Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill
Mardi 19 novembre 2019 | Volume 109 Numéro 11
les pieds en miettes depuis 1977
Éditorial rec@delitfrancais.com
Volume 109 Numéro 11
Le seul journal francophone de l’Université McGill RÉDACTION 380 Rue Sherbrooke Ouest, bureau 724 Montréal (Québec) H3A 1B5 Téléphone : +1 514 398-6790 Rédacteur en chef rec@delitfrancais.com Grégoire Collet Actualités actualites@delitfrancais.com Violette Drouin Augustin Décarie Antoine Milette-Gagnon
Regard sur le pathologique simon tardif
L
es discussions concernant la santé mentale se sont multipliées depuis quelques années à McGill. S’il faut saluer nombre des revendications avancées de part et d’autre, l’entrevue présentée dans le Délit de cette semaine (pp.10-12) nous amène à réfléchir sur les causes plus profondes entourant la santé mentale. La santé, si nous la prenons holistiquement, doit être considérée dans ce qu’elle a de généalogique. On ne peut, par exemple, séparer le milieu dans lequel évolue un groupe et les marques profondes qu’il laissera sur eux. Prendre au sérieux la santé mentale demande à ce que l’on discute d’architecture, d’éducation, d’urbanisme, de socialité. Autrement, s’il l’on ne prend la santé mentale qu’au moment de son absence, lorsqu’on ne traite que des symptômes, toute prévention est impossible. Un regard sur le pathologique suppose un regard sur la prévention, c’est-à-dire sur toutes les conditions de possibilité amenant un corps à figurer tant la santé que la maladie. Dans une société capitaliste et technique telle que la nôtre, cela revient à affirmer qu’un certain corps est promu, donc qu’une certaine santé mentale
est mise de l’avant. Le système dans lequel nous évoluons demande à ce que notre attention réponde à des dimensions technologiques qui échappent presque totalement à nos propres capacités cognitives et économiques. Il inquisitione notre temps et notre énergie. Sans chercher de nous la bonne vieille culture agonistique de l’Antiquité, il ne parle qu’en terme d’efficience et de rendements. En quelque sorte, nous vivons dans une culture pour laquelle notre économie corporelle est celle d’une machine. Il n’est donc pas étonnant que l’on cherche à nous raffistoler suivant cette même logique. Conséquemment, le réductionnisme machiniste tel que présenté actuellement par l’administration de l’Université McGill ne peut continuer. McGill comprend une division de psychiatrie sociale et transculturelle à la pointe de la recherche mondiale. Elle devrait donc être au fait des brillants travaux du Dr. Laurence Kirmayer, chercheur, professeur et directeur au sein de cette même division. Ses travaux en psychiatrie nous amènent — à juste titre — à considérer nombre de politiques qui pourraient être mises de l’avant l’administration, sinon par nombre d’universités québécoises. L’aspect culturel de la dépression ou des troubles d’anxiété généralisée pourraient être revue à neuf. Nous osons espérer qu’ils en prendront note. x
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le délit · le mardi 19 novembre 2019· delitfrancais.com
Actualités actualites@delitfrancais.com
Action pour le désinvestissement Divest McGill augmente la pression en prévision du vote du 5 décembre.
