Le Délit édition du 6 novembre 2018

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Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill

Christiane Taubira Entretien P.8-9

« Il faut accepter que les idées puissent venir du peuple »

Mardi 6 novembre 2018 | Volume 108 Numéro 9

Taubira présidente depuis 1977


Éditorial rec@delitfrancais.com

Volume 108 Numéro 9

Le seul journal francophone de l’Université McGill

RÉDACTION 2075 Boulevard Robert-Bourassa, bureau 500 Montréal (Québec) H3A 2L1 Téléphone : +1 514 398-6784

#MeToo n’a pas changé nos grilles de lecture

Rédactrice en chef rec@delitfrancais.com Lara Benattar Actualités actualites@delitfrancais.com Astrid Delva Juliette De Lamberterie Antoine Milette-Gagnon Culture artsculture@delitfrancais.com Grégoire Collet Évangéline Durand-Allizé Société societe@delitfrancais.com Katherine Marin

Lara Benattar et Évangéline Durand-Allizé Rédactrice en chef & Éditrice Culture

S

elon Christiane Taubira, figure d’intégrité et de force morale de la gauche française, le mouvement #MeToo a pu conduire à des déclarations abusives, à des délations, et autres dérapages (“Il faut accepter que les idées puissent venir du peuple”, pp. 8-9). En réponse aux questions de notre journaliste, elle affirme que ces abus doivent être pesés et combattus juridiquement, et pour ce faire, la présomption d’innocence doit être protégée. Elle refuse toutefois de dénigrer le mouvement entier à cause de ses débordements, affirmant que les abus sont inéluctables dans tous les « grands mouvements politiques, sociaux, et culturels ». La légitimité de ce mouvement reste entière à ses yeux: l’oppression massive des femmes doit cesser, et les rumeurs des dérapages ne devraient pas couvrir les voix des victimes qui ont le courage de dénoncer leur agresseur. La nuance de son propos nous semble essentielle et sa critique adaptée à bien d’autres contextes. Nous comprenons le discours de l’ancienne Garde des Sceaux comme une exhortation à dépasser l’habitude de tourner en ridicule les manifestations les plus visibles et extrêmes de mouvements dont la complexité échappe au traitement médiatique. Il est entendu que les dérapages semblent être des sources d’information clés car facilement accessibles. Continuellement submergé·e·s d’informations, l’on ne voit et retient souvent que le sensationnel. Devant la complexité de l’époque

dans laquelle nous vivons, nous nous attachons aux extrêmes pour tenter de la comprendre. Il nous semble au contraire essentiel de nuancer la réflexion, et explorer la complexité des mouvements plutôt que les discréditer d’un revers de main devant leurs inévitables dérapages. Les discussions autour du mouvement #MeToo ont énormément porté sur le sort des hommes. La dénonciation et la condamnation de dizaines d’hommes influents pour inconduite sexuelle et la remise en cause d’une masculinité violente et dominatrice fait les unes des médias internationaux depuis plus d’un an. On entend souvent exprimée la crainte que la présomption d’innocence soit en danger, que la séduction et la galanterie des hommes envers les femmes soient devenues impossibles, que les hommes soient vus d’abord comme des agresseurs potentiels. La même grille de lecture chère à la société patriarcale semble être utilisée pour comprendre un mouvement qui souhaite en déconstruire les fondements. L’on se concentre sur les phénomènes les plus visibles, comme le changement de statut des hommes et les nouvelles exigences auxquelles ils doivent se soumettre. Liés à ceux que l’on voit et entend déjà le plus, ces phénomènes se manifestent plus clairement que l’influence du mouvement sur les vies des femmes. En donnant une importance telle à l’influence de #MeToo sur les hommes, nous sommes susceptibles de renforcer les logiques d’invisibilisation des situations des femmes. Aussi, nous risquons d’uniformiser les situations des femmes, pourtant profondément diverses, notamment selon leur appartenance raciale, leur rapport au genre et leur capital socio-économique. x

Philosophie philosophie@delitfrancais.com Simon Tardif Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Sebastien Oudin-Filipecki Coordonnatrices visuel visuel@delitfrancais.com Alexis Fiocco Béatrice Malleret Multimédias multimedias@delitfrancais.com Matias Brunet-Kirk Coordonnateurs de la correction correction@delitfrancais.com Niels Ulrich Amine Baouche Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnateurs réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Lucile Jourde Moalic Iyad Kaghad Événements evenements@delitfrancais.com Madeleine Gilbert Contributeurs Marie Sicaud, Rafael Miró, Gabriel Carrère, Margot Hutton, Paul Llorca, Mahaut Engérant, Hugo Gentil, Lorène de Gouvion, Dolly Blonde Couverture Alexis Fiocco, Béatrice Malleret, Gabriel Carrère BUREAU PUBLICITAIRE 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 0E7 Téléphone : +1 514 398-6790 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Lydia Bhattacharya Conseil d’administration de la SPD Lydia Bhattacharya, Léandre Barôme, Tony Feng, Boris Shedov, Nouèdyn Baspin, Julian Bonello-Stauch, Lara Benattar, Hannah Raffin, Phoebe Pannier Sébastien OudinFilipecki

Les opinions exprimées dans les pages du Délit sont celles de leurs auteur·e·s et ne reflètent pas les politiques ou les positions officielles de l’Université McGill. Le Délit n’est pas affilié à l’Université McGill.

2 Éditorial

L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavant réservés). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans le journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).

le délit · le mardi 6 novembre 2018· delitfrancais.com


Actualités actualites@delitfrancais.com

Se rassembler contre la haine De nombreux étudiant·e·s se sont réuni·e·s après les crimes de Pittsburgh. Juliette de lamberterie

Éditrice Actualités

A

u cœur du campus du centre-ville de McGill, à l’intersection Y, se sont rassemblées plusieurs centaines d’étudiant·e·s mcgillois·es, afin de rendre hommage aux victimes de l’attentat de Pittsburgh du samedi 27 octobre. Face à la tragédie C’est pour se révolter face aux évènements de Pittsburgh qu’autant d’étudiant·e·s se sont réunis·e·s le 31 octobre dernier. Un homme armé est entré dans la synagogue Tree of Life et a assassiné onze personnes, en en blessant six de plus, tout en criant des insultes antisémites. C’est, selon les autorités américaines, l’attentat antisémite le plus meurtier de l’histoire des États-Unis. Le suspect, ayant par le passé et juste avant l’évènement, posté des pro-

pos antisémites sur les réseaux sociaux, a été arrêté sur le coup. L’incident a suscité beaucoup de réactions, notamment de la part du président Donald J. Trump, qui a affirmé que selon lui, avec une meilleure garde de la synagogue, c’est-à-dire munie d’armes, les choses auraient pu se passer bien différemment. Un besoin de répondre À McGill et à Concordia, et dans beaucoup d’autres villes comme Paris, Bruxelles, ou Toulouse, se réunir s’est imposé comme impératif ; se réunir pour se soutenir, mais aussi pour s’indigner, ensemble. Ainsi, mardi soir, le Y s’est peu à peu rempli de monde, formant un grand cercle autour des organisateurs·trices de l’évènement. Noah Lew, activiste pour la cause juive à McGill, et ancien vice-président aux Finances de l’Association étudiante de la Faculté des arts

Iyad Kaghad de Mcgill, a ouvert la veillée en présentant l’initiative comme une façon de rendre honneur aux victimes de l’attentat, mais aussi comme une nouvelle occasion de « se dresser ensemble contre l’antisémitisme ». De nombreuses associations étudiantes juives se sont elles aussi présentées, comme AM Mcgill , Voix juives indépendantes McGill, JQueer, etc.

Iyad Kaghad

« Ce n’est pas qu’une attaque contre eux, mais une attaque contre nous tous »

Vengeance pacifique Pour honorer les onze victimes de l’attentat, dont les âges allaient de 54 à 97 ans, onze bougies ont été allumées, l’une après l’autre ; pour chacune, une présentation de l’individu et des gens pour qui il·elle comptait. Plusieurs dirigeant·e·s des associations étudiantes juives, des membres

de l’AÉUM (Association étudiante de l’Université McGill, SSMU en anglais) mais aussi le doyen à la vie étudiante, Christopher M. Buddle, ont pris la parole. L’une d’entre eux·elles a souligné l’importance d’une vengeance venant de tous et toutes, non pas par la violence, mais par le surpassement de la violence, et de ceux·celles qui en usent : « s’ils veulent nous empêcher de vivre, nous vivrons encore plus pleinement. […] s’ils s’opposent à notre accueil des réfugiés, nous les accueillerons encore plus chaleureusement », dit-elle. Un autre membre d’une association étudiante déclare que « lorsque des individus sont tués pour leur couleur, leur religion, ou leur ethnicité, ce n’est pas qu’une attaque contre eux, mais une attaque contre nous tous». Après l’allumage des bougies, une grande partie de la foule a entamé un chant de prière, puis le silence est retombé. L’évènement s’est achevé par les remerciements de Noah Lew. x

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Actualités

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photo-reportage

« Changez le nom! » Les étudiant·e·s réclament le changement de nom des équipes sportives de McGill. astrid delva et antoine milette-gagnon

Éditeur·trice·s Actualités

L

e mercredi 31 octobre, la manifestation « Change the name » se déroulait face au bâtiment James de l’administration afin de manifester contre le nom donné à l’équipe de football de McGill : les Redmen (hommes rouges, ndlr). La manifestation a commencé avec l’intervention de Tomas Jirousek, qui a rappelé l’importance de changer le nom des équipes mcgilloises. Sophia Esterle, vice-présidente à la Vie étudiante de l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM, SSMU en anglais) présente avec les autres membres exécutifs, a reconnu ses privilèges en tant que personne non autochtone et souhaitait insister sur sa position d’alliée. Elle a ajouté sur un ton solennel « qu’il est nécessaire de reconnaître l’oppression, le racisme et l’abus de pouvoir exercé dans le passé par mon institution. Je ne serai jamais capable de comprendre le sentiment que les étudiant·e·s autochtones peuvent ressentir face au nom ‘‘Redmen’’, quand ce nom est associé à la fierté et au succès de l’université ». Elle a achevé son discours en insistant sur la nécessité d’écouter les élèves autochtones et de les inclure dans le mouvement.

« La manifestation — et plus largement la campagne entourant le changement de nom — s’inscrit dans une démarche éducationnelle visant la communauté mcgilloise afin de générer la discussion autour des problématiques qui touchent les Autochtones » Plus qu’un nom Tomas Jirousek, commissaire aux Affaires autochtones de l’AÉUM et membre autochtone de l’équipe d’aviron de McGill, est en grande partie derrière l’organisation de la manifestation. Toutefois, il précise que l’initiative vient de la précédente commissaire aux Affaires autochtones, Carlee Kawinehta Loft. Le commissaire actuel explique que la manifestation — et plus largement la campagne entourant le changement de nom — s’inscrit dans une démarche éducationnelle visant la communauté mcgilloise afin de générer la discussion autour des problématiques qui touchent les peuples autochtones.

Tomas Jirousek, athlète autochtone de la Première Nation Kainai, une nation de la confédération Blackfoot.

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Actualités

Le surnom Redmen, initialement orthographié « Red men », tiendrait ses origines de la couleur des chandails que les équipes sportives de McGill portaient au courant des années 1920. L’expression aurait été reprise par les médias comme surnom des équipes mcgilloises jusqu’à ce que le nom soit officiellement adopté par McGill. Toutefois, les équipes sportives mcgilloises

ont été représentées par les surnoms Indians et Squaws dans les années 1950 et 1960 comme en témoignent certaines archives du McGill Daily. Selon Jirousek, il est désormais impossible de séparer la connotation péjorative envers les autochtones entourant le nom des Redmen: « Le nom des Redmen représente, d’une manière générale, la relation que McGill entretient avec les communautés autochtones, mais aussi son histoire par rapport aux communautés autochtones. Lorsque nous regardons l’héritage que le nom Redmen porte ainsi que les précédents surnoms des équipes de McGill, les Indians, les Squaws, nous songeons aux dommages que cela a causé aux étudiant·e·s autochtones sur le campus », a-t-il expliqué au Délit dans un entretien. Il précise également que le l’intention originelle du nom Redmen, qui n’aurait pas de connotation raciale, n’importe plus aujourd’hui puisque le surnom est désormais associé aux représentations stéréotypées et insultantes des Autochtones.

