Le Délit 2 avril 2019

Page 1

Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill.

Mardi 2 avril 2019 | Volume 108 Numéro 22

On boycotte les since lines depuis 1977


Volume 108 Numéro 22

Éditorial

Le seul journal francophone de l’Université McGill

rec@delitfrancais.com

Des cellules de prison aux rues de Montréal, il n’y a qu’un pas Lara Benattar ET ANTOINE MILETTE-GAGNON

N

ous avons cherché à explorer les liens entre le système carcéral fédéral et l’itinérance à Montréal. Ce travail d’enquête mené depuis plusieurs mois est parti du constat que l’on n’entend presque jamais d’information dans les médias et dans nos quotidiens à l’université sur les conditions de vie des personnes incarcérées ou ayant été incarcérées et des personnes en situation d’itinérance. Puisque nous sommes un journal étudiant, nos ressources disponibles pour mener en profondeur cette recherche ont naturellement été limitées. Ainsi, nous avons pris la décision d’explorer les liens entre incarcération et itinérance selon un angle précis, conscient·e·s de l’impossibilité d’en couvrir en détail tous les aspects. Pendant ce travail, nous avons cherché à déconstruire nos propres biais, qui sont ceux nous semble-t-il d’une grande majorité de personnes, qui voient les personnes incarcérées et en situation d’itinérance d’un œil simpliste, culpabilisant et déshumanisant, ignorant de la complexité de leurs réalités. Dans le cadre de l’enquête, nous avons donc concentré nos efforts de recherche sur la situation des hommes étant passés par le Service correctionnel du Canada

et ayant donc vécu plusieurs années en institution carcérale. Si le Délit est conscient qu’il n’a qu’effleuré la problématique avec son dossier spécial, il est d’autant plus conscient que d’autres réalités ont été presque complètement occultées lors de la recherche. D’une part, la situation des femmes vivant soit en situation d’itinérance, de précarité sociale ou encore étant judiciarisées. D’autre part, la grave surreprésentation des personnes issues des communautés autochtones autant dans la rue que derrière les barreaux. Par ailleurs, la relation entre les forces policières et la population itinérante n’a également pas été abordée et mériterait un dossier complet à lui seul. Nous avons recueilli plusieurs témoignages, qui montrent la difficulté que représente la réintégration aux structures de la société civile existantes. Cela est notamment dû à la certaine rigidité des conditions de liberté conditionnelle qui, si elles visent à protéger le grand public lorsque nécessaire, empêchent parfois d’anciens détenus d’avoir accès aux lieux venant en aide aux personnes en situation de précarité. Ces témoignages nous ont mené à mettre en doute l’idée que les anciens détenus sont vraiment libres lorsqu’ils sont placés en liberté conditionnelle, puisqu’ils sont parfois très éloignés des ressources

nécessaires pour une vie digne. L’enquête nous a également suggéré que pour réintégrer la société civile, il faut malheureusement déjà en être membre. En effet, la conjugaison des règles administratives de différents paliers gouvernementaux ne communiquant pas entre eux encourage le maintien des personnes dans les conditions de précarité desquelles elles tentent de sortir. L’expiration des papiers d’identité, nécessaires pour les procédures, le besoin de preuves de domicile pour les démarches comme obtenir une carte d’assurance-maladie alors que des personnes sont justement sans-abris, les énormes dettes liées à des hospitalisations, etc. Tous ces facteurs érigent alors les murs d’un labyrinthe administratif qui déshumanise encore plus les personnes déjà privées de leur caractère humain par l’indifférence générale. Les tenants du pouvoir publics, notamment le Service correctionnel du Canada, mais également la Ville de Montréal et le gouvernement du Québec, ont donc le devoir de s’assurer de communiquer entre eux pour établir un véritable réseau de réintégration sociale. Nous ne pouvons accepter les excuses de la bureaucratie se relançant la balle en « gérant » des dossiers qui, ne faut-il pas l’oublier, représentent de véritable personnes. x

RÉDACTION 380 Rue Sherbrooke Ouest, bureau 724 Montréal (Québec) H3A 1B5 Téléphone : +1 514 398-6790 Rédactrice en chef rec@delitfrancais.com Lara Benattar Actualités actualites@delitfrancais.com Violette Drouin Juliette De Lamberterie Rafael Miró Culture artsculture@delitfrancais.com D’Johé Kouadio Audrey Bourdon Société societe@delitfrancais.com Opinion - Grégoire Collet Enquêtes - Antoine Milette-Gagnon Philosophie philosophie@delitfrancais.com Simon Tardif Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Niels Ulrich Coordonnateur·rice·s visuel visuel@delitfrancais.com Iyad Kaghad Béatrice Malleret Multimédias multimedias@delitfrancais.com Vincent Morreale Coordonnatrices de la correction correction@delitfrancais.com Mélina Nantel Emma Raiga-Clemenceau Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnateur·rice·s réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Lucile Jourde Moalic Paul Llorca Contributeur·rice·s Ange Auder, Rosalie Thibault, Philippe Gabriel Drolet, Xavier Rule, Léa Bégis, Clémence Auzias Couverture Iyad Kaghad Béatrice Malleret

BUREAU PUBLICITAIRE 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 0E7 Téléphone : +1 514 398-6790 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Lydia Bhattacharya Conseil d’administration de la SPD Lydia Bhattacharya, Boris Shedov, Nouèdyn Baspin, Julian Bonello-Stauch, Juliette De Lambertine, Iyad Kaghad, Phoebe

Les opinions exprimées dans les pages du Délit sont celles de leurs auteur·e·s et ne reflètent pas les politiques ou les positions officielles de l’Université McGill. Le Délit n’est pas affilié à l’Université McGill.

2 Éditorial

L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavant réservés). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans le journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).

le délit · le mardi 2 avril 2019· delitfrancais.com


Actualités actualites@delitfrancais.com

, mais pas pour tou·te·s Le Sénat a voté pour adopter la nouvelle politique contre les violences sexuelles. juliette de lamberterie

Éditrice Actualités

L’

ensemble des sénateur·rice·s de McGill, incluant des membres de la haute administration, les doyen·ne·s de toutes les facultés, des professeur·e·s et des étudiant·e·s élu·e·s ont voté le 27 mars dernier pour adopter

avec leurs élèves ; l’un avec sa candidate de PhD, l’autre avec quatre étudiantes en même temps. Les ricanements ont alors parcouru la salle à l’écoute de ces récits. Cette effusion a été très critiquée par les sénateur·rice·s étudiant·e·s. « J’aimerais beaucoup ne pas entendre rire à propos de personnes ayant été harcelées sexuellement. […] Ceci constitue exactement le

« J’aimerais beaucoup ne pas entendre rire […]. Ceci constitue exactement le genre d’environnement hostile où les étudiants ne se sentent pas à l’aise de s’exprimer » la nouvelle Politique contre la violence sexuelle de l’Université. L’ancienne politique, datant de 2016, avait été examinée, révisée et modifiée depuis l’été 2018, pour aboutir à cette nouvelle version. Angela Campbell, Vice-principale exécutive adjointe, venue présenter la politique au Sénat pour son adoption, a souligné ses quatre changements clés : la création du poste d’enquêteur·rice spécial·e et indépendant·e, l’interdiction des relations intimes entre un·e membre du corps enseignant et un·e étudiant·e sous son autorité, la suppression de barrières structurelles qui empêcheraient un·e survivant·e de porter plainte, et un renforcement de l’éducation et la formation de tou·te·s les membres de la communauté universitaire sur ces questions. Une grande avancée? De nombreux sénateurs, qu’ils soient professeurs, doyens ou assistants, ont fait part de leur satisfaction quant à la politique : plusieurs d’entre eux l’ont décrite comme « un grand pas en avant ». Le fait que l’interdiction des relations romantiques et sexuelles entre étudiant·e·s et professeur·e·s ne soit pas complète (elle ne s’applique qu’aux relations où un individu exerce une autorité ou une influence académique sur l’autre) serait, selon plusieurs, une bonne chose. « Si la politique allait plus loin, cela lui enlèverait sa crédibilité », a affirmé Robert Leckey, doyen de la Faculté de droit. Une sénatrice a fait part de son témoignage ; lorsqu’elle était étudiante de second cycle à McGill, il y a près de 50 ans, ses cinq professeurs entretenaient des relations

genre d’environnement hostile où les étudiants ne se sentent pas à l’aise de s’exprimer », a rétorqué Madeline Wilson. La principale Suzanne Fortier a tenu à clore l’échange en affirmant : « Selon mon expérience, les gens peuvent glousser pour plusieurs raisons. Cela peut être parce qu’ils trouvent ça drôle, mais aussi parce qu’ils sont inconfortables. Nous devrions leur donner le bénéfice du doute ».

« Bien que la politique soit ‘‘une avancée significative, elle ne va pas assez loin’’» Réactions mitigées Les membres étudiant·e·s du Sénat ont, tour à tour, exprimé leur insatisfaction. Bryan Buraga, Madeline Wilson, Andre Lametti - tout en saluant le travail de ceux·elles ayant amélioré la politique - l’ont qualifiée d’insuffisante, l’interdiction des relations intimes n’étant pas complète. « McGill pourrait devenir un leader sur ce plan », a clamé le sénateur Buraga. Bien que la politique soit « une avancée significative, elle ne va pas assez loin ». À ces commentaires, Angela Campbell a repris la position qu’elle a adoptée depuis plusieurs mois sur ces questions : bannir toutes les relations intimes de ce genre empièterait sur le droit de décisions privées des individus. « Il n’est pas possible et faisable de faire ce que certains étudiants nous demandent », a-t-elle répondu. Selon elle, plusieurs juristes auraient soutenu que la politique va déjà trop loin.

le délit · mardi 2 avril 2019 · delitfrancais.com

paul lowry

L’ensemble des étudiant·e·s membres du Sénat, en raison de leurs critiques face au contenu et aux processus de consultation étudiante, avaient décidé au préa-

lable de s’abstenir lors du vote pour l’adoption de la nouvelle politique. Celle-ci a toutefois été largement adoptée, malgré, donc, une dizaine d’abstentions. Sa version complète

est entièrement disponible en ligne et ses modifications depuis février 2019 (en rouge) sont aussi accessibles dans les documents publics du Sénat. x

Les membres de la Société des publications du Daily (SPD), éditrice du Délit et du McGill Daily, sont cordialement invité.e.s à sa Rencontre spéciale des membres. Durant cette rencontre, un rapport de fin d’année sera présenté par la présidence du conseil d’administration de la Société des publications du Daily. C’est l’occasion parfaite pour demander des questions sur les activités dee la Société durant l’année 2017-2018, 18, et dans quelle direction elle se dirige!

Tou.te.s les membres sont invité.e.s à prendre part à la rencontre spéciale. La présence des candidat.e.s au Conseil d’administration de la Société des publications du Daily est fortement encouragée.

LLee jeudi jeudi 4 avril avvril @ 17 17 h 680 rue Sherbrooke Sherbbrooke Ou Ouest, uest, S Salle allee 11 110 10 Impliquez-vous dans votre journal étudiant francophone! Pour contribuer au contenu, contactez rec@delitfrancais.com ou visitez facebook.com/ledelitfrancais/ pour plus d’information. Pour en savoir plus sur le côté administratif, contactez chair@dailypublications.org ou visitez facebook.com/DailyPublicationsSociety/ . Actualités

3


campus

Nouvelle composition de l’AÉUM Le Délit s’est entretenu avec le président élu de l’AÉUM, Bryan Buraga.

Le Délit (LD) : D’abord, comment te sens-tu à propos de ton élection? Bryan Buraga (BB) : Je suis très excité! C’est vraiment bien de savoir que beaucoup d’étudiants m’ont soutenu et ont soutenu ma vision. J’ai évidemment vraiment hâte de me mettre au service de ces étudiants. LD : En parlant de ces étudiants, en ce moment, beaucoup d’entre eux se soucient peu ou pas de l’AÉUM, étant donné qu’elle a peu ou pas d’impact tangible sur leur expérience à McGill. Est-ce qu’ils peuvent s’attendre, l’année prochaine, à ce que l’AÉUM réalise de nouveaux projets concrets et qui les touchent directement? BB : Absolument. Pour le moment, je consacre beaucoup de mes efforts au projet de semaine d’étude en automne. Je crois qu’il s’agit d’un projet très tangible qui va affecter tous les étudiants et que plusieurs attendent depuis très longtemps. Je crois aussi qu’une partie de ce problème en est un de perception : nous ne communiquons pas assez avec les étudiants à propos de tous ces projets. Donc, j’aimerais qu’on soit en mesure de mieux communiquer avec le corps étudiant. Une autre chose sur laquelle je veux travailler l’an prochain, avec le Vice-président aux Affaires universitaires, est la politique d’évaluation académique des étudiants, la politique de McGill qui définit comment les professeurs ont le droit d’évaluer

leurs étudiants. L’une des choses qui me tiennent le plus à coeur, c’est de me débarrasser des examens finaux qui comptent pour 70% et des moyennes qui sont ramenées vers le bas, un phénomène qui représente vraiment un gros problème dans certaines de nos grandes facultés, comme par exemple Desautels.