Laura doyle péan
Contributeur·rice
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es groupes Divest McGill, Climate Justice Action McGill (C-JAM) et Greenpeace McGill ont uni leurs forces le 12 novembre dernier pour l’organisation d’un rassemblement en faveur du désinvestissement des énergies fossiles. Près de 200 membres de la communauté mcgilloise, principalement des étudiant·e·s, mais également des diplomé·e·s, employé·e·s et professeur·e·s, ont interrompu leurs activités et quitté leurs cours pour aller faire entendre leurs revendications. À l’intérieur du pavillon de l’Administration, devant lequel étaient rassemblé·e·s les manifestant·e·s, avait lieu l’avant-dernière réunion du Comité de
recommandations en matière de responsabilité sociale (CAMSR). CAMSR, un sous-comité du Conseil des gouverneurs de l’Université, en est présentement à sa troisième réévaluation de la question du désinvestissement depuis le début de la campagne étudiante en faveur du désinvestissement (Divest McGill) en 2012. Une lutte globale En début novembre, en réponse aux pressions étudiantes, la Fondation universitaire de
Concordia s’est engagée à désinvestir ses actifs de 243 millions de dollars de l’industrie des énergies fossiles et s’est engagée à atteindre 100% d’investissements durables en 2025, décision qui pourrait avoir un impact sur celle de CAMSR. De plus en plus d’institutions acceptent désormais de se détourner des énergies fossiles, soulignait Laura Mackey, membre de l’organisation Divest McGill, lors du rassemblement : « Juste au cours de ce semestre scolaire, nous avons été témoins des désinvestissements du réseau
« La revendication centrale : que l’Université mette fin à ses investissements dans les 200 plus grandes compagnies d’énergies fossiles »
divest McGill
audrey nelles
University of California, de Smith College et de University College London. » Pas de compromis Les demandes des groupes organisateurs ont été déposées auprès des membres de CAMSR quelques jours avant la rencontre du 12. La revendication centrale : que l’Université mette fin à ses investissements dans les 200 plus grandes compagnies d’énergies fossiles, une liste établie globalement par réserves de carbone. Les organisateur·rice·s demandent également à ce que l’Université reconnaisse publiquement que les énergies fossiles et l’industrie des énergies fossiles causent de graves torts sociaux. Katie Ross, impliquée auprès de Greenpeace McGill depuis maintenant trois ans, soutient qu’il n’est pas question pour ces groupes organisateurs d’accepter un compromis. « La crise climatique nous en empêche. Le rapport du GIEC
est sans équivoque : il faut prendre des actions concrètes maintenant. » Le 5 décembre, le Conseil des gouverneurs de McGill prendra officiellement position concernant le désinvestissement d’après les recommandations du CAMSR. En vue de cette décision, des initiatives de justice climatique des quatre coins du campus collaborent pour continuer de faire pression et de faire entendre leurs revendications auprès de l’Université. Entre autres actions, une campagne vient d’être lancée pour inviter étudiant·e·s, ancien·ne·s et employé·e·s à retenir tout don destiné à McGill jusqu’à ce qu’un engagement clair à désinvestir des énergies fossiles soit obtenu, initiative qui a déjà obtenu plusieurs centaines de signatures. Différents projets artistiques en lien avec la campagne seront également révélés au courant de la présente semaine. Toute personne intéressée à s’impliquer au sein du mouvement est invitée à contacter les organisations participantes via leurs pages Facebook. x
campus
Nouveaux services inadéquats Les étudiant·e·s demandent de meilleurs soins de la part de McGill.
violette drouin
Éditrice Actualités
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e mardi 12 novembre dernier, plusieurs étudiant·e·s se sont rassemblé·e·s devant l’édifice Brown des services aux étudiant·e·s lors d’une manifestation pour des soins de santé plus accessibles à McGill. L’événement était censé se dérouler en même temps que l’ouverture officielle du nouveau Pôle de bien-être étudiant, qui regroupe maintenant
les services de counselling, de psychiatrie et de santé étudiante. La page Facebook de la manifestation indiquait que « malgré des restructurations récentes, les soins cliniques à McGill sont notoirement difficiles d’accès. Les temps d’attente ne diminuent pas, des rendez-vous se font annuler et les soins de santé mentale à long terme ont été coupés ». L’ouverture du Pôle a toutefois été annulée pour cause de neige. Dans un courriel adressé au Délit, l’une des organisatrices
le délit · mardi 19 novembre 2019 · delitfrancais.com
