Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill.
Mardi 26 mars 2019 | Volume 108 Numéro 21
On courbe des bananes depuis 1977
Volume 108 Numéro 21
Éditorial
Le seul journal francophone de l’Université McGill
rec@delitfrancais.com
Nous faudrait-il oser être dangereusement optimistes dans nos manifestations pour le climat? Lara Benattar Et VIOLETTE DROUIN Le 15 mars, environ 150 000 d’entre nous marchions pour le climat dans les rues de Montréal au sein des cortèges formant l’une des plus grandes manifestations des jeunes pour le climat. Pour une fois, les étudiant·e·s de McGill descendaient du piédestal auxquels les classements internationaux les placent pour se joindre aux élèves des autres universités montréalaises. Nous aimerions réfléchir à « l’après-marche » car il est évident que cet effort mondial, aussi impressionnant qu’il soit, ne se suffit pas à lui-même. D’abord, nous osons encore avoir l’espoir que les élu·e·s prendront la mesure de leur responsabilité et mettront le pied à l’étrier afin d’entamer les efforts nécessaires pour réduire l’imminence des situations catastrophiques qui nous menacent aujourd’hui d’ici 2030. Nous encourageons la volonté dont le gouvernement provincial a semblé faire preuve pour échanger avec les organisateur·rice·s de la marche. Cependant, nous nous faisons peu d’illusions quant à la possibilité d’un changement radical immédiat. Il nous semble donc nécessaire d’écrire à nouveau le danger que nous
encourons et de pointer du doigt le mur vers lequel le système économique actuel nous emmène. Nous ne vous ferons pas l’offense de vous dresser une liste des composantes des changements climatiques et des bouleversements géopolitiques, économiques et sanitaires, entre autres, que ceux-ci vont engendrer. Tout le monde les crie, partout, depuis des dizaines d’années. Plutôt, nous vous offrons un appel peutêtre dangereusement optimiste à l’action. Il semble redondant de dire que c’est maintenant ou jamais, alors que ça l’a été depuis une vingtaine d’années. Il serait plus adapté de dire “mieux vaut tard que jamais”. Peu importe l’expression utilisée, reste que nous avons été immergé·e·s, le 15 mars, dans un mouvement d’une incroyable puissance. Cette puissance, pourtant, semblait déjà s’essouffler quand nous sommes retourné·e·s en cours, à écouter tranquillement nos professeur·e·s. Peut-être qu’en se mobilisant massivement, les structures de nos sociétés pourraient évoluer, même minimement, vers plus de résilience. Peut-être qu’en criant fort, nous pourrions redonner goût au collectif. La résolution de cette crise -- il faut bien commencer à la nommer comme telle -représentera un travail collectif à une échelle jamais atteinte
auparavant. On y voit donc clairement l’intersection de tous les problèmes sociaux auxquels nous sommes confronté·e·s : il faudra, et il faut, mettre de côté les interminables discussions sur les politiques et les tarifs qui semblent occuper la majorité des pages de nos journaux, pour s’efforcer de provoquer un changement au plus vite, et ce jusqu’à nos lignes éditoriales. Il nous faut continuer à parler et ce de plus en plus fort, lancer ces débats “chauds, plus chauds, plus chauds que le climat”, comme le scandaient les étudiant·e·s. Il nous semble essentiel d’utiliser la visibilité qui est la nôtre en tant que journal étudiant et étudiant·e·s de McGill. Soyons donc à l’écoute de celles et ceux qui se sont donné·e·s corps et âme à l’organisation de ce mouvement mondial. Elles·ils n’ont pas cessé leur travail : occupons donc ces espaces qu’elles·ils nous fournissent. Car ce ne sont pas les espaces qui manquent : le chapitre McGill de « La Planète s’invite à l’université » tient un rassemblement ouvert ce jeudi, le 28 mars, et une seconde grève aura lieu le 27 septembre (« On marche, et après?» p.5). Ne laissons pas couler entre nos doigts cette énergie, si éphémère, que nous tenons en ce moment dans nos mains. x
RÉDACTION 380 Rue Sherbrooke Ouest, bureau 724 Montréal (Québec) H3A 1B5 Téléphone : +1 514 398-6790 Rédactrice en chef rec@delitfrancais.com Lara Benattar Actualités actualites@delitfrancais.com Violette Drouin Juliette De Lamberterie Rafael Miró Culture artsculture@delitfrancais.com D’Johé Kouadio Audrey Bourdon Société societe@delitfrancais.com Opinion - Grégoire Collet Enquêtes - Antoine Milette-Gagnon Philosophie philosophie@delitfrancais.com Simon Tardif Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Niels Ulrich Coordonnateur·rice·s visuel visuel@delitfrancais.com Iyad Kaghad Béatrice Malleret Multimédias multimedias@delitfrancais.com Vincent Morreale Coordonnatrices de la correction correction@delitfrancais.com Mélina Nantel Emma Raiga-Clemenceau Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnateur·rice·s réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Lucile Jourde Moalic Paul Llorca Contributeurs Magdalena Morales, Dylan Thériault-Harris, Augustin Décarie, Alexandre Jutras, Joseph Adeosun Couverture Iyad Kaghad Béatrice Malleret
BUREAU PUBLICITAIRE 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 0E7 Téléphone : +1 514 398-6790 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Lydia Bhattacharya Conseil d’administration de la SPD Lydia Bhattacharya, Boris Shedov, Nouèdyn Baspin, Julian Bonello-Stauch, Juliette De Lambertine, Iyad Kaghad, Phoebe Pannier et Sébastien Oudin-Filipecki (chair)
Les opinions exprimées dans les pages du Délit sont celles de leurs auteur·e·s et ne reflètent pas les politiques ou les positions officielles de l’Université McGill. Le Délit n’est pas affilié à l’Université McGill.
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L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavant réservés). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans le journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).
le délit · le mardi 26 mars 2019· delitfrancais.com
Actualités actualites@delitfrancais.com
Le campus en deuil Le vigile pour les victimes de l’attaque de Christchurch, en photos. violette drouin
Éditrice Actualités Mise en garde : le contenu que vous vous apprêtez à consulter aborde des thèmes de terrorisme, de violence raciste et d’islamophobie.
Le vigile mcgillois était organisé par l’association des Étudiant·e·s en solidarité avec les droits humains en Palestine (Students in Solidarity with Palestinian Human Rights, SPHR McGill, en anglais, ndlr), qui
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iyad kaghad
indique sur Facebook que l’attaque était une « manifestation horrifique d’islamophobie ». SPHR McGill invitait les étudiant·e·s à participer au vigile pour démontrer que « nous sommes plus forts que la haine ».x iyad kaghad
e lundi 18 mars dernier, à 16h00, les Mcgillois·es se sont rassemblé·e·s à l’intersection Y pour rendre hommage aux 50 victimes de l’attentat de Christchurch. Le 15 mars dernier, pendant l’heure de la prière, un suprématiste blanc de nationalité australienne a ouvert le feu sur deux mosquées de la ville de Christchurch, en NouvelleZélande, soit la mosquée Al-Noor et la mosquée Linwood. La première ministre néo-zélandaise, Jacinda Ardern, a aussitôt condamné cet acte terroriste, et a récemment annoncé de nouvelles mesures strictes de contrôle des armes à feu.
La Société des publications du Daily (SPD) recueille des candidatures pour son conseil d’administration 2019-2020. La presse étudiante vous passionne, et vous souhaitez contribuer à sa pérennité et à son amélioration? Est-ce que la gouvernance, les règlements et l’écriture de propositions sont votre tasse de thé? Dans ce cas, vous devriez envisager de soumettre votre candidature pour le Conseil d’administration de la Société des publications du Daily. Les administrateurs.trices de la SPD se rencontrent au moins une fois par mois pour discuter de l’administration du McGill Daily et du Délit, et ont l’occasion de se prononcer sur des décisions liées
aux activités de la SPD. Les membres du conseil peuvent aussi s’impliquer dans divers comités, dont les objectifs vont de la levée de fonds à l’organisation de notre série annuelle de conférences sur le journalisme. Les postes doivent être occupés par des étudiant.e.s de McGill dûment inscrit.e.s aux sessions d’automne 2019 et d’hiver 2020 et en mesure de siéger jusqu’au 30 juin 2020, ainsi qu’un.e représentant.e des cycles supérieures et un.e représentant.e de la communauté.
Déposez votre candidature au dailypublications.org/how-to-apply/?l=fr Questions? Écrivez à chair@dailypublications.org ou visitez facebook.com/ DailyPublicationsSociety pour plus d’info! Date limite pour dép déposer épos oser er vvotre otree ccandidature: ot andi an dida d ture: le vendredi 29 9m arss à 17 h ar mars
Les membres de la Société des publications du Daily (SPD), éditrice du Délit et du McGill Daily, sont cordialement invité.e.s à sa Rencontre spéciale des membres res : Durant cette rencontre, un rapport de fin d’année sera présenté par la présidence du conseil d’administration de la Société des publications du Daily. C’est l’occasion parfaite pour demander des questions sur les activités de la Société durant l’année 2017-2018, et dans quelle direction elle se dirige! le délit · mardi 26 mars 2019 · delitfrancais.com
Tou.te.s les membres sont invité.e.s à prendre part à la rencontre spéciale. La présence des candidat.e.s au Conseil d’administration de la Société des publications du Daily est fortement encouragée.
Le jeudi 4 avril @ 17 h 680 rue Sherbrooke Ouest, Salle 110 Actualités
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international
S’offrir un diplôme aux États-Unis? Un scandale souligne la partialité des processus d’admission de plusieurs universités. niels ulrich
Coordonnateur de la production
A
u cours du mois de mars 2019, plusieurs médias nord-américains ont révélé un scandale concernant des fraudes dans les processus d’admission de prestigieuses universités américaines. Selon ces révélations, plusieurs parents – souvent issus des hautes sphères socioéconomiques états-uniennes – auraient versé des sommes élevées afin de garantir l’admission de leurs enfants dans des universités de la Ivy League telles que Yale, Stanford, et d’autres universités de grande renommée. Qui est concerné? Plus d’une trentaine de parents se retrouvent aux prises avec la justice. La plupart sont des personnes fortunées, leur permettant de dépenser des sommes allant de $15 000 à $75 000 afin de garantir l’admission de leurs enfants. William Rick Singer, conseiller d’orientation et désigné comme l’initiateur de cette technique de fraude généralisée, est lui aussi poursuivi en justice. En tant que conseiller d’orientation, il aurait notamment participé à l’élaboration de fausses biographies pour certain·e·s étudiant·e·s potentiel·le·s, falsifié des résultats d’examens et versé des pots-devin. Il a avoué avoir créé une
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Actualités
sorte de « porte-arrière » afin de faciliter l’accès aux universités pour un nombre restreint d’étudiant·e·s potentiel·le·s. Enfin, des nombreux entraineurs sportifs de différentes universités, sont aussi accusés d’avoir été impliqués dans ces activités frauduleuses. Ils sont accusés d’avoir reçu plusieurs millions de dollars afin de faciliter l’accès aux universités. Les universités concernées, soit Stanford, Yale, UCLA (University of California, Los Angeles), Wake Forest, Georgetown, l’Université du Texas, l’Université de San Diego et USC (University of Southern California) ne sont, quant à elles, pas poursuivies par la justice. Un processus organisé L’ampleur de ce phénomène a permis de mettre au jour un niveau de corruption plus ou moins soupçonné du système d’admission des universités étatsuniennes. Les méthodes pour contourner le système traditionnel revêtent des formes variées. La première est le versement d’argent en échange d’une falsification des notes aux examens. La deuxième consiste à permettre à une autre personne de passer les examens à la place de l’étudiant·e concerné·e. Pour ce faire, des pots-de-vin ont été versés aux examinateur·rice·s, afin d’éviter tout risque de délation.
