Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill
Mardi 12 novembre 2019 | Volume 109 Numéro 10
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Éditorial rec@delitfrancais.com
Volume 109 Numéro 10
Le seul journal francophone de l’Université McGill RÉDACTION 380 Rue Sherbrooke Ouest, bureau 724 Montréal (Québec) H3A 1B5 Téléphone : +1 514 398-6790 Rédacteur en chef rec@delitfrancais.com Grégoire Collet
Soutien pour l’Indigenous Equity Fee L’équipe du délit
L
a période de vote pour l’Indigenous Equity Fee (Frais d’équité autochtone en français)commence ce mardi 12 novembre sur la plateforme web de l’AÉUM. La motion proposant ce frais avait été écrite en fin septembre par Tomas Jirousek, commissaire aux Affaires autochtones et avancée par la v.-p. aux Affaires universitaires Madeline Wilson. Le Délit appuie la mise en place de ce frais qui, si accepté, devrait être appliqué en hiver 2020.
Le frais d’équité autochtone, pour lequel les étudiant·e·s des deux campus devront cotiser $1 par semestre de manière non-optionnelle, permettrait l’existence de projets liés aux luttes des étudiant·e·s autochtones sur le campus et garantirait une certaine autonomie au comité aux Affaires autochtones. Si l’on considère que l’exécutif de l’AÉUM est constitué majoritairement d’étudiant·e·s allochtones, il paraît évident que les décisions relevant de la protection et l’épanouissement de leurs pairs autochtones ne leur reviennent pas. Les raisons de la nécessité d’un tel frais sont plus amplement expliquées dans l’article « Autonomie des Affaires autochtones » (p.5). Le Délit apporte son soutien au commissaire aux Affaires autochtones dans la campagne pour le vote de ce frais. La force de la campagne du changement de nom, et la violence de certaines réponses l’année dernière ont mis en évidence le manque de système de soutien pour les étudiant·e·s autochtones. Alors que certain·e·s se sont retrouvé·e·s face à un mur institutionnel et à un racisme anti-autochtone, il est aujourd’hui primordial que ces luttes ne se fassent plus au frais d’un épuisement physique, mental et financier de ceux·celles qui les portent. Le frais permettrait non seulement à ces étudiant·e·s de se reposer sur une structure plus stable et favorable à des conditions de travail plus saines, mais engage aussi une reconnaissance claire des enjeux qui les entourent. De plus, Le Délit reconnaît l’importance de cet ajout financier pour permettre l’épanouissement des étudiant·e·s autochtones sur le campus, à travers des aides financières individuelles et des passerelles solidifiées avec les communautés autochtones présentes à McGill et Tiohtiá:ke/Montréal. L’effort que constitue ce frais participe à la reconnaissance des discriminations et oppressions dont souffrent les étudiant·e·s autochtones à McGill et leur donnerait une chance de faire contre-pouvoir face à une administration inerte. La période de vote s’achève le 15 novembre à 17h et l’équipe du Délit encourage ses lecteur·rice·s à voter « oui ». x
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2 Éditorial
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le délit · le mardi 12 novembre 2019· delitfrancais.com
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Le Festival Zéro Déchet
Le Délit a assisté à l’événement prônant un mode de vie écoresponsable. Mélina nantel
Une popularité grandissante
C
En octobre 2016, alors qu’elles prenaient un café à la Plaza Saint-Hubert, deux blogueuses zéro déchet ont eu envie de mettre sur pied un projet qui dépassait les limites du web. Entraînant plusieurs militantes et militants dans leur idée, c’est un an plus tard que voit le jour la toute première édition du Festival Zéro Déchet, en octobre 2017. Unique en son genre au Québec, le Festival a depuis gagné en popularité : une journée supplémentaire s’est ajoutée au programme cette année et l’événement occupe désormais le double de sa superficie initiale.
Éditrice Culture
ette année marque la troisième édition du Festival Zéro Déchet de Montréal. Ayant pris place au marché Bonsecours les 8, 9 et 10 novembre derniers, le Festival réunit chaque année des dizaines d’artisanes et d’artisans s’inscrivant dans une démarche écoresponsable. Présentant une foule d’activités — conférences, salon des exposants, ateliers pratiques et appartement-témoin — ce grand rassemblement montréalais s’adresse à tou·te·s celles et ceux qui souhaitent s’informer sur la consommation responsable, qu’un mode de vie zéro déchet soit enclenché dans leur quotidien ou non. Le Festival est un événement qui se veut instructif, informatif et accessible ; la curiosité seule est requise afin d’y trouver son compte et d’y apprendre de nouvelles habitudes.
Tendre vers le zéro déchet Parmi les dizaines de conférences et panels ayant pris place, des sujets aussi variés que la finance écoresponsable, le minimalisme, l’agriculture urbaine,
entre autres, ont été abordés. Tous·te·s cherchent à démocratiser le mode de vie zéro déchet, notamment en décomplexant la culpabilité qui y est parfois conjointe. La porte-parole du Festival, Ève Landry, rappelle d’ailleurs cette notion qu’elle juge fondamentale : « Souvent, on ne se lance pas dans le zéro déchet parce qu’on a peur de ne pas faire assez, de ne pas faire bien, mais c’est faux, chaque geste compte. » Pour elle et de nombreux·ses festivalier·ère·s, l’essentiel n’est pas d’atteindre à tout prix l’idéal zéro déchet — l’important est davantage de tendre vers cette démarche écoresponsable, en faisant le mieux possible selon nos conditions de vie et nos limites. Au quotidien Dans la foire des 90 exposant·e·s regroupé·e·s au Festival, un éventail de produits naturels et écologiques
katarina mLadenovicova sont proposés à celles et ceux souhaitant diminuer quotidiennement leur empreinte écologique. Que ce soit en achetant ses aliments en vrac, en utilisant des produits cosmétiques biodégradables ou encore en privilégiant les commerces locaux, les gestes quotidiens sont nombreux et significatifs pour lutter contre les changements climatiques. La tenue de ce genre d’événement contribue également à atteindre des niveaux de
pouvoir qui dépassent l’implication citoyenne : le Festival s’inscrit dans une volonté de promouvoir l’écoresponsabilité à la fois dans la sphère personnelle et institutionnelle.x Pour en savoir plus sur le mouvement zéro-déchet au Québec : L’Association québécoise Zéro Déchet (https://www.aqzd.ca/)
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Actualités
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campus
Panel sur la loi 21 Quatre avocat·e·s se sont exprimé·e·s sur la Loi sur la laïcité de l’État. gabrielle genest
fernanda muciño
Contributrice
L
a Société Runnymede de McGill a organisé le 4 novembre dernier au tribunal-école Maxwell Cohen un panel de quatre avocat·e·s qui ont exposé leurs positions respectives sur la loi 21. Le Pr Daniel Turp et Me Julie Latour y étaient favorables, tandis que le Pr Maxime St-Hilaire et Me Coline Bellefleur étaient contre. La discussion, modérée par l’honorable Louise Otis, anciennement juge à la Cour d’appel du Québec, était divisée en deux thématiques : l’effet — utile ou préjudiciable — de la loi 21 sur la société et la constitutionnalité de cette loi controversée.
Me Bellefleur a argumenté contre la constitutionnalité de la loi 21 en faisant valoir le flou et l’imprécision du qualificatif « [qui] soit raisonnablement considéré comme référant à une appartenance religieuse » énoncé par la loi pour désigner un signe religieux. Le risque de dérive quant à ce critère pouvant, selon Me Bellefleur, partir dans tous les sens est une crainte réelle et non théorique ; pour en avoir la preuve, elle a invité le public à regarder vers la France, où de jeunes filles ont été renvoyées de l’école à la maison pour leur port du foulard. L’avocate a par ailleurs avancé que l’argument de la violation du partage des compétences tenait la route : en l’absence de toute justification rationnelle pour légiférer comme il le souhaitait, le Parlement a légiféré sur la morale avec la loi 21, tombant du coup dans le champ fédéral de compétences. Le Pr St-Hilaire a lui aussi défendu la thèse d’une violation du partage des compétences. Il a stipulé que les provinces n’ont pas compétence pour adopter des lois à caractère religieux (ce qui inclut la non-croyance) au sens juridique du terme de façon restrictive à la liberté de croyance, que les droits de la personne sont un domaine partagé et que la Loi constitutionnelle de 1867 ne donne pas une compétence religieuse illimitée aux provinces.
Utilité de la loi 21 La discussion sur le premier thème a été entamée avec la perspective du camp du « pour ». Me Latour a affirmé que la laïcité n’était pas antireligieuse, mais plutôt « le socle du pluralisme », permettant au peuple de se reconnaître dans l’État grâce au caractère neutre de ses représentant·e·s. La neutralité de l’État, a-t-elle avancé, est intrinsèque à la liberté de religion et à la primauté des lois de l’État de droit sur celles de toute religion. Me Latour a également abordé le long processus québécois de déconfessionnalisation, tant dans les écoles que dans le Code civil, comme justification historique de la poursuite de la laïcité de l’État. De son côté, le Pr Turp a vanté l’utilité de la Loi 21 en avançant que le principe de la laïcité de l’État devrait être enchâssé dans une loi fondamentale tant pour donner suite à une réclamation de la société québécoise que pour offrir une clarté aux tribunaux sur ce principe jusqu’à maintenant ambigu, non-enchâssé et adressé au cas par cas. Du côté des opposant.e.s, Me Bellefleur a entamé l’argumentaire contre la loi 21 en affirmant que la controverse actuelle ne porte pas sur la laïcité — principe dont la validité n’est pas en question — mais bien sur la Loi sur la laïcité de l’État. Selon Me Bellefleur, cette loi légifère plutôt sur l’apparence des gens et fragilise l’État de droit en invoquant la clause dérogatoire, une disposition permettant au Parlement d’exempter une loi de l’application de certains droits de la Charte canadienne des droits et libertés. Elle a contesté l’idée que la loi 21 venait combler un vide juridique en affirmant que les quatre principes défendus par celle-ci (« la séparation de l’État et des religions, la neutralité religieuse de l’État, l’égalité de tous les citoyens et citoyennes ainsi que la liberté de conscience et la liberté de religion »)
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Actualités
à tous·te·s, car elle défend le droit fondamental de tous·te·s d’avoir un État laïc.
