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Le Délit est toujours à la recherche de collaborateurs. Journalistes, photographes, illustrateurs, mise-enpagistes. Participez! Aucune expérience requise. Passez nous voir en réunion les mardis dès 16h30. Ou envoyeznous un courriel. Nos coordonnées sont à droite.


Éditorial

xle délit | 31 janvier 2006 www.delitfrancais.com

Du sang et des hommes Héma-Québec malmenée par des étudiants de McGill en raison de sa politique discriminatoire envers les homosexuels. campus David Drouin-Lê Le Délit

À

la fin novembre, Adrian Lomaga, étudiant de deuxième année à la Faculté de droit de McGill, a déposé devant la Cour des petites créances du Québec une poursuite de 1500 dollars pour dommages moraux. Il prétend avoir subi un préjudice moral quand Héma-Québec a refusé un don de sang de sa part en raison de son orientation sexuelle. Après quelques recherches, M. Lomaga croit que l’interdiction d’accepter du sang de donneurs homosexuels viole les Chartes québécoise et canadienne des droits de la personne qui interdisent toute forme de discrimination injustifiée à l’endroit de quelconque groupe.

De nouveaux développements Plus récemment, le mercredi 25 janvier, la collecte de sang d’Héma-Québec sur le campus a été annulée en catastrophe, en plein milieu de l’après-midi. Officiellement, Héma-Québec affirme qu’elle a été forcée d’agir ainsi pour des raisons de sécurité après avoir pris connaissance d’un message imprimé et affiché sur le campus incitant les donneurs potentiels à mentir sur leur vie sexuelle

lorsqu’ils auraient à répondre au questionnaire de l’organisme. Il est intéressant de noter qu’au moment de la fermeture impromptue de la collecte, une quinzaine d’étudiants, dont plusieurs déguisés en travestis, manifestaient bruyamment sur les lieux contre une politique qu’ils jugeaient discriminatoire envers les homosexuels. La politique d’Héma-Québec expliquée Ce qui suscite tant de grogne chez certains étudiants mcgillois est une question bien précise contenue dans le questionnaire que l’organisme distribue à tous les donneurs potentiels avant la prise de sang. Les répondants masculins doivent révéler s’ils ont eu une ou plusieurs relations sexuelles avec un ou plusieurs hommes depuis 1977. Toute réponse affirmative mène à l’exclusion automatique du donneur et au rejet de son sang. Héma-Québec se défend de mal agir ainsi en déclarant dans ses communiqués de presse que «si recevoir du sang est un droit, en donner est un privilège» et que des mesures discriminatoires sont justifiées lorsque la santé publique le requiert. Héma-Québec invoque le fait que les hommes ayant eu des relations homosexuelles forment le groupe de la population ayant la plus grande probabilité d’infection au VIH. Bien que tous les échantillons de sang reçus soient maintenant analysés pour fins de dépistage du VIH et de l’hépatite C, Héma-Québec prétend que ces tests ne sont pas infaillibles et cherche ainsi à éviter les catégories de donneurs les plus à risque. Une politique remise en question? Ce serait donc des raisons scientifiques qui guideraient Héma-Québec à agir ainsi.

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Dans les coulisses de Simulation de l’ONU Miss Univers Québec sur le campus

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Héma-Québec ne fait pas bande à part en Amérique du Nord puisque toutes les autres provinces canadiennes et états américains observent la même règle d’exclusion. Cependant, certains pays européens comme la Suisse et l’Italie n’agissent pas de la sorte et acceptent les dons en provenance des homosexuels. Serait-ce à dire que les standards scientifiques diffèrent selon le continent? Une raison officieuse pourrait expliquer cette pratique: le fait que Héma-Québec partage sa banque de sang avec celles de ses homologues nord-américains. Une certaine uniformité des pratiques serait alors nécessaire. Une autre raison inavouée pourrait résider dans le pénible souvenir du scandale du sang contaminé qui a fortement entaché la réputation de la CroixRouge. Il serait souhaitable qu’Héma-Québec fasse preuve de davantage de franchise pour justifier sa politique d’exclusion. L’incohérence de l’AÉUM En terminant, nous aimerions souligner la politique incohérente de l’AÉUM dans

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cette affaire. D’une part, par la voix de son président, Adam Conter, l’Association atteste qu’elle souhaite depuis plusieurs mois qu’Héma-Québec cesse sa politique de discrimination. En ce sens, l’AÉUM a posé des gestes concrets mais improductifs. En octobre, elle a fait parvenir, sans grand résultat, une lettre à l’organisme exposant ses doléances. L’AÉUM prévoit aussi sous peu rencontrer un représentant d’Héma-Québec. Finalement, à la suite de l’annulation subite de la collecte du 25 janvier, l’AÉUM a envoyé à tous les étudiants un courriel fustigeant l’organisme, l’accusant même de diffamation à l’endroit des étudiants de McGill. Paradoxalement, l’AÉUM continue de prêter gratuitement certains de ces locaux trois fois par année à l’organisation et promeut ses collectes de sang sur le campus. Il faudrait que l’AÉUM décide définitivement à quelle enseigne elle loge, surtout après l’attaque virulente qu’elle a assenée à Héma-Québec, laquelle ne faisant aucunement l’unanimité dans le corps étudiant (voir texte en p.7)x

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Nouvelle émission à Du côté des soirées Télé-Québec Mercredis Groove

Chers lecteurs, devenez collaborateur au Délit. Venez à notre réunion du mardi à 16h30, local B•24 du Shatner.

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LE SEUL JOURNAL FRANCOPHONE DE L’UNIVERSITÉ MCGILL RÉDACTION 3480 rue McTavish, bureau B•24 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 (514) 398-6784 Télécopieur : +1 (514) 398-8318 redaction@delitfrancais.com Rédacteur en chef david.drouinle@delitfrancais.com David Drouin-Lê Chefs de pupitre–nouvelles nouvelles@delitfrancais.com Laurence Bich-Carrière Jean-Philippe Dallaire Chef de pupitre–arts&culture artsculture@delitfrancais.com Agnès Beaudry Rédacteurs-reporters Maysa Pharès Marc-André Séguin Coordonateur de la production production@delitfrancais.com Alexandre de Lorimier Coordonateurs de la photographie Éric Demers (RIP) Mathieu Ménard Coordonateur de la correction Pierre-Olivier Brodeur Chef-illustrateur Pierre Mégarbane Collaboration Émilie Beauchamp, Marie-Noëlle Bélanger-Lévesque, Christopher Campbell-Duruflé, Lucille Hagège, Hilary Johnson, Flora Lê, Laurence Martin, Clémence Repoux, Samuel StPierre Thériault, Giacomo Zucchi Couverture Mathieu Ménard BUREAU PUBLICITAIRE 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 (514) 398-6790 Télécopieur : +1 (514) 398-8318 daily@ssmu.mcgill.ca Publicité et direction générale Boris Shedov Gérance Pierre Bouillon Photocomposition Nathalie Fortune The McGill Daily • www.mcgilldaily.com coordinating@mcgilldaily.com Joshua Ginsberg Conseil d’administration de la Société de publication du Daily (SPD) David Drouin-Lê, Joshua Ginsberg, Rebecca Haber, Rishi Hargovan, Mimi Luse, Rachel Marcuse, Joël Thibert, Jefferey Wachsmuth L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société de publication du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavent réservés, incluant les articles de la CUP). Les opinions exprimées dans ces pages ne reflètent pas nécessairement celles de l’Université McGill. L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal. Le Délit est membre fondateur de la Canadian University Press (CUP), du Carrefour international de la presse universitaire francophone (CIPUF) et de la Presse universitaire indépendante du Québec (PUIQ). Imprimé sur du papier recyclé par Imprimeries Quebecor, Saint-Jean-sur-leRichelieu (Québec).

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délit | 31 janvier 2006 04 xle www.delitfrancais.com

Controverses Profonde est En trois vitesses En hausse la voix de l’insolite...

sans commentaire

Les petits souliers

V

ous aviez demandé au père Noël qu’il vous apporte pouvoir et argent? C’est peut-être finalement l’Association étudiante des relations avec les anciens qui en remplira vos petits souliers. À condition d’être l’heureux élu qui jouera à Trading Places avec votre rectrice adorée, Heather Munroe-Blum. Qui a dit que les cimes étaient inatteignables? Qui eût cru qu’un jour soit donné à un élève l’aubaine incroyable de s’élever dans les sphères de l’administration avant même d’avoir terminé son bac et de voir la dame de fer de McGill condescendre de ses nuées pour s’asseoir à son côté sur les bancs grinçant d’un auditorium à deux cents places? Vous n’aurez même pas à déchiffrer les notes de cours prises de sa main baguée. Elle n’aura pas à craindre qu’une vilaine gau-gauche profite de quelques heures dans son fauteuil en cuir pour envoyer à vau-l’eau le bel édifice corporatisant de Gi-gill. Non, vous vous tiendrez par la main (au figuré, bien sûr, car si McGill a cet avantage immense sur Yale qu’on y trouve des distributrices à savon dans les toilettes, on n’y trouve toujours pas de rince-doigts dans les corridors –tant pis, Édouard Balladur n’y viendra jamais). Simple, le principe, et séculaire. L’expression «trading places» évoque certes un film à peine plus vieux que moi, mais les shadow schemes (que David Lodge expose avec brio dans Nice Work) existent depuis des années. Avec la grâce qu’on lui connaît, la téléréalité a récupéré le concept: TLC présente Trading Places et Fox, Trading Spouses (d’aucun diront une copie du Wife Swap du réseau ABC). Plus historique, on se rappellera que les patriciens romains n’hésitaient pas à se travestir et à donner leurs lauriers aux plus crasseux de leurs esclaves lors des Saturnales, sans mentionner Molière ou Marivaux. Certains iront jusqu’à soutenir que c’est, sous nos latitudes, l’idée même de la démocratie, la seule différence résidant dans la longueur des permutations: bleus et rouges jouant tour à tour au gouvernement et à l’opposition et en viennent tout à fait à la longue à comprendre le rôle de l’un et de l’autre. Car voilà: sous un couvert ludique et original, cette splendide opération PR nous sert une jolie morale, celle du «mets-toi à sa place». Ce n’est évidemment écrit nulle part –l’on n’aime guère se faire brandir une morale sous le nez–, mais on suppose que cette interversion vise à se défaire de ses préjugés comme une effeuilleuse de ses hardes. Évoluer. «Passer de la plongée à la contre-plongée», pourront marmonner les cinéphiles les plus rétifs à la hiérarchie. Saisir que la maîtrise des rouages de votre mastodonte universitaire demande acharnement, doigté, courage et détermination. Si jamais vous en aviez douté. Mais qui aura cet honneur insigne? Qui sera choisi dans un périple de compagnonnage de celle qui incarne McGill, celle qui à nos yeux étudiants représente l’administration comme Zeus et ses foudres les Olympiens? Peut-être vous, si vous acceptez d’être soumis à un tri via un questionnaire en-ligne (disponible au http://ssmu.mcgill.ca/soar/principal.php): l’étudiant devra être impliqué (on lui demande les activités auxquelles il participe), concis dans son idéalisme (si vous pouviez changer une chose à McGill, quelle serait-elle?) et, on peut en présumer, préférablement ne pas susciter une situation qui soit trop ironique. Car que vous assistiez à un cours sur les champignons du détroit de Béring, l’histoire de la sexualité au Japon (authentique, EAST-370), les pasteurs nomades africains (également authentique) ou le souvenir, l’autobiographie et le sens de soi de saint Augustin à Sartre (toujours authentique), cela ne vaudra sans doute que difficilement l’ironie d’un face-à-face entre la rectrice et une recrue des Redmen ou un militant de l’Association des étudiants musulmans. Qui a parlé de petits souliers? x Laurence Bich-Carrière

L’amour, une hormone passagère L’intensité des sentiments que vous ressentez pour votre douce moitié, future ou actuelle, n’a rien de surnaturel. Comme bien d’autres choses, celle-ci est liée à la présence d’une hormone dans votre sang. C’est du moins ce qu’il faut conclure des travaux d’une équipe de recherche italienne. Ainsi, l’amour passionnel ne pourrait pas durer plus d’un an. Le taux de l’hormone en question (le NFG ou Nerve Growth Factor) se stabiliserait alors, rendant ainsi votre sentiment pour l’élu(e) de votre cœur plus «raisonnable». À vous de choisir s’il est alors temps pour le mariage... ou pour un nouveau début! (Courrier international/Agence Science-Presse) McGill à l’avant-garde, Yale en retard Si on vous disait que les distributeurs de savon à main dans les toilettes de l’Université constituent un avantage comparatif de l’établissement face à ses concurrents, vous sourcilleriez peut-être. Pourtant, la prestigieuse université Yale vient à peine de céder à plus de dix ans d’intenses pressions de la part d’étudiants lassés de ne pas pouvoir faire disparaître les vilaines taches sur leurs mains. Certains invoquent le coût d’une telle mesure, soit plus de 100 000$ US par année, afin de justifier la résistance de l’administration devant le mouvement. D’autres, comme le doyen aux Affaires administratives John Meeske, sont plus pragmatiques: «Je crois que la principale raison pour laquelle il n’y a pas de distributeurs de savon est qu’il n’y a jamais eu de distributeurs de savon», déclarait-il au journal étudiant de l’université en 1997. (CNEWS/AP) Des espadrilles en or Jamais chaussures n’auront été plus utiles. Pour 215$ US, un magasin de San Diego offre une paire d’espadrilles conçues sur mesure pour les Mexicains qui désirent tenter leur chance au pays de l’oncle Sam. À l’intérieur, on retrouve une boussole, une lampe de poche et des anti-inflammatoires. Une carte imprimée sur la semelle indique au porteur les itinéraires les plus populaires afin de traverser la frontière en toute illégalité. Pourquoi des souliers? «Par la sierra, c’est huit heures de marche. On s’abîme les pieds. Il y a des serpents et des tarentules», explique Judi Werthein, l’artiste à l’origine de cette idée. Ce qui la pousse parfois à distribuer gratuitement le précieux objet du côté mexicain de la frontière. (Courrier international/BBC News Online) Fou-fou-fou de Mozart Avec le 250e anniversaire de la naissance de Mozart, les collectionneurs deviennent un peu fous, comme en témoigne l’histoire suivante. On se rappellera peut-être qu’Ariel Sharon était sorti de son coma sur les notes de La Flûte enchantée de Mozart, son compositeur favori (ce serait même sa seconde passion après l’élevage de moutons). Eh bien le disque pourrait être mis aux enchères dans le cadre des festivités entourant la célébration du prodige salzbourgeois! (AFP/AbI)

Le Hamas Après une victoire sans appel aux dernières élections législatives palestiniennes, l’organisation s’apprête à prendre le contrôle de l’Autorité palestinienne. Populaire auprès de la population pour ses œuvres caritatives et sociales, le mouvement cause cependant bien des maux de tête dans les chancelleries étrangères de par son association à plusieurs actes de violence posés à l’endroit d’Israéliens et son refus de reconnaître l’État hébreux. Plusieurs pays étrangers ont indiqué qu’ils refuseraient de coopérer avec un gouvernement où siégeraient des membres du Hamas et couperaient l’aide financière donnée à l’Autorité palestinienne. Il reste maintenant à voir si les électeurs se trouveront vraiment gagnants... (Réalités)

Au neutre Le moteur de recherche Google D’un côté, Google tient tête au gouvernement américain et au FBI au nom de la vie privée et refuse de fournir des listes des mots-clés à des agences de surveillance gouvernementale de lutte au terrorisme et à la pornographie infantile. De l’autre, Google accepte d’inclure à la version chinoise de son moteur de recherche des filtrent qui censurent les requêtes concernant le Tibet et le dalaï-lama, le Falun Gong et les droits de l’homme... (RC/AP)

En baisse Le compagnie de la Baie d’Hudson Fondée en 1670, la plus vieille compagnie du Canada vient d’être rachetée par Jerry Zucker, un homme d’affaires américain, qui était déjà le plus important actionnaire du détaillant. Ironiquement, la société de portefeuille par laquelle l’acquisition s’est faite s’appelle Maple Leaf Heritage. Tout de même, un milliard et demi de dollars, soit à peu près la valeur des actifs, cela ne vaut pas le symbole de quatre siècles d’histoire canadienne, ont soupiré certains opposants à la transaction. Ce à quoi les porte-paroles de HBC ont rappelé que jusqu’à il y a trente ans, le siège social était au RoyaumeUni. (PC/RC)

La citation de la semaine

«N

ous devons obliger le gouvernement à empêcher la migration des oiseaux. Nous devons abattre tous les oiseaux, déployer nos hommes et nos troupes [...] et forcer les oiseaux migratoires à rester où ils sont.» Solution-choc de Vladimir Jirinovski, leader ultranationaliste russe, pour combattre la propagation de la grippe aviaire. Il s’agissait d’une intervention en chambre, lors des débats qui ont suivi la demande du président Vladimir Poutine de mettre sur pied un plan de lutte contre la grippe aviaire. (LaPresse/AP)


Il était une

Controverses

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fois

dans Le

Délit... Le mardi 15 octobre 1979 En ces temps-là, l’AÉUM militait contre certaines articles de la Charte de la langue française. Auriez-vous appuyé une pétition du genre?