Enfin, l’un des recours repose sur le système d’admission lié aux performances sportives. Les dossiers de certain·e·s potentiel·le·s étudiant·e·s ont été falsifiés afin de les faire passer pour des sportif·ve·s de haut niveau. Ce processus a même mené à l’utilisation de montages photo des visages des étudiant·e·s sur le corps d’athlète, ainsi qu’à la création de performances sportives fictives. Les médias américains dénoncent ainsi un profond dysfonctionnement du système d’admission aux universités. Les idées d’égalité des chances et de méritocratie sont ainsi remises en question. De nombreux témoignages d’étudiants ou d’étudiantes potentiel·le·s démontrent le choc créé par ces révélations, plus particulièrement pour ceux et celles issu·e·s de milieux plus modestes, qui doivent déjà faire face aux processus coûteux d’admission, puis d’études. Et le Canada? Un tel phénomène pourrait-il se produire au Canada? Le système canadien prenant globalement plus en compte les notes obtenues lors du secondaire, ou du cégep pour le Québec, cela semble moins probable. Le mécanisme d’admission reposant sur le fait d’être athlète est également moins prévalent au Canada qu’aux États-Unis.
Niels ulrich Cependant, certains médias canadiens comme Radio-Canada rappellent qu’il resterait essentiel de ne pas basculer dans une autocongratulation du système
d’admission canadien actuel, et nécessaire de continuer les efforts ayant pour but de rendre accessibles les études universitaires à tous et à toutes.x
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entrevue
On marche, et après? Le Délit a rencontré Marie-Claude Carignan, l’une des organisatrices de la marche pour le climat du 15 mars. Le Délit (LD) : Parlez-moi un peu du collectif La Planète s’invite à l’Université (LPSU). D’où vient cette initiative? Marie-Claude Carignan (MC) : Le mouvement a deux sources, la première serait Greta Thunberg ; sa mobilisation a vraiment touché les membres fondateur·ice·s du collectif qui se sont rencontré·e·s au mois de janvier et qui ont décidé de former LPSU. De là, il·elle·s ont fait un appel à toutes les institutions universitaires et aux cégeps de créer leur propre mouvement pour que tout le monde soit ensemble pour la grève du 15. C’est donc après ça que le collectif à McGill s’est formé. LD : Pouvez-vous me parler un peu de l’initiative provinciale de LPSU? MC : L’initiative provinciale est vraiment une façon de coordonner tous les mouvements pour faire des actions collectives. Chaque université et chaque cégep membre ont des représentant·e·s au LPSU [provincial]. C’est les membres
investissements des institutions d’éducation, pour, à terme, désinvestir. Après, les membres de McGill ont fait voter au LPSU provincial une quatrième revendication par rapport aux droits des autochtones [pour revendi-
sonnes étaient à Montréal. Aussi, au rallye de McGill, selon l’événement Facebook, on avait 1500 personnes - ce qui est significatif compte tenu du fait qu’il n’y avait pas de grève qui avait été votée officiellement, [contrairement]
ment, M. Benoît Charette. Pour nous, on trouve ça incroyable, d’avoir réussi à atteindre cet objectif-là en si peu de temps! En fait, on a même reçu l’invitation avant que la grève se produise. C’était vraiment au-delà de nos
« Maintenant on doit s’organiser pour créer un mouvement stable qui va durer plusieurs années. On espère que ce sera moins long...Évidemment, on n’a pas fini notre lutte et ça va continuer pendant encore plusieurs semestres à venir » quer la conformité [à] UNDRIP, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Pour la suite du collectif, on va avoir bientôt un congrès avec des représentant·e·s de chaque université pour écrire un plan d’urgence pour la justice climatique – ça va être l’une des législations que l’on veut voir s’appliquer au provincial, et au fédéral aussi, ultimement.
à d’autres universités. Sinon, il y a aussi eu beaucoup d’organisations et des marches dans d’autres villes au Québec. Donc avec tout le mouvement provincial on parle d’environ 180 000 jeunes qui étaient mobilisés cette journée-là, à travers des grèves, ou en séchant leurs cours. LD : Quel a été le succès du mouvement à l’international?
attentes. Mais on n’a quand même pas atteint notre objectif, on va continuer à travailler, et ce n’est pas terminé. À McGill, on a des gros plans pour la grève du 27 septembre. LD : Pouvez-vous me parler un peu de cette grève du 27 septembre? MC : On n’est pas dans les étapes très avancées du développement, c’est évidemment dans quand
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parer, qui était beaucoup plus court. C’est également un peu plus difficile de mobiliser les gens d’une université comme McGill puisque les médias francophones atteignent moins la population mcgilloise. C’est plus difficile de diffuser l’information alors que c’est surtout avec les médias francophones que LPSU a réussi à atteindre les gens. Alors, on veut vraiment travailler, aller chercher des allié·e·s dans les différentes associations, et avoir une vraie grève qui va être votée pour le 27 septembre. LD : Quelles sont les prochaines étapes pour le collectif ? MC : La prochaine étape pour le mouvement [provincial] ça va être le congrès, donc, pouvoir se réaligner pour avoir une structure qui va être plus durable [dans] le futur, pour plusieurs années. Tout s’est tellement produit vite que ça va faire du bien de faire de l’introspection pour aller plus loin. C’est la même chose à McGill. En ce moment, le collectif est structuré pour organiser une manifestation en un mois, alors que maintenant on doit s’organiser pour créer un mouvement stable qui va durer plusieurs années. On espère [que ce sera] moins long que ça, si on atteint nos objectifs plus tôt. Évidemment, on n’a pas fini notre lutte et ça va continuer pour encore plusieurs semestres à venir. LD : Comment peut-on s’impliquer dans le mouvement? MC : On a un groupe Facebook fermé, [il s’appelle] « La planète s’invite à l’Université – McGill » - on accepte tous les membres. On va également avoir une page Facebook, The Planet Takes McGill University -- LPSU. On a aussi une chaîne Slack pour organiser. Toutes les informations sur la chaîne Slack sont dans le groupe fermé.
fondateur·ice·s du collectif qui ont écrit les trois revendications premières ; faire de l’éducation sur l’environnement, sur l’éthique environnementale et sur l’écologie, mettre en action des législations en ligne avec le rapport du GIEC (le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, ndlr) – le rapport spécial du 1,5 degré – et après ça, avoir des rapports [d’émissions de] carbone et des
LD : Quelles sont vos opinions du succès de la marche de Montréal (le 15 mars dernier, ndlr)? MC : C’est vraiment incroyable, 150 000 personnes à Montréal seulement, c’est au-delà de nos attentes. C’était la marche la plus importante au monde selon plusieurs médias. Si on pense aux chiffres, comme il y avait environ 1,5 million de jeunes qui étaient mobilisés autour du monde, ce qui veut dire que 10% de ces per-
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MC : C’est sûr qu’on a eu beaucoup d’attention des médias. Il y a eu plusieurs articles dans plusieurs journaux internationaux pour montrer les différentes manifestations et l’effet qu’elles ont eu. Si je peux ramener ça à un point de vue provincial ; on a eu beaucoup d’attention du gouvernement. Aujourd’hui, le 22 mars, à 13h, les membres du collectif provincial vont rencontrer le ministre de l’Environne-
même longtemps. Par contre, ce sera un modèle qui va être semblable à celui du 15 [mars]. On a l’impression que ce sera vraiment une manifestation provinciale, de la même façon. À McGill, on compte faire voter des grèves officiellement, alors que cela n’a pas été fait pour [la manifestation] du 15. [Dans ce cas] il y a aussi la question du temps qu’on a eu pour la pré-
On est ouvert à tout le monde, on va avoir une rencontre dans les prochaines semaines – ouverte, comme une sorte d’assemblée générale, pour ceux·celles qui veulent venir se joindre au mouvement, contribuer à l’idéologie du groupe, et s’impliquer dans les différents comités qui vont être développés. Un évènement va bientôt apparaître sur Facebook, gardez l’œil ouvert! Propos recueillis par Violette drouin Éditrice Actualités
Actualités
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POLITIQUE ÉTUDIANTE
Élections de l’AÉUM Du 26 au 29 mars, les étudiants de McGill éliront le conseil exécutif de leur association étudiante. Le Délit a posé des questions aux deux candidats à la présidentielle. Très brièvement, quel est le projet que vous avez le plus à cœur de réaliser si vous deveniez président? « Je pense que le projet le plus important que je voudrais accomplir est la création d’un plan sur 10 ans qui donne une vision à long terme de l’AÉUM. Un plan décennal pour l’AÉUM nous fixera des objectifs à long terme et nous [ne] perdrons pas nos priorités lorsque de nouveaux dirigeants arriveront chaque année. Des projets tels que la rénovation de Gerts, l’achat des bâtiments de la rue Peel, et les autres projets du Master Plan. »
Kyle Rubenok Président de la CSUS (Computer Science Undergraduates’ Society, Société des étudiants de premier cycle en science informatique,
« Le projet qui m’est le plus important est la mise en œuvre d’une semaine de lecture d’automne d’ici à l’automne 2020. En tant que sénateur des arts et des sciences, j’ai représenté l’AÉUM, en parlant avec l’administration de McGill au sujet de cette priorité importante pour les étudiants. Je crois qu’une semaine de lecture d’automne serait possible et en tant que président, je serais le meilleur défenseur des étudiants sur ce sujet parce que j’ai toutes les connaissances nécessaires [notamment grâce] à mon expérience en tant que président du Comité sur la semaine de lecture d’automne de l’AÉUM. »
Le fonctionnement de l’AÉUM se fait majoritairement en anglais et le nombre de francophones qui y sont élus est généralement peu élevé. Si vous deveniez président, comment comptez-vous vous assurer que les francophones de McGill puissent bien participer à l’AÉUM afin de représenter leurs intérêts? « En ce qui concerne la participation des francophones, je pense, une première étape importante est d’assurer que nous avons des traductions de qualité disponibles pour les documents clés. Récemment, l’AÉUM a pris du retard avec des documents tels que la constitution, limitant la participation des étudiants francophones dans leur langue maternelle. »
Propos recueillis PAR RAFAEL MIRO
Éditeur Actualités
« Très souvent, la présence des francophones à l’AÉUM n’est pas appréciée. En tant que représentant du caucus du Sénat au Conseil législatif de l’AÉUM, j’ai participé aux débats en français afin de mieux communiquer avec les francophones et en tant que président, c’est quelque chose que j’aimerais encourager encore plus. Comme mesure concrète, je m’assurerais que les documents importants de l’AÉUM soient traduits, particulièrement nos politiques et plans à long terme. Je pense que comme un syndicat étudiant, nous devons être accessibles à tous nos étudiants. »
Bryan Buraga Sénateur de la faculté des Arts et des Sciences au Sénat de McGill Représentant de la délégation du Sénat au conseil législatif de l’AÉUM
IMAGES PAR IYAD KHAGHAD
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Débat des candidats à l’association étudiante Les candidats à des postes éxécutifs ont débattu lundi soir. RAFAEL MIRO