Débat libre et questions
sont déjà reconnus dans la jurisprudence. Le Pr St-Hilaire a, de son côté, avancé l’inopportunité de la loi 21 étant donné la pénurie de maind’œuvre actuelle et a affirmé qu’il n’y avait pas de légitimité à l’utilisation « massive et allègre » de la clause dérogatoire tout en critiquant les arguments selon lesquels il existerait une tradition civiliste et historique justifiant la séparation rigide de l’État et des religions. Constitutionnalité de la loi 21 Le Pr Turp a ouvert le débat sur le deuxième thème en distribuant
au public un tableau présentant les arguments des trois affaires contestant la constitutionnalité de la loi 21 présentement devant les tribunaux. En réponse à l’argument voulant que la loi 21, en imposant une norme juridique de non-croyance, porte sur le droit criminel — une compétence fédérale — et viole ainsi le partage des compétences, il a stipulé que, comme la loi n’interdit pas le mal, elle ne tombe pas dans le domaine du droit criminel. Quant aux arguments avançant une violation des principes constitutionnels (primauté du droit, démocratie et protection des minorités, indépendance judiciaire), il a
maintenu que ceux-ci ne peuvent être opposés lorsqu’on se trouve en présence de l’exercice de la souveraineté du Parlement, soit l’Assemblée nationale. Me Latour a quant à elle avancé que la laïcité ouverte qui prévalait avant la loi 21 n’était pas conforme à l’État de droit et que la Cour suprême, lorsqu’elle avait souligné l’absence de définition claire de la notion de neutralité religieuse dans Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), avait en fait émis un appel à légiférer sur cette question, appel auquel répond la Loi sur la laïcité de l’État. Me Latour a par ailleurs soutenu que la loi 21 profite
Cette dernière a vu quelques échanges enflammés (versant parfois dans la cacophonie) entre Me Latour et Me Bellefleur sur la juste interprétation de l’affaire Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville). La période de questions, très courte, n’a pas permis à tous·te·s les panellistes de s’exprimer sur des enjeux soulevés par les étudiant·e·s dans la salle tels que l’égalité femmes-hommes, le prosélytisme religieux et les concessions pouvant être faites à l’autre côté du débat. L’honorable Louise Otis a conclu le panel de discussion avec des statistiques sur l’appui de la population tant québécoise que canadienne à la laïcité de l’État, une intervention qui a poussé certain·e·s membres du public à s’exclamer ironiquement à voix haute « What neutrality! » devant ce qui était perçu comme une prise de position en faveur de la loi de la part de la modératrice. Ce débat avait lieu au sein d’une université qui, le 16 juin dernier, a vu son administration émettre un communiqué énonçant la crainte que la loi 21 ne « restreigne inutilement les occasions professionnelles pour certains de [ses] étudiants. » x
le délit · mardi 12 novembre 2019 · delitfrancais.com
campus
Autonomie des Affaires autochtones Raisons d’être du frais d’équité autochtone. violette drouin
katarina mladenovicova
Éditrice Actualités
L
e vendredi 8 novembre dernier, le commissaire aux Affaires autochtones de l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM), Tomas Jirousek, membre de la nation Kainai, territoire du traité 7 et de la confédération Blackfoot, a animé une session d’information sur le frais d’équité autochtone (Indigenous Equity Fee, en anglais, ndlr), dont la création sera soumise à un référendum étudiant du 12 au 15 novembre. Le Délit s’y est rendu.
Tumulte à l’AÉUM Le 8 novembre, l’AÉUM a émis un communiqué en soutien aux mesures d’autonomisation des Affaires autochtones et condamnait des remarques racistes affichées récemment sur la plateforme Reddit, dirigées vers Jirousek et vers l’autonomie du comité aux Affaires autochtones. Selon le communiqué, « ces remarques haineuses […] démontrent combien cette autonomie est nécessaire » et « l’AÉUM doit être soumise à des réformes afin de prioriser les voix étudiantes autochtones ».
Indépendance financière Tomas Jirousek a expliqué que la création de ce frais, qui serait 1$ par étudiant·e par semestre, sans dérogation possible, permettrait au comité aux Affaires autochtones de devenir indépendant de l’AÉUM et d’autres initiatives autochtones sur le campus en matière de finances. Ainsi, les Affaires autochtones n’auraient plus à compter sur la bonne volonté de l’AÉUM, et d’autres groupes autochtones sur le campus, telle que la First Peoples’ House, seraient libres d’utiliser leur budget afin de subventionner d’autres besoins. Jirousek citait en exemple la campagne Changez le nom, qui a eu lieu l’an passé, disant qu’il avait débuté le projet sans argent et avait dû trouver lui-même des sources de financement auprès de l’AÉUM et d’autres groupes en plus de gérer la campagne. Deux nouveaux postes Présumant l’adoption du frais, le comité aux Affaires autochtones serait, l’an prochain, en mesure d’engager deux autres employé·e·s étudiant·e·s, en plus du·de la com-
des projets de partenariat avec la communauté autochtone urbaine de Montréal et de la possibilité de traduire certains documents de l’AÉUM en kanien’kéha.
missaire. Les deux postes planifiés sont celui d’un·e chercheur·euse en équité autochtone (Indigenous Equity Researcher, en anglais, ndlr) et d’un·e coordonnateur·rice des campagnes. Cette première personne serait responsable du suivi de l’implantation par l’administration mcgilloise des recommandations du groupe de travail sur les études et l’éducation autochtone du vice-principal exé-
daté d’élaborer les recommandations nécessaires afin de parvenir à adresser l’héritage d’injustice envers les personnes autochtones de l’Université McGill. En 2017, il avait présenté 52 appels à l’action, dont le changement de nom des équipes sportives masculines. L’administration dit être en train de veiller à la mise en place de 38 de ces appels. Le·a chercheur·euse en équité autochtone aurait donc
« Le comité aux Affaires autochtones serait également en mesure de fournir de l’aide financière à d’autres groupes » cutif, Christopher Manfredi. Ce groupe de travail avait été créé en 2016 dans le cadre de la sortie des appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation du Canada. Le groupe avait été man-
pour tâche de consulter les diverses initiatives autochtones présentes sur le campus afin de s’assurer que l’administration dise vrai, et de tenir cette dernière responsable en matière de réconciliation.
Le·a coordonnateur·rice des campagnes, quant à lui·elle, organiserait le suivi de ces trouvailles, que ce soit sous la forme de campagnes, de manifestations, ou autre. Aide à d’autres groupes Dans le cadre du frais d’équité autochtone, le comité aux Affaires autochtones serait également en mesure de fournir de l’aide financière à d’autres groupes, tels que l’Alliance des étudiant·e·s autochtones (ISA, Indigenous Students’ Alliance, en anglais, ndlr) et individuellement à des étudiant·e·s autochtones afin de faciliter l’accès à l’hébergement, à la nourriture et aux services d’urgence. Étant compris dans le portfolio des Affaires autochtones, ces fonds seraient plus faciles d’accès aux groupes et personnes qui en ont besoin. Jirousek a de plus mentionné
La v.-p. aux Affaires internes de l’AÉUM, Sanchi Bhalla, dont la démission avait été demandée en octobre par plusieurs groupes autochtones sur le campus pour manque de soutien, n’a pas signé ce communiqué, la seule membre de l’exécutif à ne pas le faire. Bhalla a clarifié dans un courriel adressé au Délit que « le commissaire aux Affaires autochtones [lui] a spécifiquement demandé de ne pas être signataire [du communiqué] et a à la place mandaté la publication d’excuses personnelles [de sa part] la semaine prochaine ». Jirousek a quant à lui affirmé par courriel que « malheureusement, les étudiant·e·s autochtones n’ont pas une bonne relation de travail avec la v.-p. aux Affaires internes, et nous n’avons pas pu travailler avec elle afin de condamner le racisme anti-autochtone à McGill ». Il a ajouté vouloir se concentrer sur aborder les commentaires en question et non sur les actions de la v.-p.x
québec
La CAQ suspend la réforme du PEQ Le gouvernement a fait marche arrière suite à la forte opposition au projet. Éditeur Actualités
du Québec leur permettant d’immigrer dans la province.
e gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ) a annoncé vendredi dernier la suspension de la modification du Programme de l’expérience québécoise (PEQ). Le PEQ vise à permettre aux étudiants internationaux et aux personnes possédant de l’expérience de travail au Québec de recevoir en accéléré un Certificat de sélection
La réforme, orchestrée par le ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration Simon Jolin-Barette, visait à restreindre l’accès au programme aux étudiants inscrits dans certains programmes universitaires et non à tous les étudiants inscrits au Québec. La réforme était également rétroactive, retirant le droit des personnes étudiant
antoine milette-gagnon
L
le délit · mardi 12 novembre 2019 · delitfrancais.com
actuellement au Québec. Le projet a fait l’objet d’une vive opposition, tant de la part des partis de l’opposition que de l’opinion publique. Mercredi, à la suite de témoignages d’étudiants n’étant plus admissibles au programme advenant la réforme, le gouvernement a décidé d’ajouter une clause de droits acquis pour les étudiants déjà présents au Québec. Le gouvernement a finalement décidé de suspendre indéfiniment le nouveau règlement pour pouvoir
consulter les acteurs économiques et universitaires impliqués. Plusieurs associations étudiantes comme la Fédération des associations étudiantes de l’Université de Montréal (FAÉCUM), la Confédération des associations d’étudiants et étudiantes de l’Université Laval (CADEUL) et l’Union étudiante du Québec (UEQ) avaient vivement dénoncé le projet de modification. L’Université McGill a indiqué par communiqué que « ces modifications viendront
complexifier de façon significative l’accès au PEQ pour bon nombre d’étudiants et de membres du personnel enseignant qui souhaiteront venir au Québec, ce qui aura des conséquences défavorables pour le Québec ». L’AÉUM est restée silencieuse sur le sujet, le v.-p. aux Affaires externes Adam Gwiazda-Amsel indiquant par courriel que l’association avait prévu de décider de sa position officielle au Conseil législatif du 14 novembre. x
Actualités
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analyse politique
Un électorat sans conviction? Le Délit se penche sur la pplace du vote stratégique dans notre système politique. Augustin Décarie
Éditeur Actualités
À
chaque campagne électorale, on appelle les électeurs et électrices à voter « avec leur cœur », avec « leurs valeurs », ou encore à ne pas « gaspiller leurs voix ». Cette année, Justin Trudeau a appelé au vote stratégique tandis que ce dernier a été critiqué et découragé par le NPD et le Parti vert. Le comportement stratégique des électeurs et électrices aurait ainsi mené à la déconfiture du parti de Jagmeet Singh, selon plusieurs membres du NPD, dont leur chef adjoint Alexandre Boulerice. Néanmoins, le vote stratégique mérite-t-il réellement toute l’importance qu’on lui accorde? Ou est-ce plutôt un phénomène moins courant que l’on pourrait penser? Un concept précis Le vote stratégique demeure passablement flou comme concept populaire. Dans la définition traditionnelle utilisée par les politologues, il s’agit d’un vote pour un parti qui n’est pas celui que l’électeur ou l’électrice préfère. En percevant correctement que son candidat ou sa candidate préféré A se fera battre par B, il choisit de voter pour le C (préféré à B) qui a des chances de battre B. Ce qui pourrait brouiller les cartes est le fait que de nombreux
électeurs et électrices adoptent leur comportement électoral à l’échelle nationale et que les partis en tête de la course ne sont peut-être pas les mêmes à l’échelle nationale ou à l’échelle du comté. Toutefois, la définition usuelle limite le vote stratégique à la circonscription. Par exemple, si quelqu’un est un partisan du Parti vert, et que le Parti vert est en tête dans son comté, mais pas à l’échelle nationale, et qu’il vote pour les libéraux pour « bloquer les conservateurs », on n’estime pas que le comportement est stratégique. 35% des votes? Le 29 octobre, Radio-Canada publiait un article titré « Le vote stratégique a été bien présent lors des élections fédérales » tandis que le 3 novembre, Le Devoir annonçait que « Le tiers des Canadiens ont voté stratégiquement aux dernières élections, selon un sondage Léger ». Pourtant, dans la littérature scientifique, la proportion d’électeurs et d’électrices votant stratégiquement ne dépasse pas les 10%. Qu’est-ce qui explique cette différence majeure? D’abord, comme l’a expliqué André Blais, professeur-chercheur en sciences politiques à l’Université de Montréal au Délit, « la définition utilisée du vote stratégique, on le devine implicitement, n’est
pas la même ». En effet, le sondage Léger expose que « 35 % des gens ont dit avoir tenu compte du fait que leur vote pourrait empêcher un parti d’être élu ». Cette conception du vote stratégique est passablement plus large et plus subjective que celle proposée par la définition traditionnelle. André Blais souligne toutefois que « certains économistes priorisent une conception plus large du vote stratégique, où le comportement stratégique n’est pas limité à un vote pour un parti que l’on ne préfère pas ». Par exemple, préférer un parti plus populaire serait intrinsèquement stratégique, puisque celui-ci a une plus grande chance de gagner. Alors, 35% des électeurs ontils voté stratégiquement? Probablement pas, si on se fie à la définition courante du terme. Prendre en compte le fait qu’on veut empêcher un parti d’être élu, ce n’est pas la même chose que voter pour son deuxième choix. Aux dernières élections fédérales de 2015, ce sont plutôt 6,15 % des électeurs et électrices qui auraient voté stratégiquement. Il faudra cependant attendre plus de données sur les élections de cette année avant d’avoir un chiffre exact.
chiffres du sondage Léger, que plusieurs électeurs et électrices avaient voté « avec la crainte de voir les conservateurs revenir au pouvoir », ce qui a pénalisé le NPD. M. Boulerice mentionne aussi un comportement que l’on pourrait qualifier de faussement stratégique qu’il attribue à une conception erronée de notre système politique comme un système présidentiel. « Sur le Plateau Mont-Royal, il y a zéro chance et une barre que les conservateurs rentrent. C’était un comté NPD où Nimâ Machouf se présentait. Pour nous, on aurait pu le conserver si les gens n’avaient pas fait ce calcul [basé sur la peur des conservateurs] ». André Blais estime quant à lui que blâmer l’échec d’un parti sur le vote stratégique est « plutôt exagéré, bien qu’il soit indéniable que celui-ci ait un rôle important [dans la configuration de la Chambre des communes] ». Les plus grands partis, dans ce cas-ci les partis libéral et conservateur, tirent leur épingle du jeu, tandis que les formations de moindre envergure, comme le Bloc Québécois, le NPD et le Parti vert sont pénalisés.
Un impact surestimé
Un phénomène inévitable
Alexandre Boulerice a expliqué en Mêlée politique à RadioCanada, en se basant sur les
Face au vote stratégique, Alexandre Boulerice a avoué que son parti ne savait pas sur
quel pied danser : « On n’a pas nécessairement la bonne solution par rapport à ça, il va falloir éventuellement la trouver ». On ne peut avancer que tant qu’un parti n’occupe pas la première ou la seconde place dans le système politique, il sera pénalisé et perdra des voix aux mains des plus grands partis. « L’une des possibilités aurait été une réforme électorale », a avancé M.Boulerice. Pourtant, il semblerait que changer de système électoral n’ait pas une grande incidence sur le vote stratégique. Une étude élaborée par Abramson et al. démontre que la proportion de votes stratégiques est similaire dans chaque système électoral, ce qui semble mettre en lumière qu’instaurer un mode proportionnel ou proportionnel-mixte ne ferait pas en sorte que les Canadiens et Canadiennes votent « avec leur cœur », comme l’a prétendu Jagmeet Singh. D’ailleurs, Thomas Gschwend, dans une étude réalisée en 2007, a conclu que 6% des Allemands avaient voté « stratégiquement », alors que leur système est précisément celui que le NPD souhaite adopter (proportionnel-mixte). Bref, le vote stratégique n’est pas prêt de disparaître au Canada comme au Québec et il risque fort de continuer à faire le malheur, et le bonheur, des mêmes partis. x Evangéline Durand-Allizé
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Actualités
le délit · mardi 12 novembre 2019 · delitfrancais.com
Société societe@delitfrancais.com
Opinion
béatrice malleret
Un féminisme pour moi
L’œuvre de Roxane Gay permet une réconciliation avec le mouvement souvent excluant. batouli said bacar
Contributrice
I
l est difficile de parler de féminisme en dehors d’un contexte social ou politique spécifique. À l’échelle d’une société, d’une communauté ou d’un individu, ce mouvement prend différentes formes et significations qui ne peuvent pas être réduites à une seule définition normative et excluante du féminisme. Pourtant, beaucoup de personnes se proclamant féministes font justement cela. Elles parlent au nom de toutes les femmes sans comprendre ou connaître la complexité d’histoires ou d’identités qui sont propres à chacune et qui influencent leur manière d’être féministe. Malgré cela, pouvoir s’identifier à des figures féministes est une chose importante. Les porte-paroles de ce mouvement se retrouvent donc avec la grande responsabilité de représenter des personnes issues de cultures différentes et qui ne communiquent pas de la même manière. Difficile donc de trouver une manière inclusive de promouvoir l’aspect fondamental du féminisme, qui est d’obtenir l’égalité politique, économique, culturelle, sociale et juridique entre les hommes et les femmes. Dans son recueil d’essais Bad Feminist, l’écrivaine et professeure Roxane Gay tente justement cela. Elle décortique le féminisme sous tous ses aspects, révélant les nombreux problèmes de ce terme tel que beaucoup l’ont compris par le passé, et tel que beaucoup continuent de le comprendre aujourd’hui. Elle déconstruit le féminisme à travers une profonde analyse pour ensuite
mieux se l’approprier. Pour ça, elle part de l’idée initiale qu’il n’y aura jamais de féminisme parfait parce qu’il est conçu par des personnes inhéremment imparfaites. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle veut l’abandonner entièrement : « Comment réconcilier l’aspect imparfait du féminisme avec tout le bien qu’il peut faire? La vérité est que le féminisme est imparfait parce que c’est un mouvement créé et porté par les humains et que les
Il m’était difficile de m’identifier à ce mouvement en tant que femme noire. J’avais souvent l’impression de recevoir des leçons de femmes incapables de comprendre mes expériences. L’œuvre de Roxane Gay m’a permis de découvrir une forme de féminisme à laquelle je peux m’identifier. En plus de décrire les difficultés que les femmes racisées ont à surmonter au quotidien en tant que femmes et en tant que personnes racisées, l’auteure explique et analyse la représentation raciste
« J’avais souvent l’impression de recevoir des leçons de femmes incapables de comprendre mes expériences. L’œuvre de Roxane Gay m’a permis de découvrir une forme de féminisme à laquelle je peux m’identifier » humains sont imparfaits par nature. Pour une quelconque raison, on pense le féminisme comme un standard déraisonnable et inatteignable, comme un mouvement censé incarner tout ce que l’on veut et qui doit toujours faire les meilleurs choix possibles. Quand la réalité du féminisme ne correspond pas à ces attentes, on décide que le féminisme est le problème plutôt que les personnes imparfaites qui agissent au nom du mouvement. » Féminisme et racialisation J’ai longtemps pensé que le féminisme n’était pas pour moi.
