Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill
Mardi 5 novembre 2019 | Volume 109 Numéro 9
légumes et amour depuis 1977
Éditorial rec@delitfrancais.com
Volume 109 Numéro 9
Le seul journal francophone de l’Université McGill RÉDACTION 380 Rue Sherbrooke Ouest, bureau 724 Montréal (Québec) H3A 1B5 Téléphone : +1 514 398-6790 Rédacteur en chef rec@delitfrancais.com Grégoire Collet
Il faut continuer de s’opposer à la loi 21
Actualités actualites@delitfrancais.com Violette Drouin Augustin Décarie Culture artsculture@delitfrancais.com Mélina Nantel Audrey Bourdon Société societe@delitfrancais.com Opinion -Béatrice Malleret Enquêtes - Juliette de Lamberterie Philosophie philosophie@delitfrancais.com Simon Tardif Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Niels Ulrich
grégoire collet
L
e mercredi 30 octobre, le conseil municipal de la ville de Toronto votait une motion condamnant la loi 21. Cette condamnation s’inscrit dans un effort, amorcé par la ville de Calgary, de dénonciation au Canada de la loi québécoise sur la laïcité. Le jeudi 24 octobre, la commission scolaire English-Montréal saisissait les tribunaux dans le but de contester plusieurs articles de cette loi, celle-ci rendant impossible la pratique professionnelle de certain·e·s enseignant·e·s. Selon la commission, la loi a un impact particulier sur les femmes voilées, et force la commission d’en discriminer à l’embauche. La loi 21 n’a cessé, avant et depuis son vote en juin dernier, de délier les langues de l’opposition, pointant surtout l’islamophobie dont est empreint le texte. Plusieurs mois après son vote, la loi sur la laïcité doit rester un sujet pour ne pas se satisfaire d’un statu quo dangereux pour les minorités religieuses au Québec. Justin Trudeau avait annoncé durant sa campagne des élections fédérales qu’il ne se prononcerait pas sur la loi, pour finalement la contester plus tard, et affirmer après sa réélection qu’il ne « [peut] pas fermer la porte à défendre les droits fondamentaux ». François Legault, premier ministre caquiste, a répondu en insistant que les affaires québécoises devaient se restreindre à la province, d’autant plus qu’une majorité de la population québécoise était favorable à la loi. Parallèlement, le gouvernement québécois a annoncé un test de valeurs applicable aux personnes immigrantes (p.3). Parmi ces valeurs, des notions d’égalité femme-homme. Étant donné que la loi 21 discrimine particulièrement les femmes voilées, qu’elle police leurs
corps sans les consulter, qu’elle les marginalise et réfute leur identité, il est particulièrement hypocrite de la part du gouvernement de se porter garant des luttes pour l’égalité entre les genres, et d’en faire un critère d’accession au territoire. Le voile est devenu un objet qui cristallise les relents nationalistes et xénophobes des sociétés occidentales. Alors que les crimes haineux envers les populations musulmanes au Québec connaissent une hausse exceptionnelle, l’on doit s’inquiéter d’une telle désolidarisation, si réelle solidarité il y a vraiment eu, du gouvernement vis-à-vis des minorités religieuses et racisées qui habitent le territoire. Le constat est assez alarmant, les scènes politiques et médiatiques deviennent des lieux où l’islamophobie ne se camoufle plus. De quelle laïcité nous parle-t-on quand un voile porté est une plus grande menace à cette laïcité que la croix chrétienne scintillante posée au sommet du mont Royal? De quelle laïcité nous parle-t-on quand ce concept même de laïcité est utilisé comme outil discriminatoire? La loi 21, car elle est liberticide et basée sur des stéréotypes racistes et sexistes est l’incarnation de l’islamophobie d’État. Près de cinq mois après le vote de la loi, rester silencieux·se·s face à cette violence d’État serait tolérer la marginalisation orchestrée par les décideur·se·s politiques. L’islamophobie, car elle exclut, car elle tue, ne peut et ne doit pas être appuyée par une loi. Alors, espérons que l’effort de condamnation porté par celles et ceux cité·e·s plus haut, et d’autres, perdure et fasse bouger les lignes d’une loi qu’on ne devrait pas oublier. x
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Les opinions exprimées dans les pages du Délit sont celles de leurs auteur·e·s et ne reflètent pas les politiques ou les positions officielles de l’Université McGill. Le Délit n’est pas affilié à l’Université McGill.
2 Éditorial
L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavant réservés). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans le journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).
le délit · le mardi 5 novembre 2019· delitfrancais.com
Actualités actualites@delitfrancais.com
Nouvelle étape à l’immigration La CAQ impose son « test des valeurs » aux postulant·e·s du CSQ.
violette drouin
Évangéline durand-allizé
l’égalité entre les femmes et les hommes, etc. Donc [ça sous-entend que] les immigrants sont fondamentalement des gens différents qu’il faut trier. »
Éditrice Actualités
L
e mercredi 30 octobre dernier, le gouvernement du Québec a annoncé l’intégration d’un test de valeurs dans le processus de sélection d’immigrant·e·s économiques, qui entrera en vigueur dès janvier 2020. Ce test, sur lequel une note d’au moins 75% sera requise afin d’obtenir un Certificat de sélection du Québec (CSQ), comportera notamment des questions sur la démocratie, la francophonie, les droits des femmes ainsi que le mariage. Les potentiel·le·s immigrant·e·s auront également l’option de suivre un cours de 24 heures portant sur ces valeurs.
Dans un reportage de RadioCanada du 30 octobre, Marjorie Villefranche, directrice générale de la Maison d’Haïti, soutenait que la nouvelle mesure était entièrement politique et aurait été mise en place afin de « serrer la vis aux immigrants ». Dans le même reportage, Stephan Reichhold, directeur de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes, se disait de l’avis que le test n’aura pas un très grand impact et ajoutait : « On peut se questionner [sur] pourquoi les immigrants ont besoin de ça, alors que les Québécois, il y en a beaucoup qui auraient besoin aussi d’apprendre les valeurs, la Charte des droits ». x
Promesse électorale La Coalition Avenir Québec (CAQ) avait promis d’instaurer ce test comme une étape à l’obtention de la résidence permanente. Toutefois, comme la résidence permanente relève du niveau fédéral, la passation du test sera intégrée à l’application pour le CSQ. Simon Jolin-Barrette, ministre de l’Immigration, précisait lors d’une entrevue à 24/60 : « Aucun immigrant ne sera sélectionné s’il ne réussit pas l’évaluation de connaissances des valeurs québécoises. » Il a également ajouté dans une autre entrevue que « s’il y avait fraude [durant la prise du test] on annule[rait] la demande de sélection du Québec, et la personne perd[rait] sa résidence permanente aussi, parce que ça fait partie du pouvoir du ministère de l’Immigration ». Le test coûtera plus de deux fois le
prix qui avait été envisagé dans le budget du ministère de l’Immigration, qui était de 100 000$. Selon Simon Jolin-Barrette, le coût final sera de 240 000$, 140 000$ ayant été octroyés à « des experts » pour l’élaboration du contenu.
communes est déjà en place au sein du processus d’immigration. Québec Solidaire, quant à lui, insiste que l’existence du test renvoie un mauvais message aux immigrant·e·s comme aux personnes résidant déjà au Québec.