C

D C Pour ou contre Mozart?

M

ozart, pourquoi pas? D’abord l’essentiel: son nom, Wolfgang Amadeus Mozart. Quel personnage dans l’histoire a eu le génie de se faire nommer non seulement Wolfgang (prénom évoquant le chant des hordes de loups sauvages, lors de ces nuits où l’opale de la pleine lune envoûte), mais aussi Amadeus: peu de noms possèdent la force et le caractère nécessaires pour servir de titre à un film Hollywoodien sans pour autant donner à l’œuvre qu’il dénote une aura sinon fifi, sûrement remâchée. Mais Amadeus, quelle grandeur! Ceux qui ne voient en Mozart aucune autre étincelle de génie, et qui ne subissent aucun rétrécissement pupillaire devant celle-ci, sont évidement aveugles. Mais vous qui, au moins, êtes sensibles aux Lumières, mettons-nous d’accord: bien que le commun des mortels déduise le génie de ce prodige du fait qu’il ait signé des menuets à l’âge de cinq ans et des symphonies à huit ans, c’est plutôt qu’il a mis au monde la tirade chantée de la Reine de la Nuit, pièce d’or, source d’Éden, coulis exquis de son opéra La Flûte enchantée, qu’il mérite son immortalité au sein des âmes humaines. En effet, composée à l’âge de 45 ans, cette vocalise est la seule à pouvoir percer le grondement des chutes de la douche ou percer les oreilles du dormeur dont la dulcinée est une demoiselle matinale. Voilà du génie! Non, voilà du sublime! Du divin! Que ceux qui ne sont toujours pas convaincus entendent! Mozart a eu l’honneur, non, plutôt, il a honoré la cour de Louis XV à l’âge où il signait ses premières symphonies. Ceux dont le tympan ne vibre point à la seule lecture de ceci (oui je dis bien tympan en lisant) sont sûrement sourds. Je laisserai aux saints le soin des miracles, et des conversions; ceux qui dans le droit chemin sont, n’ont plus besoin de mes ritournelles. x

T

out d’abord, je suis fondamentalement contre les anniversaires, commémorations et autres événements dont on a l’hypocrisie de croire qu’ils rendent hommage à ceux qu’ils sortent de l’oubli. C’est faux! Ce n’est pas parce qu’on rappelle aux incultes et aux blasés qu’un génie a existé «un jour» que ça change quelque chose. Ça vous donne bonne conscience, c’est tout. Ça comble vos lacunes et ça alimente vos conversations mondaines. Car l’hommage ne revient, finalement, qu’aux maisons d’édition qui ont le culot de ressortir de leurs entrepôts les volumes invendus, ennuyeux à mourir, qu’un pauvre passionné écrivit jadis sur tel ou tel personnage… et que personne ne lut parce que ça ne tombait pas 10, 50, 100, 200 ans pile après la mort du type. C’est dit. Maintenant, réjouissez–vous, on est PILE 250 ans après la naissance du vieux Mozart. Et je ne cacherai pas que ça me file des boutons. Deux semaines qu’on nous bassine avec la vie de ce pauvre vieux, quand le bon sens aurait voulu qu’on s’en foute royalement, d’autant plus que ce cher Wolfgang n’avait guère besoin de tout ça pour être rappelé à notre souvenir. On la connaît sa musique, les Noces de Figaro, le Requiem, tout le monde connaît sans connaître et ça en devient lassant. Et là, il a 250 ans! Eh bien, on en profite pour vous rappeler que le gars en question était un obsédé sexuel achevé, et qu’à en croire sa correspondance bourrée de détails scatologiques, l’homme n’était pas aussi raffiné que sa musique laisserait penser. Avait-on besoin de savoir que le génie peut se cacher derrière une espèce d’emperruqué repoussant et trivial? Moi pas. Oubliez le génie, humainement, ce gars-là ne valait pas plus que vous et moi (et ce n’est pas peu dire). En tout cas une chose est sûre, je ne peux plus le voir, encore moins l’entendre, et je n’attends qu’une chose, qu’on passe (enfin) au suivant. x

Chaque semaine, Le Délit choisit un sujet controversé. Les journalistes devant défendre respectivement le pour et le contre sont tirés aux hasard. Cette semaine, Maysa Pharès et Agnès Beaudry s’affrontent dans le ring. Il est à noter que les positions exprimées ne sont pas nécessairement partagées par leur auteur.

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délit | 31 janvier 2006 06 xle www.delitfrancais.com

Controverses

Réactions sanguinaires

Affaire Héma-Québec: les étudiants de l’Université McGill exigent des explications. lettres ouvertes Pour une mise en situation de l’affaire Héma-Québec, lisez notre éditorial en page 3.

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’Association des étudiants de l’Université McGill (AÉUM) est profondément troublée par l’attitude d’HémaQuébec face aux étudiants de McGill. En effet, les événements de la journée d’hier [le mercredi 25 janvier 2006] ont été causés par l’absence d’écoute et d’ouverture dont a fait preuve Héma-Québec vis-à-vis une panoplie d’étudiants et de groupes d’intérêt. Plutôt que de répondre aux questions légitimes qui lui ont été posées à plusieurs reprises de façon courtoise et polie, Héma-Québec a choisi de passer à l’offensive pour éviter d’avoir à répondre à des questions tout à fait justifiées. L’AÉUM et le Groupe gai de l’Université McGill (Queer McGill) ne sont aucunement responsables des actions décriées hier par HémaQuébec. Il est fâcheux de constater qu’une organisation ayant eu des contacts aussi réguliers avec des étudiantes et étudiants demeure à ce jour incapable de reconnaître des protestations sarcastiques lorsqu’elle y fait face. Il n’a tout simplement jamais été question pour les étudiants de mentir sur leur passé sexuel dans le but de donner du sang, un mantra fort regrettable qu’Héma-Québec a passé la journée d’hier à répéter aux médias. De toute évidence, jamais les étudiants n’ont mis en danger la banque de sang d’Héma-

Québec. Au contraire, la méthode choisie par les manifestants était plutôt de faire en sorte que leur propre sang soit rejeté, par solidarité avec ceux qui étaient exclus en raison de la politique d’Héma-Québec. On se demande encore comment Héma-Québec a réussi à prendre un graffiti dans une salle de bains et le transformer en une campagne pancanadienne de diffamation contre les étudiants de l’Université McGill. (NDLR : nous savons maintenant qu’il s’agissait d’affiches imprimées et non d’un graffiti). «Plutôt que de remplir son mandat –recueillir du sang pour ceux qui en ont besoin– HémaQuébec s’est convertie en agence de publicité négative, le tout pour éviter d’avoir à répondre à des questions qui ne peuvent plus attendre», déplore Adam Conter, président de l’AÉUM. «HémaQuébec devrait employer ses énergies à faire de l’introspection et de la collecte de sang plutôt que de salir la réputation des étudiants de McGill à la grandeur du Canada», ajoute-t-il en réponse à la vaste couverture médiatique du communiqué d’Héma-Québec. L’AÉUM exige par conséquent qu’Héma-Québec cesse de se défiler et réponde clairement et publiquement à la question suivante: comment l’exclusion automatique des donneurs masculins ayant eu des rapports sexuels avec des hommes se justifie encore en 2006? S’il existe une réponse valable à cette question, Héma-Québec ne devrait plus tarder à la fournir à la communauté

qu’elle prétend servir. Finalement, l’AÉUM condamne Héma-Québec pour avoir annulé la collecte de sang d’aujourd’hui, alors qu’elle a passé la journée d’hier à dire aux gens intéressés à donner du sang de revenir aujourd’hui. «HémaQuébec a géré cette affaire en amateur», conclut M. Conter. - L’AÉUM

L’AÉUM: au devant la propagande, à chacun son tour. Bonjour, J’aimerais vous faire part des impressions qui me sont venues à la lecture de votre communiqué. D’abord, vous semblez malheureusement [vous être engagés] de plein pied dans le jeu de la propagande précipitée. Votre message en lui-même est flou et démontre très peu d’objectivité. Qu’entendez-vous par: «incapable de reconnaître des protestations sarcastiques lorsqu’elle y fait face»? Qu’Héma-Québec devrait reconnaître les farces «amères, de mauvais goût» (me dit mon Larousse), et rire un bon coup, alors que vous décrivez dans le premier paragraphe l’attitude de l’ensemble des étudiants comme étant «courtoise et polie»? Voilà qui contraste quelque peu, sarcasme et politesse. Les contradictions fusent en effet de toutes parts, de «Il n’a tout simplement jamais été question pour les étudiants de mentir sur leur passé sexuel dans le but de donner du sang» à «faire en sorte que leur propre sang soit rejeté». Ah oui? Et de quelle façon, ça, on ne le sait toujours pas? Omettant bien ce qui vous tente, faits actuels et historiques, motifs et contextes, on se perd dans le dédale de vos paroles –et

le lecteur averti y verra une envie, un besoin de blanchir l’image de la sacro-sainte McGill University. Héma-Québec a décidé de «passer à l’offensive» –on ne sait toujours pas de quelle offensive il s’agit. Savez-vous seulement qu’HémaQuébec a, dans le passé, contaminé des gens avec le VIH, s’ensuivant des poursuites coûteuses pour l’État bien entendu, et que peutêtre, oui dis-je, peut-être veut-elle minimiser les risques, n’est-ce pas le moindrement justifiable et les étudiants n’ont-ils pas le droit de savoir cela afin de se positionner? C’est ça omettre des faits et biaiser la diffusion d’information. «De toute évidence, jamais les étudiants n’ont mis en danger la banque de sang d’Héma-Québec» –ah oui, et de quelle évidence s’agit-il? Vous savez si dans le paquet qui ont protesté aujourd’hui [il n’y en] a pas quelques-uns qui ont délibérément menti, soit en affirmant n’avoir eu aucune relation avec des hommes, ou peut-être même des sidéens? Vous savez ça? Et notre merveilleux président [en plus] d’affirmer des pures niaiseries irréfléchies, «HémaQuébec devrait employer ses énergies à faire de l’introspection et de la collecte de sang», «Plutôt que de remplir son mandat –recueillir du sang pour ceux qui en ont besoin plutôt que de salir la réputation des étudiants de McGill à la grandeur du Canada», y va d’associations de faits qui n’ont aucun lien les uns avec les autres: Héma-Québec fait effectivement de la collecte de sang, c’est ce pour quoi elle était là cette semaine (et non en undercover pour miner la trop belle image de McGill), et effectivement, cela s’est terminé en propagande (il faudrait rappeler pourquoi, hum, car des étudiants ont littéralement entravé leur travail, peu importe si la cause à défendre est noble ou pas, il faut

être objectif dans les faits). Et quel amateur fait-il de lui-même, et toute son équipe d’ailleurs, avec cette attitude d’aussi bas niveau, en répondant au feu par le feu, sans montrer le moindrement de sagesse et de diplomatie dans ses dires –c’est entacher l’image de McGill ça, d’une toute autre façon cependant, pour qui porte attention à votre communiqué. Mais nos représentants semblent avoir gardé la partie sensée de leur texte pour la fin, tout comme les smarties rouge sang, alors qu’on cerne vraiment le problème: «comment l’exclusion automatique des donneurs masculins ayant eu des rapports sexuels avec des hommes se justifie encore en 2006?» On pourrait en discuter longtemps, oui, ça oui. Je vais vous donner un indice moi, trois en fait: Harper, gouvernement minoritaire, mariage gai. Ben oui, les beaux sophismes «encore en 2006», parce qu[‘il n’y] pas d’époque pour la discrimination en passant, il y a encore du monde qui pense de même figurez-vous donc. Quand vous aurez fait le sondage à McGill de qui a voté pour Harper, avec son projet d’abolir tout ce qu’on a réussi a bâtir en matière d’homosexualité, on pourra vraiment dire quelle proportion des étudiants devraient être «condamnée», en attendant, contentez-vous donc «de faire de l’introspection» et de «servir la communauté» que vous dites servir. - Benoît Auclair Sciences cognitives, U1 P.-S. Faites au moins preuve d’un peu de diplomatie cette fois-ci et prenez le temps d’évaluer ce que je viens de dire et agissez de manière responsable en reconnaissant pour vous-même les possibles torts.


Nouvelles

Justice sociale à McGill L’événement Social Justice Days vise à sensibiliser les étudiants de McGill aux causes sociales. local Pierre-Olivier Brodeur Le Délit

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epuis le 19 janvier et jusqu’au 1er février se tient sur le campus de McGill l’événement Social Justice Days, organisé par le Comité de l’équité de l’AÉUM et le Campus Coalition of Progressive McGill Students (CCPMS). Ces journées sont en grande partie commanditées par l’AÉUM. Son président Adam Conter y voit une occasion de promouvoir un large éventail d’événements plus progressistes, d’idées sociales comme l’environnement, l’immigration et le féminisme. «L’objectif, expliquet-il, c’est que les gens sortent et se mettent à penser.» Avec la diversité de la programmation cette année, il y aura en effet de quoi faire réfléchir les gens. Au nombre des ateliers prévus, on retrouve «Cuisine végétalienne 101», organisé par le club Midnight Kitchen, plusieurs tables rondes sur l’immigration (dont une présentation sur le travail de soutien aux immigrants ce mercredi à 17h30 au 3480 McTavish et une pièce de théâtre portant sur la législation canadienne) ainsi qu’une discussion sur le féminisme d’aujourd’hui, organisée par le club Union for Gender Empowerment. On retrouve également une conférence intitulée «When Campus Resists: Reflecting on the Practice», présentée par le Groupe de recherche et d’intérêt public du Québec (QPIRG-McGill), qui organise de nombreux ateliers durant cette période. S’il peut sembler étrange de voir tant d’activités progressistes sur un campus peu connu pour son implication, c’est que, selon Adam Conter, «l’AÉUM essaie de changer, de trouver un pointmilieu entre nos activités sociales et universitaires. Le succès des Social Justice Days sera un indicateur de la manière dont nous nous sommes améliorés.» Selon Indu Vashist,

coordonnatrice externe à QPIRGMcGill, ce changement est déjà visible. «Nous sentons beaucoup de soutien [de la part de l’AÉUM]. Ils commanditent ces événements, et ça montre qu’ils perçoivent ça [la promotion de la justice sociale] comme une partie de leur mandat.» Sur le sujet du manque de mobilisation à McGill, elle ajoute: «il y a beaucoup de choses qui se passent sur le campus dont les gens n’entendent tout simplement pas parler, mais c’est sûr qu’il en faudrait encore plus.» C’est d’ailleurs parce qu’ils font connaître les initiatives étudiantes visant une plus grande justice sociale qu’elle juge les Social Justice Days importants. «Nous voulons que les étudiants se rendent compte que les idées sociales existent sur le campus, et qu’il y a une pluralité de voies pour s’impliquer.» Aruna Krishnakumar, commissaire à l’Équité, croit elle aussi que le but principal de Social Justice Days est de donner une visibilité «aux groupes marginalisés et sous-représentés au Canada et à McGill.» Par contre, elle se montre beaucoup plus critique face à l’AÉUM: «cette coalition (Campus Coalition of Progressive McGill Students) est particulièrement importante en lumière des injustices dont plusieurs groupes ont été victimes dans les dernières années, comme par exemple se faire chasser de leurs locaux, devoir recourir à un référendum pour conserver leur financement ou être forcés de fusionner avec d’autres groupes car l’AÉUM ne les juge pas importants.» Selon elle, l’événement est un succès, puisque le nombre de visiteurs a sensiblement augmenté, ce dont elle se réjouit, puisque «la chose la plus importante est de continuer à travailler ensemble pour que plus d’organismes étudiants puissent s’impliquer dans le processus de prise de décision. Trop souvent, l’AÉUM est déconnectée de la population étudiante et [les Social Justice Days] sont une occasion pour réduire cette distance.» x

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Santé à la carte Le Groupe de réflexion sur le système de la santé du Québec dans l’attente d’une réponse gouvernementale au jugement Chaoulli. national Marie-Ève Léveillé Le Délit

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ans les semaines à venir, le dossier majeur à suivre est sans doute la réponse du gouvernement du Québec au jugement Chaoulli de la Cour suprême du Canada, qui invalide la prohibition des contrats d’assurance privée pour les services hospitaliers et les services médicaux. La teneur exacte de la réponse du gouvernement reste inconnue, mais quelques fuites font craindre au Groupe de réflexion sur le système de la santé du Québec (GRSSQ, qui regroupe des professionnels de tous les milieux, médical, juridique, universitaire, etc.) une présence accrue du privé en santé.

