Le Délit spécial Santé(s) mentale(s) du 19 mars

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Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill

Santé(s) Mentale(s) Raconter les luttes, lutter pour les récits

Mardi 19 mars 2019 | Volume 108 Numéro 20

Comme vous voulez depuis 1977


Volume 108 Numéro 20

Éditorial

Le seul journal francophone de l’Université McGill

rec@delitfrancais.com

Briser le singulier de la santé mentale Mise en garde: La plupart des articles de cette édition traitent de thèmes liés aux « troubles de la santé mentale » et contiennent par-là des propos sensibles qui pourraient redéclencher un traumatisme psychologique et des réactions émotionnelles déstabilisantes. Les articles en question seront accompagnés de mises en garde.

L’équipe du Délit

N

ous avons voulu explorer ce que l’on tait souvent, mettre au coeur de nos pages ce que l’on écarte de nos chemins pour ne pas, surtout pas, ralentir. Nous avons voulu écrire d’une voix plus personnelle et intime que celle avec laquelle l’on parle dans nos éditions habituelles. Il nous a semblé nécessaire pour ce faire d’interroger le concept de « santé mentale » et le singulier auquel on le décline en permanence. Jeunes et étudiant·e·s, avec le privilège d’avoir cette tribune d’expression et un état de santé mentale adéquat pour écrire des articles, nous ne prétendons à aucune exhaustivité. Dans le contexte compétitif mcgillois, il est attendu de nous que l’on réussisse sur tous les plans et que l’on sache composer avec cette pression qui nous pèse. On attend de nous que l’on ait les outils à la fois pour atteindre les buts inaccessibles que l’on nous impose et aller mieux quand l’on n’y parvient pas, supposé·e·s se comprendre avec l’assurance illusoire dont on doit faire preuve dans nos travaux. Tout souci pour le bien-être des autres devient dans cette course effrénée presque toujours secondaire.

Nous reconnaissons la profonde complexité du sujet et nous avons donc tenté d’explorer ce qu’il est coutume d’appeler les « troubles de la santé mentale » sans prétendre n’en comprendre ni n’en aborder tous les aspects. Les guillemets sont là pour questionner le concept de trouble : est-il anormal de partir à la dérive sur une mer si violente où tout nous exhorte à viser sans fléchir ni réfléchir un perfectionnement permanent? Cette exhortation à être toujours plus heureux et le modèle unique de « bonheur » auquel nous devrions aspirer nous semblent dangereux, nous demandant d’accepter en souriant des dynamiques sociétales occidentales qui nous emmènent droit dans le mur. Nous avons tenté de dépasser le cadre uniquement mcgillois. À de multiples reprises, nous avons critiqué l’inaction de l’administration pour le mieux-être psychologique des étudiant·e·s, et les actions qui l’empêchent, comme notamment le refus d’ouvrir la question de la semaine de relâche d’automne, les coupes intempestives dans le budget pour la santé mentale, et la pression académique toujours plus lourde mise sur nos épaules. Nous avons aussi essayé d’éviter le piège de la banalisation des

« troubles de la santé mentale », qui semble être l’effet fâcheux d’une sensibilisation pourtant souhaitable. Présenter la dépression, l’anxiété, les troubles du sommeils comme rites de passage obligatoires et inévitables de l’expérience étudiante, particulièrement dans une université aussi compétitive, est dangereux. Il est tout aussi problématique d’utiliser ces termes constamment, les galvaudant, et rendant les « troubles de la santé mentale » banals. Tout le monde ne souffre pas de dépression ou d’un trouble de l’anxiété. Ces mots ne peuvent et ne doivent pas être utilisés à tort et à travers quand sont tues les discussions qu’il faudrait vraiment avoir. Enfin, les articles de cette édition ont pour vocation d’exprimer la complexité de nos identités et par-là des sources de nos états psychologiques, et de faire de notre statut d’étudiant·e un rôle parmi d’autres à assumer pour réaliser l’ambition d’être toujours à la hauteur d’attentes irréalistes. Nous avons tenté de mettre en évidence que les dynamiques de classe, de genre et de race, elles aussi, peuvent déclencher des « troubles de la santé mentale » et impacter de façon systémique ceux et celles qui se trouvent marginalisé·e·s par les structures politiques et de pouvoir à l’oeuvre dans les sociétés occidentales. x

RÉDACTION 380 Rue Sherbrooke Ouest, bureau 724 Montréal (Québec) H3A 1B5 Téléphone : +1 514 398-6790 Rédactrice en chef rec@delitfrancais.com Lara Benattar Actualités actualites@delitfrancais.com Violette Drouin Juliette De Lamberterie Rafael Miró Culture artsculture@delitfrancais.com D’Johé Kouadio Audrey Bourdon Société societe@delitfrancais.com Opinion - Grégoire Collet Enquêtes - Antoine Milette-Gagnon Philosophie philosophie@delitfrancais.com Simon Tardif Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Niels Ulrich Coordonnateur·rice·s visuel visuel@delitfrancais.com Iyad Kaghad Béatrice Malleret Multimédias multimedias@delitfrancais.com Vincent Morreale Coordonnateurs de la correction correction@delitfrancais.com Mélina Nantel Emma Raiga-Clemenceau Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnateur·rice·s réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Lucile Jourde Moalic Paul Llorca Contributeurs Philippe Granger, Astrid Delva, Jérémie-Clément Pallud, Thomas Mihelich-Morissette, Juliette Mamelonet Couverture Iyad Kaghad Béatrice Malleret

BUREAU PUBLICITAIRE 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 0E7 Téléphone : +1 514 398-6790 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Lydia Bhattacharya Conseil d’administration de la SPD Lydia Bhattacharya, Boris Shedov, Nouèdyn Baspin, Julian Bonello-Stauch, Juliette De Lambertine, Iyad Kaghad, Phoebe Pannier et Sébastien Oudin-Filipecki (chair)

Les opinions exprimées dans les pages du Délit sont celles de leurs auteur·e·s et ne reflètent pas les politiques ou les positions officielles de l’Université McGill. Le Délit n’est pas affilié à l’Université McGill.

2 Éditorial

L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavant réservés). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans le journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).

le délit · le mardi 19 mars 2019· delitfrancais.com


Actualités actualites@delitfrancais.com

Nareg Apelian renvoyé de McGill

Le professeur en médecine dentaire a été reconnu coupable d’agression sexuelle. Grégoire collet

Éditeur Société

Mise en garde: Cet article traite d’agressions sexuelles.

L

e docteur Nareg Apelian a été renvoyé au début du mois de l’Université McGill après avoir été reconnu coupable d’agression sexuelle envers une étudiante. Apelian occupait le poste d’assistant professeur de la Faculté de médecine dentaire depuis juin 2014. Il était le directeur du programme d’éducation permanente de médecine dentaire (Director of Continuing Dental Education en anglais, ndlr) et est aussi dentiste dans un cabinet en dehors du campus. Des suspicions évidentes L’on a témoigné , lors de l’année académique 2017-2018, d’une

vague de prise de parole révélant des accusations de harcèlement et d’agressions sexuelles commises par des professeurs de différentes facultés de McGill envers des étudiantes. Dans un fil de discussion Reddit, le groupe anonyme ZeroTolerance avait publié la liste des professeurs accusés ; le nom de Nareg Apelian y apparaissait. Le 14 décembre 2017, CBC publiait un article dans lequel était recueilli le témoignage d’une étudiante de 21 ans, racontant un acte d’agression commis par le dentiste en novembre 2016. Elle avait été sa patiente pendant deux ans, et ce fut lors d’un rendez-vous médical qu’elle fut agressée, et ce, dans son cabinet situé en dehors du campus. Son récit est glaçant : il relate tous les détails de l’agression par le docteur Apelian.

Elle porta plainte directement après l’agression auprès de McGill, de la police de Montréal et de l’Ordre des dentistes. Un renvoi délayé Durant la première semaine du mois de mars, l’Ordre des dentistes du Québec a reconnu Apelian coupable. Les sanctions qui seront appliquées sont encore incertaines, mais il pourrait être interdit de pratique pour cinq ans. Nareg Apelian soutient qu’il est innocent et dit regretter que la victime ait interprété ses gestes ainsi. McGill avait clos l’enquête interne à ce sujet en janvier 2017, après quoi il fut autorisé de pratiquer à nouveau au sein de la faculté. Ce n’est donc qu’après le verdict de l’Ordre que l’Université a choisi de le renvoyer. x

La Société des publications du Daily (SPD) recueille des candidatures pour son conseil d’administration 2019-2020. La presse étudiante vous passionne, et vous souhaitez contribuer à sa pérennité et à son amélioration? Est-ce que la gouvernance, les règlements et l’écriture de propositions sont votre tasse de thé? Dans ce cas, vous devriez envisager de soumettre votre candidature pour le Conseil d’administration de la Société des publications du Daily. Les administrateurs.trices de la SPD se rencontrent au moins une fois par mois pour discuter de l’administration du McGill Daily et du Délit, et ont l’occasion de se prononcer sur des décisions liées

aux activités de la SPD. Les membres du conseil peuvent aussi s’impliquer dans divers comités, dont les objectifs vont de la levée de fonds à l’organisation de notre série annuelle de conférences sur le journalisme. Les postes doivent être occupés par des étudiant.e.s de McGill dûment inscrit.e.s aux sessions d’automne 2019 et d’hiver 2020 et en mesure de siéger jusqu’au 30 juin 2020, ainsi qu’un.e représentant.e des cycles supérieures et un.e représentant.e de la communauté.

Déposez votre candidature au dailypublications.org/how-to-apply/?l=fr Questions? Écrivez à chair@dailypublications.org ou visitez facebook.com/ DailyPublicationsSociety pour plus d’info! Date limite pour dép déposer épos oser er vvotre otree ccandidature: ot andi an dida d ture: le vendredi 29 9m arss à 17 h ar mars

Les membres de la Société des publications du Daily (SPD), éditrice du Délit et du McGill Daily, sont cordialement invité.e.s à sa Rencontre spéciale des membres res : Durant cette rencontre, un rapport de fin d’année sera présenté par la présidence du conseil d’administration de la Société des publications du Daily. C’est l’occasion parfaite pour demander des questions sur les activités de la Société durant l’année 2017-2018, et dans quelle direction elle se dirige! le délit · mardi 19 mars 2019 · delitfrancais.com

Tou.te.s les membres sont invité.e.s à prendre part à la rencontre spéciale. La présence des candidat.e.s au Conseil d’administration de la Société des publications du Daily est fortement encouragée.

