Le Délit 5 Février

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Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill

ENQUÊTE L’empreinte carbone de McGill P. 2, 8 - 10

Mardi 5 février 2019 | Volume 108 Numéro 16

On se balade sur Flickr depuis 1977


Éditorial rec@delitfrancais.com

Enquêter sur l’empreinte carbone mcgilloise révèle la complexité des enjeux Lara Benattar et Antoine Milette-gagnon Le Délit

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ous publions cette semaine la première enquête de fond de l’année: l’empreinte carbone de McGill, pages 8 à 10. Dans sa volonté d’améliorer et d’approfondir la couverture des problématiques écologiques à McGill et autour, Le Délit a enquêté sur l’empreinte carbone mcgilloise pendant plus d’un mois. La complexité du sujet et l’immense difficulté d’apporter à nos questions des réponses satisfaisantes nous sont parues évidentes. En effet, l’empreinte carbone n’est qu’un seul enjeu parmi tant d’autres: la consommation d’eau, de métaux rares, la gestion des déchets, etc. Nous sommes obligé·e·s de reconnaître que les efforts de transparence de la Gestion des services d’utilité et de l’énergie, publiant annuellement un inventaire détaillé des émissions de GES, sont sincères. La volonté d’informer la communauté mcgilloise et montréalaise semble présente, et ce au-delà des obligations légales. Malgré toute la bonne volonté dont peut faire preuve le Bureau du développement durable, le fait demeure que les émissions mcgilloises sont supérieures à la moyenne québécoise. Ainsi, un constat demeure: la vision de McGill ne diffère pas de celle de n’importe quelle entreprise. On vise la transition énergétique et la « carboneutralité » pour 2040. Autant ces mesures peuvent susciter les sentiments d’espoir chez les technophiles, elles ne visent, finalement, qu’à bien faire à l’intérieur d’un système creusant sa propre tombe. Il devient d’autant plus clair que notre université, ou plutôt que les universités sont aux prises (ou complices?) du système totalisant capitaliste dans lequel nous vivons. Par ailleurs, comment ne pas sourciller face au Comité de responsabilité sociale de McGill présidé par une ancienne cadre de Petro-Canada? Quel genre de message cela envoie-t-il à la communauté mcgilloise? Toutefois, s’il serait facile et malhonnête d’accuser McGill d’être responsable de tous les maux modernes, nous nous réservons le droit, en tant que simples étudiant·e·s, d’émettre quelques suggestions afin de voir notre université continuer le chemin entamé quant à la sensibilisation aux enjeux climatiques et aux solutions concrètes tout en évitant l’écoblanchiement : • Une nouvelle évaluation sur les habitudes de transport quotidien des étudiant·e·s et employé·e·s, possiblement en coordination avec les instances publiques et autres universités montréalaises pour encourager le partage de données et la compréhension de l’évolution des habitudes de trafic urbain. • Puisque l’enquête montre qu’une lourde part de l’empreinte carbone de l’Université provient des transports aériens - financés et non - des corps étudiants et professoraux, nous exhortons chacun·e à penser à deux fois à la nécessité de ces voyages. Privilégier les télé-conférences lorsque possible, même si nous sommes conscients que beaucoup de membre de l’académia sont soumis au publish or perish. • Il nous semble impératif de participer à l’effort de Divest McGill pour appeler l’Université à désinvestir des énergies fossiles, par exemple en rejoignant le rassemblement hebdomadaire du groupe tous les vendredis sur les marches du bâtiment des Arts. • Il semble enfin désirable d’encourager la recherche universitaire sur les différents mouvements de décroissance. Au Québec, l’on peut penser au Professeur Yves-Marie Abraham au HEC. L’on ne peut que souhaiter voir McGill participer à transformer Montréal en éminent centre sur la décroissance. x

Volume 108 Numéro 16

Le seul journal francophone de l’Université McGill RÉDACTION 2075 Rue Sherbrooke O, bureau 724 Montréal (Québec) H3A 2L1 Téléphone :+1 (514) 398-6790 Rédactrice en chef rec@delitfrancais.com Lara Benattar Actualités actualites@delitfrancais.com Juliette De Lamberterie Rafael Miró Violette Drouin Culture artsculture@delitfrancais.com D’johé Kouadio Audrey Bourdon Société societe@delitfrancais.com Opinion - Grégoire Collet Enquêtes - Antoine Milette-Gagnon Philosophie philosophie@delitfrancais.com Simon Tardif Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Niels Ulrich Coordonnateur·rice·s visuel visuel@delitfrancais.com Iyad Kaghad Béatrice Malleret Multimédias multimedias@delitfrancais.com Vincent Morreale Coordonnatrices de la correction correction@delitfrancais.com Mélina Nantel Emma Raiga-Clemenceau Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnateur·rice·s réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Lucile Jourde Moalic Paul Llorca Contributeurs Rosalie Thibault, Alice Gueldyeva, Thomas Volt, Gabrielle Leblanc-Huard, Alexandre Jutras, Adriele Benedetto, Evangéline Durand-Allizé, Hugo Gentil Couverture Iyad Kaghad Béatrice Malleret BUREAU PUBLICITAIRE 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 0E7 Téléphone : +1 (514) 398-6790 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Lydia Bhattacharya Conseil d’administration de la SPD Lydia Bhattacharya, Boris Shedov, Nouèdyn Baspin, Julian Bonello-Stauch, Juliette De Lambertine, Iyad Kaghad, Phoebe Pannier et Sébastien Oudin-Filipecki (chair)

Les opinions exprimées dans les pages du Délit sont celles de leurs auteur·e·s et ne reflètent pas les politiques ou les positions officielles de l’Université McGill. Le Délit n’est pas affilié à l’Université McGill.

2 Éditorial

L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavant réservés). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans le journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).

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Repenser son rapport au corps L’AÉUM lance sa première semaine de sensibilisation aux troubles alimentaires. juliette de lamberterie

Éditrice Actualités

L’

Association Étudiante de l’Université McGill (AÉUM, SSMU en anglais, ndlr) organise pour la première fois, du 1er au 7 février, une semaine de sensibilisation aux troubles alimentaires. L’initiative a été mise en place par la viceprésidente à la vie étudiante, Sophia Esterle. Celle-ci, lors d’une entrevue en janvier, déclarait au Délit que bien qu’il y ait déjà eu des évènements portant sur les troubles alimentaires lors de la semaine de sensibilisation aux maladies mentales de l’année dernière, y dédier une semaine entière lui semblait nécessaire. « J’ai vraiment envie de faire un effort, ce semestre, pour mettre l’emphase sur ça. Je trouve que c’est vraiment un problème ». Un problème de société, mais aussi d’éducation, selon elle : beaucoup ne savent adopter les bons comportements et le bon langage face à ceux·elles qui souffrent de troubles alimentaires, ce qui pourrait, même lorsqu’ il·elle·s sont muni·e·s de bonnes intentions, aggraver la condition de leurs proches. Des statistiques frappantes Les troubles alimentaires, en particulier l’anorexie, sont les maladies mentales ayant le taux

de mortalité le plus élevé. Selon le Centre National d’Information des Troubles Alimentaires Canadien (NEDIC en anglais, ndlr), on estime que 10% des individus anorexiques meurent dans les dix ans suivant le début de leur maladie. Le problème semble toucher particulièrement les jeunes et les adolescent·e·s ; les résultats d’une étude menée auprès d’environ 5000 adolescent·e ·s par l’Université du Minnesota de 1989 à 1999, intitulée Project EAT, révélaient que sur l’ensemble des individus sondés, plus de la moitié des filles et le tiers des garçons pratiquaient des comportements nocifs visant à contrôler leur poids, tels que le jeûne, les vomissements volontaires, la prise de laxatifs ou encore le tabagisme. En ce qui concerne les trois troubles alimentaires les plus importants, l’anorexie, la boulimie et l’hyperphagie (binge-eating en anglais, ndlr), les femmes sont statistiquement beaucoup plus touchées, mais tout individu, en raison de combinaisons de facteurs biologiques, psychologiques ou sociaux, peut en être atteint. Au Québec, à l’ère actuelle, plus de 100 000 filles et jeunes femmes souffriraient de troubles alimentaires – un chiffre impressionnant, d’autant plus que les données de ce genre auraient triplé depuis quelques décennies dans les pays occidentaux les plus « développés ».

À McGill, qu’en est-il ? La vice-présidente, en parlant du projet, mentionnait aussi la suppression du programme d’assistance aux troubles alimentaires de McGill comme facteur important de son initiative. En effet, durant l’automne 2017, l’Université a mis fin à son programme d’assistance aux troubles alimentaires (Eating Disorder Program, en anglais, ndlr), sans le remplacer. Celuici était notamment composé d’un·e coordonnateur·rice, d’un·e infirmier·ère, d’un·e nutritionniste, d’un·e psychiatre et d’un·e psychologue. Les rôles ont peu à peu été désertés, sans que l’information ait été rapidement communiquée. À l’université, les étudiants sont pourtant particulièrement à risque, entre l’anxiété scolaire, la distance de la famille et les ajustements parfois difficiles à une indépendance nouvellement acquise. Des évènements variés Pour tenter d’élargir le discours sur ces enjeux, plusieurs initiatives ont été planifiées pour la semaine à venir. Une discussion en panel sur les troubles alimentaires se déroulera mardi, et un atelier portant sur la grossophobie mercredi. Une récitation de poème est également prévue pour jeudi. La semaine se déroulera aussi en

béatrice malleret parallèle au campus Macdonald, où sont organisés des évènements portant sur l’impact des réseaux sociaux et de la « culture du régime » (diet culture en anglais,

ndlr). Toutes ces initiatives se rejoignent autour de deux objectifs : sensibiliser la population mcgilloise et mettre en lumière les ressources disponibles. x

À LA RECHERCHE D’UNE FORMATION EN JOURNALISME À McGILL? PARTICIPE À LA PRODUCTION DU DÉLIT! Écris un article, prends une photo, ou dessine une illustration pour ta section préférée! Viens rencontrer les éditeur·rice·s durant une soirée de production:

TOUS LES LUNDIS 17H - MINUIT 680 rue Sherbrooke , BUREAU 724 Aucune expérience journalistique requise - seulement de la motivation! Pour plus d’information, envoie un courriel à rec@delitfrancais.com

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Actualités

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campus

Un cours qui suscite la colère Un programme d’échange avec l’Université hébraïque de Jérusalem divise. niels ulrich

Coordonnateur de la production

L

e cours POLI 339, « Selected Topics in Comparative Politics », sera offert par le Département de sciences politiques de McGill durant la session d’été 2019, dans le cadre d’un programme d’études à l’étranger pour les étudiants de McGill. En participant à ce cours, les étudiants passeraient deux semaines en Israël, au sein de l’Université Hébraïque de Jérusalem (HUJI en anglais, ndlr). Le contenu du cours sera fondé sur une étude comparative entre politiques intérieures canadiennes et israéliennes, s’inscrivant ainsi dans la branche « politique comparée » du cursus de sciences politiques de McGill. Ce cours aurait pour objectif de permettre aux étudiants de saisir de véritables enjeux locaux et de communiquer avec des étudiants israéliens. Au total, dix-huit bourses seront accordées afin de permettre l’accès à ce cours. Des réactions diverses La création de ce cours a suscité de vives réactions au sein du corps étudiant, avec notamment

la technologie d’armement aérien, et qui soutiendrait l’État d’Israël. À cela s’ajoute le fait que l’HUJI comporte des programmes de recherche et de développement d’armements menés en tandem avec l’armée israélienne. L’association affirme donc que McGill prendrait une position très claire quant au conflit, en cautionnant ces programmes.

un communiqué de la part des Étudiants de McGill en solidarité pour les droits humains palestiniens (SPHR McGill en anglais, ndlr). L’Association des Étudiants de Sciences Politiques (PSSA en anglais, ndlr) a également retiré une publication Facebook faisant la promotion du cours, et a publié un message d’excuse adressé aux étudiants, affirmant « n’avoir souhaité aucun mal au travers cette publication ». Certaines réponses pointent le manque de neutralité de la PSSA, tandis que d’autres saluent l’initiative de l’association.