Parler aux étudiants de nos efforts dans ce genre de dossier devrait leur faire réaliser à quel point l’AÉUM est importante pour eux. LD : Dans le débat des candidats de mardi dernier, vous avez parlé de votre volonté de créer un comité pour améliorer la communication avec

les étudiants. L’AÉUM a déjà plusieurs comités dont peu d’étudiants connaissent l’existence. Quelle forme va prendre ce comité et comment vat-il être différent de toutes les autres instances qui ont été mises en place auparavant? BB : Ce projet est différent parce que ce ne sera pas nécessairement un

comité ; ce sera un nouveau bureau de l’AÉUM. Vous savez, ce sont différentes positions. Comme bureau, nous avons déjà par exemple le bureau du commissaire à l’éthique, ou encore le bureau de chaque exécutif de l’AÉUM. Chacun de ces bureaux a son propre portfolio. C’est un tout

nouveau bureau que je veux créer, appelé Communication AÉUM, qui aura un ou des employés à temps plein. Mon plan pour payer ces dépenses est de faire adopter une augmentation des frais de l’AÉUM de 15 dollars dans un référendum la semaine prochaine, ce qui nous permettra d’avoir la capacité salariale pour avoir un responsable des relations publiques à temps plein pour être sûr de bien communiquer avec nos étudiants. LD : D’accord, mais la semaine dernière, un référendum pour augmenter les frais de l’AÉUM par 30 dollars a justement échoué. Est-ce que cela va avoir un impact sur vos projets et allez-vous réessayer de faire passer une augmentation malgré ce premier refus des étudiants? BB : Je pense que le problème que nous avons eu à faire adopter ces plus grands frais vient du fait que c’était une trop grande augmentation proposée trop rapidement. Ces 15 dollars vont nous donner la base dont nous avons besoin pour faire notre travail correctement parce que nous n’avons tout simplement pas assez de ressources en ce moment pour pouvoir faire tout ce que les étudiants veulent que nous fassions. LD : On doit admettre que le projet de convaincre McGill de mettre en place une semaine d’étude à l’automne en est un qui est très ambitieux. Qu’estce qui a été fait jusqu’à maintenant et comment comptez-vous mener ce

projet à bien? Si ça ne fonctionne pas, seriez-vous prêt à laisser tomber? BB : Je me battrai jusqu’à la toute fin! Vraiment, je crois que nous sommes tellement proche de l’avoir! Honnêtement, tellement de bon travail a été fait l’an dernier, en proposant un sondage, en travaillant avec des administrateurs et des membres du personnel de McGill. Maintenant, il va y avoir un référendum spécifiquement sur l’option qui marche le mieux selon nous ; nous proposons de commencer l’école une semaine avant le jour du travail pour compenser pour une semaine complète d’étude pendant la semaine de l’Action de grâce. LD : Est-ce que le comité va se pencher sur le problème spécifique de la participation des francophones à leur association étudiante? BB : Oui, absolument. Je crois que nous ne nous adressons pas assez à la communauté francophone. Surtout que les francophones, je crois, représentent une portion importante des McGillois de premier cycle. Personnellement, je vais essayer d’apprendre le français et je compte suivre deux cours de langue l’an prochain pour être en mesure de mieux communiquer avec les francophones. x Propos recueillis par RAFAEL MIRo Éditeur Actualités Photo par iyad kaghad

Le Délit a aussi posé une question aux nouv·eaux·elles membres exécutif·ve·s. Sam Haward, Finance: Je m’appelle Sam, je suis en U2 en spécialisation économie et sciences politiques. Je viens de Newcastleupon-Tyne au Royaume-Uni, mais j’ai aussi passé quelques années de mon enfance à Cincinnati, en Ohio. En ce moment, je suis le député de parlement à l’AÉUM. Mon but l’année prochaine est de rendre la vie plus facile pour les clubs et services en réformant le processus d’apprentissage du système par les exécutifs. Cela comprendrait l’ajout d’un guide disponible en tout temps à travers Google Classroom. De plus, j’aimerais promulguer des réformes des comités de finances de l’AÉUM, puisqu’en ce moment ils ne se réunissent pas lorsqu’ils le devraient et n’ont aucun mandat clair. En faisant cela, j’aimerais créer un comité de Finances qui pourrait travailler pour rendre certains processus difficiles plus efficaces et agirait comme une entité à laquelle les clubs et services pourraient soumettre des inquiétudes ou des suggestions. Enfin, j’espère travailler avec les Services aux étudiants de McGill pour prendre part à leur renégociation du International Student Health Plan et utiliser les liens de l’AÉUM avec Studentcare pour réduire le coût des assurances pour les étudiant·e·s internationaux·ales tout en conservant le même montant de couverture. x Le cinquième membre exécutif, Billy Kawasaki, n’a pas répondu à nos sollicitations.

4 Actualités

Pouvez-vous vous présenter et résumer vos principaux projets pour l’année prochaine? Sanchi Bhalla, Affaires internes Allo, moi c’est Sanchi, une étudiante de gestion U2, Italienne et étudiante en théâtre. Je suis très heureuse d’être votre prochaine VP aux Affaires internes. Mon but premier est de faire de McGill un endroit plus amical et de l’AÉUM un organisme où les étudiant·e·s veulent s’impliquer. Je planifie de réaliser ce premier but en faisant la promotion d’un sens de fierté de McGill, au lieu de la fierté spécifique à chaque Faculté qui existe en ce moment, et cela en encourageant les élu·e·s de l’AÉUM à tisser des liens avec les étudiant·e·s via des takeovers Instagram sur le compte officiel de l’AÉUM, une chronique bi hebdomadaire dans une publication du campus, et des ateliers sur les fondements d’une campagne politique. x

Adam Gwiazda-Amsel, Affaires externes Bonjour ! Moi c’est Adam, étudiant en philosophie et économie. En tant que Vice-président aux Affaires externes, j’aimerais laisser à vous, les étudiant·e·s, l’opportunité d’utiliser les vastes ressources de l’AÉUM pour pouvoir vous mobiliser quand vous voyez des opportunités d’amélioration de la vie des étudiant·e·s à McGill. On a vu du succès cette année avec les campagnes des étudiant·e·s autochtones, entre autres, ce qui me donne confiance qu’on peut continuer ce travail important. D’autre part, j’aimerais tirer avantage de ma connaissance de la ville pour pouvoir créer des opportunités de liaison entre McGill et Montréal. Ceci comprend l’établissement de nouvelles relations entre des groupes communautaires et les étudiant·e·s afin de renforcer notre sens d’appartenance et pour introduire de nouveaux domaines de bénévolat, engagement culturel, etc. Finalement, j’ai l’intention de renouveler l’effort pour former ou joindre une union collective de différentes universités québécoises, pour pouvoir mieux représenter les intérêts des étudiant·e·s durant nos négociations avec les gouvernements fédéral et provincial. x

Madeline Wilson, Affaires universitaires Je m’appelle Madeline, je suis une étudiante de troisième année en sciences politiques et géographie, je viens de Phoenix, en Arizona, et je viens d’être élue VP aux Affaires universitaires de l’AÉUM pour l’année prochaine! J’ai hâte de commencer l’année du bon pied et tirer parti de l’élan des campagnes étudiantes actuelles. L’année prochaine, nous allons demander des comptes à McGill, travailler pour rendre les cours plus accessibles, et donner aux étudiant·e·s une raison d’être fier·ère·s de leur Association. x Propos recueillis par RAFAEL MIRo & Violette drouin

le délit · mardi 2 avril 2019 · delitfrancais.com


campus

LPSU invite à la discussion Le collectif environnemental veut rassembler dans la foulée du 15 mars. violette drouin

Éditrice Actualités

dispose avant cette date pour faire voter une grève de façon officielle. Plusieurs membres ont également fait valoir l’idée de grèves hebdomadaires ou bihebdomadaires et d’une lettre ouverte, signée par les étudiant·e·s à l’administration de l’Université, pour réclamer des mesures environnementales immédiates et concrètes.

iyad kaghad

S

uite à la marche pour le climat du 15 mars, les efforts de mobilisation contre les changements climatiques continuent. C’est dans la lignée de ce mouvement que s’est inscrite la réunion ouverte de l’antenne McGill de « La Planète s’invite à l’université » (LPSU), qui a eu lieu le 28 mars dernier.

Une réunion inspirante

La peur, un facteur important Dès 18h30, le Geography Lounge était rempli d’étudiant·e·s, dont de nombreux·ses indiquaient que leur participation à la réunion marquait leur première implication au sein d’un mouvement environnementaliste. Alison Goo, qui animait la réunion, a proposé que chacun·e partage ce qui les avait poussé·e·s à venir à la rencontre. Plusieurs se sont dit·e·s inspiré·e·s par la marche du 15 mars, mais le motif qui revenait le plus souvent était la peur des changements climatiques et de tout ce qu’ils impliquent. Alison Goo a rajouté : « C’est clair que les gens ressentent la crise que [les changements cli-

matiques] représentent de façon viscérale et qu’il n’y a aucune voie pour exprimer cela [...] La meilleure façon de le faire, [...], à mon avis, est d’organiser des actions politiques ». Un plan concret La majorité de la réunion était dédiée à l’élaboration du fonctionnement du groupe, notamment à travers l’ajout de nouveaux·elles membres au groupe Facebook et à

la plateforme Slack, ainsi qu’à un remue-méninge afin d’explorer la direction à prendre pour le groupe suite à la marche. Les idées étaient nombreuses, mais celles qui sont ressorties exposaient le fait que la justice climatique serait intrinsèquement liée à la justice sociale – une membre ayant notamment mentionné qu’une grande partie du colonialisme moderne se faisait à travers

l’exploitation de ressources naturelles en territoires autochtones. Le désir d’organiser une action dans le cadre de l’élection fédérale d’octobre 2019 s’est également fait entendre. Enfin, un élément crucial pour de nombreuses personnes présentes semblait être la conservation de l’élan de la marche jusqu’au 27 septembre, date à laquelle se tiendra une deuxième marche. L’antenne McGill de LPSU espère utiliser le temps dont elle

Alison Goo se disait « heureuse du nombre de personnes étant venues » à la réunion. Noah Fisher, ayant également participé à l’organisation de la marche et de la réunion, ajoutait que « ça a bien été en tant que première réunion après la marche. En général, les réunions de planification comme celle-ci sont très ouvertes, et c’était le cas ici ». Concernant l’avenir du collectif, Noah Fisher, quant à lui, indique : « Je crois que le groupe va se concentrer sur l’action. Quel type d’action, je ne pourrais pas dire, mais que ce soit plus de grèves, plus d’actions directes, ou des déclarations et rassemblements politiques, je crois que ce groupe se dirige vers l’action, visible et publique ».x

campus

Le NON l’emporte, contre R*dmen La majorité refuse de continuer à financer l’amélioration des installations sportives. juliette de lamberterie