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que font les médias et l’industrie du film des personnes de couleur dans ses essais de la section « Race and Entertainment » (La race et l’industrie des loisirs, ndlr). On a tous·tes besoin de se sentir compris·es et représenté·e·s. Dans ce sens, on cherche des modèles qui vont exprimer et défendre nos besoins. Il est plus facile de s’identifier à une personne qui nous ressemble car elle nous comprendra surement mieux aussi. Une femme de couleur est doublement discriminée, et à cause de cela, il est doublement plus difficile pour elle de trouver dans les discours
publics des mots et des personnes qui la défendent. Roxane Gay est l’une de ces personnes. Elle explique parfaitement les défis qu’elle doit surmonter, aussi bien dans le milieu professionnel que personnel. Mais elle ne tombe pas dans le piège de la donneuse de leçon. Elle parle de sa propre expérience du racisme sans l’universaliser mais en permettant à d’autres de s’y reconnaître. Même si je sentais qu’enfin, mon expérience était clairement comprise et exprimée, je n’ai lu aucun passage qui décrivait comment je devais agir, penser ou me sentir. Au contraire, elle met constamment en avant ses propres contradictions et limites. La « mauvaise féministe » est pleine d’imperfections mais elle vaut la peine d’être écoutée et prise au sérieux. On ne peut pas la condamner car elle assume totalement ses défauts et ses biais, et se met ainsi à l’abri de critiques qui tenteraient de la discréditer pour cela. Nouvel agenda féministe Les porte-paroles du féminisme n’ont pas le droit à l’erreur. Et tout le problème se trouve là. Pour être une féministe crédible, il faut avoir un discours et une attitude irréprochable. Une légère incohérence semble pouvoir remettre en cause tout le mouvement. Et cette soi-disant cohérence est souvent basée sur des stéréotypes correspondant à une femme jeune, riche et blanche, ou à la angry feminist (féministe en colère, ndlr) qui ne se rase pas, ne se maquille pas et parle fort. La
liste des choses que les femmes doivent faire ou dire pour être considérées féministes est longue, non accessible et non souhaitable pour beaucoup de personnes. Toutes les femmes ne subissent pas le sexisme de la même manière. Ainsi, toutes les femmes ne peuvent pas y répondre ou essayer de le gérer de la même manière. Nous n’avons pas toutes les mêmes attentes et les mêmes besoins. Toutes ces différences créent des conflits et des tensions, au point où l’on peut avoir l’impression que le féminisme ne pourra jamais être un mouvement qui rassemble tout le monde en n’essentialisant personne. Le défi que Gay relève est de réconcilier toutes les (mauvaises) féministes en prenant en compte la singularité de nos expériences. Nos défauts ne devraient pas être des obstacles à notre désir d’équité. Sa définition de la « mauvaise féministe » reconnaît la nature imparfaite des personnes qui font partie du mouvement féministe et du féminisme lui-même. Ainsi, elle permet une réconciliation avec un mouvement trop souvent décrédibilisé. En lui donnant une plus grande cohésion interne, elle permet au féminisme d’avoir une plus grande force externe. J’ai découvert à travers son œuvre ma propre définition d’un féminisme imparfait qui change constamment. Un féminisme qui ne juge pas et qui ne donne pas de leçon. Un mouvement qui, au-delà des stéréotypes et idées reçues, a une mission qui émerge clairement et peut ainsi être exécutée plus efficacement. x
société
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opinion
Effacer les traces et parfaire le crime Comment se vit l’amnésie historique cultivée par la France dans ses régions d’Outre-mer? jérémie-clément pallud
évangéline durand-allizé
Coordonnateur réseaux
J’
ai grandi en Martinique, et, comme de nombreux jeunes français·es d’Outre-mer, j’ai appris l’histoire de la France mais pas celle de mon pays. Si cette formulation vous trouble, elle le fait de façon volontaire. Ou peut-être que certain·e·s la trouveront anodine de prime abord. Après tout, la France est une « République indivisible » et son Histoire doit être enseignée de façon uniforme à tous·tes ses jeunes citoyen·ne·s. Et c’est en effet ce qu’il en est. Ainsi, de mes 6 ans à mes 17 ans, j’ai passé un nombre incalculable d’heures assis dans des salles de classe tapissées de planisphères eurocentrés, où, comme de nombreux jeunes français·es d’Outre-mer, j’ai eu le loisir d’apprendre l’ordre de succession des monarques carolingiens ou encore d’étudier la portée fondamentalement humaniste d’une certaine « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » ; qui dès 1789 reconnaissait tous les hommes libres et égaux en droits, exception faite de mes ancêtres bien entendu. Dans ces cours, infiniment rares étaient les mentions de l’endroit où j’ai grandi. J’ai d’ailleurs un souvenir très clair du sentiment d’émerveillement qui a pu me traverser lorsque, à deux ou trois reprises en onze années d’éducation, j’ai eu l’occasion de rencontrer le nom de mon île au détour d’une page de manuel scolaire. Ces occurrences étaient des gouttes d’eau éparses. Je les contemplais avec incrédulité et elles me faisaient miroiter l’espoir d’un épanchement de ma soif de savoirs historiques sur mon lieu de vie. Malheureusement, ce précieux liquide n’atteignait bien souvent jamais le bout de ma langue, précocement évaporé par l’ardeur de mes leçons d’Histoire à ne leur accorder pour seule utilité que l’alimentation d’un idéal national français. En effet, dans ces manuels, les régions ultramarines étaient constamment ramenées à leur contribution — toujours inopinée — aux rayonnements économique et diplomatique de la nation française. Ah qu’il fut prospère! le commerce triangulaire. Ah qu’il est pratique ! d’avoir des troupes dans le Pacifique. Un silence coupable J’ai tout de même eu la chance d’avoir grandi dans un environnement familial désireux de susciter chez moi l’amour de mon île et de me renseigner sur son histoire. Maintenant que les grandes lignes de celle-ci m’ont été brossées par mes
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Société
parents et mes grands-parents, je fais aujourd’hui l’effort de chercher à en savoir plus sur l’endroit d’où je viens. Mener cette quête de son propre chef n’est pas chose aisée et les obstacles qui se dressent sur mon chemin sont multiples. Sans manuel scolaire à mon renfort, je dois faire
en dehors du continent européen est bien moins glorieuse que n’ont pu me laisser croire mes manuels, les rares fois où le sujet était abordé. L’abolition de l’esclavage dans les colonies : un cadeau humaniste de la mère patrie française ou plutôt l’aboutissement de multiples ré-
« Lorsque je gratte le vernis de l’intégration à un idéal national vendu dans mes livres d’histoire, je ne vois que le mythe d’une République ‘‘une et indivisible’’ qui tombe en ruine » seul le travail de collecte et de décryptage d’archives sur mon pays. Ce même travail dont les résultats sont présentés aux écolier·ère·s hexagonaux·ales sur le plateau d’argent de l’instruction obligatoire. Cependant, plus j’en apprends sur l’histoire de ma terre, plus je comprends la réticence de l’État français à me l’enseigner de façon factuelle et exhaustive. Effectivement, la présence française
voltes d’esclaves? Et qu’en est-il des populations autochtones présentes aux Antilles avant l’arrivée des colons français? Les peuples caraïbes se sont-ils mystérieusement volatilisés ou ont-ils plutôt fait l’objet d’un génocide passé sous silence? Pourquoi n’entend-on pas parler des Enfants de la Creuse, ces jeunes Réunionnais·es enlevé·e·s à leurs familles entre 1963 et 1982 et dé-
porté·e·s en France hexagonale pour meubler des départements victimes de l’exode rural? Les violentes répressions policières survenues en Guadeloupe en mai 1967 n’ont-elles fait « que » 8 morts ou en réalité près d’une centaine? Quelles ont véritablement été les conséquences des migrations orchestrées par le Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’Outre-mer, ndlr)? Lorsque je gratte le vernis de l’intégration à un idéal national vendu dans mes livres d’histoire, je ne vois que le mythe d’une République « une et indivisible » qui tombe en ruine ; l’article premier de la Constitution française qui s’effrite. En maquillant les traces de son entremise ultramarine, la France parfait son crime colonial. Des territoires meurtris Le système de déshistoricisation des régions ultramarines mis en place et maintenu par l’Éducation nationale française a de lourdes conséquences sociales, et je n’aborderai ici que l’une d’entre elles. L’on
observe aujourd’hui dans les régions d’Outre-mer, et notamment aux Antilles, l’existence d’un phénomène galopant de fuite des cerveaux. Avec un nombre toujours plus important de jeunes qui s’en vont étudier ailleurs, la Martinique traverse une crise démographique majeure et détient depuis peu le bien triste record de « région la plus âgée de France ». Si cette fuite des cerveaux est quasi systématiquement attribuée au manque de formations supérieures dispensées en Outre-mer, l’on peut aisément identifier un lien de causalité entre l’amnésie historique instituée par l’Éducation nationale française dans les régions ultramarines et l’exode manifeste affectant ces dernières. Grandir sans apprendre l’histoire de son territoire, c’est grandir sans avoir de personnalités historiques locales auxquelles s’identifier et dans les traces desquelles marcher. Grandir sans apprendre l’histoire de son pays, c’est aussi grandir sans prendre conscience des enjeux sociétaux spécifiques à celui-ci. En fait, grandir sans jamais apprendre l’histoire de l’endroit où l’on grandit, c’est être privé de toutes perspectives d’avenir à cet endroit. Pensez à cette charmante maxime que vous aurez sûrement croisée aussi souvent que moi sur Tumblr : « Pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient. » Il est, en effet, difficilement envisageable de continuer à écrire l’Histoire là où elle n’a virtuellement jamais existé, et une terre dont on ne connaît pas, ou peu, le passé ne peut pas être le lieu de projets de sociétés consistants et contributifs. Ainsi, pour de nombreux jeunes français·es d’Outre-mer, la vie après 18 ans se pense bien souvent en-dehors de leurs territoires natals. Pourtant, l’on se doute bien que les offres de formations supérieures répondent également à des lois d’offre et de demande. Privé·e·s de leur histoire et sans connaissances des enjeux spécifiques liés à leurs territoires, les jeunes ultramarin·e·s ne peuvent formuler aucun souhait de formations adaptées aux problématiques de leurs régions natales, formations qui pourraient alors être dispensées dans ces mêmes régions. La plupart d’entre eux·elles se tournent donc vers des études plus générales et choisissent de les poursuivre en France hexagonale puisqu’elles y sont mieux dispensées. Tiens donc, les régions d’Outre-mer se retrouveraient-elles en situation de périphéries dominées et alimentant — en capital humain, dans ce cas précis — une métropole omnipotente? Si seulement je connaissais l’histoire de mon île, j’aurais pu voir et dénoncer ici l’existence d’un schéma colonial. Fort heureusement, la France s’est bien appliquée à ne pas me l’enseigner. x
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Opinion
McGill, désinvestis! Brève récapitulation illustrée des efforts pour le désinvestissement à McGill.