« Le contenu du cours sera fondé sur une étude comparative entre politiques intérieures canadiennes et israéliennes » SPHR McGill a fermement condamné la création de ce cours dès l’annonce de son ouverture. L’organisation de ce dernier, selon

La faculté se positionne

SPHR McGill, « s’inscrit dans la tendance qu’a McGill d’encourager les échanges avec des institutions universitaires israéliennes, tout en prévenant ceux en relation avec des institutions arabes ». Toujours selon SPHR McGill, en ce faisant, McGill « normalise l’occupation du territoire palestinien ». D’autres arguments sont apportés par l’organisme, notamment vis-à-vis « l’occupation illégale du territoire palestinien par l’université hébraïque de Jérusalem », ainsi que la discrimination que pourraient rencontrer certains étudiants de

McGill, « étant donné que l’université hébraïque de Jérusalem restreint son accès aux étudiants palestiniens », explique-t-il. En s’adressant au Délit, des membres de SPHR McGill ont souhaité insister sur la provenance du financement de ce cours. Selon l’association, le commanditaire principal pour l’organisation de ce cours est la fondation Schwartz and Reisman. Le communiqué de SPHR McGill rappelle que la fondation est en effet liée à l’entreprise Onex, dont certains des investissements sont destinés à

Au cours du dernier conseil législatif de l’Association étudiante de la Faculté des arts (AUS en anglais, ndlr), le 30 janvier 2019, des représentants ont débattu au sujet d’une motion concernant les frais liés au cours POLI 339. Les frais couvriraient une partie du transport aérien et du logement, ainsi que les transports sur place. À cela s’ajouterait une bourse accordée aux étudiants, afin de compenser les dépenses non couvertes par les frais. La motion avait pour but d’accorder des frais s’élevant à un total de 1000$. Cependant, elle a été refusée après avoir été soumise au vote. Ce rejet de la motion est considéré comme une « victoire pour ceux qui croient en la justice à McGill et ailleurs » par SPHR McGill. x

campus

Protéger le français à McGill Le Délit rencontre Héloise Huynh, commissaire aux affaires francophones de l’AÉUM. Le Délit (LD) : En quoi consiste ton rôle et à quoi t’engage-t-il? Héloïse Huynh (HH) : Je suis une représentante de la francophonie au sein de l’AÉUM (Association Étudiante de l’Université McGill, SSMU en anglais, ndlr), en collaboration avec le v.-p. aux affaires internes, qui s’assure que les droits des francophones soient respectés sur le campus. On veut aussi promouvoir la francophonie; récemment, j’ai formé la nouvelle commission des affaires francophones de l’AÉUM, qui regroupe des acteurs et des actrices de différents comités et associations, dont l’OFM (Organisation de la francophonie à McGill, ndlr) et le Délit, qui ont vraiment de beaux projets pour la francophonie à McGill. LD : Pourquoi cette commission a-telle été créée et quels sont ses projets? HH : Elle a été créée à cause du désistement d’une des v.-p. de l’AÉUM, ce qui faisait que la francophonie retombait dans le portfolio du v.-p. aux affaires internes. Ce dernier a décidé de créer le poste de

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iyad kaghad

commissaires aux affaires francophones pour qu’il y ait quelqu’un au sein de l’AÉUM qui se concentrerait spécifiquement sur la francophonie. Je trouve ça bien, la francophonie est un enjeu tellement important à McGill, elle prend de plus en plus d’importance, donc le fait que l’on ait ouvert un nouveau poste à l’AÉUM, ça prouve que les gens sont à l’écoute et que les choses peuvent peut-être avancer.Côté initiatives, on a décidé de s’attarder sur les

traductions, on voudrait avoir plus de rigueur dans les traductions qui sont produites dans les divers documents que les étudiants reçoivent. On voudrait établir des exigences claires que les traducteurs ou traductrices respectent. On aimerait également créer un sous-comité qui se pencherait sur le droit de présenter un travail en français. C’est une règle assez récente à McGill, mais on se demande si elle est bien appliquée ou non, si elle est juste ou non.

On aimerait consulter les étudiants, les professeurs et les membres de l’administration à ce sujet pour essayer de clarifier les choses, parce qu’il y a des gens qui disent avoir eu une mauvaise expérience avec ce droit-là, qui se sont sentis un peu lésés. On voudrait aussi créer une nouvelle infolettre pour les francophones et les francophiles, histoire de canaliser tous les efforts de la francophonie, puis pouvoir com-

« À la fin de cette année, nous produirons une liste de recommandations pour l’association étudiante » muniquer tout ça à raison d’une fois par semaine aux étudiants. Enfin, on aimerait aussi faire un sondage, pour voir comment les étudiants se sentent par rapport à la francophonie et au bilinguisme

de McGill. C’est vraiment grâce au sondage que l’on pourra formuler des recommandations pour l’année prochaine et s’assurer qu’il y ait une pérennité de la commission. LD : Comment assurer la continuité des initiatives créées cette année? HH : À la fin de cette année, nous produirons une liste de recommandations pour l’association étudiante, on aimerait justement guider la prochaine commission, si elle existe toujours l’an prochain, avec des objectifs clairs. [Pour les traductions, par exemple], on a un sous-comité qui cherche à établir des balises strictes afin que l’AÉUM puisse recruter des traducteurs qualifiés chaque année. Nous voudrions assurer la pérennité de ces postes et la qualité du travail produit. x Propos recueillis par Juliette de lamberterie Éditrice Actualités

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campus

Un mois pour l’histoire des Noir·e·s

Le Délit a assisté à la cérémonie d’ouverture du Mois de l’histoire des Noir·e·s à McGill. iyad kaghad

Cependant, la journaliste met en évidence que malgré cette emphase portée le temps d’un mois, l’histoire des Noir·e·s demeure souvent marginalisée dans les programmes scolaires. Les minces options de cours en African American Studies (Études afro-américaines, ndlr) à McGill en sont, d’ailleurs, le reflet. De plus, Afua Hirsch s’attarde sur la manière dont l’histoire des Noir·e·s est traitée lors de ce mois de commémoration. Ainsi, elle dénonce une vulgarisation de ces histoires et interroge ses lecteurs : est-ce que le Mois de l’histoire des Noir·e·s peut être plus qu’un culte des héros et héroïnes (que sont Muhammad Ali, Rosa Parks ou encore Martin Luther King)? Non pas que leurs commémorations soient obsolètes, mais elles ne doivent pas, selon elle, devenir un vecteur d’invisibilisation de la diversité des histoires des communautés Noir·e·s qui certes, convergent face au vécu de l’oppression suprémaciste blanche, mais dans des dimensions historiographiques très variées dont la complexité mérite une attention bien spécifique. Le mythe de l’universel

d’johé kouadio

Éditrice Culture

C’

est dans le fastueux pavillon du McGill Faculty Club que près d’une centaine de personnes se sont réfugiées afin d’assister à la cérémonie d’ouverture du Mois de l’histoire des Noir·e·s à McGill, alors qu’un vent glacial soufflait sur la rue McTavish. C’est d’ailleurs le premier regret qu’a exprimé George Elliott Clarke, poète de renom invité pour tenir le discours inaugural de la cérémonie. « Le Mois de l’histoire des Noir·e·s ne devrait pas être en février », a-t-il déclaré en amorce de sa prise de parole. Outre les raisons météorologiques évidentes, il a tenu à justifier cette considération en revenant un peu sur l’historicité de cette tradition qui célèbre l’histoire des Noir·e·s en Amérique du Nord. À l’origine, c’est l’historien américain Carter G. Woodson qui, dans les années 1920, fût à l’origine de ce que l’on appela The Negro History Week. Il désigna alors la deuxième semaine de février comme idéale pour un tel projet, celle-ci coïncidant avec les anniversaires d’Abraham Lincoln et de Frederick Douglass, esclave affranchi dont les écrits racontent son vécu et ses combats pour l’abolition. Ainsi, il semble aisé de comprendre le questionnement de George Elliott Clarke quant au choix de célébrer, ici, au Canada, ces mémoires de l’histoire des Noir·e·s en se reposant

sur une historicité propre aux ÉtatsUnis. S’inscrire dans une historiographie et une territorialité aussi approximative empêcherait selon lui une véritable réflexion menée sur la question afro-canadienne qui existe en elle-même, et non uniquement en écho à celle « afro-étatsuniennes ». Celui-ci suggère le mois d’août pour un Mois de l’histoire des Noir·e·s propre au Canada, car c’est le 28 août 1833 que la loi de l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques reçut l’assentiment royal. Sans oublier que, dans la chaleur de l’été, les évènements seraient sûrement plus nombreux et plus festifs. Cependant, ce ne sont ni la neige ni le vent qui auront empêché le Réseau des étudiants noirs (BSN, ou Black Students Network en anglais, ndlr) ainsi que le Bureau de l’éducation en équité sociale et diversité (SEDE, ou Social Equity and Diversity Education Office en anglais, ndlr) d’organiser une série de conférences et de discussions tout au long du mois sur le campus de l’université. Shanice Nicole, qui présentait la cérémonie, n’a pas manqué de remercier l’ensemble des organisateur·rice·s qui permettent la tenue de la troisième édition du Mois de l’histoire des Noir·e·s à McGill. Les savoirs révolutionnaires Malgré une cérémonie tenue en grande majorité en anglais, l’auditoire francophone a eu la chance d’assister à la présentation de l’invité d’honneur de la cérémonie par le professeur de littérature Mbaye

le délit · mardi 5 février 2019 · delitfrancais.com

Diouf qui a souhaité, lors de sa prise de parole, revenir sur quelques notions importantes quant à la commémoration de l’histoire des Noir·e·s. Il a notamment insisté sur l’importance d’interroger un concept central : celui de race. Présentée comme une notion dynamique car elle se redéfinit systématiquement au cours de l’histoire des contacts des peuples, des politiques d’État ou d’idéologies, le professeur Diouf a mis en lumière la nécessité des littératures postcoloniales dont George Elliott Clarke était, ce soirlà, l’ambassadeur. « Lire et actualiser les écrits de Clarke », telle est la tâche intimée à l’auditoire. Et en effet, le poète et dramaturge Canadien Métis dont on ne compte plus les prix littéraires se présente comme un homme racisé en tant que Noir et socialisé en tant qu’ Africindian. À l’intersection de ces identités opprimées sur le territoire canadien, le poète a livré, vendredi soir, une véritable tribune en faveur de l’engagement intellectuel et de la connaissance de l’histoire des communautés opprimées, ponctuant son discours par l’épanaphore, «I know I should read some poetry »(Je sais que je devrais vous lire un peu de poésie). C’est, à priori, pour cette raison qu’il avait été invité. Mais George Elliott Clarke a préféré s’attarder, avec éloquence, sur une réflexion beaucoup plus large qui appelait l’assistance à ne pas ignorer sa propre histoire, à choisir de la confronter sans excuses et sans embarras, en particulier dans le cadre

universitaire. « The most revolutionary thing that you can do is to be a scholar, a historian, a teacher or an artist that addresses history » (la chose la plus révolutionnaire que vous pouvez faire, c’est devenir un chercheur, un historien, un professeur ou un artiste qui se confronte à l’Histoire) a-t-il conclu vers la fin de son intervention. Une tradition débattue Certes, le Mois de l’histoire des Noir·e·s semble être devenu, au Canada comme aux États-Unis et en Grande-Bretagne, une institution, une tradition inébranlable pour laquelle les associations, les universités et les médias ont un engouement enthousiaste. Cependant, cet événement, presque devenu un rite mémoriel, a toujours suscité des débats au sein des communautés noires nord-américaines et britanniques. Dans un article écrit pour The Guardian, la journaliste Afua Hirsch regrette deux principaux aspects de cette célébration. D’une part, elle insiste sur l’importance de se rappeler des raisons pour lesquelles, à l’origine, la Semaine de l’histoire des Noir·e·s avait été organisée. Il s’agissait de pallier au manque de représentation de la diaspora noire, entre autres dans les cours d’histoire, de l’école primaire jusqu’à l’université. Aussi, on déduit que l’initiative visait à terme une incorporation de ces histoires minorisées par les pratiques académiques de la discipline.