Éditrice Actualités

L

a saison des référendums s’est achevée le 29 mars dernier. Au même moment où les Mcgillois et Mcgilloises de premier cycle devaient voter pour leurs prochain·e·s représentant·e·s, ceux·celles-ci ont aussi dû se prononcer sur le renouvellement des frais entretenant le complexe sportif de l’Université, dont le montant s’élève à 10$ par trimestre. La question portait sur leur intention de continuer, ou non, à payer ces frais visant à maintenir et améliorer les installations sportives de McGill. Après consultation La décision de faire passer cette question au référendum d’hiver a été prise, comme toutes les questions de ce genre, lors d’un conseil législatif de l’AÉUM, où se réunissent des représentant·e·s de toutes les facultés. C’était le 28 février ; bien que plusieurs représentant·e·s s’y soient opposé·e·s, la discussion n’a pas duré longtemps et une très grande majorité a approuvé cette question

béatrice malleret

de référendum, malgré le fait qu’il ait été soulevé qu’elle avait un lien étroit avec le nom R*dmen et qu’elle pouvait être problématique. Dans les dernières semaines, une véritable campagne, de nouveau guidée par Tomas Jirousek, commissaire aux affaires autochtones de l’AÉUM, encourageait les étudiant·e·s à voter « non » afin de faire pression sur l’administration pour changer le nom de l’équipe sportive. Celui-ci, dans une lettre publiée dans le McGill Tribune, écrivait qu’en tant que membre de l’équipe d’aviron, il « aimerait beaucoup voir une améliora-

le délit · mardi 2 avril 2019 · delitfrancais.com

tion des installations sportives, mais seulement si celle-ci bénéficie à tous les membres de la communauté ». Les personnes autochtones, explique-til, dû au nom des équipes, font face à un environnement hostile au sein du complexe sportif, et voter « non » reviendrait à défendre les mêmes valeurs que lorsque la communauté avait dû voter directement pour un changement de nom. Contre toutes attentes Lors du conseil législatif du 28 mars, avant les résultats du réfé-

rendum, Connor Spencer, vice-présidente aux affaires externes de l’année 2017-2018, a fait une déclaration au nom de Christelle Tessono, présidente du BSN (Black Students Network en anglais, ndlr) et Tomas Jirousek. « L’AÉUM a directement failli à son mandat de se montrer alliée avec les étudiant·e·s autochtones à McGill », a-t-elle déclaré. « Il était décourageant de voir que le conseil législatif avait approuvé que cette question apparaisse dans le référendum d’hiver sans considération apparente de l’impact qu’elle pourrait avoir sur les étudiant·e·s autochtones. […] Une réconciliation implique des sacrifices. Elle implique une auto réflexion qui créera forcément des moments d’inconfort. Il s’agit de l’un de ces moments ». Connor Spencer a démontré qu’en faisant passer directement la question au référendum, le labeur est automatiquement retombé sur les épaules des étudiant·e·s autochtones, les obligeant à construire eux·elles-mêmes une toute nouvelle campagne. Connor Spencer a demandé au conseil de considérer sa déclaration comme une condam-

nation du manque de respect et de professionnalisme des représentant·e·s de l’AÉUM. Tomas Jirousek, qui assistait au conseil en diffusion en direct, a aussi fait une déclaration par l’intermédiaire de Connor Spencer : « Il est déplorable de voir que les membres du conseil essayent de « gérer » ce problème alors que j’avais directement exprimé mes préoccupations quant à celui-ci. J’ai été ignoré et défié quant à mes expériences et j’ai senti que l’on a parlé à ma place. Ceci est un exemple clair du rôle performatif d’allié de l’AÉUM ». « Je présume que le renouvellement des frais va être approuvé, malheureusement », avait commenté Christelle Tossono. Le lendemain, les résultats sont tombés : le « NON » l’a emporté à 58%. La veille, Tossono avait déclaré que voter non s’agirait « d’une façon d’utiliser notre pouvoir pour faire passer un message ; et il est fondamental de réaliser le pouvoir que nous avons en tant qu’étudiant·e·s ». Elle n’y croyait presque pas, mais il semble que ce potentiel ait été réalisé. Reste maintenant à voir si l’administration répondra à cette pression. x

Actualités

5


Monde francophone TEXTE : ANGe SAUDER INFOGRAPHIE : RAFAEL MIRO, Violette drouin

ALGÉRIE

L FRANCE

L

e gouvernement d’Emmanuel Macron a fait part de son indignation face à la demande faite plus tôt en mars par l’Organisation des Nations Unies (ONU) d’enquêter sur la gestion de la crise des Gilets Jaunes, qui sévit depuis novembre 2018. La Haute-Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet, parle d’un « usage excessif de la force » de la part du gouvernement par le biais des forces de l’ordre. Le Premier ministre français, Édouard Philippe, a répondu à ces propos en rappelant que la France est un État de droit dans lequel « la République à la fin est la plus forte ». Cette demande d’enquête marque cependant une première pour un pays de l’Union européenne. Depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes, pourtant, la France s’est trouvée à maintes reprises en désaccord avec les normes européennes, notamment sur l’usage des lanceurs de balles de défense (LBD), condamnée le 26 février par le Conseil de l’Europe. x

a sixième semaine de contestation contre le régime d’Abdelaziz Bouteflika a amené d’importants changements dans l’équilibre des pouvoirs : le mardi 26 mars, Ahmed Gaïd Salah, le chef de l’Armée Nationale Populaire (ANP), a appelé à l’empêchement constitutionnel du président, qu’il dit inapte à l’exercice du pouvoir. La prise de position de l’armée algérienne serait décisive quant à une possible transition de pouvoir. Ce choix ne contentera pas pour autant les contestataires, qui continuaient vendredi à réclamer la chute du régime dans son entièreté, et refusaient pour la plupart l’optique d’une prise de pouvoir par les militaires. Bouteflika a également annoncé le dimanche 31 mars la formation d’un nouveau gouvernement. Si 27 des 33 membres nommés font pour la première fois leur entrée au gouvernement, nombre d’entre eux sont réputés appartenir aux sphères proches du pouvoir. Finalement, le président a annoncé le 1er avril sa démission, prévue pour le 28 avril. x

analyse politique

Un regard vert sur le budget Réaction des étudiant·e·s au plan budgétaire provincial 2019-2020. rosalie thibault

Contributrice

D

epuis la manifestation du 15 mars, le ministre de l’Environnement, Benoit Charette, s’est hâté de rencontrer le collectif étudiant La Planète s’invite à l’Université (LPSU). Le groupe a accepté une discussion le 22 mars passé, soit le lendemain du dépôt budgétaire. Un comité de recherche s’est formé du côté des étudiant·e·s, pour ratisser la section environnementale du budget en une nuit pour répondre convenablement lors des échanges avec le gouvernement. Le collectif fut largement insatisfait des mesures prises en termes de lutte aux changements climatiques.

est allouée via le Fonds vert. En d’autres termes, ce fonds subventionne la distribution d’une énergie fossile. Cette action pourrait être le résultat du travail des quelque 136 lobbyistes dont dispose Énergir auprès des pouvoirs publics. La distribution de ces fonds ne fait pas l’unanimité, et ce au sein même du conseil de gestion du Fonds vert. Actuellement, ce comité de gestion est un groupe indépendant du ministère qui, dans un avis publié en février 2018, avait annoncé, entre autres, que « […] l’électrification des véhicules légers et l’amélioration de l’efficacité du transport des personnes n’ont eu qu’une faible contribution à l’atteinte de

la cible de réduction de GES [...] ». Non seulement le gouvernement semble ignorer complètement ces recommandations, mais il a aussi l’intention de modifier ce Conseil de gestion jusqu’à présent indépendant afin que ce dernier soit désormais sous la tutelle du MELCC (le Ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les Changements Climatiques, ndlr). Selon Normand Mousseau, professeur titulaire en physique à l’Université de Montréal, ce serait une erreur monumentale puisque le MELCC est sujet à d’énormes pressions de la part des autres ministères, pouvant conduire à un détournement de la distribution des investissements en environnement.

Analyse de la Section 1 D’entrée de jeu, le gouvernement reconnaît mot pour mot que «Les changements climatiques perturbent les écosystèmes et ont des conséquences notamment sur la qualité de vie, la santé, les infrastructures et l’économie ». Les objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre (GES) du gouvernement québécois datent de l’accord de Paris, soit 20% de réduction pour 2020 et 37,5% pour 2030. D’après de nouvelles recherches et plusieurs données accumulées de plus en plus précises, le Groupe d’expert·e·s intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) affirme qu’une réduction de 45% d’ici 2030 et de

Réflexions sur le Fonds vert Le budget de la CAQ en matière de lutte contre les changements climatiques est soutenu par le marché du carbone qui, chaque année, enrichit d’un milliard de dollars le Fonds vert. Malgré son aspect écologique, ce fonds d’investissement pourrait en théorie être redistribué pour des actions qui ne visent pas nécessairement la réduction des gaz à effet de serre. Par exemple, les extensions du réseau de distribution de gaz naturel de la compagnie Énergir sont financées de 75 à 80% par des fonds publics, dont une grande partie

6

actualités

béatrice malleret

100% d’ici 2050 sont des mesures nécessaires pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C. De plus, au point 1,4 du budget en environnement, les actions concrètes pour contrecarrer les changements climatiques sont absentes du budget, puisque le gouvernement a décidé de prioriser l’adaptation à l’atténuation, même si une combinaison des deux est nécessaire, selon le GIEC. En effet, soutient le groupe, plus les changements climatiques s’intensifient, plus les possibilités de succès de l’adaptation diminuent et plus leurs coûts augmentent. À cet égard, 21,1 millions de dollars seront investis dans les municipalités, alors que, selon les groupes scientifiques AGÉCO et le consortium Ouranos, « les coûts liés à l’adaptation aux changements climatiques pourraient atteindre près de deux milliards de dollars pour les dix grandes villes du Québec, et même le double pour l’ensemble des municipalités du Québec ». D’ailleurs, certaines municipalités sont déjà à risque de subir des dommages irréversibles dus à l’érosion côtière, elle-même exacerbée par les changements climatiques, comme les Îles-de-la-Madeleine et la Gaspésie, et aucune mesure concrète n’a été mentionnée pour ces municipalités.x

le délit · mardi 2 avril 2019 · delitfrancais.com


enquête

antoine milette-gagnon

Éditeur Enquête

simon tardif

Éditeur Philosophie

societe@delitfrancais.com

D’une prison à une autre L’échec d’une réhabilitation sociale semée d’embûches. Au cours des derniers mois, Le Délit a enquêté sur l’itinérance affectant les hommes ayant passé plusieurs années au sein d’un pénitencier fédéral. Pour tenter d’esquisser ce phénomène méconnu, Le Délit a rencontré des personnes de la rue, des acteurs communautaires ainsi que des représentants d’agences gouvernementales.

C

harles (nom fictif ) est itinérant depuis environ 2 ans. Possédant un casier judiciaire et ayant été condamné à une peine de 48 mois de prison, le grand gaillard nous explique les déboires d’une réhabilitation sociale complexifiée par les multiples étapes administratives ainsi que les préjugés auxquels les personnes possédant un casier judiciaire font face. Ayant passé une partie de sa jeunesse dans la rue, Charles est un ex-trafiquant de cannabis qui n’était affilié à aucun groupe criminel organisé. Puis, il y a environ 7 ans, des hommes faisant partie d’un groupe de motards criminel l’ont approché pour le forcer à travailler pour eux. Il accepte, se sentant obligé. Trafiquant à l’origine principalement du cannabis, les hommes du groupe organisé commencent à déposer chez lui des presses à pilules ainsi que des barils d’amphétamine. « J’étais rendu leur bitch », explique Charles qui se sent, dès lors, pris au piège. Environ six mois plus tard, les forces policières tactiques débarquent au domicile de Charles, tuant l’un de ses deux chiens dans l’opération. Sa femme et lui sont arrêtés. Sa femme est relâchée, alors que de son côté, Charles purge 18 mois au centre correctionnel provincial de Bordeaux, puis est finalement condamné à 48 mois supplémentaires et est alors transféré à la prison fédérale de Cowansville. En pénitencier Charles décrit les conditions de vie en prison comme étant très dures. Il explique que « tout a été coupé » en termes de services et de ressources pour les détenus : zoothérapie, cours d’aide en gestion de violence, cartes sociales refaites lorsqu’expirées, cours de soudure, scolarisation. L’ex-détenu explique que le quotidien des détenus consiste principalement à travailler à l’intérieur de la prison et à accomplir des tâches de couture de matelas et d’uniformes pour les autres codétenus. « Ils paient environ 20 piasses par semaine, juste pour dire. » Du côté des Services correctionnels du Canada, on explique que beaucoup de détenus travaillent au sein d’un programme intitulé CORCAN consistant en des formations et des activités professionnelles effectuées au sein même des établissements carcéraux. Jonathan Caron, directeur du secteur des centres correctionnels communautaires (SCC) de l’île de Montréal, affirme que les détenus ont droit à un salaire journalier « lié au rendement ». Il