L’Université McGill énonce sur son site que sa mission principale est « la création et la transmission de savoir […] en offrant la meilleure formation possible et en étant au service de la société ». Au nom de sa contribution à l’amélioration de la société, l’Université citerait certainement son engagement dans la lutte contre les changements climatiques, avec notamment des projets de développement durable comme Vision 2020.
Pourtant, ces efforts semblent au mieux mal orientés, au pire hypocrites compte tenu des investissements de l’Université dans 200 des plus importantes compagnies de combustibles fossiles mondiales. En refusant par ailleurs de reconnaître que ces dernières causent des dommages sociaux et environnementaux considérables, dont les premières victimes sont les populations autochtones, les personnes racisées et issues de communautés pauvres, McGill se rend complice de la perpétuation d’une violence néocoloniale et refuse de s’engager pour la justice climatique.
En réponse à ce refus d’agir, un groupe d’étudiant·e·s créé, en 2012, Divest McGill. Rejoignant un plus large mouvement de désinvestissement national et international, l’organisation multiplie les actions pour faire pression sur l’administration.
Deux fois par le passé, en 2013 et en 2016, le Comité consultatif chargé des questions de responsabilité sociale (CAMSR, en anglais) s’est prononcé contre le désinvestissement. Suivant les recommandations du CAMSR, le Conseil des gouverneurs maintient ses actifs dans les compagnies de combustibles fossiles. Il fait ainsi fi des recherches scientifiques prouvant qu’il est impossible pour McGill d’atteindre son objectif de neutralité carbone esquissé dans Vision 2020 d’ici à 2050 si l’Université maintient ses investissements.
Texte et illustrations béatrice malleret Éditrice Société
Alors que la crise climatique ne cesse de s’aggraver, l’administration reste imperméable aux demandes de prise de responsabilité qui lui sont faites. Et pourtant, les pressions se multiplient. En septembre 2018, le Sénat mcgillois se prononce en faveur du désinvestissement. Quelques mois plus tard, le 19 avril 2019, deux professeurs démissionnent du Conseil des gouverneurs, estimant que le manque d’action de celui-ci « met [l’] Université en danger sur le plan éthique en plus de miner l’intégrité de la gouvernance collégiale ».
Le 10 octobre dernier, l’AÉUM a institué un moratoire sur les frais institutionnels obligatoires jusqu’à ce que McGill désinvestisse des énergies fossiles. Désormais, même l’argument économique ne peut plus être utilisé par le Conseil pour justifier un refus de désinvestir. Le 5 décembre prochain, CAMSR va déposer un troisième rapport au Conseil des gouverneurs en se prononçant sur le désinvestissement. C’est l’une des dernières chances qu’a l’administration de prouver qu’elle se range du bon côté de l’histoire. Concordia s’est engagé à cesser d’investir dans les énergies fossiles le 8 novembre dernier. McGill n’a plus d’excuses.
En tant qu’étudiant·e·s qui payons des frais de scolarité et qui sommes supposément la raison d’être de cette institution, nous avons le devoir de nous informer et d’agir, autant que possible, pour signifier à l’administration qu’elle ne peut plus poursuivre une politique destructrice. Aujourd’hui, le 12 novembre, devant le bâtiment James Administration, de 11h45 à 13h, a lieu un Walkout organisé par Divest McGill et C-JAM pour réclamer le désinvestissement. Allons-y nombreux·ses, signifions notre engagement.
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société
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Philosophie
Homère chantant ses vers
philosophie@delitfrancais.com
Entrevue
L’éducation par le dialogue Entrevue avec le professeur et pédagogue Norman Cornett.
L
e Délit (LD) : Professeur Norman Cornett, vous êtes un spécialiste de la religion, de la culture, des arts et de l’éducation. Commençons avec une question générale pour bien comprendre votre approche philosophique de l’éducation : comment définissez-vous votre approche dialogique de l’éducation, et qu’est-ce qui distingue l’approche dialogique versus une approche traditionnelle de l’éducation? Norman Cornett (NC) : D’abord, l’approche traditionnelle, voire magistrale, implique un·e professeur·e qui est en chair et devant une classe d’étudiant·e·s faisant un cours ; les étudiant·e·s prennent des notes, parfois il·elle·s posent des questions. L’approche dialogique, que j’ai créée il y a 32 ans maintenant, favorise plutôt un échange, une conversation, voire un dialogue entre le professeur et les étudiant·e·s de sorte que c’est un échange, il y a une interaction et elle est constante, elle n’est pas à la toute fin du cours ou pendant les heures de bureau, en consultation avec le professeur. J’estime que la priorité dans l’éducation supérieure, c’est de créer une ambiance non menaçante favorisant un débat d’idées, de sorte qu’à chaque fois que le·a professeur·e et les étudiant·e·s se rencontrent véritablement, il y a cette synergie entre le·a professeur·e et les étudiant·e·s. Évidemment, quand
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philosophie
je parle de synergie, je ne peux m’empêcher de penser à Hegel : thèse, antithèse, synthèse. Dans l’éducation à son meilleur, il y a une thèse, il y a une antithèse, mais avant tout, il y a au bout du compte une synthèse de connaissances, de savoir entre le·a professeur·e et les étudiant·e·s. De plus, pourquoi dire « dialogique »? Il faut être honnête : j’emprunte ce mot de Mikhaïl Bakhtine, un critique littéraire et l’une des personnes les plus importantes en littérature du 20e siècle. Dans un livre publié par la University of Texas Press s’intitulant The Dialogic Imagination, vous voyez ce qu’est la semence, le noyau, de cette étincelle d’idées dialogiques. J’ai élaboré une philosophie dialogique de l’éducation parce que je me pose toujours la question — et là j’emploie l’expression technique, voire neurologique — de l’acquisition cognitive. Comment se déroule l’acquisition cognitive? Comment pourrait-elle mieux se passer? En voici pour moi le défi, en tant qu’éducateur et comme pédagogue. Moi, je suis professeur, et quand on est professeur comme moi, ça veut dire qu’on est un étudiant toute sa vie! On est un étudiant éternel : j’ai toujours à apprendre, j’ai toujours à améliorer, à bonifier ma connaissance, mon savoir. Or, comment joindre l’utile à l’agréable, la théorie à la
« J’ai élaboré une philosophie dialogique de l’éducation parce que je me pose toujours la question de l’acquisition cognitive. Comment se déroule l’acquisition cognitive? Comment pourrait-elle mieux se passer? » pratique? Quand je suis en salle de classe, certes, je veux étaler les théories, mais il ne faut pas s’arrêter sur le plan théorique. Il faut également passer au plan pratique, de sorte que l’étudiant ou l’étudiante puisse s’approprier ce savoir, cette connaissance, cette discipline. Et ce qui me frappe beaucoup, c’est à quel point l’éducation supérieure de notre époque fait miroiter une société de consommation. Or, à l’origine, l’université, établie au Moyen âge, d’abord à Bologne en Italie, ensuite à Paris à la Sorbonne, puis en Angleterre à Oxford, consistait en un en-
semble de communautés religieuses et spirituelles. J’estime que la quête de la vérité, la quête du savoir, la quête de la connaissance, est au fond une quête spirituelle qui correspond aux tréfonds de la condition humaine : à nos plus grandes aspirations, à nos rêves, à nos besoins affectifs, cognitifs, matériels et autres. En ce sens, je me suis toujours demandé : comment faire de la salle de classe non pas un lieu de consommation du savoir et de la connaissance, mais un lieu de contemplation? Je me le demande, puisque pour moi, ce n’est pas assez d’être gavé de faits, de données, de formules ; il faut assimiler la connaissance, le savoir. Or, assimiler le savoir, ça prend du temps. Que disait Socrate? Il affirmait que « la vie irréfléchie ne vaut pas la peine d’être vécue ». C’est ainsi devenu le premier principe — en termes philosophiques — et également la raison d’être de ma philosophie dialogique de l’éducation, qui se base sur ce premier principe de Socrate : faire de la salle de classe un lieu de réflexion plutôt qu’un lieu de consommation de faits, de données, de formules, ainsi de suite. LD : Après avoir dressé ce portrait philosophique des principes de votre approche, je voudrais renvoyer à — comme vous disiez — la praxis, et donc vous demander : à quoi ressemble l’expérience d’un atelier dialogique du point
de vue de l’étudiant? Comment s’y sentons-nous et quels genres d’activités y faisons-nous? NC : Alanis Obomsawin a réalisé ce documentaire [Professeur Norman Cornett, disponible sur le site de l’ONF, ndlr] et dans celui-ci, vous voyez ce que l’on faisait couramment dans chacune de mes classes. On recevait le premier ministre du Canada, le très respecté Paul Martin, dont vous avez une photo dans le film d’Alanis Obomsawin. On recevait le juge de la Cour suprême du Canada, l’honorable Charles Gonthier. On recevait vraiment des sommités, dans leurs disciplines respectives. Mais, si vous invitez le premier ministre du Canada dans votre classe pour dialoguer avec vos étudiants et étudiantes, il vous incombe de faire vos devoirs! Vous ne pouvez pas déplacer les gens de la sorte sans venir fin prêt·e à dialoguer et fin prêt·e à parler en connaissance de cause. Donc, dans le cas de Paul Martin, à l’époque où il est venu dans l’une de mes classes, il était l’un des deux coprésidents d’une commission établie par l’ONU sur la forêt tropicale en Afrique. L’autre coprésidente, malheureusement décédée aujourd’hui, était nobélisée. Eh bien, Paul Martin avait écrit des textes pertinents sur le sujet. À mon avis, les questions climatiques, ça nous concerne tous. Comment ne pas aborder cela?
