». La voix rauque, elle parle longuement de l’amour qui les unissait, Byron et elle. Au début de leur relation, elle était très proche de lui, et ils faisaient tout ensemble: «J’allais toujours avec lui où il allait. J’ai parcouru le monde avec lui». Le fait d’avoir des enfants n’a pas diminué leur amour, mais a changé leur relation: «Nous avons eu trois enfants et cela a fait une différence. On ne peut pas être
10
Le Délit x 5 avril 2005
L’épopée d’un gros ballon
nouvellessport
Du Québec...aux Olympiques! VALERIE VÉZINA
L
Lors de la frappe, tous les joueurs doivent toucher au ballon.
Luc Guay
Un peu d’histoire Le concept même du sport Kin-Ball (à quelques modifications près!) a été réalisé par Mario Demers en 1987. C’est au Québec, par l’interaction avec des éducateurs physiques d’universités québécoises, que le sport a pu grandir, évoluer. appellation d’origine «Omnikin» vient de omni, pour omniprésent et de kin, pour désigner la science de l’homme toujours en mouvement. Au fil des ans, les règles se sont modifiées, le sport s’est complexifié, a évolué et continuera certainement de le faire.
Le Kin-Ball, anciennement connu sous le nom d’Omnikin, porte son nom pour désigner la science de l’homme toujours en mouvement.
Valérie Vézina
Qu’est-ce que le Kin-Ball? Le Kin-Ball est un sport d’équipe. Se jouant à l’intérieur, l’équipement de base est constitué d’un ballon de 4 pieds de diamètre (1, 21m), gonflé comme un ballon de fête à l’air, ce dernier ne pèse qu’un kilo. Ajouté à cela une bonne paire d’espadrilles et le tour est joué. Sur le terrain, trois équipes s’affrontent: les bleus, les gris, les noirs (couleurs officielles). Chaque équipe ne peut avoir que 4 joueurs à la fois sur le terrain. Faites le calcul et 12 joueurs se retrouvent donc sur le terrain en même temps. Le but du jeu est fort simple, il s’agit d’attraper le ballon avec n’importe quelle partie du corps. Le déroulement de la partie va comme suit. Disons que les noirs sont en possession du ballon, afin de déterminer qui des gris ou des bleus devra attraper le ballon, ils font une appellation, par exemple: «Omnikin bleu». Ainsi, les bleus se doivent de récupérer le ballon. S’ils l’échappent, les noirs et les gris obtiennent un point. Au KinBall, on ne fait pas de points lors d’un bel attrapé, mais bien lorsque nos adversaires commettent des erreurs. Sport coopératif, le Kin-Ball mise énormément sur l’esprit d’équipe. Par exemple, il s’avère impossible la plupart du temps d’attraper le ballon seul, plusieurs membres de l’équipe sont donc impliqués dans la récupération en défensive. Les stratégies offensives demandent également de la communication et de la coopération. De plus, au moment de la frappe, les 4 membres de l’équipe doivent être en contact avec le ballon. Ouvert et accessible à tous, ce sport, en plus de véhiculer de saines valeurs, n’est pas dispendieux. Ainsi, il rejoint toutes les sphères de la population et tous les groupes d’âge. On peut pratiquer le sport de 7 à 77 ans. Alors, en famille, entre amis, c’est à essayer: plaisir garanti.
Valérie Vézina
e Kin-Ball, ça vous dit quelque chose? Anciennement connu sous le nom de «Omnikin», c’est le gros ballon rose de nos écoles primaires. Au-delà de cette grosse «balloune», il y a un sport, un rêve, des ambitions. Petite intrusion dans le sport le plus pratiqué au niveau primaire.
Afin de préparer les jeux offensifs, l’équipe se rassemble au ballon.
Jusqu’au bout du monde! Il y a 5 ans, la ligue sénior élite du Québec a été créée. Seuls les gens âgés de 17 ans et plus y ont accès. Sa création a poussé le développement du sport tant au point de vue physique qu’au point de vue stratégique. Étant la ligue de plus haut calibre existant à ce jour, il s’agit d’une ligue provinciale où équipes féminines et masculines de 7 régions sont représentées. Le niveau élite est également présent au secondaire et pour les jeunes plus âgés du primaire. Tout en accent sur la compétition, l’esprit sportif y compte encore pour beaucoup. D’ailleurs, il n’est pas surprenant que des équipes adverses suite à une partie aillent prendre un verre ensemble. Par ailleurs, il est important de noter que le Kin-Ball ne se joue pas qu’au Québec. En effet, en 2001, puis de nouveau en 2003, des compétitions internationales ont eu lieu dans la belle ville de Québec. Ainsi, du Japon à la Belgique, en passant par le Brésil et la France, l’épopée du gros ballon est sur sa lancée dans l’objectif un jour d’être présent aux Olympiques!
Valérie Vézina
On ne cessera de répéter l’importance de l’activité physique. En pratiquant le Kin-Ball, vous jumelez sport et amitié. x Pour en savoir plus sur le kin-ball, consultez les sites Web suivants: www. kin-ball.qc.ca ou encore au niveau international,www.kin-ball.com Sur le terrain, trois équipes s’affrontent et chaque équipe a quatre joueurs sur le jeu.
11
Le Délit x 5 avril 2005
Les petites annonces mexicaines
cultureinternational
André Breton dit un jour: «Le Mexique est le seul pays du monde instinctivement surréaliste». C’est bien vrai, tout s’y côtoit et rien ni personne n’échappe au charme de sa riche culture. Mais à travers cet amalgame de mœurs, comment mettre le doigt sur sa propre identité et surtout, ne pas la diluer à l’américaine?
ALEXIA GERMAIN CHRONIQUEUSE EN EXIL exico recherche livre assez grand pour contenir toutes les pages de son histoire Le Mexique, numéralement parlant,c’est l’addition de 70 millions d’habitants répartis à l’aveuglette entre 31 États, au fameux District Fédéral de Mexico City, comptant à lui seul 30 millions de têtes. Le Mexique, c’est aussi le point de rencontre de quatre majeures civilisations pré-hispaniques: Mayas, Olmèques, Toltèques et Aztèques s’y heurtèrent et se firent la guerre, mais quels vestiges nous laissèrentils! Au Mexique, bien sur, l’espagnol est maître. Rassurez-vous, cela n’intimide pas les 56 autres langues indigènes qui sont toujours bien en vie, en particulier au sein des populations autochtones. Par ailleurs, depuis son indépendance en 1810, la politique mexicaine aime bien jouer au yo-yo. Dictateurs et libellistes se passent le flambeau, la corruption flotte dans l’air et le peuple, devant tant de richesse de diversité, semble éprouver un peu de difficulté à s’y retrouver!
M
Sandra recherche canevas sur lequel traduire ses idées et ses émotions Si je vous dis «peintres mexicains», probablement vous viendront en tête Frida Kahlo, Diego Rivera et Orozco. En effet, le Mexique regorge d’artistes-peintres. Et comme tout bon mur est bien plus cute décoré d’une toile, rares sont ceux qui n’affichent pas un seul coup de pinceau! Ainsi laissezmoi vous présenter Sandra Carjaval Novoa. Sachez que cette femme est remplie à ras bord d’énergie et a su actualiser son potentiel assez rapidement. À l’âge de 15 ans, Sandra exposa pour la première fois, et formellement en plus! De simples portraits à l’art abstrait, elle est aussi connue en Italie, en Allemagne et... au Canada! Mieux encore, elle avoue être littéralement tombée en amour avec Montréal. Son talent, dit-elle, ne fut jamais questionné dans la Belle Province, alors que dans son pays d’origine, ses couleurs et textures n’eurent pas toujours droit au même chaleureux accueil. Conservateur et traditionnel qualifieraient-ils la tendance du public artistique mexicain? Demian recherche scénario fidèle à l’image de son pays Dans les années 1950, le cinéma mexicain dominait le marché du cinéma latino-américain, devançant
même les États-Unis. Une impasse suivit, et ce n’est que depuis 1990 que les producteurs sont revenus à l’assaut. Fier représentant de cette nouvelle classe de cinéastes, Demian Ayala Cabrales dresse un portrait de la société mexicaine moderne, de ses tabous et de ses contradictions. À travers ses films, il souhaite dénoncer les abus de pouvoir ainsi que la corruption politique et policière. Directeur de sa propre boîte de production, Demian travaille ainsi avec passion dans une optique d’éducation: «Il faut sensibiliser la société à ses problèmes, et tout autant aux solutions qui s’en suivent». Mais surtout, encourageons ce cinéma indépendant! Guadalajara recherche nouveaux compagnons avec qui partager son allégresse Cette année, la capitale de l’État de Jalisco brille de tous ses feux. Elle vient d’être élue Ville de la Culture des Amériques 2005! Avouons que cette grande fêtarde a beaucoup à offrir: berceau des mariachis, pionnière des délicieuses tortas ahogadas, située à 30 minutes de Tequila, l’impressionnante population étudiante a de quoi se réjouir! De plus, il y a à peine un mois s’y est déroulé l’excellent Festival International de Film de Guadalajara. Les lecteurs trouvent également leur compte à la Fête Internationale du Livre. En 2003, l’invité spécial n’était autre que le Québec. Ainsi les guadalajariens ont pu en apprendre sur notre culture et notre système politique. Photos et livres étaient évidemment au rendez-vous! Franchement, à bien y penser, cette ville déborde de vie. La culture des rues nous submerge par ses balais folkloriques, ses comptoirs à tacos ambulants, ses places principales bondées de huit heures à minuit... En tant que
touriste, impossible de ne pas être charmé, mis à part par le nom de la ville peut-être. Mais qu’en pensent les vrais habitants? Comment perçoivent-ils leur culture? En sont-ils fiers? États-Unis recherchent de plus belle le marché mexicain afin de mieux l’envahir Interrogez un quelconque Mexicain sur la rue à propos de l’influence américaine, et il vous répondra qu’elle est de plus en plus présente. Pour le meilleur ou le pire, à chacun ses opinions. Côté culture, cependant, il n’y a pas place à la discussion. Britney Spears, Mc Donald’s, Wal-Mart et Levi’s sont beaucoup trop courants par ici! Les régions métropolitaines mènent donc un féroce combat pour préserver leur culture. Paradoxalement, une bonne partie de la population, soit les étudiants, semble prendre goût au mode de vie nord-américain. Voilà ce qui complique les choses. Où se trouve la relève? Qui défendra l’authentique culture mexicaine? Bien sûr, apprendre d’autres cultures est un processus riche en soi et admettons-le normal, mais ce que l’on reproche aux jeunes, c’est le changement radical des valeurs, la mise de côté des origines. Que ce soit dû au métissage historique, à l’instabilité politique et économique ou à cette intrusion américaine, il est délicat pour plusieurs Mexicains de définir leur propre identité, de déterminer la place qui leur appartient dans le monde. De nombreux pays sont aussi victimes du même plan de match, mais des remèdes existent, et ils sont entre nos mains. Ainsi, lors de votre prochain voyage en terre mexicaine, troquez donc plage et alcool à volonté contre backpack et tacos! Rires et frissons garantis... x
Guardalajara est une ville qui déborde de vie, de couleurs et de culture, centre de la diversité du Mexique, mais dont les combats contre l’envahissement américain ne sont pas encore gagnés. Ci-contre, l’œuvre Je cherche la lumière de Sandra Carjaval Novoa.
Art et photo: Semaine de sensibilisation des sans-abris
C
ette semaine, le groupe Habitat for Humanity de McGill organise une panoplie d’événements dans le cadre de la Semaine de sensibilisation aux sansabris (Homelessness Awareness Week). En particulier, ce jeudi se tiendra une exposition d’art et de photographie ayant pour thème l’hébergement en tant que droit de l’homme. L’exposition présentera surtout des œuvres provenant d’un centre d’entraide local, le Saint-James Drop in Centre, qui organise des ateliers d’art pour les sans-abris. Afin d’enrichir l’exposition, seront mélangées à ces œuvres les créations artistiques et photographiques d’étudiants et de comités de McGill. x
x
L’exposition se tiendra de 10h à 18h dans le local 1203 de l’édifice Shatner. À 18h, dans le local 403 du même bâtiment, un des coordonnateurs du centre parlera de son travail et des œuvres présentées.
12
Le Délit x 5 avril 2005
Une vie fascinante
cultureentrevue
Entretien avec André Malavoy sur son autobiographie Mémoires d’outre-Atlantique. NICHOLAS BELLEROSE
I
l est dix heures trente du matin à Montréal lorsque j’appelle en France pour discuter avec André Malavoy. Il doit revenir au Québec à la fin avril, mais je tenais à lui parler avant la dernière parution de notre journal. En lisant son livre, il m’apparaissait essentiel de faire découvrir cette vie fascinante à notre jeunesse. Jean-Marc Léger, son ami de longue date, l’incita à entamer son autobiographie durant l’année 2001. En l’espace de deux cents jours, il arriva à nous livrer un magnifique portrait des hommes et femmes rencontrés au cours de sa vie depuis son arrivé au Québec en 1951. Au bout du fil, M. Malavoy nous confirme «son désir intérieur de léguer un témoignage, de partager son expérience et d’amener des changements». En fait, il m’explique qu’un de ses grands soucis a toujours été de «défendre et retrouver la culture française au Canada». Il aimerait voir les jeunes prendre conscience de l’importance de la culture française sur l’évolution du Québec. «Depuis la réforme de Mgr Parent, on assiste à une «québéquisation» de la culture. Certes il y a eu des effets positifs, mais cela a aussi amputé la culture de nos racines françaises». Tout au long de son livre, on ressent la passion d’affirmer cette présence française en Amérique. Nous retrouvons aussi ce souci
de préserver cette belle langue, berceau de notre identité, faisant du Québec un endroit distinct au Canada. Ce constat et bien d’autres sont soutenus par le désir d’éveiller nos connaissances intellectuelles. Ainsi, avec une intégrité frappante, l’auteur aborde des sujets tels la religion, la politique, les arts et la science. Relatant plusieurs anecdotes au passage ou empruntant parfois un ton plus sérieux, il analyse des moments et des personnalités incontournables de notre histoire. Par exemple, lors de notre entretien, j’ai pu souligner combien je trouvais la description de Pierre Elliott Trudeau intéressante. Homme de grande culture à tous les niveaux, esprit libre et indépendant, il ne laissait personne indifférent. Avec justesse M. Malavoy précise: «Trudeau était un ami intime, il a initié l’ouverture du Canada et il était convaincu de ses idées». Il nous raconte aussi l’épisode où il a entendu Trudeau à la Sorbonne: «Un grand discours typiquement français où il surpassa largement le Premier ministre de l’époque Jacques Chirac!» À lire ou entendre M. Malavoy décrire ses rencontres ou ses conversations avec des gens aussi éveillés, on se demande où sont passés les hommes d’une telle stature. Estce que le Québec ou le Canada réussiront à produire des individus aussi visionnaires et
avides de connaissance? En réponse à cette question, il dit «espérer, mais qu’il faudra avoir une réforme au niveau de l’éducation». Allant plus loin dans son livre, il croit avec raison qu’abandonner «les études gréco-latines, de l’histoire et de la culture sous toutes ses formes a nuit à l’épanouissement de notre jeunesse». Un jour nous devrons agir et non seulement réagir face aux erreurs passées sinon nous continuerons à nous enfoncer dans une médiocrité difficile à surmonter. Mémoires d’outre-Atlantique est un ouvrage écrit sans détours, avec bonté et intelligence utilisant un niveau de langue française magnifique. M. Malavoy nous touche et n’hésite pas à nous confronter à sa vision unique de notre société. En terminant notre entretien, il émet justement un dernier avis concernant la culture francophone et l’Université McGill: «Notre culture est une œuvre collective où il doit exister une liberté et des échanges. Cette université joue un rôle important à ce sujet. C’est un lieu de rencontre où l’on peut influencer des idées québécoises à la dérive. Ramener les extrêmes dans un droit chemin». Voilà, un homme de cœur, d’esprit et courageux ayant vu et vécu des moments importants. Une vie à lire pour mieux se comprendre. x
Gregory Charles: un passionné contagieux
André Malavoy déplore la perte de la culture française au Canada. Sa biographie relate son combat pour la préserver.