Iyad kaghad

affirme également que le SCC favorise la scolarisation à l’intérieur des murs « jusqu’au niveau secondaire minimalement ». Monsieur Caron affirme également que les détenus ont aussi accès à plusieurs ressources à l’intérieur des établissements fédéraux. « Il y a des services de professionnels (psychologues, agents de programmes, agent de libération conditionnelle) avec qui on tente de reproduire le genre de service auquel on pourrait avoir accès à l’extérieur d’un établissement. […] Quelques mois avant la sortie, il y a une planification de la mise en liberté où le SCC essaie de créer des ponts avec les ressources à l’extérieur (hébergement, soins de santé, soins en services sociaux) », explique M.Caron au Délit. Lorsque questionné à savoir si les détenus sont bien informés de l’existence de ces ressources, M. Caron parle de « répertoires » étant mis à la disposition des détenus pour les aiguiller vers leurs besoins. Les conditions de sortie Aux deux tiers de sa peine, Charles sort du pénitencier par le mécanisme de la libération d’office, une libération exécutoire prévue par la loi pour tous les détenus ne présentant pas de danger imminent pour la société, contrairement aux prédateurs sexuels, aux pédophiles ou tout autre délinquant pouvant atteindre gravement à l’intégrité physique d’une personne). Après avoir passé deux mois en maison de transition, Charles retourne au sein de la société civile. C’est alors qu’un véritable chemin de croix commence pour l’ex-détenu. En effet, Charles fait face à nombre de conditions de libération compliquant ses tentatives pour réintégrer le marché du travail. Tout d’abord, il ne peut pas se tenir avec des personnes possédant un casier judiciaire. Ensuite, de lourdes restrictions de mouvements le contraignent à demeurer sur l’île de Montréal tout en l’excluant d’environ 35% du territoire de l’île, avec des secteurs incluant un quadrilatère entre Papineau, Parc, Laurier et Sherbrooke, le quartier Saint-Henri et le secteur Ste-Marguerite-Saint-Jacques. « Si tu te fais arrêter dans le quadrilatère, tu rentres en prison pour manque de transparence et bris de condition, tu peux revenir en prison pour un autre 3 à 6 mois selon ta cause initiale. », explique l’ancien détenu. Charles affirme également que cette restriction l’a découragé à fréquenter les organismes venant en aide aux personnes en précarité étant donné que beaucoup d’organismes se trouvaient dans des zones lui étant interdites d’accès. (suite p. 8)

le délit · mardi 2 avril 2019 · delitfrancais.com

A

Comment fonctionne le Service correctionnel du Canada?

u Canada, les services correctionnels sont de compétence provinciale pour les peines de moins de deux ans et de compétence fédérale pour les peines de deux ans et plus. Au sein des Services correctionnels du Canada, il existe trois principaux types d’établissements parmi lesquels varie la cote de sécurité (minimale, moyenne ou maximale). Selon le site internet du Service correctionnel du Canada, la cote d’un détenu est déterminée en fonction du risque d’évasion, de la menace à la sécurité publique en cas d’évasion ou encore du niveau de surveillance dont doivent bénéficier certains détenus (par exemple les chefs de groupe criminels). La plupart des détenus ne purgent pas l’entièreté de leur peine. En effet, les détenus peuvent bénéficier de permission de sortie avec ou sans escorte. Toutefois, le plus souvent, les détenus qui ne sont pas considérés comme étant une grande menace pour la société sont admissibles à une libération conditionnelle, c’est-à-dire la possibilité de purger la fin de leur peine en collectivité sous certaines conditions établies par la Commission des libérations conditionnelles. Si les délinquants n’ont pas bénéficié d’une libération conditionnelle avant l’équivalent des deux tiers de la peine à purger, ils expérimentent dès lors la libération d’office, qui est prévue dans la loi à moins de contre-indication spécifique dans le cas de la menace qu’un délinquant peut représenter pour la

société. Les personnes en libération d’office peuvent parfois passer par une maison de transition ou un centre correctionnel communautaire, qui sont des institutions surveillées et sécurisées, mais plus proche de la communauté. Pour ce qui est de l’établissement des conditions de liberté d’un délinquant, Jonathan Caron explique que SCC établit le « profil criminel » des individus dès leur entrée en établissement. Il y a une coordination entre la sécurité du public et la sécurité du délinquant. « La loi nous oblige à avoir des mesures qui sont nécessaires et essentielles pour protéger le public, mais qui ne vont pas au-delà de cela. Ça pourrait être déraisonnable de restreindre l’accès à un quartier complet s’il n’y a pas des raisons qui le justifient, par exemple la sécurité d’une victime y résidant. » En effet, M. Caron aborde le fait que le SCC affirme accorder une plus grande place aux préoccupations des victimes d’actes criminels dans le système pénal, et ces préoccupations sont également prises en compte dans l’établissement de conditions. Par ailleurs, le site internet du gouvernement du Canada indique que « les délinquants en [libération d’office] doivent se conformer à des conditions de base, telles que l’obligation de se présenter à un agent de libération conditionnelle, de rester dans certaines limites territoriales ainsi que de respecter la loi et de ne pas troubler l’ordre public ».

Enquête

7


enquête Réintégrer un système hermétique: le déboire des cartes d’identités Jonathan Caron explique que le SCC entreprend des démarches avec les détenus pour qu’ils puissent obtenir leurs papiers à temps à leur sortie. Toutefois, M. Caron précise que la responsabilité du renouvellement des cartes incombe aux détenus, même si le SCC s’assure d’avoir fourni la documentation nécessaire à l’émission de nouvelles cartes d’identité tout en accompagnant les personnes ayant besoin d’assistance, par exemple à cause de l’analphabétisme.

Sans papiers Sans argent, adresse ou même cartes d’identité, Charles s’est donc retrouvé à la rue à sa sortie de maison de transition. Étant donné qu’il ne possède pas sa carte d’assurance sociale, il est incapable de se trouver un emploi ou de louer un appartement. Pour survivre, en attendant de retrouver ses papiers d’identité, il mendie dans les lieux publics tout en obtenant de l’aide occasionnelle de commerçants de son quartier lui offrant des surplus alimentaires. D’aucuns pourraient s’imaginer qu’il peut être tentant pour une personne dans cette situation de retourner dans les activités criminelles pour assurer sa subsistance. Pourtant, Charles a refusé d’emprunter cette voie. « Après avoir pété la game, je voulais vraiment pas remonter [en pénitencier]. Je me suis dit que j’allais aller le plus low possible. » Charles estime qu’en tout, cela lui a pris un an pour obtenir sa carte d’assurance maladie, et que cela lui a causé beaucoup de problèmes, l’ayant retardé dans sa démarche de réintégration. En effet, comme l’indique le Portail du citoyen du gouvernement du Québec, une personne dont la carte d’assurance maladie est expirée a besoin d’au minimum deux autres pièces d’identité, dont une avec photo, par exemple un passeport, un permis de conduire ou un certificat de naissance. Or, Charles, n’ayant aucun de ces documents étant donné ses années en pénitencier, est donc incapable de fournir ce genre de documentation. Pour compliquer encore la tâche, les parents de Charles n’ont jamais été présents, et ne peuvent donc pas l’assister pour obtenir son certificat de naissance, qui requiert également une pièce d’identité (comme une carte d’assurance maladie) et une preuve de domicile. Charles a finalement réussi à obtenir sa carte d’assurance maladie avec l’aide d’un intervenant de rue. Par contre, trouver une adresse de domicile a été en soi une tâche ardue. En effet, il n’a pas pu se faire envoyer sa carte d’assurance-maladie dans une case postale de l’organisme Le Sac à dos, où travaillait l’intervenant lui étant venu en aide. Selon Charles, les cartes d’assurance maladie ne peuvent être envoyées qu’à des adresses étant « des lieux de résidence, où quelqu’un vit pour vrai ». Après vérification, le Portail

L

iyad kaghad du citoyen indique en effet qu’une demande pour une carte d’assurance maladie expirée depuis plus de six mois doit également inclure une preuve de domicile comptant par exemple des factures ou encore une déclaration sous serment. En désespoir de cause, Charles a donc rédigé une demande avec une connaissance, a déclaré qu’il habitait chez lui, fait un faux bail, et s’est présenté avec cette preuve pour finalement obtenir sa carte d’assurance. « C’est la seule façon dont j’ai pu obtenir ma carte. » Une fois les pièces d’identité en main, après un an d’attente et de démarches, Charles a tenté d’obtenir de l’assistance sociale comme revenu stable. Pour compléter sa demande, il a été questionné sur ses revenus, et ce dernier a expliqué qu’il recevait des dons de passants en mendiant. Il s’est alors fait dire par les employés que ses revenus de mendicité allaient influencer le montant de l’assistance auquel il aurait droit. Sa demande a alors été refusée, et il a dû attendre trois mois supplémentaires pour effectuer une autre demande. Cette situation n’est pas sans rappeler le cas d’une prestataire de l’assistance sociale ayant dû rembourser 25 000$ au MESS en 2014 pour avoir omis de déclarer ses revenus de mendicité. Charles affirme que ce délai dans l’obtention d’une carte d’assurance-maladie l’a retardé dans ses démarches. Il croit qu’il

Par exemple, dès l’admission du délinquant en institution, il y a des « évaluations communautaires » pour aller rencontrer les réseaux de connaissance du délinquant. Cette démarche a pour but d’informer le SCC des personnes sur qui le délinquant pourra compter à sa sortie ou, à l’inverse, si le SCC devrait recommander d’éviter le contact avec d’autres. Quant aux histoires de délinquants laissés à eux-mêmes à leur sortie? « Il n’y a personne sans adresse sous mandat fédéral qui est laissé en se faisant dire ‘’Voici votre sac, monsieur’’ », répond Caron. Le directeur des centres correctionnels communautaires explique enfin que certains détenus peuvent avoir droit à

enquête

Démuni, Charles a entrepris ses démarches au CLSC des Faubourgs qui compte au sein de ses services une clinique spécialisée en itinérance visant justement à répondre aux besoins particuliers de cette frange de la population particulièrement vulnérable. Un·e intervenant·e de la clinique a décliné la demande d’entrevue du Délit, et les demandes aux services aux médias sont restées sans réponse. Le rôle du SCC Ce scénario digne d’un roman de Kafka a de quoi surprendre. En effet, comment s’imaginer que le Service correctionnel du Canada peut laisser partir un détenu sans les documents nécessaires à sa réintégration sociale?

Le SCC s’assure également de partenariats avec des ressources dédiées pour les personnes autochtones, notamment les Inuits qui forment une grande partie de la population incarcérée au palier fédéral et qui sont, de fait, grandement surreprésentées. Dans ce contexte, comment s’assurer que les délais administratifs ne soient pas trop longs, étant donné la grande vulnérabilité d’une personne sans papiers d’identité et sans accroche pour réintégrer le marché de l’emploi et un revenu stable? Jonathan Caron explique que les établissements fédéraux ont l’avantage d’avoir du temps pour travailler sur les dossiers des détenus étant donné la longueur des sentences (deux ans et plus). « En principe, un détenu qui arrive à sa mise en liberté et qui n’a pas ses cartes d’identité ou son certificat de naissance, c’est un échec, parce que dans nos procédures on doit veiller dès l’admission à faire le suivi. […] Si malheureusement ça arrive quand même, en communauté, par exemple, on peut s’assurer d’avoir un traitement plus rapide avec les délais accélérés, mais c’est comme monsieur et madame Tout-le-Monde finalement. » M. Caron précise que le SCC doit prendre en compte la capacité à payer des anciens détenus pour entamer ce genre de démarche, et fournir des montants au besoin. x

Et la réhabilitation sociale au Service correctionel du Canada?

e SCC indique accorder une grande importance à la réhabilitation sociale des délinquants plutôt que la punition de ceux-ci. Toutefois, celle-ci peut s’avérer ardue en raison de multiples discriminations auxquelles une personne judiciarisée peut faire face, par exemple la discrimination pour se trouver un logement ou un emploi. Caron explique qu’un certain travail en amont est effectué pour s’assurer que les détenus auront les ressources nécessaires à leur disposition une fois libérés.

8

aurait pu tenter d’obtenir une prestation d’aide sociale plus tôt. Il aurait pu obtenir les autres papiers manquants qui l’auraient aidé à se trouver un logement et ainsi faciliter sa réintégration dans la société civile. Par ailleurs, pendant ces déboires administratifs, Charles a dû être hospitalisé et a maintenant des dettes de plusieurs milliers de dollars. « J’ai des factures de deux mille, trois mille dollars. J’ai fait une crise d’asthme l’année passée, et je suis sorti avec une facture d’[environ] 1750$. » Après avoir passé l’hiver dehors sans logement, il y a perdu un orteil, amputé à cause du froid. Cette amputation affecte également sa façon de marcher et la circulation sanguine dans son pied.