Le jeudi 4 avril @ 17 h 680 rue Sherbrooke Ouest, Salle 110 Actualités

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Urgence climatique : les Les étudiant·e·s mcgillois·es manifestent pour le climat astrid delva

Contributrice

L

e vendredi 15 mars avait lieu la manifestation pour la lutte contre l’inaction des politiques face au réchauffement climatique, à Montréal. Près de 150 000 manifestant·e·s se seraient déplacé·e·s, selon l’association Greenpeace et les organisateur·trice·s de la marche, alors que les autorités policières estiment ce nombre à 25 000.

les peuples autochtones doivent être respectés ainsi que la protection de leur environnement et de leurs ressources naturelles ». Ils appellent donc le gouvernement

de son intervention le droit et le rôle des peuples autochtones face à la crise climatique. Il explique par exemple que le poisson pêché dans la rivière en-

Il achève son discours en rappelant la philosophie de son peuple : « Nous honorons la nature comme si c’était un membre de notre famille » et interroge la responsabi-

Elle exprime sa colère et son incompréhension face aux solutions mises en vigueur : « C’est absolument aberrant : nous sommes en plein milieu d’une crise climatique et nos politiciens nous disent que la solution est la taxe carbone. » Elle clame haut et fort : « Nous demandons de réelles solutions : nous appelons à des réformes sociales de haute importance. »

Revendications La manifestation a d’abord commencé devant le bâtiment des Arts avec des discours mobilisateurs. Selon l’un des membres de l’organisation, Ayo Ogunremi, le but de la manifestation était de faire part de plusieurs revendications à l’administration : la première étant de « reconnaître que les compagnies pétrolières sont responsables de la destruction massive de territoires et de la mise en danger disproportionnée des peuples autochtones, des personnes racisées et des communautés en situation de précarité. » Les membres demandent aussi le « désinvestissement des énergies fossiles. » La dernière revendication était d’ « appeler le gouvernement fédéral et provincial à mettre en place et respecter la déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et particulièrement demander l’application de l’article 21 qui stipule que

Tsleil-Waututh dans la région de la ville « colonialement nommée » Vancouver. Elle déclare que le réchauffement climatique est le « produit de notre héritage postcolonial et capitaliste qui persiste dans chaque aspect de notre vie ».

québécois à « mettre en œuvre un plan d’urgence pour limiter le réchauffement climatique à 1.5 degré Celsius ». Acteur·trice·s de changement Alex Allard Gray, étudiant mcgillois issu de la nation Listuguj Mi’gmaq, dans la région connue de façon coloniale comme Gaspé, défend au cours

vironnante constituait une partie intégrante de l’alimentation de son peuple. Cependant, dans les années 1980, le gouvernement québécois décide de leur interdire de pêcher dans la rivière ; face à la révolte de la communauté, les forces de l’ordre les auraient « réprimés et emprisonnés pour la seule raison qu’[il·elle·s se battaient] pour [leur] territoire et [leurs] traditions. »

lité du gouvernement québécois face à l’urgence climatique en ajoutant « Pourquoi les peuples autochtones doivent-ils toujours porter le fardeau de l’urgence climatique pour leur propre survie mais aussi la survie de tous? » Vient le tour de Jacqueline LeeTam, une étudiante qui a grandi au sein de territoires revendiqués par les Musqueam, Squamish, et

Elle achève son discours en disant : « ils nous considèrent comme des radicaux, mais être complice de la crise climatique en restant un simple témoin, n’est-ce pas plus radical? ». Mostafa Henaway, un membre du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants parle de la crise migratoire. Il témoigne de son expérience avec des migrant·e·s et des réfugié·e·s « La supposée crise migratoire est fondamentalement un cri à l’aide de l’humanité, surtout de la part des pays [concernés par cette crise]. » Après l’arrivée des étudiant·e·s du cégep Dawson et de l’Université Concordia, le cortège a arpenté les rues de Montréal pendant plusieurs heures, rejoignant les nombreux manifestant·e·s, avec un seul but : appeler les gouvernements à agir.x

Un événement d’envergure mondiale juliette mamelonet

Contributrice

A

ux quatre coins de la planète, la jeunesse est sortie dans les rues manifester pour le climat. Elle appelle les décideur·euse·s du monde entier à prendre les mesures nécessaires pour limiter l’ampleur de l’effondrement écologique en cours.

Les chiffres de la bourse ont plus d’impact sur leur quotidien que ceux affichés par le thermomètre. La crise climatique ne semble être pour eux·elles qu’un récit futuriste

sentir au quotidien. L’indifférence d’autrefois se transforme en anxiété du lendemain. Les partis politiques écologistes occidentaux rassemblent progressivement

Néanmoins, les réseaux sociaux et l’information disponible presque instantanément semblent avoir permis la responsabilisation massive des citoyens.

La jeunesse reprend ses droits Cela fait plus de trente ans que les scientifiques de tous les horizons tirent la sonnette d’alarme. En 1988, les Nations Unies créent le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Cet organisme publie un rapport annuel dans lequel il démontre que la température globale de ne cesse d’augmenter. En 1995, à Berlin, la première conférence sur le climat a lieu. Malgré un effort de coopération pour le bien commun, les décideur·euse·s du monde entier ne semblent pas se sentir concerné·e·s par la cause environnementale au point de changer leurs projets.

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or ; que la valeur de leur argent n’a de réalité qu’en fonction des ressources disponibles dans le monde. Les inactions d’hier rattrapent les générations actuelles.

conté par des « Nostradamus des temps modernes. » À partir des années 2010, les premiers effets du réchauffement climatique commencent à se faire res-

des individus aux intérêts variés. Dorénavant, les populations font le lien entre l’extinction massive des espèces et la fragilité du système financier occidental. Il·elle·s comprennent que l’eau est le nouvel

En 2018, Greta Thunberg, une adolescente suédoise âgée de seize ans, décide de faire l’école buissonnière une fois par semaine. Tous les vendredis, elle se rend devant le parlement suédois et manifeste contre son gouvernement tant qu’il n’aura pas proposé de solutions viables au réchauffement climatique. Petite fille du réalisateur des dessins animés le Livre de la Jungle et de Blanche-Neige et les sept nains, Greta Thunberg ne tarde pas à devenir une activiste médiatisée. Elle suscite l’intérêt de la presse et devient, en l’espace de quelques semaines, la chef de file du mouvement mondial de la jeunesse pour le climat et la justice sociale. Inspiré·e·s par son activisme, un million d’étudiant·e·s

de tous les horizons sont sorti·e·s dans les rues pour la cause défendue par l’adolescente le vendredi 15 mars 2019. Quelques chiffres La manifestation du vendredi 15 mars est à ce jour la plus grande marche pour le climat jamais organisée. Au Québec, de nombreuses villes ont accueilli un total de plus de 150 000 personnes qui défilaient pour protester contre l’inaction des gouvernements face au réchauffement climatique, selon les organisateur·rice·s de la manifestation. Le Parisien compte 40 000 manifestant·e·s dans les rues de la capitale française. À Melbourne, le nombre de manifestant·e·s a été estimé à 20 000. En tout, 2000 manifestations auront été organisées dans 125 pays selon The Guardian. Le pays qui en a organisé le plus est la France avec 209 marches comptabilisées. Il est suivi de très près par l’Allemagne qui en compte 195, l’Italie (178) et la Suède (123). Dans toutes les manifestations, des slogans et discours appellent à un changement radical de système.x

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étudiant·e·s dans les rues Les changements climatiques exacerbent des problèmes de santé mentale violette drouin

Éditrice Actualités Mise en garde : cet article traite de troubles de santé mentale et de suicide.

S

elon une étude publiée en 2017 par la American Psychological Association, Climate for Health et ecoAmerica, les changements climatiques pourraient avoir un effet direct sur la santé mentale. Effets immédiats L’étude a démontré que des individus ayant été victimes de désastres causés par les changements climatiques, tels que des inondations et des ouragans, étaient par la suite plus susceptibles de développer des troubles de santé mentale. Dans les régions affectées par l’ouragan Katrina, (qui a eu lieu aux États-Unis en 2005, ndlr), une personne sur six a été atteinte de stress post-traumatique et le taux de suicide a doublé. Chez les personnes ayant peu de ressources ou de soutien, le stress additionnel causé par les conditions climatiques peut mener à une hausse de dépression, d’anxiété, de stress ou de consommation de drogue. Cette hausse de stress peut à son tour mener à des maladies physiques, comme des troubles immunitaires, de digestion ou de mémoire, entre autres. Effets chroniques Tout comme les désastres naturels, le changement graduel du climat peut avoir plusieurs effets néfastes sur la santé men-

tale des individus qui en font l’expérience. Il y aurait un lien direct entre la chaleur et l’agression – un chercheur a donc prédit une hausse de violence avec la hausse des températures globales. L’utilisation de services de santé mentale d’urgence augmente aussi avec la chaleur ; en effet, cette dernière semble nuire à la capacité de réaction et aggraver des symptômes préexistants. L’étude relate également qu’une augmentation de migration – on estime que d’ici

2050, 200 millions de personnes seront forcées de quitter leur domicile en raison des changements climatiques – mènera sans doute à une augmentation de troubles de santé mentale, étant donné que les migrant·e·s y seraient plus susceptibles. Certain·e·s chercheur·se·s ont commencé à utiliser le terme « éco-anxiété » pour désigner le stress, l’impuissance et le désespoir que peuvent ressentir des individus face aux « effets lents et apparemment définitifs » des

changements climatiques. D’autres facteurs contribuant à l’éco-anxiété sont l’inquiétude quant à l’avenir des générations futures et la culpabilité d’avoir contribué aux changements climatiques. Une solution possible? L’étude indique que des individus atteints d’éco-anxiété ou d’autres troubles de santé mentale associés au climat peuvent bénéficier d’entreprendre un

activisme climatique dans leurs communautés, comme par exemple faire la promotion d’énergies renouvelables. Ces actions contribuent à atténuer le sentiment d’impuissance que peut causer de l’éco-anxiété. Un exemple pertinent de cette solution pourrait se manifester en l’une des personnalités les plus proéminentes de l’activisme climatique : la jeune Suédoise Greta Thunberg. Celle-ci, aujourd’hui à la tête du mouvement international de grèves scolaires pour le climat, a affirmé dans une entrevue avec le journal britannique The Guardian que l’anxiété concernant les changements climatiques avait été un facteur ayant contribué à sa dépression. Thunberg avait même cessé d’aller à l’école lorsqu’elle a découvert qu’elle était capable de convaincre ses parents d’adopter un mode de vie plus écologique. Décidant qu’il fallait en faire plus, Thunberg a débuté sa fameuse grève scolaire, et la jeune activiste ayant été par le passé diagnostiquée avec un mutisme sélectif s’adresse maintenant à des foules immenses et est invitée à se prononcer à de grands événements tels que le Forum économique de Davos. L’éco-anxiété pourrait donc être atténuée en s’attaquant directement à sa source : les changements climatiques.x Photos par : Iyad kaghad

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actualités

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campus

Que fait McGill pour ses étudiant·e·s? Martine Gauthier aborde les problèmes d’accessibilité des services à la santé mentale. juliette de lamberterie

Un effectif insuffisant

F

Il est bien connu que le temps d’attente pour obtenir un rendez-vous psychologique représente un problème extrêmement commun chez les étudiant·e·s mcgillois·e·s. Martine Gauthier ne le nie pas ; elle affirme en effet que le temps moyen d’attente est de

Éditrice Actualités

ace aux critiques presque systématiques des étudiant·e·s mcgillois·e·s sur le fonctionnement et l’efficacité des services de santé mentale offerts par l’Université, Le Délit a souhaité s’entretenir avec Martine Gauthier, directrice exécutive des services aux étudiant·e·s. Elle supervise onze services, parmi lesquels on retrouve notamment les services de santé, de santé mentale et de planification de carrière. L’unité qui les englobe est donc très large. La directrice partage son point de vue sur les besoins étudiants en santé mentale et sur les initiatives qu’entreprend l’Université pour tenter d’y répondre.

d’Intervention, de Prévention et d’éducation en matière de Violence Sexuelle en français, ndlr), pour soutenir les survivant·e·s de violences sexuelles, mais aussi, par exemple, certain·e·s étudiant·e·s provenant de l’étranger et ayant pu vivre des traumatismes autres, comme la guerre, par exemple.