Mémoires d’outre-Atlantique est publié chez VLB éditeur en 2004.
cultureentrevue
C’est avec beaucoup d’aplomb que Gregory Charles entreprend tous ses projets. ALEXANDRE VINCENT
D
ire que la chance tourne pour Gregory Charles, c’est peu dire. Son émission de radio, Des airs de toi, présentée à la première chaîne de Radio-Canada, va très bien; le
Chœur du nouveau monde, dont il est le directeur artistique, roule à plein régime, et cela fait plus de deux ans que Gregory Charles présente son spectacle Noir et Blanc, et les supplémentaires ne finissent
Gregory Charles présentera sont spectacle époustouflant Noir et Blanc encore pour quelques supplémentaires.
plus de s’ajouter. Sans parler des efforts pour vendre le spectacle à travers le monde, lui qui a fait un tabac au fameux Beacon Theatre de New York. Je dois vous avouer d’emblée que j’ai un énorme respect pour cet homme polyvalent qui voit le monde d’une façon bien particulière. Par contre, je n’ai jamais compris ce préjugé défavorable à son égard. C’est bien connu, le bonheur des uns fait le malheur des autres. Mais quand nous ne sommes pas directement impliqués dans le conflit, pourquoi dénigrer quelqu’un qui réussit? Et ce n’est pas un hasard s’il a du succès présentement. Dans une société de «star-system», on oublie vite le travail derrière toute réussite. Pour avoir vu son spectacle plus d’une quinzaine de fois (c’est un avantage de travailler au Centre Bell), je vous assure que l’on ne peut faire un tel spectacle sans avoir une solide formation auditive. «C’est vrai que nous avons tendance à oublier ça, dit-il, songeur. Un peu partout en Amérique, lorsqu’on demande à des gens ce qu’ils veulent faire
dans la vie, une réponse massive des adolescents, c’est qu’ils veulent être célèbres. Ils ne veulent même pas être un athlète, un chanteur ou autre chose, ils veulent juste être célèbres. Ça se comprend avec tous les avantages sociaux, l’argent, le statut, la visibilité et tout. On oublie souvent qu’il y a beaucoup de travail avant d’y parvenir. J’ai été chanceux parce que moi j’étais un garçon extrêmement paresseux qui heureusement est tombé sur une famille super le fun où il y avait des gens avec beaucoup de discipline». Malheureusement, au Québec, nous avons beaucoup de difficultés avec les gens qui ont de la culture. Il est vrai que lorsque quelqu’un s’en sert pour rabaisser les autres, cela relève de la pire méchanceté. Lorsqu’il animait Chabada, une émission de fin de soirée, les dirigeants de TVA lui ont alors demandé de «réduire son langage»: de rayer les mots de trois syllabes et plus de son vocabulaire. «Je trouvais ça ridicule. Ma réponse à cela n’a pas été d’utiliser des mots d’une syllabe. On a tendance, dans le domaine des communications, à anticiper
ce que veut le public d’une part, et de l’autre, de présumer que le public est idiot. Ce n’est pas parce qu’à un certain moment il aime le divertissement simpliste qu’il ne peut pas aimer à un autre moment quelque chose de plus complexe. L’un ne nie pas l’autre». Malgré son gigantesque répertoire musical, il ne trouve aucune pièce qui résume ce qu’il vit présentement, «l’être humain est trop complexe pour cela». Par contre, il désire toujours entendre la 1ère symphonie de Malher à ses funérailles. «Cette symphonie est tout simplement géniale. Elle est juvénile malgré tout le métissage qu’elle porte».Au sujet du métissage, Gregory Charles est très bien placé pour en parler. Son spectacle Noir et Blanc fait justement l’éloge de son propre héritage issu de deux cultures. x Gregory Charles en Noir et Blanc, en supplémentaires du 25 au 29 mai, au Centre Bell et avec l’émission Des airs de toi, samedi 16 h, sur la première chaîne de Radio-Canada 95,1 FM.
Le Délit
Charest, tu peux essayer de castrer notre génération, mais tu ne pourras pas faire disparaître notre
Cahier Création
ii Cahier Création
Le Délit x 5 avril 2005
Un autre tantôt par Francis Halin
C
harles-Olivier n’avait pas accès à Internet depuis belle lurette, car le fournisseur d’accès lui avait coupé sa ligne téléphonique par erreur; sa voisine était en France, sa blonde à l’école, seul le Vieux Grec, qui fumait toujours une cigarette dans le hall de l’appartement, menait du train en cognant assez fort sur le mur pour déranger tout l’étage, il essayait sans doute d’ouvrir la fenêtre pour aérer un peu le corridor. Tous les jours à la même heure, c’était le même rituel. Le Vieux Grec traînait les pieds, toussait, se raclait la gorge, tout en tentant de demeurer subtil. Il habitait avec sa mère. Les gens du quartier l’appelaient le Vieux Grec, mais il devait plutôt avoir dans les cinquante ans; il habitait encore chez ses parents, ses oncles, ses sœurs… ou des membres de sa famille. Il était boucher à l’épicerie du coin. Son grand visage, ridé des yeux au nez, détonnait dans la foule lorsqu’il portait son tablier blanc. Charles-Olivier savait qu’il risquait de le croiser quand il magasinait des yogourts. Derrière le comptoir des produits laitiers, le Vieux Grec surveillait les clients, en espérant toujours tomber sur un regard familier. Souvent, il saluait des gens qu’il connaissait à peine. Des Italiens qui venaient discuter de politique italienne près du buffet à olive, des religieux aux longs boudins qui ne regardaient personne et des mémés espagnoles qui cherchaient toujours à entamer une conversation. Des tas de gens parlaient autour de lui, qui ne les écoutait pas vraiment. On sentait que les personnes qui s’approchaient de lui venaient plutôt à lui par curiosité que par véritable intérêt. Il n’y avait jamais de femmes qui osaient l’aborder. Un jour, le Vieux Grec arriva en retard. Le patron du commerce l’avait humilié à répétions toute la journée. Dès que des clients lui demandaient conseil, son supérieur profitait de l’occasion pour reprocher le retard du boucher. Or une semaine après l’événement, le Vieux Grec fumait sa cigarette et pensait au déroulement de cette journée pour la énième fois. Au lieu de rester près de la fenêtre comme à l’habitude, il décida de rentrer chez lui, de substituer des souliers à ses pantoufles et de prendre l’air en direction du Mont-Royal. Avant même d’arriver à l’avenue Mont-Royal, il entendait déjà une rumeur de tambours. Il avait oublié que c’était dimanche et que c’était la journée où les Montréalais venaient célébrer au son des tam-tams.
Sa réaction habituelle aurait été de rebrousser chemin. De reprendre l’avenue du Parc et de rentrer chez lui, or cette journée-là, il en avait décidé autrement. Plutôt, c’est son corps qui avait exigé de lui qu’il accepte de se déplacer jusqu’au parc. Le Vieux Grec examinait maintenant les jeunes gens vendre des colliers, des pipes et des tissus colorés. La musique sonnait de plus en plus fort. Il était près du premier groupe de tam-tams. Il y en avait deux. Le premier était un orchestre improvisé dirigé par un Blanc. Il avait un sifflet et organisait les rythmes tribaux. Des enfants dansaient. Des jeunes gens
aussi. Des vieux s’ajoutaient toujours au groupe. Il y avait une riche mouvance d’odeurs. Les sourires crispés des gens de la ville étaient ici plus intimes, plus généreux. Le deuxième groupe de musiciens était composé de moins de gens et de moins de danseurs. La musique aussi différait. Il y avait de ce côté davantage de percussions, de cuivres. On sentait l’influence brésilienne de plusieurs artistes. Le Vieux Grec décida de faire le tour des kiosques et de s’arrêter en face du deuxième groupe de musiciens. Il ne savait pas ce qui se passait, mais la plupart des gens autour de lui ne fumaient pas
des cigarettes comme lui. C’était une herbe plus épicée que les gens roulaient toujours assis en cercle. Enivrés par toute cette fumée qui les congestionnait, plusieurs tapaient des mains à l’égard des crescendos décoiffés qu’ils créaient. Le Vieux Grec demanda à un homme ce que c’était. L’homme interrogé ne lui répondit pas. Le Vieux Grec décida alors de rentrer chez lui. Il était quatre heures vingt de l’aprèsmidi et il pensait déjà à préparer le souper. Sa journée s’achevait, se disait-il, après souper, il irait se doucher, se couper les ongles et se mettre au lit avec sa sœur qu’il désirait plus que jamais. x
Cahier Création iii
Le Délit x 5 avril 2005
Des vers dans l’air Ses Lettres Elle écrivait en lettres majuscules toujours et sans exceptions j’ai toujours aimé ses lettres enfin, je l’ai toujours aimé c’est tout
Sable Mouvant Je pleure à toutes tes chansons Je pense à tous tes pleurs. Je prends une feuille et un crayon, et je m’écris mes horreurs: «Je marche sur l’sable mouvant que j’ai raison ou qu’j’ai tort Je ne suis qu’un revenant et je ne suis même pas mort». Je n’existe plus pour toi Je n’ai jamais existé J’ai tant perdu ma foi Je suis aux fers en perpétuité Et je vais au cinéma pour voir des films d’amours; Je passe mes soirées seul à moi et j’entends à trente-trois tours:
Tempête de neige Avec la fatigue qui pèse sur tes paupières Tu regardes dehors. La neige tombe avec rage et entêtement. Le ciel est rouge, Les rues sont blanches… Du moins pour l’instant. La lumière attaque tes yeux, Ton corps n’est plus assez vivant. Mais tu ne peux pas dormir. Alors tu te perds dans l’infini, Ton esprit s’évade par la fenêtre Et tu cherches ce que tu ne peux trouver ici ailleurs La neige danse au gré du vent, Il fait des flocons son bon vouloir. Sous la lumière du lampadaire, Ils deviennent braises de feu. Ils sont soldats de la révolution. Et fusent avant de s’écraser au sol.
Du haut de ta tour tu regardes, La neige qui tombe en silence. Poussée par le cri de la tempête. Le ciel est rouge, Les rues sont blanches…Du moins… Jusqu’à la prochaine traînée de sang.
Le pupitre
x par David-Marc Newman
Un de ces jours, tu verras, On sera juste toi et moi J’emmènerai ton p’ti cœur Faire un tour du côté d’ailleurs Juste pour voir ce que c’est que le bonheur On laissera tout ça On laissera les gens qui sont pas Et on leur montrera Que la vie c’est pas juste ça Et que c’est seulement parce qu’ils veulent pas On ira sonner chez le bon Dieu Pour lui dire n’importe quoi Juste parce que c’est ce qu’on voudra Et puis on ira s’asseoir près d’un feu Et juste pour un instant on fermera les yeux
Le ciel reste immobile et rugit doucement. Les hommes sont glacés de son silence. Mais la terre rugit toujours avec les chars, Les chars qui n’en finissent pas d’avancer Et toi devant ta fenêtre tu rêves, Que la paix, peut-être, existe.
«Je marche sur l’sable mouvant que j’ai raison ou qu’j’ai tort Je ne suis qu’un revenant Et je ne suis même pas mort».
«De deux choses l’une l’autre le soleil» gravé dans un ancien pupitre qui sert maintenant de table dans un petit café J’imagine ce pupitre appartenant à Prévert bien que lui était en France, et moi je suis au Canada Alors ce pupitre, il appartenait donc au Cancre, celui qui rêvait en vers, plutôt qu’en mathématiques Et las, Hélas, A-t-il continué de rêver, comme je l’espère Ou a t’il oublié et est-il devenu le maître qui se fâche et qui punit les enfants qui rêvent encore
Du côté d’ailleurs…
Et les autres ils nous oublieront Parce que les autres ils sont cons Mais les autres on s’en fout Parce qu’ils savent pas ce que c’est que d’être fou Ils savent pas que la vie ça s’arrête d’un coup
x
Là-bas, nous on verra tout On vivra nos vies à nous Et puis un jour on reviendra Et on leur soufflera Que l’amour ça se gâche pas…
par Olivia Lazard
Pour L.