Charles serait-il alors un cas isolé? « Malheureusement, ça arrive que des gens sortent et que les cartes n’aient pas été émises pour diverses raisons », convient M. Caron. Il affirme l’importance de la « responsabilisation » des détenus pour favoriser leur intégration sociale, et remet l’accent sur l’accompagnement du SCC dans l’entreprise des démarches nécessaires en aiguillant les détenus vers des ressources, par exemple des centres d’économie familiale.

des indemnités de subsistance selon leurs besoins, leur motivation à se trouver un emploi, les revenus disponibles ou encore l’accès à des locaux où le délinquant peut cuisiner. Par exemple, les personnes en maison de transition fédérales ne sont pas admissibles à l’aide sociale. 98$ par semaine sont alloués par la maison de transition pour les frais de chauffage, le logement, etc .Des billets d’autobus peuvent être fournis pour permettre aux personnes de participer à divers programmes. Certains délinquants ont également l’obligation de fournir des états financiers, et les maisons de transition peuvent également demander des pièces justificatives à certains détenus demandant des allocations financières. Questionné à savoir si les revenus de quête d’un délinquant en situation d’itinérance sont pris en compte dans l’établissement d’une indemnité de subsistance, le directeur affirme que les revenus de quête ne sont pas pris en compte ni questionnés.« Ce n’est pas un acte que l’on encouragerait pour quelqu’un qui est en surveillance, pour plein de raisons évidentes. Ça pourrait mettre le délinquant dans l’embarras s’il y a la réaction d’un citoyen qui est défavorable. » Il réaffirme que le SCC essaie de détourner les gens de la rue le plus possible. x

le délit · mardi 2 avril 2019 · delitfrancais.com


enquête Réhabilitation sociale: deux perspectives d’organismes communautaires La Maison du Père

D

iyad kaghad

ans le cadre de son enquête, Le Délit a rencontré Manon Dubois, directrice des communications de La Maison du Père, un refuge pour hommes en situation d’itinérance ou de précarité, qui nous donne un aperçu des difficultés des hommes en situation d’itinérance à se réhabiliter socialement.

Pour le problème de la sortie d’institutions carcérales, Manon Dubois présente un portrait hétéroclite de la situation entourant cette frange de la population: « Je sais qu’il y a beaucoup d’hommes qui sortent de prison et qui sont laissés à eux-mêmes, en leur donnant un ticket d’autobus. Pour d’autres, c’est plus organisé. [La Maison du Père] reçoit ici des bénévoles en maison de transition qui viennent acquérir des aptitudes. »

Multiples facteurs « Pour quelqu’un qui a connu l’itinérance, les marches sont énormes pour se réinsérer socialement. » Manon Dubois aborde la conjugaison de multiples facteurs pouvant mener à l’itinérance, par exemple la perte d’un emploi combiné à l’âge et à des problèmes de santé mentale. Elle nomme également parmi ces facteurs les préjugés des employeurs face aux personnes souffrant d’un « trou » de quelques années d’inactivité dans leur curriculum vitae, trou parfois causé par les années en situation d’itinérance. Ces préjugés, combinés à l’âgisme, rendent encore plus difficile la réintégration sur le marché du travail et peuvent perpétuer les situations de précarité. Questionnée sur la judiciarisation des personnes et des difficultés supplémentaires que celles-ci pourraient rencontrer, Mme Dubois

réinsertion sociale, ça n’est pas nécessairement relié à l’emploi. »

En effet, la Maison du Père accueille entre 4 et 5 hommes en maison de transition. Ils accomplissent des tâches comme la cuisine, la buanderie, les services de vestiaire, etc. Manon Dubois explique qu’il y a de plus en plus de liens avec les maisons de transition. Elle refuse toutefois de s’avancer sur les résultats à long terme de ce genre d’approche, notamment du côté des employeurs. explique que la Maison ne fait pas de différenciation explicite : « Ils (les personnes, ndlr) font partie de nos programmes. […] Ils font partie de ceux qui, pour diverses raisons, ont des difficultés à se trouver un emploi. C’est pour ça que nous, lorsque l’on dit que l’on a réussi une

En plus des hommes en maisons de transition, il y a également les personnes au YMCA accomplissant des travaux communautaires ou compensatoires. Manon Dubois chiffre le nombre de personnes à « au moins une douzaine par jour ».

Pièces d’identité Pour ce qui est de la perte des pièces d’identité, la Maison du Père offre parmi ses services l’accompagnement des personnes ayant vu leurs différentes cartes expirer. En effet, l’organisme emploie ses propres infirmières, et peut faire office d’adresse principale pour les personnes nécessitant des soins au CLSC, mais ne possédant pas de carte d’assurance-maladie. Questionnée à savoir si les personnes en situation de précarité ont besoin préalablement de papiers d’identité pour être résidentes à la Maison du Père, Manon Dubois répond qu’« en réinsertion sociale, la première chose que l’on va faire est que les gens aient leurs papiers pour qu’ils puissent avoir des soins et des médicaments, étant donné que la majorité a des problèmes de santé ». Par ailleurs, une pièce d’identité est demandée aux hommes venant au sein du refuge pour s’enregistrer dans la base de données de l’organisme. « Si la personne n’a pas ses pièces d’identité, dans la soirée ou le lendemain matin, on va voir avec elle pour faire en sorte de compléter les documents pour qu’elle puisse les retrouver. » x

L’Itinéraire

D

iyad kaghad

ans le domaine de la réintégration sociale, un autre organisme bien connu des Montréalais·es est le magazine de rue L’Itinéraire. Le Délit a ainsi rencontré Luc Desjardins, directeur général du magazine. Depuis 25 ans, le journal œuvre à la réhabilitation sociale de personnes en situation de précarité en leur permettant de travailler à leur rythme, en contact avec le public ou avec l’écriture. Journal de rue, L’Itinéraire coordonne et soutient le travail de camelots qui sont des travailleur·se·s autonomes supervisé·e·s et suivi·e·s par une équipe d’intervenant·e·s sociaux·les. Les camelots peuvent se procurer des exemplaires du magazine au coût de 1,50$ et peuvent les revendre dans la rue au coût de 3$. Les camelots peuvent aussi conserver tout montant excédentaire, selon la volonté de la personne achetant le magazine). Les points de vente tenus par les camelots sont connus du magazine et négociés avec différent·e·s acteur·rice·s, notamment la Société de Transport de Montréal (STM) qui autorisent les camelots à vendre et bénéficient également de titres de transport gratuits pour se déplacer sur le réseau. L’organisme cherche à promouvoir l’empowerment des personnes en situation de précarité sociale et souffrant de problématique de santé mentale. Pour ce faire, le magazine leur offre différents outils, comme l’explique Luc Desjardins : « Les outils sont fort simples. Si la personne a besoin d’un logement, on va l’accompa-

maine en semaine, les participant·e·s de L’Itinéraire peuvent également écrire à l’intérieur des pages du magazine pour partager leur vécu ou encore défendre un point de vue. M. Desjardins explique que certains camelots ont envie de s’exprimer, mais ne savent pas exactement comment s’y prendre. Il·elle·s sont alors accompagné·e·s dans le processus au niveau de la syntaxe, de la grammaire, etc. D’autres camelots sont habitués d’écrire et n’ont besoin de presque aucune aide. Se nourrir et se loger

« Le directeur-général évoque aussi l’accompagnement psycho-social effectué afin d’aider les personnes à reconstruire une estime de soi et, ainsi, regagner une dignité parfois perdue au fil des revers et refus éprouvés au cours de leur vie » gner – on est en lien avec plusieurs partenaires. […] On est dans l’empowerment total. » Le directeur général évoque aussi l’accompagnement psycho-social effectué afin d’aider les personnes à reconstruire une estime de soi et, ainsi, regagner une

le délit · mardi 2 avril 2019 · delitfrancais.com

dignité parfois perdue au fil des revers et refus éprouvés au cours de leur vie. En plus de pouvoir vendre des magazines et de recréer des liens sociaux avec une clientèle qui peut se fidéliser de se-

Si la publication du magazine papier toutes les deux semaines est probablement ce qui donne le plus de visibilité à L’Itinéraire à l’échelle de la métropole, les activités de l’organisme ne s’arrêtent pas là. En effet, un volet d’aide au logement est également offert aux participant·e·s. Par ailleurs, entre 2014-2015 et 20172018, la proportion de participant·e·s sans abri ou sans domicile fixe est passée de 26% à 5%. En plus du soutien au logement, un service de soutien alimentaire est assuré par le Café L’Itinéraire, un lieu réservé aux camelots offrant des repas à prix modiques ainsi que des repas gratuits pour les personnes dans le besoin. En plus du Café L’Itinéraire, le groupe communautaire L’Itinéraire a également mis sur pied Le Café de la Maison Ronde, un organisme qui vise à favoriser la mixité sociale et l’autonomisation de personnes autochtones vivant une situation de précarité.x

enquête

9


enquête Pendant ce temps, que fait Montréal? Le plan en itinérance 2018-2020 de la ville de Montréal est ambitieux. Entrevue

Alexis focio

L

e 7 mars 2018, Montréal dévoilait le Plan d’action montréalais en itinérance 20182020, un plan d’action à l’échelle de la Ville comportant les quatre axes d’intervention suivants : 1) Aménager une ville et des quartiers à échelle humaine ; 2) Favoriser la cohésion sociale et le vivre-ensemble ; 3) Soutenir la participation citoyenne et l’engagement social; 4) S’engager dans un partenariat social et économique. En mot d’ouverture du rapport, la mairesse Plante invite tous les acteurs de ce plan à « faire preuve de solidarité et d’accueil auprès de celles et ceux qui sont les plus isolé·e·s au sein de notre collectivité ». Pour son plan, la Ville de Montréal reprend la définition d’itinérance adoptée par le gouvernement du Québec en 2014 dans le cadre de la Politique nationale de lutte contre l’itinérance: « L’itinérance désigne un processus de désaffiliation sociale et une situation de rupture sociale qui se manifestent par la difficulté pour une personne d’avoir un domicile stable, sécuritaire, adéquat et salubre en raison de la faible disponibilité des logements ou de son incapacité à s’y maintenir et, à la fois, par la difficulté de maintenir des rapports fonctionnels, stables et sécuritaires dans la communauté. » Dans un entretien téléphonique avec Le Délit, Serge Lareault, commissaire aux personnes en situation d’itinérance de la Ville de Montréal, explique qu’en plus des organismes, des personnes en situation d’itinérance ont été directement consultées puisqu’il s’agit de l’un des mandats du commissaire. L’ampleur de la situation Malgré les importantes difficultés entourant le dénombrement des différents types d’itinérance (par exemple, l’itinérance cachée, c’est-à-dire les personnes hébergées temporairement chez d’autres ou dans un hôtel), le plan fait état, selon un recensement réalisé en 2015, de 3 016 personnes en situation d’itinérance visible à Montréal. En 2018, ce nombre s’élevait à 5 800 dans l’ensemble du Québec, avec une hausse de 8% sur le territoire de la métropole (3 149 personnes visibles dans la nuit du 24 avril 2018). En plus de dénombrer le nombre de personnes en situation d’itinérance visible, le rapport de 2018 visait également à « décrire le profil » de personnes en situation d’itinérance cachée, selon les résultats de 206 questionnaires. Par ailleurs, les personnes issues des Premières Nations, les Inuits ainsi

10

enquête

Iyad Kaghad que les Métis sont grandement surreprésentés dans la population itinérante de Montréal en formant au total 12% du total, mais ne formant que 0,6% de la population vivant sur l’île de Montréal. Le commissaire Lareault explique au Délit que l’administration municipale possède peu d’indicateurs pour suivre l’évolution de la population affectée par l’itinérance à Montréal et qu’elle s’aide du « ressenti des différents acteurs » et du taux d’occupation des refuges. Néanmoins, il confirme que l’on observe généralement une hausse du nombre de personnes en situation d’itinérance dans l’espace

l’échantillonnage, dont les données sont recueillies le temps d’un soir seulement. « Un tel exercice de décompte s’inscrit dans un contexte où il est difficile d’avoir un chiffre crédible, d’abord parce qu’il n’est réalisé qu’à un moment spécifique de l’année. Tant des hommes, des femmes que des jeunes se retrouvent à la rue à différents moments de l’année, que ce soit de manière temporaire, cyclique ou chronique. », explique le RAPSIM sur son site Internet.

Quelle forme d’accessibilité?

Se renvoyer la balle

Si le Plan de la Ville de Montréal établit comme l’un des principes directeurs « l’accessibilité […] à ses installations, services et activités, tant sur le plan géographique, économique et physique que celui du temps et de l’information », comment conjuguer ce principe avec la réalité des personnes en situation d’itinérance chassées de lieux publics pour cause de mendicité ou de flânage?

La répartition géographique

Pour Serge Lareault, l’« accessibilité » au sens du rapport doit être comprise comme étant l’accès à des services adaptés pour toutes

Si le plan de lutte à l’itinérance met énormément l’accent sur une « approche globale » des services, encore faudrait-il que les différents paliers de gouvernement sachent se parler entre eux, effort qui apparaît réalisable pour autant que l’Instance stratégique de Montréal (formé par le ministère de la Santé et des Services sociaux, le CIUSSS du centre-sud et la Ville de Montréal) veuille bien saisir les situations qui maintiennent les individus en situation d’itinérance.