de la manifestation, Madeline Wilson, v.-p. aux Affaires universitaires de l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM) a indiqué qu’une autre manifestation serait planifiée pour la nouvelle date d’ouverture du Pôle. Les organisateur·rice·s ont présenté cinq demandes formelles : des services rapides et adéquats et de la communication rapide, des soins accessibles financièrement, sensibles aux différentes
cultures, ainsi qu’un soutien actif aux étudiant·e·s en situation de handicap. Dans son courriel, Madeline Wilson a précisé que les demandes avaient été élaborées « afin de servir comme archive physique des plus importantes plaintes des étudiant·e·s à l’égard du Pôle de bien-être et serviront à guider des revendications futures ». Elle a également ajouté que « puisque l’ouverture du Pôle a été remise, [elle] espérait que la manifestation deviendrait un en-
droit où les étudiant·e·s pourraient partager leurs expériences et exprimer leur frustration » et que c’était le cas. Les services de santé physique et mentale de McGill ont été fortement critiqués depuis plusieurs années, notamment pour de trop longs temps d’attente, la coupure de services pour les personnes atteintes de troubles alimentaires et le manque de services en santé mentale. x
Actualités
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campus
Ce que l’argent ne peut acheter Le Délit a assisté à un cercle de discussion organisé par Expanding Economics. Léa Allonier
Contributrice
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eudi dernier, un groupe de lecture rassemblé par le club étudiant Expanding Economics s’est penché sur le livre Ce que l’argent ne saurait acheter de Michael J. Sandel. Les étudiant·e·s ont pu débattre sur le rôle de la marchandisation dans notre société et sur les limites morales d’une économie de marché. Pr Sandel, un spécialiste américain de la philosophie politique enseignant à Harvard, est connu pour son cours Justice, qu’il enseigne depuis plus de vingt ans avec un style vif et interactif qui engage les étudiant·e·s sur des questions d’éthique et de morale. Dans son livre Ce que l’argent ne saurait acheter, il présente des exemples suscitant des réflexions sur la société dans laquelle nous vivons. Devrionsnous payer les élèves d’écoles primaires pour chaque livre lu
Campus
d’organes, nous évoluons aujourd’hui dans un monde où tout s’achète — ou presque.
afin de les motiver à apprendre? Est-il moral de rémunérer des gens pour vendre leurs organes ou pour tester des médicaments? Qu’en est-il d’embaucher des mercenaires pour combattre à la place de nos armées? Où et comment mettons-nous des limites au marché? Il nous invite finalement à questionner les impacts de ces marchés potentiels en termes de justice, d’inégalité et de corruption par l’argent.
Un nouveau club Ce débat ouvert fait partie d’une série de groupes de lecture ouverts aux étudiant·e·s de toutes les facultés. Le club Expanding Economics, créé à l’hiver 2018, s’efforce de promouvoir une approche pluraliste de l’économie. Il dénonce l’approche trop orthodoxe du Département qui offre essentiellement des cours inspirés de l’école néoclassique.
Cercle de discussion La discussion des élèves rassemblé·e·s la semaine dernière s’est centrée sur une situation fictive de marché d’adoption ouvert à tous·tes où les enfants pourraient être traité·e·s comme de simples commodités dont le prix fluctuerait avec l’offre et la demande. Les participant·e·s ont mis à contribution des idées tirées de l’économie comme de la philosophie pour débattre des implications de mettre un prix sur la vie humaine. Si, d’un côté,
Evangéline Durand-Allizé certain·e·s défendaient qu’un prix élevé pour un·e enfant favoriserait l’adoption par des parents motivés qui ont les moyens d’offrir éducation et santé, d’autres contre-argumentaient en démontrant que l’adoption privilégie déjà les familles aisées et qu’un système comme celui-ci aurait des conséquences psychologiques dévastatrices pour l’enfant.
Finalement, l’aspect dystopique de la marchandisation a été apporté sur la table : ne vivons-nous pas déjà dans un monde où une valeur monétaire est mise sur l’être humain ? De l’esclavage d’hier au prix de l’adoption privée (avec période « d’essai » de 30 jours), en passant par le paiement de mères porteuses en Inde et le trafic
Le groupe organise depuis des tables rondes, des conférences et des discussions qui visent à donner accès et à promouvoir des approches variées à l’étude de l’économie. Pour Expanding Economics, « comme d'en toute science sociale, le pluralisme apporte différentes avenues pour l'étude d'une discipline, avec chacune leurs forces et leurs faiblesses. » x
Voyages gratuits en Israël?