Tu l’ignores, mais je te regarde Je veux voir tes yeux, mais tu m’ignores Tu les fermes à demi, me les caches: j’explore De loin ces deux mondes que farouchement tu te gardes Puissé-je te dérober un regard délicieux Et le conserver à jamais. Ô réalité amère Mon chagrin ne l’est pas, ma joie est éphémère L’idée d’un baiser, et me voilà amoureux.
x
Fulgurante vision: où est ton visage? Puissé-je être peintre pour en tracer l’image Et la graver dans mon cœur, mais j’entrevois ma perte Tu me lances un coup d’œil, timidement je réplique Je déguise l’émotion sous un regard oblique: Tu te lèves, tu t’en vas, et la terre est déserte.
par Marino Quezada
iv Cahier Création
Exploration urbaine, deuxième partie
Le Délit x
22 mars 2005
Orphée et Eurydice poème de Dominique Richard, photos de Marino Quezada et Trung Nguyen
photos de Philippe G. Lopez
Il lui joue une mélodie magnétisée Exhumée des tréfonds d’un passé futur Pour ennoblir ce jour Où un nouvel empire fut créé Soufflée par le vent D’une vogue nouvelle Elle exhale un parfum Étrangement doré, mythique, zébré
Cahier Création v
vi Cahier Création
Le Délit x 5 avril 2005
Quatre personnages suivant une logique décousue sans pourtant tomber dans l’absurde Une pièce de théâtre journalistique. par Agnès Beaudry Personnages et interprètes: • L’humain: Première voix de ta conscience • L’autre humain: Deuxième voix de ta conscience
C
e morceau, pour ne pas l’appeler pièce, est conçu pour ceux qui ont accepté, ou du moins déjà rencontré, cette théorie maintes fois répétées selon laquelle il y aurait deux voies qui parleraient dans la tête (pour ne pas répéter conscience) de l’individu. Si vous n’êtes pas de cette espèce (humaine), mieux vaut cesser cette lecture à l’instant (pour ne pas dire immédiatement, mot qui me semble un peu trop impératif). Pour ceux qui n’ont pas compris: il n’y a qu’un personnage, l’humain, car en ce monde il n’y a en fait que l’humain. En fait même partie, de cette catégorie, le chat qui n’est chat qu’en vertu de la bienveillance, la générosité, la prodigalité que lui a accordé l’humain en acceptant de le nommer chat.
Premier problème: Sommesnous deux? L’humain: Qui a-t-il d’autre en ce monde que moi? L’autre humain: Mais… rien. Non, fausseté. Je corrige, rien si ce n’est moi. L’humain: Serions-nous deux alors? L’autre humain: Selon certains. Selon moi du moins, sinon, comment assurer ma survie. Sinon, pourquoi ce mot, identité? L’humain: Mais pourtant… L’autre humain: Je sais. Moi. Voilà le problème. Tu aimes ce mot, toi aussi, n’est-ce pas? L’humain: Un peu. L’autre humain: Un peu, seulement un peu? L’humain: Hmm, devrais-je dire beaucoup? L’autre humain: Peu importe. Réponse: Peu importe. Second Problème: Quoi faire? L’autre humain: Quoi faire alors? L’humain: Alors que quoi? L’autre humain: Alors que nous ne pouvons rien connaître? L’humain: Mais que voudrais-tu faire? L’autre humain: Mais connaître! L’humain: Pourquoi? L’autre humain: Mais pour, mais pour…
x
L’humain: Ne dit pas pour connaître, ce serait circulaire, trop terrien pour mon esprit humain. L’autre humain: Mais pour, mais pour… L’humain: Ne dit pas pour faire de l’argent, tu ne serais pas à l’école alors, du moins pas dans ce département. L’argent est ailleurs, on dit souvent dans le mensonge, bien que la connaissance… L’autre humain: Mais pour mais pour… L’humain : Ne dit pas… L’autre humain: Mais bordel alors! Mais pour rien si tu ne veux rien! Réponse: Rien. Troisième problème: Faut-il aimer? L’humain: M’aimes-tu? L’autre humain: Qui cela? L’humain: Moi. L’autre humain: Mais oui, je m’aime! Pour qui me prends-tu, je ne suis point animal! L’humain: Non non non non non. L’autre humain: Tenterais-tu de me dire que je suis animal! L’humain: Non! L’autre humain: J’en doute. [Narrateur: (Personnage ajouté pour le plaisir de désorienter le lecteur) Ici, le doute naquit chez l’homo sapiens, avec lui, le
savoir, sapiens second. Mais ici a déjà été abordé le problème de la connaissance qui ne mène à rien, et le problème du dédoublement qui importe peu. Donc si l’amour mène au doute et que le doute ne mène à rien, tandis qu’être deux importe peu, l’on peut en déduire de l’amour que…] L’humain: Tu avortes ma question! Réponse: L’amour est une question avortée. [Narrateur: Ou peut-être simplement une question d’avortement?] Quatrième et dernier problème: Y a-t-il une fin? L’autre humain: Tais-toi! L’humain: Mais je peux pas! L’autre humain: Quoi? L’humain: Je peux pas me taire, j’essaie mais même quand je dors, je rêve! L’autre humain: Tu parles dans tes rêves? L’humain: Mais oui, si ce n’est qu’à toi! L’autre humain: C’est vrai, je t’écoute souvent, même si je ne me rappelle que parfois ce que tu disais. L’humain: Je savais! L’autre humain: Quoi? L’humain: Que tu ne t’écoutais pas parler! L’autre humain: Qu’est-ce que tu
veux dire? L’humain: Que tu dis n’importe quoi. L’autre humain: Mais j’essaie de m’écouter parler! L’humain: Donc tu n’essaies pas de te taire. L’autre humain: Ah, bon! Bien, continuons? Réponse: Non. Narrateur: La morale de cette histoire est de ne jamais commencer. S’il n’y avait jamais eu de commencement, il n’y aurait jamais eu de verbe et je (pas moi l’auteur mais bien le narrateur, car l’auteur, on le sait bien, est bien plus omnipotent (pour ne pas dire omniprésent) que le narrateur) [donc] je n’aurais rien dit du tout. Nous aurions donc pu éviter de faire l’inventaire de nos réponses que voici: qu’importe? Rien. Non!!! (Le numéro 3 a déjà été avorté alors, l’on ne fait que répéter… Je (auteur) vous en dispense). x Étant humaine (peut-être selon certain, je suis femme après tout!) je doute que vous vouliez en savoir plus alors je ne vous donne aucune information supplémentaire.
À Lui par Catherine Brousseau
L
undi, 11 mars Te souviens-tu de notre rencontre vendredi dernier? La musique était assourdissante et la piste bondée. J’étais troublée comme à mes 17 ans. Le DJ faisait jouer Love at First Sight lorsque nos regards se sont rencontrés. Tu t’es approché lentement de moi, et mon cœur s’est arrêté. Nos corps, en parfaite harmonie, s’abandonnaient au rythme entraînant de la musique. Je sens encore la chaleur de ton corps, ta sueur qui se mêlait à la mienne. Ton chandail noir moulait ton corps musclé. Tu m’as souri. Il n’existait plus que nous. T’en souvienstu? Il faisait chaud, mais on ne pouvait pas se lâcher. Tu respirais mes cheveux,
mon cou. Tu m’as dit: «Je peux avoir ton numéro? Je fais pas ça d’habitude, mais je veux te revoir». Tu as promis de me rappeler… Tu sais, depuis cette soirée, tout en marchant dans la rue, je cherche ton visage sur ceux des passants. Je crois te reconnaître à chaque instant. Ton sourire… Comme j’aimerai revoir ce sourire! Je me rappelle la nuance exacte de tes yeux, les courbes de ton visage, l’odeur de ta peau… Je m’imagine dans tes bras, t’embrassant au détour d’une rue… Lors de notre deuxième ou troisième rencontre, je t’aurais embrassé sur la joue. Puis, nos lèvres se seraient retrouvées. Mon corps se serait abandonné à toi.
Jeudi, 14 mars Tu n’as pas encore téléphoné. Tu dois être occupé. Tu dois avoir mieux à faire. Je suis sotte, tu n’appelleras pas, c’est évident. Ils n’appellent jamais. T’es-tu joué de moi? Tes gestes, tes paroles, même le ton de ta voix semblaient étudiés. C’était trop parfait. Tu dois sûrement avoir une blonde ou tu voulais m’emmener dans ton lit. Vous avez certainement bien rigolés toi et tes amis. Et puis, je me regarde dans un miroir. J’y vois une jeune fille très ordinaire avec un nez trop gros et des seins trop petits. On a beau me complimenter, me dire que je suis jolie, moi seule me vois comme je suis, ordinaire, maigre. Comment puis-
je espérer que tu m’aimes? Que tu fasses attention à moi? Un autre de mes fantasmes vient de s’effondrer. Tu ne me rappelleras jamais, je le sais. Je vais peut-être repenser à cette soirée, à ton sourire, à ce qui aurait pu être dans quelques semaines. Ah! Ce qui aurait pu être… Elle referma son journal. C’était mieux ainsi. Il n’est pas bon de se faire des illusions trop longtemps. Elle allait pouvoir se concentrer à l’école le lendemain. C’est alors que la sonnerie du téléphone retentit. Elle sursauta. Et si c’était lui? x
Le Délit x 5 avril 2005
Pour la vie…
Cahier Création vii
par Valérie Vézina
C
’était en juin, en ce mois si gai où la vie renaît. Cette année-là, comme toutes les autres, j’attendais fébrilement la fin des classes, je devais passer mes vacances estivales chez ma meilleure amie. Cette meilleure amie se nommait Marie et nous nous étions connus enfants. En effet, très jeunes, nous étions voisins et nous passions des heures durant à nous amuser. Une parfaite harmonie régnait entre nous. À l’âge de six ans, par quelque malencontreux destin, je dus déménager, mais malgré cela, nous sommes toujours restés amis. On ne se voyait que l’été, durant les vacances, mais à chaque fois, c’était formidable. Il y avait une telle confiance entre nous, une telle chimie qu’il était clair que nous étions les meilleurs amis du monde, malgré la distance et ce qu’en pensaient nos parents, étonnés que le temps ne nous ait pas encore séparés. À l’aube de nos dix-huit ans, il était impensable de croire qu’une telle relation pouvait se détruire. Donc, à la fin juin, je me rendis avec hâte dans mon patelin natal y retrouver Marie. J’étais très excité à l’idée de la revoir, car dans sa dernière lettre elle m’écrivait qu’elle devait m’annoncer une importante nouvelle et qu’elle ne le ferait que lorsque je serais là. Depuis toujours, elle avait le don de me laisser languir ainsi. J’atteignis bien vite ce petit village non loin de Québec, où nous avons passé elle et moi des moments inoubliables. Bientôt, j’arrivais à sa demeure et sonnais à la porte. Aussitôt, Marie vint m’ouvrir avec son sourire si charmeur, elle me tira à l’intérieur. Je pris le temps de m’installer et j’allais la rejoindre sur la terrasse, d’où il était possible d’admirer le majestueux fleuve Saint-Laurent. C’était magnifique. Tout baignait dans une telle paix que j’en fus presque ému. Ce ne fut pas long avant que nous commencions une conversation sur cette dernière année scolaire, sur nos examens, sur nos parents, bref sur tout ce que nous avions fait depuis l’été dernier. Le lendemain, nous fîmes une
promenade dans les pâturages et c’est à ce moment-là qu’elle m’annonça son «importante» nouvelle, cette nouvelle qui à jamais bouleverserait ma vie. Cela faisait plus d’une heure que nous nous promenions sans but dans les champs, humant ici l’odeur bien campagnarde. Puis soudain, elle s’arrêta et me dit: «Je dois te parler…». Nous nous installâmes confortablement, puis je vis dans ses yeux une crainte indéfinissable. Je lui pris la main, puis elle me confia: «Ce que je vais te dire, va te faire du mal, mais je dois te le dire». D’une voix craintive, je lui demandais de continuer. Ce qui suivit fut pire encore qu’un couteau reçu en pleine poitrine, cela me déchira le cœur. Elle poursuivit ainsi: «Je… J’ai un cancer et je vais bientôt mourir. Les médecins ont dit qu’il me restait encore un mois à vivre, deux tout au plus.» Je ne le croyais pas. Tout cela semblait tellement invraisemblable. Comment une chose pareille pouvait se produire? Marie était si pleine de vie, si joviale. C’était impossible. Mais, elle me redit nombre de fois qu’il n’y avait rien de plus vrai et qu’elle tenait à ce que je ne me fâche pas. Mais, c’était si injuste. Pourquoi fallait-il que ça lui arrive, à elle, à ma meilleure amie? Je ne me souviens plus très bien de ce que je lui ai dit, je ne me rappelle même pas lui avoir adressé la parole. Je suis parti, en courant. Je n’avais nulle part où aller, si bien que je me retrouvais bien vite sur la roche hippopotame où Marie et moi avions l’habitude de nous asseoir pour y admirer le coucher du soleil. J’y passais des heures, des heures à crier, à pleurer. C’était trop cruel. La nuit est tombée et je suis resté là, à contempler le fleuve, le ciel, la terre. Le lendemain matin, la mère de Marie vint me trouver en me disant: «Marie m’a dit que je te trouverais ici. Tu sais, ne sois pas en colère. Ce qui arrive à Marie fait partie de la vie. Je sais que tu dois trouver cela injuste, car j’ai ressenti la même chose lorsqu’on m’annonça la nouvelle. Mais j’ai compris qu’il ne fallait en vouloir à personne et que la meilleure chose à
faire était de vivre pleinement chaque moment avec Marie. Tu ne devrais pas rester ici. Marie pleure depuis hier et ne veut plus voir personne. Tu sais, un ami comme toi, ça ne se remplace pas. Elle a besoin de toi…» Ces dernières paroles m’ont laissé subjugué. Dans ma colère, je n’avais même pas pensé au mal que j’avais moi-même fait à Marie, en la fuyant. Je décidais donc d’aller la retrouver, de la réconforter. Le reste de l’été se déroula comme dans un rêve. Marie et moi revivions nos jeux d’enfants. Nous jouions à cache-cache dans les champs. Le soir venu, nous revenions nous asseoir sur la roche hippopotame et en silence, nous regardions le soleil se blottir derrière les collines, laissant derrière lui, une traînée multicolore, comme l’aurait fait une étoile filante. Nous vivions le moment présent à fond, comme s’il n’y avait rien d’autre.