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photo-reportage Le regard des athlètes Joshua Archibald, athlète de haut niveau dans l’équipe de football de McGill, a insisté sur la raison pour laquelle il fallait changer le nom de l’équipe; la victoire de l’équipe ne s’expliquerait pas uniquement par sa capacité à agir de manière collective, car « gagner commence avec l’inclusivité et faire en sorte que chacun trouve sa place ». Selon ce dernier, changer le nom enverrait un message fort aux étudiant·e·s autochtones: leurs intérêts seraient enfin valorisés. Il a conclu en affirmant qu’«une fois que le lien est tissé, le ciel est la seule limite ».

« Gagner commence avec l’inclusivité et faire en sorte que chacun trouve sa place »

Un problème complexe L’historienne américaine Jennifer Guiliano, spécialisée en humanisme digital, était également présente pour soutenir la cause des élèves autochtones. Intervenant le jour d’après lors d’un atelier sur l’appropriation culturelle, sa présence a apporté un regard plus historique à la conversation. Elle a dénoncé la réalité historique dans laquelle le terme « Redmen » avait été donné aux Autochtones: la couleur de peau de ceux·celles-ci, telle que perçue par les colons européens. Elle rappelle également le terme « colérique », caractéristique attribuée aux Autochtones du fait de leur teinte de peau, perçue comme une réelle maladie. Enfin, elle dénonce l’attitude de l’Université face au nom de ses équipes

sportives, qui par peur de perdre des fonds, n’a rien entrepris pour le changer. Elle est plutôt persuadée que le changement de nom entraînerait au contraire une augmentation du nombre de donnateurs pour les équipes sportives. Elle a aussi souligné le manque de données sur l’opinion des élèves autochtones lors des enquêtes de l’Université, souvent mal représentée. Elle a conclu en affirmant que « le problème ne peut pas être réduit au principe du politiquement correct, il s’agit du droit des peuples autochtones à être les maîtres de leur identité». x

Photographies par

IYAD KAGHAD Coordonnateur Réseaux

Joshua Archibald et Abdel Dicko, membres du Black Student Network

La suite du combat Tomas a insisté sur la nécessité d’accepter et de reconnaître le passé afin de se diriger vers la réconciliation entre les peuples. Ce pas de plus dans la lutte contre l’exclusion des Autochtones au sein de l’Université n’est que le début; la proposition du changement de nom des équipes sportives de McGill s’inscrit dans une plus large démarche visant à augmenter l’inclusion des étudiant·e·s autochtones sur le campus. Le rapport final du Groupe de travail du vice-principal exécutif sur les études et l’éducation autochtones en témoigne. Parmi les autres recommandations du rapport se trouvent notamment des initiatives pour augmenter l’admission et la rétention des étudiant·e·s autochtones à McGill en augmentant les bourses leur étant accordées, mais aussi des propositions entourant la présence symbolique de McGill dans sa relation avec les communautés autochtones (dont le changement de nom des Redmen). Le rapport du groupe de travail met aussi en lumière l’importance d’accentuer la formation dans les domaines de la santé au sein des communautés autochtones, et ce en collaboration avec les éducateur·rice·s et les professionel·le·s en soin de santé. x Le groupe Medicine Bear Singers interprétant des chants traditionnels accompagnés de tambours.

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Actualités

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campus

Politique étudiante : s’en fiche-t-on? La salle accueillant l’assemblée générale a semblé exceptionnellement vide. juliette de lamberterie

Éditrice Actualités

U

n nouveau semestre d’automne, une nouvelle assemblée générale. Elle s’est cette fois-ci déroulée dans la salle de bal du bâtiment de la Nouvelle Résidence, le 29 octobre. Les assemblées générales ont généralement lieu une fois par semestre, et sont organisées dans le but de donner la parole à tous les membres du l’AÉUM (Association étudiante de l’Université McGill, SSMU en anglais), soit tous les étudiants de l’université, afin que ceux-ci puissent se faire entendre sur les sujets qu’ils souhaitent aborder. Ainsi, tous y sont les bienvenus, et ont la possibilité d’y soumettre des motions à l’avance ; les motions, avec assez de signataires, peuvent ensuite être discutées au sein de l’assemblée.

étaient invités à participer à l’assemblée générale ; lundi soir, on y comptait 49 étudiants, excluant la presse étudiante, qui constituait probablement un tiers du public vers la fin de l’assemblée. Atteindre le quorum aurait nécessité la présence de 350 personnes ; ainsi, l’assmemblée n’a servi que de forum consultatif. Le nombre de motions à défendre a aussi été particulièrement bas ; deux motions seulement. L’une concernait la nomination des membres du Conseil des directeurs de l’AÉUM, chargé de l’administration des affaires de l’association étudiante, et a été soumise par le Président de l’AÉUM Tre Mansdoerfer lui-même, et l’autre, le renouvellement de la nomination du réviseurcomptable de l’AÉUM. Les deux motions ont été approuvées sans aucun débat.

Un désintérêt clair

Prises de parole

Il y a à McGill près de 27000 étudiants de premier cycle, soit 27000 membres de l’AÉUM. Tous

C’est finalement la période de questions, ainsi que les comptes-rendus des membres

claire grenier

exécutifs de l’AÉUM qui ont occupé la plus grande partie de l’assemblée. Un étudiant a exprimé son désir d’observer plus de transparence dans les finances de l’association, en particulier face au transfert de tous les comptes bancaires des clubs étudiants ; effectivement, Jun Wang, le viceprésident aux finances, a pris la décision de faire passer tous les comptes à la Banque Royale Canadienne, comportant selon lui beaucoup plus d’avantages.

La question qui semble avoir fâché le plus était celle touchant l’incident survenu à l’occasion de la fête d’Halloween organisé par l’AÉUM. Les bus étant chargés des déplacements des étudiants du campus MacDonald ont refusé de les raccompagner chez eux, certains élèves ayant consommé de l’alcool et d’autres substances illicites au trajet de l’aller. L’association a donc payé près de 10 000$ de trajets Uber pour permettre à chacun de ren-

trer chez soi. C’était le gros débat : que va faire l’AÉUM? Devra-t-on couper dans d’autres parts du budget? Matthew McLaughlin a assuré que le budget était prévu pour ce genre d’imprévu et qu’aucune conséquence grave n’était à prévoir. Le Président mentionne aussi l’achat d’un tout nouveau bâtiment à l’entière disposition de l’AÉUM ; un sondage sera prochainement effectué pour décider de son usage futur. Cela semble être une occasion intéressante pour donner son avis ; le bâtiment pourrait servir d’endroit pour étudier ou pour manger comme il pourrait servir de bureaux pour de nouveaux services d’assistance psychologique. Ce sera aux étudiants de décider. Autres points abordés : la viceprésidente à la vie étudiante discute de santé mentale, le vice-président aux affaires universitaires de fall reading week. La phrase concluante, par Tre Mansdoerfer lui-même : « Je pense qu’on ne se débrouille pas trop mal ». À l’hiver prochain, pour une nouvelle assemblée. x

campus

?

Connaissez-vous votre L’OFM, la NASA et la comission francophone de l’AUS ont organisé un Franco-Quiz.

L’ambiance est restée bon enfant et décontractée. Des plats issus de différents pays francophones comme des madeleines ou des pâtisseries marocaines ont agrémenté la soirée.

Antoine milette-gagnon

Éditeur Actualités

V

endredi 2 novembre s’est tenue la première édition du Franco-Quiz organisée conjointement par l’Organisation de la francophonie à McGill (OFM), l’Association des étudiants nord-africains de McGill (NASA) et la commission des Affaires francophones de l’Association des étudiants de premier cycle de la Faculté des arts. L’événement s’est tenu dans le Arts lounge du bâtiment Leacock.

« Je pense que ça a été un succès sublime! Je suis content qu’il y ait eu beaucoup de francophones présents pour partager ce moment avec nous! », a conclu le président. Consultation sur le français

La (les) francophonie(s) Le Franco-Quiz avait pour but de tester les connaissances des participant·e·s sur différents aspects de la francophonie. De la grande chanson française au «Vive le Québec libre! » de Charles de Gaulle en passant par les expressions belges, camerounaises (« camembérer » pour « puer des pieds » a pris presque tout le monde par surprise) ou québécoises, la soirée a pu proposer des sujets variés tout en

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actualités

Antoine milette -gagnon conservant le thème de la francophonie internationale et de ses 274 millions de locuteur·rice·s réparti·e·s autour du globe (bien que la majorité de la salle croyait plutôt que ce nombre s’élevait à 574 millions). « Je pense que les gens ont eu l’occasion d’apprendre et de découvrir de nouvelles facettes de

la francophonie et aussi réaliser que les étudiants francophones de McGill viennent de différents horizons » a expliqué Christophe Savoie-Côté, président de l’OFM. Bien maligne aurait été l’équipe ayant réussi à atteindre un score parfait tant les sujets étaient divers. En effet, si les personnalités québécoises semblaient être

bien connues des participant·e·s, les questions sur les langues officielles des pays d’Afrique de l’Ouest en ont fait hésiter plus d’un. Néanmoins, des questions comme l’identification du portrait de la philosophe Simone de Beauvoir ou du comédien Marc Labrèche ont montré une certaine culture commune parmi les étudiant·e·s présent·e·s.

En plus de l’organisation de soirées culturelles, l’OFM s’investit également du côté de la défense des droits des francophones sur le campus en participant à un comité de travail et de coordination de la promotion du français sur lequel siégera également l’administration de l’Université McGill. L’organisation vise ainsi à recueillir des témoignages d’étudiant·e·s par rapport à leur expérience de francophone sur le campus concernant notamment la correction des travaux en français ou encore l’accès à des ressources de base pour les francophones. x

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Monde francophone ORGANISATION INTERNATIONALE DE LA FRANCOPHONIE

OCÉANIE

TEXTE ÉCRIT PAR MARIE SICAUD INFOGRAPHIE RÉALISÉE PAR astrid delva Le Délit

AFRIQUE

Nouvelle-Calédonie ARMÉNIE BÉNIN

L

’OIF a nommé la Rwandaise Louise Mushikiwabo, alors ministre des Affaires étrangères du Rwanda, au poste de secrétaire générale lors du sommet à Erevan, en Arménie. Si le président français s’est réjoui de sa nomination, celle-ci a suscité des contestations, le Rwanda ayant remplacé le français par l’anglais comme langue obligatoire à l’école, et ayant rejoint le Commonwealth. Emmanuel Macron a néanmoins estimé que le plurilinguisme n’était pas contraire à la défense du français. La nomination de Mushikiwabo à la tête de l’OIF a également provoqué la colère de certains défenseurs des droits de l’Homme, qui y voient une violation de la charte de l’OIF et de ses valeurs fondatrices en raison de son statut de ministre des Affaires étrangères du Rwanda et de membre à part entière du gouvernement de Paul Kagamé, au pouvoir depuis 2000. x

P

rès de 175 000 électeurs de l’archipel calédonien, possession française depuis 1853, ont été sollicités le dimanche 4 novembre pour voter pour ou contre l’indépendance. Ses habitants devaient décider s’ils souhaitaient « que la Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ». Si la voix des mouvements indépendantistes se fait de plus en plus entendre sur l’île, le non l’a emporté avec 56.6% des voix . Trois formations politiques défendaient le maintien de la Calédonie comme territoire d’outre-mer : Calédonie ensemble, Le Rassemblement, ainsi que Les Républicains de Nouvelle-Calédonie. En face, les deux courants du FLNKS (Union calédonienne et Union Nationale pour l’Indépendance) appelaient au « oui ». x

ANALYSE POLITIQUE

L

a Banque mondiale a approuvé, le 31 octobre 2018, un plan de financement de 465,5 millions de dollars pour la réalisation de projets énergétiques entre le Bénin, le Burkina Faso, le Niger, et le Nigéria. Ces derniers ont pour principal objectif d’accélérer la construction d’infrastructures censées faciliter l’approvisionnement électrique de la région à travers la mise en place d’une ligne à haute tension qui raccorderait les quatre pays concernés. Le projet permettra non seulement d’accroitre le volume total d’électricité dans la région, mais également d’en réduire le coût moyen. x

Une promesse caduque

Chaque semaine, Le Délit analyse un aspect de la politique québécoise. RAFAEL MIRó

Chroniqueur politique MAHAUT ENGÉRANT

F

rançois Legault a fait de la réduction des seuils d’immigration l’une de ses principales promesses de campagne. Il aurait pourtant dû savoir qu’une fois élu, la réalisation de cette promesse donnerait énormément de fil à retordre à son gouvernement.