Enfin, pour faire écho aux propos du professeur Diouf et à la place centrale du concept racial dans ce débat, l’on peut rappeler que James Baldwin, dans les années 1980, avait évoqué l’idée, sans ironie, de créer une Semaine de l’histoire des Blancs. Cela pouvait paraître paradoxal si on considère que celle-ci est perpétuellement célébrée, étudiée dans le champ académique. Mais en réalité, Baldwin faisait une critique du postulat selon lequel il ne serait jamais nécessaire de préciser que l’on étudie une période historique du point de vue des personnages blancs qui en ont été les acteurs. La nécessité de mois de l’histoire des Noir·e·s viendrait du fait que la neutralité, dans le monde universitaire (mais pas uniquement), est toujours considérée comme blanche. En revanche, lorsque les acteur·ice·s d’un mouvement historique sont noir·e·s, c’est là que la spécificité deviendrait nécessaire, comme si l’histoire des Noir·e·s n’était qu’une sous-catégorie de l’Histoire en général. Baldwin dit alors, le 10 décembre 1986, face au National Press Club à Washington : « Quand je suggère une Semaine de l’Histoire Blanche, je ne suis pas en train de proposer une parodie de la Semaine de l’Histoire Noire. Je veux dire que la vérité au sujet de ce pays est enfouie dans les mythes que les Blancs ont sur eux-mêmes». Par son propos, ce mythe, précisément, semble témoigner de cette certitude de la société blanche qu’elle a le monopole de l’universalisme face au reste du monde, dont l’histoire ne mériterait d’être étudiée que le temps d’un mois. x

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campus

Un capitalisme durable? Conférence à Desautels : peut-on rendre les entreprises socio-responsables? Lucile jourde moalic

Coordonatrice Réseaux

L

e 25 janvier dernier a eu lieu la Conférence sur le Commerce Durable de Desautels (Desautels Business Conference on Sustainability) organisée par le DSN (Desautels Sustainability Network) et le MUS (Management Undergraduate Society) à laquelle 26 conférencier·ères ont témoigné de leurs expériences dans les milieux politiques, entrepre-

« Le profit et l’éthique peuvent et doivent travailler ensemble »

neuriaux ou universitaires, liés au monde du développement durable. Tou·te·s étaient réuni·e·s autour d’un sujet : comment faire des entreprises les acteurs d’un impact social et environnemental positif et réconcilier la fracture tacite entre éthique et profit? Une des discussions majeures était animée par quatre responsables

des affaires environnementales et sociales de grandes entreprises comme Bell ou le CN (Canadian National Railway), qui influencent la vie quotidienne d’environ 99% de Québécois·es et d’un grand nombre de personnes ailleurs dans le monde. Chaque intervenante a expliqué ses intérêts, parfois paradoxaux. L’une d’entre elles, passionnée par le développement durable, a étudié la géographie à McGill, puis a choisi le commerce. Elle a expliqué avoir quitté le monde des ONG pour celui des entreprises en raison de la force d’impact de ces dernières. En effet, leur large nombre de fournisseurs et de consommateur·rice·s leur donne un pouvoir d’influence considérable sur les conditions de production et les comportements de consommation. De plus, l’environnement compétitif rendrait les processus plus rapides que ceux des ONG ou des instances politiques. Une autre intervenante, formée au HEC Montréal, annonce dès le début sa « passion pour le profit » et livre un message important : choisir de respecter les ressources naturelles n’est pas nécessairement synonyme de sacrifier le gain financier, au contraire. Prendre des décisions commerciales « durables », c’est

lucile jourde moalic

donner la priorité au profit à long terme sur celui à court terme, et, par conséquent, assurer la pérennité de son commerce. Le profit et l’éthique Le contraste d’intérêts de ces deux interlocutrices cristallise le point clé de la conférence : prouver que le profit et l’éthique peuvent et doivent travailler ensemble, car chacun y trouve son avantage, sans devoir sacrifier l’un ou l’autre. Il s’agit donc de faire collaborer les différentes motivations. Au niveau microsocial, cela veut dire, par exemple, de faire des ponts entre les différentes facultés de McGill

pour que les étudiant·e·s en Arts, en Sciences et en Commerce travaillent de pair. Le coprésident de la DSN, Maxime Lakat, a d’ailleurs précisé que 70% des étudiant·e·s présent·e·s ce jour-là étudient à Desautels, tandis que le reste vient principalement des programmes de développement international, d’environnement et de droit. Comment cette conférence a-t-elle pu les rejoindre ? Il semblerait que ceux et celles en commerce aient bénéficié d’une nouvelle perspective des processus de production qui leur dit que « l’homo-economicus », l’entrepreneur·se prospère qui prend des décisions rationnelles liées à la taille du gain financier,

peut et doit inclure le facteur de durabilité de ses ressources pour augmenter son gain futur. Les autres étudiant·e·s se voient rappelé·e·s que l’éthique environnementale et sociale doit être formulée en termes économiques de « profit à long terme » pour toucher les entreprises. Il s’agit d’apprendre à parler le langage commercial pour diriger l’énorme bras armé des grandes compagnies vers la transition écologique, car elle ne se fera pas sans elles. L’éthique environnementale Il y aurait donc, selon les conférencier·ère·s, un moyen de rendre le profit plus éthique, ou de rendre l’éthique profitable en priorisant les réflexions sur le long terme et la coopération des motivations. Toutefois, peut-on imaginer un « capitalisme durable » qui n’aurait qu’un impact positif sur les humain·e·s et la nature ? En effet, les décisions motivées par les bénéfices d’un profit à long terme pourraient valoir mieux que celles à court terme, mais arrivera-t-on jamais à des décisions déterminées par la priorité d’un impact positif sur nos écosystèmes? x

politique canadienne

Une francophonie mise de côté Le Nouveau-Brunswick n’accueillira pas les Jeux de la Francophonie en 2021. violette drouin

Éditrice Actualités

beatrice malleret

L’

événement sportif et culturel, organisé sous le chapeau de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) et rassemblant des jeunes francophones de 88 États, était censé avoir lieu dans les villes de Moncton et Dieppe, au NouveauBrunswick. Le retrait de la province intervient suite à plusieurs allusions à ce sujet par le nouveau premier ministre Blaine Higgs, issu du Parti progressiste-conservateur du Nouveau-Brunswick. Contraintes financières Le gouvernement néobrunswickois cite le budget comme étant le principal facteur motivant ce choix. En 2015, suite à leur déclaration que Moncton et Dieppe hébergeraient l’événement, l’OIF avait annoncé que les coûts associés seraient de 17 millions de dollars. Toutefois, en novembre 2018 ce montant a été augmenté et a atteint

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Actualités

les 130 millions. Le gouvernement fédéral avait promis de fournir la même quantité de fonds que la province, ce qui restait insuffisant selon le gouvernement Higgs. Le président de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (une association défendant les droits des francophones et des Acadiens de la province), Robert Melanson, a déploré la stratégie du gouvernement fédéral, faisant remarquer

que « [le Nouveau-Brunswick] est une province avec une population équivalente à celle de la ville de Québec » qui ne pourrait jamais se permettre de payer même la moitié de 130 millions. Un événement rassembleur Les Jeux de la francophonie ont eu lieu pour la première fois en 1989 à Casablanca et Rabah, où se sont

rencontrées 39 délégations. Depuis, les Jeux se déroulent tous les quatre ans, alternant entre les pays du Nord et du Sud. Cet aspect, selon l’OIF, est crucial, puisqu’il permet à des pays qui n’accueilleraient pas habituellement un tel événement de le faire, « alors que la quasi-totalité des compétitions internationales se déroule dans des pays du Nord ou « développés » ». Les Jeux présentent un volet sport ainsi qu’un volet culture, tous deux munis d’une limite d’âge, permettant à la jeunesse francophone de pratiquer une multitude de disciplines. Le Nouveau-Brunswick aurait hébergé la 9e édition de cet événement.

parfois qualifiées de francophobes, comme l’annulation par Doug Ford, premier ministre de l’Ontario, du projet de l’Université de l’Ontario français, ou encore la proposition – qui n’a finalement pas été adoptée – du gouvernement Higgs de ne plus obliger toutes les ambulances de la province à contenir au moins un·e ambulancier·e bilingue. Mélanie Joly, ministre canadienne du Tourisme, des Langues officielles et de la Francophonie, a d’ailleurs déclaré qu’ « encore une fois, nous voyons malheureusement un gouvernement conservateur qui délaisse son leadership en matière d’enjeux francophones ».

Les Acadiens indignés

L’OIF rassure

Robert Melanson a qualifié la décision du gouvernement Higgs de « catastrophe pour les Acadiens », qui perdent ainsi la chance d’héberger un événement rassemblant la communauté francophone internationale. Certains soutiennent que cette résolution s’inscrit dans la foulée de plusieurs autres décisions

Malgré tout, l’OIF a indiqué dans un communiqué être « confiante » quant au fait que les Jeux de la francophonie auront bien lieu en 2021 comme prévu. Le pays d’accueil reste encore à déterminer, mais devra être « du Nord », puisque les derniers Jeux ont eu lieu en Côte d’Ivoire en 2017. x

le délit · mardi 5 février 2019 · delitfrancais.com


Monde francophone AFRIQUE

Texte et infographie par RAFAEL MIRó

EUROPE

CÔTE D’IVOIRE & BELGIQUE RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO

U

ne épidémie de virus Ebola sévit depuis plus de quatre mois dans la province du Nord Kivu, en République Démocratique du Congo. Bien que les médecins disposent d’un vaccin expérimental contre la maladie, contrairement à lors de l’épidémie en Afrique de l’Ouest il y a cinq ans, il est difficile pour le personnel médical de l’administrer à la population, sceptique quant à l’efficacité du vaccin. La région du Nord Kivu est notablement en proie à des violences entre le gouvernement et des groupes armés depuis la fin de la deuxième guerre du Congo, en 2003. Le refus de certaines milices de laisser rentrer le personnel de santé gouvernemental et international rend particulièrement difficile le contrôle de l’épidémie dans ces zones. x

A

la demande de la Cour pénale internationale (CPI), la Belgique a accepté d’accueillir l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, étant donné que la famille de ce dernier habite en Belgique. La CPI, qui a acquitté le 15 janvier M. Gbagbo de crimes contre l’humanité, veut s’assurer que l’ancien président restera à la disposition de la Cour en cas d’appel. On reproche à l’ancien président d’avoir orchestré des violences contre des opposants et des manifestants entre 2010 et 2011, alors qu’il tentait de se maintenir au pouvoir suite à des élections présidentielles perdues. Le parquet attend la déclaration écrite des juges pour décider s’il y aura une procédure d’appel ou non. x

FRANCE

L’

Assemblée nationale a débattu cette semaine sur un texte de loi visant à restreindre les violences commises par les manifestants. La proposition est appuyée par la majorité parlementaire, le parti centriste de la République en Marche, et par le principal parti de droite, Les Républicains. Toutefois, divers parlementaires de gauche ont dénoncé une loi circonstancielle, conçue selon eux pour nuire au mouvement des gilets jaunes qui perdure dans l’Hexagone. Un article permettant à un juge d’interdire à des individus de manifester a aussi été très critiqué; plusieurs, même au sein de la droite, considèrent qu’il s’agit d’une atteinte à la liberté de manifester. Les députés devraient terminer de voter sur le projet de loi le 5 février. x

Politique québécoise

Un lanceur d’alerte congédié

Louis Robert avait dénoncé l’ingérence de l’industrie des pesticides dans la recherche Rafael miró

Congédiement

L

Suite aux révélations de Radio-Canada, le ministère de l’Agriculture avait été obligé d’apporter des changements à la structure du CÉROM afin de diminuer l’influence du secteur privé sur la recherche publique. Une traque avait néanmoins été menée au CÉROM pour trouver l’origine de la fuite, aboutissant en janvier au congédiement de Louis Robert, ayant effectivement fourni aux journalistes de Radio-Canada des informations concernant le centre, après avoir dénoncé la situation à ses supérieurs sans avoir été écouté. C’est le 30 janvier, en marge du caucus de la CAQ, que le mi-

Éditeur Actualités e ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation a dû se défendre cette semaine pour avoir personnellement autorisé le congédiement d’un employé de son ministère. On reproche à Louis Robert, un agronome au service du gouvernement depuis plus d’une trentaine d’années, d’avoir manqué de loyauté envers son employeur. Dans les faits, M. Robert a collaboré l’an passé avec un journaliste de Radio-Canada pour mettre au grand jour un scandale d’ingérence de lobbys privés dans la recherche financée par le gouvernement en agronomie. Ingérence dans la recherche

différents cultivars, les espèces nuisibles et l’utilisation de produits chimiques dans les champs. Bien que le CÉROM soit complètement financé par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, il est contrôlé par un conseil d’administration comptant des membres provenant du secteur privé.

L’organisme où M. Robert travaille, le Centre de recherche sur le grain (CÉROM), est un centre œuvrant sur les questions qui touchent à la production de maïs-grain, de céréales et des plantes oléoprotéagineuses au Québec. Il compte une vingtaine d’employés, dont une dizaine de chercheurs. Leurs travaux portent, entre autres, sur les

Or, l’an dernier en mars, un reportage de Radio-Canada avait exposé que ce conseil était composé en grande partie de représentants de producteurs ou même de compagnies produisant des pesticides. Des chercheurs s’étaient alors plaints d’avoir été entrainés à ne pas publier des résultats de recherche pouvant nuire aux intérêts privés des membres du

7 actualités

conseil d’administration. Une note ministérielle avait même fait état de conflits d’intérêts et d’ingérence des membres du CA dans les méthodologies de recherche et dans la diffusion des résultats. Une vague de démission avait frappé le CÉROM en mai 2017.