La famille Freud
Marie était radieuse, je ne l’avais jamais vu aussi heureuse. Elle me confiait souvent qu’elle n’avait pas peur de mourir, car elle avait tout ce qu’elle voulait: moi. Je représentais pour elle bien plus qu’un simple ami: j’étais son meilleur ami, celui à qui elle avait toujours tout confié et elle en était heureuse. Les semaines passèrent ainsi. Juillet disparut, puis août annonça sa venue. Le temps passait trop vite. Vers la mi-août, la santé de Marie se dégrada terriblement et elle resta clouée au lit pendant des semaines, ce qui ne l’empêchait pas de me réclamer des fleurs des champs, des histoires, des rigolades. Dans une chaleur étouffante, nous passions des journées entières à bavarder. Je me sentais si près d’elle. Puis un beau matin, alors qu’une paix sereine baignait sa chambre, Marie nous quitta. Je me souviens de ce matin. Il était doux et calme. Je m’étais levé tôt,
afin de lui offrir des fleurs. Sur la pointe des pieds, j’étais monté à sa chambre. Elle avait l’air d’un ange. Un léger sourire égayait son visage éclairé par de légers rayons. Je m’approchais d’elle et lui chuchotais à l’oreille: «Marie, coucou ! Je t’ai apporté des jolies fleurs.» Elle ne me répondit pas. Je parlais plus fort, la secouais un peu. Toujours pas de réponse. Dès lors, je compris qu’elle ne m’entendrait plus. Encore aujourd’hui, ce jour de fin d’août refait surface, non pas comme un jour douloureux, mais comme un jour très serein où j’ai compris que Marie était de ces personnes qui font le bien, mais qui partent trop vite. Cependant, je garde en souvenir d’elle, l’image d’une fille incomparable avec qui j’ai vécu une amitié profonde et réelle et où chaque petit instant ruisselait de bonheur. x
viii Cahier Création
Le Délit x 5 avril 2005
L’amour à quatre pattes
et du poil
Concept et photos: Hannah Culhane Palmer et Éric Demers Merci à Princesse Régis
Cahier Création ix
Le Délit x 5 avril 2005
Éphémère par Catherine Brousseau
P
ar une chaude matinée de juillet, Polo se rendit à la plage. Il longea la rue principale bordée de palmiers. Le soleil brillait et seuls quelques nuages moutonneux rompaient la monotonie du ciel. Comme d’habitude, Polo s’installa sur la grande chaise numéro 4. Il adorait son travail. Il convenait parfaitement à ses larges épaules musclées, sa mâchoire carrée, son regard perçant. Il n’avait pas son pareil pour repérer les «minettes» comme il aimait appeler les jeunes filles en bikini qui lui tournaient autour comme des abeilles autour d’un pot de miel, en se tortillant comme des chattes en chaleur. Fréquemment, Polo avait une petite aventure avec une de ses admiratrices un peu trop aguichantes. Une fois terminée, la fille disparaissait de la plage et ne donnait plus signe de vie, lui évitant des scènes ennuyeuses. Que voulez-vous, il était seulement victime de sa popularité! Ce n’était tout de même pas sa faute s’il ne pouvait résister aux formes sensuelles délicieusement soulignées par les costumes de bains! Leurs longues chevelures, leurs bouches un peu boudeuses, leurs jambes qui ne semblaient avoir de fin, et sans oublier leurs grosses poitrines. Ah! Non, vraiment, qui pourrait résister? Il n’avait jamais de remords. Il n’avait pas eu de sentiments outre du désir et un peu de mépris pour ses conquêtes. Elles n’étaient rien. Éphémères, elles n’avaient fait que passer pour assouvir quelques-uns de ses fantasmes. Tout en faisant sa ronde, il savait que tous les regards, ou presque, étaient braqués sur lui. Le sable blanc, la mer d’un bleu turquoise, même le ciel azur mettaient en valeur son physique de rêve. Il ne se privait pas de compliments. Il savait que ses courts cheveux noirs, ses yeux couleur de mer, son profil viril, son corps lisse, son abdomen musclé, ses biceps et, bien entendu, ses petites fesses rondes, faisaient de lui un véritable adonis. Il aimait voir toutes les filles se pâmer, presque le vénérer. Il ne tombait jamais amoureux de ses «petites poulettes». Il savait pertinemment qu’il ne fallait pas mêler amour et travail. Séduire et contenter ses proies, pour lui, c’était la fonction principale de tout bon sauveteur. Ne lui avait-on pas appris que les gens devaient s’amuser en toute sécurité? C’est pourquoi il s’était toujours fait un devoir de permettre aux pauvres petites filles de posséder, d’explorer le corps d’un vrai homme. Il est le chevalier servant des belles vierges. S’il ne le faisait pas, qui le ferait? Elles devaient, au moins une fois dans leur vie, connaître l’extase! Tout en réfléchissant, il remarqua
une jeune fille belle comme le jour et voluptueuse comme une nuit d’été. Elle fixait intensément la mer et ne semblait pas remarquer la présence de Polo. Un peu frustré, il passa devant elle en essayant de capter son attention, en vain. Il dévoila un à un ses atours, mais elle resta de glace. Il fit un sauvetage du tonnerre et tous, même les garçons, lui jetèrent un regard admiratif, mais pas elle! Tous les jours elle restait là à contempler la mer, comme si elle attendait un quelconque miracle, sans voir le malheureux sauveteur qui ne dormait plus, ne mangeait plus. Elle l’obsédait, se glissait dans chacune de ses pensées comme une panthère. Il en oublia son rendez-vous avec la mignonne Sonia ou Maria, il avait oublié son nom. Une de ses minettes fit mine de se noyer, mais comme il ne vint pas la sauver, elle finit par sortir de l’eau, fatiguée et
humiliée. Il ne l’avait simplement pas vue, absorbé à déshabiller du regard la magnifique étrangère. Il en fut incapable, elle l’intimidait. Il rougit comme un petit garçon. Il se demandait qui elle était. Une grande actrice de cinéma? Un mannequin connu? Elle venait assurément de Californie. Pourquoi? Il s’imaginait que tous ces habitants étaient comme dans les soap operas américains et que toutes les jeunes femmes y étaient des Vénus de Milo avec des bras. Aphrodite, c’est ainsi qu’il la nommait dans ses pensées les plus intimes car si la déesse grecque de l’amour avait un visage, ce serait celui-là. Il était amoureux. Ça, il en était certain. Jamais une fille ne l’avait possédé à ce point et l’avait ignoré aussi sèchement. Ce soir-là, alors que le soleil se couchait dans des teintes de roses et qu’une légère brume bleutée se soulevait, ses longs cheveux blonds et bouclés descendaient en cascades sur ses épaules.
Comme d’habitude, son corps taillé au couteau et vêtu d’un bikini à l’ancienne mode, rouge à pois blancs, était allongé sur sa serviette. Les regards langoureux ne suffisaient plus. Il lui fit le grand jeu. Il ne voyait pas comment elle pourrait ne pas accepter le cœur et l’âme du plus beau gars de la place! Il puisa son inspiration de toutes les chansons, films, livres et pièces de théâtre parlant d’amour. Soudainement, alors qu’il était au milieu d’une phrase, le visage de l’inconnue s’illumina. Elle se mit à courir vers la mer en s’exclamant: «Te voilà enfin mon amour! Mon cher Carlos, je t’ai attendu si longtemps!» La suivant du regard, Polo la vit courir vers un surfeur venant de la mer. «Pourtant, songea-t-il en tremblant de dépit, il est interdit de surfer ici depuis que le champion Carlos Florez y est mort, il y a 40 ans…» Lorsqu’il se retourna vers eux, ils avaient disparu. x
x Cahier Création
Le Délit x 5 avril 2005
Le biberon par Marino Quezada
C
omme tous les mercredis soirs après l’heure du café, sa mère et sa petite sœur se préparaient pour aller chercher la grande sœur à son cours de peinture. Eustaquio, lui, était toujours prêt à partir. Doña Elena arrivait une demi-heure avant leur départ parce que la mère d’Eustaquio préférait la laisser seule afin qu’elle pût faire le repassage en paix pendant leur absence. Toujours les enfants étaient contents d’aller avec leur mère chercher la grande sœur, toujours Eustaquio bondissait au son des clés de la voiture, sauf ce soir-là. Sa mère et sa petite sœur étant parties sans qu’il s’en aperçût vraiment (et sans qu’il remarquât vraiment l’expression de surprise qu’elles esquissèrent face à son vœu de rester à la maison avec doña Elena), voilà Eustaquio tout excité à l’idée de rester seul avec cette dame si mystérieuse et à la fois si familière dont l’odeur de linge frais repassé lui donnait la même ivresse qu’il éprouvait lorsqu’il grimpait à la cime des arbres les plus hauts, avec un je-ne-sais-quoi de plus. Jamais il ne s’était si bien senti loin de sa mère, surtout depuis la proposition de mariage qu’il lui avait faite le jour d’avant, dans la cour arrière de la maison, tandis qu’il essayait de mettre le vieux berger anglais sur deux pattes pour le faire danser un tango de Carlos Gardel qui jouait à l’intérieur. Quand je serai grand, nous nous marierons, lui avait-il dit en espagnol. Tu sais que nous ne pouvons pas nous marier, je suis ta maman, avait-elle rétorqué avec cette nonchalance presque mielleuse qui lui plaisait tant… mais tout cela était déjà bien loin. Ce soir-là, tout était en place pour le bon déroulement de son plan, dont il ne connaissait pas encore la teneur: maman, petite et grande sœurs pas là, doña Elena tout près, toute chaude devant son fer à repasser, et lui, tout beau dans son pyjama une pièce avec pantoufles intégrées. Gêné, il ne l’était pas. Seulement il savait qu’il ne devait pas l’approcher de façon familière, trop confiante, à la manière du loulou de Poméranie trop gâté par les enfants qui lui lancent des morceaux de pain ou de viande sous la table à l’heure du souper. Il l’approcha donc à la manière d’un chat, avec beaucoup de détours, avec le jeu de regards félins, avec le ronronnement qu’il fallait… Il avait le sens du stratagème, Eustaquio. Il grimpe sur le comptoir par derrière et fait sursauter doña Elena, qui le réprimande presque maternellement. Il s’assied près d’elle et lui fait des beaux yeux, ce qui la fait sourire. Ils marchaient à tout coup, ces petits yeux mignons que
sa tante lui avait appris à faire! Doña Elena éveillait tous ses sens; des sensations tout à fait inconnues s’offraient à lui à cet instant, des pulsions étranges… Par exemple, il ne comprenait pas pourquoi il avait si chaud à l’intérieur ni pourquoi sa tête gonflait quand il reluquait les seins brûlants de doña Elena à travers l’échancrure de son chemisier blanc aux rebords dentelés. Il la regarde repasser la chemise fleurie que sa mère portait quelques jours auparavant, ce qui le fait gigoter intérieurement. Il s’apprête à agir, mais pour faire quoi? Eustaquio est aux aguets: doña Elena repasse sereinement. Sereine comme le conflit fondateur qui traverse le garçon de presque huit ans. Elle semble détachée, mais la façon qu’elle a de ne pas le voir (de ne pas incliner juste assez le regard pour que leurs yeux se croisent), de ne pas lui parler (mais de chantonner imperceptiblement) et de ne pas le toucher sont autant de bonnes invitations pour que lui le fasse. Sans vraiment y penser, il savait que doña Elena était du même âge que sa mère, ce
qui lui importait peu, inconsciemment. Elle était si différente de sa mère! Eustaquio savait qu’avec elle il serait plus facile de se marier, plus tard… Il ne put s’empêcher de prendre sa main au moment où elle posa le fer: ses mains avaient la texture du linge frais repassé. Il s’empare de ces mains de femme qui l’intriguaient délicieusement. Il les porte sur son visage ému par tant de premières fois. Il la tire par sa manche, puis par le col de son chemisier, caresse son cou et, sous les feux de la rampe, tout ce qu’il put formuler fut: un besito… Et il commit l’impensable. Ses petits doigts dans les cheveux de doña Elena, il approche son visage du sien et porte ses lèvres frémissantes sur les lèvres (contre toute attente) humides d’Elena la femme, la mère, l’inconnue… Les lèvres enfantines valsèrent un moment avec le baiser déjà formé de doña Elena. Eustaquio, ivre de sensations et triste de tendresses, ne veut pas tout arrêter là: il promène ses mains sur la poitrine chaude de doña Elena jusqu’à palper ses seins déjà mûrs. Sa peau avait
le teint des champs de blé, piel trigueña; elle avait la texture du linge frais repassé. Il caressa ses seins et il s’attendait à quelque réprimande de la part d’Elena, qui ne vint jamais. Elle avait l’air de s’y plaire, elle avait l’air de vraiment aimer ce qu’il lui faisait, alors il l’embrassa à nouveau. Il aurait voulu lui faire d’autres choses, mais il ne savait pas quoi. Comme elle ne se débattait pas, il essaya d’enlever son chemisier. Il ne réussit qu’à défaire les deux premiers boutons. Elle se débat maternellement. Il se calme. Doña Elena continue à repasser le linge: un léger sourire ornait son visage. Eustaquio, dans son pyjama une pièce avec des petits pieds intégrés, reçoit sa mère et ses sœurs à la porte. Doña Elena dit au revoir à la dame de la maison et s’en va. Ce même soir, sa mère prépara les biberons pour sa petite sœur et pour lui. Sa petite sœur le savourait déjà, mais lui, Eustaquio, n’en voulait pas. Il ne voulait plus qu’on le traite comme un bébé. x
Le Délit x 5 avril 2005
L’escalier photos par Valérie Vézina
Cahier Création xi
xii Cahier Création
Le Délit x 5 avril 2005
25
Le Délit x 5 avril 2005
Théâtrophilie
culturefestival
Entretien avec Marcelle Dubois, dramaturge et coordinatrice artistique du Festival du Jamais Lu. DOMINIQUE HENRI
P
our ceux qui accumulent les textes inédits dans le fond de leur crâne ou dans les replis des tiroirs, le chialage constitue d’ordinaire un exutoire par excellence. Il n’y aurait pas de place pour la relève littéraire! Il n’y aurait plus d’oreilles attentives! Plus d’esprits critiques dignes de reconnaître la beauté, la vraie, celle dont la valeur n’a pas de prix! Celui qui ne réussit pas à vendre la peau de l’ours se plaint de l’avoir tué. Voilà, par les temps qui courent, un dicton bien connu au royaume des jeunes zhauteurs en mal de diffusion… Mais qu’à cela ne tienne! Car depuis quatre ans, déjà, une étoile montante brille dans la constellation des tribunes dédiées à la parole des jeunes dramaturges. Cette étoile a un nom: le Festival du Jamais Lu. Il me fait plaisir de vous présenter la coordonnatrice artistique et directrice de production de cet événement. J’ai nommé: Marcelle Dubois. Le Délit: Comment le Festival du Jamais Lu a-t-il vu le jour? Marcelle Dubois: Il y a quelques années, quelques amis et moi avons voulu créer un événement qui permettrait de faire connaître les pièces d’auteurs peu connus ou méconnus. Nous sentions que plusieurs dramaturges avaient besoin d’un moyen de diffuser leurs textes. Beaucoup de gens du milieu théâtral se sont montrés intéressés par le projet, qui peu à peu a suscité l’intérêt du grand public. En général, les gens du public qui viennent une fois reviennent par la suite; ils ont l’impression d’assister à quelque chose de neuf, de participer à une effervescence. L.D.: En quoi consiste la programmation du festival? M.D.: Le festival présente une parole qui appartient à notre temps. Le Jamais Lu, c’est tout sauf la réalité parfois chiante des
meilleurs textes, environ neuf mois avant l’événement. Carte blanche est alors donnée aux dramaturges qui doivent créer une pièce qui sera mise en lecture. Notre objectif est de montrer une variété d’univers théâtraux et d’offrir des plages où les auteurs peuvent exercer leur parole. Le tiers des participants est formé de gens ayant déjà participé au Jamais Lu. Un autre tiers est composé de ce que j’appelle nos «locomotives», c’est-à-dire des gens qui, comme Francis Monty, Olivier Choinière et Jean-François Caron, ont déjà cumulé une certaine expérience d’écriture. Le dernier tiers regroupe des auteurs qui en sont à leur première participation et n’ont que peu écrit, mais qui témoignent d’un engagement dans la pratique dramaturgique.