Les fuites Selon un article de Denis Lessard paru le 19 janvier dans La Presse, le gouvernement s’apprête à recourir aux «cliniques privées» lorsque les délais d’attente seront jugés excessifs. L’État paierait alors la facture des actes médicaux pratiqués. Cette solution ne remettrait donc pas en question l’interdiction, pour les médecins payés par la Régie de l’assurance-maladie du Québec (les médecins «participants»), de recevoir une rémunération d’une autre source pour des actes médicaux. Le maintien de l’étanchéité du système préviendrait un transfert massif des médecins du public vers le privé. La possibilité que les médecins ayant atteint leurs quotas d’opération dans le système public puissent ensuite continuer à opérer en étant payés par des assurances privées ne semble pas non plus être envisagée. Deux éléments demeurent en suspens. Selon M. Simon Turcotte, médecin résident en chirurgie au CHUM, on ne sait pas quelle est la nature des «cliniques privées», et la question du financement de la santé demeure entière.

De quelle «clinique privée» parle-t-on? M. Turcotte, membre du GRSSQ, émet trois définitions possibles de «cliniques privées». Tout d’abord, il existe actuellement des cabinets de médecins participants. Ce n’est sans doute pas ce qu’envisage le gouvernement, puisqu’il s’agit de cliniques dont le financement est déjà entièrement public. Ensuite, on trouve le cabinet privé de médecins non participants, dont le financement est entièrement privé. Si la solution du ministre Couillard concerne les cabinets privés, il est difficile d’imaginer que les délais d’attente puissent être substantiellement réduits. En effet, il n’existe qu’une centaine de médecins non participants au Québec, trop peu pour résorber les délais d’attente. Finalement, il existe des cliniques dont le statut juridique est incertain. Dans ces cliniques, le patient est facturé pour certains frais d’infrastructure et de médicaments même si les médecins sont participants. Le gouvernement remboursera-t-il dorénavant à la fois l’acte médical et les frais d’infrastructures et de médicaments?

Silence sur la question du financement La question du financement reste donc entière. Si le gouvernement rembourse la totalité des services obtenus en «clinique privée», les membres du groupe croient qu’il n’en sortira pas gagnant d’un point de vue financier. Premièrement, une clinique privée doit dégager un profit, ce que n’a pas à faire le réseau public. Selon M. Réjean Hébert, doyen de la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke: «Comment peuton imaginer fournir un service

moins cher en ménageant une marge de profit?» Qui dit «profit», dit «coûts de gestion plus élevés». Par exemple, les frais administratifs comptent pour 31 % des dépenses de santé aux États-Unis alors qu’ils ne représentent que 16 % au Canada. Deuxièmement, les cliniques privées ne feront pas d’économie sur le salaire des professionnels: pourquoi un médecin accepteraitil d’être payé moins cher dans le privé que dans le public? Pour être compétitives, ces entreprises devront-elles couper dans la qualité des soins et, par exemple, recycler l’utilisation de divers accessoires médicaux d’un patient à l’autre? En remboursant les interventions médicales dans les «cliniques privées», l’État ne fera pas d’économie, mais perdra le contrôle sur la qualité des soins et leur facturation, croit le GRSSQ.

Une commission parlementaire au printemps Ce printemps, la question du financement de la santé sera abordée en Commission parlementaire. Alors qu’il semble que le gouvernement veuille répondre à l’arrêt Chaoulli par la privatisation, certains croient que ce n’est pas ce que préconise la Cour suprême. D’après Me Marie-Claude Prémont, vicedoyenne aux études supérieures de la Faculté de droit de l’Université McGill, «chacune des trois opinions exprimées ou adoptées par l’ensemble des sept juges de la Cour suprême appuie le besoin de l’ensemble des citoyens du Québec à disposer d’un système de santé public de qualité qui fait l’objet de mesures de protection». En bref, elle ne croit pas qu’il s’agisse d’un jugement qui donne le feu vert à la privatisation, mais qui s’inquiète plutôt du sous-financement du réseau public. x


délit | 31 janvier 2006 08 xle www.delitfrancais.com

Nouvelles

Miss Personnalité

Aperçu de l’univers des aspirantes québécoises au titre de Miss Univers, qui se déroulait cette fin de semaine. national Hilary Johnson Le Délit

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h, le mystère des concours de beauté! Ces concours font constamment objet de nombreuses questions et de controverses. Pour la personne moyenne, un concours tel que celui de Miss Univers Québec peut laisser perplexe. Qu’évalue-t-on? Comment les candidates sont-elles sélectionnées? Est-ce uniquement la beauté qui est jugée ou est-ce que l’intelligence et la personnalité jouent véritablement un rôle déterminant? Miss Univers Québec: qui participe? Cinquante jeunes femmes ont été sélectionnées pour participer au concours Miss Univers Québec qui s’est déroulé le 28 janvier dernier au Casino de Montréal. Une série d’entrevues a permis d’effectuer un tri parmi les participantes. Âgées de 18 à 26 ans, la plupart proviennent de Montréal, de la Montérégie et de

Québec, bien que plusieurs régions, de l’Abitibi-Témiscamingue à la Gaspésie en passant par le Saguenay–Lac-St-Jean, aient également été représentées, afin de produire un groupe diversifié. Les participantes ne peuvent ni être mariées, ni l’avoir été, ni même avoir annulé un mariage, ni être enceintes ou avoir donné naissance. Selon un document officiel de Miss Univers Canada, «bien que la transformation de la beauté naturelle soit déconseillée, aucune restriction n’existe quant à la chirurgie esthétique. Il est en effet impossible d’implanter une telle règle. En fait, depuis 1990, l’organisation permet le port de soutiens-gorge rembourrés afin de décourager les participantes à porter atteinte à leur corps de façon permanente pour une compétition». Qui diable veut défiler en bikini au mois de janvier? Les douze demi-finalistes qui passeront à l’étape de Miss Univers Canada seront celles qui auront passé à travers trois épreuves: une série d’entrevues, un défilé en maillot de bain et un défilé en robe de soirée. La nature des épreuves suscite des réactions partagées. Émerveillés, confus, ennuyés, dégoûtés ou amusés, les gens se demandent souvent ce qui pousse une jeune femme à vouloir être assujettie à des compétitions aussi mortifiantes qu’un défilé en maillot de bain. Selon Tanya Jacques, participante provenant de la région des Cantonsde-l’Est, Miss Univers Québec est une expérience intéressante à vivre. Marie-Ève

Dufresne, de la région de Québec, voit le concours comme un défi personnel. Selon elle, «Miss Univers peut ouvrir des portes et apporte de la fierté et de la confiance». Il est clair que ces femmes ont toutes du talent. Un coup d’œil à leurs biographies nous en convainc. Annie Benjamin «a un talent extraordinaire. Tout ce qu’elle fait en cuisine lui réussit». «Catherine Fréchette est mannequin, styliste de mode, éleveuse de chats sacrés de Birmanie et fait de la zoothérapie auprès des personnes âgées». Valérie Rémillard, elle, «suit des cours de chant depuis quatre ans. Elle a une voix extraordinaire».

La clé: charme, charisme et personnalité Comment se démarquer parmi cinquante consoeurs lorsque cellesci sont toutes très jolies? Pour Tanya Jacques et Marie-Ève Dufresne, il faut tirer profit des entrevues. D’après Jacques, «les juges recherchent la personnalité et le charme»; Dufresne reconnaît aussi que «le charme et le charisme sont des atouts importants». Est-ce quelque peu naïf de croire que la personnalité est si cruciale pour réussir dans un concours? Puisque, de l’avis du public, les participantes étaient bien jolies, mais que toutes n’étaient pas «typiquement belles», il est possible que le charisme joue bel et bien son rôle dans la sélection des gagnantes. Mais alors, pourquoi un défilé en maillot de bain? C’est une question qui Au programme, discussions avec Tanya Jacques, demeure sans réponse. x participante au concours Miss Univers Québec. Hilary Johnson

Qui peut (ou veut) sauver l’ONU? Les grandes puissances peuvent-elles (veulentelles) sauver l’ONU? Une Canadienne qui y oeuvre nous demande de garder la foi. international Christopher Campbell-Duruflé Le Délit

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ouise Fréchette nous invitait jeudi dernier à croire en l’avenir de l’ONU. Figure de proue de nos affaires étrangères, elle occupe le poste de vicesecrétaire générale des Nations unies depuis 1998. Malgré ses invitations à garder foi en l’ONU, plusieurs réalités font douter de la pertinence du détachement à travers le monde de quelques 70 000 soldats sous la bannière bleue. Après les tristement célèbres événements du Rwanda en 1994, d’aucuns penseront aux conflits faisant aujourd’hui rage en Haïti et au Darfour, à l’invasion unilatérale de l’Irak par des États-Unis en 2003 ou au

contrôle sur l’organisation exercé par les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité détenteurs d’un droit de veto. L’ONU survivra-t-elle à sa septième décennie? Les grandes puissances le lui permettront-elles? C’est avec ces événements en toile de fond que la chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques (UQÀM) a organisé la série de conférences «Réformer ou reformer? La pertinence des Nations unies soixante ans plus tard», qui s’est terminée la semaine dernière. Après Mme Fréchette, cinq panélistes sont venus présenter les points de vue des Grands de l’ONU, les membres du Conseil de sécurité: la Russie (Michel Cormier), la France (JeanJacques Roche), les États-Unis (Thomas Weiss), le Royaume-Uni (Julian LindleyFrench) et la Chine (André Laliberté). Un apport incontesté La fille de la Société des nations a grandement œuvré pour humaniser la seconde moitié du 20e siècle, nous souligne Mme Fréchette, notamment par ses très nombreuses missions de maintien de la paix, participations en douceur aux transitions politiques, forces policières et militaires, organisations de tribunaux et d’élections… Selon elle, ces interventions de l’ONU

témoignent de la volonté de l’organisation de continuer à préserver l’harmonie intraétatique. Par exemple, les administrations transitoires déployées au Timor oriental (1975) et au Kosovo (depuis 1999), de même qu’en Irak tout récemment. De même, les tribunaux spéciaux en Yougoslavie, au Rwanda et le tribunal mixte installé au Sierra Leone ainsi que la Cour pénale internationale et le Haut-Commissariat aux droits de l’homme oeuvrent à faire respecter les valeurs fondatrices de la Charte de l’ONU. «Elle met à la disposition de ses membres un instrument souple et puissant, affirme Mme Fréchette, dont la légitimité est universellement reconnue.» Ne pas se fermer les yeux La question, «les grandes puissances veulent-elles sauver l’ONU ?» demeure. Certains se demanderont aussi dans l’intérêt de qui. La forme actuelle du Conseil de sécurité présente plusieurs faiblesses, remarque la vice-secrétaire générale. De nombreux pays autres que les Cinq Grands ont acquis, depuis la fondation de l’ONU, une population et un statut de «puissance mondiale» qui justifierait leur présence en tant que membres permanents du Conseil de sécurité (l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil,

le Nigeria, le Japon…). Le droit de veto des membres permanents du Conseil constitue un autre point de discorde. Le privilège qu’il leur donne par rapport aux autres n’est plus profitable pour l’organisation, affirme Mme Fréchette. De plus, il est limité dans la mesure où il donne à son détenteur un pouvoir limitatif, capable d’empêcher des résolutions, mais non pro-actif, permettant de mettre de l’avant de nouvelles idées. Mais ne soyons pas naïfs. Nombre des succès de l’ONU dépendent exclusivement de la politique des «pays puissants», qui lui prêtent leurs ressources. Pour les panélistes de la soirée, ceci a pour conséquence inévitable que ces pays continueront à exercer leur mainmise sur l’organisation. Ce pragmatisme est-il acceptable? Permettrat-il à l’ONU de rester fidèle à ses valeurs fondatrices? La peur du «multilatéralisme intéressé» devrait-elle nous faire douter de la confiance que porte Mme Fréchette en l’ONU? Telles sont les questions auxquelles la série tente d’apporter réponse. x Pour plus d’information sur les conférences organisées par la chaire Raoul-Dandurand, visitez le www.dandurand.uqam.ca.


Nouvelles

Montréal, N.U. Plus de 1400 étudiants de partout dans le monde simulent l’expérience onusienne. campus Jean-Philippe Dallaire Le Délit

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ontréal accueillait le monde du 26 au 29 janvier dernier. Ou, du moins, on pouvait le croire. C’est que le centre Sheraton accueillait des délégués étudiants de collèges et d’universités canadiens et étrangers dans le cadre d’une simulation de l’ONU de grande envergure. Pour les participants à la McGill Model United Nations Assembly (McMUN), c’était une bonne occasion d’en apprendre plus sur la politique et les relations internationales et de socialiser. La plus importante simulation du genre au Canada McMUN, ce n’est pas seulement 1400 étudiants, c’est aussi plus de 80 universités d’Amérique du Nord, du Mexique, de Russie et du Royaume-Uni. Les plus prestigieuses universités américaines, celles de la Ivy League et les grandes académies militaires, y délèguent annuellement un nombre important de représentants. Les organisateurs de la conférence affirment qu’elle constitue «la plus importante simulation du genre en Amérique du Nord», avec vingt-trois salles de conférence, cinq salles, un journal exclusif, un réseau de télévision qui lui est dédié, un centre de ressources aux délégués et l’Internet sansfil. L’organisation de l’événement nécessite l’aide de plus de 200 bénévoles, et beaucoup de temps. «Ça fait deux semaines qu’on ne va plus à nos cours», nous indique Héloïse Leclerc, responsable des relations publiques. Seules deux délégations en provenance

d’universités francophones participent à l’événement, soit celles de HEC-Montréal et de la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Le fait que toutes les activités se déroulent en anglais peut en décourager certains, selon Christine Beltempo, bénévole lors de l’événement. Afin de palier à ce manque, Héloïse Leclerc nous indique cependant que certains comités seront bilingues à partir de la prochaine édition. Un événement qui a évolué Les origines de McMUN sont nébuleuses, mais semblent se situer en 1955. Le Club des Nations unies de McGill tenait alors un premier Conseil de sécurité calqué sur le modèle de celui de l’ONU. L’événement sous sa forme actuelle a pris naissance en 1991. Il s’agissait alors d’une journée d’activités tenues sur le campus de McGill et regroupant des étudiants de quelques autres universités. En quinze ans, la simulation a bien évolué, ce que les salles bondées du centre Sheraton permettent au Délit de constater. Les rebondissements sont nombreux. Alors que Le Délit assiste à une séance du Conseil de sécurité, le représentant de la Chine reçoit un appel sur son téléphone portable lui indiquant qu’un espion de son gouvernement a obtenu des renseignements sur le programme nucléaire nord-coréen. Puis, une transmission vidéo avec son et musique à l’attention du Conseil de sécurité informe celui-ci que la Corée du Nord s’est dotée de l’arme atomique. Les membres du Conseil doivent alors traiter ce sujet en priorité et dévier de leur ordre du jour. La chaîne d’information en continu McNN permet aussi de suivre l’actualité en direct. Les délégués sont ainsi tenus au fait des derniers développements mondiaux, mais aussi des résultats des différents comités et rencontres. Plusieurs sujets à l’ordre du jour Au-delà de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité, plusieurs simulations permettent aux participants de traiter de

Le Conseil de sécurité de McMUN: cogitations intenses autant que soutenues. Jean-Philippe Dallaire

sujets actuels ou historiques. Par exemple, on recrée l’ambiance du conseil des ministres canadien lors de la Crise d’octobre ou celui du Politburo soviétique en 1924, à l’époque du choix du successeur de Lénine. De nombreuses séances d’agences spécialisées des Nations unies sont aussi organisées. Est-ce qu’une simulation de ce genre donne des résultats concrets ou fait naître des mouvements? Une bénévole indique que ce n’est pas le rôle que se donne McMUN: «Il n’y a rien d’innovateur. Mais c’est une bonne pratique, et ça inclut les jeux de pouvoir…» Afin de s’assurer de refléter le plus fidèlement possible la réalité, le rôle des grandes puissances est d’ailleurs souvent confié à des universités dont on reconnaît d’année en année la bonne préparation. Du sérieux… et du moins sérieux Tout au long de la simulation, les participants doivent suivre un code de conduite strict, qui inclut le respect de codes vestimentaires (les délégués portaient donc vestons ou tailleurs), et des règles de procédure détaillées, ce qui fait parfois contraste avec le manque de sérieux de certaines interventions... qui sont heureusement l’exception. Ainsi, alors que Le Délit assiste à une séance de l’Assemblée générale portant sur le sida, au moins trois participants interviennent en faisant usage de textes, chantés, de Céline Dion. Aussi, la une de l’Ambassadeur, journal de l’événement, est parée de la photographie d’une femme en train de se faire caresser. Elle titre «McMUN makes you come» («McMUN vous fait venir»), reprenant ainsi le slogan au devant du t-shirt de l’événement, sans toutefois faire état de ce qu’on y trouvait au dos, soit le mot «back» («revenir»). Enfin, comme dans plusieurs événements regroupant des étudiants universitaires de différents horizons, le flirt occupe une place importante à McMUN. Une bénévole ayant tenu le rôle de page lors d’une partie de l’événement confie ainsi au Délit que «parmi les messages que s’envoient les délégués, au

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moins la moitié sont de la cruise». Certains délégués, moins sérieux, brilleraient d’ailleurs par leur absence, récupérant d’une fête de la veille… ou la poursuivant! Des participants généralement satisfaits Les participants interrogés par Le Délit sont en général satisfaits de l’événement. «C’est très bien», affirme Eddy, de l’Université d’Ottawa. «Particulièrement Montréal», révèle-t-il. Un constat que partage Dimitri, du Westfield State College: «Cette conférence est la plus amusante, la plus divertissante, on y trouve les meilleurs partys, les meilleures occasions de danser. C’est ma préférée!» Si New York et Harvard accueillent selon lui des conférences plus «structurées» et plus achalandées, l’ambiance qui règne à Montréal fait toute la différence. Quant à Ashley, du collège Marianopolis, elle aime son expérience, la première avec des étudiants universitaires. Se sent-elle exclue du fait de la complexité des sujets et de la présence de personnes plus expérimentées? «Je suis dans un petit comité, indique-t-elle, c’est plus facile d’être impliquée». Comme dans tout événement, le succès ne fait cependant pas l’unanimité. D’après un participant souhaitant garder l’anonymat, «de façon générale, c’est moyen». Puis, il nuance: «En fait, le problème, c’est le journal, il est tellement vulgaire! Il n’a aucune classe, c’est dégueulasse». Pour l’étudiant, cette conférence n’est pas la plus importante: «Nous, on fait ça pour se préparer en vue d’une plus grosse simulation, qui aura lieu à Harvard». Une autre étudiante rencontrée par le Le Délit était elle aussi critique: «Cet aprèsmidi, c’est plate, indique-t-elle. Je croyais être parmi les personnes impliquées dans la défense d’une proposition, mais je me suis fait mettre de côté». La qualité jugée médiocre du journal de l’événement posait aussi problème pour cette étudiante. Mais, somme toute, ces irritants n’empêchaient pas la journée précédente d’avoir été «très intéressante». Bravo aux organisateurs, donc!x


délit | 31 janvier 2006 10 xle www.delitfrancais.com

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ne centaine de journalistes des Amériques s’étaient entassés mercredi pour assister à la conférence de presse du groupe américains anti-guerre «Women Say No to War». L’intervention de sa célèbre porte-parole Cindy Sheehan a provoqué un tollé.

