Le Delit 16 Octobre

Page 1

Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill

ENTREVUE AVEC JEAN GRONDIN P. 10-13 Mardi 16 octobre 2018 | Volume 108 Numéro 6

Cupido dans nos coeurs depuis 1977


Éditorial

Volume 108 Numéro 6

Le seul journal francophone de l’Université McGill

rec@delitfrancais.com

«L’Art d’avoir [peut-être pas] toujours raison» Lara Benattar Rédactrice en chef

D

ans son entrevue aux pages 10 à 13, Jean Grondin nous dit qu’ « existants, doués d’un rapport réflexif à eux-mêmes et au monde, tous les humains sont des philosophes ». Pourquoi, alors, accorderions-nous quatre pages à un expert en la matière? Un journal hebdomadaire n’est-il pas le lieu de l’immédiateté, du jugement spontané, dont la patience réflexive de la philosophie est l’antonyme? Si nous philosophons déjà tous, à quoi sert la philosophie? C’est bien souvent ce paradoxe qui marque les échanges entre les étudiant·e·s en philosophie et les autres : bien qu’elles soient au cœur de nos vies, les questions fondamentales n’auraient pas leur place sur les bancs de l’université. L’école serait le lieu de l’apprentissage de savoirs utiles permettant d’exercer des métiers concrets, la philosophie serait celui de la contemplation oisive et hors-du-monde. L’apprentissage de ces savoirs semble donc permis par l’oubli momentané des questions dont la philosophie s’occupe : celles du sens, de la vie bonne, de la justice, de la vérité, etc. Il s’agit d’oublier ces questions en y répondant pour pouvoir avancer. Il n’est bien évidemment pas ignoré que le doute demande le temps dont beaucoup ne disposent pas. L’enseignement de la philosophie académique est problématique, aujourd’hui, puisque l’on y perd l’étonnement qui est à la racine du chemin philosophique. En dépit de la recommandation de Rabelais, qui nous exhortait à avoir une tête « bien faite » plutôt qu’une tête « bien pleine », étudier la philosophie à l’université revient souvent à devoir assimiler un nombre immense de concepts, proches d’un « jargon philosophique », en lisant une très grande quantité d’œuvres auxquelles très peu de temps est alloué. On y perd souvent le sentiment d’ignorance en ayant l’impression de pouvoir répondre à

toutes les questions et juger de la validité de tous les arguments. L’humilité du « je sais que je ne sais rien » de Socrate se transforme souvent en la prétention orgueilleuse de savoir l’essentiel. Vladimir Jankélévitch disait : « Philosopher revient à ceci ; se comporter à l’égard de l’univers comme si rien n’allait de soi. » Philosopher reviendrait donc à s’étonner de ce dont l’on ne s’étonne pas ou plus, et remettre le mystère au centre. Il s’agirait de chérir et cultiver le sentiment de surprise. L’étonnement suggère une posture d’humilité : pour s’étonner d’un phénomène, il faut admettre qu’il nous est étranger, que sa part d’inconnu nous surprend. Il semble urgent d’adopter cette posture en mettant à distance les catégories qui constellent nos jugements. Notre utilisation des outils technologiques, corrélée à la croyance commune en la supériorité de l’espèce humaine, douée de raison, par rapport au reste du vivant nous rend souvent insensibles à nos propres limites. Puisque les connaissances nous semblent accessibles en un clic, nous oublions souvent la complexité des phénomènes qui nous intéressent. L’immédiateté permise par la rapidité des réseaux sociaux nous donne l’illusion de pouvoir former hâtivement des jugements informés. La course à l’innovation technologique permanente nous invite à sans cesse nous demander « comment » sans jamais nous demander « pourquoi ». Les phénomènes de bulle permis par les algorithmes nous permettent de ne pas penser aux objections possibles à ces jugements, d’oublier de reconnaître que, selon les mots de Gadamer, « l’autre a peut-être raison » (Entrevue de Jean Grondin, p. 10-13). La prise de conscience profonde des limites de notre raison — de notre capacité à comprendre, notamment nous-mêmes et les autres — que permet en général l’exercice philosophique est d’autant plus essentielle que la croyance en l’idée de l’humain comme agent purement rationnel — pouvant par là maîtriser le reste du vivant — est au fondement d’une idéologie qui mène aujourd’hui cet

humain à sa perte. Il s’agirait plutôt de comprendre la finitude humaine — voir l’humain comme fini plutôt qu’infini, en tant que mortel, et ne pouvant tout connaître — et de voir, par là, la finitude des ressources que l’on utilise aujourd’hui. Envisager que « l’autre a peut-être raison » en posant la question du bienfondé de nos modèles sociétaux et de nos choix individuels. Laisser ouverte la possibilité que l’autre ait raison pourrait impliquer la reconnaissance de l’existence d’autres formes de rationalité que la nôtre, en observant notamment l’intelligence profonde que reflète le fonctionnement des autres êtres vivants.

RÉDACTION 2075 Boulevard Robert-Bourassa, bureau 500 Montréal (Québec) H3A 2L1 Téléphone : +1 514 398-6784 Rédactrice en chef rec@delitfrancais.com Lara Benattar Actualités actualites@delitfrancais.com Astrid Delva Juliette De Lamberterie Antoine Milette-Gagnon Culture artsculture@delitfrancais.com Grégoire Collet Évangéline Durand-Allizé Société societe@delitfrancais.com Katherine Marin Philosophie philosophie@delitfrancais.com Simon Tardif Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Sebastien Oudin-Filipecki Coordonnatrices visuel visuel@delitfrancais.com Alexis Fiocco Béatrice Malleret Multimédias multimedias@delitfrancais.com Matias Brunet-Kirk

Cependant, cet éloge de la posture philosophique comporte le risque de tomber dans le piège du culte de l’utilité. Souvenons-nous de l’épisode d’Apostrophes au sein duquel Vladimir Jankélévitch répondait à l’appel : « À quoi servent les philosophes ? » Il ne ménageait pas les choses en répondant qu’il s’agissait d’une question demandée de « mauvaise foi ». Il dira d’ailleurs que si la philosophie doit servir à quelque chose, cela doit bien être rien. Étrange remarque dans un monde essentiellement régi par des lois technicistes. N’était-ce pas Heidegger qui faisait remarquer ce trait propre à la modernité? « La philosophie n’est pas ustensile », nous rappelait Jankélévitch.

Coordonnateurs de la correction correction@delitfrancais.com Niels Ulrich Amine Baouche

En voulant répondre à ce à quoi la philosophie peut servir, l’éloge a comme prémisse qu’une chose tire sa valeur de son utilité, du fait qu’elle puisse servir à autre chose qu’elle-même. C’est cette même prémisse qui est trop souvent dotée d’une valeur axiomatique à nos yeux, puisque l’on se demande toujours comment arriver à nos fins sans interroger le fondement et le bienfondé de ces objectifs. Nous semblent essentielles cette interrogation, ainsi que la remise en question des buts de performance, notamment intellectuelle par l’étude même de la philosophie telle qu’elle est enseignée, et de confort matériel auxquels il est communément valorisé d’aspirer aujourd’hui, puisqu’il est très probable qu’il nous soit impossible d’y aspirer demain. x

Couverture Alexis Fiocco Béatrice Malleret BUREAU PUBLICITAIRE 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 0E7 Téléphone : +1 514 398-6790 ads@dailypublications.org

Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnateurs réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Lucile Jourde Moalic Iyad Kaghad Événements evenements@delitfrancais.com Madeleine Gilbert Contributeurs Marguerite d’Estienne d’Orves, Rafael Miró, Taja da Silva, Julianne Chartrand, Violette Drouin, Léa Bégis, Luc Pasqualini, Hermine Demaël, Gabrielle Leblanc-Huard, Fatima Silvestro, Nathan

Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Lydia Bhattacharya Conseil d’administration de la SPD Lydia Bhattacharya, Léandre Barôme, Tony Feng, Boris Shedov, Nouèdyn Baspin, Julian Bonello-Stauch, Lara Benattar, Hannah Raffin, Athina Khalid, Sébastien Oudin

Les opinions exprimées dans les pages du Délit sont celles de leurs auteur·e·s et ne reflètent pas les politiques ou les positions officielles de l’Université McGill. Le Délit n’est pas affilié à l’Université McGill.

2 Éditorial

L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavant réservés). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans le journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).

le délit · le mardi 16 octobre 2018· delitfrancais.com


Actualités actualites@delitfrancais.com

Vers un campus plus sécuritaire

On discute CAQ, violences sexuelles et frais étudiants au conseil du 11 octobre. juliette de lamberterie Éditrice Actualités

L

e conseil législatif du 11 octobre était chargé. S’écoulant sur plus de cinq heures, les conseillers, dans une salle de plus en plus chaude, ont abordé bon nombre de sujets urgents, tels que la prise de position de l’Association Étudiante de l’Université McGill (AÉUM, SSMU en anglais) sur les dernières élections québécoises, le droit aux grèves, l’adoption de la nouvelle politique sur les violences sexuelles et genrées (Gendered and Sexual Violence Policy en anglais, ndlr), ou encore le potentiel changement de nom des équipes universitaires de McGill. Une prise de position controversée Les remarques sur la publication des affaires externes de l’AÉUM sur l’élection de la CAQ, qualifiant le parti de « raciste » et « d’extrême droite », ont monopolisé la période de questions du conseil ; deux

« Bee Khaleeli souligne que [...] cette solution s’impose à court terme comme la plus viable » extensions ont été nécessaires. Sous la forme de questions rhétoriques, les conseiller·ère·s ont fortement critiqué l’emploi de termes exagérés, susceptibles de répandre de fausses informations, mais aussi la prise de position politique sans consultation de la population mcgilloise, et enfin le long délai pour supprimer la publication. Les réponses du président de l’AÉUM étaient courtes, et presque exclusivement composées d’excuses. Mais un autre genre de question s’est imposé : Bee Khaleeli, la coordinatrice de l’application de la politique sur les violences sexuelles, a demandé si l’AÉUM était prête à admettre que le nouveau

Le Délit + The McGill Daily

École du journalisme Participez à nos ateliers, découvrez de nouveaux logiciels, développez de nouvelles compétences ! - Layout - Illustration - Montage vidéo ...et plus ! Consultez la section “Événements” sur la page Facebook du Délit:

facebook.com/ ledelitfrancais/ Vous y trouverez les dates, les heures, et comment vous inscrire !

gouvernement était bel et bien raciste, compte tenu de ses politiques d’immigration. Tre Mansdoerfer, hésitant, a admis qu’il considérait que le programme de CAQ comportait « plusieurs éléments racistes ». Financement des services La nouvelle politique sur les violences sexuelles et genrées a été adoptée à l’unanimité, visant entre autres la prévention de violences et l’adoption de procédures claires dans le traitement des plaintes, dans le cadre d’une approche intersectionnelle et centrée sur les besoins des survivant·e·s. Mais la mise en place de cette politique nécessite un nouveau financement, nécessaire pour la rémunération de deux nouveaux postes de « coordinateur·rice·s antiviolence », et d’un nouveau fond « antiviolence ». La proposition : des frais de 0.45$ par étudiant, inclus dans les frais de scolarité, non obligatoires. Bee Khaleeli souligne que bien

AGA &

Appel de candidatures Les membres de la Société des publications du Daily (SPD), éditrice du McGill Daily et du Délit, sont cordialement invités à son Assemblée générale annuelle :

que les étudiant·e·s ne devraient être contraint·e·s d’acheter leur propre sécurité, cette solution s’impose à court terme comme la plus viable. Le conseiller Lametti parle d’une « grave décision de gouvernance » ; il serait inacceptable de réclamer toujours plus de frais aux étudiants, et l’AÉUM devrait elle-même avoir plus de fonds pour financer ces projets. Il a en effet été question de cinq nouveaux prélèvements de frais au cours de la soirée. Faire payer l’AÉUM semble être la solution préférable, mais impossible pour l’instant ; le v.-p. aux finances déclare que le budget n’est simplement pas suffisant. Un conseiller déclare : « Si un enjeu comme celui des violences sexuelles est réellement une priorité pour l’AÉUM, elle devrait trouver une façon d’obtenir des fonds ». À ceci, Jun Wang réplique qu’il serait injuste de retirer de l’argent à d’autres causes également importantes, comme celles

des droits autochtones, pour ce nouvel enjeu. Bee Khaleeli critiquera l’hypocrisie de cette réponse ; il y a selon elle bien d’autres sources dans lesquelles puiser pour financer ces projets. RedMen : à changer ? La question de soumettre l’option, par un référendum, de changer le nom des équipes sportives de McGill, les Redmen, potentiellement inapproprié par sa connotation négative envers les Premières Nations, a aussi été soulevée. Un conseiller a critiqué la motion, expliquant que le nom ne faisait historiquement pas référence aux autochtones. Zach Kleiner, représentant le travail social, a immédiatement répliqué qu’il ne revenait pas aux membres du conseil de déterminer si le nom des équipes pouvait, ou non, offenser la communauté autochtone de McGill. La solution qui s’impose serait donc de simplement laisser les étudiant·e·s décider. x

LE PETERSON EST MAINTENANT PRÊT À VOUS ACCUEILLIR AU CŒUR DU QUARTIER DES SPECTACLES

LOFT ET PENTHOUSE TÉMOINS POUR VISITE

Le mercredi 24 octobre @ 17h30

2075 Robert-Bourassa, salle commune du 5e étage La présence des candidat(e)s au conseil d’administration est fortement encouragée.