Scheer désavoue Legault Jeudi dernier, le premier ministre a rencontré Andrew Scheer, chef du Parti conservateur du Canada, pour discuter des objectifs du gouvernement de la CAQ en matière d’immigration. Toutefois, à l’issue de cette rencontre, le chef conservateur a annoncé du bout des lèvres qu’il ne soutiendrait pas la proposition de M. Legault de réduire le nombre d’immigrants autorisés par le gouvernement fédéral à s’établir au Québec. Tout au plus a-t-il dit qu’il serait « ouvert » à accorder plus de pouvoirs au Québec en matière d’immigration. Au Canada, l’immigration est en théorie une compétence fédérale, mais en vertu d’une entente de 1991, l’accord Gagnon-TremblayMcDougall, le Québec exerce un contrôle sur l’accueil et la sélection de certains immigrants: ceux dits « économiques », c’est-à-dire ceux qui s’installent ici sans autre motif que de venir travailler. Cela signifie que la plupart d’entre eux arrivent au Québec avec des diplômes et une bonne maîtrise du français.

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L’électorat québécois

en lui faisant miroiter plus d’autonomie. Il avait par exemple proposé de laisser le Québec percevoir lui-même l’impôt fédéral, option réclamée à l’unanimité par les partis représentés à l’Assemblée nationale, mais exclue par le gouvernement Trudeau. Il avait aussi annoncé qu’il mettrait fin à l’entente des tiers pays sûrs, qui facilite l’entrée illégale des immigrants en provenance des États-Unis et qui dissuade plusieurs d’entre eux de passer par le processus légal pour entrer au pays. Les trois partis d’opposition, dont la CAQ, avaient souligné qu’à cause de cette entente, le Québec recevait beaucoup plus d’immigrants, mais que le gouvernement fédéral ne l’aidait pas à absorber les coûts de leur intégration. Grâce à cette prise de position, les conservateurs avaient pu recruter plusieurs anciennes personnalités souverainistes, dont Michel Gauthier, un ancien chef du Bloc Québécois.

En effet, depuis son élection comme chef, Andrew Scheer a quelquefois essayé de séduire l’électorat nationaliste québécois, orphelin après la chute du Bloc québécois,

Il n’aurait donc pas été surprenant qu’Andrew Scheer accède aux demandes de François Legault, d’autant plus que les deux hommes s’adressent au même électorat. Les

Toutefois, Ottawa garde le contrôle sur les immigrants issus de la réunification familiale et sur les réfugiés. En campagne, le chef caquiste a promis de réduire le nombre d’immigrants qui arrivent ici sans parler français. Or, s’il voulait réduire le nombre d’immigrants, ses présents pouvoirs ne lui permettraient que de réduire le nombre d’immigrants économiques : pour tenir sa promesse correctement, il a donc absolument besoin de l’appui d’un chef de parti fédéral. Pour le premier ministre, la déclaration du chef conservateur s’apparente à un désaveu, car même s’il se doutait qu’il n’obtiendrait rien du gouvernement libéral en place, il aurait pu espérer l’appui du parti conservateur, qui pourrait prendre le pouvoir aux prochaines élections fédérales.

circonscriptions du Lac-SaintJean, de Québec et de la Beauce, les régions où les conservateurs détiennent des sièges en ce moment, ont voté avec une écrasante majorité pour la CAQ. Idem pour la couronne nord de Montréal, qui contient les derniers bastions bloquistes convoités par les conservateurs. Sheer a pourtant préféré passer son tour. En fait, celui qui risque le plus de bénéficier de la prise de position de Scheer est Maxime Bernier, le chef du nouveau Parti populaire du Canada, qui a pris fermement position en faveur d’une réduction de l’immigration. Andrew Scheer a beaucoup à perdre : si le Parti populaire est « populaire » aux élections de 2019, les conservateurs vont devoir composer avec la division des votes dans leurs circonscriptions québécoises. D’ici là, François Legault n’a aucun moyen à sa disposition pour réaliser ses promesses sur l’immigration. Cela ne devrait pas trop lui poser de problèmes : il pourra toujours blâmer le gouvernement fédéral pour se justifier. x

Actualités

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Société societe@delitfrancais.com

entrevue

« Il faut accepter que les idées puissent venir du peuple »

Entretien avec Christiane Taubira, ancienne ministre de la Justice française.

A

ncienne Garde des Sceaux, à l’origine la loi de 2013 ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe en France, Christiane Taubira était invitée à Montréal pour intervenir dans le cadre d’une conférence organisée conjointement par les rédactions des journaux Le Monde et Le Devoir, le 26 octobre dernier. Celle qui, déjà, en 2001, avait fait voter une loi reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité, était amenée à se prononcer sur les réformes sociétales – dont l’approche française, jugée plus conflictuelle, interroge le Québec. Aujourd’hui, sa parole est presque davantage littéraire que médiatique : amoureuse du verbe et d’éloquence, elle publiait en juin dernier Baroque Sarabande, livre-hommage aux ouvrages et écrivains qui ont façonné sa réflexion et son engagement politique.

« Il est du devoir de l’Union européenne de construire une réponse à cette crise [migratoire]. [...] Seulement, ses dirigeants, aussi bien les technocrates raisonneurs que les gouvernants démagogues et lâches [...]sont assez peu allants pour mettre en place des dispositifs d’accueil »

Pour ne pas participer, selon ses termes « au vain bruit de fond qui accompagne l’actualité quotidienne et chasse impitoyablement la précédente », ses entretiens à la presse française sont rares. Cette économie médiatique semble cependant porter ses fruits : approchée par trois mouvements politiques français de gauche pour en prendre la tête en vue des élections Européennes de mai 2019, cette fausse retraitée de la vie politique a trouvé

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Société

une place de choix en dehors de l’exercice du pouvoir. Et, comme au cours de son engagement, ne laisse personne indifférent : en marge de la conférence, les jeunes et les moins jeunes (mais surtout les jeunes) se pressent pour admirer celle que Léa, 20 ans, décrit comme un « modèle » : « Elle a encaissé les coups pour que notre société soit plus juste ! Elle et Simone Veil sont mes deux exemples en politique. »

gabriel carrère

La vie politique, Christiane Taubira ne s’en tient donc jamais très loin. Comme pour mieux occuper un espace laissé vide, au sein d’une gauche française dont elle juge la situation « désespérante ». Entretien Le Délit (LD) : Vous participiez ce vendredi 26 octobre à une table ronde ayant pour intitulé « Réformes sociétales : consensus Québécois, dissensus Français ». Vous trouvez vous aussi que la France est difficilement réformable ? Christiane Taubira (CT) : Je ne dirais pas les choses de cette façon. La France a connu des réformes importantes. Et le peuple Français est un peuple extrêmement exigeant, car de plus en plus instruit et cultivé, notamment grâce aux progrès de l’éducation et de l’information, ainsi qu’à la démocratisation de l’accès à la culture, aux loisirs, ou aux voyages... Les citoyens ont de plus en plus d’éléments de compréhension du débat public, et sont donc plus que jamais poussés à y participer. Il faut donc que la politique s’adapte à cette évolution : plutôt que d’imposer envers et contre les individus une vision du bien dans la société, il faut accepter que les idées puissent également venir du peuple. Et lorsque je parle de « peuple », ce n’est pas par démagogie, ou pour dire que celui-ci a toujours raison. Mais je crois qu’on doit le traiter avec respect : accepter de l’entendre, de lui donner raison quand c’est le cas - et être capable de lui dire lorsqu’il a tort. Il faut également être pédagogue. Lorsque l’on explique de manière intelligible les enjeux d’une réforme, que ces enjeux sont conformes à nos valeurs, à nos principes, à nos exigences de solidarité et de

« Moi, je ne rêve pas la politique. Je la fais dans l’action » libertés fondamentales, et que l’on est certains que c’est pour le bien commun, alors on peut agir. Et réformer. Il ne s’agit donc pas de faire de la politique contre les gens, en les méprisant et en ignorant leurs revendications et exigences d’explications. Mais il s’agit, après avoir

fait preuve de pédagogie, d’avoir le courage de réformer. LD : Au Québec comme en France, dans le cadre du débat sur la prohibition du voile intégral dans la sphère publique, une ligne de fracture se dessine dans l’idéologie féministe : certains voient le voile comme un instrument d’op-

pression de la femme ; d’autres, au contraire, défendent la liberté de la femme de s’habiller comme elle le souhaite. Où vous situez-vous ? CT : Il y a deux débats de natures différentes : l’un concerne le voile, l’autre, le voile intégral. Et en France, la loi de 1905 est la matrice à partir de laquelle on conçoit les relations entre l’État et les citoyens ou les structures privées. En 2004, il y a eu un débat au sujet d’une loi

le délit · mardi 6 novembre 2018 · delitfrancais.com


ENTREVUE visant à interdire le port du voile (non-intégral) dans les établissements scolaires publics français. En tant que parlementaire, j’ai voté contre ce texte de loi, pour deux raisons : soit l’on considère que le port du voile est un danger pour la société ; auquel cas il n’y a aucune raison de se limiter à la sphère de l’école. Soit il y a des arrière-pensées derrière ce projet de loi - et je pense qu’il y en avait. Je l’ai très clairement exprimé à la tribune de l’Assemblée nationale. Je ne me suis pas abstenue : j’ai voté contre ce texte de loi, d’autant que la commission Stasi (commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité, mise en place par le président français Jacques Chirac en 2003, ndlr) avait déjà travaillé à ce sujet, et que le débat avait été posé. Plus tard, en 2010, il y a eu le débat sur la prohibition du voile intégral dans l’espace public. Pour d’autres contraintes, je n’ai pas pu prendre part à ce scrutin. Mais le voile intégral pose question dans notre société : dans l’espace public, où chacun se croise et se rencontre, je pense qu’il est nécessaire de pouvoir se voir. Ceci étant dit, il n’est pas question de laisser le dernier mot aux intolérants, aux islamophobes, ou à ceux qui, pour des raisons malsaines et inavouées, n’accepteraient pas la diversité dans la société. C’est pour cela qu’il faut s’interroger sur les intentions derrière chaque débat. LD : Depuis un an, on assiste à une libération de la parole des victimes de harcèlement sexuel, notamment à travers le hashtag #BalanceTonPorc. À cause d’un tribunal qui se joue d’abord sur la scène médiatique, n’est-on pas passé à un système où l’accusé est publiquement présumé coupable, au mépris des droits de la défense ? CT: Ce mouvement est fondé et légitime. Il est également planétaire, parce que nous vivons à une époque d’omniprésence des réseaux sociaux, du web, et donc d’une circulation et d’une amplification considérable de toute parole individuelle, qui peut rapidement devenir une parole globale. C’est un fait de l’époque. Mais le harcèlement et les agressions sexuelles sont également une réalité. Et j’ai foi en nos sociétés démocratiques, et je fais confiance aux vrais États de droit. Je souhaite par principe que toute situation soit traitée par une institution judiciaire, et que les personnes mises en cause soient en situation de se défendre ; et donc que la présomption d’innocence puisse prévaloir.

christiane taubira

Dans la réalité, il y a incontestablement des abus, de la délation, et des dérapages. Mais il y a cela dans tous les grands mouvements politiques, sociaux, et culturels ! Il faut le déplorer : ce sont des scories. Mais le déplorer ne doit pas conduire à délégitimer l’ensemble de ce mouvement. Il est temps de mettre un terme à cette oppression massive qui pèse sur les femmes qui, quelles que soient leurs qualités personnelles, compétences et qualifications, sont souvent placées en situation de vulnérabilité vis-à-vis des gens de pouvoir. Pour nous tous, il faut mettre un terme à cette société où, parce que l’on est un homme, on domine ! Et même pour les hommes, est-ce une culture vraiment saine ? Arrivons à des sociétés réellement démocratiques, où chaque personne est prise pour ce qu’elle est, et pour ce qu’elle vaut. J’entends qu’il y a de la délation, des abus… Il y en a, incontestablement ! Mais je n’entends pas – et c’est grand dommage – parler de ces femmes qui ont le courage de prendre la parole, et que l’on ne croit pas, ou à qui l’on répond que le délai de prescription est passé.