chiatres, diététiciens, infirmiers… qui seront tous regroupés dans un même centre ». Ainsi, lorsqu’une personne voudra s’y rendre, personne ne pourra connaître le but de sa visite. Le centre « virtuel » a le même objectif ; rendre le tout plus accessible. « En ce moment, il y a autour de 20 sites internet qui concernent la santé des étudiant·e·s,

« Nous entendons bien que l’expérience étudiante des membres de la communauté n’est pas celle qu’ils auraient aimé avoir » iyad kaghad

Santé et maladie mentale Une distinction sur laquelle Martine Gauthier a souhaité insister dès le départ était celle différenciant santé mentale et maladie mentale. « La différence n’est souvent pas claire. Lorsque l’on parle de maladie mentale […], l’on parle de gens qui sont cliniquement diagnostiqués, par exemple de bipolarité, de schizophrénie ou de troubles alimentaires. […] Alors que la santé mentale, tout le monde en a une. L’on peut avoir une bonne santé mentale, ou une mauvaise santé mentale ou n’importe quel niveau entre les deux, dépendant de ce qui survient dans notre vie. » Selon ses propos, il est tout à fait possible d’être simultanément diagnostiqué d’une maladie mentale et d’avoir une bonne santé mentale. Inversement, des individus sans maladie mentale peuvent avoir une santé mentale déplorable. « Peut-être parce qu’il·elle·s ne dorment pas, ou ne prennent pas soin d’eux·elles, ou sont constamment stressé·e·s. Il·elle·s n’ont pas de maladie mentale, mais leur santé mentale est mauvaise ». Elle précise : « les taux de maladies mentales ne sont pas en hausse. Ce qui augmente, et ça, ce n’est pas juste à McGill mais dans le monde entier puisque c’est la population jeune entière qui est concernée, ce sont les taux d’anxiété et de dépression non cliniques. » Ainsi, explique-t-elle, si nous nous plaçons dans le contexte mcgillois, où les attentes académiques sont extrêmement rigoureuses et où près d’un tiers des étudiant·e·s proviennent de l’international, il est clair que selon la majorité, le stress académique est très élevé, et le soutien très faible par rapport à la demande.

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Actualités

était extrêmement importante. » Le programme, qui a été supprimé en 2017, accompagnait environ 70 étudiant·e·s par année, étant généralement dans une condition grave et diagnostiquée. « Ces étudiant·e·s se doivent d’être traité·e·s par des soins intensifs. » Lorsqu’interrogée sur comment remplacer le programme, celle-ci affirme que le nouveau centre amènera une nouvelle approche, axée sur la prévention et l’intervention anticipée. Martine Gauthier explique vouloir cibler les étudiant·e·s ayant déjà des habitudes alimentaires anormales, avant le trouble alimentaire. Pour cela, « nous voulons leur fournir des ressources de manière proactive », par exemple par le biais de thérapies de groupe ou de rendez-vous avec un·e diététicien·ne. Une communication coupée

4 à 6 semaines, « ce qui est trop », affirme-t-elle. Cependant, elle tient à noter : « Cela fait deux ans que je suis là. […] À l’automne 2016, il y avait un temps d’attente de presque six mois. […] Depuis, nous avons augmenté le nombre de professionnels pour réduire ce temps d’attente ». Pouvons-nous nous attendre à de nouvelles augmentations d’effectif pour écourter davantage l’attente moyenne? « Oui, c’est un projet », soutient Martine Gauthier. Mais cela dépendra toutefois du résultat du référendum auxquels les étudiant·e·s devront répondre au printemps, leur demandant d’augmenter la part de leurs frais finançant les services. Si le vote est « oui », ceux-ci bénéficieront de plusieurs millions de dollars supplémentaires pour financer de nouvelles embauches. Martine Gauthier tient aussi à mentionner qu’un professionnel spécialisé en traumatisme sera disponible à partir de l’automne prochain. Celui-ci travaillera notamment avec O-SVRSE (Office for Sexual Violence Response, Support and Education, Bureau

Encourager les demandes Faciliter l’accès aux services de santé mentale constitue l’un des objectifs centraux du nouveau centre de bien-être étudiant Rossy (Rossy Student Wellness Hub en anglais, ndlr), qui ouvrira au début de l’été. Afin de tenter de lutter contre le malaise lié à demander de l’aide psychologique, « nous avons formé une équipe interprofessionnelle composée de psychologues, psy-

« Les taux de maladies mentales ne sont pas en hausse. Ce qui augmente, [...] ce sont les taux d’anxiété et de dépression non-cliniques »

c’est très confus et complexe. Le but est donc de tout rassembler en un seul site internet. » Martine Gauthier parle aussi des douze nouveaux·elles conseiller·ère·s locaux·les (local wellness advisors en anglais, ndlr) disponibles à compter de l’automne prochain. L’objectif serait d’en avoir un·e par faculté, mais aussi dans les résidences, pour les étudiant·e·s internationaux et de second cycle… « afin qu’ils·elles puissent apprendre à connaître leurs étudiant·e·s. […] Mais ce n’est qu’un point de départ ». Celle-ci compte augmenter le nombre de ces conseiller·ère·s, notamment pour les orienter vers des groupes d’étudiant·e·s plus ciblés, en engageant par exemple un·e conseiller·ère qui s’occuperait de soutenir les étudiant·e·s racisé·e·s d’une certaine faculté. Troubles alimentaires « L’ancien programme de troubles alimentaires représente la vieille façon de fournir des services aux étudiant·e·s. Ce n’était qu’une petite niche, même si elle

L’administration chargée de gérer les services de santé mentale ont-ils accès à des retours directs d’étudiant·e·s, et ceux·celles-ci peuvent-ils facilement communiquer leurs commentaires et leurs plaintes? « Non. Mais cela ne veut pas dire que nous ne travaillons pas là-dessus. » Il y a tout de même, affirme Martine Gauthier, de la représentation étudiante dans certains comités, comme le sous-comité du Sénat pour les services étudiants, où l’AÉUM a une place. Des étudiant·e·s ont aussi été impliqué·e·s au sein de plusieurs étapes de la construction du nouveau centre Rossy. Mais l’objectif reste de centraliser les retours. « En ce moment, cela nous vient d’un peu partout, et d’ailleurs beaucoup des journaux étudiants ». Martine Gauthier affirme toutefois que l’ensemble des services ont beaucoup augmenté leurs efforts de communication avec les étudiant·e·s. Et le centre Rossy « virtuel » a aussi pour objectif de faciliter cet aspect. « Nous voulons aussi mettre en place un système de feedback électronique », où les étudiant·e·s pourraient instantanément, après leurs rendez-vous par exemple, donner un retour sur leur expérience. Lorsque l’on demande à la directrice exécutive de donner un dernier mot, s’adressant aux étudiant·e·s, celle-ci marque une pause. Cherchant ses mots, elle déclare finalement : « Nous entendons bien que l’expérience étudiante que les membres de la communauté ont n’est pas celle qu’ils auraient aimé avoir ». Martine Gauthier est visiblement consciente des problèmes dans leur ensemble, mais elle espère tout de même que le projet Rossy en règlera quelques-uns. x

le délit · mardi 19 mars 2019 · delitfrancais.com


Monde francophone TEXTES: RAFAEL MIRO VIOLETTE DROUIN INFOGRAPHIE: RAFAEL MIRO

CÔTE D’IVOIRE

A

bidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire, se verra affectée par un changement géographique avec la destruction de certains de ses quartiers jugés « précaires », a annoncé Bruno Koné, ministre de la Construction, le 15 mars dernier. Au-delà de 20% des cinq millions d’habitants d’Abidjan vivent dans ces quartiers dits « précaires ». Un projet de réhabilitation est envisagé, mais il existe des quartiers trop « dangereux et indignes » pour être ainsi rénovés, selon M. Koné. Ces quartiers sont souvent à plus haut risque d’inondations ou d’autres dangers. Les quartiers trop précaires seront donc détruits « dans l’intérêt de tous, y compris ceux qui y habitent ». x

ALGÉRIE

A

près des semaines d’intenses manifestations, le président algérien Abdelaziz Bouteflika a finalement annoncé qu’il ne se représenterait pas pour un 5e mandat, lors du scrutin qui se tiendra le 18 avril. L’optimisme quant à cette annonce a toutefois rapidement fait place à la désillusion, les autorités présidentielles ayant aussi annoncé le report du scrutin, et donc de facto le maintien du président au pouvoir. Les manifestations ont donc continué, notamment avec la marche du vendredi 15 mars ayant rassemblé quelques centaines de personnes. Rappelons que les manifestations, dues à la candidature de M. Bouteflika mais aussi à la crise économique qui secoue depuis un an cet état pétrolier, durent depuis le 22 février. x

RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO

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es résultats de l’élection sénatoriale en République Démocratique du Congo ont créé la surprise générale. L’Union pour la Démocratie et le Progrès Social (UDPS), le parti du président nouvellement élu Félix Tshisekedi, a été très largement battu par le Forum Commun pour le Congo (FCC), le parti de l’ancien président Joseph Kabila. Un cadre du FCC aurait confié à Jeune Afrique que l’ancien homme fort du pays s’attendait à obtenir plus de 80 des 100 sièges à remplir. Les sénateurs étant élus non pas par le peuple mais par les représentants déjà élus de leurs circonscriptions, plusieurs médias congolais ont souligné le fait que malgré l’élection de Tshisekedi, la plupart des politiciens du pays demeuraient loyal à Kabila. x

Politique québécoise

Fournier quitte le navire La parti québécois perd une de ses députés les plus en vue. RAFAEL MIRO Éditeur Actualité PHILIPPE GRANGER Contributeur

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undi dernier, la députée provinciale de la circonscription de Marie-Victorin, Catherine Fournier, a annoncé qu’elle quittait le clan péquiste afin de désormais siéger comme députée indépendante, réduisant à neuf le nombre de députés péquistes à l’Assemblée nationale. Décriée par certains, applaudie

par d’autres, cette décision a certainement créé une onde de choc dans les rangs indépendantistes : Catherine Fournier était populaire auprès des jeunes et très en vue au sein du Parti québécois, notamment parce qu’elle en était la seule députée élue dans la région de Montréal depuis le 1er octobre. Ces facteurs faisaient d’elle, pour certains, une actrice phare du renouveau péquiste et, par conséquent, du renouveau souverainiste. En outre, elle remplissait entre autres les rôles clés de porte-parole sur l’économie,