La SPD recueille présentement des candidatures pour son conseil d’administration. Les candidat(e)s doivent être étudiant(e)s à McGill, inscrit(e)s aux sessions d’automne 2018 et d’hiver 2019 et aptes à siéger au conseil jusqu’au 31 octobre 2019. Le poste de représentant(e) des cycles supérieurs est également ouvert. Les membres du conseil se rencontrent au moins une fois par mois pour discuter de la gestion des journaux et prendre des décisions administratives importantes. Pour déposer votre candidature, visitez :

dailypublications.org/how-to-apply/?l=fr

le délit · mardi 16 octobre 2018 · delitfrancais.com

LOFTS AVEC PLAFONDS DE 18 PIEDS À PARTIR DE

425 000 $

+TX

PENTHOUSES À PARTIR DE

769 000 $

+TX

DÉCOUVREZ TOUT CE QUE LE PETERSON PEUT VOUS OFFRIR. BUREAU DES VENTES

405, RUE DE LA CONCORDE, AU 33e ÉTAGE (LOCAL 3301) MONTRÉAL 514 904-8855

LePeterson.com

Actualités

3


campus

Nouvelle aide aux parents mcgillois Un nouveau club tente de pallier le manque de garderies sur le campus. cadres du collectif reconnaissent qu’il est facile pour les étudiant·e·s parents de se voir exclu·e·s de la vie sur le campus. « Une population importante d’étudiant·e·s internationaux·ales de McGill ne peut pas accéder à des garderies abordables. Les deux services de garde à McGill [suffisent] à peine à prendre en charge les enfants du personnel, des professeur·e·s et des étudiant·e·s de McGill. Même lorsque des services de garde sont disponibles, les heures sont souvent limitées et il est difficile de confier ses enfants après l’heure de fermeture, comme durant les examens finaux pouvant durer jusque tard dans la soirée», a expliqué Zhao.

taja da silva

Contributrice

«D

epuis mon arrivée à McGill il y a trois ans, j’ai pris conscience de la pénurie de services de garde sur le campus. Avec la liste d’attente des services offerts par le Centre de la petite enfance de McGill et la garderie de l’AÉUM ne pouvant offrir que des places pour [respectivement] 130 et 40 personnes chacune, il n’est pas étonnant que les parents d’élèves de McGill aient du mal à trouver des solutions fiables, flexibles et abordables pour les services de garde d’enfants », explique Yizhou (Aviva) Zhao. Zhao est vice-présidente en charge des affaires externes du club de babysitting de l’Association des étudiant·e·s de premier cycle de l’Université McGill (AÉUM ou SSMU en anglais, ndlr). Désormais rebaptisé SSMU Childcare Collective, le club collabore actuellement avec Jessica Wurster, nouvelle assistante aux ressources familiales de McGill auprès du programme d’aide familiale du Bureau de l’éducation en équité sociale et diversité (Social

nathan

Nathan Equity and Diversity Education Office Family Care Program en anglais, ndlr) et de l’AÉUM. Cette initiative constitue un effort visant à atténuer les difficultés des étudiant·e·s parents de McGill. Comme indiqué dans leur mandat, « la mission générale [du collectif SSMU Childcare] est d’aider McGill à devenir un campus plus respectueux de la famille ».

Soutenir les familles Le collectif déclare vouloir « trouver des manières de régler le problème de l’isolement souvent ressenti par les étudiant·e·s parents ». Wurster confirme que cet isolement constitue un réel problème. Comme la plupart des événements sur le campus de McGill n’offrent pas de service de garde, Wurster et les

De plus, les garderies subventionnées sont réservées aux résidents permanents au Canada. Zhao a déclaré que « l’accès à un service gratuit [fiable] de garde d’enfantse serait extrêmement utile », en particulier compte tenu du coût élevé des services de garde. Elle a également mentionné le sentiment de sécurité procuré aux parents car leur enfant est pris en charge par un membre de la communauté. Wurster ajoute que « nous devons rendre McGill plus accessible et moins isolant».

Dynamiser le club Actuellement, le collectif SSMU Childcare a le statut de club intérimaire. Des vérifications des antécédents, une formation optionnelle en secourisme et une garde d’enfants seront organisées après le recrutement de bénévoles. Une fois la formation terminée, les volontaires ont la possibilité de participer au programme Famille. Grâce à ce programme, ils·elles pourront consacrer du temps à la garde d’enfants dans des espaces de garde et à l’établissement de relations à long terme avec des étudiant·e·s parents de McGill. Les bénévoles pourraient également choisir d’intégrer le programme sur le campus, qui fournirait des services de garde flexibles en fonction des besoins spécifiques des multiples étudiant·e·s parents. Le club offre également un accès à des formations liées à la garde d’enfants aux membres de l’AÉUM et donnerait aux bénévoles l’opportunité de créer du lien avec un enfant en tant que mentor pour une bonne cause. En fin de compte, le collectif SSMU Childcare devrait donc tenter d’alléger le fardeau de la clinique de santé de McGill. x

campus

Solidarité étudiante au salon du livre Une foire du livre sera organisé à McGill du 16 au 18 octobre. astrid delva

Éditrice Actualités

A

lors que les frais de scolarité ont été augmentés par la ministre de l’enseignement supérieur Hélène David, le salon du livre a été organisé pour venir en aide aux élèves boursiers et internationaux. Du 16 au 18 octobre, l’université organise un salon du livre à la bibliothèque Redpath où plus de 7000 boîtes de livres, de disques et de vinyles seront vendues. L’université accueille chaque année 30 % d’élèves internationaux et si les frais de scolarité augmentent, les inscriptions continuent d’affluer. Face aux besoins de ces élèves davantage sujets à des problèmes financiers, le salon du livre essaye d’apporter un soutien. Un évènement très organisé L’évènement est organisé par les coordinatrices Anne

4

Actualités

Williams et Susan Woodruff, deux anciennes élèves de l’université qui ont décidé de participer activement à cet évènement. Anne est une ancienne élève, qui a obtenu un baccalauréat en sciences en 1969 et qui a décidé de s’investir pleinement dans ce projet depuis 2005. Convaincue par

permet de s’investir dans les services pédagogiques de l’université, en tant qu’ancienne professeure. Elle insiste : « je veux que chaque étudiant vienne acheter un livre » pour amener sa pierre à l’édifice. Le prix des livres varie de un dollar jusque plus de vingt dollars pour des livres de sciences notamment.

années soixante ou soixantedix » et elle assure que travailler avec des personnes de tout âge permet de « construire des ponts entre les générations ». fatima silvestro

Les livres à l’ère du numérique

«Je veux que chaque étudiant·e vienne acheter un livre» une amie de rejoindre le salon du livre, elle est heureuse de pouvoir conjuguer sa passion des livres tout en rendant hommage à son amie décédée d’un cancer. Susan est, quant à elle, une ancienne professeure d’anglais au cégep qui a choisi en 2007 de s’engager en tant que trésorière ; elle est aujourd’hui coordinatrice du programme. Elle décrit son travail comme un travail d’amour, car selon elle, chaque livre possède un « trésor » et sa position lui

Des ponts entre les générations Maddy, la coordinatrice étudiante depuis quatre ans, forme les vingt caissiers et caissières qui y travaillent et le personnel qui participe de manière bénévole. Elle explique que le salaire des personnes responsables de la caisse n’est pas obligatoire et que certains refusent de le faire pour être payés. Son expérience lui a permis de découvrir « des histoires sur McGill dans les

l’université par le biais de l’Entraide Universitaire Mondiale du Canada pour leur donner du pouvoir. Les volontaires et responsables le reconnaissent : s’engager est très exigeant mais l’évènement en vaut la chandelle.

Une des étudiantes qui supervisent le projet, Ananya, a été séduite l’année dernière et grâce à l’aide de Maddy, a pu mettre en place un parrainage avec des étudiant·e·s réfugié·e·s de

Face à la montée des livres électroniques, Susan manifeste son inquiétude, car de plus en plus de professeurs privilégient la version numérique des livres aux manuels scolaires, tout en admettant que le prix soit concurrentiel. Elle reconnaît que les livres scolaires peuvent être chers et que les éditions varient d’une année à une autre mais elle pense que certains élèves préfèrent un vrai livre pour étudier. Susan reconnaît la difficulté de satisfaire chaque élève de l’université mais elle espère que cette année permettra de « contribuer encore plus qu’auparavant ». x

le délit · mardi 16 octobre 2018 · delitfrancais.com


CANADA

Légalisation du pot: quoi savoir?

Le 17 octobre 2018, le cannabis sera légal au Canada. Le Délit rassemble ici un résumé de certaines informations à connaître avant la légalisation. Lois fédérales et québécoises · Il faut être majeur·e (18 ou 19 ans selon la province) pour acheter du cannabis. · Au Québec, seule la Société québécoise du cannabis (SQDC) sera autorisée à en vendre. · La loi fédérale établit le seuil de possession à 30 grammes dans les lieux publics et 150 grammes dans les lieux privés. · Consommer du cannabis avant de conduire, ou aller travailler et franchir la frontière canadienne en possession de cannabis seront interdits. · La loi fédérale interdit aux mineurs de posséder plus de 5 grammes ; le gouvernement du Québec ordonne de conserver le produit hors de portée des enfants, adolescents ou animaux de compagnie.

Publicité · La publicité est très règlementée et limite l’information. · La publicité autour du cannabis ne peut projeter une émotion positive ou négative liée à sa consommation selon Radio-Canada, celle-ci ne peut associer le cannabis à « un style de vie à travers de images de séduction, loisirs, d’enthousiasme, de vitalid’audace ».

;

pas de ou

· Cette règlementation est si sévère que le gouvernement a annulé la diffusion de l’une de ses propres vidéos de campagne de prévention en juillet dernier, perdant ainsi plus d’une centaine de milliers de dollars. · La loi québécoise interdit également la publicité indirecte du cannabis. Dès lors, il sera interdit pour les commerçant n’étant pas des marques enregistrées de cannabis l’utilisation « d’un nom, d’un logo, d’un signe distinctif, d’un dessin, d’une image ou d’un slogan » évoquant le cannabis.

Ce que dit McGill · McGill précise clairement que la consommation (y compris par ingestion) est interdite sur le campus dans sa définition la plus large, comprenant les zones fumeurs des résidences universitaires. · Il est également « interdit de vendre, de distribuer, de servir, de cuisiner, de préparer, de produire et de cultiver du cannabis sur le campus ». En bref, le seul changement majeur par rapport à la pré-légalisation sera le droit d’être en possession de cannabis. · McGill souligne que ces consignes sont temporaires et seront bientôt remplacées par une politique officielle « régissant la possession et la consommation de cannabis, d’alcool et d’autres substances dans le but d’offrir à tous un milieu de travail et d’apprentissage sain et sûr ».

béatrice malleret

le délit · mardi 16 octobre 2018 · delitfrancais.com

Actualités

5


québec

De solides liens franco-québécois Un congrès célèbre les relations entre la France et le Québec. iyad kaghad

Coordonnateur Réseaux sociaux

D

u 5 au 8 octobre derniers se déroulait le 20e Congrès commun du Réseau Québec-France et de la Fédération France-Québec. L’événement qui se déroulait au Centre des congrès de la Ville de Québec, célébrait les relations d’amitiés franco-québécoises. La province du Québec et la France entretiennent depuis plus d’une cinquantaine d’années des rapports privilégiés, par l’entremise de plusieurs organismes associatifs, économiques et gouvernementaux.

loppement professionnel et l’entrepreneuriat. L’organisme Les Offices jeunesse internationaux du Québec (LOJIQ) intègre dans ses activités la mission de l’OFQJ. Le réseau Québec-France et la fédération France-Québec sont quant à eux les volets associatifs

seize associations, dont quinze régionales au Québec, plus de soixante en France et quatre mille membres au total. Ouverture sur la francophonie Le colloque, présidé par Dany Laferrière de l’Académie

Lors de la plénière d’ouverture, Dany Laferrière, dans un discours inaugural, nous transporte dans son univers lyrique, empreint d’un désir constant de rendre hommage au moteur linguistique ce qui fait de lui ce qu’il est aujourd’hui : un ambassadeur de la langue française, oui, mais surtout un emblème d’une francophonie bien présente (non dépourvue d’imperfections).