Contestations
Andrés Fontecilla, député solidaire de Laurier-Dorion, résumait : « Ça envoie le message comme quoi les immigrants ne respectent pas les valeurs universelles, parce que ce ne sont pas des valeurs québécoises, ce sont des valeurs universelles comme
Le test de valeurs est loin de faire l’unanimité à l’Assemblée nationale. Selon le Parti libéral du Québec, la facilité des questions posées rend le test inutile, surtout qu’une déclaration de valeurs
Une AG tranquille
L’AÉUM n’a pas réussi à atteindre le quorum. augustin décarie
Éditeur Actualités
L’
assemblée générale (AG) de l’Association Étudiante de l’Université McGill (AÉUM) s’est déroulée le 28 octobre dans la salle de bal de New Residence Hall. La salle était assez peu remplie, alors que des sièges étaient disposés pour accueillir plusieurs centaines d’étudiants et d’étudiantes. L’AG n’a pas atteint son quorum de 350 personnes. Ainsi, elle s’est transformée, conformément aux règles établies, en un forum consultatif et les
motions qui y ont été adoptées n’étaient pas contraignantes. Malgré le fait que plusieurs questions aient été adressées à l’exécutif de l’AÉUM, seules deux motions concernant des nominations au conseil des directeurs et la sélection d’un auditeur ont été passées. Par la suite, les membres de l’exécutif de l’AÉUM ont chacun présenté un rapport de leurs activités. Le président Bryan Buraga a expliqué que les délais de la réouverture du bâtiment de l’AÉUM étaient causés par un manque de main-d’oeuvre pour travailler sur la plomberie et
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l’électricité. Le v.-p. aux Finances, Sam Haward, a aussi rapporté qu’il n’était pas entièrement satisfait des services offerts par RBC, la nouvelle banque de l’AÉUM, à cause de délais associés à une commande de chèques. Les membres de l’exécutif ont promis une nouvelle politique sur la vente de nourriture à McGill, laquelle a été présentée 1er novembre dernier. La question du quorum de l’AG a aussi été abordée, puisque cela fait plusieurs assemblées que celui-ci ne soit pas atteint. Husayn Jamal, le président du conseil, a promis qu’il se pencherait sur l’enjeu avec le comité concerné. x
Le harcèlement sexuel et la discrimination surviennent à McGill. Plaintes, questions, information. Nous vous croyons. Pour un soutien confidentiel, contactez-nous: Sexual Assault Center of McGill Students’ Society (Centre d’intervention en matière d’agression sexuelle)
680 rue Sherbrooke Ouest, bureau 150 (tout droit, aux portes vitrées) main@sacomss.org 514-398-8500 www.sacomss.org
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Actualités
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Conférence
« Sommes-nous tous égaux? » La juge Leona Theron s’est exprimée sur l’égalité en Afrique du Sud . Gabrielle Genest
Contributrice
L
a notion d’égalité — réelle ou rêvée — en Afrique du Sud était le thème de l’édition 2019 de la conférence Wallenberg organisée par le Centre pour les droits de la personne et le pluralisme juridique de McGill, en collaboration avec le Centre RaoulWallenberg sur les droits de la personne. Le 30 octobre, la juge de la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud Leona Theron s’est adressée à une foule rassemblée dans la salle du tribunal-école Maxwell Cohen de la Faculté de droit de McGill pour parler de son parcours et de l’évolution de l’égalité dans la jurisprudence sud-africaine. Née au KwaZulu-Natal sous le régime de l’apartheid, Leona Theron a obtenu un baccalauréat en arts et un baccalauréat en droit de l’Université du Natal. Récipiendaire de la Bourse Fullbright, elle a complété une maîtrise en droit à l’Université de Georgetown et a travaillé à Washington pour l’Organisation internationale du Travail. Nommée à la Haute Cour du Natal à l’âge de 32 ans, elle est la première femme noire à occuper ce poste et la plus jeune juge du pays.
Elle est nommée à la Cour suprême d’appel en 2010 et à la Cour constitutionnelle, l’autorité judiciaire suprême d’Afrique du Sud, en 2017. La juge Theron a entamé son discours en établissant que la Constitution sud-africaine est l’une des plus progressistes au monde. L’article 9 de celle-ci garantit l’égalité de tous devant la loi et interdit la discrimination d’une façon semblable à la section 15 de la Charte canadienne des droits et libertés; la juge Theron a d’ailleurs souligné la grande proximité entre le droit canadien et le droit sud-africain. Or, alors que le Canada est une démocratie stable et riche, l’Afrique du Sud est un pays où les revenus sont faibles et est loin d’être une terre d’égalité pour tous. L’état actuel du droit, selon la juge Theron, ne tient pas suffisamment compte des difficultés socioéconomiques et de la réalité vécue de la population. Malgré les promesses d’une meilleure qualité de vie et d’opportunités égales pour tous véhiculées lors des élections postapartheid de 1994, les inégalités se creusent en Afrique du Sud depuis 25 ans, perpétuées par un héritage d’exclusion et par la nature même
de la croissance économique. La juge Theron a cité en exemple la redistribution inefficace des terres. La dépossession effectuée pendant l’apartheid (au cours de laquelle 80% de la population ne pouvait occuper que 13% des terres) tarde à être réparée, et est maintenant une situation d’inégalité pourtant légalement prohibée. Ce contexte de désavantage se reflète d’ailleurs dans de nombreuses autres sphères de la société : l’accès à l’éducation, à l’aide sociale, à l’emploi, au logement, etc. Bien que l’égalité soit formellement encadrée par la Constitution, la juge Theron a stipulé qu’un constitutionnalisme transformatif, concentré sur les réalités socioéconomiques, est nécessaire pour atteindre l’égalité réelle en Afrique du Sud. Ce projet requiert la transformation des institutions politiques du pays afin de les orienter davantage vers l’égalité substantielle dans leur promulgation, leur interprétation et leur application des lois. Selon la juge Theron, une réforme agraire pourrait métamorphoser fondamentalement la société sud-africaine et l’axer vers une compréhension de l’égalité en termes de dignité humaine
et de droits socioéconomiques plutôt qu’en termes de simple égalité formelle. La juge Theron a tenu à souligner que son discours sur l’inégalité n’était pas qu’un constat fait du haut de son banc à la Cour constitutionnelle; il s’agit d’une réalité à laquelle elle a été confrontée à plusieurs reprises au cours de sa vie. À l’âge de cinq ans, elle s’est fait refuser l’accès à un magasin de Bloemfontein pour acheter du pain. Son père, un travailleur du domaine de la construction, a été arrêté lors de son retour à la maison et a passé une fin de semaine derrière les barreaux, car des policiers avaient stipulé que ses outils de travail étaient des armes dangereuses. Ses deux parents ont d’ailleurs abandonné l’école à 16 ans, non pas parce qu’ils n’étaient pas doués, mais parce que le gouvernement n’encourageait pas l’éducation supérieure des personnes noires. Étant une femme noire, la juge Theron maintient qu’elle a dû travailler deux fois plus fort que ses collègues masculins blancs pour réussir. Malgré tous ces obstacles, elle a réussi; et ce message est celui qu’elle a voulu laisser à la foule.