« la situation de la gauche française est franchement désespérante » LD : Pour répondre à de tels cas, le système judiciaire a-t-il besoin d’être réadapté ? CT : Ce serait au système judiciaire de s’adapter lui-même s’il s’avérait dépassé par les évènements, c’est donc à lui de répondre. Le harcèlement et les agressions sexuelles tombent sous la qualification juridique de « délit » ou de « crime », et doivent donc être punis par nos lois. Il faut que l’institution judiciaire soit en capacité d’apporter des réponses satisfaisantes à ces victimes. Et si la justice s’en montre capable, il n’y a aucune raison que des individus éprouvent le besoin d’abuser du mouvement #MeToo, de mentir, ou de diffamer… Et s’ils le font, ils pourront être poursuivis. Mais pour pouvoir les poursuivre, faisons fonctionner la justice, et exécutons le droit. LD : Vous avez publié en juin 2018 une tribune dans Le Journal du Dimanche (JDD) - votre « J’accuse » au sujet de l’Aquarius (qui a sauvé 629 migrants de la mer, et a été bloqué dans les eaux entre l’Italie et Malte, faute de vivres) - où vous déplorez l’inaction de l’Union Européenne. Avec le recul des années, jugez-vous que la politique de la France a été à la hauteur depuis le début de cette crise migratoire ?

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CT : Non, incontestablement, y compris par le gouvernement auquel j’ai participé. En tant que Garde des Sceaux, j’ai d’ailleurs fait des déclarations à ce sujet-là, qui n’étaient pas en conformité avec la ligne du premier Ministre. Et effectivement, à cette époque-là, déjà et encore, les pouvoirs politiques n’ont pas été à la hauteur. Nous montrons une incapacité à comprendre les évènements, et à les qualifier pour ce qu’ils sont : une période de circulation humaine particulièrement importante, liée à un désordre du monde auquel nous participons, ou aux changements climatiques, qui entraînent par exemple la disparition de territoires insulaires entiers. Et nous avons des responsabilités dans la guerre en Syrie, dans l’incapacité à arrêter les exactions de Bachar el-Assad et les massacres qu’il commet contre son peuple. Nous avons été incapables d’agir contre cela. Nous en avons dans le chaos libyen. Cette situation est aussi liée à l’impuissance de la communauté internationale, qui, à travers l’ONU, fait montre d’une impotence généralisée. Et, au lieu d’essayer de combattre cette impotence, nous faisons — très lâchement — le choix minable de traiter les réfugiés comme des bouc-émissaires. Individuellement, les pays ne sont pas en situation d’affronter ces défis. Mais nos responsabilités sont lourdes. Et nous ne pouvons nous en exonérer en ignorant ceux qui viennent frapper à notre porte. Je refuse de m’y résoudre. Il est du devoir de l’Union européenne de construire une réponse à cette crise. Elle en a les moyens. Seulement, ses dirigeants, aussi bien les technocrates raisonneurs que les gouvernants démagogues et lâches, tous indifférents à la situation de détresse des réfugiés, sont assez peu allants pour mettre en place des dispositifs d’accueil. LD : La gauche rançaise, qui présentera près de 7 listes aux élections européennes, est aujourd’hui plus divisée que jamais. Rêvez-vous d’une union des Gauches, ou même d’en prendre la tête ? CT : Moi, je ne rêve pas la politique. Je la fais dans l’action. Et, en effet, la situation de la gauche française est très franchement désespérante. Mais l’union est un combat : elle ne tombe pas du ciel, et je n’ai pas une vision messianique de la politique. Je crois en revanche à la responsabilité humaine, et notamment à celle des personnages politiques. Or, l’état actuel de cette famille politique démontre très clairement que les différents partis de gauche n’ont pas été en mesure de faire l’analyse de ce qu’il s’est passé sur les trente dernières années, et plus particuliè-

rement en 2017. Sa responsabilité est très lourde. D’où vient cet état de fait, celui de la gauche en état de déliquescence aujourd’hui ? LD : Du quinquennat Hollande ? CT : Pas seulement. Le gouvernement Jospin avait déjà rompu avec plusieurs principes de gauche ; la présidence Mitterrand avait aussi bifurqué sur un certain nombre de choix politiques fondamentaux. Sans pour autant les dédouaner, l’important n’est pas de pointer un individu ou un autre… Ce qui compte, c’est de savoir si nous sommes en capacité d’analyser sérieusement et honnêtement ce qu’il nous est arrivé, de jauger notre responsabilité collective dans l’état actuel de la gauche. Et de nous ressaisir. Manifestement, on n’en voit pas encore les signes. Pourtant ce monde inégalitaire et violent a plus que jamais besoin des idéaux d’égalité, de solidarité et d’émancipation.

« nous ne pouvons nous en exonérer en ignorant ceux qui viennent frapper à notre porte »

LD : Dans sa chanson Le Monde ou Rien, le groupe PNL écrit : « On est voués à l’enfer, l’ascenseur est en panne au paradis. C’est bloqué, ah bon ? Bah j’vais bicrave dans l’escalier » Le duo fait ici comprendre que la vente de drogue est, pour beaucoup de jeunes issus de quartiers défavorisés, le seul moyen d’accéder à l’ascenseur social, qui ne fonctionne plus en France. Face à cela, que peut le politique ? CT : Assurer l’État de droit partout : garantir l’égalité, l’accès à l’éducation, ainsi que le bon fonctionnement des pouvoirs publics. Quand on voit qu’il existe des quartiers où il n’y a plus de bibliothèques, plus de services sociaux, plus d’éducateurs de rue… Et qu’il y a des établissements où l’on envoie des enseignants, qui ne sont parfois même pas volontaires, ou qui sont inexpérimentés…. Et lorsqu’ils sont volontaires, expérimentés ou non, ils se retrouvent démunis et en manque de moyens. Cette question constitue une obligation pour les pouvoirs publics. Et cette obligation est contenue dans la devise républicaine.x

Parcours politique 2 février 1962 naissance à Cayenne, en Guyane. Mars 1993 Elle est élue députée (non inscrite) de Guyane à l’Assemblée nationale française. Mai 2001 La loi reconnaissant la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité, proposée par Christiane Taubira, est adoptée. Avril 2002 Candidate du Parti radical de gauche (centre-gauche) à l’élection présidentielle. Mai 2012 Elle est nommée garde des Sceaux, ministre de la Justice, après l’élection de François Hollande. Mai 2013 Au gouvernement, elle fait voter la loi ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe. Juillet 2014 Son projet de réforme pénale, visant à mettre fin au « toutcarcéral » et à adapter individuellement les peines des auteurs de délits, est voté par l’Assemblée nationale. Ce projet de loi est jugé « laxiste » par l’opposition de droite. 27 janvier 2016 la démission de Christiane Taubira est annoncée par la Présidence de la République, avec laquelle l’ex-ministre entretient un désaccord sur le sujet de la déchéance de nationalité.

Propos recueillis par gabriel carrère

Contributeur

société

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opinion

Laïcité et crucifix : un positionnement hypocrite À quand une laïcité symétrique au Québec? publique? Car lorsque les décideurs publics prennent la parole dans les tribunes pour défendre un principe qui, aux premiers abords, semble adéquat, il n’est que trop récurrent de sentir un acharnement renouvelé sur des gens déjà très systémiquement défavorisés. Bien que certains soutiennent que l’ensemble des signes religieux qui seront concernés par un éventuel projet de loi, l’imaginaire collectif nt(acteur numéro un dans ce genre de prise de décision) en attribue la nécessité à un segment spécifique de la population québécoise.

Iyad kaghad

Coordonateur réseaux

L

e 3 octobre 2018, à peine quarante-huit heures suivant l’élection du gouvernement caquiste, les enjeux entourant la laïcité de l’État refont surface. Geneviève Guilbault et Simon Jolin-Barrette, maintenant respectivement vice-première ministre et ministre de l’Immigration, offrent un premier point de presse. L’annonce ne se fait pas attendre : le nouveau gouvernement place en priorité absolue la proposition d’une nouvelle loi sur la laïcité au Québec qui aura vocation à supplanter le projet de loi 62 de l’ancien gouvernement libéral. Les deux membres de l’exécutif donnent rapidement le ton préconisé par leur formation politique. Le constat : le débat sur la

Laïcité à sens unique

«Parlons-nous réellement de laïcité et de neutralité religieuse juste pour toutes et tous, ou bien parlons-nous de l’interdiction pure et simple du hidjab dans la fonction publique? » laïcité traine depuis trop longtemps au Québec. Une législation claire doit être rapidement proposée, sans quoi la province ne pourra se doter de balises suffisantes pour circonscrire son socle identitaire. Mme Guilbault fait son premier faux pas en affirmant que certains employés de l’État pourraient perdre leur emploi si ceux-ci refusent de se conformer aux règles éventuellement établies. La CAQ a dû, par la suite, apporter quelques précisions aux propos de Mme Guilbault afin d’éviter un futur scandale. Simon JolinBarrette n’exclut pas à ce moment l’utilisation de la clause nonobstant. Ça commence bien! Bouchard-Taylor à la rescousse! La CAQ invoque les principales recommandations de la commission Bouchard-Taylor pour légitimer le projet de loi. La neutralité religieuse de l’État est sauvegardée si ses employés en position d’autorité coercitive (c’est-à-dire des individus ayant le droit de contraindre quelqu’un à respecter la loi, ndlr) n’arborent pas de signes religieux ostensibles. On pense en premier aux juges, policiers, gardiens de prison et procureurs de la couronne, par exemple.

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société

béatrice malleret

«Ce crucifix trônant au-dessus des têtes des parlementarismes séculiers québécois ne serait-il pas le premier objet à enlever si l’on se veut être cohérent avec cette laïcité tant prisée?» Le gouvernement caquiste rajoute cependant les enseignants à cette liste... Luc Papineau, enseignant de français à l’Assomption, écrivait dans le Devoir le 31 octobre dernier : « Il ne faut donc pas confondre cette notion d’autorité coercitive avec celle d’agents en position d’autorité ou d’individus représentant des modèles d’autorité. » L’enseignant fait-il alors figure d’autorité coercitive ou morale? Quoi qu’il en soit, Charles Taylor, principal concerné, s’est luimême dissocié de la ligne tenue par le gouvernement.