«L’écriture est tellement quelque chose de personnel et d’universel qu’il n’y a pas de façon claire d’y arriver, sauf peut-être la persévérance», affirme Marcelle Dubois.
événements littéraires. Les artistes sont accessibles. L’événement se veut à la fois festif et participatif. Le cœur de la programmation du festival, qui sert à voir naître des créations, est constitué d’une douzaine de textes inédits d’auteurs de la relève. Nous présentons des textes qui n’ont jamais été montés. Nous choisissons d’abord les auteurs qui participeront au festival, non pas les
L.D.: En quoi le Jamais Lu s’inscrit-il contre l’institution théâtrale telle qu’on la connaît? M.D.: Les façons de faire du festival se mettent en porte-à-faux de ce qui se fait présentement dans le milieu théâtral en termes de rentabilité et d’abonnements en assumant une «prise de risque contrôlée» – rires –… Avec de très petits moyens, le festival, par sa formule, dit qu’il est possible de donner place à de nouvelles paroles, d’autant plus qu’actuellement, les jeunes auteurs parviennent rapidement à une maturité d’écriture. Leurs prédécesseurs, à qui l’on doit les révolutions culturelles des années 50 et 60, occupent toujours une place importante au sein des institutions. Mon discours n’est pas de dire mettons-les à la porte et brûlons-les, mais plutôt de dire qu’une main reste à tendre entre les générations, de dire aux institutions qu’il y a moyen de le faire et qu’il existe de très bons jeunes auteurs. Les institutions connaissent bien leur réalité, leur bataille, mais ne connaissent pas nécessairement celle de la relève.
Théâtre, alcool et désoeuvrement
L.D.: Comment expliquer ce phénomène? M.D.: La précarité dans laquelle vivent les artistes – qui gagnent, en moyenne, 12 000 dollars par an – peut sans doute contribuer à expliquer ce fossé entre les générations. Il n’y a tellement pas d’argent qu’on finit par se manger la laine sur le dos. Pour faire de la place à la relève, il importe d’abord d’avoir sa propre sécurité. L.D.: Que dire aux jeunes auteurs qui liront cet article? Dans quelle mesure le festival s’adresse-t-il à eux? M.D.: Je peux commencer par parler de mon propre cas. Je n’ai personnellement aucune formation en dramaturgie. Au début, cela n’a pas été facile, mais mon travail de longue haleine commence maintenant à porter fruit. Après avoir obtenu un DEC général en lettres et art dramatique à Sainte-Thérèse et un certificat en création littéraire à l’UQAM, j’ai fondé ma propre compagnie, les Porteuses d’Aromates. Ensuite, nous avons fondé le Festival du Jamais Lu et je suis devenue membre du CEAD – Centre des auteurs dramatiques. J’ai beaucoup appris en allant voir les autres et en lisant. S’il y a un métier où il n’y a pas de voie déjà toute tracée, c’est bien l’écriture. L’écriture est tellement quelque chose de personnel et d’universel qu’il n’y a pas de façon d’y arriver, sauf peut être la persévérance. Le Jamais Lu est donc un festival de théâtre professionnel, mais le lieu où le professionnalisme commence n’est pas coulé dans le béton… x Alors, sur ce, francophones et francophiles qui êtes venus à bout de ces lignes, une invitation à la découverte vous est lancée! La 4e édition du Festival du Jamais Lu, qui réunira cette année plus d’une centaine d’artistes, se tiendra du 14 au 23 avril à la salle du O Patro Vys. Consultez le site www.jamaislu.com pour avoir accès à la programmation complète de l’événement.
culturethéâtre
Tchekhov nous en apprend sur la folie oisive de notre génération dans Ce fou de Platonov, en ce moment au Théâtre Prospero. LUCILLE HAGEGE
B
outeilles de bières vides, cendriers pleins… Je ramasse les débris d’une autre soirée estudiantine où les vociférations contre les anti-grévistes se sont mêlées aux volutes de fumée. Nous avons parlé haut et fort de corporatisme, consumérisme, communisme et corruption, mais ces propos enflammés, nous le savons tous, vont s’évaporer dans la routine du lendemain. Et où serons-nous dans dix ans, lorsque la vie nous aura happés complètement dans sa marche méthodique? Seront-nous comme les personnages de Tchekhov dans Ce fou de Platonov, sa toute première pièce, qui, incapable de réaliser leurs aspirations socialistes de jeunesse se morfondent dans l’oisiveté d’une vie provinciale qui compte pour seule activité la contemplation, tour à tour, de fonds de bouteilles et de fonds de culottes? C’est ce que semble penser Christina Iovita, metteur en scène de la toute dernière production du théâtre de l’Utopie,
qui nous offre une nouvelle version de cette pièce fleuve où seuls les personnages dans la trentaine sont retenus. Cependant, malgré la pertinence des thèmes abordés et le jeu dynamique des jeunes acteurs, la mise en scène ne parvient pas au résultat espéré. Seul un morceau épuré du texte est présenté, mais la pièce, qui dure trois très longues heures, n’en est pas moins répétitive. Les cris, les culbutes et les intrigues amoureuses vaudevillesques n’apportent pas le rythme espéré mais écartent le spectateur de la trame dramatique. Il est vrai que Tchekhov aimait écrire des comédies, mais la situation des personnages est comique en elle-même, et n’avait nulle besoin d’être martelée tout au long de la pièce. Le personnage de Platonov, quoique joué avec brio par Marcel Arroyo, est décevant car la réécriture du texte le prive de toute sa substance. Ni ses répliques, particulièrement vides, ni sa présentation ne font allusion à l’intellectuel qu’il est sensé
Cette réécriture de Tchekov signe la fin de l’idéalisme.
être, et son passé d’étudiant engagé dans le socialisme utopique est omis. Nous nous retrouvons avec un personnage qui bouleverse toutes les femmes autour de lui, mais pour
aucune raison apparente. Il y a tout de même quelques bons moments ici et là, assez pour ne pas trop s’ennuyer, mais on quitte la pièce avec le sentiment que le programme était plus informatif que la pièce elle-même. Malgré tout, la pièce continue de me hanter plusieurs jours plus tard. Le désœuvrement des personnages, coincés dans leur existence futile de privilégiés, ressemble tellement à la vie que nous menons ici, tapis dans l’ombre des révolutions des années 60 qui ne changèrent rien. Tchekhov fait plus que critiquer une société bourgeoise enlisée dans son échec face à la vie. Il nous offre une forme d’avertissement, comme s’il avait pu entrevoir déjà la fin de son propre idéalisme, et de celui de toute une génération. x Ce fou de Platonov est présenté jusqu’au 16 avril au théâtre Prospero, 1371, rue Ontario Est (métro Frontenac). Réservations: (514) 5266582. Pour plus d’info: www.laveillee.qc.ca.
26
Le Délit x 5 avril 2005
Dis-moi qui te hante
cultureartsvisuels
Le Musée d’art contemporain expose les œuvres de l’artiste multidisciplinaire sud-africain William Kentridge. YNÈS WU
I
l y a quelques semaines, en lisant le blog de Pierre Assouline, La République du Livre, je lus un sondage effectué par The Independant auprès d’une centaine d’écrivains, auxquels on avait demandé quel était le personnage de fiction qui les avait le plus profondément marqués. Fascinée par ce sondage, je me suis posée plus tard la même question: qui me hantait donc? Je me voyais alors ramasser les petits morceaux éparpillés dans ma mémoire, des morceaux de Meursault, de Holden Caulfied, d’Inès, de Raskolnikov, du colonel Aureliano Buendía, de Prufrock, d’Edward Scissorhands, de Marla Singer, de Joseph K, de Poil de carotte, d’Alice,… et voilà depuis mercredi, j’ajoute deux autres pierres dans mon petit sol graveleux: Soho Eckstein et Felix Teitlebaum, protagonistes de sept courts-métrages d’animation qui s’échelonnent de 1989 à 2000, créés par l’artiste sud-africain William Kentridge. Jusqu’au 24 avril, le Musée d’art contemporain de Montréal présente une exposition majeure des œuvres de William Kentridge qui a une réputation internationale pour ses uniques courts-métrages d’animation et dessins au fusain. Après des études de philosophie et de sciences politiques,
Figure centrale de l’art contemporain, William Kentridge s’intéresse à l’art d’ambiguïtés et de contradictions.
William Kentridge, né en 1955 à Johannesburg, se tourne vers les beaux-arts, puis vers le théâtre. À la fois cinéaste, metteur en scène de théâtre et d’opéra, dessinateur, graveur et animateur, Kentridge est parvenu ces dix dernières années à devenir une figure centrale de l’art contemporain. En tant qu’artiste, il s’explique: «Je n’ai jamais essayé de faire une illustration de l’apartheid, mais les dessins et les films sont engendrés et nourris de cette société brutalisée, laissée pour compte. Je m’intéresse à un art politique,
c’est-à-dire un art d’ambiguïtés, de contradictions, aux démarches non abouties et aux finalités incertaines. Un art où l’optimisme est maintenu en échec et le nihilisme aux abois». L’art de Kentridge est absolument impressionnant et pulvérise entièrement le peu d’innocence qu’il nous reste. Son art fait renaître le passé qui ronge nos viscères et appelle à un remède aux blessures de l’histoire. Il nous enlève de nos îlots du désir individuel et nous resitue dans le chaudron de la responsabilité sociale. Il explore
l’homme partagé entre ce qu’il pense et ce qu’il dit, entre ce qu’il dit et ce qu’il fait. Cette disparité des individus et la confrontation interne de l’homme au sein des contextes sociaux et historiques en mouvement constant sont incarnées par Soho et Félix. Soho Eckstein, un adipeux magnat avec des costumes rayés et des traits épaissis, symbolise le blanc privilégié qui pense que rien ne lui résiste. Son alter ego, Felix Teitlebaum, passif et rêveur, dont on ne voit pratiquement que le dos, au départ du moins, est spectateur à l’ascension de Soho Eckstein puis à sa déchéance, qui correspond aussi à son humanisation. Autour d’eux, l’Afrique du Sud, confisquée par les blancs de l’élite, s’enlise dans la pénombre alors qu’ils restent des témoins passifs malgré une semblance de pouvoir… Les films de Kentridge sont de véritables poèmes visuels débordant de symboles et d’allusions. Ces œuvres sont d’une telle passion et d’une telle richesse d’imageries, provoquant chez le spectateur une panoplie de liens visuels et intellectuels. Kentridge construit ses films d’animation en utilisant une technique dont le processus implique des milliers d’altérations successives, de grattages et de
De la haine à l’amour
superpositions sur ses dessins au fusain. Ainsi, on peut voir la trace de chaque moment de sa création, conférant aux films un air hanté par le pouvoir humain de détruire et reconstruire. Tout s’entremêle et tout coule aisément d’une image à l’autre, d’un élément à un autre, et d’un événement à un autre. Les œuvres de Kentridge agissent comme une morsure: ce sont des actes de présence au monde, des tentatives inquiétantes et pourvoyeuses d’interrogations. À chaque plan, il vise à interroger, interpeller et inquiéter en questionnant notre notion de temps, nos modes de pensées et nos standards de morale. Il nous fait refuser notre condition tel quel et nous empêche de fermer les yeux sur les tragédies qui nous entourent. L’art de Kentridge nous force à nous regarder droit dans le rétroviseur et à nous demander sans pitié: «Que faisons-nous quand tout s’écroule?»… x Ne manquez pas cette présentation à Montréal qui est le seul point de chute en Amérique du Nord, jusqu’au 24 avril au Musée d’art contemporain de Montréal, 185, rue Sainte-Catherine Ouest (métro Place-des-Arts). Pour plus d’information: (514) 847-6226 ou visitez le www.macm.org.
culturethéâtre
Lorsqu’un anarchiste idéaliste rencontre une souveraine effrontée, l’assassin potentiel peut se métamorphoser en amant passionné.