La répartition géographique de l’itinérance n’est pas anodine

« Le plan fait état, selon un recensement réalisé en 2015, de 3 016 personnes en situation d’itinérance visible à Montréal » public, menant même à un « débordement » durant l’hiver 2018-2019 qui a mené la Ville à ouvrir une aile de l’ancien hôpital Royal-Victoria pour offrir un refuge temporaire supplémentaire. Il reconnait également que la méthode de dénombrement ponctuel est incomplète, mais soutient qu’elle offre tout de même des indices sur l’évolution de la situation. Par ailleurs, le Réseau d’aide pour les personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), un regroupement de 108 organismes œuvrant auprès des personnes en situation d’itinérance ou de précarité, est très critique des méthodes de dénombrement employées par la Ville de Montréal sur son territoire. En effet, le Réseau critiquait déjà en 2015 le caractère incomplet de

du point de vue de l’accès aux ressources. Selon le RAPSIM en 2015, 43 % de l’itinérance serait concentrée dans l’arrondissement Ville-Marie, 30 % dans les arrondissements Mercier-HochelagaMaisonneuve, le Plateau-MontRoyal et le Sud-Ouest et 23 % dans Rosemont-La-Petite-Patrie, Verdun, Côte-des-Neiges-NotreDame-de-Grâce et Westmount. Pour ce qui est des ressources allouées, le commissaire Lareault explique que la majorité de la centaine d’organismes sur l’île de Montréal est concentrée dans le secteur du centre-ville et des alentours. Toutefois, il indique que, comme c’est le cas pour plusieurs autres grandes villes nord-américaines, le phénomène d’itinérance visible a de plus en plus tendance à s’étendre à l’ensemble du territoire.

les branches de la population, citant notamment l’unité de débordement de Royal-Victoria où du personnel soignant était déployé en renfort. Relancé à ce sujet, le commissaire Lareault précise que l’accessibilité aux services et l’accessibilité aux espaces publics n’est « pas nécessairement » traitée de manière séparée, et que « la Ville fait tout ce qu’elle peut pour rendre les espaces accessibles ». À titre d’exemple, il nomme les équipes communautaires de soutien dans l’espace public et les travailleurs de proximité. De plus, il cite les exemples de la place Émilie-Gamelin et du Square Cabot, lieux connus comme étant hautement fréquentés par les personnes en situation d’itinérance, qui ont été réaménagés afin de favoriser le « vivre-ensemble ».

En effet, par exemple, questionné sur le problème de la judiciarisation et des casiers criminels des personnes en situation d’itinérance retardant leur réintégration sociale, le commissaire Lereault explique que la Ville de Montréal possède les données reliées aux causes municipales, mais que d’autres dossiers existent aux différents paliers de gouvernement (provincial et fédéral) et que les données statistiques quant à l’ampleur du phénomène « ne relèvent pas du ressort » de la Ville de Montréal. À cet égard, le cas de Charles (voir p. 7-8), ancien détenu fédéral sans cartes d’identité pendant un an, est frappant. Le nombre des cas semblables au sein est inconnu, mais qu’une telle possibilité administrative puisse maintenir ne serait-ce qu’un Montréalais dans les rues semble difficilement réconciliable avec la volonté d’exercer une approche holistique quant à l’itinérance. x

le délit · mardi 2 avril 2019 · delitfrancais.com


Philosophie Portrait de philosophe

« Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. » Henri Bergson

philosophie@delitfrancais.com

L’ironie de la culture du mème les mèmes. Malheureusement, c’est précisément le caractère volatile de ceux-ci qui les rend si fragiles. Si, individuellement, chacun tend vers l’ironie, la quantité phénoménale de mèmes créés et partagés au quotidien combiné à la distance qui nous sépare depuis notre écran aux propos qui y sont traités ont vite fait de percer cette mince frontière entre ironie, sarcasme et simple moquerie.

Philippe Gabriel Drolet

Contributeur

P

ar l’essor de l’humour d’Internet et des « mèmes » qui la définissent, une nouvelle forme d’ironie est née. Les murs Facebook sont peints d’images qui se rapportent toutes à l’ironie, depuis les comportements individuels jusqu’aux machinations politiques internationales. L’importance du « mème » dans nos conceptions du monde s’est amarrée dans le dictionnaire Larousse ; le « mème » y est défini en tant que « concept (texte, image, vidéo) massivement repris, décliné et détourné sur Internet de manière parodique, qui se répand très vite, créant ainsi le buzz ».

Jankélévitch nous rappelle ces paroles que Robert Schumann, le compositeur allemand, écrit après avoir écouté les quatre Scherzos de Chopin. À trop rapprocher l’humour et la tragédie, on enfante une confusion ; un flou surgit. Ultimement, c’est la frontière entre nos perceptions du tragique et du comique qui s’amincit absurdement, rendant le paysage inquiétant. Les blagues de mauvais goût se normalisent par leur répétition et le flou ironique empiète alors dangereusement sur nos conceptions éthiques de « la vie de tous les jours ». C’est ainsi que les premiers mèmes sur les actes commis par Bill Cosby et Harvey Weinstein furent partagés dès que la situation fut rendue publique et que l’on s’amuse toujours à « ironiser » constamment le piètre état de la politique internationale au fil des nouvelles. Je crois que s’il y a une prochaine guerre mondiale, je le saurai par un mème.

Le phénomène est bien trop récent pour être parfaitement interprété, mais il peut être tout à fait intéressant de revisiter le merveilleux petit essai de Vladimir Jankélévitch intitulé L’ironie afin de tisser une toile entre cet ouvrage âgé de presque un siècle et nos réalités sociales qui évoluent quotidiennement, virtuellement ou non. Qu’est-ce que l’ironie? Quelles en sont les formes? Quels en sont les pièges? Le poids de ces questions se pèse aujourd’hui en octets. Jankélévitch définit l’ironie en tant que « bonne conscience joyeuse » ; il s’agit du fruit d’une introspection réussie et souvent légère. À son état pur, elle est cette main tendue vers soi et vers autrui qui ne saurait être défavorable aux partis impliqués. Elle se distingue de la simple blague du fait qu’elle est réfléchie, toujours plus chargée que cette dernière. Jankélévitch nous dit à ce sujet : « Entre la traîtrise de l’ironie et la franchise du rire, il n’y a guère d’accord possible. Elle fait rire sans avoir envie de rire et elle plaisante froidement sans s’amuser ; elle est moqueuse, mais sombre. » L’ironie peut traiter de sujets sérieux du fait que ses intentions ne sont pas le ricanement. Elle ne se moque jamais. C’est quelque chose comme une douce feinte de la conscience : l’ironiste faisant toujours comprendre quelque chose d’autre que ce qu’il dit. Globalement, elle mène à une ouverture. Les mots qu’emploie Jankélévitch pour conclure Le mouvement de conscience ironique l’illustre si bellement : « L’ironie c’est la gaieté un peu mélancolique que nous inspire la découverte d’une pluralité ; nos sentiments, nos idées doivent renoncer à leur solitude seigneuriale pour des voisinages humiliants. Cohabiter dans le temps et dans l’espace avec la multitude. » Nous avons tous connu un jour cette brise féconde de nouvelles conceptions que Jankélévitch nommerait « ironie ». Souvent, justement, par

le délit · mardi 2 avril 2019 · delitfrancais.com

Béatrice Malleret

Le grand problème des « mèmes », Jankélévitch l’a vu venir il y a plus d’un siècle. C’est pourquoi il nous mit en garde : « L’ironie joue avec le feu et, en dupant les autres, se dupe quelquefois elle-même. […] Qui parodie imprudemment se laisse prendre à sa propre ruse. » À tout déclarer ironiquement, plus d’ironie. Il n’y a qu’un voile derrière lequel on se moque de tout et tout devient une simple déclaration. Par le fait même, l’ironie partagée par les « mèmes » est tout sauf objective. Des réseaux d’ironie dégénérative se forment sur les réseaux sociaux. Des groupes s’agglomèrent, se motivant mutuellement à parodier (en signant le tout sous le nom de l’ironie) leur antonyme. Qui de mieux pour nous parler de l’ironie que Jankélévitch, ce philosophe juif et musicologue, joyeux malgré son temps ; malgré les horreurs de l’Occupation. Nous lui sommes donc gré de ce qu’il eut à nous dire concernant l’ironie. L’ouvrage qu’il nous laisse est tout aussi délectable que pertinent et s’il nous prévient du danger qu’engendre un usage périlleux de l’ironie, il nous offre également le souffle nécessaire afin de l’apprécier. L’habileté d’un livre précédent de plus d’un demisiècle l’avènement de l’Internet à déchiffrer et à expliquer un phénomène social qui en est caractéristique est elle aussi une belle ironie. x

Philosophie

11


Culture

Playlist Glass Animals - Black Mambo Marcus Miller ft. Selah Sue - Que sera sera Billie Eilish - Bad Guy Loyle Carner - Florence

artsculture@delitfrancais.com

Le délit et des livres

Voyage aux confins de la raison Retrouvez l’œuvre marquante de la semaine: Cent ans de solitude. Béatrice MallereT Coordonnatrice Illustrations

S

ur la quatrième de couverture du livre de seconde main que je tiens entre les miennes, un peu moites, il est écrit : « Peu de romans ont la capacité de changer la vie des gens. Cent ans de solitude (1967) est un de ceux-là. » Plutôt que de me conforter dans la décision d’entamer ce monument de la littérature colombienne et mondiale, le commentaire de W. L. Webb, journaliste au Guardian m’ébranle. Il révèle l’immense notoriété de cette œuvre et l’entoure d’une obligation non seulement de la lire, mais aussi de l’aimer. Ainsi, si j’ai pioché cet ouvrage-là dans la bibliothèque poussiéreuse de mes parents, c’est surtout parce qu’il me semblait, à l’époque que toute personne prétendant à une culture littéraire quelconque se doit d’avoir lu et apprécié une fois dans sa vie –même si c’est dans un passé lointain et flou– Gabriel García Márquez.

Avec une conscience aiguë des motivations discutables qui m’animent, mais disposée néanmoins à voir ma vie changée, je m’installe confortablement dans un fauteuil et entame ma lecture. Les premières pages effacent immédiatement les discours entourant le livre et m’aspirent dans un univers à mille lieues des critiques savantes des bibliophiles. Cet univers, si éloigné de ceux que j’ai l’habitude de côtoyer – que ce soit dans les livres ou dans la vie – en est un où une sorcellerie épique se heurte à une réalité crue, impitoyable et totalement enivrante.

Ce serait un exercice infructueux et perdu d’avance que d’essayer de résumer Cent ans de solitude dans un article de 500 mots. Ce roman a l’allure d’une fresque géante dont les myriades de personnages, de lieux et d’histoires s’entrecroisent et se déclinent en une quantité infinie de couleurs et de textures. Peut-être une manière plus efficace de donner un aperçu de cette saga qui relate l’histoire de la famille Buendía sur

dix générations serait donc de dresser le portrait de quelques-uns de ses personnages.

José Arcadio Buendía, le patriarche de la famille, fonde au tournant du siècle la ville fictive de Macondo. Cette bourgade marécageuse cachée au cœur de la Colombie deviendra le théâtre des naissances et des exécutions, des miracles et des inventions qui rythment la temporalité étrangement cyclique du roman. Rendu fou par son obsession pour les enseignements ésotériques, José Arcadio Buendía met le récit en branle mais disparaîtra assez tôt, finissant ses jours dans les premiers chapitres, attaché à un arbre devant l’habitation des Buendía. Sa femme, Úrsula Iguarán, vivra quant à elle jusqu’à 140 ans et passera son temps à essayer d’empêcher les cinq générations suivantes de détruire tout ce qu’elle aura laborieusement construit – des murs de la maison aux liens invisibles qui unissent les membres hétéroclites de cette immense famille.