Forum social mondial

s’étaient alors joint à elle à Crawford au Texas, en signe d’appui. Depuis, on dit qu’elle est celle qui a redonné de la vigueur au mouvement pacifiste américain. Mme Sheehan a profité de la mobilisation du Forum social mondial (FSM) pour faire la promotion de sa

Contre la guerre

L’Américaine Cindy Sheehan lance un message de paix. Mère d’un soldat tué en Irak le 4 avril 2004, Mme Sheehan a acquis une renommée internationale l’été dernier. Elle a en effet campé devant le ranch du président américain George W. Bush et refusé de quitter l’endroit avant que ce dernier n’accepte de lui dire, en personne, pourquoi son fils était mort. Son geste ayant reçu une énorme couverture médiatique, plusieurs

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campagne pacifiste www.codepinkalert.com, clin d’œil fait aux divers codes de couleur utilisés par le gouvernement américain pour avertir la population du danger potentiel d’attentats terroristes sur son territoire. «Hier [lundi], cinq soldats américains sont morts en Irak, mais combien d’Irakiens sont morts? Combien d’enfants dans le monde sont morts à cause de nos

politiques égoïstes?», a-t-elle lancé. Elle était accompagnée d’autres collègues de son organisme, notamment Fernando Suarez, père d’un soldat américain mort en Irak, et Pablo Paredes, le premier soldat américain à refuser d’aller en Irak en invoquant une objection morale. Les pacifistes ont eu des paroles dures à l’égard de la Maison-Blanche. «George W. Bush maintient sa rhétorique maléfique en affirmant qu’il fait la guerre au terrorisme. En réalité, il soutient une guerre de terrorisme partout sur la planète». Mme Sheehan a poursuivi, soutenant que «Bush dit qu’il combat le terrorisme outremer afin de ne pas devoir le combattre sur son propre territoire. Quelle ignorance. En quoi est-ce que les bébés des autres [peuples] sont moins précieux que les nôtres? […] Je souhaite honorer la mort de mon fils en faisant une campagne pour la paix et l’amour plutôt que pour la mort et la violence». Elle ne s’en est toutefois pas tenue à la guerre au terrorisme et à la situation irakienne, profitant aussi de la tribune qui lui était offerte pour critiquer le système américain en général. «Les États-Unis n’ont pas inventé l’impérialisme, ils l’ont

seulement perfectionné. […] Nous devons changer l’économie militariste de notre gouvernement en une économie de paix.» Elle a aussi affirmé l’importance que son groupe donnait aux luttes sociales, des États-Unis comme d’ailleurs. «Se battre pour la justice et se battre pour la paix, c’est la même chose.» L’organisme de Mme Sheehan est principalement composé de femme. En réponse à une question d’un journaliste lui demandant si elle préférait Condoleeza Rice ou Hillary Clinton, deux candidates potentielles à la présidence américaine dans les années à venir, elle s’est montré cinglante. «Ces soi-disant femmes n’ont aucun instinct maternel et aucune compassion pour ceux que nous tuons par nos politiques. Nous ne pouvons pas leur faire confiance. […] Condoleeza Rice est notre principale diplomate. Mais sa seule solution est de bombarder quiconque n’est pas d’accord avec nous. Quant à Hillary Clinton, c’est une démocrate pour qui la seule solution à la guerre en Irak est d’envoyer plus de soldats.» Le FSM vu par Cindy Sheehan En entrevue avec Le Délit, Mme

Forum social mondial

Sheehan a avoué en être à sa première visite au Forum social mondial. Ceci ne l’a pas empêchée d’exprimer son enthousiasme : «C’est incroyable. Cette expérience est très significative pour moi.» Elle a aussi soutenu qu’en venant à Caracas, son organisme et elle espèrent renverser l’image traditionnelle des Américains, dénoncés sur plusieurs tribunes. «Nous voulons montrer au monde que la plupart des personnes aux États-Unis sont contre George Bush et ses politiques. Et nous souhaitons aussi rallier tous les gens sur la planète, parce que nous aurons besoin de tout le monde pour renverser l’impérialisme de notre gouvernement.» La militante a de plus donné son appui au président Hugo Chavez dans ses politiques nationales, fortement contestées par l’administration américaine. «Je l’admire pour sa résistance envers les États-Unis.» Elle n’a d’ailleurs pas écarté la possibilité d’une rencontre avec le président vénézuelien au cours de la semaine. Selon elle, le travail de son organisme et d’autres campagnes similaires aurait d’ailleurs commencé

xle délit | 31 janvier 2006 www.delitfrancais.com à donner des résultats au États-Unis. «La perception de la guerre a vraiment changé au cours de la dernière moitié de l’année. Les gens demandent de mettre fin à la guerre, et cette demande a aussi trouvé une voix dans notre Congrès». Cependant, lorsque Le Délit lui a demandé si elle croyait que l’administration Bush allait un jour céder à ses revendications, elle a soupiré qu’elle n’y croyait pas. Elle s’est aussi défendue des accusations de la droite américaine à son endroit. «Je ne suis pas gauchiste, je ne suis pas radicale. Ce que je suis, c’est une personne qui souhaite que les bains de sang s’arrêtent. Et j’ai fait appel tant aux démocrates qu’aux républicains pour demander la fin de la guerre. [Comme il a déjà été dit,] les démocrates sont aussi une partie du problème.» Quant aux derniers résultats des élections canadiennes, elle redoute que le choix des Canadiens soit de mauvaise augure pour son mouvement. «Je crois que c’est un pas dans la mauvaise direction», conclut-elle. x

Cindy Sheehan, mère d’un soldat américain tué en Irak l’été dernier, a fait la une des journaux en défiant les politiques du président Bush. Marc-André Séguin

Le forum social mondial. El foro social mundial.

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oëlle Sarrailh, Djordje Vidovic et Olivier sont installés depuis quelques jours au campement de la jeunesse. Après avoir déménagé d’un site à l’autre pour s’installer, leur tente se dresse maintenant sous un fleurdelysé au milieu du Parque Los Callos, au centre-ville de Caracas. De passage au Venezuela pour le Forum social mondial au cours d’un voyage de plusieurs mois, ces trois Québécois – dont deux anciens de McGill– racontent leurs impressions des derniers jours passés dans cette commune ayant toutes les allures d’un Woodstock, musique en moins.

Le rendez-vous des jeunes à Caracas Trois Québecois au campement de la jeunesse au Forum social mondial. De prime abord, Djordje précise que les trois ne sont pas venus avec des organismes particuliers. «On n’est pas nécessairement informés ou très impliqués, mais l’altermondialisme est quelque chose qui nous intéresse tous les trois. Nous sommes principalement venus comme observateurs.» Olivier renchérit: «La mondialisation et l’altermondialisation ça se fait par les conférences et la théorie, mais moi je pense que ça se fait aussi beaucoup par les gens qui vivent ensemble. On est avec des Brésiliens

Un reportage de Marc-André Séguin, envoyé spécial au Venezuela.

en ce moment, il y a aussi des Colombiens. Tout le monde vit ensemble, on partage nos expériences. On passe toute la journée à parler entre nous, c’est hot.» Joëlle se montre aussi satisfaite des services offerts par le Forum pour le campement, malgré des inconvénients liés à quelques failles dans l’organisation. «Je trouve ça bien pour un événement sans but lucratif. Tu paies 5$ et tu peux dormir ici toute la semaine. C’est quand même bien organisé.» Olivier se montre d’accord sur ce point. «Au prix qu’on paie, on ne peut pas vraiment demander plus. C’est aussi le premier Forum au Venezuela.» Or, au-delà de l’organisation, il y a aussi le contenu, insistent les trois voyageurs. «Il y a vraiment des gens ici qui viennent pour parler des problèmes et trouver des solutions, et il y en a d’autres qui viennent ici pour rencontrer du monde et s’amuser. Je crois que les deux sont corrects. C’est vraiment unique, je n’ai jamais vu ça ailleurs.» Pour Djordje et Olivier, l’essentiel du FSM n’est donc pas dans l’aspect plus académique de l’événement, mais davantage dans les rencontres qu’on y fait et les débats qu’on peut avoir en échangeant avec d’autres personnes venues d’ailleurs. «Il y a tellement de trucs qui peuvent entrer dans l’altermondialisme: l’écologie, le féminisme, etc. C’est sûr que tout le monde ne sera pas d’accord sur tous les points. Je crois que l’aspect central demeure l’échange culturel, qui est magnifique.» Or, Joëlle se montre sceptique. «Honnêtement, je suis là pour me demander ce que ça donne, un Forum social. C’est le fun pour ceux qui s’impliquent, mais s’il y en a trois cent autres, des personnes comme nous, qui ne sont ici que pour rencontrer des gens, je ne sais pas.»

Ce qui différencie le campement de la jeunesse d’un événement comme Woodstock ? Djordje croit que le tout a beaucoup à voir avec les participants. «Les gens ont quand même une certaine conscience sociale. C’est clair qu’on discute de problèmes sociaux.» Mais malgré la présence de débats au campement, Joëlle n’est pas convaincue. «Est-ce que vraiment, c’est en allant dans un camping, en jasant

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ela fait maintenant quelques années qu’Aisare, une fillette de 11 ans du barrio (quartier) Kennedy, à Caracas, fréquente la Fundación Siembra, un organisme non gouvernemental près de chez elle. Quotidiennement, elle y joue à une panoplie de jeux inventés avec ses amis, faute de jouets. Ce midi-là, le choix s’était arrêté sur le baseball, avec un morceau de bois et un petit sac rempli de sable en guise de balle. Ses amis n’auront le temps que de jouer quelques manches avant de monter dans un autobus. Elle ne les suivra pas. «Je ne peux pas aller à l’école, je ne sais pas lire», explique-t-elle.

Le fond du baril au sommet des collines? Visite d’un barrio de Caracas

avec des Colombiens qu’on va vraiment en apprendre plus sur l’altermondialisme? Je ne suis pas sûre. Il faut se l’avouer, on est ici avec des gens assez aisés pour se payer le voyage. Ce n’est pas nécessairement ce qu’il y a de mieux pour bien connaître ce que c’est que la pauvreté.», lancet-elle. x

Les cas d’analphabétisme ne sont pas une chose rare au Venezuela. C’est même une situation commune dans plusieurs barrios de Caracas et d’ailleurs, affirme Mme Rojas, coordonnatrice de la Fondation Siembra. Au Venezuela, on donne le nom de barrios aux quartiers défavorisés des villes. Plusieurs des maisons sont encore construites à l’aide de taule et de carton, au flanc des montagnes. D’autres, plus élaborées, profitent de murs en briques rouges et jouissent de fenêtres avec des barreaux. Ces agglomérations connaissent plusieurs problèmes dus à la pauvreté: toxicomanie, abus sexuels, alcoolisme,

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analphabétisme, etc. Une série de cercles vicieux auxquels s’ajoutent les effets désastreux des glissements de terrain, mortels, caractéristiques des villes montagneuses comme Caracas. Mme Rojas a grandi dans le barrio Kennedy. Elle est maintenant une psychologue décidée à améliorer l’environnement de son milieu. «Je suis née ici, je reste ici. Et je veux donner la chance à chacun de ces jeunes pour qu’ils deviennent à leur tour des médecins, des avocats, et qu’ils restent ici pour bâtir leur communauté.» La mission de la Fondation Siembra en est une de formation. Son travail vise à donner une éducation de base à des enfants vivant une situation familiale difficile, afin que ceuxci puissent un jour aller à l’école. Outre les formations purement académiques, on y conçoit aussi des activités de responsabilisation des enfants afin de lutter contre un cercle de dépendance. Le programme est principalement dirigé vers des enfants de la rue ou habitant des milieux à risque. La Fondation œuvre cependant aussi auprès des familles, afin de sensibiliser les parents et de les encourager à collaborer activement pour l’avenir de leurs enfants. Comme plusieurs autres initiatives de ce genre, la Fondation est présente depuis les années pré-Chavez. Cependant, alors qu’elle assurait auparavant elle-même son financement, l’initiative jouit aujourd’hui d’une aide gouvernementale supplémentaire. Quoiqu’elle insiste beaucoup sur l’indépendance de son organisme, Mme Rojas ne nie pas que cette aide soit la bienvenue, tant pour la Fondation que pour la communauté. «Chavez aide beaucoup. Le gouvernement donne des titres de propriété aux gens qui se sont établis ici [en squattant des terres qui jadis appartenaient à l’État], et leur donne aussi de l’argent pour qu’ils puissent construire leurs maisons.» L’argent ne semble pas non plus aller qu’aux maisons.