Une multitude d’acteurs L’événement s’inscrivait également dans le lot des célébrations organisées tout au long de l’année, dans le cadre du 50e anniversaire de l’Organisation franco-québécoise pour la jeunesse (OFQJ). Cette organisation, conjointement gérée par les gouvernements québécois et français depuis 1968, a pour mission de favoriser le rapprochement des jeunesses des deux territoires grâce aux projets axés sur le déve-

ateliers du congrès ont tourné, entre autres, autour de la littérature francophone et de la place des auteurs québécois sur la scène littéraire française, mais aussi ailleurs. Il fut d’ailleurs question d’une meilleure visibilité pour le prix littéraire Québec-France Marie-Claire Blais, récompense donnée au Québec à un auteur français pour son premier roman.

iyad kaghad de ces liens solides aux racines plurielles. Ils représentent un réel réseau d’échanges culturels et sociaux, dispersé aux quatre coins du Québec et de la France. Les deux associations Québec-France et France-Québec comprennent

française, oriente très tôt ses axes d’étude sur une dimension plus large que la coopération franco-québécoise. Se déroulant quelques jours avant l’ouverture du 17e Sommet de la Francophonie en Arménie, les

De Port-au-Prince à Montréal pour finalement atterrir à Paris, Laferrière nous parle de l’importance des villes durant son cheminement. Ouvrier montréalais dans les années 1970, il découvre graduellement la métropole au gré des années qui passent et des pages blanches qui se noircissent. Port-au-Prince, terre

natale et d’amour, Paris, terre d’un rêve construit au fil des romans dévorés, « cet art de vivre, que personne ne connait mieux que Paris », mentionne-t-il. Le maire de Québec, Régis Labeaume, a pris la parole lors de la plénière de clôture et a offert un discours où les idées délivrées furent majoritairement applaudies par l’auditoire. Donnant son avis sur plusieurs enjeux liés à la francophonie, il ne manqua pas de vivement critiquer l’OIF qu’il considère comme « une piste d’atterrissage pour les politiciens en fin de carrière » et totalement déconnectée des francophones d’Amérique. Une main tendue vers la jeunesse Le congrès offrait également un espace de discussion exclusivement adressé aux jeunes de France et du Québec. Le but recherché était de les intégrer dans le processus de réflexion sur l’avenir des associations et, plus globalement, de les consulter sur leur vision future des relations bilatérales franco-québécoises, étant donné la croissance grandissante d’expatriés français et québécois de part et d’autre de l’Atlantique.x

campus

Tumulte aux études islamiques

La poursuite du Professeur Ibrahim force McGill à intervenir au sein de l’Institut. antoine milette-gagnon

Éditeur Actualités

L’

Institut d’études islamiques de McGill (IEIM) a vu la composition de son administration modifiée en septembre dernier lorsque la directrice de l’Institut, Prof. Michelle Hartman, et le directeur des programmes de premier cycle, Prof. Pasha Khan, ont été relevé·e·s de leurs fonctions administratives.

poste d’intendant pour l’année académique 2018-2019. Angela Campbell justifie ainsi la décision : « À la lumière de profonds conflits interpersonnels au sein de l’Institut, le vice-principal exécutif et vice-principal aux études (Prof. Christopher Manfredi, ndlr) a jugé que les intérêts des étudiant·e·s, des

Le Prof. Pasha Khan, quant à lui, a été remplacé au poste de directeur des programmes de premier cycle par le Prof. Malek Abisaab. La poursuite en cause Dans un communiqué diffusé le 21 septembre, l’Association étu-

Changement de direction La Prof. Hartman avait été nommée directrice de l’institut plus tôt cet été, succédant au Prof.Robert Wisnosky. Dans un courriel adressé au Délit la vice-principale exécutive adjointe (équité et priorités académiques) Angela Campbell a expliqué que « la décision vise à assurer qu’il n’y ait aucun membre de l’administration de l’Institut étant en conflit d’intérêts ou pouvant faire l’objet d’allégations de conflit d’intérêts ». Pour la remplacer, le Prof. Martin Grant, ancien doyen de la Faculté des sciences, a été nommé au

6

actualités

tration mcgilloise leur avait expliqué que la décision était liée à la poursuite du Prof. Amhed Fekry Ibrahim dirigée vers le Prof. Pasha Khan et une étudiante de l’Institut. Déposée en juin dernier, la poursuite réclame 600 000$ à la partie défenderesse pour diffamation ainsi que dommages moraux et perte de possibilités futures d’emplois. La diffamation concerne les allégations d’inconduites sexuelles dont le Prof. Ibrahim fait l’objet depuis 2015 et la réputation de « prédateur sexuel » dont ce dernier se dit être maintenant victime. Le corps étudiant inquiet

courtoisie de l’université mcgill membres de la Faculté et du personnel de l’Institut seraient le mieux servis en nommant une personne de l’extérieur pour administrer les opérations de l’Institut […]. »

diante des études du monde islamique et du Moyen-Orient (World Islamic and Middle East Studies Students Association ou WIMESSA en anglais) a indiqué que l’adminis-

Au travers de tous ces changements, la WIMESSA s’inquiète du manque de communication de la part de l’administration mcgilloise. Notamment, l’association étudiante indique qu’aucune information n’a été communiquée de la part de McGill en ce qui concerne la sécurité des étudiant·e·s. Le président de l’association, Andrew Sandock, abonde dans le

même sens : « Plus encore que les changements structurels à l’Institut, la longue série d’événements ayant eu lieu ces dernières années ont définitivement rendu les étudiant·e·s inquièt·e·s à propos de leur place et de leurs études au sein de l’IEIM. » Le président souligne que de nombreux·ses nouveaux·elles étudiant·e·s hésitent à déclarer une majeure en Études islamiques et du Moyen-Orient à cause de toute les controverses entourant l’Institut. « Les changements à l’Institut semblent renforcer ces craintes et je crois qu’il est important que nous informions nos étudiant·e·s sur la situation actuelle et sur les impacts qu’elle aura sur eux·elles de façon à ce qu’ils·elles puissent se sentir confortables », a-t-il écrit au Délit. Il espère également que McGill sera plus à l’écoute des inquiétudes et considérations des étudiant·e·s : « Certain·e·s sont assez contrarié·e·s par les changements administratifs et souhaitent faire entendre leur voix. Nous ne pouvons que tenter de porter ces voix à l’administration en souhaitant que celle-ci les écoute. »x

le délit · mardi 16 octobre 2018 · delitfrancais.com


Monde francophone AFRIQUE

MOYEN

FRANCOPHONE

L

e prix Nobel de la paix 2018 a été décerné au gynécologue congolais Denis Mukwege. Par ce prix, la communauté internationale a voulu récompenser Denis Mukwege pour son engagement contre les violences sexuelles dans les pays en conflit. Pour celui que l’on surnomme « l’homme qui répare les femmes », le combat est loin d’être terminé. Vingt ans après la création de son centre spécialisé dans l’accueil des victimes de viols au Congo, où les femmes bénéficient de soins médicaux mais aussi de soutien psychologique, juridique et professionnel, Denis Mukwege milite toujours pour la pénalisation du viol comme arme de guerre. x

EUROPE

ORIENT

RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO

TEXTE ÉCRIT PAR Marguerite d’Estienne d’Orves INFOGRAPHIE RÉALISÉE PAR astrid delva

LIBAN ROUMANIE

C

e premier octobre, le ministre des Affaires étrangères libanais a organisé une visite officielle à proximité de Beyrouth pour contredire les accusations du premier ministre israélien Benyamin Netanyahou. Ce dernier affirme avoir des preuves que l’organisation chiite libanaise Hezbollah dissimule des missiles sur trois sites près de l’aéroport de la capitale. Malgré cette opération très médiatisée, accompagnée de représentant·e·s de plus de 70 pays, Benyamin Netanyahou a maintenu son accusation. Cette situation survient peu de temps après les déclarations du groupe Hezbollah qui affirme désormais posséder des missiles guidés de haute précision, malgré les efforts d’Israël pour éviter ce scénario.x

E

n Roumanie, un référendum contre le mariage homosexuel a échoué. En cause, le faible taux de participation des citoyen·ne·s roumain·e·s : 20,24% des électeurs ont voté, un résultat inférieur au seuil de 30% nécessaire pour que la consultation soit validée. Ce référendum cherchait à faire inscrire dans la constitution l’impossibilité du mariage entre deux personnes du même sexe. Selon le président de l’association Accept, l’objectif de cette mesure n’était pas d’ordre juridique, car le mariage gay est déjà interdit par la loi roumaine, mais d’ordre politique : il s’agissait de renforcer le fossé culturel entre la Roumanie et d’autres pays européens aux valeurs plus libérales. x

ANALYSE POLITIQUE

La CAQ, un populisme allégé Chaque semaine, Le Délit analyse un aspect de la politique québécoise. béatrice malleret

RAFAEL MIRó

Chroniqueur politique

P

eu importe ce que l’on pense du programme de la Coalition avenir Québec (CAQ), ce serait un raccourci intellectuel que de classer inconditionnellement le parti de François Legault dans le même panier que les formations populistes qui fleurissent un peu partout en Occident. Si la CAQ partage plusieurs points en commun avec ces formations opportunistes, elle en diverge sur plusieurs autres de manière fondamentale. Le programme du parti Les populistes semblent être avant tout des politiciens qui profitent de la crédulité et du désintérêt politique des électeurs pour aller chercher des votes. Ils se présentent en champions du « peuple » en pointant, parfois avec justesse, les problèmes du système actuel et en blâmant à tort et à travers la mauvaise volonté ou l’incompétence

des autorités traditionnelles. Eux proposent des solutions magiques, simples et faciles à retenir pour l’électeur non politisé face à des problèmes très complexes que des administrateurs compétents ont souvent essayé de régler pendant des années. Par exemple, construire un mur pour résoudre le problème de l’immigration illégale. Sur ce point, il faut reprocher à la Coalition avenir Québec d’avoir tenté de séduire l’électeur non politisé avec des propositions accrocheuses mais dont la réelle portée a été critiquée par une majorité d’experts, comme le troisième lien à Québec ou la maternelle à quatre ans. Néanmoins, à la différence d’un Donald Trump ou d’un Doug

le délit · mardi 16 octobre 2018 · delitfrancais.com

Ford, François Legault a fait l’effort de bâtir un programme somme toute crédible qui a su passer le test des journalistes. Le chef de la CAQ a aussi misé sur une équipe d’administrateurs compétents plutôt que de seulement recruter des candidats susceptibles de lui donner une bonne image chez l’électeur non politisé, comme des sportifs ou des artistes engagés. La communication du parti On a souvent observé dans les dernières années des populistes faisant campagne en multipliant les frasques et les remarques exagérées, suscitant le débat et attirant l’attention médiatique sur eux. Peu

importe qu’ils mentent ou que les solutions qu’ils proposent soient irréalistes, à force d’apparaître plus souvent que les autres dans les médias, ceux-ci finissent ainsi par apparaître comme la seule alternative crédible au gouvernement. Par exemple, lors de l’élection présidentielle américaine de 2016, Donald Trump avait réussi, à coup de grossièretés et de fausses déclarations, à obtenir une couverture médiatique démesurément plus grande que celle des autres candidats républicains et d’Hillary Clinton. François Legault, cette année, a fait campagne de manière plutôt traditionnelle, cherchant à éviter les polémiques. À part quelques bourdes de préparation, il n’a pas tenu de propos qui ont suscité le scandale sur la scène médiatique québécoise. Enfin, François Legault n’a pas beaucoup utilisé les deux leviers favoris des politiciens populistes : la peur des minorités et la méfiance envers les élites. Bien sûr, le chef de la CAQ

comptait probablement sur l’appui des Québécois moins ouverts aux minorités lorsqu’il a fait ses controversées promesses sur la réduction des seuils d’immigration et sur la laïcité. Cependant, même lorsqu’il parlait de la réduction de l’immigration, il n’a jamais cherché à diaboliser ou à présenter les minorités comme une menace, ce que plusieurs formations font pour mousser leurs appuis. Il n’a pas non plus, pendant sa campagne, tenté de diaboliser ou de prêter des intentions malhonnêtes à ses adversaires ou aux médias. François Legault n’a pas non plus tenté de se présenter comme un anti-politicien. Néanmoins, la Coalition avenir Québec présente certainement une part de populisme. Elle a été élue sur la base d’un programme très électoraliste, comportant beaucoup de promesses alléchantes et peu d’innovations concrètes. En outre, elle a essentiellement été portée au pouvoir par le désir de changement à tout prix, le même qui pousse les électeurs à ne plus voter pour les partis traditionnels. x

Actualités

7


Société

«Il m’était plus facile de penser un monde sans créateur qu’un créateur chargé de toutes les contradictions du monde.»