Conflits d’intérêts et syndicalisation étaient au menu du Conseil législatif. Augustin Décarie
Éditeur Actualités
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es membres du Conseil législatif de l’AÉUM se sont réunis le jeudi 14 novembre, bien qu’il y avait plusieurs absents. Voyages gratuits en Israël Des représentants et représentantes au Conseil législatif ont été critiqués pour leur participation à un voyage gratuit à Israël organisé et offert par Hillel Montréal, suite à la parution dans le McGill Daily d’un article à ce sujet coécrit par SPHR McGill (Students in Solidarity for Palestinian Human Rights, Étudiant·e·s en solidarité pour les droits humains en Palestine, en français, ndlr ) et IJV McGill (Independent Jewish Voices, Voix juives indépendantes, en français, ndlr). André Lametti, représentant du caucus du Sénat, a ouvert le débat en demandant aux individus concernés s’ils pensaient faire face à un conflit d’intérêts. Le président de l’AÉUM Bryan Buraga a réitéré sa demande que soit rendu public le processus de sélection pour lesdits voyages et a rappelé que les deux v.-p. ayant
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Actualités
reçu de telles invitations soit Samuel Haward (Finances) et Sanchi Bhalla (Affaires internes) les ont refusées. Adin Chan et Andrew Chase, représentants de la Faculté des arts participant au voyage, ont soutenu qu’ils reconnaissaient le biais d’Hillel, mais ont aussi avancé qu’ils n’avaient aucun compte à rendre auprès de l’organisme une fois le voyage terminé. Ils affirment donc que ce voyage est une affaire purement personnelle et qu’il n’interfère pas avec leurs devoirs en tant que représentants étudiants. Ils ont défendu que le voyage leur avait été présenté comme une opportunité « d’en apprendre plus sur le conflit israélo-palestinien et d’être exposés à des perspectives variées ». Ils ont aussi affirmé qu’ils ne pensaient pas avoir été sélectionnés à cause de leur poste à l’AÉUM, mais plutôt à cause de leur implication dans la communauté étudiante en général. Ils se sont tous deux montrés ouverts à discuter à ce sujet avec des membres de leur faculté. La représentante de la Faculté des sciences, Jordyn Wright, a abondé dans le même
sens. Jo Roy, représentant des étudiantes et étudiants en travail social, a exprimé son désaccord et a insisté que les conseillers ne pouvaient pas séparer leur vie privée et leurs devoirs professionnels, dans la mesure où ce voyage « revient à se rendre complice des actions coloniales de l’État d’Israël ». Pour Adam Gwiazda-Amsel, v.-p. aux Affaires externes, les élues étudiantes et élus étudiants participant à ce voyage « se ferment les yeux sur l’historique récent de la politique étudiante à McGill », laquelle a été polarisée par le conflit israélo-palestinien, ce qui fait de leur participation « un acte intrinsèquement politique ». Madeline Wilson, v.-p. aux Affaires universitaires, a par ailleurs condamné les personnes qui pensaient que la résurgence du débat sur Israël et la Palestine était nécessairement une mauvaise chose. Elle a souligné que le conflit israélo-palestinien n’était pas « un inconvénient », mais était un « fait vécu » par nombre d’étudiant·e·s. Adam Gwiazda-Amsel a tout de même rappelé que « le débat avait dérapé par le passé, et qu’il avait été teinté d’antisémitisme » .
Mustafah Fakih, représentant de la Faculté de génie, a exprimé qu’il percevait ce voyage comme « propagandiste » et qu’il « ne représente pas une bonne opportunité pour s’éduquer à propos du conflit israélo-palestinien » . Madeline Wilson a renchéri que c’est bien différent d’écouter des opinions divergentes avant de prendre une décision et après l’avoir prise. État de compte Jordan Steiner, de la firme d’investissement Lester Asset Management, est venu rendre compte du portfolio financier de l’AÉUM. Il a informé les étudiantes et étudiants que leurs investissements se portaient très bien et que leur pécule s’élevait maintenant à 3,8 millions de dollars. La composition du portefeuille, axée sur des obligations corporatives, lui accorde de surcroît un niveau de risque faible. Steiner a aussi rassuré qu’aucun fonds n’était placé auprès de compagnies minières, gazières, pétrolières ou auprès de fabricants d’armes, et que l’essentiel de leurs actifs financiers se concentrait au Canada.