Éditeur Actualités Le débat des candidats pour les postes exécutifs de l’AÉUM, qui était organisé par le comité électoral de l’organisation, s’est tenu dans l’édifice Leacock ce lundi soir. Le format employé pour le débat soumettait chaque candidat à des questions provenant d’anciens exécutifs, du public et de ses adversaires. Finance Les trois candidats en lice au poste de vice-président aux Finances s’entendaient pour dire que la transition bancaire effectuée de la Banque Scotia vers la Banque Royale du Canada constituait un très bon choix à long terme. Deux candidats, Sam Haward et Ahmed Bawany, ont collaboré dans la dernière année avec la SSMU, tandis que le troisième candidat, Ashar Yahya, est un étudiant de première année. Les candidats ont princi-
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actualités
palement discuté de comment rendre le financement des clubs plus facile à gérer. L’un des candidats, Sam Haward, a aussi proposé de rendre plus claires les règles imposées aux clubs, afin d’éviter que ceux-ci se retrouvent par mégarde en situation d’irrégularité. Affaires internes Deux candidates s’affrontaient pour le poste de vice-président aux Affaires internes : Sanchi Bhalla et Aadriana Jacob. Le VP aux Affaires internes étant entre autres chargé d’organiser les évènements et les fêtes pour l’AÉUM, toutes deux ont présenté une plateforme fondée sur l’inclusivité. En particulier, les deux candidates ont proposé l’organisation d’évènements sans alcool notamment . Affaires universitaires Les deux candidats au poste de vice-président aux Affaires universitaires, Husayn Jamal et
RAFAEL MIRO Madeline Wilson, ont échangé autour de la meilleure manière de représenter les voix des étudiants auprès de l’Université. Tous deux ont affirmé vouloir aider les étudiants à faire entendre leur voix au lieu de chercher à personnellement représenter tous les étudiants auprès de l’Université. Madeline Wilson a ainsi affirmé qu’elle ne chercherait pas à représenter les étudiants, en cherchant à faire
changer les Redmen de nom, et laisserait ce travail à des étudiants eux-mêmes autochtones. Présidence Enfin, les deux candidats à la présidence ont échangé autour de questions d’équité, d’efficacité et de communication. Le sénateur Buraga a dit vouloir compter sur le grand nombre de relations professionnelles qu’il dit avoir créer
dans le cadre de son travail pour l’AÉUM. Kyle Rubenok, lui, a mis en avant son expérience professionnelle chez Microsoft pour gérer l’association. Questionné sur l’absence de mesures inclusives dans sa plateforme, il a dit vouloir rendre plus accessible le processus de plainte pour les étudiants victimes d’iniquités. Buraga a également évoqué plusieurs projets, notamment celui de créer un nouveau bureau chargé de la communication entre les étudiants et leur syndicat. Il a aussi rappelé son combat pour une semaine d’étude à l’automne, et a dit vouloir prioriser, lors d’un éventuel mandat, la collaboration avec l’Université. x (Afin de pouvoir publier cet article dès le lendemain du débat, nous avons choisi de seulement aborder les courses où plus d’un candidat était en lice. Un article plus long sera publié sous peu sur le site du journal.)
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Monde francophone
TEXTES: Dylan Thériault-Harris INFOGRAPHIE: RAFAEL MIRO
MALI
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e président du Mali Ibrahim Boubacar Keïta a annoncé un programme de réformes qui marque un grand pas vers l’instauration d’un système de santé universel au pays. Grâce à une initiative soutenue par l’OMS (l’Organisation Mondiale de la Santé), se faire soigner sera désormais gratuit pour les Maliens âgés de plus de 70 ans, ceux de moins de 5 ans ainsi que pour les personnes enceintes. Cette réforme, qui devrait coûter environ 120 millions de dollars, visera aussi à augmenter le nombre de professionnels de la santé. Actuellement, selon l’ONU, le taux de mortalité avant d’atteindre l’âge de 5 ans au Mali est estimé à 106 pour 1000 habitants, en raison surtout d’un système de santé insuffisant et d’une mauvaise accessibilité aux soins. x
FRANCE MOZAMBIQUE
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e gouvernement du Mozambique indique maintenant qu’il y a eu plus de 400 morts suite au cyclone Idai qui balayé le pays le 14 mars. Le président mozambicain Filipe Nyusi prédit qu’il est possible que ce chiffre s’alourdisse à plus de 1000 morts. Les conditions restent extraordinairement difficiles, et de nombreuses régions demeurent entièrement inaccessibles. La Croix-Rouge annonce des cas de choléra. Bien qu’il ne soit pas irrégulier que des cyclones surviennent sur la côte du Mozambique, ce qui est particulier au cyclone Idai est qu’il s’est développé très rapidement et très près de la côte. Le gouvernement, pris de court, a donc eu très peu de temps pour se préparer. Ce désastre apporte de nouvelles réflexions sur le coût humain des changements climatiques. x
L
es Gilets Jaunes se sont réunis pour le « dix-neuvième acte » du mouvement, dont les adhérents se rassemblent chaque samedi partout en France depuis décembre. Toutefois, les manifestants parisiens n’ont pas pu se tenir sur les ChampsÉlysées, lieu habituel de contestation : Didier Lallement, le nouveau préfet de police de la Ville de Paris, a en effet signé un arrêté interdisant les manifestations, citant des « raisons sérieuses de penser que ces violences et dégradations sont susceptibles de se reproduire à l’occasion des rassemblements annoncés ». En dépit de cette interdiction, ils ont été 40 500 à manifester, dont 5000 à Paris. Bien que ces chiffres soient plus importants que la semaine dernière, moins de débordements ont été observés. Rappelons que les Gilets Jaunes manifestent depuis décembre pour réclamer une diminution du fardeau fiscal et du coût de la vie des Françaises. x
analyse politique
Année faste dans les gouvernements Les gouvernements du Canada et du Québec ont chacun déposé leur budget AUGUSTIN DÉCARIE
Contributeur
L
es gouvernements fédéral et provincial ont présenté au courant de la semaine dernière leurs budgets pour l’année fiscale 2019-2020. Tandis que le gouvernement québécois pouvait se targuer de présenter un budget équilibré grâce à d’importants surplus engrangés en raison d’une croissance économique élevée, les libéraux fédéraux présentent au contraire un budget déficitaire de 19,8 milliards de dollars. Même si la taille de la dette par rapport à l’économie canadienne ne croît pas, il demeure que le gouvernement Trudeau se réserve moins de marge de manœuvre que le gouvernement Legault. Le budget aux deux échelles Le ministre canadien des Finances Bill Morneau a présenté un budget en continuité avec les itérations précédentes, puisqu’il vise essentiellement à aider la classe moyenne, en particulier les aînés et les jeunes. Ses
nouveaux engagements se déclinent essentiellement en un programme de soutien aux acheteurs d’une première maison ainsi que deux nouveaux crédits d’impôt : un pour la formation professionnelle des plus de 25 ans et l’autre pour inciter les aînés à demeurer au travail. Le gouvernement fait par ailleurs un premier pas vers la création d’un régime d’assurance médicaments, lequel permettrait selon Ottawa que « l’évaluation des médicaments et la négociation des prix [puissent] être effectuées par une entité unique ». Éric Girard, ministre des Finances du gouvernement québécois, a déposé un budget qui reflétait en grande partie les engagements pré-électoraux de la CAQ. Plusieurs allégements fiscaux sont inclus, notamment avec l’abolition progressive de la taxe famille, ainsi qu’avec le début de l’uniformisation de la taxe scolaire à l’échelle du Québec. Le gouvernement réinvestit effectivement dans le secteur de l’éducation avec la création de nombreux postes, en promettant de grandes rénovations pour les
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francisation et l’intégration des immigrants au marché du travail sont dotées d’une enveloppe additionnelle de 146 millions par année. Pour l’environnement, la CAQ comme les libéraux misent sur d’importantes subventions à l’achat de voitures électriques, tout en gardant le cap sur l’expansion du transport collectif. Pour les étudiants de McGill
écoles québécoises, en assignant des ressources additionnelles pour le développement des activités parascolaires et en commençant l’instauration du réseau de maternelles 4 ans. En santé, il alloue aussi d’importantes ressources pour les soins à domicile ainsi que pour le support des proches aidants. Enfin, la
Le budget fédéral baisse de façon significative les taux d’intérêts sur les prêts étudiants, de manière à ce que l’emprunteur moyen doive repayer près de 2000 dollars en moins. Il met aussi en place une période de grâce, où l’emprunteur ne sera pas facturé des frais d’intérêt, et ce jusqu’à six mois après la fin de ses études. Pour les étudiants-chercheurs, le gouvernement canadien promet d’améliorer les conditions des congés parentaux. Le fédéral continue aussi ses investissements en éducation supérieure et donne une enveloppe supplémentaire
de 26,5 millions aux programmes canadiens de bourses. Enfin, le gouvernement Trudeau souhaite encourager les jeunes issus de communautés autochtones à poursuivre des études universitaires en leur promettant des ressources financières additionnelles. Au Québec, la CAQ promet 16,3 milliards de dollars pour la rénovation des écoles, cégeps et universités. Les nombreux projets de rénovation de l’Université McGill, comme la réfection de la bibliothèque Schulich, pourront ainsi se poursuivre sans encombre. Le gouvernement Legault souhaite bonifier son aide aux chercheurs québécois, particulièrement en économie, et insiste sur l’importance de l’accès à des statistiques de qualité. En outre, le campus Macdonald de l’Université McGill reçoit 3,9 millions sur cinq ans pour sa formation en Gestion et technologies d’entreprise agricole. Bref, sans délaisser les institutions d’éducation supérieure, le Québec concentre l’essentiel de ses efforts dans l’amélioration des réseaux préscolaires, primaires et secondaires.x
actualités
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Société societe@delitfrancais.com
Monica morales
OPINION
Ma réalité en tant que vénézuélienne
Réponse à « Hands Off Venezuela », publié dans The McGill Daily. MAgdalena Morales
Contributrice
L
e 18 février dernier, le McGill Daily a publié un article intitulé « Hands Off Venezuela » qui en a choqué plus d’un·e. Défendant le régime de Nicolás Maduro et niant la crise humanitaire que vit le pays, le journal anglophone a dédié deux pages complètes à un article mal recherché et insensible face à la réalité des vénézuélien·ne·s. Écrit par Yasir Piracha, Nellia Halimi et Phoebe Pannier, trois étudiant·e·s n’ayant aucune racine vénézuélienne, les auteur·e·s offrent une compréhension extrêmement limitée de la situation. Ils n’utilisent que leurs voix, refusant d’écouter la communauté vénézuélienne, et ignorent tous points de vue alternatifs, imposant par conséquent le leur. Étant moi-même vénézuélienne, née à Caracas alors qu’Hugo Chávez rentrait tout juste au pouvoir, l’article du Daily m’a grandement troublée. Au travers de ma réponse, j’espère sensibiliser les lecteurs au quotidien de ma famille, espérant leur faire comprendre que la crise du Venezuela, au-delà d’une crise politique, est une crise humanitaire. En écrivant d’ailleurs le terme crise humanitaire entre guillemets et en moquant la souffrance de millions de per-
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Société
sonnes, les auteurs de « Hands Off Venezuela » démontrent leur ignorance face à la réalité vénézuélienne et perpétuent une perception erronée du pays. Un résumé de la situation Contrairement à ce que soutient le Daily, l’impérialisme américain et les sanctions imposées par la communauté internationale ne sont pas les vrais responsables de la crise vénézuélienne. La situation actuelle est plutôt le résultat des décisions prises par Hugo