BÉATRICE MALLERET

le délit · mardi 19 mars 2019 · delitfrancais.com

sur l’immigration, sur la condition féminine et sur la réforme des institutions démocratiques. Départ inattendu Pour justifier son départ, la députée a évoqué la rigidité du parti et son incapacité à attirer de nouveaux électeurs, en particulier chez les jeunes. Elle a affirmé qu’elle croyait toujours aux idéaux péquistes, mais qu’elle ne se sentait plus capable de faire campagne pour le PQ, qui garde attachés à son image des dossiers comme ceux de la Charte des valeurs et d’Anticosti. Par ailleurs, la députée a fait son annonce quelques heures seulement après la diffusion de l’entrevue de Jean-François Lisée à Tout le monde en parle, dans laquelle celui-ci a exprimé le même constat : le PQ perdrait parce que les gens ne sont plus capables de croire en sa capacité à être populaire lors des élections. Le chef intérimaire du parti, Pascal Bérubé, n’a pas tardé à exprimer sa surprise face à ce départ, critiquant aussitôt la légitimité du statut de Mme Fournier comme députée de Marie-Victorin. Selon M. Bérubé, Catherine Fournier

n’aurait pas réussi à être élue si elle avait été candidate indépendante. Sur ce point, la députée Véronique Hivon opte pour une approche plus prudente, croyant qu’il en revient aux citoyens de la circonscription et à la députée elle-même de juger si elle peut rester. Véronique Hivon a par ailleurs précisé qu’elle partageait les mêmes constats que Mme Fournier, mais qu’il était possible, selon elle, de sauver le PQ. Une autre figure centrale du parti, Sylvain Gaudreault, a quant à lui évoqué une trahison « à la puissance 10 ». Et maintenant? Aucun journaliste ne s’est avancé pour prédire ce que Catherine Fournier fera d’ici les prochaines élections. Chose certaine, si elle veut réformer le mouvement souverainiste, la jeune politicienne s’est donné un défi de taille. Dans le ciel souverainiste, il existe déjà une myriade de groupes, de partis, de magazines et de think tanks souverainistes qui empêchent le mouvement dans son ensemble de communiquer son message de manière unifiée. Il serait surprenant que d’autres personnalités

politiques choisissent de rompre les rangs pour suivre Catherine Fournier, ne serait-ce par désillusion par rapport à ce qui s’est déjà fait par le passé. Néanmoins, de nombreux commentateurs ont avancé que Jean-Martin Aussant, qui a également par le passé déserté le PQ pour fonder son propre mouvement, pourrait choisir une fois de plus de tenter de réformer le mouvement souverainiste. Mme Fournier a d’abord affirmé qu’elle croyait qu’un nouveau parti politique souverainiste rendrait le problème de la division du vote encore plus grand, et a exclu de chercher à concurrencer le PQ. Toutefois, elle a plus tard laissé entendre en entrevue qu’elle pourrait tenter de créer un nouveau parti politique, ou du moins un mouvement politique. Elle a par ailleurs pris acte de l’ampleur du défi de réformer le mouvement souverainiste et reçu du soutien de personnalités de nombreux horizons politiques suite à son départ. Elle cherche également des appuis de la population en invitant les militants souverainistes à signer une pétition sur une plateforme qu’elle a lancée la semaine dernière. x

actualités

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Philosophie Portrait de philosophe

« La plus grande partie de la vie passe à mal faire, une grande partie à ne rien faire, toute la vie à ne pas penser à ce que l’on fait. » Sénèque

philosophie@delitfrancais.com

S’interroger sur le vice et l’estime Portrait mêlé d’Aristote et de Shakespeare.

Thomas Mihelich-Morissette

Contributeur

C

eux qui vivent dans le vice peuvent-ils quand même avoir un amour-propre? Peut-on désirer et même commettre le mal sans aucun regret? Aristote nous propose deux réponses différentes : tantôt, il croit aux monstres sans regrets, tantôt, il leur attribue des regrets inévitables. Serait-il possible de réconcilier ces deux parties contradictoires de la théorie d’Aristote sur le vice pour arriver à une vision encore plus réaliste du caractère de la personne vicieuse? C’est cette nouvelle vision que je souhaite offrir au lecteur au bout de cet article. Richard III, le célèbre personnage éponyme de la pièce de Shakespeare, me semble idéal pour illustrer dans quelle mesure les deux conceptions du vice d’Aristote peuvent coexister en une personne vicieuse. Y a-t-il un point dans une vie où on peut avoir fait tellement de

Béatrice Malleret

8 Philosophie

mal que faire le bien ou même penser le bien ne nous est plus possible? Les monologues de Richard III nous offrent des réponses fascinantes à cette question, des réponses qui résonnent avec ce qu’Aristote dit sur le vice. D’abord, que faut-il réconcilier? Ce qu’il faut réconcilier, ce sont les deux portraits qu’Aristote dresse de la personne vicieuse dans son Éthique à Nicomaque, dans les livres VII et IX. Le vice qu’il décrit dans le livre VII est celui de l’intempérance, tandis que le livre IX se penche sur le vice en général. L’intempérance est le vice qui concerne le plaisir et la peine associés aux sens du toucher et du goût. Dans le livre VII, Aristote nous dit que ce qui définit la personne intempérante est son désir rationnel pour les plaisirs sensuels excessifs. Cette définition peut vous sembler trop sévère ; passer au travers de la boîte de biscuits au complet fait-il vraiment de nous

des gens vicieux? Rassurez-vous, ce n’est pas ce qu’Aristote affirme ici. En fait, Aristote fait une distinction importante entre 1) la personne intempérante, qui désire rationnellement les plaisirs excessifs, et 2) la personne incontinente, qui ne désire pas rationnellement les plaisirs excessifs, mais qui les poursuit quand même parce que son appétit n’est pas sous le contrôle de sa raison. Ce qui différencie le plus nettement ces deux tempéraments est qu’après avoir conquis la boîte de biscuits, la personne incontinente éprouvera des regrets, car elle ne voulait pas succomber aux délicieuses pépites de chocolat qui garnissent les biscuits. La personne intempérante (vicieuse), elle, n’éprouvera pas de regrets, ayant fait exactement ce qu’elle projetait de faire. Pour résumer : la personne vicieuse, telle que présentée dans le livre VII (selon le vice de l’intempérance), désire le mal et accomplit le mal sans remords. Je vous entends déjà clamer : la personne vicieuse du livre VII est comme le Richard III de Shakespeare, exactement comme Richard III, parlenous de lui! À cela je réponds : patience (c’est une autre vertu, après tout). Ce qui est effrayant avec le vice dans le livre VII, c’est qu’il est tout à fait compatible avec l’amour-propre : une personne vicieuse qui désire rationnellement le mal et qui l’obtient n’a en effet aucune raison majeure de ne pas s’aimer elle-même, car ses facultés décisionnelles sont en harmonie parfaite. Aristote résume ceci laconiquement : « L’intempérant, comme nous l’avons dit, n’éprouve aucun repentir, car il demeure attaché à son intention.» Contrairement à la personne vicieuse du livre VII qui voulait le mal et faisait le mal en toute quiétude, la personne vicieuse dont Aristote fait le portrait dans le livre IX de son Éthique ressemble beaucoup plus à l’incontinente, déchirée entre la volonté de son appétit et celle de sa raison. Dans le livre IX, Aristote nous dit : « [Les mauvaises gens] sont en désaccord avec eux-mêmes; ils convoitent une chose et en souhaitent une autre ; c’est la définition même des incontinents.» Ainsi, alors que le livre VII distinguait conceptuellement la personne incontinente et la vicieuse, le livre IX déstabilise cette distinction. De plus, loin de continuer l’image paisible de la personne vicieuse à l’âme harmonieuse qui ressortait du livre VII, Aristote nous décrit son âme comme un champ de bataille dans le livre IX : « C’est, en effet, la guerre civile dans leur âme : s’ils s’abstiennent de

quelque mal, une partie de leur âme, celle qui est méchante, s’en afflige, l’autre a du plaisir; une partie les tire en un sens, l’autre en un autre, comme pour les écarteler ». Je ne sais pas comment vous décrirez ces passages, mais pour ma part, le mot « quiétude » ne me vient pas à l’esprit! Cette différence cruciale dans les désirs rationnels des personnes vicieuses des livres VII et IX a pour conséquence supplémentaire une autre différence : celle de leur relation au regret. Aristote avait été clair dans le livre VII : la personne intempérante (et donc, vicieuse) n’éprouve pas de regrets. Dans le livre IX, suivant une différente conception du caractère de la personne vicieuse, Aristote la décrit tout autrement : « Mais, dira-t-on, il est impossible d’éprouver en même temps peine et plaisir. Bien sûr, mais au moins à un instant de distance, [les gens vicieux] ont de la peine d’avoir eu du plaisir et ils souhaiteraient n’avoir pas éprouvé les plaisirs qu’ils goûtaient il y a un instant. Le repentir, les mauvaises gens, en effet, en sont soûls. »Ils ont de la peine d’avoir eu du plaisir! Comme nous sommes loin, ici, de l’état d’esprit serein de la personne vicieuse du livre VII! Et les différences ne s’arrêtent pas là : comme je l’avais indiqué plus haut, Aristote croit qu’il est hors de question que la personne vicieuse puisse éprouver de l’amitié envers elle-même. Non seulement elle regrette d’avoir le caractère qu’elle a maintenant, mais elle regrette ses actions elles-mêmes et ne peut se les pardonner : comment être ami avec soi-même dans de telles conditions? Aristote écrit : « Les coquins [un autre mot pour dire « mauvaises gens » ou « personnes vicieuses »] recherchent aussi des compagnons avec qui passer leurs journées, mais se fuient eux-mêmes. C’est que, livrés à eux-mêmes, ils sont assaillis des souvenirs d’une multitude de mauvaises actions et ils pensent qu’à l’avenir ils en commettront d’autres semblables, tandis que, dans la compagnie d’autrui, ils trouvent l’oubli ».

Suite aux portraits si différents du vice que sont ceux des livres VII et IX de l’Éthique à Nicomaque, plusieurs penseurs se sont penchés sur la question : au fond, la personne vicieuse en a-t-elle, des regrets? Dans son essai Le Compte Rendu d’Aristote sur le Vicieux : Une Incohérence Pardonnable, David Roochnik, un philosophe américain se spécialisant en philosophie antique, argumente en faveur des réponses contradictoires des deux portraits du vice d’Aristote à cette question. Plutôt que de tenter de réconcilier ces deux portraits pour répondre une fois pour toutes à la question, Roochnik nous dit que nous devrions pardonner à Aristote cette inconstance conceptuelle et même la valoriser, parce qu’elle sert le but d’Aristote : articuler notre expérience des gens vicieux. De façon très originale, Roochnik se sert d’Homère pour illustrer son idée : dans l’Odyssée, Homère décrit les habitants de l’Hadès comme étant des êtres immatériels, mais les fait tout de même interagir avec des objets matériels. Pour Roochnik, cette erreur conceptuelle de la part d’Homère n’en est pas vraiment une, car elle sert à faire le portrait fidèle de notre propre idée confuse de la mort. De la même façon, croit Roochnik, les portraits contradictoires qu’Aristote dresse du vice sont tout aussi valables que celui qu’Homère dresse de la mort, parce qu’ils révèlent la difficulté intrinsèque que nous éprouvons en pensant au vice. Plus précisément, selon Roochnik, les deux portraits révèlent notre incapacité à accepter la possibilité de l’existence d’une personne vicieuse comme celle du livre VII. Nous ne voulons pas accepter la possibilité d’une nature humaine totalement maléfique, même si nous pensons parfois en voir des exemples. Ainsi, Roochnik nous dit : « [La personne vicieuse] a tout de même des yeux, et même s’ils sont vides nous les voyons quand même comme les fenêtres d’une âme ».

Pour résumer : alors que la personne vicieuse du livre VII est sans regrets, possède une psyché harmonieuse et peut cultiver un amour-propre, celle du livre IX est tourmentée par de profonds regrets, ressent chaque prise de décision comme une guerre civile dans sa tête et ne déteste personne plus qu’elle-même… Comme Richard III, me direz-vous? Patience! Avant d’amener Shakespeare dans cette exploration du vice, il me faut expliquer pourquoi il est impératif d’en faire appel. Comment réconcilier les deux différents points de vue d’Aristote?