Citant d’abord en exemple son ascension du Mont Kilimandjaro (malgré sa déficience autoproclamée d’aptitudes physiques la prédisposant à cet accomplissement), elle a maintenu que toute personne ordinaire est capable de choses extraordinaires. Elle a invité les participants à trouver leur propre Mont Kilimandjaro, à identifier leurs objectifs, à planifier comment y parvenir et à s’entourer de gens disposés à les aider. La juge Theron a maintenu que toute personne peut s’élever au-delà de ses circonstances et, dans une réappropriation personnelle d’un poème de Maya Angelou, elle a maintenu que « comme la poussière, [elle] s’[est élevée] ». Bref, la juge Theron a terminé sa présentation sur une note d’espoir. Malgré la persistance des inégalités en Afrique du Sud, elle a témoigné de sa confiance en la possibilité d’un changement fondamental de la société et en un constitutionnalisme transformatif adressant directement les inégalités socioéconomiques. Reprenant une dernière fois les mots de Maya Angelou, elle a proclamé sa conviction que l’Afrique s’élèvera et que son continent élèvera les dirigeants de demain. X
Léonard Fiehl
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Actualités
le délit · mardi 5 novembre 2019 · delitfrancais.com
Société societe@delitfrancais.com
entrevue
Présences et espaces Le Délit rencontre Lucas LaRochelle, créateur·rice de Queering the Map.
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fait partie de la vision sur le long terme pour le projet, car pour l’instant ce n’est pas envisageable sous sa forme actuelle, notamment en termes d’investissement émotionnel que ce travail représente.
ueering the Map est une plateforme qui permet d’accéder à une carte en ligne, sur laquelle il est possible de lire les récits, les pensées, les expériences de personnes queers à travers le monde. Chacun de ces courts textes est lié à un lieu précis, épinglé sur la carte. La soumission de témoignage est anonyme.
LD : Considères-tu Queering the Map comme une manière de transformer en mots et en images une ou des histoires queers ?
Le Délit (LD) : Peux-tu commencer par te présenter, ainsi que Queering the Map? Lucas LaRochelle (LL) : Mon nom est Lucas LaRochelle, je suis un·e designer multidisciplinaire et chercheur·euse. Mon travail s’articule principalement autour des géographies queers, critical Internet studies et l’archivage communautaire. Je suis également le.a fondateur·rice de Queering the Map, qui est un projet de cartographie généré par la participation communautaire qui archive numériquement des expériences queers en relation à des espaces physiques. LD : Est-ce que ce projet peut être vu comme une réponse au fait que les espaces publics peuvent souvent s’avérer excluants pour les personnes queers et sont souvent peu représentatifs de leurs expériences? LL : J’étais surtout intéressé·e par l’idée d’espaces. Les manières courantes de penser à des espaces
« En soi, j’étais intéressé·e par l’idée de penser à des espaces autres que ceux qui sont censés être ‘‘explicitement’’ queers » queers se concentrent souvent sur des espaces de consommation, comme des bars, des saunas ou des librairies par exemple. Mais l’importance réelle de ces espaces n’est pas aussi essentielle que l’attention qui leur est accordée laisse croire. J’étais plus intéressé·e par l’idée de penser à des espaces queers éphémères, qui ont de l’importance pour moi.
béatrice malleret
Par exemple, le Village n’est pas forcément un endroit auquel je me sens attaché·e. J’ai de l’intérêt pour son histoire et sa présence, tout en étant conscient·e du rôle joué par la gentrification dans ce quartier. Mais j’étais plus intéressé·e par la signification des espaces queers en dehors des lieux qui sont libellés comme des environnements explicitement queers, comme le Village, ou des bars et des librairies spécifiques, etc… Je pense par exemple à un échange de regards et de reconnaissance entre deux personnes queers, à des endroits sur Internet, comme MSN ou des espaces de discussion instantanée. Voilà, en soi j’étais intéressé·e par l’idée de penser à des espaces autres que ceux qui sont censés être « explicitement » queers. LD : Pour rebondir sur ce que tu as dit, ma prochaine question porte sur des espaces virtuels. Internet en tant que tel comporte également des espaces ayant une résonnance particulière pour certaines personnes queers. Estce que Queering the Map peut, là aussi, jouer un rôle dans la (ré) appropriation de ces espaces? LL: Personnellement, l’espace dans lequel j’en suis venu à me percevoir comme personne queer était à travers Internet. J’ai grandi dans une petite ville
le délit · mardi 5 novembre 2019 · delitfrancais.com
de l’Ontario. Je ne connaissais pas d’autres personnes queers dans mon environnement immédiat. C’était seulement grâce à Internet, avec des plateformes comme YouTube et Tumblr, que j’ai réalisé qu’il y avait d’autres gens dans le monde qui étaient comme moi, qui vivaient des vies plus épanouies que celle dans laquelle j’existais à ce moment-là. Et ce genre d’espaces, ainsi que les personnes qui les habitaient, étaient pour moi une bouée de secours, pour exister dans le présent, et imaginer un futur dans lequel je pouvais m’épanouir. Queering the Map a donc en quelque sorte émergé de cette réflexion. Penser simultanément à des espaces physiques d’une perspective queer, mais aussi aux théories des espaces queers et aux expériences queers sur Internet. Cela peut se prêter au développement d’un cadre, d’une structure pour ce qu’un espace numérique queer peut, pourrait, ou devrait être. LD : Queering the Map est un projet pouvant être qualifié de participatif, mais est-ce qu’il y a une forme de modération qui a lieu pour filtrer le contenu qui est publié ? LL : Oui, le projet est modéré. Surtout pour éviter les discours haineux, les spams et le contenu
dangereux. Ce dernier peut être défini par l’acte de donner le nom complet d’une personne — à moins que ce soit un personnage public — mais aussi des numéros de téléphone, des adresses, des adresses courriel. Ces choses sont bloquées de la carte. Initialement, il n’y avait pas de processus de modération quand j’ai monté le projet, car je n’avais pas anticipé que Queering the Map prenne une telle ampleur. La plateforme a été plus tard spammée par des partisan·e·s de Trump. Il y a donc eu un besoin de mettre en place un système de modération. Mais pour autant, le contenu n’est pas contrôlé ou modifié s’il ne comporte pas de propos problématiques. Peu importe ce que quelqu’un·e poste, tant que cela ne dépasse pas les règles de modération, ce sera publié. C’est juste que maintenant, cela prend un temps très long, car il y a énormément de personnes qui postent, et il n’y a pas assez de modérateur·rice·s pour faire ce travail. Il y a trois modérateur·rice·s et moi-même qui nous occupons de ça de manière plus ou moins constante. Il y a également des ami·e·s, et des gens que je connais qui aident lorsqu’ils·elles sont disponibles. Envisager un système de modération plus durable et efficace