privées. Plus de 1 000 entreprises privées seront d’ailleurs expropriées sous le régime chavista1, ayant un effet négatif sur la production nationale et contribuant à la future pénurie des produits de base. La majorité des terres saisies finira également dans les mains des chavistas et des militaires, et non dans celles des personnes dans le besoin2. En 2002, Chávez prend la décision de renvoyer des employés de PDVSA et de les remplacer par des partisans chavistas ignorants
seulement, une inflation de 1 698 488% fut observée5, rendant le bolivar vénézuélien pratiquement inutilisable. Toujours en 2003, Chávez crée également un système parallèle de santé, Barrio Adentro, avec les revenus du secteur pétrolier qui représentent 95% des exportations nationales6. Cela donne lieu à une déviation des fonds du secteur public d’origine, créant des pénuries de médicaments et de personnel à long terme, et forçant les Vénézuélien·ne·s à recourir au
« La crise du Venezuela, au-delà d’une crise politique, est une crise humanitaire » Chávez et Nicolás Maduro, dont la corruption et la mauvaise gestion n’ont pas amélioré les conditions de vie des Vénézuélien·ne·s de façon durable. Réduire la situation à un simple scénario d’impérialisme états-unien est donc problématique, puisque les origines de la crise sont beaucoup plus complexes. Élu en décembre 1998, le militaire vénézuélien Hugo Chávez entre au pouvoir avec un discours populiste de gauche. Fort de sa popularité, il met en place différentes mesures afin de nationaliser le secteur pétrolier (PDVSA) et saisir les propriétés
du fonctionnement du secteur pétrolier3. C’est le début de la chute vertigineuse de la production de pétrole dans le pays, qui passera de 3,5 millions de barils quotidiens en 1999 à 1,5 million en 20184. En 2003, Chávez instaure ensuite un strict contrôle des taux de change, vidant les bureaux de change officiels et obligeant les Vénézuélien·ne·s à recourir au gouvernement afin de trouver des devises étrangères. Cependant, étant donné la corruption du régime, il devient extrêmement difficile d’y avoir accès légalement, créant un marché noir qui reflète l’inflation colossale du pays. En 2018
système privé. L’investissement massif dans ce système parallèle force également PDVSA, qui est contrôlé par l’État, à cesser d’investir dans ses propres infrastructures7, ce qui sera catastrophique pour la production pétrolière à long terme. En 2007, suite à la corruption et à la mauvaise gestion du gouvernement, plus de 70% des installations de Barrio Adentro seront abandonnées8. En 2004, Chávez se soumet à un référendum révocatoire de mi-mandat et gagne, selon la version officielle, avec 59,09% des voix9. Cependant, ces élections sont considérées comme un point
tournant dans l’intégrité du système électoral, puisque les irrégularités se multiplient en faveur de Chávez10. La liste Tascón, qui contient les signatures de trois millions de Vénézuéliens·ne·s ayant appuyé le référendum, est également dévoilée par un député chavista et est ensuite utilisée par le gouvernement afin de discriminer ses opposants et renvoyer les fonctionnaires publiques de leurs postes11. Lors des élections législatives de 2005, l’opposition opte d’ailleurs pour un boycott afin de protester contre ces irrégularités, mais cela a comme conséquence de concentrer le pouvoir dans les mains de Chávez, puisque ses candidats ont maintenant un contrôle total du Parlement12. En 2006, Chávez gagne sa deuxième réélection présidentielle, mais le résultat est également contesté13. Sa tendance autoritaire est désormais très claire, étant donné son contrôle total des institutions de l’État, ce qui inclut le Parlement, le Tribunal suprême de justice, le Conseil national électoral et l’armée vénézuélienne. Il persécute également les journalistes, les organisations civiques et ses opposant·e·s politiques14. En 2007, les atteintes à la liberté d’expression se resserrent, particulièrement pour les médias d’opposition tels que Globovisión et RCTV. Chávez éli-
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mine ainsi les voix dissidentes et ne conserve que les médias chavistas. C’est également pendant cette période que les premières pénuries intermittentes des produits de base se font ressentir15. En 2012, Chávez prend part à sa troisième réélection contre son opposant Henrique Capriles, les résultats en sa faveur étant à nouveau contestés16. Atteint d’un cancer, Chávez décède, selon la version officielle, le 5 mars 2013 à l’âge de 58 ans. Il laisse derrière lui un pays fragile et instable avec un taux de criminalité ayant triplé sous sa présidence. Caracas, la capitale, a d’ailleurs été déclarée comme étant la ville la plus violente au monde17. Des élections présidentielles sont ainsi organisées le 14 avril 2013 et la fraude électorale est encore dénoncée lorsque le chavismo est déclaré gagnant18. C’est le début de la dictature de Nicolás Maduro, qui n’a certainement pas le charisme de Chávez afin d’obtenir le vote populaire. Ancien chauffeur d’autobus et syndicaliste, il s’empresse de déclarer que les États-Unis ont été responsables du cancer de Chávez19 et commence à voir les effets négatifs à long terme des décisions prises par l’ancien président. De grandes manifestations sont organisées en 2014 et 43 personnes sont tuées20. Leopoldo López, un leader de l’opposition, est arrêté, emprisonné et torturé21. En 2015, le coût du baril de pétrole chute de 100 à 3022 dollars, ce qui est catastrophique pour les revenus de l’État, qui n’a pas cherché à diversifier son économie. Incapable de financer ses programmes sociaux, Maduro voit le taux de pauvreté passer de 49% en 1999 à 87% en 201823. En décembre, le gouvernement perd les élections législatives et c’est l’opposition qui se retrouve majo-
« La situation du pays ne se réduit pas qu’à une question d’impérialisme américain » ritaire au Parlement. Cependant, le Tribunal suprême de justice, contrôlé par les chavistas, leur retire tous les pouvoirs en mars 201724, causant de nouvelles manifestations où sont tuées un total de 163 personnes25. Maduro profite de ces remous pour créer les « Carnets de la Patrie », qui inscrivent automatiquement leurs détenteurs dans le parti chavista et qui donnent accès à de la nourriture subventionnée. Cela place donc les Vénézuélien·ne·s de l’opposition dans une situation où ils·elles doivent choisir entre manger ou être fidèles à leurs principes politiques. En 2017, le·a Vénézuélien·ne moyen·ne aura
ainsi maigri de 11 kg26. Le pétrole est en pénurie, malgré le fait que le pays ait les plus grandes réserves au monde27, et il est estimé que la moitié des enfants ne fréquentent plus l’école pour des raisons d’insécurité et de manque de personnel28. Maduro s’obstine pourtant à refuser l’aide humanitaire alors que des gens meurent et, d’une population totalisant 32 millions de personnes, plus de 3 millions ont déjà quitté le pays29. Toujours en 2017, Maduro annonce la création d’une Assemblée constituante afin de consolider son régime totalitaire30. Les élections sont boycottées par l’opposition et la nou-
notre plus grand espoir pour un pays libre et démocratique. Portraits de la crise humanitaire Ayant quitté le Venezuela en 2001, il y a longtemps déjà, j’y suis malgré tout retournée à plusieurs reprises afin de rendre visite à ma famille qui y vit encore. Au fil des années, j’ai été témoin de la détérioration de mon pays. En 2013, j’ai vu ma voisine, un fusil pointé sur la tête. En 2014, pendant les manifestations contre le gouvernement de Maduro, mon ami a vu Bassil Da Costa, un jeune étudiant âgé de 23 ans, se faire assassiner d’une balle. En 2015, j’ai eu à faire la file pour la première fois pendant des heures sous le soleil
Médecin spécialiste œuvrant dans les secteurs publics et privés, elle me raconte le cas d’un collègue n’ayant pas pu sauver un enfant de neuf ans atteint d’une appendicite. Malgré le manque de matériel, les directeurs des hôpitaux s’entêtent à refuser les dons, soutenant qu’ils n’en ont pas besoin. Les Vénézuélien·ne·s doivent donc se tourner vers le système privé, qui est cependant victime des coûts exorbitants de l’hyperinflation. « Un traitement de radiothérapie au privé coûte 3 000 dollars » continue-t-elle. À titre de comparaison, le salaire minimum mensuel est de 6 dollars, soit 18 000 bolivares. Un kilo de viande
américains34. La nourriture qu’il distribue aux gens ayant le Carnet de la Patrie est d’ailleurs en déclin, puisqu’il n’y a plus de fonds gouvernementaux disponibles. Certains accusent les États-Unis de cette situation, puisqu’ils ont congelé les comptes bancaires des chavistas et ont déclaré un embargo sur le pétrole35. Cependant, il est bon de se rappeler que les chavistas affectés ont participé à la corruption des fonds publics et qu’ils n’ont certainement pas l’intention d’utiliser l’argent volé afin d’aider les Vénézuéliens·ne·s. De la même façon, étant donné que le pétrole est la principale source de revenus de l’État, y imposer des sanctions est la façon la plus concrète de s’attaquer au régime. L’accès aux produits de base en est conséquemment affecté, mais il est important de ne pas perdre de vue que cette pénurie existait bel et bien avant l’embargo et que cette crise a d’abord et avant tout été causée par Chávez et Maduro. « La situation est un désastre et Guaidó est définitivement notre meilleure solution pour éviter un bain de sang », conclut finalement ma tante alors que la ligne se coupe. L’importance de rectifier le tir
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velle Assemblée constituante de Maduro est donc déclarée illégitime par douze pays d’Amérique Latine et par l’ONU31. Cependant, puisque les deux assemblées continuent d’exister en même temps, il y a confusion au niveau de qui a réellement le pouvoir, même si l’Assemblée nationale est l’organe politique légitime. En mai 2018, des élections présidentielles frauduleuses sont malgré tout tenues en faveur de Maduro32. En janvier 2019, l’Assemblée nationale et le groupe de Lima, composé de douze pays cherchant une sortie pacifique à la crise vénézuélienne, déclarent publiquement le gouvernement comme étant illégitime. Juan Guaidó, président de l’Assemblée nationale, devient donc président par intérim selon l’article 233 de la constitution vénézuélienne. Cet article stipule qu’en cas d’illégitimité du président, c’est le président de l’Assemblée nationale qui doit assumer le pouvoir et convoquer des élections libres33. Cette situation n’est en aucun cas un coup d’État. Considérant les pénuries des produits de base et l’insécurité flagrante causée par le chavismo, Guaidó est, au contraire,
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pour un simple rouleau de papier de toilette. En 2016, j’ai voulu me recueillir sur la tombe de ma grand-mère, mais je n’ai jamais pu la trouver, faute de production de pierre tombale. En 2017, lors des manifestations contre Maduro, ma tante a reçu une bombe lacrymogène qui lui a explosé sur le dos. En 2018, mon autre tante, médecin, a vu l’hôpital public où elle travaillait fermer ses portes, faute de fonds gouvernementaux. Et qu’en est-il en 2019? En ce début d’année seulement, une panne d’électricité massive due au manque d’entretien gouvernemental a affecté le pays pendant cinq jours entiers, causant la pourriture des aliments réfrigérés, coupant la communication et affectant gravement les hôpitaux. Plusieurs bébés prématurés sont d’ailleurs décédés, puisque les génératrices ont été endommagées et que les incubatrices ne peuvent pas fonctionner sans électricité. « Les médecins ne peuvent pas dénoncer les conditions des hôpitaux ni les morts causées par les pénuries », me dit ma tante au téléphone après que l’électricité est revenue. « Nous sommes frappés et menacés de prison par le gouvernement si nous parlons ».