L
e théâtre Denise-Pelletier, qui a fêté son quarantième anniversaire l’an passé, nous propose jusqu’au 7 avril une œuvre magistrale de Jean Cocteau (18891963). La carrière de celui-ci serait longue à retracer puisque, outre ses talents d’homme de plume (il a notamment publié quatre romans et sept pièces de théâtre), Jean Cocteau a donné libre cours à sa vocation d’artiste à travers des milliers de dessins, de sculptures et de décors de théâtre. L’Aigle à deux têtes a été écrit à la demande de son ami Jean Marais, qui sollicitait une pièce où il pourrait exprimer toutes les facettes du métier de comédien: «Je voudrais une pièce où je me taise au premier acte, où je pleure de joie au second acte et où je tombe d’un escalier à la renverse au troisième acte». Le résultat se rapproche davantage des grandes tragédies classiques,inspirées de Racine et de Shakespeare, que des Enfants terribles. Écrite en quelques semaines seulement,
la pièce s’inspire en réalité des destins de l’impératrice Elisabeth d’Autriche (Sissi), assassinée par un anarchiste en 1898, et de son cousin, le fantasque Louis II de Bavière, auquel on doit le fameux château de Neuschwanstein. La première représentation a eu lieu en 1946 avec Jean Marais et Edwige Feuillère dans les rôles principaux, avant d’être portée à l’écran deux ans plus tard. Par un soir de tempête au jour anniversaire du décès de son royal époux, la souveraine croit reconnaître ce dernier sous les traits d’un étranger qui pénètre par effraction dans sa chambre. Si la ressemblance est troublante, l’intrus est cependant un dangereux opposant politique recherché par la police. Ses intentions, rapidement dévoilées, assassiner la souveraine, n’effraient pourtant pas cette dernière, désabusée depuis son veuvage. Un charme opère immédiatement entre ces deux êtres
blessés par la vie et la reine en vient même à protéger celui qui était destiné à la tuer. En effet, le jeune anarchiste se révèle l’auteur d’un poème anti-monarchique, dont la souveraine a eu connaissance et aux charmes duquel elle a succombé. Encourageant la diffusion de ce pamphlet écrit en réaction contre l’ordre qu’elle est censée incarner, elle rencontre enfin celui dont elle a tant admiré le style, épris de rêves et de libertés. Cet aspect de la pièce en est sans doute son point d’orgue. En épurant le texte original, MarieThérèse Fortin, qui a signé la mise en scène, en a accru la dimension poétique alors même que Cocteau lui-même se définissait avant tout comme poète. À cet égard, le danseur Kha, qui interprète le fidèle confident sourd-muet de la monarque, participe grandement à cet enchantement et à ce charme intemporel de la poésie pure. La cadence même de ses pas paraît alors traduire au mieux les sentiments et
Robert Etcheverry
ARNAUD DECROIX
L’Aigle à deux têtes de Cocteau s’inspire des destins de l’impératrice Sissi.
les pulsations du cœur royal. À cet égard, Sylvie Drapeau, qui incarne la reine, et Hugues Frenette, dans le rôle du contestataire aux sombres desseins, interprètent également à merveille leurs personnages. Les gestes gracieux de l’actrice accordent en particulier une dimension irréelle à la souveraine éplorée par la mort de son mari. Présentée au Théâtre de La Bordée de Québec, en janvier
dernier, la pièce y a connu un beau succès. Il ne reste plus que quelques jours pour profiter à notre tour de ce moment d’émotion intense. x L’Aigle à deux têtes, est présenté jusqu’au 7 avril au Théâtre DenisePelletier, 4353, rue Sainte-Catherine Est (Métro Viau). Pour réservation: (514) 253-8974. Pour plus d’information: www.denise-pelletier. qc.ca
27
Le Délit x 5 avril 2005
Décroche du rush!!!
culturehumour
Des finissantes de l’UQÀM nous ont offert mardi passé un spectacle d’humour de la relève comique québécoise qui nous a bien bidonnés, à défaut de nous relaxer de la fin de session (absente pour la plupart…sauf pour nous!). ÉMILIE BEAUCHAMP
A
vec des noms bien en vue et en vie au Québec tels que Billy Tellier et Stéphane Poirier, deux nominés au Gala des Oliviers 2004, la bande des 6 finissantes de l’UQÀM nous en a mis plein la vue ce mardi dernier. Dans le cadre du programme de relations publiques de l’UQÀM, 6 futures relationnistes se sont lancées dans ce projet farfelu et ont réussi à tout organiser comme de vrais pros, malgré la pression sociale de la grève étudiante les incitant constamment à ne rien faire de leur temps… Pouvant choisir le projet qu’elles désiraient, les 6 filles se sont tournées vers le milieu de l’humour, plus particulièrement de la relève de l’humour au Québec. Pourquoi donc, nous demandonsnous? Eh bien simplement parce que l’humour au Québec est non seulement fameux et prolifique mais aussi parce que le milieu est une vraie mine d’or d’artistes où pullule le talent! En ce qui concerne la relève, le groupe a choisi d’encourager les gens peu connus ou en voie de le devenir (comme elles-mêmes), et surtout moyennant un petit budget… qui a été investi dans plusieurs prix de présence. Ayant lieu dans l’ambiance branchée mais pas trop
huppée du Swimming, le show nous a fait découvrir 7 humoristes en pleine lancée et ayant souvent côtoyé les grands noms comiques, en première partie, seulement pour le moment bien sûr, mais ce pas pour longtemps. Après avoir exploré les problématiques des relations de couples au Québec en présence de Dany Drouin, animateur dévoué de la soirée, Alexandre Barette et Claude Desjardins nous ont divertis de faits divers, alors que Sandrine Charbonneau, seule représentante de la gent féminine humoristique, a observé d’un œil critique la (fausse) représentation des femmes dans les médias. Notons une performance épatante de Billy Tellier en Ben Laden et de Stéphane Poirier en lui-même, ainsi que d’Alexandre Bégin en lutin de Noël… Tous étant des diplômés de l’École Nationale de l’humour, ils portent un regard lucide et satirique sur notre train-train quotidien si banal et font ressortir l’ironie des petites choses… D’ailleurs vous ne regarderez plus jamais les pubs de rasoirs de la même façon! Résumer un spectacle d’humour et en sortir les gags dans un article n’est certes pas le meilleur moyen de vendre les perles
d’humour de mardi dernier. Le fait est que c’est bien meilleur lorsqu’on y est… Mais voici l’aubaine: il vous est donné de les voir tous les premiers lundis du mois en vedettes aux shows d’humour du Swimming! En effet, le bar-billard/ salle de spectacle Le Swimming se dédie à la découverte de talents de toutes sortes et à leur promotion. Que ce soit pour les shows de rock, les DJs hip-hop ou encore du rétro, le Swimming tente de lancer les artistes locaux en les présentant au cœur de la vie urbaine de la très prisée rue Saint-Laurent. On peut alors comprendre pourquoi nos relationnistes et leur relève ont fait leur nid à cet endroit. La joyeuse bande et plusieurs autres nous reviennent donc le lundi 2 mai avec de nouveaux visages, de nouveaux sketches, des spéciaux sur l’alcool, une salle pleine à craquer et une fin de session à fêter! Les lundis Stand-Up avec Dany Drouin ont lieu tous les premiers lundis du mois au Swimming, 3643, boulevard Saint-Laurent. Pour plus d’information sur le calendrier et les spectacles à venir au Swimming, visitez le www.leswimming.com.
Un restaurant fusion
Dany Drouin nous a présenté la relève comique du Québec, dans un show explosif au Swimming mardi dernier.
cultureresto
Le Thé au logis a ouvert ses portes sur la rue Crescent, un bijou à découvrir... VIRGINIE FORESTIER
L
a diversité culturelle à Montréal se reflète dans le vaste choix de restaurants situés au centre-ville. Un étudiant peut sortir dans un endroit japonais spécialisé dans les sushis ou savourer des bonnes pâtes dans un restaurant italien. Le Thé au Logis se distingue dans la mesure où il est un exemple de cette diversité culturelle même, et fait à la fois salon de thé, resto et galerie d’art. Il se caractérise par une fusion entre la culture européenne et coréenne. La patronne du Thé au Logis est d’origine coréenne mais a habité plusieurs années à Paris, d’où l’idée d’un restaurant fusion. Cette hétérogénéité se perçoit dans le menu, ainsi que par la décoration et l’ambiance de ce salon de thé. Le menu est structuré à l’européenne: entrées, plats principaux et desserts. Cependant, la structure de celui-ci ne néglige pas son aspect coréen: les soupes présentées au début sont purement coréennes et le
thé remplace le café traditionnel européen. Le large éventail de choix de thés et de tisanes, tous avec des arômes exotiques, vous transporterons dans un monde d’odeurs alléchantes. À l’arrière de la carte des thés, se
trouve une description des fonctions de chaque élément. Avec le menu principal, vous pourrez choisir une entrée ou un plat principal plutôt européen ou coréen selon votre envie du moment. Laissez-vous tenter par un cocktail de crevettes,
une salade aux algues et au crabe, ou un carré d’agneau. Les spécialités du chef sont, par exemple, le filet de bœuf à la moutarde, le canard à la pékinoise, la sole au gingembre et un sushi-maki pour deux personnes. Toutes ces spécialités viennent avec une soupe. Les prix restent très raisonnables et tournent autour des cinquantecinq dollars pour deux personnes, alcool non-compris. Cependant, pour ceux qui aiment le concept du «Apportez votre vin», le Thé au logis ne le permet pas. Le service peut être un peu long et moins professionnel que dans les restaurants très chics, mais les serveurs sont toujours accueillants et chaleureux. L’originalité de ce salon de thé provient aussi de la décoration et de l’ambiance. Un jeune groupe de musiciens anime la soirée du jeudi et du samedi soir avec du jazz! La musique est un peu forte; cependant, leur enthousiasme est contagieux et ils font preuve
d’une spontanéité remarquable. La luminosité apaisante du Thé au logis correspond parfaitement à l’ambiance décontractée mais sophistiquée que vous y trouverez. Des bandes dessinées sont exposées sur un mur et des dessins asiatiques sur le mur opposé. Dans un coin du restaurant se trouve une petite exposition de beaux vases et d’autres objets intéressants. La clientèle du restaurant est jeune et la spécialisation en thé de la maison est impressionnante. Alors avec l’approche de l’été, faites-vous plaisir et allez savourer une tisane de fraise et de rhubarbe ou un thé mélangé à des pétales de roses et de fleurs exotiques sur la terrasse du Thé au Logis. Le Thé au logis, salon de thé-restogalerie d’art est situé au 1175A, rue Crescent. Pour réservation: (514) 866-0689.
28
Le Délit x 5 avril 2005
Parce qu’il y avait Aut’Chose
culturemusique
Aut’Chose fête son trentième anniversaire jeudi soir au Café Campus. ALEXANDRE VINCENT
C
’est enfin jeudi soir qu’aura lieu le concert commémorant le 30e anniversaire d’Aut’Chose. Parce qu’il y a trente ans, le rock se faisait déjà en français au Québec. Il y a trente ans, une rencontre entre le rock et la poésie allait marquer une génération de Québécois. Pour la première fois, ils entendaient le style rock avec des paroles en français. Un français qui leur était familier. Le français qui meublait le quotidien des ruelles. «Je me rappelle, quand on a commencé à faire du rock francophone, il n’y avait pas d’infrastructure. On était des pionniers. Fallait tout inventer». Si vous n’avez jamais entendu parler d’Aut’Chose, c’est compréhensible. Lorsque l’on regarde les archives de nos belles stations de radio, on jurerait qu’il y a seulement Beau Dommage, Charlebois, Harmonium et Marjo. Mais il y avait Aut’Chose, un groupe qui se réclamait de la contre-culture et qui se foutait des conventions. De plus, je crois sincèrement que de tous les groupes issus des années 70, c’est celui qui s’écoute le mieux, encore aujourd’hui. L’aventure fut courte. Trop courte. Pourtant, en l’espace de quelques années, Aut’Chose a eu le temps de marquer au fer l’univers du rock francophone. Et
le rayonnement ne s’étend pas juste au Québec. Ils connurent même le succès en Europe. «Je reçois plus de royauté de l’Allemagne que du Québec», s’exclame le poète. Dans une poésie urbaine à enrobage musical pesant, le groupe a su innover et donner quelque chose de nouveau. Cette quotidienneté, Francoeur la côtoie encore aujourd’hui. Professeur de littérature au Cégep de Rosemont, il trouve la jeunesse plus allumée et flyée que jamais: «Je déjeune chaque matin, dit-il, au Second Cup dans Outremont. Chaque jour, les jeunes qui y travaillent apportent des disques qu’ils gravent. Des compilations de leurs meilleurs disques et ça passe de Boris Vian à Loco Locass en passant par Nirvana et 2 Pac. J’en découvre plus en déjeunant le matin qu’en écoutant la radio commerciale à Montréal. Ce sont eux que la radio devrait engager au lieu de faire des études de marché». Pour ce concert, la nouvelle gang d’Aut’Chose puisera seulement dans les trois premiers disques, soit Prends une chance avec moé (1975), Une Nuit comme une autre (1975), Le Cauchemar américain (1976). Deux petites exceptions: le rap à Billy et un poème de Jim Morrisson des Doors.
Une bombe Dans son projet, du côté musical, il ne peut se tromper. Jean Racine, guitariste d’Aut’Chose depuis toujours, sera de la partie. Et croyez-moi, pour avoir eu la chance d’assister à une répétition, Jean Racine n’a absolument rien perdu de sa fougue. Il pourrait donner un cours de «ROCK607 Avancé» à bien des jeunes rockers pseudo-punk. De plus, Francoeur s’est entouré de la crème de la musique heavy-émergente (n’oubliez pas qu’«émergente» est devenu le synonyme francophone d’underground). Denis D’Amour (Voivod), Michel Langevin (Voivod), Vincent Peake (Groovy Aardvark) et Joe Evil (Grimskunk) sont l’armée qui s’occupera du volet musical. «J’ai travaillé avec toutes sortes de musiciens. Avec des musiciens de studio professionnel, c’est le fun. Malgré le fait que ce soient des musiciens aguerris, ils n’aiment pas toujours ce que tu joues. D’autres sont de grands passionnés, mais la technique n’est pas là. Mais avec ces musiciens-là, je suis au paradis. En plus, ce sont des fans d’Aut’Chose. J’ai le meilleur des trois mondes». En regardant l’affiche du spectacle, Francoeur s’exclame: «Ça inspire la poésie. Regarde les noms de famille des membres du band, y’a
Premier avril à l’Usine C
C’est entouré de Jean Racine, Vincent Peake, Joe Evil, Denis D’amour et Michel Langevin que Lucien Francoeur fait revivre Aut’Chose.
de la poésie là-dedans. D’Amour, Francoeur, Racine, Peake, Langevin, Evil. Ça parle de soi-même». En jetant un regard sur la carrière du groupe, il lance avec son légendaire sourire en coin: «Il y a deux façons d’avoir du succès. Il y a le succès précoce, juvénile et éphémère. Il y a les one-hit, ceux qui font des millions avec une chanson, mais ils n’ont rien fait depuis. Deux carrières malheureuses. Il y a aussi deux sortes de carrières: celle à la Beau Dommage, qui habite une époque. Mais ils sont campés dans
cette époque parce qu’ils ont été joués à saturation. Et l’autre type de carrière est celle d’Aut’Chose, celle dont tu n’entends jamais parler et qui dure dans le temps». À ne pas manquer. x Aut’Chose sera en spectacle le 7 avril, avec invités, au Café Campus, 57, rue Prince-Arthur Est. Pour réservation: (514) 845-1010. Pour plus d’information sur Aut’Chose, visitez le www.lucienfrancoeur.com.
culturemusique
Palimpseste d’orchestre: partitions grattées, coupées, collées et transformées; 25 ans de SuperMusique … toujours actuelle. BORHANE BLILI-HAMELIN
L
e petit Larousse Le travail d’excavation journalistique commence toujours (souvent?) dans un dictionnaire. La table est mise: le jeu pour aujourd’hui, déchiffrer l’énigme. Toujours: adv. (de tous les jours) De tous les temps, dans le passé, comme dans le futur. Actuelle: adj. 1. Qui existe dans le moment présent, l’époque présente. Le régime actuel. 2. Qui concerne, intéresse l’époque présente. Un sujet très actuel. 3. PHILOS. Qui existe en acte, conçu comme réel effectif. Palimpseste: n.m. (gr. Palimpsêstos, gratté de nouveau). Manuscrit sur parchemin dont la première écriture a été lavée ou grattée et sur lequel un nouveau texte a été écrit. Trois thèmes, ci-dessus: le non-changeant, le présent et le changement. D’abord le changement. Le changement est une relation entre deux choses: l’une était, l’autre remplace celle qui était. En matière de remplacement, il est question de placer une chose à la place d’une
L’événement palimpseste d’orchestre est le regard que portent trois musiciennes sur leur musique et sur la musique.