LL : Une conférence a été donnée en 2017 par Marlon M. Bailey durant laquelle il a déclaré que « la théorie queer est en train d’être construite par les personnes queers en tout temps, que ce soit considéré comme tel ou non par les institutions académiques ou les institutions en général ». J’ai été très inspiré·e par cela, notamment par le fait de penser l’histoire comme étant opposée à l’Histoire, et ce que cela signifie de penser à des expériences actives en tant qu’Histoire, surtout pour une démographie de personnes dont les histoires sont souvent rejetées, écartées, niées, effacées de manière intentionnelle. Essayer de s’éloigner de ce besoin d’historiciser les choses de manière
« J’ai été inspiré·e par le fait de penser l’histoire comme étant opposée à l’Histoire, [...] surtout pour une démographie de personnes dont les histoires sont souvent rejetées, écartées, niées, effacées de manière intentionelle » grandiose ou factuelle était l’une des idées sous-jacentes du projet. Le pouvoir des récits change des vies. Entendre l’histoire de quelqu’un·e d’autre et Suite de l’entrevue en page 6
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ENTREVUE éprouver de l’empathie ou pouvoir s’y reconnaître est tout aussi réel — si ce n’est plus réel — que n’importe quelle narration grandiose et historique. Je suis donc intéressé·e par la manière dont ces deux choses entrent en jeux dans Queering the Map. Il y a en effet des postes très historiques avec un H majuscule, par exemple « c’est ici que cet événement historique a eu lieu », autant qu’il y a des choses comme « c’est ici que cet événement, historique dans ma propre vie, a eu lieu ». Et je veux démontrer que ces deux choses sont toutes les deux valides, et dignes d’être consignées, grâce aux publics potentiels qu’elles peuvent affecter. LD : Pour continuer sur la notion d’inspiration, est
ce qu’il y a d’autres plateformes qui t’ont inspiré·e? LL : Je ne sais pas s’il y a une plateforme en particulier, je dirais tous les espaces différents présents sur Internet, dont beaucoup sont des entités détenues par de grandes sociétés, comme Facebook, Twitter, Instagram, etc… Ces espaces m’intéressent vraiment, mais je suis aussi intéressé·e par les critiques que l’on peut en faire, pour développer d’autres types d’espaces. Pour Queering the Map, l’inspiration serait donc des choses comme le pouvoir d’Instagram comme espace de représentation. Mais ensuite quels sont les écueils d’Instagram? Sinon des choses comme Twitter, une « machine à idées et à paroles », mais là encore quels en sont les limites? C’était plus une tentative de développer des critiques de ces plateformes et corporations, et trouver comment, en déconstru-
isant ces structures, certaines parties peuvent être repensées pour créer un monde social, que l’on considère ou non Queering
« C’est quelque chose que je veux continuer à faire : [...] prendre le monde digital de Queering the Map et le faire exister dans le monde physique pour un court instant, et rassembler les gens » the Map comme un réseau social. Parfois je considère Queering the Map comme un réseau social, des fois je ne suis pas tout à fait sûr·e de cette définition. Mais
c’est clairement inspiré par les critiques des plateformes de réseaux sociaux. Ça émerge en réponse à ce que je considère être les limites des réseaux sociaux prédominants, plutôt qu’être inspiré·e par quelque chose en particulier. LD : Pour conclure, est ce que tu as d’autres projets pour Queering the Map, ou d’autres projets indépendants? LL : Oui, cet été, j’ai mis en place une exposition qui s’appelait « Queering the Map on Site ». C’était une réflexion de ce que cela signifiait de traduire Queering the Map en tant que communauté numérique, en endroit physique et temporaire. Cela a pris la forme d’une exposition de témoignages particulièrement marquants donnés dans le cadre du projet. Au même moment avait lieu un programme public dans le cadre duquel j’ai invité des personnes afin de parler des différents thèmes qui sont explorés par la plateforme. Ces personnes ont animé des ateliers, dans l’optique
de créer des espaces pédagogiques queers alternatifs. Dans ce caslà, à Concordia, il s’agissait d’interroger ce que cela signifie d’occuper temporairement une institution et créer, temporairement, un espace queer dans une institution. Je pense que c’était l’un de mes projets favoris. Cela englobait et répondait à toutes les choses qu’Internet ne pouvait pas faire, toutes ses limites, comme par exemple la présence humaine sous sa forme corporelle, et ce que cela signifie de partager un espace avec des gens. Ce projet répondait totalement à ces questions. Et c’est donc quelque chose que je veux continuer à faire : plus de versions de ce projet « in situ ». Comment prendre le monde digital de Queering the Map et le faire exister dans le monde physique pour un court instant, et rassembler les gens. x Propos recueillis par niels ulrich Coordonnateur de la production
OPINION
Planter, animer, rassembler La serre communautaire d’Inuvik : bien plus qu’un jardin.
violette drouin
Éditrice Actualités
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vril 2019 : la neige qui emmitouflait Montréal avait enfin fondu et la fin de la période d’examens apportait un soupçon de printemps qui nous permettait de sortir de nos carapaces de foulards et de tuques. Pourtant, trois jours plus tard, j’étais de nouveau enveloppée de mon gros manteau d’hiver, affrontant pendant quelques secondes l’immensité de la toundra arctique en plein blizzard. J’ai passé mon été à Inuvik, dans les Territoires du Nord-Ouest, à la confluence des terres Inuvialuit et Gwich’in bordant le delta du fleuve Mackenzie. J’y étais... pour faire pousser des légumes.
d’ailleurs ne rejoint pas Inuvik en mai et en octobre durant les périodes de gel et de dégel du fleuve). Les légumes au supermarché sont chers et peu appétissants — je
survient la question bien plus intéressante : comment jardiner dans une communauté à 200 kilomètres au nord du cercle arctique où il neige de septembre à mai?