coûte 12 000 bolivares et un kilo de fromage peut aller jusqu’à 30 000. « Les gens se battent avec les chiens pour la nourriture pourrie qui se trouve dans les poubelles ». Le désespoir est tel que plusieurs remplissent leurs contenants d’eau résiduelle du
« Au fil des années, j’ai été témoin de la détérioration de mon pays » Guaire, la rivière contaminée qui traverse la capitale. Dans la ville de Maracaibo, un jaguar du zoo a été volé, tué et mangé. Au-delà des dommages sociétaux, les dommages environnementaux sont également palpables. « Les parcs nationaux sont en train d’être vandalisés. Les gens cherchent de l’or faute de trouver des dollars ». Suite au déclin de la production pétrolière de PDVSA, Maduro ne peut plus camoufler tout l’argent qui a été volé par son régime seulement, estimé entre 300 000 et 400 000 millions de dollars
Pour tout·e Vénézuélien·ne, les effets de la crise économique, sociale et politique sont donc bel et bien réels. En écrivant le terme crise humanitaire entre guillemets, les auteur·e·s de « Hands Off Venezuela » démontrent leur condescendance et leur ignorance face à une réalité qu’ils ne comprennent pas. Le régime de Maduro n’est en aucun cas légitime et l’assermentation de Guaidó est parfaitement constitutionnelle. En publiant cet article, le McGill Daily ignore la réalité vénézuélienne et refuse le dialogue, ce qui va à l’encontre d’un processus journalistique intègre et responsable. La situation du pays ne se réduit pas qu’à une question d’impérialisme américain. Comme l’ont précédemment exigé la communauté vénézuélienne de McGill et la McGill Spanish & Latin American Students Association (SLASA), je crois qu’il est nécessaire que les versions papier et en ligne de « Hands Off Venezuela » soient retirées. Cet article promeut un régime dictatorial et assassin qui viole constamment les droits fondamentaux des Vénézuélien·ne·s. Une excuse publique envers la communauté vénézuélienne devrait également être publiée par les auteur·e·s et par le McGill Daily. Le tout serait un premier pas afin de réparer le mal fait à ceux et celles qui vivent concrètement les effets négatifs de la crise humanitaire. x L’auteure a effectué un travail de recherche important pour la réalisation de cet article. Les références seront disponibles sur le site du Délit et corresponderont aux numéros x annotés dans l’article.
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Philosophie Entrevue
« Désormais, c’est dans l’ombre et la nuit amicale, dans le froid qui dégrise, qu’il faudra traquer un nouveau soleil. » Claude Lévesque
philosophie@delitfrancais.com
Se mêler à l’étrangeté Entretien avec le dramaturge et acteur Alexis Martin.
Courtoisie de Stéphane Martin
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lexis Martin est un acteur, un dramaturge et un metteur en scène québécois. Il est directeur artistique au Nouveau Théâtre Expérimental. Passionné de philosophie, Le Délit l’a rencontré afin de discuter avec lui de l’étrangeté.
Le Délit (LD) : Bonsoir Alexis Martin. Pouvez-vous vous présenter succinctement à nos lecteurs et lectrices? Alexis Martin (AM) : Je suis d’abord et avant tout un acteur de théâtre, mais très vite je me suis mis à écrire et à faire de la mise en scène. Cela fait presque vingt ans que je dirige un théâtre, le Nouveau Théâtre Expérimental. Je me décris comme un homme de fiction. Mon métier est celui-là. Créer des personnes, créer des intri-
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Philosophie
gues. J’ai toujours considéré que le théâtre est une activité intellectuelle, c’est-à-dire que certains enjeux que l’on peut retrouver dans la philosophie, l’essai et la science politique peuvent avoir une matière intellectuelle dans une pièce. Ces enjeux y sont abordés et déclinés autrement. C’est pour cela que la philosophie a toujours été pour moi quelque chose de très inspirant. Je vais même faire un show sur Georges Bataille sur sa rencontre avec le peintre André Masso, au moment où Bataille rédige un texte intitulé « La conjuration sacrée » pour la revue Acéphale. Bataille est un homme que j’ai étudié avec [le philosophe] Claude Lévesque il y a plus de vingt ans et qui m’a accompagné à peu près toute ma vie adulte. Comme dramaturge, de temps à autre, j’y reviens. Il a été une inspiration pour toute
ma vie. Il s’agit d’une façon de regarder le monde, au fond. Une façon radicale, disons-le. Bataille nous demande « Quel est l’au-delà de la pensée et de la raison? », « Est-ce que le progrès et la raison ne sont pas des mythes? », « N’y-a-t-il pas quelque chose à voir plus loin que ces choses-là? ». C’est quelqu’un qui a voulu penser l’impensé de la philosophie, c’est-à-dire ce qu’elle a rejeté qui n’était pas « rationnel », les scories qu’on laisse, ce qui est excrémentiel, la sexualité humaine, ce qui outrepasse les bornes – le cri. Finalement, tout ce qui est en dehors de ce qui est jugé digne et d’intérêt par la philosophie conventionnelle. Tout cela se déroule à la suite d’Artaud, de Freud et de Nietzsche. Pour un créateur, c’est très intéressant. Du point de vue du dramaturge, je trouve
un intérêt dans ce qui se trouve sous la surface lisse des choses, ce qui est en réserve et qui, sans qu’on le voie, nous fait agir. LD : Vous nous avez parlé de Bataille plus tôt, en nous parlant de ce qu’il y a d’excrémentiel chez l’humain. Il fait remonter cela à Nietzsche. Qu’en pensez-vous? Se sont-ils répandus de la même manière? AM : Ha! Au fond, Bataille nous dit que ce qui est vraiment louche chez l’humain, c’est de cacher ce genre de choses, la part organique ou encore les fluides qui sont innés. C’était quelqu’un qui était très conscient de son corps, contrairement à ce que toute la métaphysique occidentale a bien voulu nous dire du corps. [Cette métaphysique] faisait la négation du « bas » afin de favoriser le « haut ». Nietzsche,
et Bataille à sa suite, sont des gens qui nous disaient qu’il fallait renverser cela. Cette verticalité est fausse. En ce senslà, il ne s’agit pas de parler de scatologie ; ce n’est pas du tout le propos de Bataille. Lorsqu’il est question de l’excrémentiel, c’est dans ce qui est rejeté par le corps social. Cela est, au fond, très révélateur de qui nous sommes. Il s’agit de la sexualité humaine, des excès, le dionysiaque. LD : Justement! Tout ce qui tient de la scorie, tout ce qui peut mener à une quelconque folie – à la névrose – nous apprend ô combien nous ne nous connaissons pas. AM : C’est bien là qu’une vérité se révèle. Voilà la raison entourant la provocation de Bataille et de Nietzsche. Il ne s’agit pas de se rouler dans la fange, mais bien de comprendre pourquoi
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« Ce corps périssable et pourrissant. Il y a quelque chose de fascinant à cela. Il y a des gens qui n’ont pas la force pour accueillir l’étrangeté » LD : Effectivement. Il y a du Bataille, en cela. Suivant votre profession de foi, de quelle manière ce dernier a-t-il influencé votre création? AM : Eh bien, j’ai essayé dans une pièce qui se nomme Bureau – évidemment, je ne suis pas un académicien ou un philosophe sérieux et donc je m’empare de cette manière – de mettre en scène des personnages batailliens. Ils formaient une secte d’adorateurs qui kidnappaient un jeune prêtre. À travers ce kidnapping, j’essayais d’exprimer un désarroi que je sens en tant que dramaturge. C’est quelque chose que je repère dans la vie de tous les jours ; nous marchons à côté de nos tombes, la plupart du temps. Nous sommes dans un univers quasi concentrationnaire qui est voué au travail. Au fond, pourquoi en sommes-nous arrivés à dévaluer l’aspect solaire et moins médiatisé de la vie? Tout cela pour en arriver à un monde qui en est réduit à des processus menant à la quantification. Nietzsche et Bataille ont amorcé cette critique de la modernité. Pour un dramaturge, c’est très intéressant. La dépression, la névrose… ce sont des choses que je vois chez les gens qui m’entourent ! J’ai voulu recréer au théâtre cette tension qui est en nous, les exigences d’une vie qui est vouée à la thésaurisation infinie. Parlons de l’obligation au travail. Bataille nous raconte cela. Nous en sommes venus à un monde qui se définit par l’obligation au travail, comme s’il n’y avait rien d’autre. Plusieurs amis à moi ont fait des dépressions, des tentatives de suicide. Il y a une souffrance derrière ce monde. Il faut représenter sur scène cette souffrance-là.