« Si une personne a des motifs raisonnables de croire qu’un acte répréhensible commis ou sur le point de l’être présente un risque grave pour la santé ou la sécurité d’une personne ou pour l’environnement [...] , elle peut divulguer au public les renseignements qu’elle estime raisonnablement nécessaires pour parer à ce risque et bénéficier de la protection contre les représailles [...] » Loi facilitant la divulgation d’actes répréhensibles à l’égard des organismes publics

nistre de l’Environnement André Lamontagne a d’abord mentionné avoir autorisé le congédiement, se disant « très à l’aise » avec sa décision et l’attribuant à des problèmes non connus du public. Toutefois, selon le journaliste de Radio-Canada, Thomas Gerbet, la lettre de congédiement ne comportait aucune mention d’un autre motif que l’insoumission de Louis Robert face à son employeur. Le Parti Québécois et Québec Solidaire ont réclamé que l’agronome soit réembauché par le ministère de l’Agriculture. Une protection légale Louis Robert pourrait bien parvenir à être réembauché par le ministère de l’Agriculture en passant par les tribunaux : en effet, une loi adoptée par le précédent gouvernement libéral protège les lanceurs d’alerte. Bien que celleci accorde une protection moins importante à ceux qui divulguent des informations aux médias ou au grand public qu’à ceux qui font une campagne en interne, elle pourrait couvrir le cas de l’agronome car les informations qu’il a transmises concernaient des risques pour l’environnement. x

le délit · mardi 29 janvier 2019 · delitfrancais.com


enquête societe@delitfrancais.com

L’empreinte

de McGill

L’empreinte carbone de McGill donne-t-elle un portrait fidèle de la réalité? PRÉSENTATION DE L’ENQUÊTE

L’

Université McGill, en sa qualité d’institution accueillant 40 000 étudiant·e·s, comptant plus de 2 000 employé·e·s et gérant un budget de 1,33 milliard de dollars en 2017-2018, a une empreinte écologique non négligeable, comparable à certaines entreprises. En cette ère de bouleversements climatiques majeurs, des voix s’élèvent pour réduire radicalement l’empreinte écologique collective. Mais comment calcule-t-on l’empreinte écologique d’une institution? Quels éléments sont inclus et exclus? Prévoyant initialement brosser le portrait complet de l’empreinte écologique de l’Université McGill, Le Délit a orienté son enquête sur l’empreinte carbone, sujet déjà complexe. En effet, du transport aux émissions directes en passant par les émissions indirectes liées au portefeuille d’investissements, établir avec précision l’inventaire des gaz à effet de serre (GES) est un travail

de moine non exempt d’orientations idéologiques inévitables. Pour réaliser cette enquête, Le Délit a consulté les banques de données rendues disponibles en ligne par McGill et consulté des spécialistes au sein de la communauté mcgilloise. Le journal est conscient des limites de sa propre couverture de l’enjeu. Des problématiques comme la consommation d’eau, d’électricité et de ressources naturelles mériteraient tout autant d’être étudiées. Ainsi, le but de cette présente enquête est plutôt d’offrir un aperçu de la complexité entourant le « simple » calcul de l’empreinte carbone, espérant éveiller la curiosité des mcgillois.e.s. antoine milette-gagnon

Éditeur Enquête

Rosalie thibault

Contributrice

QU’EST-CE QUE L’EMPREINTE CARBONE? L’empreinte carbone est la mesure de la quantité de gaz carbonique (CO2) relâché dans l’atmosphère par un organisme (un individu, un animal, une compagnie, etc.) de par ses activités (transport, consommation d’énergie, alimentation, etc.) Bien que le gaz carbonique ne soit pas le seul gaz à effet de serre (GES), le potentiel d’effet de serre de ces autres gaz est converti dans son équivalent en CO2 pour faciliter le décompte et le suivi des GES. Depuis 2013, l’Université McGill publie annuellement l’inventaire détaillé de ses émissions de GES. La méthode de calcul, suivant le GHG Protocol Corporate Accounting and Reporting Standard ainsi que les normes gouvernementales québécoises et canadiennes, prend en compte les émissions directes ou indirectes des structures (bâtiments, véhicules, etc.) sous la responsabilité immédiate de l’Université. Toutefois, depuis 2017, l’Université McGill a décidé d’élargir la portée de sa responsabilité en termes d’émissions de GES, c’est-à-dire d’inclure certaines structures sur lesquelles l’Université ne possède pas de contrôle immédiat en termes d’opération, mais qui sont tout de même utilisées (par exemple, des locaux du 680 Sherbrooke ou du 2001 McGill College qui sont loués par McGill). Pour départager ces types d’émission et quantifier leur apport respectif à l’empreinte carbone de l’Université, le Greenhouse Gas Inventory de McGill définit ainsi plusieurs catégories : Les émissions de Catégorie 1 réfèrent aux émissions directement libérées par les activités de McGill. Par exemple, l’utilisation de gaz naturel ou d’autres méthodes de combustion pour le chauffage des bâtiments dont l’Université est propriétaire tombe dans cette catégorie. À McGill, les émissions de Portée 1 comprennent également les émissions de la flotte de véhicules utilisée (excluant la navette entre le campus Macdonald et le campus du centre-ville), l’utilisation des réfrigérants ainsi que le bétail possédé par l’Université. Les émissions de Catégorie 2 réfèrent aux émissions liées à la production de l’électricité achetée par l’Université. Comme la très grande majorité de cette électricité est produite et distribuée par Hydro-Québec (qui produit de l’hydroélectricité), ces émissions comptent pour une très faible portion du total de l’Université. Les émissions de Catégorie 3 réfèrent à toutes les émissions ne rentrant pas dans les deux premières catégories, mais étant liées aux activités de l’Université de façon indirecte. Cette catégorie comprend principalement les déplacements quotidiens des étudiant·e·s et des employé·e·s de McGill pour se rendre à l’université, les voyagements de la navette Macdonald, les voyages en avion directement financés par McGill ainsi que la consommation d’énergie (fossile ou autre) des bâtiments n’étant pas directement contrôlés par McGill. x

8 société

Quelques questions à Jérôme Conraud, gestionnaire de l’énergie à McGill

iyad kahgad kaghad iyad

Le Délit (LD) : Brièvement, comment sont calculées les émissions de GES à McGill? Jérôme Conraud (JC) : Pour le processus d’inventaire des gaz à effet de serre (GES, ndlr), on se partage (la tâche d’inventaire, ndlr) entre le département de Gestion des services d’utilité et de l’énergie (dont M. Jérôme Conraud est le directeur, ndlr) et le Bureau de développement durable. On va travailler conjointement pour faire ce rapport à chaque année. La grosse part des émissions de l’Université - les deux tiers à peu près – est liée à la consommation d’énergie des bâtiments, c’est pourquoi nous autres sommes impliqués dans le processus. On regarde sur une période d’un an (du 1er janvier au 31 décembre de chaque année) notre consommation réelle de combustibles fossiles dans tous les bâtiments. Donc on a du gaz naturel, mais également un peu de propane, un peu de mazout, et aussi un peu de diesel pour les génératrices d’urgence. Donc on a plein de factures qu’on collige, qu’on compile, et ça nous donne la consommation totale de ces différentes sources d’énergie qu’on multiplie par des facteurs d’émissions établis par [les ministères provincial et fédéral]. LD : On note un changement dans la méthode de calcul entre le rapport 2015 et le rapport 2017, notamment l’inclusion de nouveaux bâtiments gérés par des tiers, faisant augmenter le total de l’année 2015 de 4 757 tCO2. Que répondriez-vous à ceux et celles pouvant penser que ce changement de calcul a été fait dans l’optique d’assurer une diminution de l’inventaire de GES entre 2015 et 2017? JC : Ce n’est vraiment pas pour ça qu’on a fait ce changement, puisqu’on ne savait pas à l’avance ce qu’on allait avoir comme résultat. La raison pour laquelle on a décidé d’inclure (les bâtiments gérés par des tiers, ndlr), c’est vraiment pour adhérer strictement au GHG Protocol Accounting and Reporting Standards, le protocole qu’on a choisi pour rapporter nos émissions de GES. On l’a fait d’un point de vue scientifique, comptable, dans le but d’être le plus transparent possible, d’en prendre plus que pas assez. Ce sont plein d’émissions qu’on n’était pas obligé d’inclure dans notre envergure (sic), parce que beaucoup de ces émissions sont des émissions de Catégorie 3 (émission indirecte, ndlr). Même si on adhère au GHG Protocol, on n’est pas obligé d’inclure ces émissions-là. C’est best practice [de les inclure], mais si ce n’est pas fait, on remplit quand même les exigences du Protocol. Mais on veut toujours aller plus loin, et le but aussi, c’est de pouvoir informer les gens – on inclut également la méthodologie détaillée du rapport avec les calculs de génie – dans une recherche d’exactitude. […] Une autre grosse catégorie qu’on aimerait inclure, c’est notre parc immobilier, parce qu’il y a des émissions induites avec le type de constructions que l’on fait. Par exemple, si

l’on fait une structure en bois plutôt qu’une structure en acier, le bois est un matériel renouvelable qui peut capturer du CO2 pendant sa croissance alors que du côté de l’acier, c’est tout le contraire, c’est un des matériaux qui a la plus lourde empreinte carbone par volume. Là aussi, les choix que l’on fait en termes de conception de bâtiments vont avoir un gros impact. Estimer les énergies grises (la quantité d’énergie utilisée dans le cycle de vie d’un matériau, ndlr) de notre parc immobilier, c’est quelque chose que l’on voudrait faire. LD : Est-il juste de penser que l’empreinte carbone telle que calculée présentement sous-estime ce qu’on pourrait qualifier d’empreinte réelle de McGill? JC : Oui, en fait oui dans un sens. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les GES sont classés dans trois catégories (voir le segment « Qu’est que l’empreinte carbone », ndlr) […] Il y a ainsi des choix que les étudiants font, par exemple le choix d’habiter proche ou non du campus, d’avoir une auto ou pas, etc. On s’entend que ce choix est dicté par notre situation socio-économique, je ne dis pas qu’on est tous en mesure de prendre la bonne décision qui fera qu’on aura une empreinte carbone de zéro quand on arrivera sur le campus. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a une partie de choix individuels que l’Université qui rapporte ses émissions de GES ne contrôle pas à 100%. C’est pour ça que dans tous les grands protocoles, il y a des catégories différentes : celles où on a directement un bras de levier et celles qui sont plus difficiles à influencer. […] C’est pourquoi une organisation qui rapporte ses GES se fixe une limite, une frontière. Nous, on est d’avis d’intégrer de plus en plus d’éléments dans le futur, mais ça ne veut pas dire que nos émissions sont surévaluées ou sous-évaluées. C’est plutôt d’inclure les émissions dont nous sommes indirectement responsables, pas pour dire qu’on a sous-évalué nos impacts, mais pour dire qu’on va un peu ouvrir nos esprits et on va regarder toutes les ramifications et toute la complexité du système économique et social et donc de la problématique des changements climatiques. x

le délit · mardi 5 février 2019 · delitfrancais.com


enquête QUELQUES STATISTIQUES SUR L’EMPREINTE CARBONE DE McGILL ÉMISSIONS DE GES EN 2017 PAR CATÉGORIE

TOTAL ÉMISSIONS DE GES EN 2017

PLUS GRANDES SOURCES D’ÉMISSIONS DE GES EN 2017

RECALCUL DES ÉMISSIONS DE GES EN 2015

INFOGRAPHIE RÉALISÉE PAR BÉATRICE MALLERET

L

COMMENT CALCULER LES ÉMISSIONS LIÉES AUX DÉPLACEMENTS DE LA COMMUNAUTÉ MCGILLOISE?

es GES émis par le transport des employé·e·s et des étudiant·e·s constituent la deuxième plus importante source d’émission de l’Université McGill en 2017, avec 8 087 tCO2 (14,4% des émissions) pour le transport aérien financé et 6 924 tCO2 pour l’ensemble des déplacements quotidiens (12,3% des émissions). Si connaître le nombre de billets d’avions remboursés par McGill est relativement aisé, calculer les émissions de CO2 issues des 35 000 déplacements quotidiens de la communauté mcgilloise n’est pas aussi simple. De plus, les émissions des étudiant·e·s internationaux·ales ayant dû se rendre au Canada pour étudier à McGill sont également laissées de côté. Comment dresser un portrait juste de la situation? Une estimation de 2011 L’estimation des émissions liées aux déplacements quotidiens est complexe. Si l’ensemble de ces données n’est pas disponible, McGill possède tout de même une estimation du trafic quotidien des membres de sa communauté. En effet, en 2011, le Transportation Research at McGill a réalisé une étude sur les habitudes de transport de la communauté mcgilloise et cette étude a été utilisée pour la