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Parce qu’il y a des applications morales, il y a des applications éthiques et même spirituelles : surtout sous un jour des Premières Nations, qui, elles, ne font pas ce divorce entre le monde matériel et le monde spirituel. Cette planète qu’on habite, c’est l’esprit par excellence. C’est le Grand Esprit, sous un jour des Premières Nations. Or, je me suis rendu compte également que si j’invitais des gens et que je leur disais préalablement « le premier ministre va venir dans la classe pour parler avec vous », tout le monde se figerait! J’ai pris de concert Paul Martin parce qu’il s’est demandé « mais comment est-ce ça va se passer? », tout comme vous venez de me le demander. Donc, lui et moi ensemble, on a choisi des extraits de textes importants composant la pierre angulaire de sa politique écologique sur l’environnement. Afin de ne pas figer les étudiants et étudiantes, j’ai biffé son nom, j’ai biffé le titre de l’essai ou du texte, du chapitre, du livre dont il était l’auteur. J’ai biffé les pages, de sorte qu’ils n’avaient que le texte devant eux! Et tout ça, ça se fait des semaines et des semaines avant qu’il n’arrive en classe. Durant ces semaines, j’invite tous·tes les étudiant·e·s à penser, mais librement! Parce qu’il faut aiguiser, il faut développer, il faut favoriser un esprit critique. Qu’est-ce qui nous empêche de faire ça? La peur, la crainte, l’anxiété : « comment est-ce que moi je peux questionner le premier ministre du Canada? » Alors, du moment — et j’appelle ça « démystifier la matière » — du moment qu’on démystifie la matière et qu’on crée ce que moi j’appelle une ambiance non menaçante de l’éducation, eh bien là, l’étudiant·e n’a pas peur de penser pour soi-même, de s’exprimer pour soi-même, de questionner, d’interroger, et ça pique sa curiosité. En ce sens, la curiosité, c’est la force motrice de l’éducation, de cette quête du savoir et de la vérité. Donc, ce qu’il nous faut faire en tant que pédagogues, c’est favoriser, cultiver, inciter la curiosité dans la classe universitaire, et je me demande toujours dans quelle mesure est-ce que l’on permet, et même que l’on promeut, la curiosité dans la classe? Du moment que cela se déroule dans une relation inégale, où moi je suis le grand spécialiste et vous, vous êtes des vases que je vais remplir de ma connaissance, de mon savoir, dans quelle mesure peut-il y avoir une curiosité? Cela ne favorise rien! D’ailleurs, quand
on parle du principe opérateur de ma philosophie dialogique de l’éducation, c’est celui-ci : « il n’y a qu’une mauvaise question : celle qu’on ne pose pas. » C’est pourquoi il faut démystifier : il faut créer cette ambiance positive qui accueille les questions, qui accueille la curiosité, qui pousse au dépassement de la simple répétition visant à simplement apprendre par cœur, cela dans le but de réfléchir, d’assimiler, et d’ensuite établir un rapport personnel. Je dois dire, quand l’on parle de philosophie et de sciences des religions, le philosophe juif Martin Buber a un mot intéressant : « I and thou » [moi et toi]. J’estime que toute connaissance, tout savoir, toute éducation se passe dans cet interstice entre vous
l’étudiant·e, de sa curiosité et de sa confiance? Vous savez, mes étudiant·e·s écrivent tout à la main. C’est très important, la connexion entre le cerveau et la main, c’est neurologique, puisque les synapses se constituent de la sorte. Savez-vous combien c’est valorisant qu’un·e étudiant·e entende le·a professeur·e lire à haute voix, devant le premier ministre du Canada, le point de vue et la pensée de cet·te étudiant·e à propos d’un texte du premier ministre du Canada? « Même moi, je peux questionner le premier ministre du Canada? Même moi, je peux mettre au pied du mur le juge de la Cour suprême du Canada? » Eh bien oui! Parce que le grand défi, c’est de vous aider à réaliser votre potentiel, et votre potentiel est presque sans limites.
premier ministre, un bon jour, va se présenter dans la classe! [rires] L’élément de la surprise, c’est l’émerveillement! Il faut émerveiller les étudiant·e·s, maintenant, et on a les moyens de le faire! L’émerveillement est ô combien motivant dans l’éducation! Donc, tout d’un coup, un juge de la Cour suprême du Canada entre dans la classe ; à un autre moment, c’est l’assistante secrétaire de l’ONU. Là, il·elle·s savent que tout ce boulot, tout ce travail, toute cette discipline, cette rigueur, ça valait la peine. Parce que là, vous avez payé vos dus et vous avez rencontré en personne, ou le premier ministre du Québec, comme je l’ai fait avec Lucien Bouchard, avec le docteur Jacques Parizeau, avec Preston Manning, celui qui a fondé The Reform Party, ou encore comme je l’ai fait avec le docteur
« Il faut créer cette ambiance positive qui accueille les questions, qui accueille la curiosité, qui pousse au dépassement de la simple répétition visant à simplement apprendre par cœur, cela dans le but de réfléchir, d’assimiler, et d’ensuite établir un rapport personnel » et moi, dans la rencontre des imaginaires du·de la professeur·e et de l’étudiant·e. Je me suis rendu compte aussi que si l’on veut vraiment prendre au sérieux la question de l’éducation, il faut se demander : comment favoriser l’épanouissement de l’étudiant·e? Si il·elle·s veulent s’épanouir, il faut créer cette ambiance qui met tout en place pour l’épanouissement de l’étudiant·e. Combien de fois ai-je vu l’étouffement de
LD : Donc, vous invitez une sommité dans votre classe. Une fois que la date est fixée, vous préparez vos étudiant·e·s à la rencontre par le dialogue. Ensuite, vous biffez les noms pour qu’il·elle·s n’aient peur ou ne soient intimidé·e·s. Vous les amenez à exprimer leurs pensées sur le sujet et lors de la rencontre, vous les mettez directement en dialogue.
Ed Broadbent, du NPD. Quand ils rencontrent ces gens, ça leur donne une vision! « Même moi je peux devenir ça! »
NC : Et je dois ajouter : à aucun moment ne savent-il·elle·s que le
LD : Quels seraient les changements pour la société sur le plan
Courtoisie de Norman Cornett
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LD : Grâce au dialogue? NC : Exactement! « Si je peux tenir tête au premier ministre du Canada, il n’y a rien que je ne puisse pas faire! » [Rires]
intellectuel et sur le plan moral si votre approche dialogique était adoptée de façon universelle, à tous les niveaux de l’éducation? Pour poser la question différemment : à quoi ressemblerait le monde dialogique de Norman Cornett? NC : Dans un premier temps, je dirais que l’on apprendrait à réfléchir plutôt qu’à agir sur le fait, dans l’instant même. On réfléchirait avant d’agir, avant de consommer. La vie irréfléchie ne vaut pas la peine d’être vécue. Ce serait un monde de réflexion. Je ne peux m’empêcher de penser à Pétrarque, penseur clé à la Renaissance : Pétrarque concevait toujours que le dilemme devant lui, devant nous tous en tant qu’êtres humains, c’est le choix entre une vie d’action ou une vie de contemplation. En ce sens, je crois qu’il faut trouver la juste mesure. Trouver cet équilibre entre action et réflexion. Surtout : bien réfléchir avant d’agir et ne pas céder à une réponse qui est irréfléchie, qui n’est pas pensée, qui n’est pas pesée. Ce serait un monde, une vie, en dialogue. Plutôt que de vivre en vases clos comme dans des silos, on serait dans une conversation collective sur la raison d’être de l’existence humaine et sur comment l’on pourrait faire mieux dans ce monde. Ce serait un monde qui nous sensibiliserait à l’autre, à l’altérité, parce que le dialogue sous-entend que je prends le temps d’être à l’écoute. La clé de l’enseignement, ce n’est pas le·a professeur·e qui parle, c’est le·a professeur·e qui écoute. J’ai créé un espace d’écoute de mes étudiants et étudiantes. De connaître leurs besoins affectifs, de prendre connaissance de leurs rêves, de leurs aspirations. Si tous·tes faisaient de la sorte, ce serait un monde, une vie où les gens s’épanouisseraient, réaliseraient leur potentiel. Ce serait l’antithèse de cette vision fonctionnaliste où l’on est des automates, des robots, qui remplissent une fonction. Fernand Braudel, l’historien français, parlait de la longue durée : ce serait une vie et un monde où l’on ne vit pas pour l’instant même, mais pour la longue durée. De sorte que l’on vit non pas pour ici, maintenant, mais pour d’autres, ailleurs. Ceci, afin d’assurer la permanence de l’humanité, de la planète. LD : Je remarque quelque chose de très important dans ce que vous venez de dire, c’est-à-dire cette mention de l’altérité. Croyez-vous que l’approche dialogique de l’éducation favorise l’inclusion d’étudiant·e·s qui proviennent de groupes identitaires marginalisés ou opprimés?