béatrice malleret nous faisons ce que nous faisons, pourquoi avons-nous tant nié le corps. Ce corps périssable et pourrissant. Il y a quelque chose de fascinant à cela. Il y a des gens qui n’ont pas la force pour accueillir l’étrangeté. Leur plastique est peut-être trop faible. Lorsque Lacan nous dit qu’il y a trois passions fondamentales (le narcissisme, la haine de l’autre et l’indifférence de savoir), il nous montre que l’on ne veut pas regarder ailleurs par risque d’être bouleversé. Les types qui restent enfermés dans leur bibliothèque ne veulent pas
vraiment comprendre ce qu’ils étudient, au fond. Il y a la peur de se mêler, de mêler les sangs, les eaux. À travers les récits de Bataille, ceux avec des prostituées et des beuveries, il y a une invitation détournée à rencontrer l’hétérogène. Voilà ce qu’est vivre. Le reste, c’est l’invention de moines. LD : Dans ce cas-ci, si vous permettez, cela dépend toujours des schèmes dans lesquels nous nous inscrivons. C’est-à-dire qu’être un moine à une époque de la débandade, voilà une forme
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d’étrangeté. Il y a là un souci de rigueur, de sévérité, totalement étranger à notre époque, par exemple. L’étrangeté réside dans les excréments de la norme. AM : Oui, bien sûr. Ce que j’ai voulu dire en parlant de la monastique, c’est cette réclusion de l’autre, cet hermétisme. Cette idée de ne plus vouloir être touché. Je n’en vois pas le mérite, ni le courage. Je peux m’enfermer dans ma chambre et être brillant, mais en quoi est-ce admirable? On peut être un libertin très rigoureux.
LD : S’agit-il que de ne représenter ou plutôt est-il question d’une thérapeutique? AM : Hmm. Thérapeutique… Tu sais, je suis très prudent avec ces mots-là. Ce mot peut être très prétentieux. En même temps, je crois qu’il y a une vertu dans la représentation. Que des êtres humains se déplacent pour aller dans un théâtre, alors même qu’il n’y a aucun gain commercial ou transaction payante derrière cela… Il faut le faire! Aller s’assoir dans le noir est un acte très étrange. De voir d’autres
humains incarner d’autres humains devant d’autres humains… Il y a peut-être – je ne dirais pas « thérapeutique » – une révélation quelconque. Je pense, en ce sens-là, qu’il y a un acte qui échappe au commerce ordinaire, ce que Bataille nommait l’« économie restreinte ». Avec cela, nous sommes dans une « économie cosmique ». Aller voir des humains se représenter sur une scène est un acte très étrange et qui ne semble pas vouloir mourir! Certains ont prédit la mort du théâtre, mais [le Nouveau Théâtre Eexpérimental] est plein – c’est plein tous les soirs! Il y a peut-être quelque chose d’un peu cathartique, oui. LD : De quelle manière votre travail se démarque-t-il des autres, au Québec? D’autres dramaturges s’inspirent-ils de philosophes ou de littéraires? AM : Des littéraires, oui. Des philosophes, pas beaucoup. Des gens ont fait des choses sur Thoreau, mais dans l’écosystème québécois et montréalais, les pensées philosophiques ne sont pas souvent mises en scène. Les gens sont davantage tournés vers les romanciers. En ce moment, il y a beaucoup de « théâtre documentaire » qui se fait. C’est intéressant : des gens jouent aux anthropologues. Il s’agit d’une tendance lourde, en ce moment. La philosophie n’a pas été vraiment exploitée en tant que filon. Peut-être les gens voient-ils cela comme une matière rébarbative. Ils ne se sentent pas équipés pour entrer là. Pour ma part, je défends souvent que les gens ont tort de penser une telle chose. Lorsqu’on prend la peine de s’enfoncer dans les chemins de pensée qu’offrent des gens comme Platon ou Heidegger – des philosophes qui peuvent sembler très rébarbatifs –, ceux-ci demandent certainement des introductions et des passeports parfois, mais des gens comme Bataille, Foucault et Deleuze ont des tas de choses à dire aux dramaturges et aux créateurs. Peut-être les gens ont-ils un préjugé, au Québec. Ils peuvent penser que toute cette matière est désincarnée, alors qu’au contraire les philosophes les plus profonds sont bien souvent les plus troublants. Ce sont les plus émouvants.
Suite de l’entrevue p. 12-13
Philosophie
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Courtoisie Yves Renaud LD : Cette situation est dommage. Des philosophes comme Nietzsche et Heidegger concevaient la philosophie comme devant être en interaction avec les créateurs et les artistes – c’est particulièrement le cas chez Heidegger. La philosophie est laissée à l’écart par ceux-là mêmes qui auraient tout intérêt à y voir quelque chose. Certaines personnes croient que la philosophie s’enferme dans sa tour d’ivoire. En même temps, trop de gens bloquent la porte de cette tour, de l’extérieur, afin qu’elle y demeure cantonnée. AM : C’est une belle image! En même temps, j‘essaie de ne pas faire la leçon aux gens ; il faut prêcher par l’exemple. J’aurai laissé derrière moi un certain nombre de pièces – certaines très ancrées dans des philosophies et d’autres non – et si ce corpus peut influencer ou inspirer des créateurs, tant mieux. LD : On retrouve chez vous ce Claude Lévesque qui préfère montrer que sermonner… AM : Oui! Et, vous savez, Claude est un homme qui adorait le théâtre. Il venait me voir jouer au théâtre et il était toujours fasciné par les acteurs, par la plastique et l’expressivité – il était fasciné par cela. Claude était un maître. Ce fut un pédagogue extraordinaire. LD : Vous avez parlé un peu de lui lors de la causerie entourant la réédition de L’étrangeté du texte, pouvez-vous nous en dire davantage sur qui était cet homme? Quel était votre rapport à lui? C’est un homme que j’aurais voulu connaître.
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« La lecture de Bataille m’a appris que je n’avais pas fini de vivre. Il me fallait retrouver cette première impression du soleil sur ma peau, ou encore la fraîcheur de l’art » AM : C’est un homme que j’ai beaucoup aimé. Il m’a ouvert à Freud, Bataille et bien d’autres. Tu peux lire ses livres! Il est partout dans ses livres. Par ailleurs, Claude a formé des épigones. Peut-être certains t’ont-ils formé au cégep ou à McGill. Sur quel sujet travailles-tu? LD : Je travaille en ce moment sur l’importance communautaire à partir de Nietzsche et d’Heidegger - par exemple dans l’art. Bataille, par exemple, opposait ses propres mythologies aux mythologies fascistes. Il s’agit de retracer ce qui a été perdu. Le mythe est un moyen génial de créer une communauté, alors qu’il m’apparaît que nous sommes aujourd’hui tant en manque de mythes que de communautés. Sinon, nos mythes sont très pauvres – comme ceux racontés par Roland Barthes. AM : Oui! Nous avons par exemple le mythe du « progrès ». Il est très pauvre ! Tu as tout à fait raison. C’est pour moi l’un de plus grands enjeux pour les générations qui viennent : comment maintenir un univers symbolique dans un univers voué au processus? Plus particulièrement dans un monde où les processus ne font que s’autoalimenter ; des processus vides, au fond. Tout cela, dans un temps vide, homogène. Benjamin parlait de ce temps-là, de ce processus qui est dans une inflation
perpétuelle. Mais pour aller où? Vers quelle finalité? Il n’y en a aucune. Tandis que le mythe offre, quant à lui, une finalité. Il offre un ancrage, un sens. Ton travail est donc très actuel. Sais-tu, je pense à mon fils qui a 18 ans et je me demande quel sens il va donner à sa vie. J’appartiens à un monde où nous avions encore les résidus de mythologies chrétiennes. Nous les contestions, mais elles étaient encore très puissantes. Elles structuraient le monde et la communauté – il y avait une communauté. Aujourd’hui, je ne sais pas. LD : La modernité a son lot de bienfaits, mais elle a complètement évacué certains éléments essentiels, prétextant une peur de tout ce qui ne serait pas « raisonnable ». En même temps, les goulags sont issus de la raison, des processus techniques. Le totalitarisme et l’eugénisme sont issus de cette sainte Raison. AM : Oui! Et le rationalisme est un mythe! C’est aussi une forme mythique d’organisation. Il y a cette prétention que tout est intelligible. C’est le grand mythe occidental. Justement, non! Tout ne l’est pas. Une tension réside là : je ne comprends toujours pas davantage pourquoi je suis sur terre et l’on me dit qu’il faudrait y comprendre quelque chose. Il n’y a là une économie de l’incompréhensible et de la folie.