Simone de Beauvoir

societe@delitfrancais.com

opinion

Brett Kavanaugh et la misère du monde «A scary time» comme l’a si bien dit le président Donald Trump. Katherine marin

Éditrice Société

R

ésumons l’affaire Kavanaugh pour les gens qui ne seraient pas au courant : le tout nouveau juge (donnant à l’affaire son propre nom) à la Cour suprême des États-Unis fut admis au sein de cette mythique institution malgré les allégations de viol de quatre femmes, dont une ayant témoigné devant la cour, Christine Blasey Ford. Le vote des sénateurs américains fut serré : 51 pour, 49 contre. Oui, serré. Peut-être ce mot vous parait-il difficle à avaler, ou encore résonne-t-il comme les cloches de l’église lors de funérailles. Serré? Donald Trump a été élu et gardé au pouvoir sans trop de questions a posteriori malgré la vingtaine d’allégations, que l’on aurait pu croire être une pluie acide, mais qui vraiment ne fut que bruine qui froisse une belle coupe de cheveux, et qui, comble du malheur, n’est que frustration de tous les jours. J’ai cru à tort, dans les derniers mois, que la

situation politique paraissant aussi contagieuse que la peste nous divisait plus que le « cours normal » des choses l’aurait voulu. Mais rien ne nous divise sauf nous-mêmes, en tant que société, et si on en croit les mots de Foucault, « le sens n’[est] probablement qu’une sorte d’effet de surface, un miroitement, une écume, et (...) ce qui nous travers[e]profondément, ce qui [est] avant nous, ce qui nous sout[ient] dans le temps et dans l’espace, c’[est] le système […]» (Foucault, 1966). Mots plutôt difficiles à digérer si l’on a le désir contestataire de mettre le poids des évènements sur le dos du«système». Malheureusement, on peut marcher vers on-ne-sait-quoi en regardant nos pieds indépendamment de ce système politique corrompu, même si ce dernier le nourrit indéniablement. Ainsi, il me semble important de bien prendre toute la mesure de cette société aux allures surréalistes dans laquelle nous évoluons afin de considérer que le vote qui a fait entrer Brett Kavanaugh à la Cour suprême n’est peut-être pas aussi serré que ce que les apparences

portent à croire, et ne relève pas du hasard. Un chiffre Entre 51 et 49, effectivement, il y a un faible écart numérique. Mais, à mon sens, le mur ridiculement haut de l’ignorance s’étend plus loin que ce que l’imaginaire aurait pu nous faire entrevoir et c’est peut-être ce qui nous surprend dans cette affaire. Comment 51 personnes peuvent-elles croire qu’un individu ayant très fort possiblement agressé d’autres individus soit en mesure de prendre des décisions d’envergure nationale, surtout si l’on considère le degré majeur desdites décisions... Si on ne peut respecter un être humain à la plus petite échelle singulière, comment peut-on s’attendre à être respecté en tant que société? Enfin, ce que je tiens à exprimer, plus trivialement, tient en cela : si l’on élit des agresseurs, on se fera agresser collectivement. Si l’on ne peut mettre notre humanité en action et faire preuve d’empathie, comment peut-on espérer un jour se sensibiliser? x

béatrice malleret

Opinion

Francophonie à McGill : entre idéal et réalité Une rencontre avec le président de l’OFM pour remettre les pendules à l’heure. Katherine marin

Éditrice Société

L

ors de la recherche web sur l’Organisation de la francophonie à McGill, peu de contenu ressort malgré mes efforts : une page Facebook (sur laquelle l’organisation invite les élèves à s’abonner à une infolettre, il faut le mentionner) et une page LinkedIn. Autre souci : l’organisation n’existe que depuis un an. C’est une surprise décevante puisque les personnes francophones représentent 33% (environ) de la totalité des étudiant·e·s de McGill. Pourquoi McGill n’a pas promu une telle initiative plus tôt? Évidemment, il existe d’autres ressources à la portée des francophones sur le campus, mais ces dernières ne semblent pas répondre aux besoins des étudiant·e·s concerné·e·s, si bien que les choses les plus banales relevant du simple

8

Société

droit étudiant semblent être balayées sous le tapis ou bâclées. L’organisation et sa portée Selon le président, Christophe Savoie-Côté, l’organisation francophone vise à rassembler tou·te·s les étudiant·e·s francophones mcgillois·e·s et de leur donner accès au plus grand nombre de ressources possibles, d’informations sur le monde francophone, et de fenêtres sur les opportunités que McGill et Montréal ont à leur offrir. Ainsi, son but n’est pas uniquement de se faire le défenseur des droits, ce qu’elle fait lorsque l’intégrité académique des étudiant·e·s en question est mise en péril. D’ailleurs, depuis l’an dernier, l’OFM lutte pour la réinstauration du poste de commissaire aux affaires francophones à l’AÉUM. L’Organisation ne prend qu’occasionnellement position politiquement pour deux raisons centrales : la première étant

que là ne réside pas l’entièreté de son rôle originel, et deuxièmement, les effectifs monétaires, mais surtout humains, étant relativement limités, le groupe n’a d’autres choix que de choisir ses combats. On peut les blâmer autant que l’on veut, mais il demeure que d’autres comités et personnes portent déjà, supposément, cette lourde charge.

ressources à sa disposition : les professeures doivent envoyer une espèce de « cri du cœur » et espérer que l’un de leurs collègues soit en mesure de corriger votre

Quand droit et défi se chevauchent Peut-être vous êtes-vous laissé·e séduire, lors du passage d’un·e porte-parole de McGill dans le collège ou le cégep concerné, par l’idée de pouvoir remettre vos travaux en français. Si tel est le cas, votre déception fût surement aussi grande que la mienne, et quelle ne fut sûrement pas votre surprise que de réaliser que la correction d’un travail remis en français prenait le·a professeur·e au dépourvu, puisque McGill n’utilise pas les

Courtoisie ofm À droite, ex-membre de l’exécutif, à gauche, participante aux évènements de l’OFM

travail. McGill non seulement regorge de traducteur·rice·s plus que compétent·e·s, mais abrite le précieux DLLF, son département de langue et littérature françaises. Ne peut-on pas interpeller des TA? Enfin, il me semble que l’Organisation de la francophonie à McGill représente un des uniques acteurs concernant plusieurs enjeux concernant les droits du corps étudiant francophone mcgillois, et je comprends les difficultés que rencontre l’organisation, encore jeune, qui semble se battre seule contre la grande machine mcgilloise. L’organisation aurait plus de pouvoir avec plus de moyens «humains» : il relève du devoir des étudiant·e·s francophones de s’impliquer d’une façon ou d’une autre dans la promotion et la protection de la langue française dans le contexte mcgillois. x

le délit · mardi 16 octobre 2018 · delitfrancais.com


Opinion

L’art de revendiquer Loin d’être un simple divertissement, l’art constitue un moyen de revendication substantiel. Julianne chartrand

Contributrice

L

’indignation politique rime la plupart du temps avec confrontation et division. Et le monde politique en fait lui-même son effigie avec la sollicitation aux débats, qu’ils soient publics, parlementaires ou télévisés. Or, la scène politique ne détient pas le monopole des discours idéologiques. À l’inverse, bien que les moyens conventionnels tels que s’impliquer dans un parti politique ou participer à une marche de protestation semblent suffisants pour véhiculer un message politique, il peut être encore plus efficace de sortir des plateformes classiques. De Sartre à Banksy, en passant par Shakur et Zola, l’art s’est révélé être une arme puissante pour défendre des idées. Alors qu’on associe souvent le monde artistique aux loisirs et au divertissement, son rôle s’avère être bien plus large; il s’agit d’un moyen hautement efficace pour divulguer un message politique. Par ailleurs, au Québec, la prise de position et l’implication des artistes ont bouleversé à maintes reprises la condition politique de la société québécoise. Que l’on parle de La Nuit de la poésie de 1970, de L’Homme rapaillé par Gaston Miron ou du personnage de Sol incarné par Marc Favreau, l’on ne peut nier le rôle crucial de l’art engagé dans la révolution sociale du Québec. Bref, l’Histoire le démontre, l’art revendicateur est un puissant langage universel pouvant prendre la forme d’un mouvement, d’une œuvre, d’un courant ou d’un évènement. Étant aussi polyvalent et inclusif, l’art est une partie intégrante du quotidien de tous. À l’ère du divertissement Je me dois toutefois de rectifier que, comme l’art a le pouvoir d’éveiller les consciences endormies, la possibilité de créer l’effet inverse existe également. Malheureusement, bien que l’art ait la force de faire questionner un public et de le faire réfléchir sur sa condition, il est davantage utilisé pour divertir et détourner l’attention du peuple des enjeux politiques afin d’engourdir le sens critique des citoyens. Trop souvent utilisé à des fins de

consommation, l’art peut tout aussi bien endiguer la capacité des gens à discerner l’essentiel de l’insignifiant, et ainsi aliéner la population des enjeux sociaux prioritaires. En d’autres termes, l’élite artistique des temps modernes contribue au maintien du système actuel par le divertissement de masse. Évidemment, l’artiste n’a pas d’obligation face à cet engagement politique, la liberté de création est le droit le

message qui semble initialement dérangeant en le rendant léger et divertissant. De plus, avec le synchronisme des rires dans la salle, l’on assiste à une communion plutôt qu’à une division. Il s’agit d’un moyen subtil mais puissant pour exercer une critique sociale des instances dominantes de la société. Son efficacité se retrouve aussi dans le fait que l’humour suscite beaucoup d’intérêt, et le Québec n’en fait pas exception. Plus exac-

montréalisation de l’information, à l’hypocrisie des élites politiques et à l’hégémonie des idées néolibérales sans se gêner pour faire du name-dropping. Or, comme la vérité n’est pas toujours sollicitée, Fred Dubé s’est fait remercier suite à ses propos qui ont été désigné comme trop radicaux par Les Échangistes, émission qu’il a ensuite qualifiée de « cimetière où la pertinence est morte ». Alors que Fred Dubé est dans

par l’humoriste Anas Hassouna, avait pour mission de désarmer la peur ambiante au moyen du rire. Présenté en rappel le 11 septembre dernier, la date de représentation n’était pas due au hasard puisque le spectacle traitait de sujets délicats tels que le terrorisme, la radicalisation et la montée de l’extrême droite. Medhi Bousaidan, Roman Frayssinet, Rachid Badouri, Louis T., Fary ainsi que tous les autres humoristes invité·e·s ont décortiqué l’idée de l’extrémisme, au sens plurivoque, sous le couvert de l’humour. Et c’est mission réussie, malgré la relation différente qu’entretient chaque spectateur·rice avec la thématique du spectacle, les humoristes ont su unir le public au moyen du rire. Désarçonner le cynisme politique

numbphoto plus fondamental à son existence. Mais il demeure que l’artiste est dépendant·e de sa situation politique et la passivité est en soi une prise de position. L’humour, un agent de réflexion Les méthodes de revendications sont multiples, mais l’art engagé constitue un type de discours rafraichissant. L’humour, par exemple, représente un outil puissant pour non seulement véhiculer ses idées, mais aussi pour les faire assimiler au public. Étant moins tendu·e·s et plus disposé·e·s à considérer de nouvelles idées, les spectateur·rice·s se sentiront davantage intéressé·e·s par les propos au ton humoristique. Trop souvent, la propagande idéologique crée un inconfort avec celui qui ne la partage pas, mais par l’humour, il est possible de transmettre un

le délit · mardi 16 octobre 2018 · delitfrancais.com

tement, un spectacle sur trois est à caractère humoristique dans la province québécoise et il s’agit d’un des domaines les plus rentables de l’industrie artistique selon l’Institut de la statistique Québec. Ainsi, l’engouement pour un nouveau spectacle à caractère engagé ou encore la polémique déclenchée par une blague à propos contestataires ont l’avantage commun de créer énormément de visibilité. Faire de l’art contestataire ne se fait tout de même pas sans conséquence, et l’humoriste Fred Dubé en connait bien les répercussions. Reconnu pour son humour politique tapissé de propos corrosifs et cinglants, l’humoriste ne mâche pas ses mots pour dénoncer les contrecoups du système capitaliste et la société du spectacle. Il s’attaque entre autres à l’impertinence des médias de masse, à la

la dénonciation directe et sans demi-mesure, certain·e·s se font moins affirmatif·ve·s en étant plus discret·ète.s sur les enjeux sociaux. Ils vont tout de même, à leur façon, prendre soin d’inclure des référents socio-économiques sans prendre nécessairement de position claire. Parfois même, une simple interrogation éthique s’avère suffisante pour créer un inconfort chez les spectateur·rice·s, les portant vers une réflexion sociétale. Bien que moins corrosif, son effet peut être tout aussi efficace. Vaincre la peur par le rire En cette période tourmentée par la menace terroriste, la montée du populisme et le renforcement de sécurité, l’humour agit tel un baume sur les angoisses sociales. Le spectacle Extremiss, animé

La pluralité des idées est généralement associée à la discorde et à l’affrontement. Bien que les moyens habituels pour évoquer ses convictions politiques mènent plus souvent qu’autrement au débat, il est possible de livrer un message plus digeste par le biais de démarches non conformes telles que l’art. Le procédé artistique est subversif puisqu’il nous donne les moyens pour douter, réfléchir et remettre en question. Les discours humoristiques teintés de critiques permettent de brillamment poser les revendications de l’humoriste et d’unir son public. Qu’il·elle défende sa position avec aplomb ou qu’il·elle évoque une lecture politique plus subtile, l’humoriste a l’avantage de faire intégrer son message dans la légèreté. Face à l’inertie des gouvernements à investir dans la culture, les plateformes traditionnelles semblent rejeter la légitimité de l’humoriste, mais c’est le public qui, au moyen du rire, détermine sa pertinence. En d’autres termes, c’est en boudant les institutions conservatrices et les moyens conventionnels qu’on saisit l’attention des gens, qu’on désamorce leur malaise et qu’on atteint leur conscience. En conséquent, l’implication des artistes et particulièrement des humoristes dans les débats sociaux est essentielle à l’unification des citoyens à travers les tensions politiques, culturelles et sociales. Ce sera peut-être la solution au désabusement ambiant face à la politique. x

9

société


Philosophie

«C’est d’abord dans le souci mutuel suscité par la préoccupation que l’autre est découverte» Martin Heidegger

philosophie@delitfrancais.com

Entrevue

De l’herméneute au monde Entrevue avec le philosophe et professeur québécois Jean Grondin.