Philosophie
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« À son meilleur, l’éducation est l’expérience la plus humanisante dans la vie d’une personne. Comment se fait-il que l’éducation supérieure est devenue si déshumanisante, industrielle, à la chaîne? » NC : Oui. Prenons l’exemple de l’Islam. J’ai invité des spécialistes musulman·e·s afin de favoriser un dialogue entre l’Occident et l’Orient. Toute la pensée, cette idée de l’orientalisme — Edward Saïd en parlait — c’est ce regard exotique de l’altérité de l’autre. C’est pourquoi je les ai invité·e·s constamment dans mes cours. Y compris des penseur·se·s, des poètes, des romanciers, romancières LGBTQ. Pour moi, c’était essentiel! Cela relève de dimensions morales et éthiques en sciences des religions et, par le fait même, comporte une matière importante pour l’enseignement. Le dialogue, c’est la plaque tournante pour répondre à l’altérité. Je vous donne un exemple : c’est très facile parler de comment ça se passe ailleurs si on n’y est jamais allé. Donc, voulant que l’on comprenne le Tibet, le bouddhisme au Tibet, j’ai invité l’interprète personnel du Dalaï-Lama, le docteur Thupten Jinpa, de Cambridge University [rires]! Vous savez, il y a une approche hautement réductionniste, pour ne pas dire industrielle — c’est pour ça que je parle de la connaissance comme consommation — on parle de « manufacturing consent » [manufacturer le consentement]. Il y a un danger bien présent, imminent même : « manufacturing education » [manufacturer
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philosophie
l’éducation]. Cette approche industrielle, pour les masses. Vous savez, il n’y a rien qui puisse nous humaniser comme l’éducation. À son meilleur, l’éducation est l’expérience la plus humanisante dans la vie d’une personne. Comment se fait-il que l’éducation supérieure est devenue si déshumanisante, industrielle, à la chaîne? Or, il n’y a aucun être humain qui est pareil comme un autre et c’est pourquoi il faut personnaliser, voire individualiser l’éducation. C’est pour cette raison que le dialogue est si important. Dans le cours durant lequel j’ai reçu le premier ministre du Canada, il y avait un minimum de 70 étudiants et étudiantes. Il·elle·s avaient tous et toutes un seul et même texte. Vous savez combien de réponses j’ai eues? 70. Que disait MerleauPonty? Chaque perception est une interprétation. Suivant cela, 70 étudiant·e·s ont perçu et interprété de 70 façons différentes un seul et même texte. On crée le dynamisme dans l’éducation supérieure quand l’on aborde l’enseignement avec la pensée de Merleau-Ponty. Chaque perception est une interprétation. L’étudiant·e qui m’entend lire à haute voix sa perception, son interprétation; cela valorise sa condition humaine! C’est pour cela que je dis : dans mon monde, on ne serait pas des machines, on ne serait pas simplement des
robots fonctionnels, on serait des êtres humains pleinement réalisés. Actualiser notre potentiel, voilà ce dont il est question. L’éducation se doit d’être l’expérience la plus humanisante. LD : Vous parlez beaucoup de l’importance de réaliser son potentiel : tout à l’heure, quand vous parliez de votre monde idéal, vous parliez de l’importance de valoriser la contemplation autant que l’action. L’étudiant de philosophie en moi pense ici à Aristote. Je me demande : pensez-vous que la philosophie d’Aristote, basée sur l’importance de l’épanouissement de l’être humain, sur l’importance de réaliser son potentiel, pensez-vous que cette philosophie-là, serait une base à utiliser en éducation afin de concevoir un système de l’avenir meilleur que le système présent? NC : Certainement. J’ai cité déjà à plusieurs reprises Socrate [qui a influencé Aristote]. Donc, je dirais que oui. Si on allait dans l’esprit de Socrate, de « la vie irréfléchie ne vaut pas la peine d’être vécue », je crois que ça pourrait beaucoup nous aider. Que veut dire, d’ailleurs, « philosophie »? Qu’est-ce que ça veut dire? LD : L’amour du savoir, de la sagesse. NC : L’amour. Alors, vraiment, notre défi comme éducateur·rice·s, comme pédagogues, c’est de communiquer, de véhiculer un amour de la connaissance, un amour du savoir, un amour de la vérité et de sa quête. C’est précisément cela que j’ai vu à maintes reprises : au lieu d’aimer la matière, les étudiant·e·s en développent une antipathie! Or, il nous faut changer de paradigme dans le but de favoriser l’amour de la connaissance, l’amour du savoir, l’amour de la vérité. Et ça, ce n’est pas à coups de bâtons que ça va s’apprendre. Il s’agit de communiquer une vision, un idéal, une aspiration, un rêve, et de comment le réaliser. Je dois dire, pour chaque discipline, il y a une méthodologie ; mais cette méthodologie n’est pas une fin en soi! Ce n’est que le début. Alors, il faut cheminer du début jusqu’à la réalisation plutôt que de laisser les étudiant·e·s sur leur faim et dire « il n’y a que ça ». Il y a tellement plus que ça. Pour moi, il faut communiquer un attrait irrésistible au savoir, un attrait irrésistible à la connaissance, un attrait irrésistible à la vérité, à sa quête. Mais pour ça, il faut savoir motiver. Conséquemment, lorsque j’ai invité le premier ministre du Canada, lorsque j’ai invité le juge de la Cour suprême, lorsque j’ai invité les premiers ministres du Québec, c’était dans le but de
« Or, il nous faut changer de paradigme dans le but de favoriser l’amour de la connaissance, l’amour du savoir, l’amour de la vérité. Et ça, ce n’est pas à coups de bâtons que ça va s’apprendre. Il s’agit de communiquer une vision, un idéal, une aspiration, un rêve, et de comment le réaliser » motiver les étudiant·e·s. Sans la motivation, où allons-nous? Ça devient banal, ça devient sec, ça devient… sclérosé. Il faut insuffler une vie dans l’éducation.
grande expérience pédagogique que je n’aie jamais vécue. »
LD : Donc, le fait d’établir un dialogue avec une sommité créerait une façon d’être en mesure de s’imaginer devenir comme l’autre?
NC : [Rires] Parce que « de la discussion jaillit la lumière »! Il faut favoriser la discussion! Dans quelle mesure, dans nos cours, dans nos salles de classe, est-ce qu’on emploie cette expression qu’on attribue à Voltaire? De la discussion jaillit la lumière! Y a-t-il de la lumière? Y a-t-il de la discussion? Est-ce que ça se fait entre tous·te et chacun·e? Ou est-ce que c’est sens unique? L’éducation n’est jamais sens unique. C’est toujours une synthèse. C’est toujours dans l’interstice. C’est toujours dans l’échange, dans le « I and thou » de Martin Buber.
NC : Et ça les motive ô combien! D’ailleurs, je dois vous dire : trois jours après la rencontre dialogique avec le premier ministre du Canada, j’ai reçu un appel d’Ottawa. Une dame est au téléphone et elle dit : « Je suis la secrétaire du très honorable Paul Martin. Vous êtes le professeur Cornett, n’est-ce pas? » Je dis : « Oui. Il aimerait vous parler. » Donc, elle me passe le premier ministre du Canada, puis il dit : « Professeur Cornett, je dois vous dire, je reçois tellement d’invitations dans les universités et ça me fait de la peine, je dois les refuser, à un point tel que je n’en accepte maintenant que quelques-unes, et seulement pour les études supérieures. » Cela, alors que lorsqu’il est venu dans ma classe, c’était avec les étudiant·e·s du premier cycle. Il me dit ensuite : « Et je dois vous avouer, ce qui s’est passé dans votre cours il y a trois jours, c’est la plus
LD: Donc les sommités apprennent aussi?
Le Professeur Cornett participera à l’exposition « Petits Formats » d’Archive Art Contemporain le 16 novembre en collaboration avec plusieurs artistes, ainsi qu’à une rencontre dialogique le 18 novembre prochain avec la Société de Pastel de l’Est du Canada.
Propos recueillis par
Thomas mihelich-morissette
Contributeur
ÉvangÉline durand-allizé
le délit · mardi 12 novembre 2019 · delitfrancais.com
Culture
artsculture@delitfrancais.com
cinéma
Cinemania fête ses 25 ans Le Festival offre cette année une programmation distinguée. catégorie « Meilleur film étranger ». C’est aussi l’année des premiers courts-métrages, avec 13 « premiers films » de réalisatrices et réalisateurs. Au total, 41 de ces films sont présentés en première nord-américaine. Malgré ce bel éventail, l’édition 2019 ne se hisse pas au sommet
thomas volt
Contributeur
L
e mois de novembre marque le coup d’envoi de la 25e édition du Festival de films francophones Cinemania. Créé en 1995 par Maidy Teitelbaum et inauguré par Isabelle Huppert, cet événement permet à la communauté montréalaise de découvrir des films issus de la francophonie, en passant par la France, le Sénégal, l’Algérie et bien sûr le Québec. C’est l’occasion de faire rayonner la diversité cinématographique pendant près d’une dizaine de jours. Le 9 novembre dernier, l’auditoire de la salle du Cinéma Impérial applaudissait avec engouement l’arrivée sur scène de Patrick Fabre, présentateur officiel de la montée des marches du Festival de Cannes. Figure phare du festival depuis de nombreuses années, il rappelle avec sérieux que « dans un monde où rares sont les festivals de cinéma
cinéma
qui durent, célébrer une 25e édition n’est pas chose commune ». Une programmation copieuse Avec 51 longs-métrages présentés — provenant de 17 pays différents — Cinemania offre aux cinéphiles québécois·es une programmation riche et variée. 14 de ces films étaient présents dans la sélection officielle du Festival de Cannes, tel que Alice et le Maire de Nicolas Pariser, La Belle Époque de Nicolas Bedos ou encore Les Misérables de Ladj Ly, qui a reçu le Prix du Jury à Cannes et qui représentera la France dans la course aux Oscars dans la
aux femmes. En effet, 15 des 51 films présentés sont réalisés par des femme. Bien que la parité soit loin d’être atteinte, le Festival déploie des efforts en ce sens. Des actrices telles que Zabou Breitman et Marie Gillain sont mises à l’honneur cette année, alors que l’on retrouvait plutôt des acteurs masculins dans ces rôles l’année dernière. Autant à l’écran qu’à la réalisation, les actrices et réalisatrices sont mises en avant, livrant des prestations et des œuvres fortes et touchantes. Avec Portrait de la jeune fille en feu, mettant en vedette Adèle Haenel et Noémie Merlant, la réalisatrice
qu’avait atteint celle de l’année dernière avec 67 longs métrages présentés en 11 jours. Un festival plus paritaire Cette 25e édition est aussi le porte-étendard d’un cinéma qui tente de laisser davantage de place
Marco-Antonio Hauwert Rueda
Céline Sciamma dépeint la relation amoureuse entre une peintre et son modèle réticente à marier son fiancé. Un cinéma engagé Guilhem Gaillard, directeur général du Festival depuis six ans, le rappelle : « Le cinéma est un art généreux, rassembleur, qui permet à sa façon de mesurer la santé du monde. » Dans un monde où les problèmes se multiplient, c’est « en sondant le cinéma qu’on arrive à accéder à des paroles qui prennent parfois la forme de cris d’alarme », continue-t-il. Ces mots ne peuvent être plus justes dans le contexte mondial actuel et c’est en cela que Cinemania se distingue des autres festivals. Il offre à son public une programmation qui amène au dialogue, créant un véritable forum d’échange entre les artistes, les créateur·rice·s et les spectateur·rice·s. X Le Festival Cinemania se déroule du 7 au 17 novembre.