Syndicalisation Un représentant de l’AÉDEM (Association des étudiant·e·s diplômé·e·s employé·e·s de McGill, AGSEM, en anglais, ndlr) s’est présenté au Conseil pour présenter la campagne de syndicalisation pour tous les employés et employées de soutien en éducation de l’Université McGill. Il a rappelé que les conditions de nombreux auxiliaires les forcent à être soit chroniquement sous-payés, ou à effectuer leurs tâches trop rapidement. Il souhaite donc qu’une majorité du nombre indéterminé de travailleurs et travailleuses de soutien en éducation se joignent à leur campagne. Représentants suspendus Puisque les deux représentants de la Faculté de gestion Elan Eisner et Jonathan Gurvey n’ont pas complété une formation sur la prévention de la violence à caractère genrée ou sexuelle dans les délais prévus, ils ont été suspendus du Conseil législatif, et ce, jusqu’à ce qu’ils complètent ladite formation ou qu’ils fassent approuver une formation équivalente. x
le délit · mardi 19 novembre 2019 · delitfrancais.com
Entrevue
Problèmes de traduction flagrants Le Délit s’est entretenu avec Juliette Chesnel, commissaire aux Affaires francophones.
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e Délit (LD) : Quels ont été tes engagements importants en tant que commissaire aux Affaires francophones? Juliette Chesnel (JC) : J’ai fait une intervention avec Manon Lemelin auprès des étudiants de première année. Puisque la commission n’a été rétablie que l’année passée, j’ai trouvé ça pertinent d’aller informer les étudiants entrant à McGill de son existence. Ce qui m’a surprise, c’est que de nombreux étudiants francophones ignoraient qu’ils pouvaient remettre leurs travaux en français. Je pense que c’est récurrent en général, qu’on soit au moins au courant de nos droits que de nos devoirs. Pour la nuit des activités de l’AÉUM (Activities Night en anglais, ndlr), on a aussi présenté une liste d’activités, de ressources et de clubs francophones, pour les étudiants qui ont un bon niveau de français, ainsi qu’une liste de ressources pour ceux désireux d’apprendre le français. C’est quelque chose qui a bien plu. Sinon, mon travail a été divisé entre la promotion du français et les problèmes de traduction, le gros morceau. D’habitude, ce n’est pas le rôle du commissaire de faire de la traduction et de la révision, mais maintenant, 75% de mon temps, c’est cela.
tout de même pas respectueux. Quand j’ai vu la lettre d’excuse (qui comptait elle-même de nombreuses fautes, ndlr), en même temps que tous les étudiants en passant, il y a eu une plus grande réunion avec plus de personnes. Il fallait régler le problème et on a complètement changé le système de traduction. Les étudiants
LD : Ce mode de fonctionnement serait-il inefficace, aurait-on des employés incompétents à l’AÉUM? JC : Je ne pense pas que ce soit à moi de me prononcer à ce sujet, la Commission est indépendante et ce n’est pas moi qui gère tout ce processus.
Sanjna Somaiya
LD : Vraiment? JC : Oui, mais ce n’est pas moi qui fais la traduction. Pour la chronologie, au tout début de septembre, un étudiant m’a contactée pour me dire « attention dans le student handbook (le guide des étudiants, ndlr), il y a des fautes ». Il y avait en effet beaucoup de fautes. Donc, j’ai contacté l’AÉUM, et c’était en fait une ancienne version du guide qui avait été distribuée. Ensuite, il y a eu la première infolettre, et là je me suis dit qu’il y avait vraiment un problème. C’était seulement un des traducteurs qui était responsable, parce qu’il y a en fait deux traducteurs (lesquels sont des emplois étudiants, ndlr). Par la suite j’ai rencontré le Département de communication et je leur ai demandé bien sûr
LD : Es-tu satisfaite de ton travail du semestre passé? As-tu des objectifs précis pour la prochaine année?