Bien que l’on puisse se questionner sur la validité d’inclure ou non les enseignants dans la liste des agents de l’État au pouvoir coercitif, l’enjeu principal entourant ces questions concerne avant tout la cohérence du propos tenu. Externalités négatives À mon sens, il est tout à fait acceptable de vouloir un débat de société sur les modalités structurant la séparation de l’État de la sphère religieuse. En date

d’aujourd’hui, il peut être effectivement soutenu que la question reste entière. La « Loi 62 », entrée en vigueur en octobre 2017, ne saurait donner une vision claire et limpide de la position québécoise sur le principe de laïcité, hormis peut-être l’affirmation que la vie publique doit être, en somme, un espace où le citoyen évolue à visage découvert. En revanche, la façon dont sont présentés les enjeux entourant la laïcité par le gouvernement et les nombreux acteurs sociétaux fait en sorte que des communautés bien précises de la population québécoise sont prises pour cibles, et faites victimes de leurs conditions. Parlons-nous réellement de laïcité et de neutralité religieuse juste pour toutes et tous, ou bien parlons-nous de l’interdiction pure et simple du hidjab dans la fonction

Je ne doute pas de la sincérité du législateur. Je ne pense pas que le nouveau gouvernement désire braquer les projecteurs sur telle ou telle communauté. Or, c’est ce qui se produit quand même. De surcroît, ce sentiment est exacerbé par le refus d’enlever le crucifix du Salon bleu. Comment peut-on, sincèrement, aspirer et adhérer aux idéaux tant valorisés par le gouvernement caquiste s’il refuse de déplacer le symbole le plus significatif de la proximité de l’État et de la religion? Ce crucifix trônant au-dessus des acteurs du parlementarisme séculier québécois ne serait-il pas le premier objet à enlever si l’on se veut être cohérent avec cette laïcité tant prisée? Établis par Maurice Duplessis en 1936 pour affirmer les liens étroits entre l’État et l’Église, ce crucifix incarne à lui seul ce que la CAQ veut démanteler. Si M. Legault souhaite faire preuve de cohérence envers son propre discours sur la laïcité, aucun argument ne peut justifier le maintien du crucifix là où il est. Aucun. La laïcité au Québec serait-elle à géométrie variable? t m. La justification patrimoniale ne tient aucunement la route. Auquel cas il faudrait simplement déplacer le crucifix au musée. Le Salon bleu et un lieu de pouvoir. Si ce signe religieux perdure en cet endroit, c’est que nos décideurs publics font preuve d’une hypocrisie légendaire et de malhonnêteté intellectuelle (pour reprendre Charles Taylor dans son entrevue donnée à CBC le 18 octobre dernier). Comment se dire cohérent envers une laïcité affirmée de l’État si l’on conserve en son lieu de décision un objet incarnant le dogme religieux de l’époque duplessiste? Comment exiger des employés de l’État de passer outre leurs convictions personnelles pour le bien commun tout en refusant soi-même de prendre acte des impératifs exigés par une laïcité exemplaire? Peut-on vraiment prendre tout cela au sérieux? M. Legault, soyez à la hauteur des principes que vous prétendez défendre et enlevez le crucifix. x

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Philosophie

« Dans la page qu’elle a choisie du grand livre du monde, l’intuition voudrait retrouver le mouvement et le rythme de la composition, revivre l’évolution créatrice en s’y insérant sympathiquement »

philosophie@delitfrancais.com

Henri Bergson

Portraits de philosophe

Varela ou lorsqu’on est proprement vivant La pensée du neurophilosophe nous permet de revoir la vie pleine de sens. Antoine Milette-Gagnon

Éditeur Actualités

«F

rancisco Varela a vécu sa pensée, et pensé sa vie. » Varela (1946-2001), neurobiologiste et philosophe chilien, est l’un des merveilleux exemples de la riche pensée pouvant découler de l’abolition de ce qu’on pourrait nommer la pseudo dichotomie science-philosophie. En effet, pour Varela, les deux modes de pensée s’influencent dans le but de comprendre ce qui caractérise le proprement vivant (lui-même se décrivant comme un « biologiste de l’esprit »). Cette caractérisation, mise en relation avec la phénoménologie et le bouddhisme, s’articule en ce sens comme la peinture d’un portrait magnifique du sens intrinsèque de la vie et se présente, à mon sens, comme un puissant anti-nihilisme. L’autopoïèse L’un des concepts clefs de la pensée de Varela est l’autopoïèse,

qui pourrait grossièrement se décrire comme étant le principe auto-organisationnel régissant une unité autonome et proprement distincte de son environnement. Le meilleur exemple étant une cellule (au sens biologique du terme) se distinguant de son milieu. Malgré sa formation en neurobiologie, Varela tente ici de s’éloigner du réductionnisme physico-chimique que critiquait Henri Bergson dans La pensée et le mouvant, ce réductionnisme qui échoue à comprendre « ce qui est proprement vital dans le vivant ». L’autopoïèse permet ainsi de désenclaver la notion de « sens » pour en faire le principe fondateur du vivant et même les formes de vie plus primitive comme les bactéries peuvent alors « accorder un sens à la vie » dans la mesure où elles seraient capables de s’organiser en interaction avec leur environnement dans une manière non aléatoire. Fortement influencé par la phénoménologie d’Edmund Husserl et par le bouddhisme, Varela tente

ainsi de réformer les neurosciences et les sciences cognitives dans le but de les réaxer sur l’expérience vitale et offrir une approche foncièrement différente dans la compréhension de la nature de

l’expérience », ce qui revient un peu à dire que les grands discours et constructions langagières alambiquées sur l’expérience n’équivaudront jamais une méditation sincère sur celle-ci. Varela rejoint alors le concept bouddhiste du Śūnyatā, terme difficilement traduisible désignant à la fois la vacuité et la plénitude de l’être.

« Accorder un sens à la vie » L’éthique du vivant L’intérêt de la pensée éclectique de Francisco Varela réside dans son approche de la question du sens de la vie — nonobstant le vernis de cliché entourant la version contemporaine de cette problématique. En effet, la Hugo gentil méthode présentée par Varela relève d’une motivation salula conscience. Pour le Chilien, taire (comme celle du Bouddha) « l’analyse du fond de l’expévisant à répondre à « l’instabilité rience n’est pas, en soi, située de la condition humaine, de son en dehors du fait d’en faire

caractère insatisfaisant, que ce soit à un niveau matériel grossier (la pauvreté, la maladie, la guerre) ou encore à un niveau existentiel (Unheimlichkeit [ou l’inquiétante étrangeté], angoisse, désorientation). Varela a lui-même connu sa dose de grossière insatisfaction matérielle, ayant été aspiré malgré lui dans la guerre civile chilienne suivant le coût d’État d’Augusto Pinochet de 1973. Cet épisode dramatique de sa vie lui a apporté la ferme conviction que « l’épistémologie façonne le monde dans lequel nous vivons et les valeurs humaines qui sont les nôtres ». Les concepts d’autopoïèse et de Śūnyatā prennent ici leur pertinence, visant tous les deux à circonscrire de manière plus fine et adéquate le vivant et, de ce fait, l’expérience humaine. Ainsi, peut-être arriverons-nous à revoir véritablement la vie pleine de sens. x Suggestions de lecture : Le cercle créateur (F. Varela) La pensée et le mouvant (H. Bergson)

Ici et maintenant avec Bachelard Préfèrons voir notre existence dans l’instant plutôt que dans la durée. Margot Hutton

Contributrice

L

e monde tel que conçu par l’Homme est régi par deux instances inébranlables : l’espace et le temps. Alors que la première va de soi dans la compréhension que nous en avons, la seconde est plus volatile. Par exemple, il y a des conceptions du temps assez conventionnelles, ayant recours à des unités. Ces dernières se basent toutes sur un temps linéaire et spatialisé. Bachelard suggère autre chose, une conception découlant du moment présent. Il est donc ici question de comprendre en quoi l’instant rend le temps intéressant selon ce philosophe. Poser les bases Dès les premières lignes de son essai intitulé L’Intuition de l’instant, Bachelard livre la thèse selon laquelle « le temps est une réalité resserrée sur l’instant suspendue entre deux néants ». Autrement dit, tout ce qui est réel existe dans l’instant présent.

Autour, il n’y a rien de concret. Le passé n’est plus, et le futur n’est pas encore. Bachelard démontre cette idée en opposant deux thèses. D’abord celle de Bergson, qui, lui, prône la continuité : « entre le passé et l’avenir on suit une évolution qui dans son succès général paraît continue ». Il s’agit du concept bergsonien de la « durée ». Ensuite, celle de son ami Roupnel, pour qui « c’est l’instant qui en se renouvelant reporte l’être à la liberté ou à la chance initiale du devenir ». C’est dans l’instant que l’on fait les choix qui nous définissent. Où est-ce que l’instant nous mènera ? On n’en sait rien. L’idée est ici de montrer qu’il n’y a que de l’instant présent dont on peut être certains. Le temps ne dure qu’en inventant C’est ainsi que le temps peut devenir intéressant. On n’est certain que de ce que l’on vit

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présentement. Actuellement, je suis en train d’écrire un article, c’est certain. Mais qu’est-ce qui me dit que ça sera toujours le cas dans

Hugo Gentil dix minutes, une heure, ou demain? « Le temps réel n’existe que dans l’instant isolé », le reste demeure incertain et complètement

ouvert. Il est même impossible de prévoir ce qui arrivera ensuite, alors que ce qui vient de se passer n’existe déjà plus. Ce n’est pas pour autant qu’il n’y a pas de fil conducteur. « Le passé laisse une trace dans la matière, il met donc un reflet dans le présent, il est donc toujours matériellement vivant ». En d’autres termes, l’instant ne pourrait exister sans ce qui est arrivé juste avant. Le présent dépend des actions d’avant. Si je n’avais pas écrit le paragraphe précédent avant de rédiger celui-ci, qui me dit que le propos tenu sera identique? Cela revient à nous rappeler que bien que constitués d’un passé, tout ce qui existe pour nous est « présent ». Qu’est-ce à dire de notre rapport au monde? Probablement qu’il est possible de l’envisager plus sereinement, de voir dans chacun de nos « instants » le signe d’une nouveauté sans cesse renouvelée. Peut-être est-ce par-là que

passe notre capacité à sans cesse nous étonner, et de là la fontaine du bonheur face au quotidien. Par ailleurs, cette interdépendance entre l’instant et ce qui le précède est aussi liée au progrès. L’amélioration va de pair avec l’avancement dans le temps, ou selon les propos tenus par Bachelard, « ne disons pas que l’acte est permanent : il est sans cesse accru de la précision de ses origines et de ses effets ». Chaque instant qui passe constitue un enrichissement pour celui qui le précède et ce procédé se retrouve dans les simples habitudes. À travers le progrès, nous nous rendons compte qu’il y a un avancement, car les instants ne sont pas identiques. C’est ainsi que le temps s’écoule. Chaque instant est unique, et c’est également en cela que le temps est intéressant. L’« instant » de Bachelard est un outil pour mieux habiter le temps. x Suggestions de Bachelard : Le Nouvel Esprit scientifique (1934) La Psychanalyse du feu (1938) La Flamme d'une chandelle (1961)

Philosophie

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LA PLAYLIST DE LA SEMAINE

Culture

abili rme e p Im - Gli nte e Code o C L o Paol Syzer h de t y M lon B t Ca umb ol Co n - D een arto Qu lly P Do

artsculture@delitfrancais.com

Théâtre

Peut-on tuer par

Critique croisée de l’adaptation théâtrale du texte Des souris et des hommes. ANTOINE MILETTE-GAGNON

Théâtre Jean duceppe

procède d’une conjointe phalange qui sait admirablement donner vie à un personnage qui avait été pourtant efficacement posé sous la plume de Steinbeck. Ma grand-mère — avec qui j’ai assisté à la pièce — avait été dument marquée par l’interprétation de Pierre Lebeau en 1999 où il y incarnait Lennie. Celle de Guillaume Cyr l’a encore davantage conquise.