Beatrice Malleret rédaction des inventaires de GES de 2015 et 2017 en ajustant les données pour correspondre à la population de l’année à évaluer. Plusieurs tendances sont observables quant aux habitudes de transport. D’une part, les employé·e·s émettent individuellement et collectivement plus d’émissions que les étudiant·e·s. En effet, si les employé·e·s (12 011 membres) sont trois fois moins nombreux·ses que les étudiant·e·s (31 961 membres), les premier·ère·s (4 608 tCO2 pour 8,2% du total) émettent collectivement deux fois plus d’émissions que les dernier·ère·s (2 316 tCO2 pour 4,1% du total). Selon le rapport de 2011, cette différence est explicable par les différents modes de transport privilégiés, les employé·e·s utilisant plus sou-

le délit · mardi 5 février 2019 · delitfrancais.com

vent la voiture ou la combinaison transport public/voiture que les étudiant·e·s qui utilisent en forte majorité le transport public ou actif (vélo ou marche). Toutefois, il est difficile de savoir comment le portrait de la situation a pu évoluer depuis 2011. Effectivement, la dernière étude de ce genre publiée par McGill date de 2013 et cette dernière a été mise de côté par le Bureau du développement durable étant donné l’absence d’une analyse précise de l’émission de GES. Et les vols internationaux? Un autre aspect des émissions dont McGill se voit responsable concerne le transport aérien financé, c’est-à-dire lorsque les

étudiant·e·s ou les employé·e·s voyagent à titre de représentant·e·s de l’Université (pour aller à une conférence, par exemple). Ces émissions sont calculées selon les recommandations de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) et comptabilisées dans l’inventaire de McGill. Mais qu’en est-il des voyages en avion des étudiant·e·s internationaux·ales venant étudier à McGill? Si l’on compte les déplacements quotidiens dans l’empreinte carbone, devrait-on aussi inclure ces déplacements internationaux? « ll y a une discussion de ce côté-là », concède Jérôme Conraud. « Il y a plusieurs façons de penser. Il y a des gens qui se disent que si ces étudiants internationaux n’étaient pas venus à McGill, ils n’auraient pas fait

ces déplacements en avion. D’autres vont dire que si ces étudiants n’étaient pas venus à McGill, ils seraient allés à l’Université de Toronto ou à l’Université de ColombieBritannique ou ailleurs en Amérique du Nord. Clairement, dans les règles de best practice, on n’est pas obligés de les inclure, parce que ce que tu vas inclure dans ton rapport de GES, ce sont les éléments sur lesquels tu peux avoir un contrôle, sur lesquels tu peux changer les manières de faire. Si on veut attirer des étudiants internationaux, ils n’ont pas vraiment le choix de prendre l’avion ». Par ailleurs, Jérôme Conraud soulève les difficultés techniques et questionne la pertinence du recueillement des données de voyagement des étudiant·e·s internationaux·ales. Par exemple, ce n’est pas parce qu’un·e étudiant·e possède un passeport chinois qu’il habitait en Chine au moment de venir étudier à McGill. De plus, les étudiant·e·s internationaux·ales ne reviennent pas nécessairement dans leur pays d’origine à la même fréquence. Tous ces paramètres rendraient nécessaire la conduite d’une nouvelle enquête pour obtenir ces données, mais M. Conraud n’est pas convaincu de leur utilité : « La question est : quelle est la pertinence d’intégrer ces données si on n’est pas sûr de pouvoir faire quelque chose avec? » x

Société

9


enquête CALCULER LES ÉMISSIONS DES INVESTISSEMENTS? Un aspect absent de l’inventaire des GES de l’Université McGill est l’empreinte carbone de son portefeuille. En effet, à l’heure des discussions entourant les mouvements de désinvestissement des énergies fossiles, certain·e·s peuvent se demander si les institutions sont responsables d’une certaine partie des émissions de GES des entreprises qu’elles encouragent par des investissements. Faudrait-il inclure cette part d’émission dans l’inventaire de l’Université? C’est du moins ce que croient Professeur Gregory Mikkelson, directeur de l’École d’études environnementales de l’Université McGill, ainsi que Jérôme Conraud, directeur de la Gestion des services d’utilité et de l’énergie de McGill. Ce dernier explique que d’un point de vue technique de comptabilité environnementale, « on aimerait pouvoir les inclure ». Il met l’enjeu en perspective avec la situation d’autres institutions - notamment la Banque centrale européenne, qui a tenté d’avoir un projet pilote de calcul d’émissions

induites, mais sans suite. Ainsi, pour avoir un portrait complet, il faudrait inclure les émissions de toutes les entreprises, et pas seulement celles directement impliquées dans les énergies fossiles. M. Conraud présente également les difficultés techniques entourant le calcul de l’empreinte carbone du portefeuille de McGill. La difficulté d’accès à sa composition exacte rend ce genre de calcul hasardeux. Ainsi, même si les plus grands investissements de McGill sont consultables en ligne, le gestionnaire de l’énergie évoque « le travail de moine » lié à l’analyse des émissions de GES de chaque compagnie : « Comment fait-on pour établir que, par exemple, un dollar chez Petro-Canada ou chez la RBC équivaut à x émission de GES? » Une idée suggérée serait d’attribuer la proportion du total des émissions de l’entreprise correspondant au pourcentage d’actions détenues par McGill. Toutefois, toutes ces compagnies ne possèdent pas nécessairement de rapport d’émissions de GES, avance Jérôme Conraud.x

ET APRÈS? COMMENT RÉDUIRE LES ÉMISSIONS? Si McGill tente d’offrir un rapport détaillé de ses émissions, ce n’est évidemment pas une fin en soi. En effet, le rapport vise à identifier les principales sources d’émissions afin de cibler les efforts de réduction. À McGill, la principale source d’émission de GES est issue de la combustion stationnaire du gaz naturel (33 076 tCO2 pour 59% des émissions en 2017). Lorsqu’on parle de réduire l’utilisation de gaz naturel, Jérôme Conraud est clair : « Le plan, c’est de faire la transition énergétique. […] Ce n’est pas la solution que pour McGill, c’est la solution pour la société. » Toutefois, même si l’ingénieur de formation indique plusieurs manières de réaliser cette transition, il demeure prudent lorsque vient le temps de s’avancer sur des solutions, compte tenu de la complexité de l’enjeu : « Au Québec, nous sommes chanceux d’avoir une source d’hydroélectricité qui est, sans rentrer dans les termes ‘verts’ à très faible empreinte carbone. Il y a d’autres impacts. Par exemple, ça inonde des zones qui, avant, étaient utilisées

différemment. Ça détruit des écosystèmes, etc. […] Si l’on ne regarde que les GES, la solution facile sur papier serait de tout convertir à l’électricité, puis c’est fini : on a complété notre transition énergétique. » GES LIÉS AU GAZ NATUREL

Conraud explique qu’une université comme McGill ne peut se permettre de ne dépendre que d’une seule source d’énergie venant d’un seul fournisseur à cause du patrimoine que l’institution possède. Le

directeur de l’énergie rappelle la tempête de verglas de 1998 ayant frappé le Québec, indiquant que McGill a pu continuer de chauffer ses bâtiments au gaz naturel. « À l’université, il y a des activités de recherche. Il y a des laboratoires possédant des spécimens qui n’ont pas de prix. Par exemple, on possède des carottes de calotte glacière qu’on ne peut pas perdre, sinon c’est une perte pour l’humanité. […] Il y a des livres, des œuvres d’art : on ne peut pas se permettre de geler les bâtiments. » À part l’électricité, d’autres sources d’énergie sont également envisagées, comme la géothermie ou encore le gaz naturel renouvelable issu des sites d’enfouissement ou des biodigesteurs qui convertissent le compost en biométhane réutilisable. Entre 2015 et 2017, McGill a réduit de 6% sa consommation de gaz naturel, retranchant 2 073 tCO2 émis. Toutefois, McGill a encore du chemin à parcourir pour parvenir à ses objectifs, soit d’atteindre la carboneutralité (avoir un bilan net d’émission de GES nul) d’ici 2040. x

DÉSINVESTIR DES ÉNERGIES FOSSILES : PORTRAIT DE LA SCÈNE PROVINCIALE Lorsque l’on parle de transition énergétique, la question des investissements dans les énergies fossiles pèse également dans la balance de l’avenir écologique de la société. En effet, Divest McGIll estime que le portefeuille de l’Université est composé environ 8% d’investissements dans les énergies fossiles. Si l’on compare McGill aux autres institutions universitaires, notre université est-elle en retard? D’emblée, il peut être complexe d’établir une comparaison, puisque les institutions universitaires, n’étant pas dans l’obligation d’une transparence quant à leur ensemble d’investissements, ne laissent pas toujours leurs documents de fonds d’investissement au grand jour. C’est le cas de l’Université Laval, la première institution académique à occulter complètement les énergies fossiles de son portefeuille. Le groupe **ULaval sans fossiles** visant à désinvestir a dû se faire ses propres estimations pour avoir une idée de la proportion d’ « argent fossile » que L’ULaval possédait. Grâce à Divest McGill, c’est depuis mai 2013 que des pétitions sont signées et que des manifestations sont organisées, mais sans désinvestissements majeurs. À Concordia, bien que l’Université n’ait pas encore désinvesti, la mobilisation a fait du

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bruit. Un projet pilote octroie cinq millions des 100 millions du fond de dotation à un gestionnaire pour placer des investissements durables en évitant les combustibles fossiles, les armes et le tabac. Cela marque tout de même un début de démarches de désinvestissement. L’Université de Sherbrooke s’organise de manière similaire, ayant également mis en place une stratégie d’investisse-

ment responsable coordonnée par un comité créé il y a environ un an dédié à ce sujet. Le cas le plus semblable à celui de McGill est probablement celui de l’Université de Montréal (UdeM). Des étudiant•e•s protestent avec pour slogan «Visage vert fond noir!» depuis 2015, soit peu après la formation de Divest McGill en 2013,

mais n’ont toujours pas eu de petite victoire. En effet, c’est 12,8 millions de dollars que l’UdeM a d’investi dans le secteur du pétrole, du gaz et des combustibles, incluant le soussecteur du stockage et du transport du pétrole et gaz. Ces données datent de fin 2015, aucun rapport n’ayant t été publié depuis. Cela correspond à 4,3 % de l’actif total du fond de dotation, soit 298 millions iyad kaghad

de dollars. Toutefois, il serait assez précaire de comparer ces chiffres à ceux de McGill puisque ces derniers sont récents de l’année 2018 et non datés d’il y a presque 4 ans. Il est tout de même possible de constater que la fondation de l’Université de Montréal plaçait, à l’époque, plus de 35 millions de dollars dans les énergies fossiles, ce qui représente environ 22% du total de ses investissements de plus de 500 000 dollars, c’est dire un peu plus de 154M$ au total. Toutes ces informations omettent les placements pour les fonds de pension des employés, ce qui pourrait bien faire augmenter le bilan. Certain•e•s étudiant•e•s estiment qu’étant donné que le portefeuille de McGill est l’un des plus importants du Québec, il est ainsi plus difficile pour l’université de désinvestir- justifiant le fait qu’aucune démarche administrative ne soit à ce jour entreprise. Pourtant, plusieurs universités reconnues au niveau international sont sur la liste des établissements d’éducation ayant désinvesti, comme Yale ou l’Université d’Oxford. Bien qu’il soit difficile de comparer parfaitement les situations des différentes universités, connaître le statut de nos semblables est assez révélateur quant au positionnement de McGill. x

le délit · mardi 5 février 2019 · delitfrancais.com


Philosophie

« Quamquam ridentem dicere verum quid vetat ? » Horace

philosophie@delitfrancais.com

mythologie

Mythologie : l’Éducation Rions, puisque nous sommes tous des cons ! Sirius Vesper