autre. Plusieurs scénarios – comme dans les films – sont possibles. Par exemple, on peut prendre la première chose, la transformer – plus ou moins – et la replacer où elle était. Aussi on peut prendre la première chose, la déplacer et en placer une autre juste-là: à l’endroit exact où elle était. Finalement, on peut prendre la première chose, la supprimer – gentiment – et en placer une autre, toujours là où elle était. L’aventure du palimpseste fait un peu de tout ça: on transforme
ce qui était tout en le déplaçant du présent et par le fait même le supprimant du présent. C’est comme de la jonglerie. Ensuite, le présent. Le présent dans l’art fait office de lieu, de bourreau et de tremplin. L’art du présent est ici, à vif, aux aguets. Il s’efforce de répondre aux mouvements du lieu et de l’apprivoiser. Cet art est d’audace, de risques et d’erreurs, mais aussi de son propre élan. C’est tout de même complexe, car au bout du compte,
le défi n’est pas que d’être présent: après tout, le lieu n’est lieu que par ses frontières. Dès lors, ou comme avant, par ces frontières toujours mouvantes, le présent chemine sans arrêt vers ce qui vient. L’art du présent est donc une marche tangible, palpable. Cette procession part de ce qui était, le regarde, se regarde, et poursuit. Enfin, le non-changeant. Très court, celui-là. Tout change, au moins par le fait de ne pas être deux fois au même moment.Tout change, ou presque: nous sommes après tout toujours humains. L’art toujours présent n’est peut-être que cet art qui bat pour le demeurer: humain. La SuperMusique Les productions SuperMusique sont l’effort de trois piliers de la «musique actuelle» québécoise: Joane Hétu, Diane Labrosse et Danielle Palardy Roger. Je suis jeune et les connais depuis trop peu longtemps. Juste assez, cependant, pour avoir pris goût au plaisir d’être témoin de leur aventure, celle de la musique. Leur geste est
beau et posé, franc et audacieux, joueur et envoûtant. L’événement palimpseste d’orchestre est le regard que portent ces trois musiciennes sur leur musique et sur la musique. L’idée est de gratter, couper, coller et transformer leurs partitions passées pour ainsi en faire une musique même et autre. Un geste du présent. La SuperMusique est porteuse d’un regard; rêveur et incisif. Elle m’interpelle, me demande ce qu’elle est, ce que je suis.Tout au long de la traversée, elle danse, me fait rire, elle est sérieuse et me surprend. À la fois un jeu et un sacre de l’instant, elle me demande de prendre une pause. La SuperMusique n’a pas d’âge, elle n’a que l’instant. En fait, elle a l’âge de la sagesse: les yeux clairs, dans un berceau de rides, elle raconte. À l’oreille elle hurle, murmure. Doucement, pas trop: être humain. Elle donne l’envie. x Pour plus d’information, je vous encourage à visiter le site des productions SuperMusique au www. supermusique.ca
29
Le Délit x 5 avril 2005
«Wearker than the Constantines»
culturemusique
Avec The Weakerthans et The Constantines, Montréal accueille l’Inde Rock au Cabaret Music-Hall. AGNÈS BEAUDRY
Mélanie Ferris
J
eudi dernier, The Weakerthans et The Constantines ont offert un remarquable spectacle au Cabaret Music-Hall de la rue Saint-Laurent. En ouverture, The Constantines, groupe canadien composé de Steve Lambke, Bryan Webb, Doug MacGregor, Dallas Wehrle et Whil Kidman, mérite d’être découvert par ceux qui ne les ont pas encore entendus. Ils s’intègrent parfaitement au son «inde rock» de la scène adjacente au «mainstream» des ondes radio. Ils se disent influencés par The Clash et The Talking Heads, résultat d’une éducation «hardcore punk rock». Mais sur scène, l’on ne peut manquer l’influence pop qui semble teindre la plupart des groupes de la scène underground qui fleurit dernièrement et d’où sort une des musiques les plus originales et, surtout, amusantes. Ils sont, selon moi, de ces groupes qui sont bien meilleurs en performance que sur enregistrement. C’est surtout la voix de Steve Lambke qui me semble la marque d’unité du groupe. Sinon, leur musique a encore besoin d’un peu de soleil pour déployer sa forme terminale démarquante. Ils se sont donc joints à The Weakerthans pour un tour transcanadien en l’honneur de leur dernier disque, Shine A Light. The Weakerthans, de leur côté,
The Constantines est un groupe canadien composé de Steve Lambke, Bryan Webb, Doug MacGregor, Dallas Wehrle et Whil Kidman
originaires de Winnipeg, sont un peu plus établis. Quelle satisfaction doit-on trouver lorsqu’une centaine d’étrangers se sont rassemblés dans une pièce pour chanter en cadence les vers que vous avez composés seul avant même d’avoir imaginé que l’on puisse vous accompagner? Ils ont rempli le cabaret
deux soirées d’affilées pour un spectacle que je conseille à ceux qui aiment le mélange d’un rock-pop-punk doublé des plus belles paroles que j’aie entendues depuis Mallarmé. Aucun doute, le fort de The Weakerthans est la poésie de Stephen Carroll. Leur musique est plutôt simple, assez catchy, ce qui ne la rend pas moins
Les Breastfeeders
intéressante. Sont-ils meilleurs sur scène qu’en enregistrement? Voilà une question qui a ses pours et ses contres. Pour la scène: un sourire fendu, une joie excessive. Soumis à un tel spectacle, devant le bonheur servi sur un plateau, le spectateur sent la même joie envahir son cœur. Leur performance est un jeu, et dans la foule, on ne peut que jouer avec eux. Mais le son perd un peu de sa qualité. Sur CD: une des forces de leur musique est la pureté du son; la clarté des vocalises et l’effet de la scène enterrent un peu cette beauté. Leur musique n’étant pas d’une technique des plus sophistiquées, le tout est un peu assourdi, étouffé. Ma prescription: les écouter d’abord à la maison pour ensuite pouvoir s’amuser en concert avec eux! The Weakerthans et The Constantines se rendront jusqu’àVancouver où ils termineront leur tournée le 30 avril. Malheureusement, cette fois-ci, vous les avez manqués à Montréal, mais reste toujours l’option «House Edition». The Weakerthans ont trois CD, dont leur dernier se nomme Reconstruction Site. x Pour plus d’information, visitez les sites www. theweakerthans.org et www.constantines.ca.
culturemusique
L’avenir du rock n’ roll francophone n’est pas menacé à Montréal...
NICHOLAS BELLEROSE
E
n ce moment, la scène musicale montréalaise est en pleine explosion. Les grands magazines spécialisés allant jusqu’au New York Times décrivent Montréal comme «the next big thing». On y parle beaucoup des groupes anglophones, mais il existe aussi une relève francophone importante. Mis à part les chansons jouées à la radio commerciale et les vieux rockers faisant des retours sur disque, il existe Les Breastfeeders. Ce sextuor, ayant un son garage pop, une énergie électrisante et une attitude typiquement rock n’ roll, a été un précurseur de la nouvelle vague underground. Remontons le temps en compagnie de ses membres pour mieux connaître ce groupe à découvrir. Toute cette aventure a débuté au printemps 1999 lors d’une fête, se rappelle Luc Brien, chanteur, compositeur et guitariste du groupe: «J’ai pris une guitare et commencé à jammer. J’ai rencontré Joe, l’actuel bassiste et il voulait former un band». Il restait à trouver les autres éléments musicaux, ce qui arriva peu de temps après. «Joe demanda au drummer Kiki Boone de se joindre à eux et Sunny, le guitariste lead a su saisir l’opportunité du moment». Une fille a même fait son apparition dans le groupe avec la guitare rythmique et la magnifique voix de Suzie McLeLove. On finalise le tout avec les tambourines magiques, les écrits et le charisme scénique de Johnny Maldoror. Il ne restait plus qu’à pratiquer pour le premier spectacle en décembre 1999 au Bobards. Avec un début de 5 chansons, des bons échos dans les journaux, un rappel et des
nouveaux fans, la conquête est commencée. En 2002, Les Breastfeeders ont acquis beaucoup d’expériences et se font remarquer par le réalisateur Michel Dagenais. Ils passent plusieurs mois en studio, mais un virus envahit l’ordinateur où les sessions étaient enregistrées. Tout a été perdu, mais Luc affirme: «Ce n’était pas grave, car on n’était pas satisfait du résultat». Entre-temps, il y a eu la participation au Francouvertes 2003 où le groupe obtient une deuxième place même si des critiques tels Philippe Renaud de La Presse les considéraient comme le coup de cœur francophone. Avec cette nouvelle visibilité, Bob Olivier décide de co-réaliser leur album et le groupe retourne en studio. Enfin, les attentes valaient la peine puisque, 8 mois plus tard, on pouvait entendre avec plaisir leur premier disque complet Déjeuner sur l’herbe. Il faut se rappeler que la bonne musique rock francophone était devenue chose rare au tournant du millénaire. Souvent, les groupes décidaient de chanter en anglais, mais Sunny explique: «Dès le départ, je voulais que le groupe soit francophone et j’y tenais vraiment!» Donc, le son s’est développé de façon naturelle en jouant dans la langue de Molière. De plus, cela n’a pas empêché de traverser la frontière au sud. En effet, sous l’invitation de la radio WFMU, ils sont tous partis pour le New Jersey et la ville de New York en février dernier. En deux jours, ils ont donné trois concerts et selon Johnny Maldoror: «C’était rempli, les gens dansaient
Les Breastfeeders incarnent la relève du rock n’ roll de Montréal.
et en redemandaient». Agréablement, avec surprise aussi, la langue n’était pas une barrière: «On s’amusait simplement, on parodiait nos accents et nous avons eu du plaisir», ajoute Luc. Il fait si bon de voir notre musique locale briser certaines barrières. Finalement, l’histoire des Breastfeeders nous démontre combien il y a du talent à Montréal et plus particulièrement sur la scène rock. Ce style musical a souvent été approprié aux anglophones, car nos médias locaux donnent peu de visibilité à nos jeunes de demain. Il existe pourtant beaucoup de
groupes voulant percer et essayant de vivre de leur musique. Malheureusement, il est presque devenu impossible d’y arriver, car ces artistes n’ont pas le support monétaire pour y arriver. Même un groupe comme Les Breastfeeders ne peut pas vivre seulement de son art, mais il garde la passion du rock n’ roll. Voilà, il continue à jouer, à gagner un nouveau public, nous en donner plein la vue et surtout les oreilles. Définitivement, il faut supporter notre industrie underground, car l’avenir du rock francophone est tout près de nous. x
30
Le Délit x 5 avril 2005
Le plus fort, c’est mon père?
culturecinéma
Les relations père-fils sont à l’honneur dans La Vie avec mon père de Sébastien Rose. DAVID PUFAHL
L
’industrie du cinéma québécois est devenue très développée aujourd’hui. À chaque mois de l’année, au moins un film québécois sort dans la plupart des salles de la province. Un des désavantages d’une telle diversité est la possibilité de tomber sur des films inégaux. La Vie avec mon père, de Sébastien Rose, réalisateur de Comment ma mère accoucha de moi durant sa ménopause, fait malheureusement parti de cette catégorie. J’y ai trouvé autant de qualités que de défauts, mais ce sont les défauts qui ont eu le plus de poids lors de la projection. François Agira (Raymond Bouchard) est un vieil écrivain qui gagne sa vie à partir du seul roman qu’il a écrit, il y a bien des années. De retour à Montréal, il renoue avec ses deux fils, Paul (Paul Ahmarani), un aspirant écrivain qui suit les traces de son père, et Patrick (David La Haye), un cadre supérieur qui a tendance à vouloir tout contrôler d’une main de fer. Se découvrant impuissant, François consulte des médecins pour savoir ce qui ne tourne pas rond chez lui. Malheureusement, une mauvaise surprise l’attend… Certaines scènes du film sont tout simplement excellentes. Lorsqu’on les considère en blocs individuels de cinq minutes, elles se suffissent par elles-mêmes. Mais quand on les voit de bout en bout, on se rend compte que le réalisateur a du mal à faire passer son message. On en vient à ne pas
s’impliquer suffisamment dans l’histoire. Paul et Patrick sont des personnages stéréotypés qui n’évoluent pas tellement, même s’ils traversent des crises. Ce manque d’implication envers les personnages est aussi causé par la direction photo. Le cadrage des acteurs est anormal. Au lieu de se concentrer sur le visage et le haut du corps, on montre le corps au grand complet. Cela crée un effet de distance que je ne souhaitais pas. Je voulais m’identifier avec les acteurs et les problèmes qu’ils affrontent, mais j’en étais incapable. D’un autre côté, les teintes de couleur utilisées dans certains décors, dont la maison familiale, sont admirables. S’il y a un aspect du film que je ne puis reprocher, c’est le jeu des acteurs. Bouchard livre la marchandise de très belle façon. Il arrive à jouer deux personnages à la fois: un hédoniste mordant dans la vie et un être vulnérable face à l’adversité. Ahmarani joue de manière nonchalante comme il l’a toujours fait, mais il le fait avec un tel brio qu’on peut le lui pardonner facilement. La Haye, quant à lui, se contente de jouer de façon rigide un personnage qui l’est tout autant. Si les personnages avaient été plus nuancés, on aurait probablement eu droit à de meilleures interprétations. La musique utilisée de temps en temps dans le film est très bien agencée. On a droit à un mélange de musique classique, d’une belle
François (Raymond Bouchard, à droite) mord dans la vie.
trame sonore et de chansons populaires. Entre autre, une chanson du groupe canadien The Tragically Hip vient ponctuer la scène où Paul doit repeindre une chambre en blanc. La chanson correspond très bien à la nonchalance et à l’abandon dont Paul fait preuve dans son travail. Comme je le soulignais plus tôt,
Découvertes allemandes, découvertes charmantes
certaines scènes individuelles sont très bonnes; c’est l’ordre dans lequel elles sont racontées qui pose un problème. La Vie avec mon père est donc un film inégal avec quelques bons moments. Il ne reste qu’à espérer que le meilleur soit à venir pour cette année… x
culturecinéma
Pendant 9 semaines consécutives, pour la treizième édition de son festival Découvertes allemandes, le Goethe-Institut présentera 9 films qui prouvent la vitalité du cinéma allemand. MARIE-NOËLLE BÉLANGER-LÉVESQUE
I
l y a 3 ans, le cinéma-film allemand, ça me disait rien du tout. Depuis, j’ai visionné Cours, Lola, court (délicieux!) et Good Bye, Lenin! (très amusant). Cela prouve 1) que le cinéma allemand est de plus en plus présent à Montréal, et-ou 2) que mon intérêt pour le cinéma international s’est développé! En vérité, c’est un peu des deux. Nul ne doute que ces dernières
années ont vu l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes talentueux ayant une voix, un style visuel propre et se distinguant dans les festivals internationaux. L’Allemagne a elle aussi son lot de petits nouveaux, et c’est ce que veut nous faire partager le GoetheInsitut avec son festival Découvertes allemandes. Cette treizième édition nous en fait une preuve concrète:
Cette semaine, Netto de Robert Thalheim vous touche au cœur…
qu’il s’agisse du travail de réalisateurs établis ou de jeunes recrues, les neuf films attestent du rajeunissement du cinéma contemporain allemand. Les neuf réalisateurs sont presque tous dans la trentaine et ils présentent, à l’occasion de ce festival, leur travail de fin d’études, présenté au public montréalais pour la première fois. Le style de chacun est, bien entendu, unique mais tous sont énormément confiants. Certains ont un style extrêmement fignolé (Graven Upon Thy Palm de Rouven Blankenfeld, Parfum d’absinthe d’Achim von Borries), d’autres, en revanche, ont une approche plus intimiste et réaliste (Netto de Robert Thalheim, Identity Kills de Sören Voigt). Quelquesuns font plutôt preuve d’humour, d’esprit et de charme (A Pass from the Back de Gil Mehmert et C(r)ook de Pepe Danquart). Peu importe le critère d’analyse, vous devriez être gâtés.