Éditeur Actualités

D

es souris et des hommes, adaptée du classique roman éponyme de Steinbeck, raconte avec force la difficulté de l’amitié véritable et la tragédie de l’existence. Narrant le récit de Lennie, géant simple d’esprit (interprété par Guillaume Cyr), et de Georges (interprété par Benoît McGinnis), compagnon de route et protecteur. Guillaume Cyr renversant La pièce est portée en grande partie par la performance de Guillaume Cyr, renversant dans son rôle. Cyr réussit en effet à rendre crédible un personnage atteint d’une déficience intellectuelle sans pour autant le rendre caricatural. On s’attache réellement au gentil géant qu’est Lennie, lui qui n’a rien demandé à personne, encore moins sa force extraordinaire. Le duo McGinnis-Cyr s’échange la réplique de manière assurée. On sent l’affection que Georges porte pour Lennie sans que le premier ait besoin de l’expliciter à outrance. La scène finale a véritablement coupé le souffle de l’assistance, restant muette quelques secondes afin de saisir l’ampleur tragique du dénouement du classique de Steinbeck. Sans être exceptionnelle, la performance des acteurs secondaires est juste et ne jette pas d’ombre sur le jeu des acteurs principaux.

Adaptation efficace

SIMON TARDIF

Classique de la littérature américaine, le texte de Steinbeck a été traduit par JeanPhilippe Lehoux. La traduction se veut contemporaine et rend efficacement un parler naturel qui aurait pu être alourdi par un français trop rigoureux. Le décor (Romain Fabre), constitué de multiples pièces de bois mobiles, représente adéquatement la ferme où se déroulent les événements dans le roman. Le mobilier, sobre, rappelle la pauvreté de la Californie des années 1920. Globalement, l’adaptation du théâtre Jean Duceppe de Des souris et des hommes dresse un portrait poignant de la force des relations humaines. x

L

Éditeur Philosophie a pièce Des souris et des hommes présentée au théâtre Jean-Duceppe procède d’un mythe dont notre modernité ne saurait faire l’économie. Le rêve, la compassion et la misère s’y succèdent dans un rythme trop familier. Alors que le roman de John Steinbeck nous rappelle toujours que nous n’avons pas échappé à certaines choses, que penser de la toute dernière adaptation théâtrale québécoise?

La prestation de Lennie (Guillaume Cyr) est un tour de force du point de vue du jeu. Toute l’intelligence théâtrale de l’acteur

Hésitations dangereuses

S’il peut être plus ou moins rare d’adapter avec succès un roman au théâtre, la mise en scène de Vincent-Guillaume Otis rappelle excellemment l’oppressante atmosphère du roman de Steinbeck. Nous y sentons la misère, l’horizon éteint, l’insatiable rêverie à laquelle on ne peut se refuser faute d’un monde où l’on veuille vivre. Si le souvenir de la précédente mouture québécoise de l’œuvre s’entendait aux murmures des spectateurs, la présente nourrira des mêmes mots les prochaines, voire frappera encore davantage les consciences. La pièce prend toute sa mesure dans sa chute. Grandiose coup de tonnerre dans le cœur des membres du public, George achève le drame par un meurtre qui laisse mythiquement transparaître la compassion ; George abat Lennie et les ombres gagnent la scène. Impitoyable. C’était d’ailleurs là le génie de Steinbeck : ériger une représentation mythique toute singulière. Les spectateurs resteront marqués par cette troublante question : « Peut-on tuer par compassion? » x

Cinéma

Retour sur Mademoiselle de Joncquières, le dernier film d’Emmanuel Mouret. EVANGÉLINE DURAND-ALLIZÉ

Éditrice Culture

A

daptation de Jacques le fataliste et son maître, un roman de Denis Diderot, le dernier film d’Emanuel Mouret nous introduit parmi l’aristocratie libertine parisienne de l’époque victorienne. L’intrigue n’est pas sans rappeler les Liaisons Dangereuses de Choderlos de Laclos : Madame de la Pommeraye, jeune et orgueilleuse veuve, cède au jeu de séduction du duc des Arcis, réputé libertin. Mais les années ont raison des honnêtes sentiments que celui-ci prétend avoir, et il finit par se lasser d’elle comme des précédentes. Blessée, elle entreprend de l’humilier afin de se venger et parvient ainsi à lui faire épouser la jeune Mlle de Joncquières, qu’un revers de fortune a plongé dans la honte de la prostitution. Un pari ambitieux

capture du film

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Culture

Un film d’époque, comme nous le rappelle Emmanuel Mouret dans l’entretien après le visionnage, est un pari ambitieux. Le décor, le langage, la structure sociale de l’époque : pour être crédible, c’est tout l’univers qui demande à être reconstitué. Le pari est ici

réussi. Robes baleinées, rubans, catogans et autres coquetteries : la scénographie est précise, se rapprochant d’une version française de Barry Lyndon de Stanley Kubrick. Les acteurs et actrices évoluent dedans avec un naturel déconcertant, se pliant admirablement aux règles de la grammaire raffinée comme à l’étau des corsets. La déclamation des textes par Cécile de France (Madame de la Pommeraye) et Édouard Baer (le duc des Arcis) est bluffante, sublimant un texte déjà riche en subtilités. Se revendiquant « film de conversation », Mademoiselle de Joncquières est assurément un bel hommage à la langue française. Toutefois, les personnages ne parviennent pas toujours à nous faire voyager dans le temps. Édouard Baer, aussi iconique et charismatique soit-il, nous offre une légèreté à double tranchant : ses traits d’humour et ses airs faussement contrits amusent mais nous extraient parfois de l’univers victorien, car il est difficile de le prendre au sérieux. Quant à l’intrigue, elle se conforme à la réalité de l’époque et celle de Diderot, mais ne saurait pas toujours retenir l’attention d’un·e spectateur·rice contemporain·e. L’agréable contemplation des tirades et des plans ne

compense pas toujours la prévisibilité de l’intrigue, la lenteur de l’action, ou encore le manque de dynamisme général. Une symbolique incertaine Le film soulève de nombreuses interrogations, mais sans véritablement y répondre. Prenons l’exemple du féminisme : Emmanuel Mouret brosse le portrait de quatre femmes d’un fort caractère, qui cherchent à se faire une place dans le monde sexiste soumis à l’oppression patriarcale de l’époque. Mais celui qui ultimement porte la couronne, c’est bien le duc des Arcis, qui accepte de garder pour femme la jeune prostituée malgré les moqueries de l’aristocratie parisienne. Cette ambiguïté est toutefois excusée. Dans l’épisode de questions qui suivit le visionnage, le réalisateur déclare se plier à la célèbre formule d’Hitchcock : « si vous voulez vous exprimer, prenez un haut-parleur ». Pour lui, le film n’est pas le moyen de véhiculer des messages clairs et sans équivoque. C’est au contraire le lieu où l’on peut douter, soulever des questions sans en fournir les réponses. C’est une catharsis inaccomplie, qui se prête à de multiples interprétations. Et ce film est encore ouvert à la vôtre. x

le délit · mardi 6 novembre 2018 · delitfrancais.com


entrevue

Richard Wagner de retour à Montréal L’Opéra de Montréal présentera en novembre Das Rheingold.

A

u sous-sol de la Place des Arts se déroulait, le 1er novembre dernier, la répétition devant médias de l’opéra de Wagner, Das Rheingold. En présence des artistes lyriques, du directeur artistique, du metteur en scène et du chef d’orchestre, Le Délit a eu un avant-goût de la merveilleuse et sublime œuvre qui s’apprête à conquérir Montréal. Le journal s’est entretenu avec Caroline Bleau (Freia), chanteuse soprano, et le metteur en scène Brian Staufenbiel. Le Délit (LD) : Mme Bleau, en tant que soprano, quelle est la difficulté quant à l’interprétation de cette pièce de Wagner? Caroline Bleau (CB) : C’est mon premier opéra de Wagner à vie, donc j’ai un rôle qui n’est pas vocalement très exposé — je n’ai pas beaucoup à chanter — ce qui me permet d’entrer dans l’univers de Wagner d’une manière « sécuritaire », si je puis dire. C’est certain que je vais être appelée à chanter d’autres rôles de Wagner dans le futur […]. Il va donc me falloir développer de l’endurance, je dirais, pour résumer Wagner. Le chanter

courtoisie de minnesota opera

demande une endurance vocale et une intelligence du texte. Ce ne sont pas seulement des personnes qui « chantent fort », il y a beaucoup de subtilités chez Wagner que l’on ne va pas souvent chercher. Cela sera mon but : aller exploiter ces particularités dans le futur. Toutes les couleurs que l’on peut chercher dans Wagner. LD : Quel sentiment allez-vous tenter de susciter chez le spectateur? CB : Mon rôle n’est pas très important vocalement, mais il l’est pour

le déroulement de l’histoire. Elle [Freia] est souvent perçue comme une enfant gâtée qui n’arrête pas de se plaindre, mais je ne veux pas donner cette image. Je veux donner l’image d’une femme-enfant, en quelque sorte. Une femme qui ne sait pas encore contrôler ses sentiments. Alors, elle a vraiment des moments d’exaltation où est-ce qu’elle veut prendre les choses en main, mais en même temps elle ne peut pas confronter le personnage principal, qui est le dieu suprême. Elle doit donc reprendre sa place

et ne trouve pas encore la balance entre ce qu’elle peut se permettre de faire ou non. C’est ce côté que j’essaye d’exploiter. LD : Croyez-vous que cet opéra de Wagner puisse être une « consolation » pour notre époque? CB : C’est très d’actualité. Il est question de la recherche du pouvoir, du fait que lorsque l’on en a, nous en voulons toujours plus. Aussi, de notre équilibre avec la nature. Les conséquences de nos actes sur tout le monde ; puis la valeur d’une vie humaine. Qu’estce qu’une vie humaine vaut? Quel en est le prix à payer? LD : Deux courtes questions. Quel est votre sentiment par rapport à cet opéra et par rapport à Wagner plus généralement? Brian Staufenbiel (BS) : En général… ce n’est pas une courte question! Wagner est l’un des grands compositeurs opératiques. L’un des éléments particuliers qu’il propose fut l’intégration du « drame » à un nouveau niveau. Il pensait l’œuvre d’art « as a whole »(« comme un tout », ndlr). Quel est mon sentiment à ce sujet?