J’arrive bientôt à Shakespeare! Comme j’admire la façon dont Roochnik utilise Homère pour se porter à la défense d’Aristote, je vais faire de même en utilisant Shakespeare! Toutefois, j’avance contre Roochnik l’idée que la conception aristotélicienne du vice n’est pas incohérente, comme peut nous le montrer l’expérience humaine de la chose, et les portraits des livres VII et IX sont réconciliables. Comment le sont-ils, alors? Pour les réconcilier, je crois qu’il faut les voir comme les portraits d’une même personne vicieuse à différents temps de sa vie : concrè-

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Courtoisie de Robert Viglasky tement, il apparaît que les gens vicieux peuvent être des monstres sans regrets lorsqu’ils planifient une action vicieuse et lorsqu’ils l’exécutent (comme dans le livre VII), tout en étant frappés de regrets lorsque vient le temps de réfléchir à leurs actions passées (comme dans le livre IX). Les temps de verbe utilisés par Aristote semblent supporter une telle hypothèse. Lorsqu’il décrit l’état d’esprit de la personne intempérante du livre VII, il utilise le présent : « Celui qui poursuit, parmi les choses plaisantes, celles qui sont excessives, ou qui recherche avec excès et intentionnellement les choses nécessaires […] celui-là est intempérant .» Même chose lorsqu’il décrit son manque de regrets dans le livre VII: « L’intempérant, comme nous l’avons dit, n’éprouve aucun repentir, car il demeure attaché à son intention.» Lorsqu’il décrit l’état d’esprit torturé de la personne vicieuse du livre IX, par contre, le langage d’Aristote est orienté vers le passé : « Bien sûr, mais au moins à un instant de distance, ils ont de la peine d’avoir eu du plaisir et ils souhaiteraient n’avoir pas éprouvé les plaisirs qu’ils goûtaient il y a un instant.» Ainsi, je crois que l’on peut réconcilier les portraits qu’Aristote dresse du vice si on les inscrit dans une séquence chronologique : la personne vicieuse agit et planifie comme celle du livre VII, mais réfléchit à son passé comme celle du livre IX. Concrètement, donc, il est possible que la personne vicieuse n’ait pas de regrets en faisant des actions vicieuses. Il se peut aussi qu’elle ait un amour-propre en les faisant. Toutefois, c’est en réfléchissant à ses actions passées que le maintien d’un amour-propre et l’absence de regrets deviennent impossibles à perpétuer. C’est ici que Shakespeare entre en scène afin de nous donner une approche

plus pratique de la chose. Il apparaît enfin que le personnage de Richard III illustre cette même dualité dans les types de vice, étant tantôt un monstre sans remords, tantôt repentant, mais toujours vicieux. Il s’aime lors de certaines scènes et se déteste lors d’autres. Richard est le personnage le plus vicieux et le plus maléfique du théâtre shakespearien. Pour devenir roi d’Angleterre, il paie des voyous pour tuer son propre frère, sachant que cela causera aussi la mort de son autre frère, le roi, dont la santé est fragile. Une fois devenu roi par suppléance, Richard charge un autre voyou d’assassiner les enfants de son frère, héritiers légitimes du trône. Après avoir ordonné le meurtre de ses jeunes neveux, voici ce que Richard se dit à lui-même : « Mais je suis si avant dans le sang que le crime entraîne le crime : la pitié pleurnicheuse n’entre pas dans ces yeux.» Ainsi, Richard se qualifie en tant que personne vicieuse du livre VII : il désire pleinement le mal et n’a aucune conscience, aucun regret après avoir ordonné ces infanticides. Pendant cette scène, on peut facilement l’imaginer avoir un amourpropre très développé. Lisez toutefois ce qu’il dit vers la fin de la pièce, le soir avant sa mort, et vous verrez que son rapport au vice n’est pas aussi simple : « Ô lâche conscience, comme tu me tourmentes! […] C’est maintenant le moment funèbre de la nuit : des gouttes de sueur froide se figent sur ma chair tremblante. Comment! Est-ce que j’ai peur de moi-même? Il n’y a que moi ici! Richard aime Richard, et je suis bien moi. Est-ce qu’il y a un assassin ici? Non… Si, moi! Alors, fuyons… Quoi! Me fuir moi-même?... Bonne raison! Pourquoi? De peur que je ne me châtie moi-même… Qui? Moi-même! Bah! Je m’aime, moi!...

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Pourquoi? Pour un peu de bien que je me suis fait à moi-même? Oh non! Hélas! je m’exécrerais bien plutôt moi-même pour les exécrables actions commises par moi-même. […] Ah! Je désespérerai. Pas une créature ne m’aime! Et, si je meurs, pas une âme n’aura pitié de moi!... Et pourquoi en aurait-on, puisque moi-même je ne trouve pas en moimême de pitié pour moi-même? » On voit très bien ici que Richard, en réfléchissant à ses actions du passé, en est venu à se détester. Dans son monologue, n’entend-on pas la personne vicieuse du livre IX d’Aristote, celle qui veut se fuir elle-même? Par ses deux attitudes opposées, l’une dirigée vers le présent et

l’autre, vers le passé, Richard III forme une belle illustration de cette possibilité que j’ai tenté ici d’établir, cette possibilité de réconcilier les deux portraits différents qu’Aristote dresse du vice dans l’Éthique à Nicomaque. L’existence convaincante d’un personnage comme Richard montre que la personne vicieuse peut bien être sans remords à certains moments, mais Richard nous confirme ultimement l’espoir que Roochnik a formulé : la nature humaine se trouve une conscience qui ne sera jamais totalement éradiquée, peu importe le nombre de crimes que la personne vicieuse commettra. Ainsi, selon la vision que j’ai tracée de la théorie d’Aristote, les pulsions maléfiques

de la personne vicieuse se retourneront ultimement contre elle sous forme de regrets : c’est précisément cette haine de soi-même qui confirme paradoxalement l’existence d’une sorte de lueur morale éternelle chez la personne vicieuse, pour qui le fait de se détester ellemême confirme qu’elle a bel et bien un mépris du mal, une tendance (si infime soit-elle) vers le désir d’être une bonne personne. x

L’auteur tient à remercier Professeure Gaëlle Fiasse pour son aide inestimable à l’élaboration de cet article.

Béatrice Malleret

Philosophie

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société témoignage - point de vue

societe@delitfrancais.com

Ayons le courage de parler de suicide

Se laisser impressionner par la violence de l’acte décourage les discussions saines. mandations sont primordiales. Toutefois, elles n’abordent souvent pas nos façons plus communes et quotidiennes de parler de suicide. J’ai personnellement eu mon lot d’expériences gênantes par rapport à cela ; mon père s’est suicidé il y a trois ans. Je fais donc malgré moi particulièrement attention aux façons dont le sujet est abordé, et ce qui m’est le plus évident, c’est bien sûr à quel point les gens en parlent peu, mais aussi comment nos façons d’en parler semblent osciller entre deux extrêmes.

Juliette de Lamberterie

Éditrice Actualités

Mise en garde : cet article aborde le sujet du suicide

E

n octobre dernier, sur le plateau de l’émission Tout le monde en parle, Hubert Lenoir, jeune auteur-compositeur-interprète, lâchait après avoir confié que sa célébrité croissante lui rendait la vie difficile dernièrement : « J’ai un peu le goût de me crisser en feu ces temps-ci ». S’est ensuivi un moment de malaise si intense que le jeune homme s’est visiblement senti obligé de rajouter tout de suite qu’il « disait ça de même. » « On dit pas des affaires de même ! » a répondu Dany Turcotte, un des animateurs de l’émission. Lenoir a tout de même essayé de soutenir la discussion, en répliquant de manière plus légère : « T’as pas le goût toi des fois, de…?» « Non. », ont répondu abruptement deux des animateurs. Bien que ces « non » puissent avoir été tout à fait honnêtes, les réactions des deux hommes étaient si tranchantes et réprobatrices que l’artiste s’est peu à peu refermé sur lui-même. L’animateur a brusquement changé de sujet et a donc coupé court à la conversation. Cet échange n’est pas resté sans écho. Dany Turcotte a ensuite commenté : « Pour Hubert Lenoir, j’hésite entre l’écorché vif ou le gars maladivement en manque d’attention… ». Sur les réseaux sociaux, tout le monde a eu son mot à dire, et tout est parti dans tous les sens. Un moment gênant, donc, mais qui a tout de même illustré à quel point le suicide met mal à l’aise, même pour deux individus dont le métier consiste à faire la discussion. Cet évènement, mais aussi d’innombrables autres, ont ainsi ressassé une question qui me préoccupait déjà beaucoup : pourquoi sommes-nous incapables de parler de suicide? Dans Le Devoir, la professeure de philosophie Marie-France Lanoue a heureusement ajouté une pointe de bon sens à la discussion autour de l’incident. Elle écrit : « dans la société du bien paraître et de la performance à tout prix, ce n’est pas toujours évident de se montrer vulnérable et de dire des affaires de même… Pourtant il va bien falloir qu’on apprenne à le faire ». Dans son texte, elle met en lumière

10 Société

D’un côté, je suis constamment autour de gens qui évoquent le suicide dans leurs blagues. « Si j’ai moins que B à mon devoir, je me jette par la fenêtre ». Ces façons de parler qui me choquent parfois, auxquelles je souris de temps en temps, je les entends partout : dans la rue, dans un groupe d’ami·e·s, en classe dans la bouche de mes professeur·e·s. Lorsque l’on parle de mauvaises nouvelles ou de l’effondrement climatique, par exemple, il y en a souvent un·e pour dire « et ben, on a qu’à tous se suicider, alors ». Et évidemment, le monde va mal, mais lorsque j’entends cela, je ne peux m’empêcher de penser à celles et ceux qui l’ont vraiment fait.