L

e Délit (LD) : Monsieur Grondin, pouvez-vous vous présenter succinctement à nos lecteurs? Jean Grondin (JG) : J’aimerais d’abord vous remercier de cet entretien et d’autant que le dialogue est depuis Platon, Cicéron et Augustin l’élément de la philosophie. Faut-il vraiment se présenter soi-même dans un entretien? Timide, je ne saurais pas comment faire. Je dirai donc simplement que je suis un modeste professeur de philosophie et que j’ai surtout travaillé dans trois domaines entre lesquels il y a pour moi plusieurs chevauchements : d’abord en philosophie allemande, puis en herméneutique, enfin en métaphysique et en philosophie de la religion. Mon humble conception du sens des choses s’est surtout développée dans des essais comme Du sens des choses, La philosophie de la religion, Du sens de la vie. Je sais, c’est un peu sec comme présentation. Cela suffit?

supérieures (cela est moins évident aujourd’hui). Je suis donc allé à Heidelberg, où j’ai revu Gadamer, puis à Tübingen, la ville de Hegel, Schelling et Hölderlin, où j’ai fait mon doctorat. À Tübingen j’ai également étudié le grec ancien et la théologie. J’y ai eu comme maîtres en philosophie (et en philologie classique) Josef Simon, le grand Hans Joachim Krämer et Konrad Gaiser, puis en théologie Hans Küng, Walter Kasper,

que la philosophie est pratiquée par tous : tous les êtres humains, en tant qu’homines sapientes, ont des idées sur les principales questions philosophiques, le sens des choses, le bonheur, ce qui rend la vie digne d’être vécue, Dieu, la vanité des affaires humaines, etc. C’est Jaspers qui disait : « l’homme en tant qu’existence possible est philosophe ». Existants, doués d’un rapport réflexif à eux-mêmes et au monde, tous les humains sont des

elle-même qui « nous prend ». Je n’aurai évidemment pas l’étourderie de répondre à votre deuxième question parce que cela équivaudrait à porter un jugement sur ma propre existence. Je dirai simplement que la vie philosophique est une vie studieuse et comporte une grande part d’ascèse. LD : Quelles sont les difficultés propres à l’enseignement de la philosophie?

LD : Quels ont été vos maîtres en pensée? JG : En philosophie, nos maîtres en pensée sont toujours les grands philosophes. Nous y reviendrons sûrement. Vous voulez sans doute savoir quels ont été mes maîtres et mes professeurs les plus marquants? J’ai eu la chance d’en avoir de très bons et je leur voue une reconnaissance infinie. J’ai d’abord eu des guides avisés et bien formés quand j’ai fait des études de baccalauréat et de maîtrise à l’Université de Montréal : Vianney Décarie m’a introduit à la philosophie grecque et Aristote, Luc Brisson à Platon et son Timée, Bertrand Rioux à Thomas d’Aquin et Heidegger, Bernard Carnois, qui a dirigé mon mémoire de maîtrise, à Kant et la philosophie allemande (dont se nourrissait toute la philosophie contemporaine). À Montréal, j’ai été fortement marqué par des professeurs étrangers qui étaient des professeurs invités ou de passage. Les plus importants furent Pierre Aubenque, Paul Ricœur (qui était le maître de plusieurs de mes professeurs, dont B. Carnois et B. Rioux, et l’ami de V. Décarie) et Hans-Georg Gadamer ( j’ai aussi participé à un séminaire qu’a donné Charles Taylor à l’UdM). À l’époque il était très clair que l’Allemagne était le meilleur endroit pour poursuivre des études

10

Philosophie

Courtoisie de Jean grondin Jürgen Moltmann, Eberhard Jüngel et Gerhard Ebeling (tous de très éminents théologiens). De Tübingen, j’allais souvent à Heidelberg pour y entendre et rencontrer Gadamer sur lequel je faisais ma thèse de doctorat.

philosophes et la tâche de la philosophie plus « élaborée », si l’on veut, est de porter cette philosophie au concept. D’une manière analogue, Hegel disait, comme vous le savez, que la philosophie est son temps saisi par la pensée.

LD : À votre avis, qu’est-ce que la philosophie et devrait-elle être une discipline travaillée par tous?

LD : Quelle est pour vous l’importance d’une vie philosophique au sens de certains philosophes grecs et romains de l’Antiquité? Vivez-vous une existence s’apparentant plus ou moins à cela?

JG : Ce qu’est la philosophie? Toutes les philosophies importantes nous l’apprennent et nous le disent. Mais sa caractérisation la plus simple, la plus platonicienne en l’occurrence, est la plus juste : elle est l’amour de la sagesse, philo-sophia. C’est un titre à la fois prétentieux et modeste : prétentieux parce qu’il est question de sagesse et en même temps modeste parce que l’aspiration à la sagesse présuppose que cette sagesse, nous ne la possédons pas. Est-ce qu’elle devrait être pratiquée par tous? Le conditionnel n’est pas nécessaire parce

JG : La vie philosophique au sens où les Grecs et les Romains l’entendaient, c’est-à-dire la philosophie comme manière de vivre — sens qui a été renouvelé à notre époque par Pierre Hadot — est à mes yeux très inspirante. Elle implique le choix — téméraire de nos jours — de la vie philosophique elle-même, choix qui est peut-être moins un choix que nous faisons puisque c’est davantage la philosophie

JG : Il est vrai qu’enseigner la philosophie représente toujours un défi redoutable. Nous ne savons jamais si nous serons à la hauteur. Je ne sais pas s’il y a des difficultés « propres » à la philosophie parce que je n’ai jamais enseigné ni vraiment fait autre chose. Ce qui est propre à la philosophie, c’est peut-être qu’en elle il y a plus de questions que de réponses et que le savoir philosophique ne débouche pas, le plus souvent, sur des résultats techniquement utiles, comme le voudrait la conception dominante du savoir selon laquelle le savoir doit « servir à quelque chose ». Plutôt que de ses difficultés, je parlerais pour ma part du grand bonheur, et du privilège, que c’est d’enseigner la philosophie. LD : Quel est votre avis sur la philosophie universitaire et sa conduite contemporaine? Comme tout le monde, elle me désole un peu, et parfois

beaucoup. Elle fait sans doute partie de la scolarisation inévitable de la pratique philosophique et est à ce titre un phénomène très ancien. Kant distinguait luimême la philosophie au sens scolastique (Schulbegriff) de la philosophie au sens cosmique (conceptus cosmicus, disait-il avec son amour contagieux du latin). Il soulignait à cet égard que l’on ne pouvait pas vraiment apprendre de philosophie, seulement à philosopher. Je comprends la frustration que peut susciter la philosophie universitaire, surtout auprès des jeunes esprits avides d’une sagesse inspirante, et qui se trouvent confrontés à une scolastique d’une aridité asphyxiante. Dans une discipline comme la philosophie, on s’empêtre souvent dans des débats inutiles,

« Je comprends la frustration que peut susciter la philosophie universitaire, surtout auprès des jeunes esprits avides d’une sagesse inspirante » des conflits idéologiques et la bien-pensance jargonnante (méfiez-vous, il y en a peut-être dans ce que je suis en train de vous dire). Dieu merci, la lecture de toute grande œuvre de philosophie nous guérit rapidement de cela. LD : Quels sont pour vous les classiques majeurs en philosophie à partir desquels tant les étudiants en philosophie que tous ceux et celles curieux devraient ruminer? JG : Les classiques majeurs de la philosophie? Vous voulez une liste? On me dit que les « milléniaux » aiment cela, donc je me prête volontiers au jeu. Il y a d’abord les cinq incontournables: Platon, Aristote, Descartes, Kant et Hegel. Il faut lire et relire toutes leurs œuvres. Après eux, il y a les autres géants qui forment le canon de la métaphysique : Cicéron, Plotin, Augustin, Avicenne, Averroès, Maïmonide, Thomas d’Aquin, Maître Eckhart,

le délit · mardi 16 octobre 2018 · delitfrancais.com


Nicolas de Cues, Spinoza, Leibniz, Locke, Hume, Fichte, Schelling, Kierkegaard, Marx, Nietzsche, Husserl, Heidegger, Wittgenstein et les contemporains. J’en oublie certainement. Il faudrait aussi nommer les pré-platoniciens, Épicure, Porphyre, Boèce, Bonaventure, Érasme, Pascal, etc. LD : Chercheur de notoriété internationale en philosophie, vos recherches ont beaucoup porté sur l’herméneutique. Pour nos lecteurs, pourriez-vous nous expliquer ce qu’est l’herméneutique, ses fonctions et son importance dans notre quête du sens pour notre existence (question qui me semble chère à votre cœur)? JG : L’herméneutique, c’est d’abord un mot qui fait peur et dont le sens n’est pas clair pour tout le monde. C’est pourquoi je me retiens parfois de l’utiliser. Le plus simplement du monde, j’aimerais dire que l’herméneutique est une philosophie de la compréhension. Elle se fonde sur le fait que l’homme est lui-même un être de compréhension. C’est un peu ce que veut dire le terme d’homo sapiens, l’être qui peut comprendre, et je pense que l’on peut traduire la célèbre première phrase de la Métaphysique d’Aristote par « tous les hommes aspirent par nature à comprendre (eidenai) ». Si la compréhension est aussi fondamentale à ce que nous sommes, l’herméneutique le sera aussi en philosophie, que l’on se serve du terme d’herméneutique ou non. Vous avez raison, c’est une discipline importante dans notre quête de sens parce qu’en tant qu’êtres de compréhension, nous sommes voués au sens, nous ne comprenons guère que cela et voulons comprendre un peu pourquoi nous vivons. Vous êtes gentil d’évoquer mes modestes essais sur cette question du sens de l’existence. Je pense en effet que c’est aujourd’hui la question fondamentale de la philosophie — et peut-être davantage hélas! dans le vaste public que dans ce que vous appelez la philosophie professionnelle, désespérante à cet égard — et qu’une philosophie « herméneutique » doit avoir des choses à dire à son sujet.

repose sur une solide maîtrise et une fine appropriation de la pensée grecque et médiévale, de la philosophie moderne et de la pensée contemporaine. À la différence de la plupart des courants à la mode dans les années soixante, sa philosophie ne fait pas table rase du passé et montre que l’on pense toujours à partir de son héritage conjugué au présent. On lui doit une très perspicace conception de la vérité de l’art, de même qu’une courageuse défense de la vision humaniste de l’éducation. Vous savez, on célèbre souvent aujourd’hui l’humanisme, or Gadamer est un des seuls à nous expliquer en quoi il consiste. Fort de cet humanisme, il était très ouvert à d’autres façons de voir, ce qui est rare chez les philosophes; la seule autre exception est Paul Ricœur, qui, ce n’est certainement pas un hasard, a aussi développé une philosophie herméneutique. Gadamer aimait dire que « l’âme de l’herméneutique consiste à reconnaître que l’autre a peut-être raison ». Comme Ricœur, Gadamer a d’ailleurs beaucoup discuté avec des adversaires affichés de sa pensée comme Betti, Habermas ou Derrida. Chez Gadamer, j’admirais enfin son « optimisme » vital, son idée selon laquelle la compréhension est toujours en principe possible et mérite d’être recherchée. C’était au sens plein du terme, et comme l’a bien vu et bien dit Jacques Derrida, qui disait l’envier sur ce point, un bon vivant. Il aimait vivre, croyait

en la vie et était convaincu qu’il n’y avait pas de vie sans espoir. LD : Nietzsche disait dans Par-delà bien et mal que toute philosophie est la confession de son auteur ; il ajoute qu’elle est la révélation des instincts les plus profonds et de la hiérarchie à laquelle ils obéissent. À quelle hiérarchie obéissez-vous, professeur Grondin? JG : Il y a certainement une petite part de vérité dans la première partie de ce que Nietzsche affirme : il y a un élément de confession en toute philosophie. Mais ce n’est qu’une partie de la vérité, parce que les philosophies découvrent aussi des vérités qui sont indépendantes de leur auteur : le principe de contradiction n’est pas une confession d’Aristote, mais un principe fondamental de la pensée et de l’être ; cela est aussi vrai du principe de raison que formulent Platon et Leibniz (nihil est sine ratione). Une philosophie est donc beaucoup plus qu’une simple confession de son auteur. Nietzsche le dit sans doute à cause de son perspectivisme radical, dont il marque par le fait même la limite. Je ne comprends pas cependant la deuxième partie de ce que vous me dites : la hiérarchie à laquelle ils obéissent? Je n’ai vraiment pas le sentiment d’obéir à une hiérarchie. Qu’est-ce que cela veut dire au juste? Encore une fois, c’est peut-être Nietzsche qui a luimême une pensée hiérarchique (dans ce cas, cette idée serait bien