C’est un génie. C’est le précurseur du film et de la manière que nous avons d’utiliser la musique psychologiquement afin d’affecter les émotions. Une personne importante, un compositeur brillant et un grand raconteur d’histoires. LD : L’Histoire se souvient du Festival de Bayreuth où Wagner fit exécuter en grande pompe Das Rheingold. Un chef-d’œuvre. De votre côté, quelle expérience avezvous tenté de constituer? BS : En ce qui me concerne visà-vis des spectateurs, il s’agit de raconter une histoire. C’est une question d’intimité. Lorsque l’on réussit à créer une intimité lors d’un opéra, cela permet de rendre tout plus vivant. Cette mise en scène ne vous fera pas sentir si éloignée. Elle fait sentir au spectateur qu’il est dans la même pièce où l’histoire se déroule. L’histoire réussit donc à captiver l’imaginaire et à attirer le spectateur vers la scène. x

Propos recueillis par

Simon Tardif-loiselle

Éditeur Philosophie

cinéma

Mid90s : parcours initiatique Retour sur l’attendu premier film de Jonah Hill. Paul Llorca

Contributeur

O

n connaît plus Jonah Hill comme acteur. Un acteur comique, en surpoids, rarement pris au sérieux. On l’a catalogué comme tel. Il a même été nominé aux Oscars pour ça, dans Le Loup de Wall Street. Mais il a décidé de sortir de ce personnage, dont il a parlé des effets néfastes sur sa personne au cours d’une entrevue. Il a commencé à s’habiller comme il le voulait, à devenir « cool ». Son amour pour les marques Palace, Dime, les t-shirt tie-dye et ses boucles d’oreille en diamant ont contribué à faire de lui une icône du style sur internet. Le podcast Failing Upwards de Lawrence Schlossman et James Harris organise même depuis deux ans le « Jonah Hill Day » en son honneur. Et c’est dans ce contexte qu’est sorti le film Mid90s, sur sa passion pour le skate et les années 1990. Produit par A24 Films, comme l’oscarisé Moonlight de Barry Jenkins, le film raconte l’histoire de Stevie, douze ans, habitant à Los Angeles, qui intègre une bande de skateurs. Ray, Ruben, Fuckshit et Fourth

Grade deviennent ses nouveaux amis, et Sunburn son nouveau surnom. Il vit avec son frère Ian, fan de rap et qui le bat, et sa mère Dabney, célibataire. Avec sa bande, il découvre le skate, les cigarettes, les filles, l’alcool, l’amitié, la persévérance. C’est une construction narrative classique du roman d’apprentissage: on suit l’évolution d’un personnage, pris sous l’aile d’une figure plus âgée, qui essaie de devenir la version idéale de lui-même. À part Lucas Hedges (Ian) et Katherine Waterston (Dabney), le casting est composé de skateurs, et non d’acteurs. Na-kel Smith (Ray) est skateur pour Adidas et Fucking Awesome, Sunny Suljic (Stevie) pour Adidas. Le film est tourné en format 4/3, et en pellicule. Le choix de la pellicule est esthétique —de nombreuses imperfections ont été gardées—, ajoutant à l’aspect « 90s » du film, rappelant Kids de Larry Clark. Jonah Hill a beaucoup insisté pour créer un univers très cohérent : on y retrouve le magazine Big Brother, les marques Chocolate, Alien Workshop, Girl. Loin d’être de la pure nostalgie, ce film veut faire découvrir la vie et la culture de cette période, sur la côte ouest des États-Unis. La scène d’introduction

le délit · mardi 6 november 2018· delitfrancais.com

montre la fascination de Jonah Hill pour cette période, avec les CDs des Geto Boys, les Jordan 5, et les jerseys des Blackhawks. Rétrospective de l’enfance Mais ce n’est pas pour autant un film de skate. S’il est central dans l’esthétique et les thèmes, il s’agit surtout un film sur l’adolescence, la famille et la peur de grandir. En effet, les discussions sont parfois dures, émouvantes. La mise en scène assez simple permet de capter des

émotions pures, de façon naturelle. Le dialogue entre Ray et Stevie est marquant, les acteurs livrant leurs angoisses aux spectateurs. C’est toutefois un film très amusant. Leurs discussions, grâce à Fuckshit et Fourth Grade, sont particulièrement drôles. J’ai beaucoup aimé ce film. Il ne tombe pas dans l’écueil de la nostalgie ou de l’érudition. Les références au monde du skate et du rap font partie du « hors-champ » du film. On peut apprécier et comprendre le

film sans connaître le Wu Tang Clan. Elles sont plutôt une valeur ajoutée. La réalisation simple, avec une photographie naturaliste, permet de faire ressortir la beauté de Los Angeles et des acteurs. Étant un premier film, le style n’est pas particulièrement défini, et peut faire écho à d’autres réalisations indépendantes américaines, comme les autres productions A24. Mais ceci n’empêche pas au film d’être beau, cohérent, amusant et touchant. Pas besoin, en somme, d’être un « 90s kids » pour apprécier ce film. x capture du film

culture

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EXPOSITION

Expo au Dojo : initiative artistique Grégoire Collet

Éditeur Culture

D LORÈNE DE GOUVION

ans la soirée du vendredi 2 novembre, l’étudiant mcgillois Joachim Dos Santos a organisé une exposition dans son appartement situé dans le Plateau, surnommé le Dojo. Dans une ambiance musicale portée par Conor Nickerson et Romain Peynichou (membre du duo Is It People), l’appartement était habillé d’oeuvres d’étudiant·e·s dessinateur·rice·s, peintres et photographes. Parmi eux·elles, les oeuvres de Joachim Dos Santos. Tout en s’expérimentant continuellement dans ses oeuvres, son style se précise au fur et à mesure de son apprentissage, et donne notamment des toiles magnifiques de formes et de couleurs. L’ambiance était à la fête et à la célébration des artistes ayant accepté de prendre part à l’initiative, comme Alexis Fiocco, Claudia Faria-Ritelli et Théo Scherer. On attend et espère maintenant d’autres transformations d’appartements en galeries d’art étudiant.x

Calendrier Quels objets culturels rencontrer ces prochains jours?

RIDM

culture

du 10 au 17 novembre

Après son album Malibu ayant rencontré succès auprès de la critique et du public, le rappeur Anderson Paak revient avec Oxnard. L’album sera le dernier de sa « série plage ». À cette occasion Paak s’est entouré des plus grands de l’industrie du rap, Snoop Dogg, Lamar et Dr. Dre. x

(Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal de 2018) Pendant dix jours, Montréal accueille son festival annuel du film documentaire. Avec ses 175 films sélectionnés, provenant de 47 pays, le festival est connu pour la diversité et la qualité des œuvres qui y sont présentées. x

cinéma

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le 16 novembre

Dans cette pièce portée par six femmes, l’objet sera la polarisation politique. À travers des échanges et débats sur scène, Abraham a souhaité explorer les thèmes de la politique et du féminisme. x

opéra

OXNARD d’Anderson Paak

mise en scène par Chris Abraham.

du 8 au 18 novembre

dès le 13 novembre

L’ASSEMBLÉE à l’ESPACE GO

musique

depuis le 20 octobre

théâtre

DAS RHEINGOLD à l’Opéra de Montréal

Brian Staufenbiel met en scène le très connu opéra de Wagner, compositeur n’ayant pas fait entendre ses voix dans cette salle depuis vingt ans. . Entre fantaisie et tragédie, l’histoire derrière cet opéra est des plus passionantes et a d’ailleurs inspiré Tolkien pour l’écriture du Seigneur des Anneaux. x

MANIFESTO au Musée d’Art Contemporain de Montréal

Le MAC met à l’honneur le film de Julian Rosefeldt qui reprend treize manifestes artistiques. Avec un panel de personnages divers, Cate Blanchett se met dans la peau des artistes à l’origine des mouvements artistiques. x

exposition

le délit · mardi 6 novembre 2018 · delitfrancais.com


ENTREVUE

crie chante au loup

Le Délit est allé à la rencontre de Dolly Blonde, musicien et étudiant mcgillois.

D

DB : C’est vraiment plus le côté musical. Leur composition, leurs chansons, mais aussi leurs personnalités, pas tant dans leurs vies personnelles mais sur la scène. La personne qu’est Dolly Blonde sur scène n’est pas la même que celle ici (dans le cadre de l’entrevue, ndlr). Pendant un spectacle, je serais un peu fou. Pour le show du 25 novembre, j’ai demandé à ma coloc, qui est une tatoueuse, et je vais me faire tatouer sur scène. C’est vraiment pas la même personne. Donc je m’inspire vraiment de Lady Gaga et Elton John qui sont ces personnages plus grands que nature sur scène. Mais c’est la même chose dans le jazz. Des artistes comme Ella Fitzgerald, Frank Sinatra, Mel Tormé, sont des grands personnages sur la scène. Mais hors de la scène, ils savent ce qu’ils font, ils font tout eux-mêmes et aucune action musicale n’est pas pensée. Donc oui, pour ces artistes là, il·elle·s m’intéressent musicalement, mais aussi sur scène.

olly Blonde présentera son EP A Boy Called Wolf le 25 novembre à une soirée de lancement à la Vitrola. Je l’ai rencontré dans un café du Plateau, où il m’a parlé de ses projets et de sa vision. Rayonnant de positivité et de clairvoyance, Dolly Blonde se raconte dans cet échange. Le Délit (LD) : Présente-toi, parlenous un peu de ta musique ! Dolly Blonde (DB) : Bien sûr, mon nom est Charles mais mon nom musical c’est Dolly Blonde. Je suis étudiant en musique jazz à McGill et j’ai ce projet là à côté. Ma musique, c’est un mélange de pop, de 70s, 80s, de synth. Je m’inspire d’artistes comme Elton John ou Gaga, des groupes comme The Waterboys, The Smiths, c’est un mélange d’influences plus pop que jazz. C’est assez intéressant d’avoir commencé en jazz, et maintenant je m’oriente plus vers la pop. LD : Quand as-tu commencé Dolly Blonde ? DB : J’ai commencé Dolly Blonde l’année passée, en juillet. J’avais démarré avec une reprise d’une chanson de Dolly Parton, puis je me suis dit que je voulais la sortir, et j’avais besoin d’un nom d’artiste. Et la chanson que j’ai reprise c’était Dumb Blonde, donc je me suis dit : « OK, ce sera Dolly Blonde. » Ça fait donc un an. LD : Parlons un peu de ton EP A Boy Called Wolf, qui va sortir en novembre. DB : En fait c’est une continuation de mon EP Boudoir. Boudoir, c’était une collaboration avec le producteur Yan Etchevary. Il m’a dit « j’aime ta musique, on pourrait faire quelque chose avec », et c’est comme ça que ça a commencé. On a travaillé sur Boudoir pendant un an, on and off, en le faisant quand on en avait le temps. C’était une expérience dans un monde plus professionnel que ce à quoi je suis habitué. Avec cet EP là, j’étais très heureux du rendu très pop et bien rodé. Avec A Boy Called Wolf, j’ai composé pour tous les instruments moi-même, tous les arrangements, tout le mixage. Le thème de Boudoir c’était une réalisation de l’ordre de « t’es plus au Cegep, t’as déménagé, qui es-tu, qui est Dolly Blonde dans son identité musicale? » A Boy Called Wolf, c’est comme l’histoire du garçon qui a crié au loup, c’est plus : « je suis la mauvaise personne et je viens de le réaliser » (rires, ndlr). C’est un peu bizarre, mais en écoutant l’EP dans son ensemble, ça fait du sens. LD : Dans ta musique, tu mets une emphase sur le fait d’être un artiste queer. Que veux-tu repré-

« Mon but avec Dolly Blonde était de faire le plus de musique possible »

DOLLY BLONDE senter avec Dolly Blonde ? DB : Je veux représenter un genre de musique qui ne soit pas facile à catégoriser. Je veux un son identifiable, mais je ne veux pas qu’il soit pop, qu’il soit jazz, acoustique ou ballade. Je veux créer un autre genre de musique qui soit queer dans les histoires qu’il

de faire semblant d’être quelque chose qu’on n’est pas. À partir de ça, j’ai exploré différents genres musicaux. J’ai commencé avec de la pop, j’ai fait une chanson de jazz, une chanson plus dance. Le son de Dolly Blonde bouge tout le temps, ça n’est jamais stable comme projet.

C’était plus une nécessité, j’avais besoin d’écrire cette chanson pour pouvoir passer à autre chose. Ça a commencé par une ballade, puis je me suis dit que j’allais accélérer la chose, et ça a donné ça. Fem 4 Fem c’est une chanson très spéciale, car elle n’a pas été commencée comme une chanson mais plus

« Je veux représenter un genre de musique qui ne soit pas facile à catégoriser » raconte, qui soit influencé par un maximum de choses, tout en étant un exutoire pour les thèmes que je traite. Ma musique est en quelque sorte conceptuelle. Pour cet EP, j’avais fait vingt chansons, mais à la fin il n’en reste que six. Mon processus c’est : écriture, écriture, écriture. Faire sortir les idées, trouver le thème. Pour A Boy Called Wolf, j’explorais le fait

le délit · mardi 6 november 2018 · delitfrancais.com

LD : Avec des chansons comme Fem 4 Fem ou d’autres, il y a-t-il un message que tu souhaites faire passer ? DB : Pour Fem 4 Fem, c’était plus une réponse à une situation qui m’est arrivée. C’était une situation de violence sexuelle. J’étais dans mon lit pendant une semaine, sans pouvoir en sortir, en train de m’en vouloir pour ce qu’il s’était passé.

comme une lettre d’amour pour moi disant : « hey, ça va aller, tu vas vivre, tout va bien ». Si les gens veulent l’interpréter comme ça, libre à eux ! LD : Revenons sur tes sources d’inspiration, Elton John, Lady Gaga. Est-ce que c’est important pour toi d’avoir des icônes ou c’est le côté musical qui t’inspire ?