Béatrice malleret Béatrice malleret

« Une personne qui aborde la perspective de se tuer montrerait une vulnérabilité si forte que l’encourager à se confier serait impensable » un fait que l’on ne peut contester : le suicide est peu, et mal introduit dans les conversations. On trouve le sujet indécent, trop violent et toujours déplacé. Une personne qui aborde la perspective de se tuer montrerait une vulnérabi-

lité si forte que l’encourager à se confier serait impensable. Deux extrêmes J’ai rencontré peu de textes qui déconstruisent nos discours se

rapportant au suicide et n’étant pas directement issus d’associations de prévention. Ceux-ci expliquent souvent l’importance de parler à ceux et celles qu’on pense susceptibles de se mettre en danger, et d’être à leur écoute. Ces recom-

Dès que l’on décide de ne plus faire de blagues, les propos basculent soudain vers un autre extrême ; c’est de gens que l’on connaît dont on parle désormais, et tout devient trop lourd. Les mots sont tellement graves que c’en est presque insoutenable. Ils ne sortent bientôt plus et il n’y a plus rien à dire. Le terme me semble si pesant qu’il me reste parfois coincé dans la gorge. Lorsque, quelques semaines après la mort de mon père, mon dentiste m’avait demandé pourquoi il ne retournait pas ses appels, j’avais simplement répondu, en tremblant : « il n’est pas disponible ». Je suis encore aujourd’hui bien incapable de raconter spontanément ce qui s’est passé. On pense aussi souvent que l’on se doit de comprendre une chose avant d’être capable d’en parler, d’y trouver un fil conducteur. Mais une mort de la sorte survient sans avertissement, elle assomme complètement, et peu importe les comptes-rendus psychiatriques ou les lettres d’adieux, c’est l’incompréhension qui prend toute la place. Reste alors une énigme que l’on doit accepter de ne jamais ar-

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river à résoudre, et l’on sait qu’on ne pourra jamais donner sens à cette fin. Un silence injuste Mais outre les émotions qui bloquent la parole, l’on refuse d’aborder le suicide puisqu’il s’agit de quelque chose dont on ne doit pas parler. La mort est grave et triste, le suicide sinistre. Après

« Il réside une vraie injustice dans le silence imposé autour du suicide; celle qui consiste à laisser la violence de l’acte recouvrir tout le reste » tout, la Bible le considère comme un meurtre, et y a donc, depuis des siècles, attribué une infamie qu’on n’arrive toujours pas à lui détacher. Le suicide n’est pas une mort comme les autres ; il ne survient pas, mais consiste en l’ultime acte de violence porté vers soi-même. C’est, d’une certaine façon, l’acte d’égoïsme et d’abandon le plus extrême ; les autres composantes d’une vie, les proches, le monde, les valeurs s’estompent pour ne laisser place qu’à un malheur

si grand que la mort s’impose comme seule solution. Un acte qui, finalement, est à la portée de tou·te·s. On refuse souvent d’en parler aux enfants ; je me souviens d’une scène du film Little Miss Sunshine que j’ai d’abord vu petite, où Olive, sept ans, assise à table avec son père et son oncle ayant récemment tenté de s’enlever la vie, demande à celui-ci : « Pourquoi as-tu voulu te tuer? ». Et du père qui répond à sa place : « Non, ne répond pas Frank. […] C’est un homme très malade dans sa tête. […] Je suis désolé, je ne crois pas que ce soit une conversation appropriée pour une fille de sept ans! ». L’on ne veut pas que les jeunes voient le suicide comme une possibilité, ou leur donner l’impression qu’une mort par suicide est acceptable, puisque cela signifierait qu’il·elle·s ont le droit de tout abandonner. J’en savais moi-même très peu sur la maladie de mon père, qui durait depuis des années. L’on m’a caché toutes ses tentatives et le mot suicide a à peine été prononcé dans les mois, et les années suivant sa mort. J’ai donc moi aussi été habituée, et conditionnée, à ce silence.

existence est soudain complètement mise de côté pour ne laisser de place qu’à la façon dont celle-ci s’est terminée. Le choc et la violence de l’acte recouvrent tout ; la mort et la vie. Je n’ai aucune expertise psychologique en ce qui concerne le deuil ou les réactions « saines » à avoir face à quelqu’un qui disparaît. Je me moque assez des supposées « étapes du deuil » dans lesquelles je ne reconnais pas du tout mon expérience. Mais je perçois clairement la brutalité de ne plus jamais parler d’une personne, du moins dans la sphère privée, du fait qu’elle se soit suicidée. Un caractère joyeux, ou intelligent, ou sensible devrait être célébré, peu importe la façon dont celui-ci s’est arrêté de perdurer. Mais encore une fois, il semblerait qu’aux yeux des autres, ces qualités soient tâchées par la nature du geste final.

Je pense qu’il réside une vraie injustice dans le silence imposé autour du suicide ; celle qui consiste à laisser la violence de l’acte recouvrir tout le reste. Qu’une personne soit morte en se suicidant fait que tout devient soudain réduit à cette violence, et il semble alors indécent, ou interdit, de parler d’elle de quelque autre façon. La complexité d’une

témoignage - point de vue

Un silence dangereux Cette incapacité à parler de suicide ne fait pas de mal qu’aux mort·e·s. Elle est aussi grave pour ceux et celles qui le contemplent, ou qui survivent malgré les tentatives. Comment peut-on s’attendre à ce que quelqu’un nous confie son mal-être si celui ou celle-ci sait déjà que nous serons complètement désarmé·e·s face à leurs propos, et inaptes à soutenir la conversation? Heureusement, il semble que nous soyons tou·te·s plus conscient·e·s de l’importance de libérer le discours sur la maladie mentale et de déstigmatiser les demandes à l’aide. Mais ces initiatives n’accomplissent pas leur objectif si les espaces dans lesquels demander de l’aide sont prédéterminés et rares. L’on ne devrait pas avoir à s’exprimer dans un contexte particulier, à des personnes en particulier. La parole devrait se libérer partout. Savoir quoi répondre? Pas forcément. Mais donner son écoute et son soutien, et montrer que l’on préfère s’engager dans une conversation qui nous fait peur plutôt que

Broyer du noir

de repousser l’effort de l’autre en changeant de sujet. Il est difficile de parler de choses graves, évidemment. Mais je pense aussi qu’inversement, on tente parfois de préserver un silence pour conserver les choses telles quelles, dans toute leur lourdeur, en ne voulant pas les banaliser ou les rendre plus légères. Le suicide reste une mort, que l’on n’a pas forcément envie d’aborder tout le temps. Mais sentir que l’on a la possibilité d’en parler si l’on en a l’envie ou le besoin est impératif. La difficulté semble être de trouver un équilibre dans nos discours lorsqu’on parle de suicide ; ne pas chercher à réduire la gravité du geste tout en ne se laissant pas impressionner par elle. Ne plus se faire taire par la brutalité du suicide, c’est donc pour arriver à se souvenir et à parler de ceux·celles qui se sont donné·e·s la mort, mais aussi pour envoyer le message à ceux·celles qui le contemplent que leurs ressentis sont légitimes et que l’on saura se montrer sensible lorsqu’ils nous feront part de leur malheur. x

Béatrice malleret

Témoignage et réflexion libre sur les spécificités de la santé mentale des personnes issues de minorités ethnoculturelles. Jérémie-Clément Pallud

Contributeur

Mise en garde: cet article aborde le sujet du racisme

A

près avoir proposé d’écrire, dans le cadre de cette édition spéciale, un article mêlant santé mentale et considérations ethnoculturelles, je me suis longuement arraché les cheveux. J’ai écrit, effacé, réécrit et réeffacé ; incertain de ma légitimité à aborder ce sujet, car conscient de la diversité des expériences vécues par les personnes issues de minorités ethniques et culturelles. Pourtant, à l’instant où j’écris, loin de moi est la prétention d’être un fin psychanalyste capable de s’exprimer au nom de la totalité des personnes de couleur. Je choisis plutôt, et à la réalisation d’un manque critique de témoignages de personnes issues de ces minorités sur les spécificités ayant trait à leur santé mentale, de ne

plus me censurer et de m’exprimer sur ma propre expérience, dans le but premier d’instaurer un dialogue. Je souhaite également souligner que tenter de rapporter en si peu de mots l’entièreté des tourments psy-

L’expérience de la minorité Je suis né et j’ai grandi en Martinique, dans une société postcoloniale où le métissage est monnaie courante et où la culture créole tend, de façon plus

bituellement aucun mal à faire fi. Pour ainsi dire, je vivais jusque-là bien intégré au sein d’une majorité ethnique et culturelle. Mon arrivée à Montréal a donc été une transition assez brusque

« Mon arrivée à Montréal a donc été une transition assez brusque vers l’expérience de la minorité, avec des conséquences sur ma santé mentale que j’étais loin de m’imaginer » chologiques que peuvent vivre des personnes racisées dans un système capitaliste blanc relève d’un travail de condensation ridiculement impossible, mais j’ose espérer pouvoir provoquer une prise de conscience, la plus infinitésimale soit elle, chez les lecteur·rice·s blanc·he·s privilégié·e·s du Délit.

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ou moins discutable, à fédérer la population par-delà les catégorisations ethniques. Même si, dans ce milieu, j’avais conscience que j’étais noir et que tout le monde ne l’était pas, je ne m’étais jamais senti concerné outre mesure par la couleur de ma peau, hormis au détour de quelques remarques coloristes desquelles je n’avais ha-

vers l’expérience de la minorité, avec des conséquences sur ma santé mentale que j’étais loin de m’imaginer. Au fil de mes premières interactions sociales dans ce nouveau milieu blanc occidental, j’ai eu vite fait de remarquer qu’aux yeux des autres, ma carnation et

ma culture relevaient au mieux du « cool », au pire de l’illégitime, mais altéraient dans tous les cas leur façon d’interagir avec moi. Assez fréquemment, je retrouvais dans la bouche de ces personnes des discours qui me dérangeaient sans que je ne sache expliquer exactement ce qu’ils contenaient d’irritant. C’était des mots ou des phrases jetés au détour d’une conversation qui me faisaient grincer des dents tout en continuant à sourire jaune : « Ah tu viens de Martinique ? Trop cool, c’est super exotique ! » « On t’a déjà dit que tu ressemblais à Pogba ?! » « Vas-y chante moi une chanson en créole ! » « Ça te dirait de venir fumer avec moi et mes potes ? » Ou bien encore le mot « black » utilisé pour désigner une personne noire dans un contexte d’énonciation francophone.

Suite page 12

Société

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Béatrice malleret

« Il ne se passe plus un jour sans que je ne questionne ma couleur de peau, mon rapport à celle-ci, le regard que les gens y portent et l’histoire qui a façonné ce regard » À mesure que ces remarques se multipliaient, je réalisais que ma carnation, ma culture, et par extension ma personne, revêtaient une dimension politique dans ce nouveau milieu social ; une situation qui provoquait en moi une foule de questionnements que je n’avais jamais considérés auparavant : Pourquoi des personnes blanches veulent-elles sans cesse m’associer à une image de l’homme noir dans laquelle je ne me reconnais pas? Pourquoi toutes les tentatives de partage de ma culture se soldent-elles par des remarques établissant la domination de la culture d’autrui sur la mienne? Comment suis-je censé réagir lorsqu’en soirée un Français me lance à la figure qu’il ne comprend pas pourquoi il n’aurait pas le droit d’utiliser le N-word (en employant ledit mot plusieurs fois), étant donné qu’il s’agit d’un « tabou purement américain »? Pourquoi est-ce que, pressé d’arriver en cours, en me surprenant à talonner une passante devant moi, je me fais immédiatement la réflexion « Attention, recule, elle aura peur en voyant un homme noir qui la suit d’aussi près »? Pourquoi est-ce que, dans le métro, alors qu’un homme noir visiblement en état d’ébriété fait du désordre, mon premier réflexe est de penser qu’il « salit la réputation des noirs »? Pourquoi, et à quel moment, ai-je commencé à inconsciemment camoufler mon accent?