Greenhouse, en anglais, ndlr), organisme qui fêtait cet été sa vingtième saison. La serre est située dans un ancien aréna de hockey, qui avait été construit dans les an-
« Avoir accès à des produits sains dans la communauté d’Inuvik est un défi de taille »
(Pas si) incongru Pourquoi jardiner dans une communauté nordique d’à peine 3200 habitant·e·s où il neige de septembre à mai? Facile : parce que manger des produits sains y est un défi de taille. La communauté la plus proche d’Inuvik qui mérite le nom de « ville » est Whitehorse, la capitale du Yukon. Celle-ci est située à 1200 kilomètres au sud, le long d’une route que les entreprises de location de véhicules ne vous laissent pas emprunter avec leurs autos (route qui
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démoli, mais des résident·e·s d’Inuvik ont fait campagne pour qu’il soit transformé en serre à la place. Le toit a été remplacé par des panneaux de polycarbonate, on a fait venir de la terre du terrain de golf voisin, et après quelques rénovations, la serre ouvrait ses portes. La serre fonctionne entièrement
béatrice Malleret pense notamment aux asperges à $37 le kilo, à l’absence presque totale d’aubergines et au brocoli mou qui se met à pourrir après avoir passé une nuit au frigo. Alors
Avec inventivité J’ai eu la chance d’être embauchée par la serre communautaire d’Inuvik (Inuvik Community
nées 1970 en tant que composante du système scolaire résidentiel. Lorsque le pensionnat avoisinant a fermé ses portes, en 1996 (oui, 1996), l’aréna était voué à être
à l’énergie solaire passive — ce qui signifie qu’elle n’est pas chauffée. Elle n’est pas chauffée, et elle n’a pas besoin de l’être, puisque de la fin mai jusqu’en mi-juillet, le soleil ne se couche pas. Non seulement fait-il en général entre 25 et 35 degrés Celsius dans la serre, mais les plantes raffolent de tout ce soleil : elles poussent presque à vue d’œil. Bien que la saison soit courte, il est possible de faire pousser de la rhubarbe, des tomates, des betteraves, du maïs, des tournesols, des framboises et même des pommes : deux jeunes pommiers trônent fièrement au centre de la serre, arborant des fruits minuscules, mais bien réels.
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opinion Dans un esprit communautaire Durant les trois mois que j’y ai passés, ce qui m’a le plus marquée de la serre d’Inuvik est qu’elle est réellement et profondément communautaire — son slogan étant d’ailleurs Fostering community through gardening (Cultiver un esprit communautaire à travers le jardinage, ndlr). Elle opère de façon similaire aux jardins communautaires que nous connaissons dans le sud du pays : des terrains à louer où l’on fait pousser ce que l’on veut. Toutefois, la composante collective est loin de s’arrêter là. Comme la serre nécessite une grande quantité de main-d’œuvre pour maintenir ses installations et pour tenir ses événements, une portion du frais d’adhésion se paye sous forme de 10 heures de bénévolat par lot, pouvant être complétées à n’importe quel moment durant la saison. L’intégration de bénévoles au sein du fonctionnement de la serre permet un rapprochement avec les employé·e·s et approfondit la connaissance des membres quant aux activités quotidiennes qui s’y déroulent. Ainsi, certain·e·s membres de la communauté se proposent d’offrir de l’aide plus approfondie, comme par exemple de légers travaux de plomberie. Les pompier·ère·s de la ville y accomplissent également une tâche essentielle : durant l’été, la serre reçoit de l’eau courante à l’aide d’un boyau, mais avant le dernier gel (d’habitude en juin), ce n’est pas possible. À cet escient, les pompier·ère·s viennent régulièrement avec leur camion remplir les barils d’eau.
de toutes sortes — j’en ai animé un sur des recettes à base de pissenlit — ainsi qu’un café pop-up hebdomadaire. Ce café s’inscrit dans la vision plus globale de la serre en tant qu’initiative pour renforcer la sécurité alimentaire — il y a très peu de restaurants à Inuvik, encore moins de bons restaurants
FoodFit : un cours de cuisine visant à équiper des personnes à faible revenu avec des stratégies pour manger santé. Deux fois par semaine, nous nous rassemblions dans un centre communautaire local pour cuisiner ensemble. J’ai surtout apprécié aider à animer ce programme parce qu’il avait
nutrition comme un gradient personnel et non un but absolu et fixe à atteindre absolument. Travail intercommunautaire La serre d’Inuvik sert également de point focal aux plus petites serres des communautés béatrice Malleret
À part mon jardin et le soleil, l’autre chose ayant occupé une présence constante dans ma vie cet été est la crise climatique. J’en ai remarqué les effets dans le Sud sous la forme d’hivers pluvieux et de canicules, mais jamais avais-je témoigné d’aussi près de ses effets tangibles. L’arctique se réchauffe deux fois plus vite que le reste de la planète. À Inuvik, ce fait n’est pas un sujet dont on parle occasionnellement en politique ou dans les nouvelles, c’est un aspect intrinsèque de la vie de tous les jours.
Approche multidimensionnelle
La liste d’événements notables comprend également du yoga chaud ainsi que d’autres ateliers
J’ai longtemps réfléchi à ma place dans la serre, en tant que personne blanche venant du Sud. Avais-je la légitimité d’entrer dans cette communauté et d’y travailler, sans avoir vécu son histoire? Je n’ai toujours pas la réponse, mais la présence d’un esprit de collaboration qui a engendré ce programme éducatif et bien d’autres initiatives m’a beaucoup inspirée : je n’ai jamais senti que le travail de la serre était une imposition, mais plutôt une option ou un processus d’apprentissage. La crise au premier-plan
Mais cela ne s’arrête pas là. La serre, en réalité, est bien plus que cela : elle est un point focal d’activités communautaires. Comme je m’y attendais, cet été, j’ai jardiné, planté, transplanté, et arrosé. Mais ce à quoi je m’attendais moins, c’est d’avoir aussi organisé des ateliers et un camp de jour, cuisiné, fait la guide touristique, ainsi que vendu des produits au marché local.