LD : Nietzsche partage la même analyse. Platon a fait passer tous les sophistes et les mythes à la trappe – malgré le fait qu’il en utilisait lui-même – en élaborant cette prétention à une nouvelle grande méthode maîtrisable. Alors que, bon… le génie de Platon fut d’avoir été le plus grand sophiste en chassant avec ruse la prétention sophistique de tous les autres. Il a dissimulé un mythe sous quelque chose qui prétendait ne pas en être un. Il y a un style derrière tout cela. AM : Je suis sensible à cela. Cela rejoint Bataille – qui est resté avec moi toute ma vie depuis Claude Lévesque. Au fond, pourquoi? Je ne sais pas si tu as lu ou pratiqué Bataille, mais c’est un grand styliste – dans le sens pluriel du mot. Le français qu’il écrit est d’une beauté – il est simple et limpide. Il se prononce bien et porte une grande oralité, alors même qu’il est d’un raffinement. C’est une langue spectaculaire. Toute sa philosophie est théâtrale. C’est comme si la dimension dramatique de l’existence était profondément incarnée dans ses écrits, dans son style. Cela peut choquer la vision de la philosophie remontant à Platon. L’aphorisme est aussi important que le discours discursif. Il s’agit d’une philosophie qui se fait artiste, où il est question de création, d’imagination, de poésie –
toute la métaphorique de Bataille est grandiose. Pour ma part, cela m’a galvanisé à chaque fois ; tout comme des électrochocs qui me donnaient envie d’être plus relâché, lyrique! Certains textes m’ont fait pleurer. Je me sentais vivant. Au fond, ce que dit Nietzsche avec son concept de « volonté de puissance » touche à cela – ce qui nous rend plus vivants et magnifie la vie. Ce n’est pas une volonté de mort ou de domination ; les gens l’ont mal compris. C’est une volonté qui cherche à s’agrandir, à être toujours davantage plastique. LD : C’est très intéressant ce que vous dites. Bon, vous parlez de Bataille qui se médie d’une façon proprement spectaculaire à la suite de Nietzsche, mais il est intéressant de connaître la source de l’aphorisme chez ce dernier. Avant de le tenir des maximes de La Rochefoucauld, il le tient des Latins et de leur brevitas, de cette manière de dire en un éclair, et avec tout le spectaculaire que cela suppose, un monde de sens. Bataille est donc, d’une certaine manière, l’héritier de cela. Cette brièveté est censée frapper droit au cœur. Cela m’amène à vous interroger sur ce que vous avez témoigné en octobre dernier lors de cette causerie que nous avons mentionnée plus tôt. Dans vos phases sombres, de quelle manière Bataille a-t-il su vous toucher et vous accompagner? AM : Ces phases sombres étaient des épisodes dépressifs. Jeune homme, j’en ai fait deux importants. Je dis souvent que la littéra-
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« Je ne comprends toujours pas davantage pourquoi je suis sur terre et l’on me dit qu’il faudrait y comprendre quelque chose. Il y a là une économie de l’incompréhensible et de la folie » ture m’a sauvé. Il y avait d’un côté Tolstoï – je lisais le soir lorsque j’étais malheureux et cela m’aidait à m’évader. Quant à Bataille, sa lecture me donnait le goût de vivre. Nietzsche était son maître en cela. Nietzsche et lui étaient des gens qui nous ont témoigné ce qu’est l’exaltation. On peut retrouver la vie, le côté solaire des choses. La lecture de Bataille m’a appris que je n’avais pas fini de vivre. Il me fallait retrouver cette première impression du soleil sur ma peau, ou encore la fraîcheur de l’art. Bataille – et il a eu une vie très trouble –, c’est une sorte de pensée sauvage qui s’empare de nous. Avec ses mots, nous avons l’impression d’être à nouveau dans l’univers, ce sentiment océanique… La manière qu’avait Bataille d’exprimer ces choses est fort convaincante. Je pouvais passer à travers mes journées. C’est un peu mystérieux de réaliser qu’il y a des plumes qui, de cette manière, nous accompagnent, nous soulèvent. Ce sont des gens qui ont une grande sensibilité, une hypersensibilité. Certaines personnes n’ont rien compris à Bataille en le qualifiant de « mystique de garde-robe ». Dans le cas de Sartre, il n’avait certainement pas la sensibilité demandée pour saisir ces profondeurs. C’est peutêtre contestable ce que je te dis (rires, ndlr)!
LD : Cette sensibilité est un problème pour certains. D’aucuns ont un rapport très épidermique au texte – que je veux dans le bon sens du terme –, en cela qu’ils sont saisis. Que voyez-vous dans le milieu artistique québécois? Sommes-nous en présence de sartriens éthérés? AM : S’il est question des acteurs ou de la création en théâtre, je dirais qu’il y a des gens qui sont porteurs d’un mainstream qui présente un peu toujours le même jeu et les mêmes fictions qui participent à l’encadrement de l’expression de certaines émotions humaines. Ils répètent des codes d’une façon qui les protègent totalement. Tu comprends ce que je veux dire? Ils reproduisent des schémas vus à la télé un millier de fois – et ils sont très habiles dans cet univers – et dans des cadres très bien définis. Certains acteurs ne vont exprimer que le minimum d’émotion et de la façon attendue… Enfin, tu as des gens qui vont dans des lieux où moi-même je n’ai jamais réussi à aller. Ils ont ce talent d’être extatiques, d’être à côté d’euxmêmes. LD : Avez-vous quelques noms, que l’on puisse se faire une idée?
AM : Oui, évidemment. Des gens comme Sylvie Drapeau, Marc Béland, Pierre Lebeau, Guy Nadon, Dominique Quesnel, Guylaine Tremblay, Benoît McGinnis ; des gens qui, tout à coup, même si tu les connais te font dire : « Ok. Il y a là un être humain hors de lui- même tout en étant là. » Ce sont des gens qui sont en grande maîtrise – contrairement à ce que l’on pense – et peuvent se dédoubler. C’est passionnant… c’est terrifiant. Là, nous sommes dans des dimensions où il y a une multiplication des masques. Et puis bon, il y a un aspect du milieu qui fait en sorte que l’on ne fait que réactiver des codes qui nourrissent la machine. Le problème étant, les gens dont je te parle sont obligés – en quelque sorte – de collaborer à ce système. Il y a quelque chose de nécrotique. L’industrie tue l’art – alors que l’une des fonctions de l’art est de constituer de la communauté – en le captant avec ses propres intérêts mercantiles. En même temps, il y a une résistance. Plusieurs acteurs font encore du théâtre dans toutes sortes de petites places. C’est inquiétant, par contre. C’est l’état de notre époque et les formes dévoyées de l’art sont partout. Cela ne me fait rien que cela existe, mais il nous faut un pendant. Parfois, j’ai peur que nous perdions la belle folie. Il sera imparti à ta génération de renouer avec l’art – je crois à cela. L’art est un phénix qui renait de ses cendres.
prune engerant
LD : Vous enseignez l’art dramatique, n’est-ce pas?
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AM : J’ai très peu enseigné. Je viens d’enseigner l’interprétation à l’École nationale de théâtre (du Canada, ndlr). J’aime cela, mais je suis pris dans la création. Mon intérêt premier et le mandat que je me suis forgé a été d’écrire de nouvelles pièces. Pourtant, j’en suis à un point où j’aime beaucoup enseigner. J’ai enseigné les romantiques allemands, l’automne passé. J’ai fait jouer du Kleist, du Büchner. Connais-tu Büchner? Toi, tu adorerais cela. Il faut que tu le lises! Par exemple, tu aimerais La Mort de Danton. Tu sais, Büchner meurt à 24 ans. Il nous laisse trois pièces ; trois chefsd’œuvre. Une comète incroyable. J’ai donné du Jakob Lenz, aussi.
Béatrice malleret C’est quelqu’un qui préfigure l’expressionnisme. Écoute, ce répertoire n’a jamais vraiment existé au Québec et là il est en train de disparaître. En vieillissant, je veux me donner ces missions-là. Jouons des choses que vous trouvez étranges. C’est un combat, la culture. Il faut réactiver les bons schèmes, récapituler. C’est un peu cela, la culture : une récapitulation. Quels sont les grands schèmes qui nous font agir? Ce combat, il faut le poursuivre – et c’est ce que j’ai fait toute ma vie. C’est pour cela que le répertoire est une chose importante et, au Québec, nous l’avons beaucoup négligé. Nous sommes tombés dans une fausse nouveauté : le nouveau pour le nouveau. C’est un nouveau factice, celui du capitalisme ; on produit, on jette. Le nouveau ne peut être intéressant que dans la mesure où tu comprends ce qui vient avec. Les Européens le comprennent peutêtre mieux. Ici, nous sommes un peu flottants, sans repères – surtout chez les plus jeunes. LD : Y a-t-il donc un phénomène de pauvreté intellectuelle dans la génération d’artistes montante? AM : Pas à cause d’eux. C’est de notre faute. Nous n’avons pas assez accentué l’importance du
répertoire. Et tout cela, c’est paradoxal venant de moi! J’ai fait du théâtre de création toute ma vie. Avoir fait jouer un répertoire leur aurait donné une oreille. Goethe, Kleist, Shakespeare… Ce n’est pas qu’ils ne le veulent pas, mais c’est parce qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de cette nourriture. J’ai toujours vu la maîtrise du répertoire et la création côte à côte. Ce qui m’a intéressé a été de rebondir et cela prend un mur pour cela! À partir du moment où on l’enlève, les gens jouent avec quoi? La métaphore est un peu grossière, mais où doit-on envoyer la balle afin de voir ce qu’elle fait? Il n’y a pas de pure génération spontanée. Nous sommes toujours dans la réaction à quelque chose. Nous tombons encore dans le mythe occidental du « progrès » qui n’est qu’une chute par en avant. Elle est absurde : « Après moi, le déluge. »x
« Nous sommes toujours dans la réaction à quelque chose » Propos reccueillis par Simon Tardif
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le délit et des livres
Le droit au tragique
Retrouvez l’œuvre marquante de la semaine : La valse aux adieux. mélina nantel
béatrice malleret
de Shakespeare et autres valses accélérées du genre.
Coordonnatrice à la correction
K
undera est intransigeant : l’authentique expérience humaine se doit d’être vécue. S’il fait l’éloge de la lenteur, il en dénonce aussi les vices. La valse aux adieux, dernier roman écrit en terre tchécoslovaque, se danse en cinq jours, comme autant de chapitres. Nous plongeant dans une « ville d’eau au charme suranné », Kundera dresse l’illusion trompeuse d’une comédie de boulevard, où se mêlent les destins effervescents de personnages hétéroclites, trompeurs, menteurs et manipulateurs. Orchestrée dans la station thermale de la ville, où les femmes accourent en espérant devenir fertiles, l’œuvre rappelle une véritable toile d’araignée, où chacun espère échapper à un destin qui le broie. Ruzena, infirmière de la station, cherche, sans en être convaincue, à accorder la paternité de son enfant à un homme qu’elle n’a vu
qu’une fois. Klima, trompettiste célèbre, espère quant à lui se défiler de ce rôle, de même que celui de mari et d’amant qui lui pèsent contre son gré. Le docteur Skreta, un gynécologue qui guérit les femmes stériles, est un étonnant personnage qui semble utiliser des méthodes douteuses : les enfants que réussissent à avoir
ces femmes lui ressemblant immanquablement. Puis s’ajoute à la valse Jakub, cet ancien combattant à la fois tragique et touchant, ayant vécu l’horreur de la prison et portant désormais comme un précieux cette minuscule pilule bleue, qui lui permet de contrôler sa mort, comme certains voudraient contrôler leur vie.