une confession de son auteur!) : il y aurait des esprits forts et des esprits faibles, tout serait affaire de lutte entre volontés de puissance, etc. Je vous confesserai que tout cela m’est assez étranger. LD : En tant que spécialiste de Heidegger et suivant les célèbres mots de Nietzsche sur la « mort de Dieu », le tournant (Kehre) de Heidegger relatif à la pensée a-t-il eu des conséquences ailleurs qu’en philosophie? La critique heideggérienne de la modernité a-t-elle su être force de création ou plutôt s’est-elle embourbée? Quels sont les nouveaux chemins de la pensée ouverts par Heidegger? A-t-il fait « tout un travail de déblaiement pour ouvrir les voies à l’expérience intérieure » (Bergson)? JG : Il y a plusieurs questions dans votre question. Est-ce que le tournant de Heidegger a eu des conséquences « ailleurs qu’en philosophie »? J’aimerais d’abord dire que le fait d’avoir des conséquences en philosophie, cela est très important en soi : Anselme, Descartes et Spinoza ont surtout eu des conséquences en philosophie et il n’y a rien de mal à cela. Il ne fait aucun doute que ce fut aussi le cas de Heidegger, comme le démontre l’histoire de la philosophie du 20e siècle. Or le fait est que le tournant de Heidegger a aussi connu beaucoup de conséquences « autres qu’en philosophie », pour reprendre votre expression, à mes yeux un peu malheureuse parce qu’elle

suggère qu’il y aurait un au-delà de la philosophie, ce que toute bonne philosophie conteste. La conséquence la plus évidente se trouve dans le mouvement écologique et son espoir d’un rapport moins agressif face à la nature. Vous relirez sa Lettre sur l’humanisme et vous verrez que Heidegger est l’un des précurseurs de cette pensée qui est devenue aujourd’hui mainstream. Il y a beaucoup d’autres conséquences « autres que philosophiques », si vous tenez à tout prix à ce critère d’efficacité : ses réflexions sur la technique ont connu un retentissement inouï et les réflexions du second Heidegger ont eu des répercussions dans toutes les sciences (des scientifiques comme Heisenberg et von Weizsäcker ont discuté avec lui), en psychologie (vous connaissez Frankl, Binswanger ou Medard Boss, lequel a fondé avec Heidegger la Daseinanalyse?), en littérature et en art (par ses réflexions sur l’œuvre d’art et Hölderlin), en théologie (où son influence est immense), en histoire, en études anciennes (qu’il a renouvelées de fond en comble), etc. Vous parlez de sa critique de la modernité. Attention : Heidegger n’était pas avant tout un « critique » de la modernité, mais un penseur qui a cherché à comprendre ce qu’elle était (ou son essence) et d’où elle provenait. Pensez par exemple à L’ère des conceptions du monde, qui est l’un des textes les plus fondamentaux que l’on puisse lire sur la modernité.

LD : Spécialiste de Gadamer, reconnu pour une biographie à son sujet et votre traduction de son célèbre ouvrage Vérité et méthode, qu’avezvous « reconnu » chez lui pour qu’un tel intérêt puisse fleurir? JG : Ce que j’ai reconnu en Gadamer? J’ai d’abord eu la chance de le rencontrer. Ce que j’ai beaucoup aimé en lui, outre son œuvre et sa personne attachantes, c’est son sens du dialogue, son ouverture, son immense culture, évidente dans le fait que sa pensée

le délit · mardi 16 octobre 2018· delitfrancais.com

Courtoisie de Jean grondin

philosophie

11


Tous les théoriciens de la modernité ont appris des choses de lui, Blumenberg, Foucault, Taylor, etc. Est-ce que sa pensée s’est « embourbée »? Ça oui et Heidegger fut toujours le premier à le reconnaître. Il a parlé de ses « chemins de forêt » (Holzwege) dans le titre d’un de ses ouvrages que l’on a traduit en français par Chemins qui ne mènent nulle part (traduction qui allait peut-être un peu trop loin). Chose certaine, Heidegger s’est continuellement mis en question parce qu’il pensait que ses chemins, ou certains d’entre eux, n’étaient pas à la hauteur de ce qui était à penser. Il a d’ailleurs donné à l’édition de ses Œuvres en cent volumes le mot d’ordre : « des chemins et non des œuvres », Wege, nicht Werke. Quant à la formule de Bergson que vous utilisez — est-ce que Heidegger a fait « tout un travail de déblaiement pour ouvrir les voies à l’expérience intérieure? » —, j’aimerais dire qu’il n’a rien fait d’autre dans Être et temps et tous les cours qui l’ont précédé et que l’on peut résumer sous le titre d’une herméneutique de la facticité. LD : Dans le journal En attendant Nadeau est paru « De la bêtise en philosophie », un article pamphlétaire de Georges-Arthur Goldschmidt. Ce dernier vilipende Heidegger et ceux ou celles se réclamant de sa pensée. Cet article récent et la parution prochaine des Cahiers noirs de Heidegger m’amènent à vous interroger sur

les accusations de nazisme et d’antisémitisme souvent répétées. Peut-on sérieusement considérer que l’œuvre de Heidegger ne pointe (ou sinon en partie) que vers le nazisme et l’antisémitisme? Peuton séparer la critique de l’homme de la critique de l’œuvre dans ce cas précisément? JG : Ces questions sont gravissimes. Je comprends qu’elles soient soulevées et qu’elles frappent et enflamment les esprits. Peut-on considérer que l’œuvre de Heidegger ne pointe que vers le nazisme et l’antisémitisme? Si c’était le cas, je ne m’intéresserais pas à Heidegger et il serait même criminel, comme le laisse entendre votre auteur, de s’intéresser à lui. Je suis convaincu que ce n’est pas le cas et je m’en suis expliqué dans de petits travaux récents. Sur la question de l’antisémitisme : si Heidegger était vraiment et viscéralement antisémite, je pense bien que ses élèves juifs nous l’auraient dit. Or il se trouve qu’il en a eu beaucoup : Karl Löwith, qui est celui qui l’a peut-être le mieux connu, Hannah Arendt, Leo Strauss, Herbert Marcuse, Günter Anders, Helmut Kuhn, Hans Jonas, Jacob Klein, Emmanuel Levinas. Vous reconnaîtrez dans cette liste (incomplète, car on pourrait aussi penser à Edith Stein, Elisabeth Blochmann ou Helene Weiss, pour ne rien dire de ses maîtres Heinrich Rickert et Edmund Husserl) de formidables têtes philosophiques. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs eu à critiquer Heidegger, mais personne n’a eu le sentiment qu’il était

Prune Engérant

12

Philosophie

antisémite. Vous évoquez les Cahiers noirs et leur parution prochaine. Parution prochaine pour ce qui est des traductions parce qu’ils sont publiés en allemand depuis quelques années déjà. L’un de leurs intérêts est de nous donner une meilleure idée des attentes et des illusions, philosophiques et politiques, de Heidegger au cours des années trente et quarante (et au-delà puisque le dernier tome paru cette année, le tome 98, porte sur les années 1948-1951). Certains de ces textes sont ahurissants et à ce titre ils nous apprennent au moins deux choses : d’une part, ils nous donnent une idée de la détresse (politique, intellectuelle, historique, personnelle, etc.) et de l’isolement dans lequel se trouvait Heidegger au cours de ces années et de l’indigence déconcertante de ses catégories politiques ; d’autre part, ils nous apprennent, par le fait même, à quel point nous avons fait du chemin depuis les années trente, à quel point l’humanité, notre humanité, a fait de réels progrès (du moins, je l’espère). LD : Si Heidegger reconnaît « l’échec du rectorat » dans une lettre à Jaspers dès 1935, que faut-il penser du décalage, si l’en est un, entre la conception qu’Heidegger pouvait avoir du projet national-socialiste avec ce qu’il en a constaté? Qu’est-ce qui pouvait initialement pousser Heidegger à soutenir un tel projet? JG : Votre question a d’abord le mérite de rappeler que Heidegger parlait lui-même de l’échec de son rectorat en 1935. Le premier des Cahiers noirs nous apprend d’ailleurs que la désillusion date de 1934, ce qui est assez tôt dans l’histoire sinistre du régime nazi. J’ajouterais que l’intérêt de ces textes, dont la lettre à Jaspers que vous évoquez, est qu’ils sont contemporains des événements de ces années et qu’ils ne sont pas le fait d’une rétroprojection dont il faudrait, bien sûr, se méfier. En passant : l’une des choses qui me frappent est que ceux qui critiquent l’engagement de Heidegger le font en sachant ce que le nazisme est devenu. Une « fusion des horizons » nous amène alors à comprendre cet engagement à partir de ce que nous savons des horreurs innommables du nazisme, où nous voyons tous avec raison le pire du pire et le régime le plus meurtrier qui ait existé sur Terre. En vertu d’une

Prune Engérant

« Des chemins et non des œuvres », Wege, nicht Werke » fusion d’horizons irrésistible, tout ce que nous savons et lisons de Heidegger quand il s’exprime sur le national-socialisme se trouve aussitôt associé à l’abomination absolue qu’est évidemment le nazisme et au jugement que nous ne pouvons pas ne pas porter sur ce dernier. Nolens volens les textes de Heidegger sont alors nécessairement lus comme des textes infâmants et compromettants. Les nombreux détracteurs de Heidegger font leur miel de ces « pièces à conviction », qui discréditent à jamais à leurs yeux toute sa pensée. La fusion des horizons est ici inévitable, naturelle et j’aimerais dire historiquement justifiée, tant l’horreur du nazisme nous oblige à un devoir de vigilance sans compromis et presque sacré dans notre rapport à l’histoire. Je pense néanmoins qu’au nom de la justice interprétative (et historique), il reste permis de faire l’effort de comprendre Heidegger en se transposant dans la situation qui était la sienne. Vous savez ce que notre premier ministre Mackenzie King a dit d’Hitler après l’avoir rencontré le 29 juin 1937? Il a écrit dans son

journal (c’est donc aussi un document contemporain des événements) qu’Hitler « était quelqu’un qui aimait profondément ses compatriotes et son pays, et qui serait prêt à tout sacrifice pour leur bien », ajoutant qu’Hitler « se considérait lui-même comme celui qui libérait son peuple de la tyrannie ». « Je crois », concluait Mackenzie King, « que le monde en viendra à voir un très grand homme en Hitler ». C’était en 1937! Dieu merci, Mackenzie King se raviserait et jouerait un rôle appréciable dans la mobilisation des forces alliées lors de la Deuxième guerre mondiale. Qu’est-ce qui a poussé Heidegger à appuyer le national-socialisme? C’est l’une des grandes questions (il y en a beaucoup d’autres). La réponse courte est qu’il avait des motifs à la fois politiques et philosophiques. Les motifs politiques tombent sous le sens : comme bien des Allemands, et pas seulement des Allemands, Heidegger jugeait que le national-socialisme était la seule solution aux maux, nombreux et bien connus (le chômage, l’inflation délirante, le sentiment d’humiliation nationale), dont souffrait l’Allemagne depuis la fin de la Première Guerre et

le délit · mardi 16 octobre 2018 · delitfrancais.com


« Qu’est-ce qui a poussé Heidegger à appuyer le national-socialisme? » pour une large part à cause des conditions que lui imposait le Traité de Versailles. Cela est très clair et j’aimerais dire historiquement « compréhensible » au sens où tous les historiens reconnaissent que sans le Traité de Versailles Hitler n’aurait pas été possible. Ce n’est pas tout hélas! S’agissant d’un philosophe, des motifs philosophiques ont aussi joué et les Cahiers nous aident à les comprendre. Heidegger écrit dans ce qui est à mes yeux le texte le plus instructif de tous ces cinq tomes: « j’ai vu, dans les années 19301934, dans le national-socialisme la possibilité du passage vers un autre commencement et j’en ai proposé cette interprétation. Mais par là, j’ai méconnu et sousestimé ce “mouvement” dans ses forces véritables et ses nécessités internes ». Texte précieux parce qu’il nous dit très justement ce que Heidegger a « vu » dans le national-socialisme et pourquoi il s’est trompé. En passant, ce texte date d’environ 1938, ce qui n’est pas sans conséquence si l’on veut comprendre l’horizon d’attente de Heidegger et son appréciation du national-socialisme à cette époque, sans être trop victime de la fusion d’horizons qui nous fait comprendre le nazisme à partir de ce qu’il est devenu pour nous depuis 1945. Si l’on veut bien se replacer quelque peu dans la situation de 1938, je pense qu’il est défendable de dire qu’il n’était pas encore certain à cette époque et pour tous les observateurs que le national-socialisme allait nécessairement déclencher une deuxième guerre mondiale et déboucher sur la Shoah. L’avenir était alors aussi ouvert qu’incertain (pensez au jugement de Mackenzie King de 1937), comme il l’est par définition. Ceux qui, comme nous, connaissent le cours ultérieur de l’histoire savent que tout était en place pour que cette guerre et cette extermination aient lieu, mais je pense qu’il est permis de dire que Heidegger ne pouvait les voir venir. Son texte de 1938 n’en démontre pas moins qu’il a eu le souci de se dissocier (Heidegger parle dans ce texte de sa Täuschung, c’est-à-dire de son erreur doublée d’une illusion) du national-socialisme et qu’il l’a clairement fait avant le déclenchement de la Deuxième guerre et tout ce que nous savons à propos de l’extermination des