La serre est, évidemment, un endroit où jardiner, mais à cela s’ajoute une fonction holistique bien plus importante. En tant que lieu physique, elle organise de nombreux événements, dont l’un des plus populaires est la mise en liberté de coccinelles. L’avantage d’une serre dans le Nord est qu’il y a très peu d’insectes ou d’animaux nocifs, mais les pucerons présentent un problème persistant. Afin d’y remédier, la serre commande chaque année une boîte de coccinelles — prédateurs naturels des pucerons — et invite la communauté à assister à leur mise en liberté. Ce qui fait qu’un matin, je me suis retrouvée en train de transférer des coccinelles (réfrigérées et endormies) dans de petites enveloppes à distribuer aux enfants.
peuvent par la suite retourner dans leurs communautés ayant acquéri des connaissances à partager tout au long de la saison.
( je me questionne même s’il est approprié de mettre « bon » au pluriel), et aucun endroit où se procu-
une approche très différente à la nourriture que d’autres initiatives axées sur manger sainement : il n’y
« La serre est un point focal d’activités communautaires. Cet été, en plus d’avoir jardiné, planté et arrosé, j’ai organisé des ateliers , cuisiné, fait la guide touristique et vendu des légumes au marché » rer un latté. Aucun, sauf la serre, qui, une fois par semaine pendant l’été, sert des repas santé zéro déchet avec autant de produits frais et locaux que possible. Dans cette veine, cette année, la serre offrait pour la première fois le programme
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avait aucune mention de compter les calories ni d’adopter un régime particulier. Nous travaillions avec des nutritionnistes de l’hôpital, qui donnaient de petites sessions éducatives à chaque cours, et ces sessions présentaient une bonne
environnantes — elle leur fournit des plantes et de la formation. Il y a quelques années, des fonds étaient alloués pour que la directrice générale de la serre d’Inuvik se rende dans chaque communauté durant quelques jours afin d’animer les programmes éducatifs. Cette approche ne fonctionnait pas : une personne du Sud venait durant une courte durée dans une communauté majoritairement autochtone et expliquait comment faire les choses. Suite à de nombreux efforts, la serre a reçu la permission de réallouer les fonds afin de faire venir les coordonnatrices des serres en région à Inuvik à la place. Ainsi, nous jardinons ensemble dans le cadre d’un programme collaboratif et hands-on, et les coordonnatrices
Je suis arrivée à Inuvik début mai. Vers la fin du mois, il faisait régulièrement entre 17 et 19 degrés en journée — parfois plus chaud qu’il faisait à Montréal — et personne n’avait vu la glace fondre aussi rapidement. L’été a été pluvieux, dans un endroit normalement si sec qu’il est officiellement classé comme désertique. Impossible d’éviter les mentions de changements quand ils sont si prononcés — les gens partaient à la pêche à la baleine deux à trois semaines plus tôt que d’habitude et les poissons n’étaient plus dans les mêmes lacs. Je peux lister ces faits, mais je peine à exprimer l’angoisse fondamentale qu’ils génèrent ; dans le Nord, la dépendance à la terre et ses saisons est infiniment plus marquée. Ce n’est pas seulement plus de pluie ou moins de neige : si le fleuve ne gèle pas, il n’y a pas de route en hiver. Si le pergélisol fond, les bâtiments s’écroulent et l’eau du fleuve est absorbée. Si nous n’agissons pas, des communautés et des écosystèmes entiers seront perdus. Et je ne crois pas que la sécurité alimentaire et les changements climatiques soient, au final, des enjeux si différents. Si nous voulons vaincre la crise climatique, nous aurons besoin de communautés fortes et de sources locales d’alimentation. Des initiatives telles que la serre communautaire d’Inuvik font pour moi partie intégrante de la solution ; elles permettent de faire un pas vers l’autosuffisance tout en rassemblant et en impliquant la communauté. À mon retour d’Inuvik, je porte donc deux émotions en moi : l’angoisse d’avoir vu de si près la crise existentielle à laquelle nous sommes confronté·e·s et l’espoir de savoir que nous sommes capables d’y faire face. x
société
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culture
Spécial création
artsculture@delitfrancais.com
texte : lucille fradin VISUEL : évangéline durand-allizé
Flâneries solitaires Alors que l’on quitte doucement l’hiver pour les beaux jours, que les vestes légères remplacent les longs manteaux, que les arbres se parent de nouveaux bourgeons, le corps et le cœur crient de nouveau aux flâneries solitaires.
Marcher, tourner, hésiter. Revenir en arrière pour finalement s’engouffrer dans une rue déserte, se laisser guider par le bon vouloir de ses jambes avant de trouver une terrasse ensoleillée. Prendre place. Prendre place là où le soleil de fin de journée viendra caresser notre peau, ce soleil encore trop doux pour nous faire plisser des yeux, mais assez puissant pour rougir le monde l’espace d’un instant.
Commander un café. Un café allongé, histoire de faire durer le plaisir, même si l’on sait pertinemment que le fond de tasse se boira froid et que son goût âpre nous collera à la gorge jusqu’au souper. Puis, se délecter du ballet humain prenant place sous nos yeux. Tenter d’en saisir la logique, en vain. Là, devant nous, virevolte un micro-échantillon révélateur de la large palette humaine : les amants imprudents jalousent les amoureux complices, les joggeurs éreintés peinent à éviter les démarches hésitantes des petits vieux, les femmes enceintes s’inquiètent des mères de famille exaspérées par leur progéniture turbulente, les hommes d’affaires faussement occupés fantasment sur la naïveté des lycéens...
Tous. Tous se côtoient sans pour autant se rencontrer. Tous apportent cette atmosphère si légère au début de printemps. Tous sont si lointains, si inconnus, si mystérieux, si insaisissables et à la fois si prévisibles. Parfois, un geste, une intonation, un regard suffisent à trahir leur façade pourtant si énigmatique, et l’on devine alors un bout de quotidien de chacun d’entre eux. Des cernes visibles : signe d’une nuit trop courte remplie de débats enflammés? Ou d’ébats flamboyants? Débattable... Un visage creusé par une rupture imminente? Un sourire pétillant transpirant un amour nouveau? Ou, au contraire, une moue manifestant une routine agaçante?
Enfin, alors que la trajectoire quotidienne du soleil s’achève, que les terrasses se libèrent, que la brise du soir réveille notre corps, nous extirpant ainsi de cet état d’observation passive, on se lève, les jambes encore engourdies et ce n’est que partie remise pour un autre de ces ballets incongrus.