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José Saludo, un coordonnateur de la communauté du barrio Kennedy, affirme qu’il a récemment reçu –pour la première fois dans ses 25 ans de travail– une aide financière du gouvernement pour ses projets. Cet argent est dédié à la construction d’un escalier de béton parcourant son quartier dans les montagnes, remplaçant ainsi un périlleux sentier de terre. Alors que le Délit visite le barrio, une vieille dame s’arrête un instant dans les marches en construction, avant de poursuivre son chemin avec ses deux bouteilles d’eau. Elle commente sa satisfaction de voir les choses changer dans son quartier. «C’est bien mieux avec Chavez. C’est le meilleur président que le Venezuela a connu parce qu’il aide les pauvres. Il nourrit les pauvres.» Elle se montre d’ailleurs très positive quant à l’image du barrio. «Ce barrio est très bien, tous les gens sont très bien. Il n’y a pas de violence, nous sommes tous comme une grande famille. Nous sommes tous des compañeros, tout un chacun.» En contraste avec la grande fierté de la dame, les choses ne sont pas toutes aussi roses pour Mme Rojas. Elle soutient que malgré les investissements du gouvernement Chavez, et malgré les initiatives locales comme celles de la fondation Siembra et de M. Saludo, les barrios de Caracas –comme d’autres ailleurs– restent des endroits où il ne fait pas tellement bon vivre. «Il y a beaucoup de problèmes», résume-t-elle. Les enfants en disent souvent beaucoup plus à cet égard. Aisara, debout et attirée par les appareils des photographes, se rapproche et se présente à nouveau. Elle souhaite être prise en photo. Après quelques clichés, on lui demande si sa famille vit près d’ici, si ses parents ont un travail. Visiblement mal à l’aise, elle ne donnera comme seule réponse qu’un sourire nerveux avant de retourner à un autre jeu avec ses copains… x


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Forum social mondial

Le rêve inachevé Les leaders sud-américains veulent unir le continent. international Samuel Auger Quartier libre (CIPUF), envoyé spécial à Caracas

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e héros mythique de l’Amérique latine, Simón Bolivar, en rêvait déjà il y a deux siècles. Dans le cadre du Forum social mondial de Caracas, le secrétaire général du Parlement de l’Amérique latine prend le relais de el libertador et vise à unifier le continent latin d’ici dix ans. Face à la montée du néolibéralisme et de l’impérialisme, les puissances émergentes du continent sud-américain se rendent à l’évidence: il est impératif de former un bloc puissant sur la scène internationale. En 1830, quelques heures avant sa mort, le général Simón Bolivar aurait déclaré que son grand rêve allait mourir : «Je donnais des coups d’épée dans la mer.» Comme aime le rappeler le président Hugo Chávez, celui qui a tenté sans succès d’unifier les nations du continent s’est «rendu compte, tout comme le Christ, que son utopie n’allait pas se concrétiser.» Deux siècles plus tard, le projet renaît sous l’impulsion de Chávez et de Lula. Le président brésilien Ignacio Lula da Silva n’a pas monté sur la scène de la grande conférence sur l’intégration de l’Amérique latine au Forum social mondial, mais sa voix et son message ont tout de même résonné dans les murs de l’amphithéâtre plein à craquer du Teresa Carreño. Le leader de la formation du parti des travailleurs avait dépêché son conseiller spécial en politique étrangère, Marco Audréhio Garcia, pour venir mettre les pendules à l’heure. «On dit souvent que l’Amérique latine vit présentement une période d’instabilité: ce n’est pas vrai. Nous venons de sortir d’une période instable, marquée par des régimes néolibéraux qui nous ont laissé en héritage des infrastructures déficientes et de grandes inégalités sociales. En cette ère de postnéolibéralisme, nous pouvons enfin penser à l’intégration. Par le passé, la seule intégration possible était celle de l’Opération condor», une référence à l’opération qui visait à éliminer des leaders de la gauche socialiste. Des résultats mitigés Le 9 décembre 2004, les présidents d’Amérique du Sud ont signé un accord d’intégration dans le but de donner naissance à la communauté sud-américaine des nations. L’accord réunissait les pays du traité de libre-échange économique du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay, et plus récemment, le Venezuela) et ceux de la Communauté andine (Bolivie, Colombie, Équateur, Pérou) et de pays plus à l’écart des blocs comme le Chili. Un projet fort ambitieux, qui prétend même pouvoir dépasser le modèle de l’Union européenne en intégrant une monnaie commune, un traité de libre-échange économique, une politique énergétique, des politiques sociales partagées et une charte des droits sociaux. Dans les faits, près de quinze ans après la signature du traité d’Asunción qui a créé le Mercosur, les pays signataires n’ont pu donner au traité une valeur qui va au-delà d’une union douanière, elle-même imparfaite car minée par de nombreuses exceptions. Au même moment, l’Union européenne se relève péniblement de la défaite du référendum français qui a sérieusement ébranlé l’adoption d’une constitution européenne. L’Amérique latine pourra-t-elle relever le défi? De l’avis de Rafael Correa Flores, secrétaire général du Parlement de l’Amérique latine, rencontré en marge du Forum social, la construction d’une union sud-américaine serait «complète d’ici dix ans». Interrogé à savoir quels sont les pays qui pourraient perturber ce processus, il n’hésite pas à pointer du doigt le Chili et la Colombie. «Le gouvernement

colombien a des problèmes internes importants et n’est pas très intéressé à discuter d’intégration. Quant à lui, le Chili a évolué dans une direction différente des autres pays d’Amérique latine. Après avoir multiplié des accords bilatéraux avec l’Europe et les États-Unis, il ne veut pas perdre tous ces profits en s’intégrant à ses voisins.» Bien que l’Europe que l’on connaît ait mis plus de 40 ans et de nombreuses étapes à devenir une puissance sur la scène internationale, Rafael Correa Flores ne se montre aucunement ouvert au compromis. «Nous ne voulons rien savoir d’un traité économique. Nous n’y croyons pas. Nous voulons une intégration holistique, qui est à la fois sociale, politique et économique.» Syndicalistes sans frontières Preuve vivante de ce désir de procéder à une intégration qui ne laisse en pan aucun secteur de la société, Hugo Yasky apporte le témoignage des travailleurs argentins. Convaincu qu’une autre économie est possible, le secrétaire général de la centrale syndicale des travailleurs argentins, section Buenos Aires, appelle à la «transnationalisation» des syndicats. «Nous devons construire un syndicalisme capable de descendre dans la rue comme le peuple vénézuelien, qui se libère de son corporatisme, qui articule les mouvements sociaux, qui soit capable de tisser comme drapeau une plate-forme anti-impérialiste.» La pièce maîtresse de sa stratégie: la convergence syndicale. «Nous devons nous transnationaliser; nous construisons depuis longtemps en silence la convergence syndicale dans le Mercosur.» Les appuis à l’intégration ne manquaient pas au Forum social mondial. Le président de l’Assemblée nationale de Cuba, Ricardo Alarcón, a affirmé que la première étape vers l’intégration, c’est «la solidarité avec la révolution bolivarienne de Chávez», une série de mesures sociales entreprises depuis son accession au pouvoir en 1998. Le secrétaire général du parti des travailleurs de Lula a quant à lui rappelé «qu’il est impossible de lutter contre le néolibéralisme qui met en esclavage nos pays sans être intégré». La route s’annonce longue pour les héritiers de Simón Bolivar. Avec seulement 5 pays dans le Mercosur, les tensions pointent déjà à l’horizon, certains membres critiquant la domination de Brasilia dans les échanges, une situation que l’entrée du Venezuela comme joueur important pourrait corriger. De plus, lors du sommet d’Ouro Preto tenu au Brésil en décembre 2004, les signataires ne se sont pas entendus afin de créer de nouvelles institutions, dont un parlement et un programme commun. Malgré cet échec, la solidarité se poursuit, comme en témoigne l’annonce en novembre dernier de la collaboration entre Lula, Chávez et le président argentin Kirchner dans le développement d’un gazoduc qui reliera les pays du Mercosur, une première étape vers une politique d’intégration énergétique. Infiltrer le congrès américain? Même si l’union sud-américaine des nations demeure pour l’instant surtout un symbole de solidarité davantage qu’une réplique de l’Union européenne, le secrétaire général du Parlement de l’Amérique latine multiplie les démarches diplomatiques afin de donner du poids à l’union. «Nous tenons des conférences avec les Européens à tous les deux ans, on a eu une conférence avec le Parlement panafricain en novembre dernier. Nous avons également des contacts avec des pays de l’ex-union soviétique et l’union interparlementaire des pays arabes», explique Rafael Correa flores. Et les Étatsuniens? «Normalement, je n’ai pas l’habitude de commenter les relations avec les Américains, mais sachez ceci: nous prenons contact avec un grand nombre de parlementaires américains parlant espagnol, autant des législateurs que des membres du congrès, au niveau régional et fédéral.» Le processus, bien que discret, est désormais enclenché. x


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La genèse du FSM

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Rencontre poignante avec l’un des artisans des premiers forums sociaux mondiaux. international Prêtre catholique de formation, sociologue, expert pour Vatican II, professeur pour l’Université catholique de Louvain: François Houtard porte plusieurs chapeaux, mais dans le cadre du Forum social mondial de Caracas, c’est l’altermondialiste converti mais critique qui s’exprime. Militant de la première heure, avant même le «grand réveil de Seattle» en 1999, ce fondateur de la grande messe des mouvements sociaux nous plonge dans les premiers balbutiements de la mouvance altermondialiste. CIPUF: Ce n’est pas votre premier forum social mondial, vous en êtes même un des membres fondateurs. Quelle est votre impression sur cette édition par rapport aux autres? François Houtard: Bien sûr, il y a des problèmes d’organisation, mais cela on s’y attendait. Pour le reste, dans les ateliers et les travaux, c’est de bon niveau. De plus, il y a une évolution, dans le sens que le fait politique est plus présent dans ce forum de Caracas. Et ce, pas seulement à cause du fait que nous sommes à Caracas, mais aussi en fonction de l’évolution de toute l’Amérique latine. Lorsque nous avons commencé à Porto Alegre en 2001, il y avait une très grande distance entre le politique et les mouvements sociaux, ONG, etc. Il y avait un peu cette idée que, de toute façon, le politique était irrécupérable, d’autant plus qu’il avait finalement peu de pouvoir de décisions face à la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’OMC ou bien encore l’imposition des États-Unis. Maintenant, la situation a changé en Amérique latine. Nous avons pu montrer que les géants qui imposent leurs politiques économiques à l’ensemble du monde sont plus vulnérables qu’on ne le pensait. Il y a eu certaines avancées, notamment le rejet de la ZLÉA, voir l’échec de la ZLÉA. Et aussi, il y a eu la montée de pouvoirs de gauche dans des pays d’Amérique latine. Il y a désormais une nouvelle vision des choses, caractérisée notamment par plus de passerelles entre le politique et les mouvements sociaux. Ce qui s’est passé au cours des cinq ou six dernières années, c’est un accroissement de la conscience collective dans l’ensemble des forums, avec un nouveau défi qui est celui de passer d’une conscience collective qui doit toujours se construire à des acteurs collectifs. Au forum social de Bamako, où je suis allé également, nous étions un groupe de personnes qui ont lancé ce que nous avons appelé l’appel de Bamako, un jour avant l’ouverture du forum. Avec l’aide de dix commissions de travail, nous avons tâché de répondre à la question à savoir comment nous pourrions dépasser l’aspect purement rencontre et échange qui doit être l’existence des forums; les forums ne doivent pas se transformer en autre chose. CIPUF: La proximité entre le forum de cette année et le gouvernement socialiste d’Hugo Chávez suscite la controverse. Es-ce que cela vous dérange? FH: Non, aucun problème. Il a été établi très clairement qu’il ne s’agissait pas pour la politique et le gouvernement de récupérer le forum pour son propre compte. Même Chávez avait proposé de quitter le Venezuela pendant les trois jours du forum pour dire, «voilà, ce n’était pas du tout cela l’intention.» Par ailleurs, il serait quand même assez curieux, que lorsqu’il y a une expérience qui se fait avec tous ses défauts et ses contradictions, et qui va dans le sens de ce que l’on réclame au sein des forums, alors on ne pourrait pas venir ici? Ça serait quand même un peu paradoxal. CIPUF: Croyez-vous que l’Amérique latine a plus appris durant les cinq années du forum social mondial que l’Europe ou l’Amérique du Nord? FH: Je crois que oui. C’est vrai qu’en Inde, le forum de

Le président vénézuelien Hugo Chavez rêve-t-il d’être un nouveau Simon Bolivar? Marc-André Séguin

Mumbaï en 2004 a eu un impact très important sur le pays. À Bamako au Mali, avec une intégration plus importante des Africains, cela était important également, mais ce n’était pas aussi massivement important qu’en Amérique latine. À Bamako, il y avait de 15 000 à 20 000 personnes, ce qui était déjà un effort considérable pour l’Afrique. Il y avait des gens de plusieurs pays d’Afrique et, heureusement, il y avait aussi des gens d’ailleurs, surtout d’Europe. CIPUF: Quel est votre rôle dans l’organisation du forum? FH: Je suis membre du conseil international. En 1996, nous célébrions le 20e anniversaire du Centre tricontinental de Louvain-La-Neuve que j’avais fondé et l’idée à ce moment est née d’organiser un contre-Davos [le Forum économique mondial de Davos qui se tient annuellement en Suisse]. Cela a pris un peu de temps, mais en collaboration notamment avec Pierre Beaudet de Alternatives Canada, nous avons trouvé en 1998 des moyens pour faire quelque chose et en 1999, bien avant les manifestations de Seattle, nous avons fait une première réunion avec seulement 50 personnes. La semaine où se tenait la rencontre de Davos, nous avons donc organisé une rencontre à Zurich –bien sûr, il était impossible de rentrer à Davos– avec cinq mouvements sociaux emblématiques du monde: le mouvement des sans terres au Brésil, les coopératives agricoles du Burkina Faso, les syndicats ouvriers de Corée du Sud, le mouvement des femmes du Québec et le mouvement des chômeurs de France. Nous avions également invité des analystes tels Samir Amin, Richard George, Ricardo Petrella. Nous nous sommes réunis pendant deux jours et demi et nous sommes allé faire une conférence de presse à Davos à 300 m du lieu où se réunissaient les autres, afin de leur dire que ça ne pouvait plus continuer comme cela. Ce fut le début, une des origines du forum. Par la suite, les Brésiliens ont repris l’idée et l’ont appliquée à l’échelle du Brésil. CIPUF: Après avoir assisté autant au forum de Bamako que de Caracas, quel jugement portez-vous sur cette décentralisation qui a scindé le forum en trois pays hôtes pour la première fois? FH: Je n’étais pas très enthousiaste face à la décentralisation, car nous perdions cet effet de concentration. Les choses étant ce qu’elles sont, je crois que c’est parce que le conseil n’a pu décider d’un seul lieu devant plusieurs

candidats. Certainement, le forum de Bamako a eu un effet positif pour l’Afrique. L’an prochain, nous retournons tous au Kenya, à Nairobi, et je crois que c’est une bonne décision. CIPUF: Quelle est la prochaine étape que doit franchir le Forum social mondial? FH: Je crois que les évolutions sont difficiles à prévoir et à planifier. Le principe du forum est que tout part de la spontanéité des gens qui s’y investissent. Ce que je vois d’abord, c’est la nécessité de continuer, et ce n’est pas facile du tout. Les moyens deviennent de plus en plus difficiles à trouver. Il y a un certain danger ou défi quant aux bases matérielles nécessaires afin de continuer. Par ailleurs, il faut aussi voir pour l’avenir à ce que le forum, qui ne veut pas être la 5e internationale, ne devienne pas simplement un Woodstock social. Il doit devenir une plate-forme d’envoi à des actions communes, ne venant pas du forum, mais de groupes participant au forum. Par exemple, la manifestation mondiale contre la guerre en Irak qui aura lieu les 18 et 19 mars prochain. Dans l’appel de Bamako, nous avons proposé de joindre à cette manifestation la suppression et la destruction de tout l’armement atomique de même que le démantèlement de toutes les bases militaires à l’étranger. Nous essayons donc de voir, si, au-delà de la guerre en Irak et en Afghanistan, nous pouvons passer à cette contestation beaucoup plus profonde.

CIPUF: Le FSM doit-il faire des propositions sur les enjeux qui l’animent? FH: Non. Les forums ne peuvent pas faire de propositions, pour des raisons bien pratiques. Il y a quatre ou cinq mille organisations qui présentent ou organisent des activités. Alors, allez faire une déclaration commune! Cela va nous prendre six mois! C’est impossible. À l’intérieur du forum, chacun peut faire ce qu’il veut, à condition que cela ne soit pas fait au nom du forum. Le forum ne doit pas recevoir cette fonction de dégager un consensus, car sinon, tout de suite, il éclate. x Propos recueillis par Samuel Auger et Gabriel Béland, Quartier libre (CIPUF), envoyés spéciaux à Caracas.


délit | 31 janvier 2006 14 xle www.delitfrancais.com

Forum social mondial

Le campement de la jeunesse En marge du Visite au cœur de la construction d’une commune multiculturelle. international Marc-André Séguin Le Délit, envoyé spécial à Caracas

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ncore une fois cette année, le campement de la jeunesse à Caracas aura attiré par milliers des jeunes et moins jeunes de divers pays. Des individus et des délégations d’horizons très divers auront donc vécu ensemble pendant près d’une semaine, improvisant leurs trajets d’exploration, affichant les drapeaux de leur pays et échangeant dans une atmosphère de fête et de musique. Sorte de combinaison entre un événement à la Woodstock et un lieu de sensibilisation multiculturel, le campement de la jeunesse est devenu une tradition propre au Forum social mondial (FSM). Il se veut, selon certains, le symbole qu’un autre monde est possible, à travers l’expérience d’une commune cosmopolite autogérée. Toutefois, la belle température n’étant pas toujours au rendez-vous, les aléas climatiques et les pluies auront forcé bien des campeurs à déménager leurs tentes et équipements d’un lieu à l’autre au cours de la semaine. Aussi, à la différence de la majorité des campements des années précédentes, celui de Caracas aura été divisé en trois sites, au désespoir de plusieurs campeurs. Des amuseurs publics, vendeurs de rue, chapiteaux de conférences et même une école de cirque auront été au cœur du Parque Los Callos, un des trois sites du campement de la jeunesse. L’endroit est rapidement devenu un des favoris des campeurs. C’est qu’à leur grande déception, plusieurs avaient d’abord été placés dans un site en périphérie de la ville. Le Parque Los Callos est quant à lui situé au centre-ville, près de la majorité des événements du FSM. Selon les autorités locales, près de 470 tentes se sont progressivement entassées sur le site au cours de l’événement, pour un total d’environ 2500 personnes. Le tout, alors que le campement était presque vide au début de la semaine. Un aménagement difficile Selon les personnes rencontrées, le principal problème serait que l’organisation du Forum aurait mal géré l’établissement des participants dans les divers parcs aménagés.