étaient quand même gardés, et l’AÉUM a embauché une entreprise externe. LD : Les mêmes étudiants ont été gardés? JC : Oui, mais maintenant on a processus plus exhaustif de révision. L’entreprise externe fait la traduction, un traducteur de l’AÉUM révise et je faisais une dernière relecture. Après quelques semaines, on a essayé que j’arrête de réviser, puisque ce n’est pas mon mandat. Et ça a
« D’habitude, ce n’est pas le rôle du commissaire de faire de la traduction et de la révision, mais maintenant, 75% de mon temps, c’est cela » de régler les problèmes de traduction, et ensuite de s’excuser. Faire des fautes n’est forcément pas volontaire, mais ce n’est
corriger le travail, et comment cette personne est choisie. J’ai contacté le premier vice-principal exécutif adjoint (études et vie étudiante), Fabrice Labeau. Je l’ai rencontré il y a deux semaines et on a présenté la situation telle que les étudiants la percevaient. Nous avions réalisé au préalable un sondage, spécifiquement sur la remise des travaux en français. On a demandé s’il y avait une procédure universelle quant à la correction des travaux dans l’éventualité où le professeur ne parle pas français, et il n’y en a pas. Donc, c’est une politique interdépartementale, c’est contingent à la matière que vous étudiez. On a demandé s’il était ouvert à une politique universelle pour McGill, et il n’y était pas opposé, mais ça ne semblait pas être sa première priorité. La prochaine étape quant à ce dossier est de rappeler aux étudiants qu’il y a des ressources disponibles s’ils ont des problèmes avec la correction de leur travail. On est là pour les accompagner, et leur rappeler leurs droits. Sinon, il y a des cas ou la clause de remise des travaux en français n’est pas mentionné dans le plan de cours, alors que celle sur le plagiat est systématiquement incluse : deux poids, deux mesures. Je pense donc que parler directement aux facultés sera fructueux ; c’est notre plan pour les prochaines semaines et pour le prochain semestre.
été une semaine où il y a eu des fautes dans l’infolettre. Depuis, on est retournés à la première méthode de fonctionnement.
le délit · mardi 19 novembre 2019 · delitfrancais.com
LD : Est-ce que l’AÉUM a été coopérative sur le dossier? JC : Oui, le Département de communications a été très coopératif et ils ont été très réactifs. Je les ai trouvés à l’écoute sur plusieurs dossiers, comme le guide des étudiants au début de l’année. Je sens que les traductions de l’infolettre se sont raffinées avec le temps. Pour les textes de gouvernance, avec une importance institutionnelle, il y a toujours du progrès à faire. LD : Par rapport à la remise des travaux en français, as-tu vu des changements, une amélioration? JC : Je travaille avec Bruno Marcoux (représentant de la Faculté de génie au Conseil législatif de l’AÉUM, ndlr) sur le dossier, on s’est questionnés à savoir quel était le ressenti à ce sujet et nous avons conclu que c’était surtout le manque de transparence autour de la pratique. Les étudiants se demandent qui va
JC : Oui, par rapport à quand je suis arrivée en septembre, il y a eu du progrès. Héloïse avait fait du très bon travail l’année passée, mais il est vrai que le poste de commissaire n’est réapparu que l’année passée. Elle n’a pu travailler qu’un semestre. La situation s’est stabilisée, elle est revenue à la normale. Est-ce
français ou des communications à l’AÉUM. Quand on a employé une entreprise extérieure, on a fait face à une contrainte budgétaire, et on nous a offert deux options : soit on produit des traductions et elles ne peuvent pas être révisées ou alors on n’en fait pas du tout. LD : Tout un dilemme! JC : Oui. Donc tant qu’à mal faire les choses, je pense que c’est mieux de ne pas les faire du tout. C’est moins irrespectueux. LD : Sinon, il y a eu la question de la réforme institutionnelle du Conseil législatif, qui, selon la première version proposée, n’offrait pas de siège aux francophones? JC : Le comité qui avait fait le rapport n’avait jamais fait mention des francophones. Je suis allée aux consultations publiques qu’ils