En quête de liberté, convaincus que leur sort ne peut se jouer que contre les autres, les personnages soulèvent des réflexions profondément noires, adressées avec une blasphématoire légèreté. Si le comique et le tragique s’enlacent au rythme d’une ironie latente, l’œuvre n’est pas sans rappeler Le songe d’une nuit d’été
Kundera réussit toutefois à mettre en scène bien plus qu’un simple vaudeville, avec une profondeur et une richesse de réflexions qui confirment le pari de l’insoutenable légèreté. En filigrane de l’œuvre et des destins tragiques qui s’y trouvent, il dénonce le néo-stalinisme ambiant à travers des êtres symptomatiques des ravages de l’URSS sur la Tchécoslovaquie. Il tire le portrait d’une société à reconstruire et son cynisme est tel qu’il affirme dans l’œuvre : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne pourrais jamais dire avec une totale conviction : l’homme est un être merveilleux et je veux le reproduire. » Puisqu’il est bien connu que « le monde moderne nous a privé même du droit au tragique », Kundera clôt son récit d’un non-dénouement, où les personnages ne peuvent, finalement, qu’être les auteurs de leurs risibles légèretés. x
cinéma
Noirceur enneigée
Le cinéma indépendant québécois, d’Irénée-les-neiges à Berlin. alexandre jutras
Timide violence
D
Le film démarre abruptement avec le suicide violent d’un jeune qui n’en pouvait plus de ce village et, rapidement, une atmosphère
Contributeur
enis Côté, fier de ses succès répétés à Locarno et à Berlin, est une figure de proue de ce qu’on a nommé le renouveau du cinéma québécois. Son dernier film, Répertoire des villes disparues, s’inscrit dans la mouvance de cette réactivation du territoire qui touche plusieurs acteurs de la scène culturelle québécoise ; pensons notamment à Christian-Guay Poliquin qui a remporté le prix du Gouverneur Général pour Le poids de la neige. La revue Spirale a d’ailleurs publié un dossier très intéressant à ce sujet ; les représentations régionales occupent plus de place dans le paysage artistique, alors qu’elles avaient été délaissées depuis quelque temps au profit de l’urbanité et de sa modernité. Librement inspiré d’un livre de Laurence Olivier — dont un court-métrage peut être apprécié dans la foulée de la présentation —, le film détonne et ne laisse certainement pas indifférent.
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culture
courtoisie de la maison 3:4 glauque et inquiétante enveloppe le quotidien de ces habitants abandonnés à eux-mêmes, loin des centres urbains. De ces paysages blancs, désertés et mornes émane une poésie qui porte le film
lorsque le rythme s’essouffle. Par moments, la timidité des dialogues et le roulis anxiogène de la caméra s’avèrent un peu lourds, tandis que des scènes qu’on voulait peut-être contemplatives
finissent par révéler un certain vide. L’austérité d’Irénée-lesneiges est à l’image d’une trame narrative épurée qui laisse parfois le spectateur sur sa faim, mais qui dépeint à merveille
cette vie sans rebondissements auxquels sont attachés certains des personnages. De l’ironie Le réalisateur se joue habilement des codes du film à suspense et du fantastique pour éclairer d’un angle audacieux des problèmes bien contemporains, tels que l’abandon des campagnes. Les morts habitent, littéralement, le récit de ces régions qui peinent à préserver une identité. On nous présente une communauté fière, mais inquiète face au phénomène d’attrition qui la décime peu à peu. Elle est aussi solidaire, mais un peu paradoxalement réticente à l’ouverture. Filmé en 16 mm — ce qui donne un halo particulier et un grain plus présent —, le film n’échappe pas à cet intérêt pour l’esthétique rétro. Les acteurs incarnent avec brio des personnages riches malgré leur peu de mots. Diane Lavallée est tout simplement brillante
dans le rôle de la mairesse qui se veut à tout moment disponible pour ses citoyens, mais qui, de ce fait, ne leur rend pas toujours service. Autrement, impossible de ne pas s’attacher à cette jeune femme angoissée, mais ô combien lucide, interprétée par Larissa Corriveau qu’on avait pu voir auparavant dans Polytechnique. Aussi, il y a un couple qui fait de la raquette et qui amène une belle touche d’humour, même si la figure peut paraître maladroite et appuyée. La pertinence du cinéma québécois Si le long-métrage est finalement inégal, il demeure un témoin du génie des artistes québécois ; il souligne toute l’importance d’un cinéma indépendant qui se permet certaines folies et qui vient inévitablement dynamiser l’univers culturel. Les cinéastes québécois font rayonner le Québec à l’international et on ne peut que se réjouir de cet intérêt étranger pour ce qui se fait ici. Répertoire des villes disparues incarne efficacement l’air du temps. x
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entrevue
Déambulations artistiques
La Nuit de l’Art : une occasion de rassembler les gens autour de la création. Iyad Kaghad (IK): D’où vous est venue l’idée de créer La Nuit de l’Art?
IYad Kaghad
Éditeur Photographie
L
a façon dont nous célébrons la culture et « consommons » l’art a beaucoup évolué dans les dernières années. La multiplication des plateformes numériques de diffusion en continu, l’accessibilité et la démocratisation des modes d’expressions visuels modifient notre rapport à la chose créative, induisant à la fois des opportunités et des défis, notamment en matière de rémunération pour les artistes exposant leur art sur les plateformes telles que Deezer, Spotify ou encore Etsy. L’importance grandissante des activités culturelles se reflète d’ailleurs dans le dernier budget fédéral, indiquant qu’« il est important que les producteurs canadiens dans le domaine des arts, de la culture et de l’information soient en mesure de s’adapter à cette réalité en évolution et qu’ils continuent de raconter leurs histoires uniques ». C’est alors un tout nouveau contexte disruptif dans lequel les acteurs culturels doivent innover, se renouveler et surprendre afin d’enrichir davantage le secteur des arts, qui est une économie se chiffrant à plus de 53 milliards de dollars par année.
Jacob Côté (JC) : Jobair et moi étions deux garçons impliqués dans les milieux artistiques. Me concernant, j’ai à quelques reprises exposé mes photos et nous arrivèrent tous deux à un constat commun. Notre participation à des événements artistiques se justifiait, oui par l’accès à des œuvres, mais aussi par ce désir de rencontrer des gens nouveaux et surtout, rencontrer les artistes eux-mêmes. Dans les expositions, au musée notamment, on arrive souvent déjà avec nos amis et l’atmosphère ne favorise pas forcément la rencontre avec autrui. À l’inverse, lors de mes années d’études à McGill, il y avait beaucoup de soirées favorisant les rencontres, mais dans lesquelles le facteur culturel était manquant. La Nuit de l’Art est alors née de ce désir de créer un environnement qui favorise l’amitié et les échanges tout en amenant une dimension culturellement constructive pour les participants. À l’issue d’une édition, on veut que nos artistes aient pu connecter avec des gens qui dynamiseront leur parcours, que les gens aient fait de nouvelles rencontres et, évidemment, que chacune et chacun ait passé une soirée fun et inspirante.
Une initiative culturelle nouvelle La ville de Montréal regorge d’activités artistiques diverses : théâtres, musées, festivals, spectacles intimistes, concerts, places éphémères et plus encore. L’offre culturelle montréalaise est sans nul doute riche et féconde. Le milieu créatif métropolitain est tel qu’il favorise constamment l’émergence de nouveaux projets prometteurs. L’été passé, j’ai justement vécu une expérience qui a su attirer mon attention plus que davantage ; il s’agit ici d’une initiative culturelle qui, à mon sens, mérite une attention toute particulière. Retour en mots sur la nuit du samedi 2 juin 2018. 2 juin 2018 – 21h, à la jonction de la rue Bernard et Waverly, en plein cœur du Mile End. C’est la fin de semaine, la soirée est fraîche et légère, le temps est à la sérénité et à la plénitude. À l’extrémité d’une ruelle, l’on peut entendre des voix, des rires et un rythme musical en sourdine. Pas de doute, je suis au bon endroit : c’est le lieu où se déroule La Nuit de l’Art. J’entre dans la cour résidentielle et comprends qu’un concert de musique commencera bientôt : le groupe Mouth Breather originaire de Vancouver et Aquarius Dreams de Montréal performeront sous
IK : Pourquoi avez-vous créé l’organisationTanthem?
Joseph Adeosun peu. Le lieu favorise la proximité entre le public et les artistes ; pas trop grand, pas trop petit, guirlandes chaleureuses et atmosphère hédoniste : on se sent bien. C’est le début d’une belle soirée à la rencontre d’artistes aux sensibilités diverses, à l’accès exclusif à leur œuvre et surtout à une occasion de se plonger dans un univers éphémère où artistes, amateurs et gens de passages échangent, parlent et apprennent les uns sur les autres. C’est la sensation de faire partie d’une communauté réunie le temps d’un instant pour partager sur ce qui rassemble : l’intérêt des arts et leur pertinence dans l’étude, l’interrogation et la réflexion sur l’évolution de nos sociétés. Le principe derrière La Nuit de l’Art est, a priori simple, mais sensiblement nouveau à mon sens. Il s’agit d’emprunter le
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temps d’une soirée l’espace de deux ou trois appartements afin que ces derniers deviennent des plateformes d’expressions pour des artistes locaux, où leurs peintures, photos, et sculptures sont exposées. C’est aussi un accès pour des artistes de performance ; on peut retrouver des tribunes de poème, des musiciens et divers arts de la scène tels que le cirque et le théâtre. C’est la réunion en une seule et unique nuit des médiums d’expressions culturels, artistiques et créatifs. Le tout est présenté dans une atmosphère intimiste, hébergé à l’intérieur d’appartements aux identités visuelles et sensorielles différentes. C’est un parcours déambulatoire à l’échelle d’une rue et d’un quartier, dans lequel le participant agit, participe et enrichit son expérience, mais contribue aussi à celle des autres.
L’événement fait émerger une intelligence collective au service du partage, de l’entraide et de la proximité humaine. La Nuit de l’Art a eu trois éditions à Montréal, deux à Londres et aura une prochaine édition en avril qui se tiendra à Paris. Curieux de l’organisation derrière l’événement, j’ai voulu rencontrer les acteurs à l’origine de cette initiative et l’organisme qui le chapeaute. Rencontre avec Jacob Côté Jacob Côté est l’un des cerveaux derrière l’initiative de La Nuit de l’Art. Depuis quelques temps, lui et son partenaire, Jobair Jaber, ont décidé de fonder une OBNL (organisation à but non lucratif, ndlr) afin de formaliser leurs activités. Conversation informelle avec l’entrepreneur culturel.
JC : Jobair et moi avions envie de créer davantage d’initiatives. La Nuit de l’Art est un événement en soi et nous voulions garder sa singularité. Ainsi, nous étions un peu forcés de créer un label plus général, venant chapeauter potentiellement plusieurs initiatives, incluant La Nuit de l’Art. On a plusieurs idées : des conférences, des consultations, de la médiation culturelle, un festival, des baladodiffusions, l’idée ici est que nos initiatives gardent la même substance. Rassembler des communautés physiques, créer des événements qui favorisent l’échange et promeuvent le dialogue. Le but premier reste de promouvoir la culture et connecter les gens, promouvoir les communautés physiques, dans un monde qui se numérise de plus en plus. Tanthem tiendra La Nuit de l’Art à Paris en avril prochain et une édition spéciale aura lieu à Montréal en juin. Cette initiative mérite de l’attention. Informezvous à propos de l’évènement sur la page Facebook de Tanthem. x
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Ligne de Fuite Joseph Adeosun @Jo_adeo
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Ligne de fuite
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