En particulier, un parc situé en montagne, plus loin de la ville, a été la cause de plusieurs grincements de dents. Les organisateurs avaient décidé de remplir ce lieu en premier avant de diriger les campeurs vers les deux autres endroits, pourtant plus accessibles. Au cours des derniers jours, les campeurs ont ainsi commencé à se concentrer à Los Callos, pour former un campement de la jeunesse digne de ce nom. Une campeuse justifie ce changement par les problèmes de transport. «Avant, ça prenait deux heures dans le trafic pour venir en ville et assister à une conférence. Et souvent, on arrivait ici pour se faire dire qu’elle était annulée ou déplacée à une autre heure. On a décidé de se rapprocher pour perdre moins de temps.» Il semblerait que les organisateurs du campement aient aussi décidé de concentrer leurs forces dans les sites plus près de la ville. «L’autre camp est presque vide. Il était plein il y a quelques jours, mais maintenant tous se sont déplacés. Même les grosses tentes [offertes par l’organisation] ont été démontées.» Or, il est aussi arrivé à l’organisation des campements de faire preuve d’une flexibilité volontaire. Mme Hermania Salas, coordonnatrice de la salle de logistique du campement Los Callos et représentante de l’Hôtel de Ville libérateur de Caracas –elle insiste sur le nom officiel de son employeur– admet que, malgré la forte présence de gardes, l’application des lois a été flexibilisée «afin d’accommoder les coutumes des différents voyageurs», notamment en ce qui concerne les drogues. «Seulement pour le Forum, nous acceptons l’usage de drogues, ce que normalement nous ne ferions pas.», affirme-t-elle.

Un support officiel en quête d’un support populiste? Qui dit agglomération humaine importante dit aussi présence potentielle de maladies. Le cauchemar logistique des vagues d’arrivées étant passé, le centre de coordination du site de Los Callos s’est mis à l’œuvre, lors des derniers jours, sur d’autres aspects de la gestion, notamment celui de la santé. En raison de l’importante concentration de gens de différentes régions du monde en un seul endroit, une tente de vaccination a été montée. «C’est une mesure préventive offerte en appui avec la municipalité, à cause de la forte concentration de gens», indique Mme Salas. Dans un objectif de promotion à peine caché de la révolution bolivarienne, une panoplie d’autres services auront également été mis à la disposition des visiteurs. «Plus loin, il y a d’autres tentes pour des examens médicaux et des examens de la vue. Le tout est gratuit », affirme Mme Salas. Elle insiste sur le fait que la Ville n’est présente qu’en guise d’appui à l’organisation officielle du FSM. Elle ne nie toutefois pas que les instances officielles du Venezuela essaient, ce faisant, d’obtenir une certaine visibilité lors de l’événement. «Nous voulons montrer aux gens ce que nous sommes en train de faire en tant que pays.» Mme Salas soutient enfin que le FSM est aussi l’occasion de mieux faire connaître son pays. «Je crois que le Forum est l’occasion de montrer au monde que ce pays vit en paix. Qu’il choisira son propre chemin. Les gens vont savoir ce qui se passe au Venezuela. Ils vont savoir que ce se qui se dit dans les grands médias n’est pas vrai», soutient-elle. x

Forum social mondial

Le Forum social alternatif, un off du off du Sommet de Davos. international Derrick Finch Le Réveil (CIPUF), envoyé spécial à Caracas

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ntre le 24 et le 29 janvier dernier, le Forum social alternatif (FSA) offrait une alternative en marge du Forum social mondial (FSM). L’objectif était de faire participer l’homme du peuple aux débats anti-néolibéraux. «Depuis quelques temps, deux voies prétendent parler au nom de tous les Vénézueliens, interpréter leurs désirs et représenter leurs volontés politiques. Mais depuis un certain temps, certains d’entre nous veulent faire entendre leur propre voix et parler notre propre langage, faire nos propres revendications et vivre de manière différente» affirment les responsables du journal officiel du FSA, L’Alterforo. Tout comme le FSM, le FSA se dit apolitique. Les organisateurs affirment que, cette année, le FSM est trop influencé par le gouvernement vénézuelien. Rafael Uzctegui, participant du FSA, dénonce l’implication de Chavez dans la rencontre altermondialiste. «C’est le gouvernement qui finance cet événement international et Chavez profite du moment pour se vanter de ses succès. C’est l’endroit idéal pour sa campagne électorale […] Au Venezuela, il n’existe pas les conditions pour que le FSM soit pluriel, indépendant, ouvert et autogéré», explique-t-il. Les organisateurs du FSA –activistes sociaux, artistes, professionnels, travailleurs et intellectuels de gauche– avaient planifié en marge du FSM un programme de conférences et de projections de vidéos, allant du plus large («Propositions pour aujourd’hui et pour demain») au plus spécifique («Écologisme radical aux États-Unis»), qui permettait aux populations locales de s’exprimer librement, hors de la structure alourdie du forum. Les organisateurs espèrent que les dialogues engagés lors du forum se poursuivront en dehors des structures du FSA, et ce, jusqu’à sa prochaine édition. x

Ces articles sur le Forum social mondial ont été réalisés grâce aux contributions de l’Office Québec-Amériques pour la jeunesse (OQAJ) et du Carrefour international de la Presse universitaire francophone (CIPUF).

Un séjour sous la tente médicale mise à la disposition des participants. Marc-André Séguin


Arts&Culture Le retour de Contact: la culture à la télé

xle délit | 31 janvier 2006 www.delitfrancais.com

Télé-Québec revisite l’émission Contact avec une série de treize épisodes commanditée par Bell et Desjardins, à partir du mercredi 1er février à 22h. télévision Clémence Repoux Le Délit

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ontact, c’est une émission basée sur des entrevues de personnalités du monde de la culture contemporaine. Ces personnes viennent d’Europe, d’Amérique ou du Québec, toutes des personnalités culturelles importantes. Parmi elles, on trouve l’économiste Jacques Attali, le scénariste Jean-Claude Carrière, les écrivains Jean d’Ormesson, Mavis Gallant et Marek Halter, la psychanalyste Julia Kristeva, les auteurs et cinéastes Philippe Labro et Robert Lepage, les écrivains José Saramago, Eric-Emmanuel Schmitt et Mario Vargas Llosa et, enfin, la politicienne Simone Veil. Les entrevues

seront conduites par Stephan Bureau qui est aussi concepteur et producteur de la série. D’après Louise Gendron, la directrice générale des programmes de Télé-Québec: «Il revient à une télévision publique comme Télé-Québec d’offrir à ses téléspectateurs un lieu de connaissance et de réflexion.» De là découle le principe de l’émission qui est de «poser les premiers jalons d’une encyclopédie orale et visuelle». Les artistes accueillent l’émission «dans l’intimité de leur environnement, [font visiter] leur lieu de travail, certains des endroits qui les inspirent et où ils aiment se réfugier pour mieux réfléchir et créer», explique Stephan Bureau. Le premier invité, qui sera présenté dans l’épisode du 1er février, est une personnalité tout à fait fascinante. Franco Dragone est, entre autres, le concepteur d’un grand nombre de spectacles du Cirque du Soleil (Alegria, Décrocher la lune), ainsi que le fameux spectacle de Céline Dion à Las Vegas. Il nous fait part de son histoire romanesque à souhait avec son langage bourré de perles poétiques: «Quand on n’a plus rien, il nous reste la lune». Originaire d’Italie du Sud, il part à l’âge de sept ans avec sa mère et sa soeur rejoindre son père qui est parti travailler en Belgique dans les mines de charbon, dans une ville appelée La Louvière. Il raconte son voyage, le traumatisme d’être trimballé comme un

animal. Les Italiens du Sud, d’après lui, ont été «la plus grande exportation de main d’œuvre, d’esclaves, en temps de paix». Et puis l’arrivée dans la neige, dans un pays qui lui paraît «gris». Ses parents (comme souvent pour les premières générations d’immigrés) ont des rêves bien précis pour son avenir: des études, un bon travail, le rêve de «la cravate et la chemise». Alors, pour leur faire plaisir, il se prête au jeu, mais pratique son autre métier en cachette, celui de metteur en scène pour le théâtre. Mais le théâtre conventionnel l’ennuie, il trouve que les gens «se prennent trop au sérieux». Et surtout, il est stimulé par cette notion de «non-public», ceux qui ne vont pas au théâtre, c’est-à-dire la majorité des gens. Une série de rencontres avec des artistes québécois l’emmène au Québec. C’est le mois de septembre dans les Laurentides. Comme d’autres avant lui, il tombe en amour avec ce pays qui lui paraît «magique». Il adore la langue, les gens. Il s’installe, rencontre des «amuseurs publics qui voulaient se donner un chapiteau», ce qui lui rappelle les artistes de la commedia dell’arte en Italie, qui aussi étaient passés d’un théâtre de rue à une discipline plus institutionnalisée. Il le prend comme un semblant de rendez-vous avec l’Histoire, un signe. C’est la naissance du Cirque du Soleil. Il veut créer un langage nouveau, réinventer le cirque. Il cite Francis Bacon: «Je crée des images qui pensent, qui

parlent». Celui qui préfère se définir comme un «saltimbanque» que comme un «metteur en scène» ou un «homme de théâtre» nous explique le principe de sa quête artistique: il est à la recherche de quelque chose dans le regard des spectateurs, ce moment infime où le temps s’arrête, et où on se laisse envahir par la sérénité, la certitude du bonheur. Il avoue avec modestie l’avoir perçu quelques fois au cours des quinze ans passés à créer des spectacles pour le Cirque du Soleil. Pourtant, quand on va voir un de ses spectacles, c’est à chaque fois qu’on a le souffle coupé par tant de beauté, de magie, de génie et de poésie. Du 30 Janvier au 1er Février se tiendra au Complexe Desjardins une exposition de photographies qui regroupera des photos de plateau, réalisées par le photo-reporter belge Frédéric Raevens qui accompagne l’équipe de Contact dans ses déplacements à l’étranger. Et patience: la semaine prochaine, Stephan Bureau nous présente l’écrivain Jean d’Ormesson, là aussi tout un personnage! Avec ce premier épisode, Contact s’annonce être un projet de qualité. Contact sera présentée tous les mercredi à compter du 1er février à 22h, en rediffusion le vendredi à 14h et le dimanche à 20h, sur TéléQuébec. Pour plus d’information: www.telequebec. tv/contact.

Grâce et incongruité

Danse-Cité présente son deuxième spectacle de la saison, Lost Pigeons, au Monument-National du 1er au 4 février. Le génie de David Presseault à son meilleur… danse Marie-Noëlle Bélanger-Lévesque Le Délit

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ranchement, quelle réussite! Rarement suis-je sortie d’un spectacle de danse moderne aussi comblée. Sans avoir à nous faire rire, ni pleurer, ne sentant même pas le besoin de nous provoquer excessivement, sans un mot, quatre danseurs offrent un moment regorgeant de sens. Dans ses créations, le chorégraphe David Presseault est toujours poussé par son questionnement fondamental envers les relations humaines. La dernière chorégraphie que j’avais vue de lui dans le cadre du spectacle Social Studies m’avait laissée perplexe tout en piquant ma curiosité: on y présentait une femme, interprétée par Ziyian Kwan, quasi-nue, fragile, seule, froide, bougeant de manière robotique. Lost Pigeons est beaucoup plus accessible et ceci est peut-être dû au fait qu’il aborde un sujet universel, la quête de sens dans les mystères des relations amoureuses. Le sujet est approché de plusieurs façons, sous tous ses angles. On y voit la découverte de l’autre, le besoin de faire confiance, la tendresse, la violence, la fragilité, la manipulation, l’attachement, l’emprisonnement, la solitude. Le jeu de tous les interprètes est d’une sincérité remarquable, probablement parce que le chorégraphe leur a tous permis d’intégrer leurs intuitions dans le processus de création.

Outre la performance géniale du chorégraphe, j’accorde une mention particulière à la danseuse Clara Furey dont la présence sur scène brille d’intensité et dont le chant crève le cœur. Les moments où ils dansent ensemble furent d’ailleurs ceux que j’ai préférés. Ils dansent parfois avec grâce, parfois avec incongruité: ils illustrent ce qu’il y a de plus beau et de plus mauvais dans les relations amoureuses. Ce patchwork nous laisse tout sauf indifférent: il sait faire vibrer l’audience d’émotions sans l’accabler, chose que je reproche à d’autres spectacles du genre. Il faut dire que le contact avec la foule est facilité par son intégration dans la scène. En effet, la salle est aménagée de manière à ce que les danseurs puissent, au choix, danser au milieu du cercle formé par les spectateurs ou à l’extérieur de celui-ci. Bien que cela limite parfois notre vision du spectacle (mon seul reproche), le positionnement oblige chacun à devenir participant, à regarder partout autour de soi. C’était d’ailleurs la première fois que je voyais des spectateurs se lever afin de mieux voir ce qui se passait plus loin ou au sol. Tout est superbement intégré dans le décor (de l’équipe de Carina Rose), à voir absolument. Un ensemble de tuyaux encercle les spectateurs, tous les éléments ont une familiarité avec les interprètes. Aussi, la musique du Flamand Erwin Vann, un mélange électronique, crée rapidement une intimité entre spectateurs tout en laissant place à la réflexion. En bref, un spectacle bien équilibré, sans longueur, qui allume et que l’on quitte comblé, sans sentir le besoin de tout comprendre. Lost Pigeons a donc de quoi intéresser vivement les connaisseurs de la danse contemporaine tout en demeurant un excellent point d’accès pour ceux qui ne le sont pas. x Danse-Cité présente Lost Pigeons du 1 au 4 février au Monument-National (1182 boul. St-Laurent). Pour plus d’information: www.danse-cite.org. Pour réservations: www. monument-national.qc.ca ou (514) 871-2224.

Clara Furey et David Presseault: un- duo intense. Nicolas Ruel

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délit | 31 janvier 2006 16 xle www.delitfrancais.com

Parasites et pression

Arts&Culture

Vie retrouvée au Théâtre d’Aujourd’hui Wajdi Mouawad nous raconte sa redécouverte de la vie dans Visage retrouvé, une pièce émouvante et frappante. théâtre Émilie Beauchamp Le Délit

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Whorl: une structure parasitaire dont la croissance semble avoir été figée. Mathieu Ménard

Caroline Lathan Stiefel et Michelle Gay s’engagent respectivement dans la sculpture ludique et dans le multimédia interactif pour capter l’attention des visiteurs du centre articule. arts visuels Mathieu Ménard Le Délit

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ans la deuxième partie de la thématique «immersion» se déroulant au centre d’artistes articule (la série initiale d’installations ayant eu lieu cet automne, voir notre numéro du 22 novembre), les installations Whorl et Stretchpoem cherchent à incorporer le spectateur par des techniques fort différentes. La première œuvre s’impose par son caractère «parasitaire»: d’immenses structures occupent les murs, le plafond et une grande partie de la salle, forçant le visiteur à explorer avec circonspection. Bien qu’envahissant, ce travail sculptural n’a rien de menaçant. Les matériaux (curepipes, fils de fer, tissus transparents divers) utilisés par Stiefel donnent plutôt dans le domaine du jeu. Lorsqu’on s’habitue à l’espace, on commence à découvrir des formes familières dans les tracés de cure-pipes et autres structures: façades d’architecture, méduses, tubules et chaînes de molécules apparaissent. Whorl se présente comme un savant équilibre entre l’improvisation et la préparation. Les formes varient et les thématiques sont un tantinet pêle-mêle, mais le travail de couleur s’effectue en

subtiles transitions d’un endroit à l’autre de l’installation, permettant autant l’harmonie que la variété. Dans l’autre pièce du centre d’artistes, Stretchpoem de Michelle Gay paraît minimaliste, avec un petit «lutrin» à l’entrée et un immense écran au fond. Sur l’écran, il n’y a qu’une ligne à peine perceptible contre un fond jaune. Lorsqu’on appuie sur l’interface tactile installée sur le «lutrin» à l’entrée, des séries de phrases foncent vers le lecteur. Ainsi, la ligne aperçue était en fait un empilement de phrases très distantes, et le fait d’interagir avec la surface tactile force ces dernières à se séparer et à avancer jusqu’à ce qu’elles soient lisibles. Étant donné que les mots sont constamment en mouvement (leur vitesse variant selon la pression), la lecture peut devenir pénible, voire nauséeuse. Il est toutefois amusant de constater que l’artiste mélange à loisir la poésie et le langage de programmation. Les vagues de mots renvoient à l’installation, avec des termes comme «vide» et «mer». Les limites de l’installation atténuent l’immersion; l’interface simpliste et la distance un peu trop grande entre le spectateur et l’écran limitent l’impact du paysage textuel. D’un autre côté, l’emplacement du projecteur empêche le spectateur de s’approcher davantage: par-delà l’interface tactile, le spectateur commence à apercevoir son ombre et cela défait l’impression de plonger dans ce jaunâtre vide virtuel. En fin de compte, l’interactivité est autant la force que la limite de Stretchpoem. Whorl ne profite pas d’un tel contact avec le spectateur, mais est assez stimulant visuellement pour capter l’intérêt. Une bonne visite pour échapper au quotidien et découvrir le potentiel poétique du langage informatique! x Les installations Whorl et Stretchpoem sont présentées au centre d’artistes articule (4001 rue Berri) jusqu’au 19 février. Le centre est ouvert du mercredi au dimanche, de 12h à 17h.