Netto Cette semaine, on présente Netto, la comédie-dramatique de l’étudiant en cinéma Robert Thalheim en première nordaméricaine. Ce film, en partie improvisé, relate la relation difficile entre Sebastian, un garçon de 15 ans, et son père qui ne se sont pas vus depuis quelques années. Marcel est un chômeur chronique et son fils est bien décidé à aider son père à refaire sa vie. Toutefois, Sebastian réalisera bientôt que Marcel préfère les rêveries à la réalité. Chacun des deux personnages se met pour un temps dans la peau de l’autre. Ce premier long métrage de Thalheim est d’ailleurs gagnant du Prix du Dialogue en perspective à la Berlinale 2005. Les membres du jury expliquent leur choix: «En s’appuyant sur l’incroyable interprétation des acteurs, le film parle de chômage, des premières amours et de la musique country en Allemagne orientale. L’histoire
d’une relation père-fils, qui fait tantôt rire ou pleurer par son authenticité et qui grâce à son énergie réussit à nous faire vivre une part de la réalité de Berlin bien au-delà des clichés habituels». La fin de la session approche et, du même coup, la liberté. Alors, si le temps vous manque pour voir Netto, sachez que vous aurez jusqu’à la fin mai pour voir une autre «découverte allemande»… x Découvertes allemandes est présenté par l’institut Goethe dans leur salle Norman-McLaren, au 418, rue Sherbrooke Est (coin Saint-Denis, métro Sherbrooke). Les présentations se font tous les jeudis à 20h et les vendredis à 18h30 du 31 mars au 27 mai pour la modique somme de 6 $. Pour plus d’information et pour l’horaire détaillé du festival, consultez le site du Goethe-Institut au www. goethe.de/uk/mon ou composez le (514) 499-0159.
31
Le Délit x 5 avril 2005
Novembers Doom The Pale Haunt Departure (The End)
I
l arrive souvent qu’on découvre un groupe excellent par hasard. Tel était le cas avec To Welcome The Fade, l’album précédent de Novembers Doom, qui a mis le groupe sur la carte grâce à une sonorité particulière, à michemin entre Opeth et du vieux Katatonia. Avec The Pale Haunt Departure, le groupe a clairement pris une direction plus brutale tout en gardant certains éléments mélodiques. Le nouvel album est bien plus agressif que le précédent et on est même déçu de ne pas retrouver des perles comme Torn ou The Spirit Seed. Sur ces deux chansons, Novembers Doom avait réussi à créer une ambiance digne d’une chanson d’indie, tout en respectant les conventions d’un métal équilibré. Le métal a la réputation d’être agressif, déprimant et peu accessible. Pourtant ce mélange d’émotions crée une musique complexe et texturée et The Pale Haunt Departure n’est pas en reste. L’album inquiète avec des chansons brutales (The Pale Haunt Departure, Dark World Burden) tout comme il surprend sur des titres plus calmes (Autumn Reflection). L’ambivalence vocale du chanteur Paul Kuhr rappelle celle d’un certain Mikael Åkerfeldt, maître incontesté du death métal progressif. Les amateurs d’ambiances feutrées et sombres trouveront leur compte avec The Pale Haunt Departure, bien que ce nouvel effort du groupe américain n’apporte rien de nouveau au genre et pourrait ennuyer à la longue. x ALEXANDRE DE LORIMIER
Alain Lefèvre Hommage à André Mathieu (Analekta)
B
ien que je ne sois point un expert en terme de musique classique, j’ai toujours aimé m’y attarder de temps à autre,
surtout lors des fins de session. Le classique du style CJPX fait trop «salle d’attente de dentiste», d’où mon attrait pour les lectures plus personnelles, comme cette résurrection de l’œuvre d’André Mathieu par Alain Lefèvre. Mathieu, mort dans l’oubli en 1968 après des débuts extrêmement précoces, est l’objet d’une véritable fascination par Lefèvre, qui a décidé depuis ces dernières années de faire renaître sa musique et ceci après de longues recherches pour dénicher ses partitions. Les pièces sont offertes en ordre chronologique, ce qui permet de suivre le génie de l’auteur. Dans la nuit, a été écrite alors qu’il n’avait que 4 ou 5 ans. Entre celle-ci et Prélude Romantique, écrite à 21 ans, on ne peut que comprendre tout l’effort que Lefèvre met pour faire découvrir André Mathieu. Les pièces s’enchaînent et il subsiste toujours une sorte de tristesse, de mélancolie très perceptible qui s’amplifie avec les années. Il est dommage que seulement le quart des compositions de Mathieu aient été retrouvées, car ce disque nous donne envie d’en connaître plus. Sa musique arrive à nous toucher d’une façon que peu de compositeurs réussissent à faire. Le disque se termine par une pièce en hommage à Mathieu, ainsi que La valse de l’asile pour la pièce de Claude Gauvreau présentée au TNM l’an dernier – un autre génie oublié du Québec. x JEAN-FRANÇOIS SAUVÉ
interprète les compositions de Jean-Sébastien Bach. Les deux versions des Variations Goldberg occupent une place à part dans l’histoire de l’interprétation en raison du caractère extrême de leurs divergences. Un autre fait intéressant à propos de ces Variations Goldberg est qu’elles marquent le point de départ et l’aboutissement de la carrière du pianiste Glenn Gould. Cet enregistrement-ci, fait quelques jours avant son décès, nous livre un hommage posthume à Jean-Sébastien Bach, spécialement empreint de la touche personnelle de Glenn Gould. Si je ne devais emporter qu’un seul disque, à écouter pour le restant de ma vie, sur une île déserte, Glenn Gould et ses Variations Goldberg serait mon premier choix. Ce CD a du contenu à revendre, il contient la force et la vivacité d’esprit de Jean-Sébastien Bach, la grandeur du spectre émotionnel et la sérénité temporelle de Glenn Gould. Il est fascinant de constater que Bach a écrit chaque variation afin qu’elle dégage sa propre émotion. La synthèse que nous offre Gould au piano entre les traditionnelles interprétations du baroque et les versions exclusives de la période contemporaine en font un CD des plus complets qui soient. Bien que la musique de Glenn Gould soit instrumentale, elle nous parle à SÉBASTIEN LAVOIE
Bob Hund 10 år bakåt & 100 år framåt (Silence Records) our la dernière édition avant l’été, j’ai décidé de parler de mon groupe préféré, dont la joie se marie très bien avec l’atmosphère estivale. Ce disque double, «10 ans derrière et 100 ans en avant » est sorti pour fêter les 10 ans du groupe suédois Bob Hund, et regroupe à la fois tous leurs EPs ainsi qu’un concert livré à Londres. Le son du groupe est à la fois familier et indéfinissable, la voix du chanteur est très spéciale et le mélange de guitares et de bidouillages électroniques rend le tout follement amusant. Le premier disque inclut des reprises – chantées en suédois – d’Iggy Pop, de Pere Ubu et du Velvet Underground, alors que le deuxième inclut «Den lilla planeten», une version suédoise de… «Tout petit la planète» de Plastic Bertrand! Ce dernier est probablement un de ceux dont la musique se rapproche le plus de celle de Bob Hund. Le disque en concert inclut également la plupart de leurs succès et permet de constater la folie de leurs prestations. J’ai eu
P Glenn Gould Jean-Sébastien Bach – Variations Goldberg (Sony Classical) ’expression «le disciple surpasse le maître» prend tout son sens avec Glenn Gould reprenant les Variations Goldberg. Jean-Sébastien Bach dédicaça ces variations à son élève Johann Gottlieb Theophilus Goldberg et elles furent composées pour qu’il puisse les jouer au comte Hermann Carl von Keyserlingk (électeur de la Cour en Saxonie) afin que Sa Seigneurie puisse passer de l’état d’éveil à celui de sommeil, accompagnée des fameuses musiques de Bach. Ici, c’est le deuxième enregistrement dans lequel le pianiste canadien Glenn Gould
L
la chance d’y assister et ce fut un événement mémorable, impossible à décrire et ô combien époustouflant! Ce disque n’est pas distribué ici, mais suffit d’aller sur leur site pour plus d’information – et aussi pour télécharger leur démo de 1992 gratuitement. Il est à noter que le groupe se produit aussi en anglais sous le nom de Bergman Rock, mais l’anglais très approximatif du chanteur et l’absence de leur logo fétiche du chien fumant la pipe est à déplorer. x Visitez le www.silence.se/bobhund. JEAN-FRANÇOIS SAUVÉ
certaines chansons sont particulièrement réussies. Je pense, par exemple à la chaleureuse You Are My Sister, où l’amitié règne, souveraine, et les frontières sexuelles sont bravées. Je conseille cet album à tout amateur de musique, ou du moins à tout amateur de la vie. Un grand disque. x
Fiona Apple Extraordinary Machine (Epic)
I Antony and The Johnsons I Am A Bird Now (Secretly Canadian)
I
l est bon parfois de creuser un peu dans les bacs à disques pour déterrer des trésors bien enfouis… Lancé par Lou Reed, Antony Hegarty est un personnage particulièrement intéressant et extrêmement touchant. D’origine irlandaise, il s’est inspiré de Boy George pour établir son image et est parvenu, à bout de nombreux petits concerts indépendants, à se créer un nom dans le milieu underground musical. Aujourd’hui, à la sortie de son nouvel album, il est accueilli par un plus grand public. Un «harem» d’artistes l’entoure depuis ses débuts et collabore d’ailleurs sur plusieurs des chansons de l’album. Malgré la notoriété de ces invités, Antony leur vole complètement la vedette. Les textes illustrent bien son ambiguïté sexuelle et son (étonnant) regard optimiste sur la vie. L’album aurait pu n’être qu’un amas de révoltes sexistes et tabous; au contraire, on a ici une collection de chansons qui atteint des calibres universels d’émotions époustouflants et qui touche chacun différemment. À la première écoute de l’album, j’avoue avoir eu des frissons, surtout sur la chanson d’ouverture Hope There’s Someone. Cela est dû en grande partie à la voix hypnotique et inclassable d’Antony. Ni masculine, ni féminine, ni grave ni aiguë, celleci est un délicieux mystère qui se brode petit à petit, à chaque écoute de l’album. Il parvient à y englober presque toutes les émotions humaines! Musicalement, l’album est très simpliste (ce qui n’est pas un reproche): Antony est entouré des Johnsons qui apportent des ajouts musicaux nécessaires mais pas essentiels. Sur base de piano, ils introduisent plusieurs instruments dans les progressions. La voix et le piano d’Antony dominent néanmoins le tout, et c’est tant mieux ! Outre l’ouverture magistrale,
l n’y a ici aucun album à critiquer, malheureusement… Et c’est pour cela que j’écris cet article. L’industrie du disque – Sony Music en particulier – a une fois de plus poussé trop loin les limites de sa corruption. Le nouveau disque de Fiona Apple, Extraordinary Machine, est prêt depuis mai 2003 et traîne indéfiniment sur les étagères d’Epic (label de Sony). Ils prétextent ne pas trouver de chansons assez commerciales pour lancer le disque à la radio. Une excuse hautement respectable! On se demande comment un exécutif d’Epic peut se mettre devant une horde de journalistes et annoncer ça. Je rappelle le fait ironique qu’Epic, depuis 2003, a sorti deux albums de Jenifer Lopez, artiste bien plus méritante, apparemment… Tout serait-il vraiment gouverné par l’argent? Revenons brièvement au commencement pour essayer d’expliquer cette décision capitaliste. Depuis 1996, Fiona a accumulé deux disques de platine (vente de plus d’un million d’albums). La critique l’encense, notamment à la sortie de son parfait second album, When the Pawn. En effet, cet album, produit par l’ingénieux Jon Brion, est un des meilleurs que j’aie écouté. Pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’écouter Fiona, sa musique ressemble à une mixture de jazz et de pop, qui entremêle habilement une gamme très vaste d’instruments et de rythmes et une voix suave. Les fans, aigris par cette situation, ont lancé une énorme campagne anti-Sony: manifestations. Récemment, le disque est tombé mystérieusement (?) dans les mains d’un DJ américain qui a eu le courage de diffuser les chansons à la radio et de les distribuer sur le net. Après avoir écouté quelques chansons de l’album, je suis encore plus dégoûté qu’il ne soit pas encore sorti, parce qu’elles étaient vraiment splendides. Sony, arrêtez donc vos stupides jeux et publiez ce disque! Fiona avait bien raison quand, au MTV Movie Awards de 1997, elle avait annoncé: «The music industry is bullshit». x PHILIPPE MANNASSEH