ont tenues, et je pense qu’ils ont réalisé qu’un (siège non-votant pour les francophones n’était pas optionnel, ndlr). Pour moi, ce serait un grand pas. Il n’y a eu qu’une seule motion (au moment de réaliser l’entretien, ndlr) qui a été rédigée en français depuis le début de l’année. Quand on regarde les documents officiels du Conseil législatif, quand on lit les déclarations de l’AÉUM, on réalise que beaucoup ne sont pas traduites. Même une déclaration sur l’équité quant à l’enseignement était seulement disponible en anglais. C’est particulier qu’un document qui parle d’équité ne soit publié que dans une langue. Et après, dire que les francophones ne subissent pas de discrimination — je ne suis pas en train de dire qu’on est tout le temps discriminés — mais on ne peut pas dire que tout est rose. De dire ça, alors qu’au sein même de l’AÉUM, on a beaucoup de problèmes de traduction, c’est problématique. Même au sein du conseil, il y a assez peu de francophones. Et quand quelque chose qui touche
« Donc tant qu’à mal faire les choses, je pense que c’est mieux de ne pas les faire du tout » que tout est mieux? Non. On a un manque de représentativité par rapport aux différentes communautés francophones. Par exemple, souvent un mot employé est uniquement compris par une partie de la population francophone. Les événements en français sont promus, mais pas autant que d’autres événements. Les projets pour l’année prochaine sont surtout de faire plus de promotion, que ce soit par rapport à l’apprentissage du
les francophones est géré par des personnes qui ne le sont pas, ça aussi, c’est problématique. Ils ne savent pas quel est le ressenti, et ils ne pourront pas prendre les décisions adéquates. Donc, simplement avoir un siège consultatif au Conseil, c’est un premier pas. x
Propos recueillis et condensés par Augustin décarie
Éditeur Actualités
Actualités
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campus
L’accessibilité alimentaire à McGill Départ sur les chapeaux de roues pour la McGill Food Coalition. Jérémie-Clément Pallud
Coordonnateur réseaux sociaux
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e vendredi 15 novembre dans le pavillon Bronfman se tenait la soirée de lancement de la McGill Food Coalition (Coalition alimentaire de McGill, en français, ndlr), nouvelle initiative étudiante dédiée à améliorer l’accessibilité alimentaire de la communauté mcgilloise. L’enjeu à l’échelle du campus L’événement a été entamé par une brève présentation du paysage alimentaire à McGill. Celui-ci se caractérise par l’inaccessibilité financière de la nourriture vendue — l’une des cofondatrices de la coalition dénonce par exemple le prix exorbitant des salades Mandy’s —, la dispersion de nombreux services alimentaires suite à la fermeture temporaire du pavillon de l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM) et le monopole détenu par la société Dana Hospitality, fournisseur exclusif de la quasi-totalité des services d’alimentation de l’Université. Partant de ce constat, la coalition se veut être un agent de
liaison entre les différents services et initiatives alimentaires déjà existants sur le campus et se donne plusieurs missions. La première est de soutenir ces divers groupes en centralisant l’information qui leur est nécessaire et, à long terme, en leur facilitant l’accès aux ressources financières et institutionnelles dont ils pourraient avoir besoin. De plus, la coalition entreprend faire campagne contre le monopole détenu par Dana Hospitality et souhaite collaborer avec le corps étudiant pour restaurer la capacité de développement communautaire inhérente aux initiatives alimentaires. Enfin, la McGill Food Coalition désire réaliser un travail de proximité en s’assurant que les besoins des étudiant·e·s soient correctement identifiés et pris en charge. Interventions de collectifs Suite à cette présentation, les cofondatrices de la coalition ont laissé la parole à plusieurs intervenant·e·s venu·e·s présenter leurs travaux et initiatives en matière de sécurité et d’accessibilité alimentaire. Ces interventions se voulaient constituer une invitation à repenser