12 Société

Pourquoi est-ce que, chaque fois que je suis en présence d’un homme blanc, je me sens menacé et ai l’impression que, peu importe l’effort et la réflexion que je mets dans mon discours, celui de l’autre aura toujours plus de valeur et d’intérêt aux yeux du reste de l’assemblée? Toutes ces réflexions m’assaillent de plus en plus fréquemment jusqu’à ce que, finalement, il ne se passe plus un jour sans que je ne questionne ma couleur de peau, mon rapport à celle-ci, le regard que les gens y portent et l’histoire qui a façonné ce regard. Au-delà même de mes seules interactions sociales, j’analyse quotidiennement à travers ce prisme ethnoculturel chacune de mes observations sur le monde qui m’entoure, et les conclusions que j’en tire sont toutes démoralisantes. En l’espace de quelques semaines, ma psyché est devenue un champ de mines où le moindre détail me ramenant de près ou de loin à ma carnation ou à ma culture provoque un déchaînement infernal de questionnements, tous plus accablants les uns que les autres. Bien entendu, à toutes ces considérations s’ajoute la pression académique qui, elle, ne connaît pas de répit et n’a pas le temps de s’attarder au pourquoi du comment de ma couleur de peau ou de ma culture. En fait, il me semble que ce prisme ethnoculturel n’occulte pas du tout des préoccupations plus classiques qui peuvent habituellement porter

atteinte à ma santé mentale, mais les amplifie dans une dangereuse synergie qui précipite le stress, la peur du rejet social, la peur de l’échec, l’anxiété et l’épuisement. Une réalité systémique partagée Quelquefois, lorsqu’une accalmie me fait revenir au monde qui m’entoure, je remarque que je ne suis pas seul à vivre cette agitation, que d’autres personnes racisées connaissent la même fébrilité mentale que moi et semblent partager mes réflexions. Je prends alors conscience de la légitimité de toutes ces questions qui me hantent. Je me rends compte qu’il aurait été plus problématique encore que je ne me les pose pas et qu’elles semblent malheureusement faire partie intégrante de l’expérience des minorités ethnoculturelles. Cyniquement, cette pensée me rassure et me fait comprendre que le problème ne vient pas de moi, mais d’un système faussement inclusif qui continue à violenter psychologiquement ces minorités. D’autre part, en examinant les réflexions qui ont pu me traverser l’esprit, je suis forcé de constater que certaines d’entre elles sont les traces encore vivaces du passé esclavagiste qui a profondément marqué la société dont je suis issu, au profit de celle dans laquelle j’évolue aujourd’hui. Évidemment, il aurait été trop simple que la colonisation n’ait laissé son empreinte que dans les chairs de mes

ancêtres, en marquages au fer ou morsures de coups de fouet. N’en déplaise aux porte-paroles du discours de « l’auto-victimisation », les plus vicieuses et nocives traces de la colonisation se situent à l’abri des regards de tou·te·s. Elles se dissimulent en cicatrices mentales et stigmates invisibles. Rappelons-le, l’intériorisation du racisme sous la forme de modèles sociaux et culturels était l’un des outils les plus efficaces de l’entreprise coloniale. C’est ce racisme intériorisé qui est responsable des deux dernières questions énumérées ci-avant, et lorsque je le surprends qui resurgit aux détours de mes réflexions, je perçois la pertinence d’Aimé Césaire qui, dans Discours sur le Colonialisme (1950), décrivait l’inhumaine méthode coloniale en ces termes : « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme ». À ces mots, il paraît bien illusoire de croire que de telles plaies psychologiques puissent avoir été pansées et guéries du jour au lendemain, moins d’un siècle après les vagues de décolonisation les plus notoires et dont l’aboutissement reste encore discutable. Dialogue et prise de responsabilités Arrivé à ce stade de mon témoignage, il ne me paraît plus nécessaire de m’attarder à expliquer dans quelles mesures de telles considérations ont pu affecter ma santé mentale. Lorsque le racisme et l’impérialisme culturel vous assaillent aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, votre esprit souffre inéluctablement le martyr.

De toute évidence, de nombreuses personnes de couleur se sont rendues compte tout comme moi que leur santé mentale est inexorablement affectée par des considérations raciales et culturelles et nécessite de ce fait une approche adaptée. Le nombre grandissant de conférences traitant des traumatismes intergénérationnels enracinés dans les communautés postcoloniales en sont la preuve. Pour tenter d’améliorer la santé mentale de ces minorités, plusieurs solutions sont recherchées et certaines sont déjà avancées, tels que des groupes de parole en non-mixité raciale ou encore le recours à des psychologues racisé·e·s. Malheureusement, ces solutions ont parfois du mal à voir le jour car récriées à tort et à travers, sous prétexte de discriminations raciales, par des membres de la majorité blanche. Dans ce contexte, il me semble important d’enjoindre les personnes non-racisées à cesser de chercher à se dédouaner et à nier les dynamiques de dominations ethniques et culturelles qui pullulent au sein de ce système capitaliste occidental. Une attitude plus saine et bienveillante de leur part serait de reconnaître les privilèges dont elles jouissent quotidiennement par la couleur de leur peau et de s’assurer autant que possible de la sérénité de leurs rapports (verbaux et non-verbaux) avec les minorités ethnoculturelles. Seulement à ces conditions pourra s’épanouir pleinement le dialogue sur les spécificités de la santé mentale des personnes racisées et, espérons-le, verront le jour des approches aptes à réparer les dégâts psychologiques causés par plusieurs siècles de colonisation. x

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Culture

artsculture@delitfrancais.com

le délit et des livres

La double face de l’anorexie

Retrouvez l’œuvre marquante de la semaine : Jeanne Moreau a le sourire à l’envers. audrey bourdon

Éditrice culture

Mise en garde : ce texte parle de troubles alimentaires.

« V

raiment, ça existe? », c’est ce qu’un ami m’a répondu quand j’ai dit que je lisais un roman sur l’anorexie masculine. C’est à ce moment que j’ai réalisé l’importance qu’avait le livre dans mes mains pour la littérature québécoise. Ce roman de Simon Boulerice m’a ouvert les yeux sur un problème très peu représenté. L’anorexie, bien que beaucoup moins présente chez les hommes que chez les femmes, touche tout de même la gent masculine, qui constitue 10% des personnes atteintes de cette maladie. L’auteur aborde ici une thématique très personnelle, ayant lui-même souffert d’anorexie plus jeune, et ayant été confronté à un mur d’incompréhension de la part d’une amie à qui il s’était ouvert, qui ne croyait pas qu’un garçon puisse avoir cette maladie. Simon Boulerice souhaitait ajouter une œuvre dans la littérature québécoise qui traiterait de cette maladie, sans en faire pour

théâtre

autant son sujet principal. Plutôt, était-il question de normaliser une problématique qui devrait selon lui être présente à notre esprit. Sans faire poindre l’anorexie masculine de manière ostentatoire, elle doit pouvoir exister dans un corpus littéraire comme plusieurs autres troubles de santé mentale le font, c’est-à-dire acceptés en tant que présence dans la vie commune. C’est dans l’ordinaire que certains phénomènes se révèlent à nous, trop affolants autrement. Jeanne Moreau a le sourire à l’envers nous présente Léon, un jeune adolescent attachant de la rive sud de Montréal qui se plaît à analyser l’écriture de sa famille et celle de sa correspondante de Lévis, Léonie. Ses pellicules et son corps, pas assez musclé à son goût, le dérangent, mais son meilleur ami Carl et sa chère correspondante ne semblent pas s’en incommoder. Le roman raconte la première rencontre entre les deux jeunes correspondant·e·s, alors que Léonie vient enfin visiter Léon sur la rive sud de Montréal. On suit alors cette relation qui

sort de son exclusivité épistolaire et on assiste à la fébrilité d’avoir enfin des échanges de vive voix. Simon Boulerice est rusé et aborde habilement l’anorexie en parallèle avec les plans excitants de la vie de Léon.

audrey bourdon Alors que Boulerice nous présente l’histoire de Léon en premier plan, c’est par l’entremise d’un personnage secondaire que l’auteur aborde une situation mise elle aussi au second plan. Le frère de Léon, Antoine, aime les vieux

films français de la Nouvelle Vague et, selon l’étude graphologique de Léon, semblerait être porté à vivre dans le passé. Antoine semble être souvent malade après les repas, disant à sa famille avoir « un estomac fragile ». Le garçon aux pellicules, sympathique et en apparence ouvert d’esprit, ne voit pourtant pas la maladie de son frère, qu’il a sous les yeux. Cela prendra une situation beaucoup plus dramatique que la maigreur alarmante de son frère pour lui faire voir la malheureuse vérité, soit que son frère souffre d’anorexie. L’auteur me disait à ce sujet en entrevue (« J’ai envie de nommer ma vérité », entrevue dans l’édition du Délit parue le 15 janvier 2019, ndlr) qu’« on a tous des préjugés inconscients ». C’est ce que son roman essaie de nous montrer, en suivant l’angle d’une personne, une famille à laquelle on peut s’identifier. Cet entrelacement de la quotidienneté avec la tragédie d’une famille comme les autres attise notre empathie pour la triste réalité que vivent plusieurs d’entre nous, en plus de nous permettre d’avoir un regard sur une partie cachée de l’anorexie. x

Juste un dernier effort

4:48 Psychose grave le mal-être sur les planches du Mainline. la metteuse en scène et les acteur·rice·s semblent s’être approprié le texte et lui rendent ainsi une grande justice.

Lara Benattar

Rédactrice en chef Mise en garde : ce texte parle de suicide, de dépression d’hôpital psychiatrique et d’automutilation.

D’une voix toujours claire qui donne à chaque mot son importance, les comédien·ne·s tracent la sombre spirale de la dépression clinique. On y rencontre l’épuisement, l’espoir et son souffle qui nous fait croire que ça va aller, qu’en se faisant un peu violence, on va retrouver le sourire qui semble si bien accroché au visage des autres. Ces autres-là et leur frustration de ne rien pouvoir faire à la vue de nos bras encore ensanglantés et le cynisme auquel on s’accroche comme dernière marque de sanité. Je reconnais chacun d’eux, les revois devant moi, familiers trop familiers. Je me demande si les autres les reconnaissent aussi et salue l’immense courage de la troupe d’oser les incarner.

L’

espace est étroit et les voix s’entrechoquent. Je suis sans bouger le défilé des perspectives. Je tourne en rond assise sur mon siège. Je marche d’avant en arrière sur un fil tendu entre espoir et désespoir. Comme en dépression. Je suis spectatrice de 4:48 Psychose de Sarah Kane, mise en scène il y a quelques semaines par Alice Hinchliffe et j’écoute les comédien·ne·s se donner la réplique. Retrouver la perte Aidan Cottreau, Alma de Montplaisir et Arun Varma incarnent à trois voix une pièce écrite sans direction ni personnage précis et par-là immensément complexe à mettre en scène. On dit que le texte de Sarah Kane aurait émané de la volonté de la dramaturge d’écrire une dernière fois son mal-être avant d’y

Déconstruire l’isolement caroline sailly succomber en s’ôtant la vie. Des thèmes abordés à la structure elle-même, tout dans cette œuvre est dur et demande pour être

le délit · mardi 19 mars 2019 · delitfrancais.com

appréhendé une patience, une attention et une force profondes. La justesse du résultat est aussi déconcertante qu’époustouflante :

Des canapés, une chaise, une table basse et des chemises que l’on ouvre puis que l’on ferme pour changer de personnage. Le décor est simple et la salle est petite. Pourtant,

l’espace est si bien exploité que s’articulent pour nous bien plus que les sentiments intimes de la dramaturge. L’une des forces du texte tient dans son ancrage socioculturel et sa satire d’une société occidentale contemporaine surmédicalisée qui veut coûte que coûte soigner les maux qui pourraient ralentir la course effrénée qu’elle nous impose. Les listes interminables de médicaments administrés et l’inhumanité des rapports des médecins aux patient·e·s qui nous sont montrés rappellent l’inextricabilité de nos états psychologiques et du contexte politique dans lequel ils se forment. Si la dépression donne un sentiment réel de solitude et d’isolement et le désir de s’y plonger, on nous rappelle que notre appartenance commune à une société malade tisse entre nous et les autres des liens inéluctables. Ainsi, c’est de concert que les comédien·ne·s exécutent devant nous ce tour de force. On sent entre elles et eux une écoute attentive qui leur permet d’être tour à tour dans l’ombre et la lumière sans jamais effacer le propos qu’ils·elles incarnent. x

culture

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Musique

Les hurlements des « voyous »

Infinie source d’inspiration dans le rap, la santé mentale demeure pourtant taboue dans cette industrie. D’Johé Kouadio

Éditrice Culture

Mise en garde: ce texte traite de troubles de la santé mentale, de violence raciste et de suicide.