Le Colonel Aureliano Buendía, José Arcadio, Amaranta, Remedios la belle, Rebecca, Aureliano Segundo, Fernanda del Carpio ne sont qu’un échantillon des fils, filles, neveux, belles-filles et cousines par alliance de José Arcadio et Úrsula Buendía. Leurs folles aventures d’amour, de guerre, de piété et d’inceste constituent une partie majeure de ce roman et s’imbriquent dans l’histoire réelle –mais tout aussi complexe et pleine de trous, de la Colombie du début du XXe siècle. C’est pour

cette raison que Cent ans de solitude est considéré comme l’incarnation parfaite du réalisme magique, genre artistique et littéraire que Gabriel García Márquez explore dans plusieurs autres de ses romans. Non sans peine et après de longs mois de lecture, j’arrive au bout de Cent ans de solitude. Je ne saurais dire si celui-ci a changé ma vie. Mais une chose certaine est qu’il a repoussé les limites de mon imaginaire à des recoins dont j’ignorais auparavant l’existence.x

Danse

Dialogue en mouvement Wen Wei Wang fait parler les corps à l’Agora de la danse. Agora de la danse

Niels UlRich

Coordonnateur de la production

C

omment vais-je parler de la danse? Comment écrit-on sur de la danse? Le spectacle Dialogue de Wen Wei Wang a balayé ces questions d’un revers de main, de jambe, de corps. Prenant place à l’Agora de la danse, dans l’édifice Wilder, la représentation est un succès. Performance millimétrée La salle est encore éclairée, le public s’assied, le silence se fait. Les cinq danseurs entrent dans la salle. La musique démarre, elle est forte et enveloppe tout. Les corps s’animent. Une chorégraphie millimétrée, dont chaque mouvement semble être pensé, ne laisse pas l’occasion de détacher le regard des danseurs, qui forment tour à tour un ensemble, puis éblouissent chacun de leur côté. Chaque corps est sublimé par le mouvement. Il n’y a aucun temps mort. Le jeu de lumière participe également à cette immersion totale du spectateur. Les danseurs nous emmènent avec eux dans un récit enthousiasmant. Les

12

culture

différents tableaux évoquent rapidement des situations familières. On se sent soudainement seul. Puis c’est comme si l’on entrait dans une discothèque, qu’on se noyait dans les corps, dans la musique. Tour à tour entourés, puis incompris, puis à nouveau entourés, mais seuls. Un sentiment d’urgence se dégage de la performance, qui semble dépeindre une indubitable lutte contre les

autres et contre soi-même, contre l’incompréhension, pour l’acceptation. Cette émulation ne revêt cependant pas uniquement des aspects négatifs mais reflète aussi des moments de tendresse, de force, d’amour. Autoportrait Dans Dialogue, Wen Wei Wang nous raconte sa propre

histoire. Immigrant au Canada, d’origine chinoise, le chorégraphe raconte sa vision de l’expérience de l’intégration. Grâce à la danse, il exprime cette difficulté à communiquer dans des langues et des cultures inconnues. Dans une entrevue accordée au Devoir, Wen Wei Wang affirme cependant que « ce n’est pas une pièce politique, ça parle de la vie des gens, de la vie d’indi-

vidus ». C’est ces instants de vie qui transparaissent de la mise en forme intelligente de la performance. Ils lient ces perceptions intimes de l’expérience du chorégraphe avec l’idée plus ample de construction d’une nouvelle vie. S’entremêlent d’ailleurs les thèmes de sexualité, de nationalité, le tout accompagné d’une réflexion sur l’importance de l’instant présent. L’artiste explique la composition exclusivement masculine du groupe de danseurs par le fait que cette dernière lui permet de trouver de la proximité avec sa propre expérience. Dialogue traite avec brio de questions que l’on nous exhorte souvent à exprimer avec des mots. La performance orchestrée par Wen Wei Wang nous met devant le fait accompli. Elle nous présente une approche qui repose plus sur l’instinct et le geste. L’absence de dialogues parlés permet une compréhension plus étendue, rendant universels les sentiments décrits. Il me semble aussi nécessaire de saluer une nouvelle fois la grande qualité de la mise en scène, ainsi que le talent des danseurs et du chorégraphe, qui ne font que souligner la portée de la performance. x

le délit · mardi 2 avril 2019 · delitfrancais.com


Expression créative

Étrangers

Mise en garde : le contenu que vous vous apprêtez à consulter aborde le sujet des violences sexuelles et de la mort.

Xavier Rule

Contributeur « Aujourd’hui, Maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas ». Tout ce que je sais, c’est qu’elle était autrefois magnifique. Un vrai joyau parmi ses pairs. De l’émeraude au saphir, les couleurs lui allaient si bien. Sur son chemin, tout le monde la regardait, l’épiait et la vénérait. Mais les hommes eurent raison d’elle. Tant leur regard lubrique et sordide s’affermissait sur son unique silhouette, leurs dents s’acéraient dans leur sale gueule prête à consommer le fruit d’une beauté inestimable. Ces hommes furent comme des hyènes, à piailler, japper et geindre lorsque leur souhait n’était pas accordé. Je me rappelle encore la bave qui coulait, abondamment, telle une cascade, de leurs babines, tant l’avidité et l’appât du gain les attrayaient lorsqu’ils la contemplaient. Ils étaient tous minables, mais Maman les approuvait les uns après les autres. Je n’ai jamais compris pourquoi et je ne le comprendrai jamais. Ces sourires trompeurs, lorsqu’ils la faisaient tourner pour le dernier tango de la soirée, me dégoutaient. Je savais, tant bien que mal, qu’ils finiraient tous par la mettre à nue, en déchiquetant sa robe arrangée aux couleurs des saisons à l’aide de leurs mains rustres et de leurs crocs ensanglantés. Son silence glacial et mortifiant cadençait la dégradation de son corps sublime. Ces belles toisons qui dissimulaient ses parties les plus intimes se déracinaient pour la bonne satisfaction de ces hommes répugnants. Les seules plaintes que je perçus, ses moments de faiblesse, étaient des sanglots, parfois déchaînés, d’autres fois familiers. Après le festin, seul un être grisâtre se présenta devant moi, et ses pleurs étaient tels que j’eusse pu m’y noyer. « Aujourd’hui Maman est morte ». Ou était-ce l’année dernière? Je ne sais point. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’auprès d’elle, j’avais le sentiment d’être ridicule, minable, un microbe en soi. C’était peut-être sa personnalité écrasante, puisque nul ne lui arrivait à la cheville. Néanmoins, on ne pouvait que lui pardonner cette grandeur parce qu’elle était généreuse et d’une bonté jamais égalée. Moi qui lui demandais sans cesse : « pourquoi donnestu tes richesses à des personnes sans foi ni loi? Ne peux-tu voir qu’ils profitent de toi, qu’ils t’utilisent? », elle me répondait chaque fois qu’il en était ainsi et qu’elle ne pouvait se résigner à donner à certains et non à d’autres : c’était une question de justice. L’Homme dévora à pleines dents les richesses intarissables jusqu’à réaliser l’irréalisable, éprouvant le moindre

petit carat. Cet Homme, qui, comme un irritable ivrogne revenant au foyer pour trouver la moindre pièce lui permettant d’étouffer à nouveau sa conscience, la fouillait dans chaque recoin de son être, prétendant que, si ses richesses n’étaient plus dans sa poche habituelle, c’est qu’elle les cachait dans une autre. « Je sais qu’Elle les planque quelque part! » mugissait-il, tel un gamin gâté. « Question de justice », mon cul. Maman, c’était une chasse au trésor dans laquelle le bambin qui découvrait le pactole le gardait pour lui seul. Parfois, s’il était sympa, il le partageait un peu avec ces copains égoïstes. Et, comme d’habitude, puisque Maman était minable et prévisible en chasse au trésor, les mêmes gamins retrouvaient toujours ses fameux trésors cachés au même endroit. Tellement sotte qu’elle ne remarquait point la supercherie de cette bande d’idiots. Tellement naïve qu’elle souriait lorsque l’Homme la rhabillait avec cette inédite robe de plastique un fois sa besogne éthylique terminée.

Béatrice malleret

« Aujourd’hui Maman est morte ». À vrai dire, il est probable qu’elle soit morte depuis bien longtemps. Des années, ou bien des décennies, peut-être même plus. Je ne m’en rappelle plus. Ce dont je me rappelle, en revanche, est son prénom. Elle s’appelait Gaïa. C’est un prénom qu’elle portait fort bien. Enfin, ce n’est pas qu’elle le portait fort bien, mais plutôt que ce prénom lui était destiné. Si une personne pouvait le porter, c’était elle. Une déesse, voilà ce qu’elle était. Mais, malgré son immortalité, l’Homme eut raison d’elle. L’Homme n’était pas le seul coupable de ce déicide. Même ce cher dieu de la guerre, Mars, ne pouvait s’enrayer de la guetter dans l’ombre qu’elle projetait, tant sa splendeur parcourait aussi bien l’Olympe que le Cosmos. Maman ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même, elle, belle, unique en son genre et seule à nous choyer. Comment ne pas concevoir la jalousie d’autrui? Et quelle jalousie! Véhément au plus haut point, ce cher dieu ne pouvait qu’éveiller le sentiment guerrier de ces nourrissons, s’étranglant sur ses seins dès les premiers allaitements. Seul motif de cette violence : boire par-dessus tout contentement. Il a réussi son coup, le saligaud! Maintenant, même lui, cet immonde dieu, allèche les regards de cet Homme putride, se tenant fièrement sur le tombeau de ma mère flétrie. Quelle ironie! Il ne comprend pas ce qu’il convoite, il ne perd rien pour attendre. Qu’il parte rejoindre son nouvel amant pour qu’il puisse reproduire les mêmes atrocités. Moi, je m’en vais mourir avec ma Terre, ma Mère. x

le délit · mardi 2 avril 2019· delitfrancais.com

culture

13


mode

Penser la mode durable

Le Délit a rencontré Raphaëlle Bonin, fondatrice de Station Service. paul llorca

Coordonnateur Réseaux

E

n ce doux matin de printemps, j’ai eu la chance de rencontrer Raphaëlle Bonin, pour parler de mode durable, de création montréalaise, et de lait de soja. Fondé en 2016, Station Service est, au départ, un service de location de vêtements. Les client·e·s peuvent louer un haut, une robe ou une combinaison pour « une petite soirée entre ami·e·s, une présentation dans un milieu corporatif, un mariage, ou un gala », bref, toutes sortes d’occasions. C’est aussi un moyen d’essayer « des styles que tu veux tester, une couleur que t’oses pas porter ». Cette idée, qui peut sembler étonnante, s’inscrit dans une nouvelle approche de la mode : la mode durable. Raphaëlle, qui vient des mondes du théâtre et du cinéma, a été sensibilisée à cette question en visionnant le documentaire The True Cost d’Andrew Morgan sur le coût social et écologique de la fast fashion. Représenté par des

multinationales telles que H&M et Zara, ce type de mode implique une surproduction de vêtements de faible qualité et très peu dispendieux, produits par des ouvrier·ère·s sous-payé·e·s et ayant un impact écologique conséquent. Alors à HEC Montréal, dans un cours de création d’entreprise, Raphaëlle commence à monter son projet, à réaliser une étude de marché. « J’ai interviewé une soixantaine de femmes de différents horizons pour voir un peu quels sont leurs besoins, quelles sont leurs problématiques liées à l’environnement. » C’est sous forme d’un site Internet et d’un petit atelier dans le Mile End que Station Service voit le jour en octobre 2017. « On avait un espace où les clientes pouvaient venir sur rendez-vous seulement, avec une cabine d’essayage, un rack de vêtements. » Face au succès, Raphaëlle et son équipe ouvrent un magasin ayant pignon sur rue pendant le printemps 2018. Située au 72 rue Rachel, la boutique est devenue un lieu d’essayage, de location, mais aussi d’achats de vêtements, de bijoux et d’accessoires. Avec son parquet ancien et ses murs