n’était pas de Marcel Pomerlo, qui signe la mise en scène, Visage retrouvé serait restée confinée à orner les pages d’un livre. Mais avec l’aide de Marie-Louise Leblanc, qui signe une adaptation théâtrale, relevant le défi de préparer les nombreux monologues du roman pour les planches, ce petit chefd’œuvre fut conçu. Et remercions-les car Visage retrouvé n’est pas que du théâtre: c’est une expérience en elle-même. Le dynamisme de Marc Béland, qui eu droit à d’innombrables ovations méritées, ne laisse pas indifférent. Un décor humble, presque sobre, peu d’effets spéciaux, mais une présence sur scène qui vous absorbe comme rarement j’ai pu voir. Le scénario est une prose pesée, qui danse tantôt sur l’espoir, tantôt sur le chagrin et qui, transposée au théâtre, présente une rhétorique impressionnante. Et Wajdi Mouawad n’a pas fini de nous impressionner, car il prépare en ce moment son deuxième petiot romanesque intitulé Forêt. Un peu comme suite à Visage retrouvé, Forêt explorera encore plus ardûment la broussaille de sa vie emmêlée, ira plus profondément à travers les chagrins inconscients de ses personnages. Wajdi Mouawad, un auteur et un message à découvrir à tous prix, pour sa vérité, son délire et sa franchise, en commençant par Visage retrouvé. x

’est dans l’atmosphère intime du Théâtre d’Aujourd’hui que Wajdi Mouawad nous confie son passé meurtri et nous raconte sa redécouverte de la vie en nous montrant son Visage retrouvé, une pièce émouvante et frappante. Wahad est un petit garçon peu ordinaire. Un gosse qui préfère regarder les oiseaux que de jouer avec les autres gamins de la ruelle n’est pas tout à fait normal. Même à quatre ans, il ne prononce que peu de mots. Wahad vit dans son monde à lui, un monde qu’il s’est créé pour oublier la guerre horrible qui sévit dans son pays, le Liban. Malgré tout, la réalité le rattrape, comme s’il ne pouvait s’échapper un instant de ce cauchemar. Non seulement sa mère, cette femme si chère à son cœur, mais qu’il ne connaît presque pas, le quitte pour toujours, mais aussi la guerre s’impose partout, lui laissant des images, des visages qui se gravent dans sa mémoire. Particulièrement le visage de cette jeune femme, au centre d’un autobus incendié, le fixant. C’est autour du visage de cette femme que désormais il crée sa réalité parallèle, une réalité qui se veut le baume sur ses plaies, une défense contre les attaques de la vie. Il amène ce monde avec lui lors de sa fugue, peu après la mort de sa mère, et au cours Visage retrouvé est présentée au Théâtre de toutes ses pérégrinations, qui lui feront d’Aujourd’hui jusqu’au 11 février. Pour plus rencontrer un vieillard mourant, seul à lui d’information ou pour réservations: (514) 282insuffler un vent d’espoir. 3900 ou www.theatredaujourdhui.qc.ca. Visage retrouvé est centrée autour du monde imaginaire de Wahad, qui finit par mettre sur toile ses visions pour finalement en finir avec ses démons. Sur ses toiles, il tente de retrouver les vrais visages de sa vie et sa raison de vivre. On apprécie les métaphores subtiles de l’auteur qui dépeint avec grande précision les frustrations d’un garçon auquel on a volé son enfance et qui cherche la chaleur féminine et maternelle dont on l’a dépourvu. Grandiosement rendu par Marc Béland, le personnage nous fait sentir les battements de son cœur et le sel de ses larmes. Cette pièce est le premier rejeton de Wajdi Mouawad, et l’on peut facilement conférer une certaine dose d’autobiographie à la pièce lorsque l’on regarde le parcours de cet homme. Né au Liban en 1968, il vécut successivement en France et au Québec, où il mena une carrière reconnue en tant que comédien, metteur en scène et auteur. Visage retrouvé est son premier roman, un roman qu’il couve depuis plus Wajdi Mouawad nous présente Visage retrouvé en de 15 ans, après avoir finalement adaptation théâtrale remarquable et chavirante. digéré son passé trouble. Si ce Yves Renaud


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xle délit | 31 janvier 2006 www.delitfrancais.com

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Histoire de famille ou une histoire une déjà vue Le réalisateur Michel Poulette dresse un portrait assez cliché d’une famille sous la Révolution tranquille. cinéma Laurence Martin Le Délit

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a barre était haute. Moins d’un an après la sortie de l’excellent C.R.A.Z.Y. qui dressait le portrait d’une famille durant la Révolution tranquille, le réalisateur d’Histoire de famille, Michel Poulette, se devait d’innover. Le thème central du film est effectivement très semblable à celui de C.R.A.Z.Y. puisqu’il relate l’histoire de May et Robert Gagné (Danielle Proulx et Luc Proulx) et de leurs quatre enfants qui vivent, chacun à leur manière, les changements de la période 1960-1976. Adapté d’une mini série d’une durée originale de cinq heures, le film «résume» en 2h45 ses faits marquants. C’est d’ailleurs la première impression qui s’en dégage: un résumé. C’est que Histoire de famille possède nettement moins de finesse que C.R.A.Z.Y., surtout à cause de l’utilisation de clichés connus. On a souvent l’impression que le réalisateur a voulu

associer à chacun de ses personnages une position campée, sans nuance. On retrouve ainsi May Gagné, bonne mère canadiennefrançaise pratiquante et assez soumise – du moins, au début – qui s’oppose à ce que sa fille Isabelle, jeune femme émancipée, prenne la pilule et aille s’installer avec son copain. Michel, jeune homme révolutionnaire, donne également du fil à retordre à ses parents en se mêlant à des activités du Front de Libération du Québec (F.L.Q.). Enfin, Pierre reprend la ferme de ses parents avant de se présenter comme candidat du Parti Québécois… Même les parents Gagné connaissent leur Révolution tranquille en remettant en question leur union sacrée. Chaque élément du film est ainsi calculé pour faire passer assez grossièrement un message plus qu’évident. Il en résulte une atmosphère assez lourde, parfois même scolaire, qui ne porte malheureusement aucun regard nouveau sur cette partie de l’histoire du Québec. Histoire de famille manque d’innovation. Seule l’héroïne, Monique, photographe à la santé fragile, bien interprétée par Évelyne Romprée, se distingue des autres dans sa lutte pour la survie et dans son amour pour Jean. L’ensemble des acteurs nous offre par contre une performance touchante, ce qui nous fait davantage apprécier le film. Mais c’est surtout dans la mise en valeur du changement que le réalisateur Michel Poulette marque des points. C’est que, en dépit de son approche caricaturale,

il nous montre comment, en seize années seulement, le Québec a pu à ce point évoluer. Tout y passe: la victoire de Jean Lesage, l’émancipation de la femme, la grande diminution de la pratique religieuse, la création de l’UQÀM, la construction du métro et du stade olympique, la crise d’octobre 1970, la montée des souverainistes et la volonté des Québécois de devenir

«maîtres chez eux». On ne peut qu’admirer l’effervescence, le dynamisme des Québécois sous la Révolution tranquille. L’intrigue s’achève d’ailleurs avec le célèbre «Je n’ai jamais été aussi fier d’être Québécois» de René Lévesque. On sort donc partagé d’Histoire de famille, rassasié des clichés mais amoureux de cette partie de l’histoire du Québec. x

Luc Proulx joue le rôle de Robert Gagné dans Histoire de famille. gracieuseté Christal Films

l’aventure du vin

Sur les côtes de la rive gauche bordelaise II long de la rive gauche bordelaise. C’est dans l’appellation pessac-léognan que vous trouverez les vins rouges les plus intéressants des Graves. Ils respectent bien sûr l’assemblage bordelais, c’est-à-dire cabernet sauvignon – merlot – cabernet franc. Vous y trouverez des vins plus souples (qui glissent bien dans la bouche, peu tanniques et peu acides) que dans le Médoc, caractérisés par des arômes de petits fruits rouges légèrement voilés par des notes caractéristiques de fumée. Les blancs secs, quant à eux, sont élaborés avec du sauvignon blanc ou du sémillon, ce qui les fait à la fois vifs (c’est-à-dire frais, à l’acidité bien prononcée) et gras (riches en alcool), avec un fruité qui oscille entre l’agrume et la pêche.

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i on continue à remonter la rive gauche bordelaise, dès la ville de Bordeaux, nous entrons dans la mirifique région des Graves, qui tient son nom du sol graveleux qui la jonche. Cette région produit de très bons vins rouges dans son appellation pessacléognan au Nord (c’est d’ailleurs de là que vient le château Haut-Brion grand cru classé) mais surtout, les Graves nous donnent les plus grands vins liquoreux du monde, les sauternes et les barsac, enclavés dans le Sud. Les Graves Pour beaucoup, les Graves représentent l’âme même de Bordeaux, puisque c’est dans cette région de Bordeaux que l’on aurait vu naître le premier vignoble, aux portes de l’ancienne ville romaine Burdigala. Aujourd’hui, les Graves s’étendent sur près de cinquante kilomètres le

Les blancs liquoreux Seulement quelques vins, mais très rares, ont donné leur nom, à travers le monde entier, à un type de vin. C’est le cas, par exemple, des champagnes pour les vins effervescents, et pour les sauternes, devenu l’appellation générique des vins blancs liquoreux. Mais il ne faut pas se méprendre, les véritables joyaux que sont les sauternes sont originaires du sud des Graves, en Bordeaux. Ces vins, que l’on reconnaît par leur couleur jaune dorée lumineuse, très forts en alcool, onctueux à souhait et sucrés sans en rougir, ont fait leur réputation à travers le monde. Ces vins sont dits liquoreux parce qu’ils contiennent du sucre résiduel, c’est-à-dire qu’il leur reste du sucre qui a échappé à la fermentation et qui n’a pas été transformé en alcool. Ils sont donc franchement sucrés, mais

surtout très aromatiques, avec un fruit intense et riche, mûr et gras, qui valse entre des nuances voluptueuses de pêche, d’abricot, d’ananas et même de fraise. En bouche, ils se présentent somptueusement épicés et miellés. Ils sont le

plus souvent d’une complexité prodigieuse qui vous offre des heures de dégustation digne des dieux. Comment a-t-on pu obtenir des vins si sublimes? C’est une bien curieuse histoire, et il convient de la relater. Nous sommes à l’automne, dans la région de Sauternes. Les raisins, gorgés de soleil, sont prêts à tomber dans le panier du vendangeur d’un jour à l’autre. Mais ce matin, une brume moite descend dans les champs et enrobe les raisins d’humidité. Quand le soleil est enfin haut dans le ciel, il a dissipé le brouillard, chassé

l’humidité, mais il est trop tard. Un champignon a profité de l’humidité pour s’attaquer aux raisins qui seront bientôt tachés et flétris. Pour le vendangeur, c’est une terrible catastrophe. Quoi faire avec toute cette récolte, tous ces raisins recroquevillés comme des pruneaux et couverts de moisissure? C’est la mort dans l’âme que le pauvre homme vendange son vignoble en décomposition, et presse le maigre jus de ses raisins presque desséchés… Ce qui devait être une tragédie s’est transformée en une découverte mirobolante. On a alors découvert que ce champignon, la pourriture grise, lorsqu’elle s’attaque au raisin qui est parvenu à maturité, se nourrit de son jus. Cette même moisissure, que l’on appelle alors la pourriture noble, a pour effet de vider le raisin de son eau, et par conséquent de concentrer ses sucres. Les raisins les plus flétris et les plus répugnants sont à points, et cueillis un à un à la main, pour faire la boisson magnifique. C’est ainsi que les régions de Sauternes et Barsac, dans la partie sud des Graves, nous offrent les plus grands vins liquoreux du monde. Si vous n’avez jamais eu l’occasion d’y goûter, je vous conseille de vous payer un moment d’extase avec un être cher, et d’ouvrir une petite bouteille. Achetez un peu de foie gras et quelques craquelins, ou encore du fromage bleu (le St-Agur est de loin mon favori) sur des figues fraîches (en saison seulement), et abandonnezvous aux plaisirs… du vin. x

Flora Lê


délit | 31 janvier 2006 18 xle www.delitfrancais.com

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Un groove montréalais qui vaut la peine Certains des meilleurs musiciens de la ville se rassemblent, aux délices des amateurs de musique. musique Samuel St-Pierre Thériault Le Délit

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es Mercredis Groove Session est un évènement qui se déroule chaque mercredi au Quai des Brumes, rue Saint-Denis. Le concept derrière la soirée est de permettre aux amateurs de musique de mieux connaître certains des joueurs qui accompagnent plusieurs des grands noms de la musique québécoise. Le groupe, composé de Al Baculis, Dan Thouin, Maxime StPierre et Tony Albino, est très bien connu au sein de l’industrie du disque de la ville, mais est encore inconnu du publique. La plupart des compositions sont l’œuvre du bassiste Al Baculis, Dan Thouin ayant lui aussi fournit quelques pièces. «Stéphane Champoux (le promoteur) m’a approché et m’a demandé de rassembler quelques musiciens pour organiser cette

Les Mercredis Groove Session au Quai des Brumes: une séries de soirées expérimentales. Stéphane Champoux

soirée», me dit Al Baculis. «Je connaissais les autres gars puisque nous avions joué ensemble à de multiples occasions dans des groupes jazz et R&B ainsi qu’avec Yannick Rieu dans un ensemble de jazz contemporain. Ce qui est différent cette fois c’est que nous pouvons vraiment jouer ce que nous voulons puisque nous ne jouons pas vraiment pour une audience particulière. Nous pouvons vraiment expérimenter et nous espérons avoir un son vraiment intéressant à la fin de

ces sessions.» Le groupe aimerait enregistrer un album live à la fin du mois de février. Jouant un mélange de R&B et de jazz avec un soupçon d’électro, Al dit apprécier la liberté que ce projet lui amène. «Nous sommes encore en train d’évoluer, je voudrais m’éloigner du jazz, je voudrais que les gens qui n’aiment pas le jazz puissent venir nous voir et apprécier notre musique. Il y a quand même une forte dose d’improvisation et une trompette, mais

je pense que l’on se rapproche de ce que l’on veut atteindre. Il y a beaucoup de jazz avec des samples ou encore de l’électro qui incorpore le jazz, mais je pense que ce que nous jouons se démarque de ces groupes. Nous sommes plus influencés pas des groupes tels Kruder & Dorfmeister ou Medeski, Martin and Wood. Nous voulons vraiment jouer des bons groove.» Bien que le groupe n’en soit qu’à ses débuts, le calibre des musiciens ainsi que la performance à laquelle j’ai assisté le mercredi 25 janvier me permet de croire que le groupe a un bel avenir devant lui. La performance de Tony Albino, batteur pour Ariane Moffat, a été particulièrement frappante. Celui-ci donne parfaitement le ton pour une musicalité qui se veut à la fois nouvelle et accessible. La performance technique des autres joueurs est tout aussi impeccable, permettant ainsi aux auditeurs plus critiques d’apprécier des musiciens du plus haut calibre. Le groupe n’arrive tout de fois pas à quitter complètement leurs racines jazz et ainsi devenir réellement groovy. Mais comme le remarque Al Baculis, le groupe est encore en phase initiale et ses débuts sont déjà assez impressionnants. x Les Mercredis Groove Session se déroule au Quai des Brumes (4481 rue Saint-Denis) tous les mercredis soirs à partir de 22h. L’entrée est de 5$.

Candide ou l’optimisme, vocalises en sus Opéra McGill fait une présentation réussie de l’adaptation américaine de la plus célèbre des satires de Voltaire.

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voguera de tempêtes en autodafés, verra sa belle violée plusieurs fois, sera roulé par le gouverneur de Buenos Aires, par un Hollandais du Surinam –tous deux campés par un Gaétan Sauvageau particulièrement apprécié du public– et encore par des joueurs invétérés à Venise. Courtes seront ses heures de gloire, nombreux ses revers de fortune –on l’aura compris, l’histoire de Candide est rocambolesque avant Rocambole. Au point où l’intrigue en devient difficile à suivre d’une scène à l’autre, puisque les liens entre chacune sont ténus. Il demeure un fil conducteur, le message, l’opposition entre l’optimisme blindé de Candide et les avanies qui lui pleuvent dessus, comme si sa bonne étoile avait été remplacée par un nuage de malédiction.