Juifs. En 1938, la désillusion date en vérité de 1934 comme nous l’avons vu, Heidegger a nettement pris ses distances avec le régime dans lequel il avait investi autant d’espoirs depuis 1930. Que dit ce texte de 1938? Il nous apprend que Heidegger a voulu voir dans le national-socialisme « la possibilité du passage à un autre commencement ». Un autre commencement de quoi? Nous savons qu’à la même époque la philosophie de Heidegger était ellemême à la recherche du « passage à un autre commencement » (cette quête domine ses Beiträge de 1936-1938 que nous connaissons depuis 1989), c’est-à-dire d’un autre commencement de la philosophie et de notre histoire, parce que Heidegger était convaincu que la philosophie, qu’il résumait sous le nom de métaphysique, avait épuisé toutes ses ressources (à mes yeux, sa grande erreur est là). Bien évidemment, ce nouveau commencement qu’il recherchait depuis le début des années trente n’avait absolument rien à voir avec le national-socialisme réellement existant (et lui-même, ne l’oublions pas, en devenir) et vice versa, si l’on peut dire : le nazisme ne s’intéressait pas du tout à la révolution que Heidegger espérait. Il demeure que Heidegger a bel et bien cru ou espéré, comme l’ont fait ou le font encore d’autres philosophes qui rêvent d’une révolution décisive dans le cours des affaires humaines, que ce nouveau commencement était en train de se produire avec la « révolution allemande ». Il s’est totalement trompé et s’est rendu compte de son erreur. LD : Dans votre article sur L’Âge séculier du philosophe canadien Charles Taylor, vous posez la question « Charles Taylor a-t-il des raisons de croire à proposer?». Sans vouloir réduire la profondeur de votre réponse, nous pourrions la résumer par votre « [p]as vraiment ». À une époque où l’idée de croyance religieuse (comme si la croyance n’était que religieuse par ailleurs) est souvent ridiculisée dans les milieux intellectuels et médiatiques, les mots et l’humilité d’un philosophe tel que Wittgenstein passent souvent comme inaudibles : « Supposez que l’on me dise : ‘’À quoi croyez-vous, Wittgenstein? Êtes-vous un sceptique? Savez-vous si vous survivrez à la mort?’’ Franchement — c’est effectivement ce que je dis — je répondrais : ‘’Je ne peux rien dire.

le délit · mardi 16 octobre 2018· delitfrancais.com

Je ne sais pas.’’ ; et cela parce que je n’ai pas une idée claire de ce que je dis quand je dis : ‘’Je ne cesse pas d’exister’’, etc. » Wittgenstein pensait par ailleurs que la croyance, sans qu’elle soit religieuse ou même spirituelle, répondrait à un besoin anthropologique. Cela m’amène à vous demander, professeur, y a-t-il des « raisons de croire » et si oui, en avez-vous à proposer? JG : Des raisons de « croire », j’aimerais dire qu’il n’y a que ça, pourvu que l’on se donne la peine de se libérer un peu des ornières du nominalisme de la science moderne, ce qui n’est pas facile aujourd’hui. Le grand livre de la nature, la métaphysique et la sagesse des religions, que j’appelle discrètement la « philosophie » de la religion (au sens subjectif du génitif, qui cherche à mettre en évidence la philosophie inhérente à la religion), nous en livrent de très éloquentes auxquelles plusieurs philosophes d’aujourd’hui ont le malheur d’être ou d’affecter d’être sourds. C’est une limite de la philosophie contemporaine, surtout si on la compare à ce que la philosophie a toujours été. La plupart des grandes œuvres de la philosophie regorgent de telles raisons. Pensez aux Lois de Platon, à la Métaphysique d’Aristote ou celle d’Avicenne. Thomas d’Aquin ne propose pas moins de cinq voies au début des ses Sommes. Anselme a élaboré la preuve « ontologique » (que ne reprend pas Thomas, mais qui a été renouvelée par des philosophes contemporains comme J.-L. Marion et E. Falque). Les Méditations de Descartes renferment deux démonstrations de l’existence de Dieu et la Critique de la raison pure se termine sur

une nouvelle preuve, qui sera reprise à la fin des deux autres Critiques. Cela fait pas mal de raisons et seulement en philosophie. La « philosophie » de la religion va souvent dans le même sens : « toute la nature chante ta louange », lit-on dans plusieurs textes sacrés. Pensez à la confessio laudis dès la première ligne des Confessions : Magnus es, domine, et laudabilis valde, « Grand es-tu, Seigneur, et infiniment digne de louange ». Pourquoi ce discours de louange ne ferait-il plus partie des possibilités de la philosophie? Ce que l’on trouve chez Wittgenstein, c’est une confession de la faiblesse humaine — une confessio peccatorum si l’on veut — et Dieu sait que l’on trouve de cela chez Augustin. Mais cette confession de la faiblesse se fait toujours chez lui coram Deo, devant Dieu et à partir de lui. Ce ne serait plus le cas chez Wittgenstein? Pour ma part, parce que vous me posez la question directement, je reconnaitrais deux ordres de raisons. Les premières ont trait à ce que j’appellerais avec Platon (dans son Timée) la « beauté du monde », c’est-à-dire l’idée qu’il y a dans l’univers — malgré tout le mal et les horreurs que nous ne manquons pas d’y déceler — un ordre, de l’intelligence, de la finalité et des constantes (qu’étudient les sciences). Pensez aux mots d’Einstein, qui n’est tout de même pas le dernier venu : « le sentiment religieux cosmique est le motif le plus noble de la recherche scientifique », « religion without science is blind, science without religion is lame ». C’est dans cet esprit que Thomas a parlé, dans sa voie sans doute la plus actuelle, d’une preuve e gubernatione

rerum, par le gouvernement des choses, voie dont je soulignerai qu’elle est spontanément comprise par le commun des mortels et qu’elle se retrouve dans toutes les cultures. J’en reprends l’esprit quand je parle dans Du sens des choses, sans aucune prétention, surtout pas à l’originalité, d’une preuve e sensu rerum : de l’expérience du sens que nous ne cessons de rencontrer et de présupposer dans notre expérience du monde on peut conclure qu’il est raisonnable d’admettre qu’une raison est responsable de la raison du monde. Les autres raisons relèvent de l’ordre du témoignage. Ce sont alors les actions, les convictions et les paroles de ceux qui sont transportés par l’évidence du divin qui nous inspirent, en commençant par le témoignage des prophètes, des apôtres et des « saints » au sens très large (même les non-religieux ont leurs saints laïques). Ces témoignages sont abondants et contagieux. Ce sont ces témoignages qui intéressent surtout M. Taylor quand il parle dans le dernier ou l’avantdernier chapitre de A Secular Age, des « Conversions », des itinéraires de ceux et celles qui lui font comprendre ce qu’est une vie de foi. Marqué par les interdits de la philosophie contemporaine, il se dit plus réservé face à la métaphysique, mais je pense que tous ces témoignages présupposent à l’évidence une métaphysique. Toute philosophie est métaphysique ou triste de ne pas l’être. x Propos reccueillis par Simon Tardif

Éditeur Philosophie

Courtoisie de Jean Grondin

philosophie

13


Culture Théâtre

LA PLAYLIST de la semaine Is it people - South By the Lake Cheikh Lô - Degg Gui Hubert Lenoir - Recommencer

artsculture@delitfrancais.com

: guérisons multiples

Émilie Monnet présente une histoire d’identité et d’apprentissage. Violette drouin

Contributrice

A

u sein du rythme effaré de la vie de tous les jours, nous oublions parfois la terre sur laquelle nous marchons et les voix de ceux et celles à qui elle appartient sont trop souvent ignorées. L’artiste franco-anishnabe Émilie Monnet a toutefois su se faire entendre avec sa pièce Okinum, présentée dans le contexte d’une résidence au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Okinum allie son, chanson, film et théâtre pour juxtaposer des histoires de maladie, d’identité personnelle et de connexion à son patrimoine. Seule sur une scène recouverte de peaux de castor et d’écorce de bouleau, Émilie Monnet nous présente un témoignage puissant sur son expérience en tant que femme anishnabe, à la fois un cri de désespoir et un processus de guérison. Passés entremélés La pièce est tissée en trois langues : français, anglais, et anishnabemowin. Le public apprend ainsi que le mot « okinum » signifie « barrage ». Autour de ce mot,

l’œuvre se construit, mettant en parallèle les barrages intérieurs et ceux des castors, qui sont à la source de sa création. Les scènes s’interrompent et se superposent : rêves de castors géants, visites à l’hôpital, et mini-documentaires se relayent sans pause ni transition, mais sans que le public ne se sente essoufflé ou perdu pour autant. En racontant son histoire, Émilie Monnet raconte également celle de son peuple et de sa terre et comment tous deux ont été brutalement colonisés. Elle déchiquète l’écorce de bouleau recouvrant la scène, empile les peaux de castor et rage contre le sort des femmes autochtones, racontant les histoires de son peuple et sa famille et hurlant les insultes dont elle a été elle-même victime d’une voix qui déchire l’âme. Penser les cicatrices L’artiste a expliqué, durant la période de questions suivant la représentation, que son cancer de la gorge était étroitement lié à sa relation avec son héritage culturel; une manifestation physique de ses barrages intérieurs, un signe à l’image de son rêve répété d’un castor géant, qui a inspiré la pièce.

Sa guérison physique s’opère donc en simultané avec la reconquête de son patrimoine culturel et de ses traditions, ainsi que son apprentissage de la langue anishnabemowin. Émilie Monnet étend de nouveau les peaux de castor sur une partie de la scène tandis que sur les écrans, on assiste à une démonstration d’art traditionnel anishnabe, consistant à faire des dessins sur de l’écorce de bouleau avec les dents. Le ton de la pièce devient, le temps des dernières scènes, réparateur, presque paisible.

©valériane remise

Émilie Monnet présente une histoire à la fois entièrement personnelle et complètement universelle. Elle parvient à communiquer toutes les émotions d’une quête presque frénétique pour se définir, de la réconciliation d’héritages multiples. Extraordinairement pertinent, ce récit touchant incite le public à réfléchir sur la question de l’identité, et à la manière dont nous percevons le Canada. Okinum nous laisse la tête remplie de réflexions, le cœur lourd de tristesse, et léger d’espoir. x Okinum sera jouée en semaine jusqu’au 20 octobre 2018, au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui.

Danser la passion

La chorégraphe Cathy Marston donne corps au roman sulfureux de D. H. Lawrence. léa bégis

Contributrice

«N

ous vivons dans un âge essentiellement tragique ; aussi refusons-nous de le prendre au tragique. Le cataclysme est accompli ; nous commençons à bâtir de nouveaux petits habitats, à fonder

© Sacha Onyshchenko

14

Culture

de nouveaux petits espoirs. C’est un travail assez dur : il n’y a plus maintenant de route aisée vers l’avenir, nous tournons les obstacles ou nous grimpons péniblement par-dessus. Il faut bien que nous vivions, malgré la chute de tant de cieux ». Ainsi débute le roman de D. H. Lawrence, L’Amant de Lady Chatterley, publié en 1928 en Italie

et en 1932, dans une version expurgée, en Angleterre. Une ode à la sensualité La chorégraphie de Marston traduit cette fureur de vivre de la société après la Première Guerre mondiale, qui a amené la mort et la destruction. Racontant l’histoire de la passion adultère entre Constance Chatterley et Oliver Mellors, le garde-chasse de son domaine, dans l’Angleterre puritaine d’aprèsguerre, le ballet est une ode à la sensualité. Dans une entrevue avec la chorégraphe publiée dans Le Devoir, Catherine Lalonde expose la visée du spectacle : « En s’attachant à donner corps et danse aux personnages, Constance Chatterley en tête, Mme Marston cherche à reproduire, en ‘ballet romantique’, la beauté des mots du roman. Et la beauté d’un homme et d’une femme cherchant leur sensualité à eux, hors diktats, dans un monde de plus en plus mécanique, usiné, productif, répétitif, industriel ».