«L

e rap est un genre de musique violent ». Commencer un article qui traite de rap en déconstruisant cette idée est devenu, dans le milieu du journalisme, un lieu commun. Les expert·e·s et amateur·rice·s du genre s’efforcent à expliquer à ceux et celles qui n’en écoutent pas qu’il ne s’agit pas d’une musique particulièrement plus violente qu’une autre. Iels répètent que les productions de rap sont multiples, diverses, que c’est un genre qui, comme tous les autres, a droit à une analyse complexe. De plus, on s’entête à prouver, au fil des paragraphes, que quand cette violence existe, elle s’inscrit souvent dans des procédés artistiques de dénonciation d’une société, ellemême violente. Toute cette énergie est dépensée pour des personnes qui, souvent, se fossilisent dans leur mépris et refusent d’accepter l’idée qu’il existe un genre musical s’étant construit en marge des canons légitimes de la création culturelle et rencontrant un franc succès. Aussi, les réponses à la stigmatisation de la violence dans le rap, de la part de ceux et celles qui en sont les protagonistes, sont souvent dans l’autodérision. On observe parfois une surenchère de réactions, de commentaires et d’enthousiasme dans la mise en scène extravagante et caricaturale du rap-jeu, en témoigne la fameuse rixe à l’aéroport français d’Orly qui opposait, l’été dernier Booba et Kaaris. Quelques mois plus tôt, le journaliste Shkyd publiait un article sans précédent pour le magazine Yard, primé depuis par le Reeperbahn Festival comme meilleur travail francophone de journalisme musical, qui dénonce la légèreté du traitement de ce type d’affrontement par les médias et le public. À trop parler de rap comme d’un environnement musical brutal, on en oublierait presque de prendre au sérieux les réelles confrontations tempétueuses, les comportements autodestructeurs et les évocations suicidaires de ses artistes, qui découlent souvent d’une pression d’un milieu psychiquement éreintant. Les allusions à cette pression sont omniprésentes dans les albums de rap, bien que, comme le précisait Shkyd, elles sont beaucoup moins souvent le sujet des bangerz, ces morceaux à la rythmique soutenue qui tournent en boucle à la radio ou dans les playlists Spotify de rap francophone. Un·e artiste qui parle de sa santé mentale, ça ne permet pas de « faire du stream ».

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Culture

IYAD Kaghad Amnésie collective Ainsi, lorsqu’un·e rappeur·se évoque en entrevue ou dans un morceau les difficultés qu’iels rencontrent d’un point de vue psychique ou psychologique (récemment, Isha dans son titre « Au Grand Jamais » ou Georgio dans son morceau explicitement intitulé « Dépression »), on est surpris et on considère cela comme un renouveau dans le genre, comme si cette sensibilité s’autorisait uniquement depuis quelques années. Or, dans son article « La santé mentale : la fin du silence dans le rap français », Guillaume Echelard rappelait l’existence d’un héritage assez important du traitement de cette question dans les musiques de rap. Et à bien chercher, il est si simple de se souvenir d’anciens morceaux, qui ont plus de dix ans désormais, évoquant sans détour la lutte de certain·e·s auteur·ice·s face à leurs difficultés : « Puisqu’il faut vivre » de Soprano, « Où les anges brûlent » de Lino ou même « Si c’était le dernier », morceau d’adieu de la rappeuse Diam’s qui expliquent les raisons pour lesquelles elle préfère s’éloigner de l’industrie de la musique. Alors pourquoi cette amnésie collective? Pourquoi ce qui nous vient en tête le plus souvent quand on pense à ce genre musical est l’idée d’un environnement ultra viriliste où il n’y a aucune place pour la fragilité émotionnelle et mentale? Cet oubli semble pour le moins paradoxal concernant un genre dont beaucoup des auteur·ice·s sont des personnes ayant été confrontées à des situations de précarité sociale et de discrimination raciale, et qui en font toujours part au rythme de leurs strophes. Malheureusement, les discours généraux et mal informés sur les difficultés de santé mentale se défont souvent de ces notions sociologiques pour expliquer l’origine d’un mal-être. Henri Dorvil, enseignant à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal, écrit dans son article « La

maladie mentale comme problème social » : « Aujourd’hui comme hier, il y a disparité de classes sociales dans la répartition des troubles mentaux. De par ses conditions de vie, la classe défavorisée est démunie de moyens préventifs, surtout en période de crise. S’agit-il de « maladie » mentale déclarée, cette classe pauvre s’en sort plus difficilement, ne disposant pas de réserve de biens matériels et ne participant ni à la définition des normes sociétales ni au contrôle social. De plus, contrairement à la classe aisée, elle ne jouit pas de l’estime de soi à même de renforcer l’immunité contre les troubles mentaux. » Si le rap est désormais un espace d’expression investi aussi par des personnes privilégiées, il n’en demeure pas moins ancré dans une histoire de lutte contre les oppressions systémiques que sont la pauvreté et le racisme et toutes les discriminations qui s’entrecoupent de par les dynamiques de pouvoir à l’ œuvre dans les sociétés occidentales. Par conséquent, il est évident que les artistes qui font sa richesse ont traversé et connaissent encore des expériences de fragilités psychiques qui enclenchent la dénonciation de ces situations d’oppression. Cependant, même si ces expériences sont décrites en musique et dans les textes de ces mêmes artistes, le manque de considération que l’on accorde à l’exposition fréquente des personnes racisées et pauvres aux maladies mentales et, surtout, le manque d’accompagnement de celles-ci, entraînent une invisibilisation criante des créations artistiques qui en font part. Une invisibilisation ou tout simplement une insensibilité, un manque d’empathie de la part du public, des médias ou des acteurs économiques de l’industrie musicale. C’est ce que rappelait Schkyd dans son article, relatant l’agression par le rappeur Rohff d’un jeune homme employé dans un magasin appartenant à son rival Booba, en 2014: « Autour de moi, il y avait majoritairement des personnes tra-

vaillant dans la musique :  des directeurs artistiques, des managers, des éditeurs, etc. Certaines d’entre elles avaient eu l’occasion de rencontrer, voire de travailler avec Rohff. Mais malgré ce contact avec la réalité, la réaction générale face à la situation était le rire. » D’après lui, à aucun moment, n’a été évoquée, par ces mêmes professionnels, la fragilité psychique dans laquelle se trouvait le rappeur, responsable du drame ainsi que les conséquences mentales que subirait, le jeune homme agressé, plongé dans le coma. Les garçons Noirs Ces situations de violences extrêmes ne sont évoquées que s’il s’agit de dénoncer de manière grossière la « contre-culture agressive » que serait le rap. Sinon, elles interviennent comme dans un cirque à ciel ouvert qui divertit un public à l’affût du moindre dérapage. Dans aucun cas, il n’est question de se soucier sincèrement de l’origine de ce type d’évènements et des conséquences mentales et physiques qu’ils peuvent avoir sur les personnes qui s’y trouvent impliquées. Quid d’un accompagnement spécialisé que proposerait les labels et les studios comme il existe dans d’autres milieux professionnels (à l’université ou dans certaines entreprises) ? Par ailleurs, si, parfois, elles intéressent, ces souffrances deviennent une esthétique romantique qui permet de faire du profit. C’est un phénomène qui s’observe beaucoup plus dans le rap américain notamment au travers de la figure de XXXtentacion dont les titres « Sad » ou « Suicide Pit » se sont retrouvés au sommet des charts après le décès de celui-ci en 2018. Dans un milieu qui, contrairement aux autres, dans les pays occidentaux, se voit beaucoup représenté par des hommes racisés et plus particulièrement noirs, il est intéressant de voir que les discours qui y sont associés font écho aux propos portés par Léonora Miano, autrice de Marianne et le Garçon Noir, paru

en 2017. Elle dit, lors d’une entrevue accordée au journal français Libération : « La figure de l’homme noir est construite comme effrayante (...). Le corps masculin noir n’est apprivoisé que s’il est divertissant, drôle ou sur un terrain de sport. C’est seulement là que l’on considère sa potentielle violence neutralisée. Hors de ces places qui lui sont réservées, il faut le soumettre. » Placées dans ce paradigme, il semble impossible pour des personnes racisées, même quand elles usent de poésie, d’être reconnues autrement qu’en tant que figures violentes, insensibles, criminalisées. Elles ne sont que très peu perçues comme des individualités en souffrance d’un point de vue mental, même lorsqu’elles tirent la sonnette d’alarme dans leurs textes. Les dérapages, les violences dirigées vers les autres ou même vers soi sont toujours tournées en dérision ou utilisées comme appui de stéréotypes déjà bien ancrés dans les sociétés occidentales à l’égard de la culture dite « urbaine ». Aussi, si l’écriture et la production musicale peuvent se révéler être des espaces thérapeutiques ou du moins des exutoires à la violence réelle qui caractérise l’environnement social des rappeur·euse·s et de leurs auditeur·ice·s, c’est également une pratique qui enferme parfois ses artistes dans une toxicité peu dénoncée. Le rappeur Isha écrit alors, « j’entends les hurlements des voyous, j’entends les cris des skaters. J’ai l’air heureux quand je monte sur scène, c’est grâce aux antidépresseurs. » Alors que le rap ne cesse de prendre de la place dans le paysage de la culture populaire occidentale, il est urgent de s’écarter de préconceptions classistes et racistes vis-à-vis des artistes qui construisent ce mouvement, afin de les préserver des engrenages tragiques que peut engendrer une société où la douleur mentale devient spectacle, où la souffrance psychique n’a de valeur que si elle est à l’origine d’un succès. x

le délit · mardi 19 mars 2019 · delitfrancais.com


expression créative

Éloïse

Elle allait et partait comme la brise Douce parfois, mais ravageant ses analyses Tempérament fort, cœur doux.

Le sourire elle en a la maîtrise À son Surmoi elle est soumise

Haine, maîtresse de sa volonté Envers qui était-ce dirigé?

C’est une course à la perfection Autant dire une course à la destruction.

Il n’y avait qu’elle debout. Elle se doit d’être formidable Mais elle en est incapable

Médisant ses méprises

Sa nature pernicieuse

Pourquoi tant de convoitise?

Est ce qui la rend malheureuse. Gouffre annihilant les lumières Dans les ténèbres elle se trouve depuis hier Ennemi de sa raison

Ah! Triste sort qui n’est pas de mise Si seulement elle pouvait voir comme elle est exquise.

Qu’en est-il des impressions? Le miroir est un menteur Qui ne donne pas la bonne heure ; Ce que je vois par mes yeux Est fort délicieux. Je t’envoie la bise Ma tendre friandise.

texte et image Audrey bourdon

le délit · mardi 19 mars 2019 · delitfrancais.com

culture

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Ligne de Fuite

Sarah-Maude Bilaudeau

Je me rapetisse sur un corps mien pour m’appartenir Corps étrange pour y être parasite Dehors se promène un simulacre du Je

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Ligne De fuite

le délit · mardi 29 mars 2019 · delitfrancais.com


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