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culture
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3 Numéro un. Je te vois. Toi. De l’autre côté de la rue, de l’autre côté de la vitre. Campé sur tes jambes, ancré dans l’inexplicable, tu fais vibrer ton absence et tu vomis ma dépendance. Puis tu frappes.
texte : florence lavoie VISUEL : évangéline durand-allizé
Tu frappes de ton visage, de ton cou, de ta mâchoire, de tes reins, de tes doigts. De tes yeux. Tes yeux. Tes yeux dont je ne goûte plus la couleur. Tes yeux en tempête, tes yeux creusés dans mes paumes, tes yeux eucalyptus. Où bout un hiver musqué. Où habitent tes rêves agrandis et ton futur statufié. Tes yeux qui appellent l’ailleurs,
Numéro deux.
tes yeux sans racines. Tes yeux qui tatouent mon dos de ton presque men-
L’autre.
songe. Tes yeux qui croisent mon corps et qui me salissent de colère.
Je t’entends. Batterie et guitare s’entremêlent, frappent les premiers accords, le chanteur se fait brutal et je t’entends. Ta folie fertile, le miroir de tes entrains, les visages que tu revêts, tout me
Numéro un.
revient. Ton toi tout entier, en orages et en proximité, à grands coups de
Je te vois.
lumière te creuse un chemin et chasse les départs. Tu peins de ton bleu
Ta violence pénètre mes iris tandis que le ravage avale les mois. Le
magnifique et borné le statique, tu taches mes tempes de ton son trop
désincarné s’impose et la rage brûle en sillons sur mes joues. Ta peau
présent, qui se fait charbon puis brûle la scène et ses mille enfants.
comme de la braise appelle et brûle ton nom sur la mienne, brûle l’interdit qui a fait sans bruit de toi et moi un tas de cendres. Je te vois et je veux te faire mal. Répéter ce mal à elle, ce mal à moi. Laisse-moi t’écorcher, moi aussi. Laisse-moi détruire en marées le partage coincé dans ma gorge, la naïveté qui me cloisonne les poignets. Laisse-moi achever ton indifférence et loger sous mes ongles les instants de fumée. Laissemoi en te respirant te cracher fuck you et le graver sous tes paupières. Je te vois. Je te vois et je tombe.
Numéro deux. Mes côtes s’ouvrent et tu t’enfuis.
Mais je t’entends toujours, clouée dans mes opioïdes, au fond du gouffre de mon lit. Je t’entends. Ton diaphragme résonne et ton corps déplace l’espace. Tes mains figent et froissent l’automne, puis tu craques une allumette et ton murmure s’embrase, ta tête s’engloutit. Puis dans ta gorge ton art éraillé emplit les sièges vides de rouille et tache
Numéro un.
de drogue le théâtre embaumé. Tes spectres t’applaudissent et le feu s’éteint.
Tu ne vois rien mais tu possèdes tout.
Je t’entends toujours. Proust s’essouffle et je t’entends toujours.
Ma pensée, la fertilité de mon crayon, cette langue que tu exècres dont j’ai fait ma reine à la première lumière. Ton goudron lave ma prose et ton silence me casse les jambes. Ton absence s’installe à chaque mot tandis que je souille le papier de mes souvenirs en désastre.
Numéro un. Je te vois. Dans les lettres éparses dans mon cahier, dans tes gyrophares imprimés sur ma rétine, dans le jour qui se fige et les mois qui s’étiolent, dans les visages nus des hommes animaux qui me narguent. Je te vois partout, je te vois sans t’entendre. Je te vois mais tu ne me vois plus.
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Autant tu es le reflet d’un visage sur la vitre du métro la goutte qui glisse et son écho
tu es la cuisse chaude d’un étranger la photo vieillie d’un nouveau-né
tu es la page pliée dans mon livre la blanche minceur du givre
tu es le chemin creusé par les vers le pavé trempé d’hier
tu es la vibration de l’aiguille l’éclat dans mes pupilles
tu es la fleur dans l’ombre du tronc l’océan qui tourne en rond
tu es la promesse de l’horizon bleu le vent dans les cheveux
tu es le sable sur mes genoux mouillés l’odeur du vingt-six juillet
tu es le cliquetis au pas de la porte le soir rougeâtre qui chuchote
tu es le carrelage sous le filet de lumière le chant anonyme de la pierre
tu es le miroir brouillé de la salle de bain la croûte fait maison du pain
tu es la première dent de lait la dernière bougie soufflée
tu es le goût du dentifrice à la barbe à papa il y a autant de toi que de moi.
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culture
texte : Elissa Kayal VISUEL : évangéline durand-allizé
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Passion accidentée Le soleil épouse mes formes Resplendit sur le sable Jusqu’au creux des vagues Au loin Les éclats argentés Appellent ma rétine Et les flots constants Bercent mon âme Je tressaillis à l’idée D’immerger mon corps frêle Dans ces eaux puissantes Rejoindre cette harmonie Y couvrir mes peines D’un coup, mes membres s’agitent S’excitent jusqu’à se mettre en marche Arc réflexe de la passion L’élan m’emporte vers l’allégresse Je plonge tête première Avec tous mes bagages Je me remplis tout entière D’un liquide glacé, épineux Des tambours retentissent Me percent la peau Les ondes me percutent Tour à tour Je me perds Entre la surface Et le tréfonds Tirée D’un côté Aspirée De l’autre
Mon corps ne m’appartient plus Mes muscles se débattent Mais ma conscience Reste figée Je ferme les yeux Puis m’évapore … Quand je sors Je suis recouverte de sable Dessous Ma peau est rouge, tourmentée Mes vêtements et mes cheveux sentent l’eau salée L’odeur Me dégoûte Mon corps est lourd Incapable Je me laisse tomber À genoux Puis À plat ventre Mon visage est tourné vers l’horizon, Je fixe Le vide À l’intérieur de moi Le soleil brille toujours mais Au loin Je ne vois Que la mort Pourtant, en regardant la mer Il me vient encore l’envie De m’y jeter
texte et visuel : cloé vienneau le délit · mardi 5 novembre 2019 · delitfrancais.com
culture
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Philosophie Prose d’idée
philosophie@delitfrancais.com
« Nous voyons à l’oeuvre dans l’expérience de l’art une expérience véritable, qui n’est pas sans changer celui qui la fait et nous nous interrogeons sur le mode d’être de ce que l’on apprend ainsi. Nous pouvons espérer de la sorte une meilleure compréhension de ce qu’il en est de la vérité de l’art, qui vient là à notre rencontre. » Hans-Georg Gadamer
Une défense de la sentimentalité Être émotif est-il toujours synonyme d’irrationalité? Alice Pessoa de Barros
Contributrice
L
a sentimentalité n’est que le jour férié du cynisme. Comme beaucoup de philosophes et d’auteurs avant lui, Oscar Wilde semble associer ici la sentimentalité avec un manque de rationalité et une incapacité à réagir adéquatement face à certains événements. L’écrivain James Joyce qualifiait d’ailleurs la sentimentalité comme « de l’émotion non méritée », comme s’il était nécessaire d’avoir vécu une expérience similaire à ce qui nous est présenté pour « avoir l’autorisation » d’être touché.
un cours d’histoire. Bien que les deux contextes transmettent les mêmes informations, la réceptivité est donc variable.
celle-ci, alors on condamnerait un aspect crucial de la production esthétique, on lui enlèverait toute subjectivité.