Contributeur

D

ans l’histoire de l’éducation universitaire, le curriculum a toujours défini l’essence de l’université. Cette éducation s’intéressait aux affaires actuelles, mais surtout aux grandes questions philosophiques mobilisées dans les arts et les humanités. Pourtant, à l’avènement de la modernité, notre préoccupation s’est trouvée toujours davantage formulée selon les logiques techniques concomitantes à son développement technologique. Pareille situation trouve son paroxysme en Amérique libérale – spécialement aux États-Unis – et n’est pas sans conséquence sur le destin de nos communautés. En laissant tomber la marque de l’université, c’est-à-dire son idée de l’excellence d’esprit et de communauté humaine à même d’aspirer à la magnanimité, nous sommes tous devenus peu à peu des cons. Si l’on crut sortir la « religion » de notre éducation, ce n’est qu’une nouvelle doctrine métaphysique – celle de la soumission à la technique – qui vit le jour. Notre éducation supérieure – si ce n’est toute éducation – a perdu essentiellement ce qui la définissait téléologiquement. Du moment où l’éducation supérieure entendait former non pas simplement un technicien mais sinon davantage un humain, elle se figurait « moyen ». En revanche, elle se veut dorénavant sa propre finalité – les diplômes pour les diplômes! – et lorsqu’elle ne procède pas de cette logique, elle dresse un essaim qui devra assurer, dans une logique d’automate, le bon fonctionnement du système. Interroger les finalités dudit système nous ramène au triste constat qu’il n’a d’autre finalité que lui-même. Sayonara l’éducation propre à la vie bonne. À force de choses, nos éducateurs ne furent eux-mêmes plus les biens éduqués, ils devinrent cons. On vit apparaître des chantres rayonnant l’innocence. Le terme d’« éducation supérieure » devint lui-même source de plaisanterie. Ce que l’on enseigne de « supérieur » n’a de supériorité que la spécialisation, la technicisation, nombrilisme autistique. N’ayez cependant crainte, frères marxistes. Nous pouvons tout de même célébrer avec grande ironie un certain nombre de conséquences. N’est-il pas vrai que nos bourgeois sont aujourd’hui euxmêmes de sombres crétins? Ils

n’ont plus pour eux que le privilège des bons diplômes tant l’oblivion des nobles fiertés de l’humain les fit disparaître de nos curriculums, sans même que l’on ai daigné sourciller – quel sujet ennuyeux. Nous ne portons, depuis deux cents ans, que les plus infectes marques de cette maladie – ode silencieuse au néant, vide de toute extase. Le poète québécois Claude Péloquin fit polémique en 1970 lorsque son « vous êtes pas écœurés de mourir bande de caves! » fut inscrit au-devant du Grand Théâtre de Québec. Il n’avait que trop raison. Nous pourrions épouser cette

multiplient davantage. Schopenhauer notait déjà à son époque qu’« ils se sont de fait emparés du marché, veillant à ce que rien n’ait de valeur en dehors de ce qu’ils reconnaissent comme valable, le mérite n’existant que dans la mesure où il plaît à ces médiocres de le reconnaître ». Et c’est ce que l’on a tenté de faire! C’est justement cela que l’on a appelé éducation! Tout ce dont notre époque est fière, nous le vomissons. C’est la vérité qui parle par notre bouche. – Mais notre vérité est terrible. Nous sommes les futurs bourreaux des assistés sociaux, bureaucrates de la connerie, PDG du génocide, politiciens

M’entendez-vous? Disons-le : nous ne savons plus ce qu’est vivre! On prit un jour la vie et, comme des chrétiens frustrés du dimanche, on lui apprit qu’elle n’aurait dorénavant plus droit de citer dans nos grands empires technophiles : « Damnatio memoriae ab universitate usque ad universitatem! » Notre misérable petite éducation se résume à exemplifier ad infinitum notre bêtise ; nous provoquons la grande extinction écologique qui nous attend. Nous la sommons de se rendre à nous. Œuvre de notre arrogance la plus délétère, ne nous méprenons pas – au moins! – sur pareil

Hugo Gentil

« Mais je vous vois vous méprendre, mes chers éjaculateurs précoces – n’est-ce pas vrai? Vous, vous êtes unique et beau et bon et intelligent et d’une belle pensée – vous êtes différents! » sentence et interroger : « Vous êtes pas écœurés d’être caves bande de caves! » Hélas, cela serait tout comme lâcher une bouteille à la mer. Nous ne pouvons espérer des cons qu’ils veuillent cesser de l’être pour autant qu’ils ne sachent rien de leur situation. Seule consolation pour notre époque : les cons qui se savent tels et enquêtent à ne plus l’être. Ils sont déjà bien moins cons. C’est notre projet ! Ne plus être cons, ce serait déjà un formidable projet. Pourtant, les cons blâment ceux qui enseignent autre chose qu’eux-mêmes! Comment, dès lors, espérezvous que leurs galimatias ne se

le délit · mardi 5 févier 2019 · delitfrancais.com

de la crasse – nous sommes les étudiants des castrations intellectuelles. Invoquons le fantôme de George Grant afin de rappeler son très ironique « the orgasm at home and napalm abroad ». On éduque à la mort stratégique et l’on galvanise notre connerie privée des divertissements les plus sots. Ce que nous écrivons, disons, vociférons… cela n’est guère que le plus plat et pathétique des bavardages ; cette intervention n’y échappe pas. Aux prêtres qui nous jugeront, permettez que nous confessions notre propre médiocrité, notre propre sens du pathétisme – ironiquement! Je vous le demande, savez-vous pourquoi nous sommes universellement et progressivement si cons?

destin. Ce ne sont effectivement pas nos désirs et nos démesures qui viendront à bout du monde, c’est essentiellement notre éducation de rachitiques qui en est la cause. On fit de l’anémie un idéal et l’on canonisa ses manifestations fatiguées – nous voulons dire : on réalisa le « progrès », comprenez ! Deux minutes et c’est terminé ! Mais je vous vois vous méprendre, mes chers éjaculateurs précoces – n’est-ce pas vrai? Vous, vous êtes unique et beau et bon et intelligent et d’une belle pensée – vous êtes différents! Dans ce cas, ne devrions-nous pas vous

offrir nos excuses? Permettez que l’on s’incline devant votre impuissance à même pénétrer la question ; vos lumières ne peuvent attendre. Déjectez vos « connaissances », votre « savoir », votre « modération ». Que l’on puisse comprendre la fine analyse comparative de la sexualité opposant Léon Tolstoï au Marquis de Sade, ou encore que l’on puisse vous expliquer le rôle de l’Être dans l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, à quoi bon si l’on en fait qu’une carrière. Vous n’êtes que le mépris de la pensée. « Permettez que l’on soulève quelques réserves, tout de même! » Bien sûr! Réservez la connerie, elle est vôtre, son commerce est en grande santé, répète-t-on dans nos journaux. Qui sait si vous n’en ferez pas une carrière! Une existence emplie de « oui, mais » et vous saurez vous gratifier de n’importe lequel des opiacés actuels. Nous sommes totalement furieux et ce n’est aucune mesure qui nous libérera de la connerie. Disonsle : furieux d’être con! La cruauté des mots n’est pas synonyme de dégoût. Voyons. On n’est cruel qu’envers ceux que l’on aime. Le reste, vous le savez, on nomme cela l’indifférence. Nous aimons tous les cons et n’osons que leur bien! Être l’amant des idiots et avoir notre couche avec eux, c’est là notre plaisir. Amor fati, nous rappelait Nietzsche! Ne tombons pas dans une caricature sans cesse renouvelée de la dureté. Nous n’en voulons pas à ceux qui ne sont que les centenaires fatalités d’un système qui les écrase. Cela n’est pas sans nous motiver à guerroyer avec candeur. C’est un préjugé de croire que nous sommes intelligents. Nos yeux, admettons-le, sont d’ores et déjà secs de toute honte. Le monde est bâti en fonction des instincts accouchés de ce préjugé. Nous sommes cons par manque de « réelles expériences » qui définissent l’humain. Rigueur, probité, musicalité, justice, clairvoyance, pathos de la distance, honnêteté, gaieté devant la souffrance du travail intellectuel, révélation. Nous n’arriverons à rien et serons condamnés à mourir en grands abrutis tant et aussi longtemps que nous ne retournerons pas à ces mots. L’éducation n’est pas une chose importante, sinon l’on serait collectivement furieux d’être cons. x

philosophie

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Culture artsculture@delitfrancais.com

le délit et des livres

L’envers de l’Histoire

Retrouvez l’œuvre marquante de la semaine : L’apprentissage du silence. alice gueldyeva

Contributrice

«O

n ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », écrivait Héraclite au sujet du changement perpétuel du monde que le temps provoque, à la manière d’une force divine. Cela présuppose, bien sûr, que le temps est unidirectionnel puisqu’il achève des séries d’actions, de mouvements qui ne connaîtront jamais de retour en arrière. Que se passerait-il, cependant, si le temps passait à rebours? Si, en plus de l’expérience de la baignade dans le « même » fleuve, on revivait la chute de la Yougoslavie, l’élection de Juan Perón en Argentine ou la sanglante révolution haïtienne ? Cette curieuse chronologie « à l’envers » est ce qui fait avancer l’intrigue du roman L’apprentissage du silence, nouvellement paru dans les éditions Hashtag, œuvre de la jeune autrice montréalaise Miruna Tarcau. Dans le théâtre français classique, il était d’usage que l’action se déroule dans un cadre temporel précis, soit celui

la petite Boudeuse, avec la grande Boudeuse et d’autres troias emputecidas qui n’avaient pas leur pareil pour faire mine d’être tristes quand on avait perdu un enfant. »

des vingt-quatre heures. Le célèbre homme de lettres du 17e siècle Boileau avait d’ailleurs écrit à ce sujet dans son Art Poétique : « Qu’en un lieu, en un jour, un seul fait accompli tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. » Nous sommes bien loin d’une telle pensée puisque l’autrice rompt brillamment avec l’idée même d’une chronologie continue. Les protagonistes, David et Élisabeth, ne cessent de se redécouvrir au fil de périodes temporelles qui, elles, reculent dans la chronologie et ressemblent toujours un peu moins à notre 21e siècle. Ce procédé, connu en littérature sous le nom d’« analepse », qualifie le retour en arrière d’une action précise, d’une période bien délimitée dans la chronologie du récit. C’est par ailleurs une idée que l’on retrouve aussi dans le domaine du cinéma, sous un nom plus célèbre cette fois-ci : le flash-back. Il se trouve ainsi que, parmi les éléments frappants auxquels fait face le.a lecteur.rice de L’apprentissage du silence, se démarquent la souplesse et l’aisance avec laquelle la jeune autrice est parvenue, de fil

La narration revêt également, bien sûr, le manteau de son époque, puisque tel semble être le thème principal du roman. Les dernières phrases, tirées d’une correspondance épistolaire entre Élisabeth et David, en témoignent : « À défaut d’avoir le courage de te dire adieu, je prétendrai qu’il ne s’agit que d’un au revoir. Veux-tu donc que l’on se quitte sur une promesse? Disons seulement que le premier d’entre nous qui reverra Lili s’engage à l’embrasser de la part de l’autre. » béatrice malleret en aiguille, à tricoter une narration peu commune. Une autre composante qui contribue à rendre ce roman si particulier est la plume toujours changeante de la voix narratrice, empreinte des accents et expressions locales qu’apporte chaque

voyage. La citation suivante, tirée de leur escapade en Argentine et précédant leur déménagement en Yougoslavie, le montre bien : « À présent, rien ne lui semblait plus curieux que de se répéter qu’ils avaient vécu à Westmount, que jadis, elle passait ses journées à se gaver du fromage à la crème avec

Dans L’apprentissage du silence, les personnages se cherchent dans le passé, emmenant avec eux le lecteur dans leur périple au fil des époques, le tout rédigé avec l’ironie la plus légère et insouciante ainsi qu’un humour poignant. Une œuvre qui sied à tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin aux rapports que l’on entretient avec notre Histoire. x

théâtre

Un adieu poétique et frissonnant Juste la fin du monde nous plonge dans un univers à la fois sombre et poétique. Thomas volt

Contributeur

L

a pièce que l’on connaît, survoltée et dérangée, est ici reprise de manière plus intimiste et moins explosive, et est mise en scène par Emilie Alexandre. Derrière les mots singuliers du texte de Jean-Luc Lagarce se cache une poésie touchante propre au metteur en scène. Rien n’est laissé au hasard. Les mouvements sont millimétrés ; le jeu l’est tout autant. Les battements d’une musique magiquement bien ficelée laissent des moments silencieux pendant lesquels le spectateur s’immisce encore un peu plus dans la vie de Louis (interprété par Jérémie-Clément Pallud). Vicieux et mystérieux, l’homme atteint du sida décide, comme une dernière obligation, de retourner voir sa famille pour un adieu subtil et glaçant. Le spectateur est enfermé avec cette famille où tout le monde se comprend sans que personne ne puisse se l’avouer.