LD : Quelles sont tes ambitions ? Tes projets ? Où veux-tu emmener Dolly Blonde ? DB : Le projet maintenant, c’est le show. C’est la première fois que je joue avec un groupe pour Dolly Blonde. Autrefois c’était juste moi et mon ordinateur, un microphone et un clavier. Le projet c’est de faire plus de spectacles, de jouer avec des instruments en live. Mon but avec Dolly Blonde était de faire le plus de musique possible. J’ai fait cinq EPs en un an. Après ce spectacle-là et cet EP, je veux faire un album au complet. C’est difficile d’être musicien et étudiant en musique en même temps. C’est vraiment dur de se séparer pour gérer les deux. Je veux aussi faire cet album avec des musiciens et musiciennes montréalais·es, québécois·es, des musicien·ne·s queers. Je veux utiliser tout ce que j’ai de disponible autour de moi. Parce que pour un musicien qui n’est pas dans ce programme (à McGill, ndlr) c’est difficile d’avoir ces opportunités-là. Je pense à faire des vidéos, peut-être une tournée cet été. C’est plus difficile de le faire tout seul, sans avoir de maison de disque. D’ailleurs, si certaines sont intéressées, manifestez-vous! (rires, ndlr) x

Propos recueillis par Grégoire Collet

Éditeur Culture

culture

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Entrevue

« On est à la croisée des chemins » Discussion avec la cofondatrice d’Équiterre, Dre Laure Waridel. D

re Laure Waridel fonde en 1993, avec ses confrères et consœurs, l’organisme Action pour la solidarité, l’équité, l’environnement et le développement (ASEED), qui est aujourd’hui connu sous le nom d’Équiterre. Mme Waridel, tout au long de son parcours, cumule les honneurs et distinctions, grâce à ses nombreux engagements pour la cause environnementale. Depuis l’âge de 24 ans, la sociologue écrit sur le sujet, ainsi que sur l’équité, dans son premier essai, Une cause café, paru en 1997. La docteure a accepté de parler des préoccupations environnementales et sociales avec nous Le Délit (LD) : Vous êtes la cofondatrice de l’organisme Équiterre, fondé en 1993 sous l’acronyme ASEED. En quoi la place de l’organisme a-t-elle changé au sein de la société depuis 25 ans? Laure Waridel (LW) : Je pense que l’essence d’origine qu’il y avait dans notre nom — donc la dimension action, solidarité, environnement et développement — est restée le moteur, le cœur de l’organisation. C’est sûr que c’est un groupe qui a beaucoup changé, qui s’est professionnalisé : notamment, quand ça a démarré, nous étions tous des étudiants très idéalistes et engagés, et nous étions moins conscients de la complexité des enjeux. Mais nous sommes finalement devenus, au fil de nos études et du travail de terrain, plus outillés, et on a maintenant plus de ressources pour accomplir notre mission. LD : Vous êtes aussi l’autrice de plusieurs livres, dont L’envers de l’assiette et quelques idées pour la remettre à l’endroit. Qu’y proposezvous qui pourrait faire une différence écologique et équitable? LW : C’est intéressant parce que quand j’ais écrit la première version, on parlait très peu du pouvoir de nos choix de consommation et de nos choix alimentaires, alors que maintenant il y a beaucoup de dimensions qui sont dans L’envers de l’assiette. En fait, il y a quatre dimensions dans ce livre-là ; je parle des trois N-J, un peu comme on parlait des trois RV à l’époque. Alors, le premier jet que l’on pourrait poser à l’épicerie, c’est de choisir les aliments les moins emballés possible. Ça ressemble au discours autour du « zéro déchet » ; aller vers le vrac ; emporter ses sacs à l’épicerie ; réduire à tous les niveaux ; choisir de plus grands formats ; réutiliser, recycler et composter. La dimension du compostage, on en parle pas tant que ça, en ce moment, et pas suffisamment compte tenu de l’impact que ça a sur les changements climatiques. D’envoyer nos déchets organiques dans les ordures ménagères, ça contribue à créer du méthane — qui est un puissant gaz à effet de serre — et on est en train

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Entrevue

de réaliser que ce serait d’une façon beaucoup plus importante que ce que l’on pensait avant en termes de contribution aux changements climatiques. Avant, on le comparait à environ 1 pour 20 par rapport au carbone, aujourd’hui on réalise que ce serait plus 1 pour 35, et certains chercheurs vont jusqu’à dire 1 pour 55. Donc il faut considérer tous nos gestes qui génèrent du méthane comme ayant un impact plus grand que ce que l’on pensait. Donc le premier « n », c’est pour « nu », deuxième « n » c’est pour « non loin », donc pour l’achat local et l’importance de réduire le kilomètre alimentaire. Non seulement pour des raisons d’émissions de gaz à effet de serre — parce qu’évidemment tout ce qui se déplace génère des gaz à effet de serre —, mais aussi pour des raisons sociales, donc pour maintenir le plus possible les emplois localement, et même réduire le gaspillage alimentaire. On sait qu’une partie de ce gaspillage est associée aux multiples étapes de transformations qu’il y a dans la chaîne alimentaire. Donc ces éléments (l’empreinte carbone et l’empreinte sociale) sont à considérer. Le troisième « n », c’est « naturel », et là c’est toute la question des produits chimiques omniprésents dans notre alimentation, et on sait qu’il y en a énormément, notamment des pesticides sur la biodiversité. On parle aussi des néonicotinoïdes sur les abeilles et sur l’ensemble des pollinisateurs, et qui affectent probablement la santé humaine. Et il y a de plus en plus d’études qui font le lien entre la présence de pesticides dans le corps humain (on est capable de mesurer par l’urine, les analyses sanguines, et autres) et une plus grande propension à développer différentes maladies. On pense à différents cancers, dont le cancer du sein puisqu’il y a beaucoup de pesticides qui sont des perturbateurs endocriniens, on pense aussi aux troubles de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité chez les enfants, et de l’autisme aussi, et aussi différentes maladies chroniques. Et le problème avec les pesticides, comme avec tous les polluants, c’est qu’une fois qu’ils sont dans l’air c’est difficile de dire quel pesticide est responsable de quoi en particulier parce que c’est souvent multifactoriel, on parle d’un effet cocktail sur la santé. Et le dernier « j » pour « juste », c’est de choisir les aliments les plus équitables possible, parce qu’on sait que beaucoup de produits que l’on importe des pays du Sud ont été produits, cultivés ou récoltés dans des conditions ou les droits de la personne ou les droits du travailleur ne sont pas nécessairement respectés. On pense au cacao, qui a beaucoup été documenté, notamment en ce qui a trait au travail des enfants, et plusieurs cas d’esclavage au Ghana rapportés par l’Organisation internationale du travail (ILO). (...). Et dans le « juste » aussi,

un élément important à considérer, c’est toute la question de la consommation de la viande. On sait que pour produire la même quantité de protéines animales ou indirectement végétales, il y a d’énormes pertes, et on sait que beaucoup d’animaux sont maltraités dans les élevages industriels : j’ai grandi à la campagne et j’ai eu l’occasion d’en être témoin de première heure. Finalement, l’idée derrière « l’envers de l’assiette » c’est de voir comment, nous, dans nos pays riches, on a la chance de manger trois fois par jour, et trois fois par jour on pose des gestes qui encouragent certaines pratiques plutôt que d’autres. LD: Il semble faire consensus que c’est avant tout et surtout le système économique capitaliste qui provoque indirectement les effets néfastes sur l’environnement. Quel système économique et social devrait remplacer celui-ci selon vous? LW : On a vraiment besoin de transformation économique majeure, ça, c’est clair. Il y a un foisonnement d’initiatives, comme par exemple le mouvement de la décroissance, mais c’en est un qui fait peur à beaucoup de gens parce que ça semble tellement loin de ce qu’on connaît, et nous n’avons pas encore mis en place les outils qui nous permettraient un changement aussi important. Aussi, le terme en tant que tel fait peur, mais je pense qu’il faut y voir la manière de créer une économie où certaines choses continueraient à croître alors que d’autres diminueraient. Ce qu’il faut diminuer c’est la pollution, les inégalités, les émissions de gaz à effet de serre, la société de consommation qui crée des problèmes de santé mentale et d’endettement entre autres. Donc il y a beaucoup de choses qu’il faut faire décroître, mais aussi d’autres qu’il faut faire croître comme la solidarité, les connaissances, le partage, le respect des uns envers les autres, les liens entre les individus. Un autre problème de notre modèle économique dominant sont les indicateurs que l’on emploie qui lui sont reliés : ce qu’on regarde pour parler de progrès, c’est le PIB, qui ne prend compte que de ce qui se calcule en dollars, et donc toutes les décisions sont prises en fonction d’augmenter la croissance monétaire alors que ça a été démontré que ça ne va pas de pair avec le mieuxêtre des gens, leur qualité de vie ou même leur bonheur. On a d’autres indicateurs qui existent, et l’OCDE a développé un indicateur alternatif qui tient compte de l’égalité entre les hommes et les femmes, de l’éducation, de l’environnement, de la santé et tout ça, bref nous les avons les indicateurs alternatifs. Il faut se tourner vers autre chose, mais je pense que ce qui est très difficile, c’est que nous sommes conditionnés par la publicité depuis la petite

carl lessard

« Ça demande du courage et de l’audace pour sortir de la ‘‘course’’ à pelleter les problèmes toujours en avant » enfance à avoir une vision « on est ce que l’on consomme ». Et dans ce contexte-là, dire ou se faire dire qu’il faut consommer moins, c’est perçu et ressenti par plusieurs comme « exister moins ». De ce fait, je dirais qu’il y a un travail intérieur à faire pour en venir à avoir d’autres priorités que celles qui sont orchestrées autour des biens matériels (autos, maisons, vêtements) et cette course effrénée à l’avoir et au paraître. (...) LD: Pour finir, il semble qu’un grand nombre de milléniaux semble anxieux, voire pessimiste, face à la crise écologique, et pourtant les choix de carrière de cette génération sont cruciaux. Qu’auriez-vous à dire à ces personnes? LW : Personnellement je connais des milléniaux qui sont très engagés, donc j’ai espoir. Mais je les comprends d’être pessimiste parce que parfois quand je regarde les études scientifiques, j’ai juste envie de pleurer en pensant à mes enfants et à me dire « est-ce qu’on va réussir à freiner la catastrophe? » Et je pense que oui, je pense que nous avons la responsabilité en tant que personnes scolarisées, tous ceux qui sont à McGill sont

déjà dans une position privilégiée, ont accès à des connaissances et au système pour devenir des leaders importants dans leur domaine spécifique. Donc ce que je leur dirais, c’est qu’ils ont les moyens de changer les choses, il y a des gestes individuels, mais aussi collectifs, et il faut faire en sorte de mettre en place des politiques publiques qui nous forceront à respecter nos engagements. Ça demande du courage et de l’audace pour sortir de la « course » à pelleter les problèmes toujours en avant, et je pense qu’on est à un moment de l’histoire qui est charnière, on est à la croisée des chemins, et si on ne prend pas les décisions dont on a besoin maintenant, il va être trop tard. Ainsi, on est dans un moment de l’histoire de tous les possibles, et on a une grande part de responsabilités, mais aussi beaucoup de pouvoir faire la différence, et ça va demander beaucoup de créativité, et je pense que les milléniaux en ont. x

Propos receuillis par katherine marin

Éditrice Société

le délit · mardi 6 novembre 2018 · delitfrancais.com


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