Cette approche sociétale de la sentimentalité n’est peut-être pas anodine. Après tout, c’est bien à cause du constructivisme social qu’une femme sentimentale sera plus susceptible d’être acceptée comme telle sur la place publique qu’un homme au même tempérament.
En ce sens, peut-être que, lorsqu’il est question de sentimentalité, nos ressentis sont exagérés, sans pour autant que cela n’implique qu’ils soient nécessairement inauthentiques. Ils reflètent alors de réels sentiments mis davantage de l’avant.
Donc, bien que savoir faire preuve de sensibilité devant certaines productions puisse nous être rassurant, il est peu probable que ce soit une justification valable de la sentimentalité. Rationalité et mise en scène Finalement, peut-être aurions-nous tout simplement besoin d’une mise en scène. L’être humain est impressionnable
À cet effet, se laisser emporter par ses émotions devant certaines productions artistiques ou cinématographiques est souvent critiqué étant donné que la sentimentalité, par définition, implique que l’on laisse place à des sentiments souvent jugés superficiels, ceci au détriment de la raison. Laisser échapper une larme devant le drame d’un film ou être fortement ému en observant une oeuvre d’art romantique n’est pourtant pas rare pour beaucoup. À cet égard, pourquoi certains font-ils preuve de sentimentalité? Celle-ci est-elle nécessairement synonyme d’irrationalité? Adopter une approche sociétale On prétend parfois que les personnes sentimentales jouent la comédie, qu’elles ne ressentent pas réellement ces émotions, et que c’est simplement dans un contexte particulier (une salle de cinéma, par exemple) qu’elles s’autorisent ces émotions régulièrement qualifiées de disproportionnées. On adopterait donc un certain rôle lorsque l’on est présenté à une histoire dramatique ou à une oeuvre émouvante. On penserait reconnaître les intentions de l’artiste, comme si l’on savait que, devant telle ou telle oeuvre, l’on aurait le droit de se laisser emporter par l’émotion, car c’est cela même que l’on souhaiterait de notre part. On sait que, dans ce contexte précis, il n’est pas anormal de faire preuve de sentimentalité. La preuve est telle que beaucoup seraient capables d’être émus en regardant un documentaire concernant un événement tragique, mais pas s’ils en entendaient parler dans
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philosophie
ÉvangÉline durand-allizé
Mais, même si toute cette sentimentalité n’était qu’un masque, peut-on qualifier celle-ci d’intrinsèquement mauvaise? Il semble y avoir un consensus autour du fait que le jeu de la comédie, lorsqu’il est question de sentiments, n’est pas quelque chose de souhaitable. Cependant, le milieu artistique ou littéraire ne vit-il pas en grande partie aux dépens de ce que leurs oeuvres nous procurent? Si la littérature ou le cinéma ne nous procuraient aucune émotion, il serait plus difficile d’apprécier la qualité esthétique ou narrative de l’oeuvre, et n’est-ce pas là l’une des visées de l’art? Si l’on observait n’importe quelle oeuvre d’un point de vue purement objectif et détaché, sans la remettre dans son contexte ni se questionner sur la signification que l’on pourrait donner à
Une réassurance morale Est-ce que l’on se sent mieux lorsque l’on remarque être ému par une certaine oeuvre? C’est l’une des théories qui fut abordée afin d’expliquer la provenance de la sentimentalité. Pour certains, les personnes faisant preuve de sentimentalité le font pour se donner bonne conscience, pour pouvoir affirmer qu’elles sont bel et bien dotées de moralité en raison de l’émotion vécue devant telle production tragique. Cependant, il semble douteux d’avancer que la réponse émotionnelle que l’on a face à certaines oeuvres puisse réellement témoigner de notre caractère moral. Si c’était le cas, il serait possible de reprocher à quiconque ne s’effondrant pas en regardant les nouvelles d’être insensible.
et, souvent, il suffit de quelques coups de feu et d’un morceau émouvant en arrière-plan pour faire d’un coup surgir des émotions ; on a beau être rationnel, une oeuvre romancée est plus susceptible de nous mouvoir que nos cours d’histoire, alors même que ceux-ci sont pourtant remplis d’atrocités sans nom. Devenonsnous systématiquement irrationnels lorsque l’on est face à une mise en scène? Si l’on prend l’exemple d’une pièce de théâtre, il semblera plus facile d’être ému lorsque celle-ci est mise en scène plutôt qu’en la lisant simplement. Voir les émotions des personnages prendre vie devant nos yeux facilite souvent notre capacité à être empathique, puisque l’on peut se reconnaître dans les acteurs, dans leurs façons de réagir à certains évènements. De plus, l’immersion dans un décor et une performance peut
également faire surgir certaines émotions puisque l’on se coupe en partie du monde réel pendant un moment. D’un point de vue puriste, il serait préférable de savoir apprécier la qualité d’une oeuvre sans que celle-ci ne soit mise en scène de manière à nous impressionner, cela afin d’être en mesure de prioriser le fond plutôt que la forme. En revanche, il ne semble pas impossible de pouvoir apprécier une oeuvre et d’y associer une réponse sentimentale tout en demeurant rationnel. Le spectateur est bien conscient que ce personnage qui s’effondre sur scène n’est pas réellement blessé, mais la façon dont celui-ci est mis en scène peut faire surgir certaines émotions, sans pour autant signifier que le spectateur n’a pas compris l’oeuvre d’un point de vue rationnel. En fin de compte, peut-être que l’idée selon laquelle les sentimentaux sont irrationnels réside dans l’incapacité à réellement discerner les motivations de ces derniers. Beaucoup ont réfléchi sur le sujet mais peu ont trouvé un motif précis qui pourrait expliquer pourquoi certaines personnes font preuve d’une réponse émotionnelle démesurée lorsque l’événement n’est que fictif ou s’est produit dans la vie de quelqu’un d’autre. Alors on pourrait se demander pourquoi la sentimentalité est-elle si souvent critiquée alors qu’il n’y a en réalité pas de moyen objectif de savoir ce qui distingue une réponse émotionnelle démesurée d’une réponse émotionnelle adaptée. De plus, même les émotions les plus sincères peuvent provenir d’un raisonnement irrationnel, mais ceci ne les rend pas moins authentiques.x
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