Les ruines du passé L’univers du roman est représenté par un décor minimaliste aux couleurs sombres, celles des mines. L’arrière-scène est en pente, laquelle peut symboliser à la fois les tranchées et la chute de la société européenne suite à la guerre. Des colonnes de néons blancs pendant du plafond, représentant tour à tour une porte, une fenêtre et les arbres de la forêt du domaine, peuvent illustrer quant à eux la rigidité et l’enfermement du milieu dans lequel vit Lady Chatterley. La chorégraphie des mineurs et des ouvriers, aux mouvements brusques et pesants, symbolise très bien le poids de Constance : celui de son mari Clifford, paralysé des jambes suite à une blessure de guerre, dont elle est condamnée à s’occuper. Une maîtrise admirable La scène de l’union physique et émotionnelle de Constance et

Mellors est saisissante, l’intensité des mouvements allant crescendo dans un corps-à-corps sensuel à couper le souffle. La musique de Philip Feeney, qui a réorchestré des partitions pour piano du compositeur Alexandre Scriabine (1871-1915), renforce la puissance de la chorégraphie. Les danseurs font tous preuve d’une précision remarquable. Mention spéciale à Dane Holland (Clifford) pour la scène de dispute entre Clifford et Constance, dont le « ballet du fauteuil roulant » est émouvant, puisqu’il illustre l’impuissance à la fois physique et symbolique du personnage. Ainsi, Cathy Marston a su traduire la passion pérenne des amants de D. H. Lawrence, accordant aux spectateurs un moment de répit dans un monde en plein changement. x L’amant de Lady Chatterley, une chorégraphie de Cathy Marston Aux Grands Ballets Canadiens, Place des Arts, du 4 au 13 octobre 2018.

le délit · mardi 16 octobre 2018 · delitfrancais.com


mode

De Saint Laurent à Céline Slimane nous montre de la pire façon que la mode a changé depuis 2016. Luc Pasqualini

Contributeur

CELINE S/S19

C’

était un retour très attendu pour Slimane. Début 2016 : après trois ans à changer et à renouveler l’image de la griffe Yves Saint Laurent, le créateur Hedi Slimane, qui avait déjà inventé la silhouette masculine des années 2000 lors de son passage à Dior Homme de 2000 à 2007, est remercié par le groupe de luxe Kering et remplacé par Anthony Vaccarello. Il se retire alors pour pratiquer la photographie et gagne un procès intenté à ses anciens employeurs pour rupture abusive de contrat. Janvier 2017: LVMH annonce que Hedi Slimane remplacera Phoebe Philo à la tête de la création de la maison Céline. Son premier défilé a lieu à Paris, fin septembre 2018, pour la collection de l’été à venir. Un style passé de mode Celle-ci rend hommage à la nuit parisienne, dans le style typique de Hedi Slimane. Dans une ambiance rock se succèdent des mannequins habillé·e·s de pantalons très fins, de robes très courtes, de bombers sans volume, un style près du corps qui a fait la renommée de Slimane il y a bientôt vingt ans. Mais là où en 2000, puis en 2013, la critique criait au génie, la réception est ici toute autre. Depuis le début des années 2010, ce style a été récupéré par des marques de prêt-à-porter de semi-

luxe, telles The Kooples ou Zadig & Voltaire, qui proposent cette esthétique rock à des prix bien inférieurs au prêt-à-porter de luxe. Saint Laurent, qui a perpétué cette esthétique sous la direction d’Anthony Vaccarello, y a apporté une touche plus sophistiquée, jouant avec les volumes, les matières et donnant une impression de réelle couture. D’autres, comme Alexandre Vauthier ou Balmain, reprennent aussi l’approche rétro années 1980, la couture acérée ou les épaules très carrées qui avaient été introduites dans les dernières collections de Hedi Slimane chez Saint Laurent. En comparaison, les créations pour Céline paraissent dépassées, peu ambitieuses et sombres. Un défilé qui dérange Cette collection, surtout, est un grand pas en arrière par rapport à la mode elle-même. Céline, ici, présente pour la première fois des pièces pour homme. Après une campagne de promotion très alléchante montrant des mannequins androgynes, nous pouvions espérer trouver des mélanges de vestiaires, un jeu sur le masculin et le féminin, que le prêt-à-porter féminin exhibe depuis déjà trois ou quatre saisons. Très majoritairement chez Céline, les hommes portent des costumes-pantalons dans des tons noir ou bleu marine, et les femmes portent des robes très courtes, dont les couleurs,

vives ou argentées, tranchent avec le noir du défilé. De plus, depuis la débâcle médiatique du créateur russe Gosha Rubchinski l’hiver dernier, critiqué pour ne présenter que des mannequins blancs, les castings des défilés ont pris l’habitude de représenter de plus en plus de mannequins non blancs. Il n’est plus normal, dans une collection présentée en 2018, qu’il faille attendre trente passages pour voir un mannequin non blanc. Enfin, le cri d’alarme d’une part de l’industrie de la mode face à la fragilité des mannequins et au danger que représentent des modèles à peine sorti·e·s de l’enfance et aux mensurations inférieures à une taille 34 française pour les consommateur·trice·s de mode contemporaine, a porté récemment ses fruits. Les mouvements de body positivity, représentant aussi une tendance de la deuxième moitié de notre décennie, ont provoqué des défilés joyeux, avec des mannequins aux corps différents des normes déraisonnées de la profession. Hedi Slimane réinstaure les joues creusées, les jambes arachnéennes et les tailles si fines qu’un mètre de tissu suffit à confectionner une robe fourreau volumineuse. Le tout rend les seize minutes du spectacle difficiles à supporter, et un vrai malaise s’installe face à ce qui se déroule sous nos yeux.

Merci Hedi Ainsi, Hedi Slimane a fait un retour très remarqué dans la mode, mais pour les mauvaises raisons. Les ventes de la collection détermineront sûrement sa place à la tête de Céline, qui a investi énormément d’argent dans le nom d’un génie de la mode. Pour nous autres, cette capsule temporelle de tous les travers de la mode est un parfait rappel du chemin qui a été parcouru pour changer une industrie en crise, et encourage à faire encore évoluer notre vision, pour que dans deux ans, grâce au boycott et aux autres changements d’habitudes vestimentaires, l’industrie devienne encore plus inclusive et éthique. x

cinéma

Les Jabac à bout de souffle Surchargé et superficiel, Place Publique nous laisse sceptique Hermine Demaël

Contributrice

A

vec Place Publique, le duo Jaoui-Bacri est de retour pour une cinquième collaboration. Réalisée par Agnès Jaoui, cette comédie dramatique met en scène la pendaison de crémaillère de Nathalie (Léa Drucker), productrice de télévision, dans sa villa à la campagne, « à trente-cinq minutes de Paris ». Où est la subtilité ? Parmi les invités, on retrouve Castro (Jean-Pierre Bacri), un animateur cynique et râleur dont la popularité chute, son ex-femme (Agnès Jaoui) une militante « gauchiste » qui passe sa soirée à faire signer des pétitions, mais aussi leur fille, des paysans en colère, une star

de YouTube… Jaoui présente un éventail de la société : des jeunes, des vieux, des bobos forcément parisiens, des paysans, mais les personnages ne s’éloignent jamais du stéréotype car ils sont trop nombreux pour pouvoir tous être intelligemment développés. Jaoui s’évertue à traiter de nombreux thèmes « actuels », à savoir la vacuité de la célébrité, la dépendance à l’image et au paraître à l’ère des réseaux sociaux, le populisme, la peur de vieillir, oppose les altruistes et les égoïstes, mais ne propose rien de neuf. Le contraste entre le monde « réel » et celui d’Internet est trop caricatural pour être pris au sérieux, tout comme les différences entre le citadin vaniteux et le campagnard. Systématiquement, le traitement du sujet tombe dans les travers de la facilité, ne s’éloigne pas du cliché et ne parvient pas à

le délit · mardi 16 octobre 2018 · delitfrancais.com

toucher le spectateur. Dans son approche de la société, le film manque indéniablement de nerf et, plus dommage encore, de réelle humanité. Pas besoin de se déplacer au cinéma pour apprendre que le mépris c’est pas bien, et que la jalousie c’est mal. Peut mieux faire Le film n’est pas à fuir mais la déception semble inévitable sachant que le duo nous avait habitué à davantage de qualité. Le film aurait pu être corrosif et juste à l’évocation du sentiment de vieillesse et du caractère cruel du temps qui passe et n’épargne personne, mais il reste mou, paresseux, et peu sincère. On regrette que les jeunes personnages, le chauffeur (Kevin Azaïs), la fille des protagonistes (Nina Meurisse), et Biggistar, la

star d’Internet (MisterV), soient négligés, eux qui pourraient être porteurs d’espoir, une réponse au cynisme et au défaitisme de leurs anciens. Même si le film est teinté d’une légère maladresse, il est toutefois élégamment mis en scène, on apprécie le choix des différents plans, la beauté du décor et on sauve un petit moment de grâce lorsque Bacri imite Alain Bashung et Yves Montand. Ceux qui l’année dernière ont vu Le Sens de la fête, la savoureuse comédie de Nakache et Tolédano, ne pourront malheureusement pas s’empêcher de comparer les deux films, d’autant plus que Bacri y tient un rôle similaire mais plus brillamment écrit et incarné. Si, comme le dit Bacri, « vieillir c’est atteindre une forme de sérénité », vieillir n’est pas le gage de

meilleurs films. On quitte la salle avec une furieuse envie de revoir « Le Goût des autres », leur remarquable comédie sortie en 2000. x

culture

15


entrevue

Retrouvailles musicales

Le Délit a rencontré Guillaume Beauregard lors du lancement de son dernier album.

D I S PA R IT

I O

N

Le Délit (LD) : Votre premier album solo D’étoiles, de pluie et de cendres, lancé après votre départ du groupe Vulgaires Machins, a été un véritable succès. Est-ce que la création d’un deuxième album a été difficile? Guillaume Beauregard (GB) : Je ne me souviens pas d’avoir écrit un album qui n’avait pas son lot de défis. Pour moi, c’est toujours relativement difficile. Peut-être que je me pose trop de questions ou que je prends trop de temps. Mais les challenges ont été très différents pour ce deuxième album. Dans le premier, il s’agissait de passer d’une écriture très punk à quelque chose de plus personnel, de plus calme aussi. Il s’agissait de faire la transition et d’imaginer ce que ça pourrait devenir. Cette fois-ci, c’était de trouver une nouvelle façon, dans l’écriture, dans les sons, dans les thèmes, de ne pas me répéter. LD : Quelles ont été vos sources d’inspiration? GB : Au début de la trentaine, j’ai saturé de musique punk. J’ai arrêté d’en écouter depuis presque dix ans. J’ai donc redécouvert beaucoup d’artistes que je n’avais pas pris le temps d’écouter lorsque j’étais adolescent ou jeune adulte parce que j’étais immergé dans une scène punk. J’ai redécouvert les Beatles, The Band, John Lennon, Aretha Franklin. Plein de classiques que je n’avais pas pris le temps d’écouter avec attention et des écouteurs. C’est vraiment ce qui me passionne dernièrement. Neil Young, Van Morrison… Beaucoup de musiques qui ont été faites dans les années 1960 et 1970. Du folk, de la soul… Tous des genres pour lesquels je ne me sentais peut-être pas assez mature quand j’étais plus jeune ou que je n’écoutais pas, car j’étais concentré sur le punk rock. Aujourd’hui, c’est des chansons que je redécouvre et dont je tire mon inspiration. D’une certaine manière, je refais toute ma culture musicale en faisant de la musique.

16

LD : L’enregistrement de cet album a été assez particulier. Pouvez-vous nous en parler? GB : Effectivement, il a été enregistré en direct. Mon premier album avait été en partie fait de cette manière, mais je voulais aller encore plus loin dans cette démarche. Je voulais tout faire en direct et de façon spontanée. J’ai dû écrire pendant au moins une année et demie cet album, mais personne n’avait rien entendu en studio. L’enregistrement a pris six jours. Je voulais que ce soit enregistré avec les meilleurs musiciens que je pouvais trouver et qui comprenaient ma direction. La philosophie, c’était « première idée, meilleure idée ». De bons musiciens qui jouent ensemble. On a essayé de capturer le naturel dans le jeu des musiciens, car je trouve que les productions d’album aujourd’hui sont extrêmement carrées et léchées. Tout est en surimpression. J’avais plutôt envie qu’on sente qu’on a des musiciens qui jouent ensemble, et je pense que ça a bien marché. LD : Est-ce que vous avez décidé d’adopter cette méthode d’enregistrement justement en vous inspirant des Beatles? GB : Oui, c’est certain. J’emprunte beaucoup aux années 1960 et 1970 et c’est comme cela qu’ils faisaient des albums. Les musiciens jouaient ensemble dans un studio et enregistraient. Lorsqu’ils avaient la bonne piste, la chanson était pratiquement finie.

Propos reccueillis par Gabrielle leblanc-huard Contributrice

culture

LD : Quel est votre souhait pour cet album et les années à venir? GB : Je souhaite que mon album soit entendu par le plus grand nombre de personnes possible, et qu’elles soient touchées par mes chansons. Bien sûr, je le fais pour moi aussi, mais une fois enregistré, il appartient au public. J’espère qu’il sera écouté et apprécié. Ultimement, mon seul souhait est de pouvoir faire de la musique le plus longtemps possible et que ce soit l’activité principale de mon emploi du temps. Je ne cherche pas la gloire démesurée, juste à faire ce qui me passionne. LD : Est ce qu’il sera possible de vous voir en tournée bientôt? GB : Nous avons déjà le spectacle à La Tulipe annoncé pour le 28 mars, pour la rentrée montréalaise. De plus, il va se confirmer des dates partout au Québec à partir de cette période, du début de l’année 2019. x

VISUEL courtoisie de guillaume beauregard

le délit · mardi 16 octobre 2018 · delitfrancais.com


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.