Èva-Maude TC

en briques, c’est un lieu chaleureux pour discuter et être conseillé·e. Un tel magasin était important pour Raphaëlle : « J’aime ça toucher la matière, voir de plus près c’est quoi, pouvoir essayer les vêtements. » Mais un magasin permet aussi à l’équipe de Station Service de sensibiliser sa clientèle aux enjeux environnementaux. Raphaëlle et ses collaboratrices ne prétendent pas éduquer le·la consommateur·trice. L’idée est de pouvoir bâtir « une re-

lation, un échange, des réflexions ». Cette remise en question de l’industrie fait partie de l’essence du projet : « Malheureusement, je n’embaucherai jamais quelqu’un qui n’a aucune idée de ce qu’est la fast fashion et qui ne voudrait pas en savoir plus, parce que c’est trop au cœur de l’entreprise. » Les vêtements proposés sont tous issus de créateur·rice·s montréalais·es et sont fabriqués à Montréal. Pour ces marques, le choix des

matières est primordial, puisqu’il assure la durabilité du produit, ce qui est impératif pour Raphaëlle : « Il faut que ça dure plus de six mois, au moins trois ou quatre ans dans une garde-robe. Ce sont des pièces d’investissements. » Mais c’est aussi une production éthique, en cycle court, avec des salaires adéquats. Cette proximité avec les créateur·rice·s est centrale à l’expérience proposée par Station Service : « S’il y a un problème avec une pièce, tu me le ramènes, je parle au fournisseur, ce n’est pas comme dans un grand magasin où tu n’as aucune idée de ce qui se passe. » N’ayant aucune formation dans le monde de la mode, Raphaëlle Bonin avait plusieurs appréhensions, ne se sentant pas non plus comme la plus fashion. L’écoute et l’intérêt des designers l’ont toutefois motivée, une fois arrivée sur la scène locale. Elle a dû s’y faire une place, en composant avec le sexisme, malheureusement très présent dans l’entrepreneuriat : « Des fois, c’est comme de prouver aux autres que je peux être ambitieuse et aussi vouloir une famille,

opéra

Un salon lyrique

Le salon parisien de Gertrude Stein reprend vie au Centaur Theatre. léa bégis

Contributrice

A

près avoir écrit le livret JFK, présenté à l’Opéra de Montréal en 2018, Royce Vavrek prête cette fois ses mots à la musique de Ricky Ian Gordon dans la première canadienne de TwentySeven, opéra de chambre bilingue créé au Loretto-Hilton Center de Saint-Louis au Missouri en 2014. La Génération perdue L’histoire est centrée sur l’âge d’or (1907-1946) du salon de Gertrude Stein, écrivaine excentrique américaine de l’avantgarde et de sa compagne Alice B. Toklas, mémorialiste et autrice américaine d’un livre de cuisine, à la fois secrétaire et bonne de Gertrude. Véritable noyau du milieu artistique des années vingt et trente, le salon voit défiler les plus célèbres écrivain·e·s et artistes de la Génération perdue. L’expression désigne le groupe d’écrivain·e·s américain·e·s ayant atteint l’âge adulte pendant la guerre et ayant bâti leur réputation littéraire dans les années vingt. La sensation de perte était liée à l’écart entre leurs valeurs artistiques et celles de la

14

culture

société matérialiste et insensible d’après-guerre. Ces écrivain·e·s partageaient le même désir : découvrir de nouvelles valeurs et un nouveau langage artistique.

ken howard

En effet, la voix de mezzo-soprano « chaude et expressive », selon le programme de l’Opéra de Montréal, de Christianne Bélanger correspond à la personnalité chaleureuse et exubérante de Gertrude Stein. La soprano Elizabeth Polese incarne à merveille Alice B. Toklas, « femme » au foyer revendiquée de Gertrude, effacée derrière la présence imposante de sa compagne. Quant à Rocco Rupolo, sa voix de ténor véhicule l’insécurité et l’émotivité du jeune Picasso. Finalement, la voix de basse de Brenden Friesen traduit la virilité d’Hemingway.

Peintres et écrivain·e·s L’acte I présente les peintres Picasso et Matisse à leurs débuts, dont les œuvres ornent les murs du salon. Celles-ci sont figurées par des cadres métalliques accrochés à des panneaux sur lesquels sont projetées des photographies des peintures. Ainsi, le salon devient un musée vivant, où les voix entremêlées des chanteur·se·s reproduisent l’atmosphère cacophonique et festive du lieu. Cependant, un esprit de compétition règne parmi les peintres qui rivalisent pour l’approbation de Gertrude, laquelle affirme pouvoir découvrir les génies parmi les artistes. La jalousie se dessine en filigrane et divise les artistes tandis que la Première Guerre s’ébauche à l’horizon. Après la guerre, c’est au tour des écrivain·e·s de fréquenter le 27, rue de Fleurus. Hemingway et Fitzgerald luttent pour la reconnaissance de Gertrude en

essayant de prouver leur virilité pendant que l’écrivaine pose pour le photographe Man Ray. Une dispute éclate entre Gertrude et Hemingway, ce dernier qualifiant de « foutaises » l’écriture de son hôte et son soi-disant génie. Il la traite également d’« homme manqué », ce qui provoque l’expulsion des écrivain·e·s du salon. La mise en scène montre ce jeu sur les genres auquel participe Gertrude, habillée conformément au genre traditionnellement masculin, mais aussi Henri Matisse et Leo Stein, le frère de l’écrivaine, qui révèlent respectivement

Des voix représentatives

Bien que l’écriture de Royce Vavrek ne soit pas dénuée d’un certain lyrisme, elle tend à la répétition et au prosaïsme. L’opéra racontant une histoire d’écrivain·e·s, on se serait attendu à un meilleur équilibre entre la poésie de la musique et celle du texte.

Pour ce qui est de la distribution des rôles, les choix du metteur en scène Oriol Tomas ont été très judicieux. Le jeu des chanteurs et des chanteuses est très juste et expressif. De plus, les caractéristiques vocales de la relève de l’atelier lyrique de l’Opéra de Montréal conviennent parfaitement aux rôles interprétés.

Twenty-Seven met en scène les difficultés de la création artistique ainsi que les obstacles que doivent surmonter les femmes artistes pour se faire un nom dans un milieu encore aujourd’hui dominé par les hommes. Ainsi, le texte de Royce Vavrek et la mise en scène d’Oriol Tomas font écho dans notre société actuelle. x

un corset et une culotte avec des porte-jarretelles sous leurs costumes lorsqu’ils imitent les femmes des artistes en se moquant de leur vanité.

le délit · mardi 2 avril 2019 · delitfrancais.com


entrevue

Danser sa liberté Le Délit a rencontré le réalisateur du film Au temps où les Arabes dansaient, Jawad Rhalib. capture du film

Le Festival International du Film sur l’Art (FIFA) a débuté sa 37ème édition avec un bel hommage à la liberté d’expression. Au temps où les Arabes dansaient est un film de Jawad Rhalib qui dénonce un monde moderne parfois perçu comme étant de plus en plus ouvert et sans censure, mais dans lequel des artistes sont pourtant forcé·e·s au silence par la crainte de représailles. Le Délit (LD) : Avant de devenir cinéaste, est-ce que vous avez eu d’autres envies artistiques? Jawad Rhalib (JR) : Non, [ j’étais] très mauvais danseur et très mauvais chanteur. Mais depuis que je suis tout petit, je suis révolté parce que j’ai vécu l’enfer, donc il fallait que je m’exprime. Je me faisais taper facilement, donc j’étais faible et il fallait que je trouve une arme pour pouvoir répondre, mais pas qu’à une seule personne [...] et le cinéma c’est formidable pour ça. J’aurais bien aimé jouer de la musique ou danser, je trouve ça merveilleux et magnifique, mais je n’y arrive pas donc autant laisser ça aux autres et faire ce que je sais faire. LD : Quand vous dites que vous avez vécu l’enfer, à quoi étaitce dû? JR : C’était parce que ma mère était une femme très libre, libérée, qui s’en foutait royalement de tout le monde, qui s’habillait comme elle voulait et qui dansait, sauf qu’elle ne savait pas

que moi, dans le quartier et à l’école, les gosses m’insultaient à travers elle. On me traitait de « fils de prostituée » ou de fils de femme légère. J’étais dans des bagarres et c’était humiliant, en fait. Quand j’étais petit, les mères dans l’immeuble où on habitait portaient le foulard, et elles sortaient avec. Moi, je rêvais juste que ma mère le mette aussi ainsi qu’une djellaba pour être comme les autres, pour que je ressemble aux autres enfants et que je sois fier. LD : Est-ce que tes parents ont vu le film? JR : Mon père est décédé il y a un an et deux mois, donc il ne l’a pas vu complètement, et ma mère l’a vu, bien sûr. C’est une femme qui adore l’image et qui adore se voir à l’écran. Elle a beaucoup aimé et elle est très contente que l’œuvre voyage et touche les gens. LD : Quand est-ce que vous avez commencé ce projet? JR : C’est un travail de plusieurs années. Comme c’est sur l’art et sur plusieurs artistes, il fallait soigner l’image, la musique et tout le reste. Aussi, c’était important pour moi qu’il soit vu dans une salle de cinéma. Au total, c’est cinq ans de travail, entre la préparation, la recherche de financement, la recherche des artistes, le contact avec les artistes. [La discussion avec eux] a pris deux ans d’échange. Par exemple, pour

le délit · mardi 2 avril 2019 · delitfrancais.com

pouvoir suivre l’histoire de Karina Mansur, la professeure de danse en Égypte, cela a pris deux ans d’échange avec elle par Skype et par courriel. Cela est normal, parce que les artistes ont eu peur que ce soit un film polémique, donc il y avait une confiance à installer. LD : Comment avez-vous trouvé les artistes pour votre film? JR : Je ne connaissais aucun artiste. Il a donc fallu faire des recherches afin de trouver des artistes engagés et en processus de création. De plus, il fallait qu’on ait quelque chose à raconter visuellement pour éviter justement trop d’interviews face caméra. On ne pouvait pas prendre un écrivain, par exemple, parce qu’on fait de l’image. Dans le film, il y a seulement deux interviews face caméra, mais dans tout le reste du film, on les suit dans leur vie de tous les jours. LD : Comment avez-vous fait pour filmer tout en gardant l’authenticité et la spontanéité de ces artistes? JR : En fait c’est une recette personnelle, on fait en sorte d’être là et de se faire oublier le plus possible. Tout est une question de temps, de ne pas filmer rapidement et de choisir le moment où on change d’angle ou d’axe. Chaque cinéaste a ses méthodes, et pour le moment je ne partage pas trop la mienne. Il n’y a aucune intervention [de ma part] dans ce qui est dit, donc ils [les acteurs]

sont libres. Ça ne se fait pas en une journée, mais en plusieurs jours. LD : Est-ce que vous avez déjà eu des retours de la part de personnes qui ont vu le film? JR : Oui, c’est l’avantage de projeter le film dans une salle, en festival ou en avant-première. Comme hier à Québec, c’était super intéressant et émouvant, le public s’est levé et il y a eu un vrai échange. Il y avait le représentant de la communauté musulmane à Québec qui était là, qui lui a été un petit peu nuancé. [Il a dit] qu’il avait vécu le chaud et le froid pendant tout le film parce qu’il était un peu saisi par ce qu’il a vu. En général il y a des bêtises qui se disent dans la salle, mais heureusement la majorité des spectateurs ont réagi très bien. Quand la majorité du public est d’origine arabo-musulmane et qu’il n’y a aucune critique à ce niveau-là, cela signifie qu’on a fait notre travail comme il faut.

avenir, j’ai peur de comment ils vont pouvoir s’exprimer en tant qu’artistes parce qu’ils ont envie de faire ça au sein de cette communauté où l’extrémisme (du fondamentalisme religieux, ndlr) prend de l’ampleur. LD : Essayez-vous souvent d’aborder des sujets sensibles dans vos films? JR : Dans tous mes films, ce qui est important pour moi, c’est de changer les choses. On a réussi à changer beaucoup de choses dans le monde à travers un certain nombre de documentaires. Je pense notamment Au nom de la coca sur les producteurs de feuilles de coca et Ebo Morales - actuel président de Bolivie qui était à l’époque leader des cocaleros (les producteurs de feuilles de coca, ndlr) et recherché par les Américains. On a réussi à faire un film sur lui, ce qui lui a permis de se faire connaître un peu plus. On a pu changer les choses pour des travailleurs dans les serres espagnoles, avec el ejido (la loi du profit, ndlr).

LD : Quel a été pour vous un des moments les plus forts du tournage?

LD : Avez-vous des projets futurs dans ce même esprit?

JR : Celui avec les jeunes, au Maroc, qui sont confrontés au fondamentalisme tous les jours. Là où ils grandissent, c’est un quartier au Maroc [...] où il y a un seul centre culturel au milieu de 17 associations islamistes. Ce sont des jeunes qui ont des envies de s’exprimer et ça, c’était très émouvant et ça m’a beaucoup touché. J’ai peur pour leur

JR : On travaille sur un long métrage de fiction sur l’éducation. Sinon, on commence le tournage au mois de mai sur un sujet beaucoup plus compliqué, mais je ne peux pas en dire trop. x Propos recueillis par Clémence auzias

Contributrice

culture

15


Florilèges tardifs

Texte par Simon Tardif

Image par Audrey Bourdon

Des chemins qui ne mènent Des ombres qui errent Nulle part des vivants

J’absorbe ton âme Fracas du nom qui m’égare Cela saigne presque

Vestale qui ne se divine Des pays sans feu ni lieu Oeuvres des perles de sang

Ta dépense est fougue Entropie de la ferveur Vitalité des matins

Sous des nocturnes Mille voluptés guident les âmes Ils embrasent l’abîme

Instants oniriques Un souffle ouvert Chasser le clair de l’obscur.

16

expression créative

Tu as cherché la chair vive L’as dévorée ; Elle foule, ivre.

Lèvres volcaniques Aviser ta poésie L’élégie te secoue. le délit · mardi 2 avril 2019 · delitfrancais.com


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.