Tout ça pour aller cultiver son jardin Ceux qui ont eu le plaisir souverain d’en avoir fait la lecture suivie à la fin de l’adolescence scolaire se rappelleront peutêtre les grandes lignes de l’histoire: Candide (interprété par le ténor Graham Thompson) suit les enseignements de Pangloss (l’un des trois rôles solidement cumulés par le baryton Ned Hanlon), caricature de l’Allemand Leibniz, et apprend que «tout va toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles». N’empêche qu’il recevra beaucoup de coups, tant physiques que moraux. Ainsi, il sera recruté de force par l’armée bulgare,

De Broadway au Pollack Hall Candide aurait d’abord dû être adapté pour le théâtre, mais la venue de Bernstein et de sa musique exubérante semble plus adaptée pour l’opéra. On s’adjoint également des co-auteurs pour donner plus de force au dialogue (comme Dorothy Parker, celle qui a enrichi la littérature anglaise des expressions «wisecrack», «boy-meets-girl» et «one-night stand») avant de glisser vers l’«opérette comique». N’eût été de certains passages dont les motifs mélodiques sont trop complexes pour une simple comédie musicale –et qui ont d’ailleurs été rendus avec brio par l’orchestre symphonique de McGill sous la direction de Julian Wachner–, Candide était fait pour Broadway. Ce qu’a d’ailleurs sans doute tenté de refléter le metteur en scène Guillermo SilvaMarin. Si la taille de la scène n’a parfois pas servi l’ampleur des idées scéniques («Auto-

opéra Laurence Bich-Carrière Le Délit ercredi soir. Étudiants mélomanes et dames d’un certain âge désirant appuyer cette vénérable institution qu’est l’Opéra McGill se mêlent gaiement devant la salle Pollack de l’École de musique Schulich. C’est ce soir qu’a lieu la première de Candide, musique de Leonard Bernstein (celui-là même qui a signé West Side Story), livret par Lillian Hellman, anti-maccarthyste farouche et maîtresse de Dashiel Emmett (mais c’est un détail).

Des étudiants en musique chantent en chœur avant le début de la bataille des Bulgares. Mathieu Ménard

da-Fé» donne mal au cœur et la «Ballad of Eldorado» est trop LSD pastel pour ne pas avoir un arrière-goût sinistre), le rendu d’autres concepts est phénoménal (former un bateau de chanteurs et de chaises pour y hisser la grand-voile en direction du Nouveau Monde ou faire tourner une salle de casino parce que c’est l’argent qui fait tourner le monde en sont d’excellents exemples). Deux distributions et quatre représentations qui constituaient pour certains étudiants l’une des épreuves nécessaires à l’obtention de leur diplôme en musique. Je vois déjà d’ici les commentaires. «Megan Skidmore, soprano, rôle de Cunégonde: beaucoup de force dans les vocalises à pleine voix, notamment dans «Glitter and Be Gay». Demi-teintes à surveiller.» ou «Amanda Cochrane, mezzo-soprano, rôle de la Vieille Dame:

interprétation magistrale de «I am Easily Assimilated», moins éloquente dans «Quiet», jeu d’actrice convaincant. Attention aux gestes trop ouvertement vulgaires, même si c’est le rôle que de rappeler que vous étiez désirable avant que les Turcs ne vous mangent une fesse». La distribution citée est celle des 25 et 27 janvier. Les 26 et 28 janvier, la distribution comptait entre autres dans ses rangs Simon Cede (Voltaire, Pangloss, Martin), Thomas Leslie (Candide), Marie-Ève Munger (Cunégonde), Cristinel Rusu (Maximilien et le capitaine) et Martina Govednik (la Vieille Femme). x Opéra McGill présentera aussi la version de 1720 du Radamisto de Händel du 15 au 18 mars. Pour plus d’information: (514) 398-4547.


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xle délit | 31 janvier 2006 www.delitfrancais.com

Dans l’œil de l’aigle, le making-of Jean-François Lisée nous explique comment faire un roman à succès. conférence Giacomo Zucchi Le Délit

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ercredi dernier, à la TÉLUQ, le journaliste de renommée internationale Jean-François Lisée tenait une rencontre qui avait pour titre «Journalisme d’enquête et les secrets entourant la fabrication d’un livre à succès». Correspondant à Paris et à Washington, journaliste pour La Presse, L’Actualité et pour certains quotidiens américains comme le New York Times, ses connaissances politiques l’ont mené à être conseiller politique de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard jusqu’en 1999. Jean-François Lisée est également l’auteur de plusieurs livres, dont Dans l’œil de l’aigle qui lui a permis de recevoir le Prix du Gouverneur général en 1990. C’est justement à la création de cet ouvrage que cette conférence a été consacrée. Son récit est celui d’un journaliste qui a réussi à se faire une place qui est aujourd’hui reconnue à travers le monde. Dans l’œil de l’aigle est un «livre d’enquête» qui couvre la période précédant et suivant le référendum de 1980 en explorant l’attitude du gouvernement américain

face à la possibilité de la séparation du Québec. Lisée raconte son aventure passionnante: ses entrevues, ses recherches dans les archives et les bibliothèques de Washington, ses efforts pour retracer des anciens diplomates et politiciens de l’époque. Des révélations? Quelles étaient ses découvertes? Lisée révèle entre autres –contrairement à ce que certains ont tendance à penser– que le gouvernement américain aurait certainement accepté la volonté des Québécois, que ce soit de se séparer ou de rester unis au Canada. En fait, Pierre Trudeau a même eu peur que les Américains soutiennent René Lévesque pour montrer leur mécontentement face à ses politiques sociales «ultralibérales». Jean-François Lisée ne s’est pas gêné pour montrer son adhésion à la cause souverainiste québécoise. À plusieurs reprises, il a utilisé un humour cynique pour bafouer les Québécois qui ont appuyé le fédéralisme: «J’avais écrit un article pour le magazine américain Foreign Policy que j’avais signé sous un faux nom: Jacques Parizeau. D’ailleurs, Daniel Johnson avait lui aussi écrit un article pour ce numéro…et il était vraiment bon. J’étais donc sûr que c’était pas lui qui l’avait écrit.» Durant la séance de questions, quelqu’un lui a demandé s’il comptait écrire d’autres livres à propos de la politique québécoise et il a répondu: «Peut-être, mais je suis las d’écrire ces livres qui ne se finissent jamais par l’indépendance.» x

calendrier culturel

Semaine du 31 janvier au 6 février

Théâtre • The Dictatorship of Debt – Dîner théâtre présenté par le Théâtre pour la Justice Sociale – 2 au 4 février – 19h – Diocesan College (3473 Université) – $10/$8, billets vendus au Snax du Pavillon Leacock ou socialjusticethea tre@hotmail.com

Cinéma • Festival de Film Ethnographique de Montréal (FFEM) – Documentaires sur les impacts sociaux et culturels, dont certains visionnés à McGill – Programme à www.anthro.umontreal. ca/varia/ffem06/ Comédie • «Forum 2006 Comedy Show» – Mardi 31 janvier – 12h30 à 13h30 – Pavillon des Arts, Moyse Hall – 2$ – www. mcgill.ca/mforum Musique • McGill Student Soloists – Mercredi 1er février – 17h ou 19h – Coordonné par Marina Mdivani – Œuvres de Beethoven, Ravel, Rachmaninoff, Wolf, Schumann, Mozart, Prokofiev, et Chopin – Pavillon de Musique Strathcona, Pollack Hall – Entrée gratuite – (514) 398-4547 Charité • 4e Foire annuelle en Rouge – Organisée par CANFAR, club dévoué à la sensibilisation et à la prévention au SIDA – Vendredi 3 février – Centre des Sciences de Montréal – www.canfar.ca

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Publications • Journal des sciences humaines – Soumissions sur le thème: l’humanité et les droits de l’homme – Envoyer à hssamcgill@yahoo.ca avant le 17 février • Intersexions – Journal des études sur les Femmes – Recherche soumissions, éditeurs et bénévoles – intersexionsmcgill@yahoo.ca avant le 10 février Lectures publiques • Discours de Hamid Abdeljaber sur le rôle de l’ONU dans le processus de paix – Présenté par L’Alliance Arabo-Israëlienne pour la paix et les Étudiants méditerranéens – Mardi 31 janvier – 17h30 – Pavillon Leacock, salle 232 – (514) 284-4941 • «New Ideas In Archeology – The evolution of intelligence» – Andre Costopoulos – Mardi 31 janvier – 16h – Musée Redpath, auditorium – (514)398-4086 poste 4094 • «Women With Mustaches and Men Without Beards: Gender and Sexual Anxieties of Iranian Modernity» – Afsaneh Najmabadi (Université Harvard) – Jeudi 3 février – 16h – Pavillon Leacock, salle 232 – (514)398-3911 poste 3 • «Figure and Ground in the Humanitarian Law of Rape» – Janet Halley (École de droit de Harvard) – Vendredi 3 février – 11h30 – Chancellor Day Hall (3644 Peel), salle 202 – (514)398-6694

Jean-François Lisée et l’art du reportage à succès. gracieuseté Tayaout-Nicolas

les rêveries du lecteur solitaire

V

Créer

ous entrez dans un café, pour y lire ou y bavarder avec des amis, et vous remarquez, assis près de vous, un jeune homme qui écrit. Il est affublé d’un manteau long, déposé sur sa chaise, porte une écharpe, a l’air marginal et déprimé et fume sa cigarette de l’air de quelqu’un qui porte le poids du monde sur ses épaules. Vous n’avez même pas besoin de jeter un coup d’œil sur son texte pour savoir qu’il s’agit d’une écriture sombre, lyrique, centrée sur un «je» incompris et incompréhensible, jusqu’au jour où le génie de l’«artiste» sera enfin reconnu… Pourquoi, mais pourquoi donc est-ce que tous ceux qui écrivent doivent-ils avoir l’air de cela? J’exagère sans doute, mais avez-vous remarqué à quel point tous les écrivailleurs dans la vingtaine se ressemblent? Ils sont à peu près tous une combinaison de quelques clichés, dont les principaux sont: une marginalité affichée (on parle ici de dreads, de cheveux teints, de piercings mais aussi de manteaux longs, d’écharpe même lorsqu’il fait 25 degrés dans la pièce ou de complets), un moral au plus bas (dépression, tristesse chronique, spleen nostalgique, syndrome de la victime de l’incompréhension du monde), des habitudes de vie malsaines (alcoolisme, toxicomanie, insomnie) et une idée arrêtée sur la littérature (idée qui rassemble en général la croyance en leur propre génie, le lyrisme comme absolu littéraire, la foi en le projet romantique et la conviction que le poète est au-dessus du reste des mortels). Ils produisent des textes remâchant sans

cesse les mêmes thèmes déchirants et exacerbent la douleur de leur pauvre petit être parce que, évidemment, la création littéraire doit se faire dans la douleur. C’est ce que j’ai baptisé affectueusement (ou de façon méprisante, selon les jours) le complexe du poète maudit, ou l’albatros (selon un poème de Baudelaire: «Le Poète [avec un «p» majuscule] est pareil au prince des nuées…»). Suis-je seul sur cette terre à croire que la création littéraire peut apporter joie et satisfaction à l’écrivain? J’espère que non, car je redoute fort de voir les maisons d’édition envahies par les petits délires narcissiques de ces Lamartine en herbe… J’écris peu de fiction, mais lorsque je le fais, je choisis en général un bel après-midi ensoleillé, je m’installe près de ma fenêtre pour profiter du soleil, et je me lance, le sourire aux lèvres. Je sors habituellement de l’expérience content et satisfait. Oui, je crée dans la joie et je laisse les douleurs du labeur aux procréateurs. Ceux qui projettent leur poétique littéraire sur leur personne, jusque dans les moindres détails de leur accoutrement, font fausse route. Ils se prennent pour leur narrateur, pour le sujet de leur texte. Mais le fait d’écrire «je suis un adorable cactus rose» ne fait certainement pas de moi un adorable cactus rose, n’est-ce pas? Pourquoi donc faudrait-il qu’ils ressemblent à leurs œuvres? Howard P. Lovecraft, écrivain américain, a construit dans son œuvre l’univers le plus macabre, le plus horrifiant, le plus repoussant qui existe. Ce charmant rédacteur de revue avait-il besoin de mépriser le genre humain pour cela? Non, il écrivait sa page par jour, puis allait tranquillement travailler dans son petit bureau, entouré d’amis qui l’adoraient... x Pierre-Olivier Brodeur


délit | 31 janvier 2006 20 xle www.delitfrancais.com

Arts&Culture

jeunesse

critiques de bédé DERIB • JOB Yakari n°31 Yakari et les appaloosas

V

ous voulez faire plaisir à votre petite cousine de huit ans qui adore les chevaux, lire une bédé bon enfant pour ragaillardir votre sens moral et vos esprits désillusionnés, ou insulter votre grand frère en comparant son intelligence à celle d’une betterave? Alors le dernier Yakari est pour vous. Yakari, c’est ce papoose généreux et débrouillard qui parle aux animaux. Accompagné de son fidèle Petit-Tonnerre et protégé par Grand-Aigle, il évolue dans un univers peuplé de pélicans, de chiens de prairie et d’orignaux en péril, avec, parfois, dans l’ombre, un carcajou sournois ou un grizzly mal léché. Le trait de Derib, qui appartient à la génération ligne claire, est tout à fait efficace: les vignettes relatent l’histoire de façon claire et linéaire, sans se croire obliger d’utiliser des techniques imitant les prises de vues cinématographiques, les couleurs sont efficaces et joyeuses (gracieuseté du studio Dominique). Du côté du scénario, il fallait s’y attendre: Yakari est une bande dessinée pour enfants

(il y a un poster à colorier à l’intérieur), à l’histoire simple et au dénouement un rien moralisateur. Ça se lit en cinq minutes. Vraiment. Le dernier tome, Yakari et les appaloosas, n’est aucunement une exception à la règle. Synopsis (attention, c’est poignant): Arc-Tendu voit un magnifique cheval étoilé qu’il veut monter à tout prix, mais l’animal est trop fier et il faudra l’aide de Yakari de Petit-Tonnerre, sa fidèle monture, et de Boulede-neige, le jeune ours blanc perdu dans les plaines nordaméricaines, pour le lui faire comprendre. Ceci n’est pas un teaser, c’est l’entièreté de l’histoire, illustrée sur quarantehuit pages couleurs. Le lecteur fidèle pourra faire valoir, à sa décharge, que le scénario de l’épisode précédent, Le Réveil du géant, avait une intrigue un brin plus étoffée, et surtout, beaucoup plus instructive (un peu trop même, on y comptait une dizaine de renvois explicatifs). Mais quand même, personne ne pressent Job pour l’écriture du script d’un thriller psychologique pour cinéma de répertoire. (Le Lombard)

Laurence Bich-Carrière

PHLPPGRRD Béatrice

P

ar où commencer? Probablement en reproduisant l’une des «blagues» de Béatrice. «–Papa, tu veux m’acheter cette robe rose? –Tu en as déjà une bleue. –Celle-là, c’est une robe de garçon!» Elle résume l’essence de l’humour qui alimente les autres. Chez Mécanique générale, on parle d’un humour «craquant, tendre et absurde». Absurde, le lecteur moyen en conviendra parfois, et pourra peut-être même risquer un sourire. Sinon, il risque plutôt de secouer lourdement la tête et de rouler les yeux au ciel. D’abord, le dessin. Phlppgrrd, au pseudonyme aussi original qu’imprononçable, a un trait simple et léger, mais du temps de Zine-Zag, on y discernait au moins des effets d’ombre et de lumière. Ici, tout n’est qu’aplat, couleurs unies et formes élémentaires. Les plus indulgents diront que le trait naïf dans le style «coin de table» (vous pouvez probablement les reproduire en moins d’une minute) constitue un miroir graphique du côté enfantin des dialogues. Les autres, s’ils ne

sont pas effrayés par l’absence de pupilles de Béatrice, se sentiront peut-être floués par le fait que les dessins sont toujours les mêmes. Le communiqué parle d’«images récurrentes qui s’éclipsent derrière des dialogues omniprésents». Sauf qu’on est loin d’être dans la ligue du Chat de Philippe Geluck. Car voilà, peut-être qu’une Béatrice en chair et en os –une blonde gamine de 5 ou 6 ans qui dit que son plat préféré, c’est le ketchup, qui ne peut aimer un garçon parce qu’elle n’aime que le macaroni, ou qui «tatoue» les murs plutôt qu’elle n’y barbouille– c’est mignon. Mais c’est un genre d’humour espiègle et puéril qui ne devrait pas dépasser les limites de votre cuisine. À la limite, la section «Mots d’enfants» des chroniques de psychopédagogie et de développement de l’enfant. Mais il semble qu’il suffise d’enregistrer l’esprit de bottine d’une fillette pour être publié dans La Petite Presse... (Mécanique générale/Les 400 coups)

L.B.-C.


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