Le remède au temps qui passe Nicolas Bedos signe son deuxième long-métrage : La Belle Époque.
thomas volt
Une originalité déconcertante
V
L’imagination dont a fait preuve le réalisateur pour réaliser ce projet démontre sa très grande passion pour le sujet. Nicolas Bedos nous offre la mélancolie qu’on lui connait, avec des traits d’humour qui font sourire et parfois rire, sans tomber dans une lourdeur déplacée. Les dialogues sont joliment ficelés et chaque phrase est réfléchie et pensée. Le film est une bouffée d’oxygène qui nous sort d’un 21e siècle morose et uniforme.
Contributeur
ictor (Daniel Auteuil), caricaturiste déprimé, est mis à la porte par sa femme (Fanny Ardant), psychanalyste dépendante des nouvelles technologies. Pour lui, le présent n’est que tristesse. Pour elle, son mari n’est qu’un homme perdu dans son désir de revivre le passé. Leur fils, dans l’espoir de remonter le moral de son père, lui offre un cadeau qui ferait vibrer les nostalgiques : l’occasion de revenir dans le passé. Il demande à Antoine (Guillaume Canet), son meilleur ami d’enfance, dirigeant d’une société proposant de replonger dans des époques révolues en les reconstituant à l’identique, d’offrir une expérience à son père. Victor choisit de revivre le 16 mai 1974, le jour où il a rencontré celle qui deviendra son épouse. C’est lors de cette expérience qu’il fait la connaissance de l’actrice qui joue sa femme dans la reconstitution (Doria Tillier), dont il va tomber éperdument amoureux.
Marco-Antonio Hauwert Rueda
Une ode à la mélancolie Présenté hors compétition au Festival de Cannes, Nicolas Bedos signe ici son second long-métrage, deux ans après Monsieur et Madame Adelman. Il présente au public un film qui fait voyager vers une époque révolue, où les pantalons à pattes d’éléphant et les chemises à fleurs étaient encore à la mode. Le film est une ode à la mélancolie. Il est le reflet des années qui s’envolent, du monde qui change, et des irréductibles vivants qui tentent encore de résister à un monde où se parler
le délit · mardi 12 novembre 2019· delitfrancais.com
face à face au restaurant est devenue chose rare. Par sa réalisation, Nicolas Bedos fait scintiller les yeux des enfants et offre un regain de jeunesse aux adultes d’aujourd’hui. Le film est une douce représentation du temps qui passe et des blessures qui l’accompagnent. Visuellement, les époques sont parfaitement reconstituées, en passant du 17e jusqu’au 20e siècle, avec un point d’honneur sur les années 1970, si chères au réalisateur. Le tout est rythmé par une musique sciemment choisie qui plonge pleinement l’auditoire dans cette aventure inédite.
La distribution est déroutante tant les acteurs et actrices interprètent avec passion leurs rôles. Fanny Ardant est envoutante dans son rôle de femme hyperconnectée et Daniel Auteuil est touchant dans sa prestation, incarnant le personnage de Victor avec délicatesse et bienveillance. Doria Tillier nous hypnotise par sa sincérité et Guillaume Canet est convaincant en metteur en scène bipolaire, chef d’orchestre de ces expériences inédites jonglant entre
scènes de la vie réelle et reconstitution des moments demandés. Entre charme et fantaisie Même si le film connaît d’infimes moments de longueur, ces derniers sont noyés par la délicatesse du propos. La Belle Époque offre une telle représentation de la mélancolie et une si douce leçon d’amour entre deux personnages qui vieillissent sans vouloir vraiment l’accepter qu’il serait difficile de ne pas tomber sous le charme du propos. Nicolas Bedos signe un film d’auteur, certes, mais qui se veut également populaire. Partant d’une rupture amoureuse ponctuée par des scènes loufoques et extravagantes, cette comédie romantique fantaisiste nous lie d’amitié avec ces personnages tout en nous rappelant que le temps passe et ne s’arrête pas. X La Belle Époque de Nicolas Bedos sortira le 13 décembre au Québec.
culture
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Finir de décorer sa chair Près de chez moi, il y a la route, mais je n’entends pas les camions. J’ai plusieurs tomates sur le comptoir et j’oublie souvent la couleur rouge. Tout le monde est hanté par la mort et mon tracas, le mien, n’est pas de perdre la vie ; je ne la connais pas. Depuis que tu fumes la cigarette tout le temps, je m’imagine fumer la cigarette tout le temps. J’espère une descente comme la tienne. Me poser sur la dépendance. Moi, on me prend toujours. On me tire hors des sentiers terrestres, hors des limbes aussi : on me propulse ailleurs. Un lieu où l’on m’apprend à ruser l’amour, à rendre mes regards impénétrables. Parfois j’ai des bribes d’un instant où ma vision est claire. Le temps d’une impermanence, mon bassin devient chaleur. Je reviens là où la pluie repose. J’aimerais y demeurer. Car même si la douleur me saisit, enfin j’entends, je vois et respire. J’ai voulu jeter mon corps hors des fantômes, jouer au contrôle, décorer ma chair, élever mon empire au-dessus des saisons. La nature a suivi les pas que je lui ai indiqués ; les vérités se prêtent à d’autres corps que le mien. Les papillons ne risquent plus le chemin jusqu’à ma gorge et j’ai misère à toucher. Depuis que tu fumes la cigarette tout le temps, je t’observe désirer, te sentir fragile, te gaver de matière. Faire vie avec le reste. J’aimerais te rejoindre lorsque tu t’assois sur le balcon. Arrêter de retarder l’amour.
texte : ève-marie marceau VISUEL : évangéline durand-allizé
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culture
le délit · mardi 12 novembre 2019 · delitfrancais.com
Pluie de brume
Sous les lampadaires, Pluie de brume. La lune est grise et l’ombre des lampadaires fume. Les étincelles des boulevards, Les grandes avenues, Petite pluie fait grise mine dans la rue nue.
Une lumière grandit... Qu’est-ce? …Ah! Un autobus. Le goudron sale est blanchi. La lumière croît et les pneus crissent, Sur le pavé mouillé même la lumière glisse. La porte s’ouvre, les reflets bougent : Talon noir et robe rouge. L’autobus repart ; une odeur fleurie, La dame se couvre la tête, le lampadaire rougit. Parapluie, Pluie en bruine, Bruit de pluie. Lui ne dit rien, acier gêné. Il voit dans le reflet d’une flaque la dame se poudrer le nez. Son cœur brûle, inondé de napalm. Il veut la prendre dans des bras qu’il n’a pas. Il fait briller plus fort sa lampe ; c’est son âme qui luit. Alors d’un coup, elle s’appuie contre lui. Il tient tellement à elle qu’il va devenir fou, Se concentrant pour qu’il rende l’acier mou. Il étreint cette dame de son âme, cette dame qui la fait brûler. Il lui demande poliment s’il peut l’embrasser. Elle répond malicieuse et pose la main sur lui. Leurs âmes s’embrassent et ne font aucun bruit. Elle s’apprête à partir ; tout s’est passé si vite. Seul un cheveu brun sera rescapé de sa fuite Coincé entre deux morceaux d’acier rouillé. Le lampadaire est tellement gris de pluie, qu’il en est mouillé. le délit · mardi 12 novembre 2019 · delitfrancais.com
texte : jonas sultan VISUEL : évangéline durand-allizé
culture
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le délit et des livres
Le Délit vous présente quelques parutions récentes en poésie québécoise. À l’eau froide les ombres, Mathieu Boily (Le Quartanier) Un recueil enchaîne les courts vers trouvant leur beauté dans leur douce simplicité, nous plongeant dans l’intimité de « je », le personnage des poèmes. Certains vers, de même que l’un des poèmes (Main qui gorge), n’est pas sans rappeler Géocaliser l’amour de Simon Boulerice, où le narrateur se sent blasé au milieu de cette chorégraphie de la nouvelle consommation d’un potentiel amour. Mathieu Boily joue avec la séparation des mots et des phrases avec des retours à la ligne, créant un rythme volontairement plus cassant, au profit d’une douceur poétique demandant une certaine attentivité. À l’eau froide les ombres aborde avec délicatesse l’errance dans le monde technologique.
Ciguë, Annie Lafleur (Le Quartanier) Alternant entre poèmes en prose, courts et longs vers, Ciguë est un recueil qui se déguste à l’oralité en laissant résonner en nos oreilles la musicalité particulière de la prose. L’absence de ponctuation et le rythme insufflé aux mots entassés les uns contre les autres sur les pages donnent une mouvance à la poésie. Les images crues, fortes et bruyantes donnent le pouls aux poèmes se côtoyant dans ce recueil. Annie Lafleur dérange avec ses images, mêlant à la fois corps humains et animaux.
Les coeurs de pomme et leur syntaxe, Gabriel Kunst (Tryptique) Le mot « syntaxe » est important dans ce recueil en ce sens où Gabriel Kunst explore divers jeux avec la langue et ses mots. Les exercices de style se font suite ; cela semble être le point unifiant du recueil. Le thème récurrent de la guerre ouvre la voie à de nombreux poèmes sensibles et frappants. Il va sans dire que l’auteur a cherché à tester la langue, que ce soit en français, anglais, espagnol, allemand, ou encore en formules mathématiques. Les coeurs de pomme et leur syntaxe est un recueil qui plaira à qui s’intéresse à ce genre d’exercices littéraires.
audrey bourdon
Éditrice Culture
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Culture
Mirabilia, Vincent Lambert (Le Quartanier) Vincent Lambert présente un roman en vers, où le cynisme imprègne les réflexions sur le quotidien banal et l’avenir incertain, condensé dans une sorte de journal intime. Il assaisonne ses strophes de références à des faits divers, articles parus ou livres — il inclut d’ailleurs plusieurs passages empruntés à différent·e·s auteur·rice·s. La monotonie et le sentiment d’étrangeté présents dans l’histoire peuvent certainement trouver écho en chacun·e, car comme l’auteur le dit si simplement : « c’est dur mais c’est beau d’être un être humain » le délit · mardi 12 novembre 2019 · delitfrancais.com