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Culture

Tova light photography Du film à la pièce À la vue du titre, comment ne pas penser à l’adaptation cinématographique de Xavier Dolan? Après un tel succès, il est difficile de ne pas avoir en tête certains moments marquants du film, qui pourraient revenir inconsciemment lors de la mise en scène. Toute la réussite de la pièce se fonde là-dessus : s’inspirer du film, s’en rapprocher, tout en amenant une touche personnelle poétique et un parti pris scénaristique.

Les décors principaux rappellent ceux du film – cependant, le temps nous réserve des surprises qui ravissent l’œil et font battre le cœur. L’inattendu surgit magiquement, ravissant le spectateur, qui aurait pu se perdre dans des monologues légèrement longs. Presque tous les personnages reprennent les traits de ceux interprétés par Marion Cotillard, Nathalie Baye, Léa Seydoux, Vincent Cassel ou encore Gaspard Ulliel, tout en apportant leurs brins de personnalité

et d’émotions. Suzanne, la sœur de Louis (interprétée par Hélène Hullin) est un mélange pétillant d’enfant au cœur triste et de jeune adulte désillusionnée qui émeut le spectateur tant par la générosité de son jeu que par l’émouvante énergie qu’elle fait ressentir. Sortie (presque) comblée Malgré tous les bons côtés, un seul élément peut rester en travers de la gorge : l’absence de

réelle violence. Qu’elle soit verbale ou physique, la pièce traite d’un sujet sensible au sein d’une famille où tout va mal. Le personnage d’Antoine (interprété par Martin Frébourg) est violent dans ses mots sans pour autant faire frémir le spectateur. Au cours de la pièce, on ressent la colère, la jalousie et l’incompréhension du personnage face à son frère Louis. Cependant, ce qui aurait pu être un crescendo explosif n’est malheureusement qu’une montée énervée vers un dialogue, émouvant certes, mais qui peine à convaincre complètement. Catherine, la femme d’Antoine, (interprétée par Sarah Foulkes) est contre toute attente par moments plus terrifiante que son mari, tant par son jeu que par l’intensité qu’elle donne à ses propos. La violence verbale est là, dire le contraire serait mentir! Elle est présente chez tous les personnages à un niveau différent, quid de la violence physique? Sans prôner le déchainement et l’excès, une corporalité plus affirmée aurait pu nous ravir complètement et nous faire sortir comblés et terrifiés. x

le délit · mardi 5 février 2019 · delitfrancais.com


littérature

La culture à quel prix? Retour sur l’édition 2019 du Prix littéraire des collégiens. béatrice malleret

mélina nantel

Coordonnatrice à la correction

L

e Prix littéraire des collégiens du Québec célébrait cette année sa 16e édition. Ce prix, l’un des plus importants dans l’industrie littéraire québécoise, offre l’occasion à quelque 800 étudiant·e·s de 62 cégeps de développer leur esprit critique, à travers la lecture de cinq œuvres issues de la littérature québécoise actuelle, choisies préalablement par un jury. Une bourse de 5000 dollars est offerte à l’autrice ou à l’auteur du roman préféré par les étudiant·e·s. Véritable joyau pour la promotion de la littérature auprès des jeunes, le Prix est orchestré chaque année par des professeur·e·s de littérature des quatre coins du Québec. Il devient pourtant de plus en plus périlleux pour le comité organisateur d’accéder à des subventions suffisantes pour couvrir l’étendue des frais reliés à ce grand rassemblement culturel. L’édition 2019 compromise À l’annonce de l’édition 2019 du Prix, une vague de protestations a raflé la communauté littéraire collégienne et l’industrie du livre plus généralement. C’est que le géant Amazon, reconnu comme une menace imminente pour tout commerce local, allait être cette année le bailleur de fonds principal du Prix. Le logo Amazon, bien plus qu’un simple commanditaire, représente l’asservissement de notre littérature, qui doit taire son microcosme culturel et s’adapter aux industries gargantuesques qui assureront peutêtre sa pérennité.

CRÉATURES DU HASARD Lula Carballo Cheval d’août

précédent, une porte ouverte vers la fin d’une culture nationale, au profit d’une mondialisation sans cesse grandissante. Face aux représailles d’une telle décision, les organisateur·rice·s avaient annoncé au mois de décembre dernier la suspension de l’édition 2019. Redéfinir les priorités

Là est du moins la volonté des organisateur·rice·s du Prix : faire perdurer cette tradition littéraire, lui donner les moyens de ses ambitions. Cette affiliation avec Amazon témoigne de la pauvreté non pas de la culture, mais de ses moyens de diffusion. Frapper aux portes du gouvernement, nous dit Benoit Lemieux, coresponsable du Prix, c’est accéder à des financements trop modestes pour faire respirer adéquatement tou·te·s les acteurs et actrices impliqué·e·s. Et voilà qu’Amazon arrive, proposant de leur donner à tous et à toutes un souffle nouveau — un montant significatif, capable de les faire vivre encore, au minimum pour l’édition 2019. Alors, plutôt que de s’essouffler ou de mettre le Prix sur respirateur artificiel, les responsables ont accepté.

Représailles d’un choix difficile Ce que les organisateur·rice·s avaient redouté s’est toutefois concrétisé : la communauté entourant le Prix n’a pas su avaler le fruit pourri que représentait pour eux cette alliance. L’Association des libraires du Québec (ALQ) a demandé au Prix de rompre ce partenariat.

qu’il représente : quelle place une multinationale aux prix imbattables laisse-t-elle aux petites librairies indépendantes du Québec? À l’ère numérique, alors qu’un·e Québécois·e sur deux dit acheter en ligne, comment préserver une littérature d’ici, si ce n’est par le biais d’institutions indépendantes qui ont à cœur le Québec et sa culture?

Des professeur·e·s, anciens ou actuels membres du Prix, se sont consterné·e·s, certain·e·s ayant même décidé de ne pas organiser le Prix dans leur école. Des étudiant·e·s ont exprimé leur mécontentement, que ce soit par le biais de la page Facebook du Prix ou par des messages envoyés directement aux responsables.

En cautionnant ce genre de plateforme monopolisante, le Prix envoie aux étudiant·e·s un message clair : acheter sur Amazon est la solution. Il fait la promotion d’une compagnie qui n’a nullement besoin de la culture québécoise pour survivre, et balaie de la main la problématique de ces ventes à moindre prix sur le milieu du livre.

Amazon, ce géant rival, dérange surtout par la menace imminente

Véritable bouffeur d’économie locale, Amazon tend à créer un

Les titres en lice

LES VILLES DE PAPIER Dominique Fortier Alto

le délit · mardi 5 février 2019 · delitfrancais.com

DE SYNTHÈSE Karoline Georges Alto

QUERELLE DE ROBERVAL Kevin Lambert Héliothrope

À la suite de nombreuses réflexions et au mécontentement de la communauté littéraire – navrée qu’un évènement culturel de cette envergure soit avorté – les organisateurs ont finalement décidé que le Prix littéraire aurait bel et bien lieu en 2019. Préférant y aller de l’avant avec un Prix un peu moins ambitieux que ce que les fonds promis par Amazon auraient permis, ce sera la Fondation Marc Bourgie, fondatrice du Prix, qui assurera encore une fois cette année la pérennité de l’évènement. Décision difficile, certes, mais nécessaire, selon les organisateurs, qui ne souhaitaient pas pénaliser l’accès à la culture à des centaines de jeunes à travers la province. Le Prix est également une plateforme importante pour les autrices et auteurs, qui reçoivent, disons-le, si rarement de reconnaissance dans une société où le livre, à titre d’objet culturel, est de moins en moins prisé. L’épineuse survie du Prix littéraire ne serait-elle au fond qu’un symptôme d’un Québec en mal de racines? Car la culture n’est-elle pas justement cette terre fertile, commune, sur laquelle ceux·celles d’hier comme ceux·celles de demain bâtiront? x

CE QU’ON RESPIRE SUR TATOUINE Jean-Christophe Réhel Del Busso

culture

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Cinema

Une douleur froide Cold War : Un film d’une grande beauté et d’une tendresse déchirante. DIAPHANA DISTRIBUTION

Alexandre jutras

Contributeur

L

e réalisateur et scénariste polonais Pawel Pawlikowski, qui nous avait offert le magnifique Ida il y a quelques années déjà, nous présente cette fois une histoire d’amour fiévreuse prenant place dans les années d’après-guerre. Wiktor, pianiste et chef d’orchestre désabusé, ratisse la campagne polonaise dans le but de mettre sur pied un spectacle de danse et de chants folkloriques. Aux auditions se révèle alors Zula, une téméraire et talentueuse jeune femme au passé sombre. Dès lors, une tension s’installe entre ces deux personnages que tout oppose. Ils se poursuivront inlassablement à travers l’Europe dans une cavale qui les poussera inévitablement vers le gouffre. Du plaisir empreint de malheur La forme elliptique convient parfaitement à cet amour plein de promesses sincères, mais pourtant intenables dans le contexte enchevêtré de la Guerre froide. Les prises de vue rapprochées, soutenues par le

demment libérales, les soirées arrosées dans de grands appartements pompeux. Des faiblesses oubliées aisément

format carré de l’image, permettent aisément de se glisser dans l’intimité d’une relation noircie par la mélancolie et la douleur. L’esthétique sobrement soignée, toute en subtilité, laisse place à la musique qui reste en tout moment sublime . Les changements de plans alternent entre la douceur et le fracas, à l’instar de cette histoire d’amour pour le moins tumultueuse. D’une grande technicité, le noir et blanc rehausse les contrastes de la

bohème des soirées jazz parisiennes tout en peignant habilement la monotonie d’une pauvre ruralité. On comprend sans difficulté pourquoi Cold War a remporté le prix de la mise en scène à Cannes dernièrement, en plus d’être en lice pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. Même si cette structure en ellipses nous permet de côtoyer cet amour de plus près, il n’en demeure pas moins que Cold War paraît par

moment précipité. Certains détails demeurent flous, certaines scènes frôlent l’invraisemblable alors qu’elles visaient plutôt le grandiose. La simplicité, le dépouillement, insufflent de magnifiques élans de sincérité au film, mais impliquent parfois un certain vide que l’œuvre n’arrive pas toujours à racheter. De surcroît, on ne peut plonger dans la bohème artistique aussi rapidement sans que ne s’en dégagent quelques clichés : une poète aux mœurs évi-

La durée du film s’avère un point fort autant qu’une faiblesse ; on évite les longueurs et on soutient un rythme vivant, mais le dénouement est déballé excessivement rapidement dans une succession de scènes nettement moins crédibles que le reste de l’œuvre. Le long-métrage est profondément touchant même si l’on sent parfois qu’il ne plonge pas toujours au cœur des choses, que l’histoire d’amour emphatique met par moment de côté des éléments intéressants. Des pans de la trame narrative demeurent assez pauvrement développés, notamment les personnages secondaires qui ne sont qu’esquissés malgré leur influence sur le déroulement du récit. Ces petits écueils ne sont toutefois pas assez majeurs pour torpiller ce merveilleux film. Cette œuvre visuellement forte s’attaque au sujet maintes fois travaillé qu’est l’amour en le posant dans un cadre historique présenté avec justesse. Un incontournable pour tout cinéphile s’intéressant au cinéma étranger. x

musique

Champion, entre jazz et opéra

L’œuvre de Terence Blanchard en première canadienne à l’Opéra de Montréal.

gabrielle Leblanc-HuARD

Contributrice

Emile Griffith, l’accumulation de ces sujets fait que l’on perd de vue l’objectif principal visé par les créateurs de cette pièce.

Opera Washington

L’

opéra Champion est unique en son genre. Cette création composée en 2013 par le trompettiste Terence Blanchard et écrite par Michael Cristofer défie tous les standards. Cette pièce a le mérite de diversifier l’offre habituelle et d’ouvrir l’Opéra de Montréal à un nouveau type de public. Lors de la représentation du 26 janvier, enfants, adolescents et jeunes adultes étaient présents en grand nombre. L’utilisation d’un langage populaire et parfois même grossier contraste avec l’institution de l’opéra de manière singulière, mais est à la fois très intéressante. Il était très plaisant de voir un tel amalgame dans cette salle. Griffith au cœur de l’œuvre Cette œuvre est centrée autour de la vie d’Emile Griffith, un ancien champion mondial de boxe qui était bisexuel dans une époque où cela était proscrit. L’opéra le présente dans trois différents mo-

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culture

ments : lors de son enfance difficile aux Îles Vierges, au cours de sa vie adulte et, enfin, pendant ses dernières années. Il souffre alors de multiples lésions cérébrales dues à ses nombreux combats et à une attaque qu’il a subie à cause de sa sexualité vers la fin de sa carrière. Sous la direction artistique de Michel Beaulac, l’impressionnante distribution a su charmer

le public. Le talent était manifestement présent en abondance sur scène. Chaque voix était riche et délivrait bien l’intention du texte. Arthur Woodley, dans le rôle d’un Emile Griffith vieillissant, est particulièrement saisissant. Malgré ses 70 ans, son chant était puissant et son interprétation était troublante d’authenticité. Il fut vraiment la vedette de cette œuvre.

Mélange réussi ou confus? Cet opéra, quoique très divertissant, devient peu à peu oppressant à mesure que l’intrigue se développe. Le fait d’aborder autant de thèmes tels que la sénilité, le succès, l’homophobie et même le meurtre en une seule pièce, à mon avis, entraîne une certaine confusion. Bien qu’il s’agisse de la véritable histoire du boxeur

De plus, même si le mélange entre opéra et jazz, de même que l’utilisation d’un langage plus familier en langue anglaise, peuvent sembler rendre l’œuvre plus accessible, j’ai un doute quant au résultat. Le chant lyrique et les airs de jazz complexes font que la musique n’est pas nécessairement plus facile à écouter qu’un opéra classique. Il y a également peu d’airs marquants dans la pièce. En fait, ce qui m’a touchée le plus ne fut pas, comme à mon habitude, une mélodie particulière, mais bien une phrase magnifique qui porte à réfléchir : « I killed a man and the world forgives me. I loved a man and the world wants to kill me (J’ai tué un homme et le monde me pardonne. J’ai aimé un homme et le monde veut me tuer, ndlr). » Malgré toutes les réserves que j’ai eues, il valait la peine d’assister à la représentation, ne serait-ce que pour cette citation. x

le délit · mardi 5 février 2019 · delitfrancais.com

DIA


Nouvelle

Dialogue avec le temps Adriele Benedetto

D

Mélissa Laveaux - Nan Fon Bwa Ama Lou - Wire LSD - Thunderclouds Slaters & Toulouse - Danger

évangeline Durand-allizé

Contributeur

ehors, le tonnerre gronde. Cela fait 26 jours que le ciel n’en fait qu’à sa tête, si bien que ceux qui tentaient de le consoler ont perdu espoir et ont préféré se réfugier chez eux. Aujourd’hui ne fait pas exception. En l’espace d’une minute, le ciel s’est noirci et les nuages sont montés sur scène, menaçant de déverser leur chagrin à n’importe quel instant. On prévoit même des flocons en fin d’après-midi. Du jamais-vu pour une ville qui se vante d’avoir du beau temps en toute saison. — Il paraît que le soleil est en grève, soupire Horace en fermant les volets. — Tic-tac, tic-tac, tic-tac — Les petits nouveaux disent que le beau temps ne vient jamais seul et que l’orage n’est jamais trop loin. Mais dans le vieux bourg, on raconte qu’il s’agit d’un complot orchestré par la capitale. Paris en aurait marre de la flotte et aurait fait appel à un Comité Spécial d’Intervention Atmosphérique (CSIA) pour amadouer tous les vents et nuages qui traversent l’hexagone, afin de concentrer leurs activités dans le Midi, en particulier dans notre petit joyau médiéval. Tu trouves ça normal toi? — Tic-tac, tic-tac… — Si c’est le cas, ils ont un sacré culot, ces fripouilles! Pour ma part, ça fait longtemps que j’ai perdu tout attrait pour le dehors. Qu’il grêle ou qu’il neige, je m’en fous. Cependant, quand le Soleil du Midi publie que le service Paris-plage reprend avec un mois d’avance et qu’on frôle les 25 degrés à la capitale, j’ai le coude qui me démange. Ça pue la conspiration, camouflée derrière l’argument du changement climatique. Depuis quand Orange est l’épicentre des averses? Hein? Depuis quand? Enfin bon, tant qu’on ne manque pas de haricots, de pâtés en croûte ou de pains surgelés, on n’a pas le droit de se plaindre, pas vrai? — …tac, tic-tac, tic-tac, tic... Soudain, une secousse ébranle la maison et on entend un bruit de verre brisé, suivi par le sifflement strident du vent. Horace se précipite dans la cuisine et s’empresse de fermer la fenêtre. À terre git son vase de céramique préféré, en mille morceaux. — Ça commence à bien faire! Si vous vouliez me faire chier, sachez que c’est réussi! — Tic-tac, tic-tac, tic-tac Horace n’a même pas le temps de s’en remettre que quelqu’un toque à la porte. « Toc, toc » — Tic-tac, tic-tac, tic-tac — Mais qu’est-ce qu’ils ont tous aujourd’hui? Qu’est-ce qui les tracasse, bon sang? D’un pas décidé, il se dirige vers la porte et l’ouvre brusquement. En face de lui se tient un jeune homme bien coiffé, en tenue de banquier, qui s’abrite sous un grand parapluie. Il a un sourire de banane et son long menton révèle un fâcheux

PLAYLIST

grain de beauté. Avant même qu’il ne prononce un mot, Horace remarque qu’il est entièrement sec. On dirait que le déluge ne le regarde pas. — Vous désirez? — Je vous demande pardon. Je viens tout juste d’arriver en ville et, ne connaissant pas les mœurs et coutumes locales, je me suis dit qu’il serait bon de me présenter à la communauté. Mon nom est Juste de Sainte-Olive, mais appelez-moi Juste. — Horace, répond l’Orangeois, méfiant. Qu’est-ce qui vous amène ici? Si c’est une mutation professionnelle, je crains que votre patron ne vous ait joué un mauvais tour. Aussi étonnant que cela puisse paraître pour la ville la plus ensoleillée de France, il pleut depuis presque un mois. Les cas d’inondations se multiplient et la commune est incapable de répondre aux besoins de la population. Même le tourisme, qui n’a jamais souffert de rien, est à la dérive. Beaucoup songent à quitter la ville jusqu’à ce que l’ordre climatique soit rétabli. Et le maire, qui a eu la bonne idée de prendre deux semaines de congés! Au soleil, bien entendu. Et de tout ça, le reste du pays n’en a rien à cirer! — Ne soyez pas abattu, monsieur Horace. Je suis ici pour vous annoncer une bonne nouvelle. Paris entend votre détresse et m’a chargé de vous venir en aide au nom des valeurs républicaines qui nous rassemblent. — Plaît-il? — Voyez-vous, la météo d’Orange prévoit de la pluie pour les trois prochains mois, après quoi le soleil devrait ressurgir. Pour pallier ce problème, la mairie de Paris vous fait don d’un parapluie semiautomatique et chauffant qui s’auto-sèche en 27 secondes grâce à un micro radiateur électrique incorporé. Fini les gouttelettes dans l’ascenseur et les porte-parapluies en plastique! Le parapluie chauffant débarque à Orange, annonce-t-il en bombant le torse. On n’en est pas peu fier, ajoute-til. Ce projet naît de la volonté de… Horace ne le laisse pas terminer. Il ferme la porte et se vautre sur le canapé, épuisé. Il n’en croit pas ses oreilles. — Les vieux avaient donc raison. Non seulement ils nous dépouillent de notre bien le plus précieux, mais ils se foutent ouvertement de notre gueule? La pendule, restée impassible jusqu’alors, est outragée. Elle pousse un long cri de colère. — TIQUE-TAQUE, TIQUE-TAQUE, TIQUE-TAQUE! Puis elle reprend son souffle et retrouve son calme. x

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le délit · mardi 5 février 2019 · delitfrancais.com

culture

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entrevue

Créer un espace de Le Mois de l’Histoire des Noir·e·s à McGill est lancé sous le thème de la justice.

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e Délit a rencontré Shanice Yarde, l’Equity Educational Advisor in Anti-Racism and Cultural Diversity (conseillère en éducation sur l’équité dans la lutte contre le racisme et la diversité culturelle, ndlr) de McGill afin de discuter du Mois de l’Histoire des Noir·e·s. Le Délit (LD): Quelle est la signification pour vous d’organiser le Mois de l’Histoire des Noir·e·s à McGill? Shanice Yarde (SY): À McGill, il y a une histoire ancienne de la communauté noire et sa mobilisation. Mais cette histoire est souvent effacée, et c’est important qu’il y ait un espace pour mettre l’expérience et l’histoire des personnes noires de l’avant. Le mois de février est un moment pour faire cela, mais c’est aussi important de poursuivre ce travail toute l’année. J’ai commencé à travailler à McGill en 2016, et la première chose que j’ai demandée était « qu’est-ce que nous allons faire pour le mois de l’Histoire des Noir·e·s ». À ce moment-là, il n’y avait pas beaucoup de choses planifiées formellement au niveau institutionnel. Cependant, il y a toujours eu des initiatives et événements organisés par la communauté noire sur le campus dans le passé. Le Mois de l’Histoire des Noir.es à McGill a créé une structure institutionnelle, avec les ressources que cela inclut. LD: Le Mois de l’Histoire des Noir·e·s a été mis en place en 2017 à McGill. Est-ce que vous sentez un changement dans l’engagement des étudiant·e·s et de l’administration dans les événements ? SY: Comme nous sommes à la troisième édition, de plus en plus de gens sont au courant des événements et excités à l’idée d’y participer. Nous avons été en mesure d’être plus proches et de collaborer cette année avec différents départements et organisations sur le campus et d’établir des partenariats avec diverses organisations et personnes de la communauté noire à Montréal. Il y a cette année encore un engagement et du soutien de la part de l’administration, ce qui envoie un message positif pour le reste de l’Université. Beaucoup de personnes noires doivent créer ces espaces en étant seul·e·s, et souvent il n’y a pas beaucoup de ressources. Je suis contente d’encourager le travail des personnes noires et soutenir la création d’espaces de célébration au cœur de l’université. C’est très excitant de faire partie de cela. LD: Quels sont les différents thèmes abordés pendant le mois? SY: Le thème pour le mois est la justice. C’est important de discut-

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entrevue

er et de se demander: pourquoi la justice est importante? À quoi la justice ressemblerait pour nous, pour les personnes noires à McGill et Montréal? Et lorsque nous tenons ce genre de discussion, il est important aussi de se demander qui est inclus ou pas. Il est important pour moi d’inclure non seulement les personnes étudiantes, employées et professeures de McGill, mais aussi les personnes de la communauté noire de Montréal en général. Le thème de la justice fait qu’on s’assure qu’il y ait de l’espace pour tout le monde et en mettant de l’avant les personnes qui sont souvent ignorées et qu’on ne célèbre pas. LD: Est-ce important pour toi que l’intersectionnalité soit prise en compte dans les événements mis en place pendant le mois? SY : L’intersectionnalité est connectée au thème de la justice. Car le terme prend en compte qu’il y a certaines personnes qui sont effacées comme je l’ai dit avant. C’est important de comprendre et reconnaître qui est laissé de côté. Dans mon travail, c’est une notion importante en général. Depuis les débuts de cette initiative, j’ai toujours voulu redonner la parole aux personnes marginalisées. Je travaille et j’embauche des femmes, des personnes non binaires, des personnes queer, des personnes trans, des personnes handicapées noires. Il est aussi important, lorsqu’on organise ce genre d’événements, de penser à qui on inclut au sein de ces espaces. Par exemple, je veux que les évènements soient gratuits et les plus accessibles possible pour tout le monde. Il y a beaucoup de travail à faire, nous continuons d’apprendre chaque année. Même quand on pense à l’intersectionnalité, certaines personnes restent exclues. Il est donc important de nommer ces choses-là et de s’engager à faire mieux pour créer des espaces inclusifs pour tout le monde. C’est important aussi, car les personnes noires qui étaient queer, trans, des femmes, des personnes handicapées ont été effacées de cette histoire. Souvent, les personnes qui étaient mises de l’avant étaient les hommes noirs, les personnes noires hétérosexuelles, les personnes cisgenres, les personnes de classes moyennes ou supérieures. C’est important d’écouter l’histoire des personnes qui ont été le plus marginalisées au sein de la communauté noire et d’apprendre de leurs expériences comment lutter pour plus de justice. x Propos recueillis par GRÉGOIRE COLLET Éditeur Société

Harmata Aboubakar

QUELQUES ÉVÈNEMENTS Commémoration du Congrès des Écrivain·e·s Noir·e·s

Célébrer l’Héritage du Dr. Kenneth Melville

Comprendre la Légalisation du Cannabis

McGill Faculty Club Le 6 février à 18h

Strathcona Building Le 18 février à 18h

Lieu à déterminer Le 25 février à 18h

Journée de la famille et de la Communauté Résidence La Citadelle Le 10 février dès 11h

Afro-Drag Mtl Café Cléopatra Le 21 février à 21h

le délit · mardi 5 février 2019 · delitfrancais.com


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