les différents rapports que nous entretenons avec la nourriture. Tout d’abord, Nat Alexander a présenté le collectif Midnight Kitchen, organisme bénévole s’opposant à la privatisation des circuits d’accès à la nourriture et à la mise à profit des besoins alimentaires. Midnight Kitchen met un point d’honneur à dénoncer les systèmes coloniaux qui entretiennent la précarité alimentaire des minorités qu’ils oppriment. La seconde intervention fut celle d’Erik Chevrier, chercheur, activiste et professeur à temps partiel à l’Université Concordia. Ce dernier a mis l’accent sur la non-durabilité de nos systèmes actuels de production alimentaire et présenté les diverses initiatives d’alimentation durable existant dans son établissement d’enseignement. Le relais a ensuite été pris par Graham Calder, représentant de l’organisme P3 (People for the Profit of the Planet) Permaculture, s’est exprimé sur la nécessité de repenser nos systèmes de production agricole de façon plus durable
et d’exploiter leurs potentiels de fixation du carbone. Comme expliqué par le panéliste, cela doit notamment se faire par le biais de la permaculture, et cette dernière doit aussi permettre d’imaginer un aménagement agroécologique de nos espaces urbains. Enfin, le centre alimentaire Santropol Roulant était aussi de la partie, représenté par Karine Houde. Celle-ci a présenté l’accent mis par le centre sur l’entretien de liens communautaires par la préparation et la distribution de paniers alimentaires. Le Santropol Roulant veut ainsi remodeler le rapport purement transactionnel que nous entretenons habituellement avec la nourriture. Au terme de ces discussions, les intervenant·e·s ont souhaité saluer la nouvelle initiative représentée par la McGill Food Coalition et ont reconnu la nécessité d’institutionnaliser les démarches étudiantes œuvrant pour la sécurité alimentaire, afin de garder mémoire de leurs actions et d’assurer leur pérennité au fil des promotions.
courtoisie de CHNGR MTL
Pour en savoir plus sur la McGill Food Coalition et les différents organismes présents, visitez les sites Internet suivants : 4https://mcgillfoodcoalition. wordpress.com/resources/ 4https://midnightkitchen.org 4https://www.p3permacultur.ca 4http://concordiafoodgroups.ca
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Résultats du référendum de l’AÉUM
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Création d’un fonds d’équité autochtone et frais d’inscription
Oui: 72% Non: 28% Abstention: 10%
Création de services de soutien scolaire aux étudiant·e·s de l’AÉUM et de frais d’inscription
Oui: 76% Non: 24% Abstention: 12%
Financement discrétionnaire pour Drivesafe
Oui: 79% Non: 21% Abstention: 14%
Nomination du Comité d’administration de l’AÉUM
Oui: 74% Non: 26% Abstention: 40%
Augmentation et nature des frais d’équité de l’AÉUM (Partie 1)
Oui: 64% Non: 36% Abstention: 14%
Augmentation et nature des frais d’équité de l’AÉUM (Partie 2)
Non: 52% Oui: 48% Abstention: 17%
Augmentation des frais de fonds du club
Non: 62% Oui: 38% Abstention: 23%
actualités
le délit · mardi 19 novembre 2019 · delitfrancais.com
Société societe@delitfrancais.com
Opinion
Apparence et décorum
Réflexion sur la (non-)importance de l’apparence dans le professionnalisme. florence lavoie
Coordonnatrice à la correction
À
l’élection de Catherine Dorion et lors de ses premières sessions parlementaires, l’artiste devenue députée de Taschereau, à Québec, a provoqué un tollé médiatique en se présentant au Salon bleu vêtue d’un t-shirt et de bottes Doc Martens. Précisons-le, à l’Assemblée nationale, l’on attend des employé·e·s qu’il·elle·s portent au travail une « tenue de ville », correspondant à un « complet-cravate, des chaussures fermées et une chemise habillée pour les hommes, et à un tailleur, un chemisier, une jupe ou des pantalons habillés pour les femmes », tenue à laquelle les vêtements de Catherine Dorion ne correspondaient pas. À noter : il ne s’agit pas d’une règle écrite, mais bien d’une norme sociale tacite. L’effervescence médiatique suivant les écarts de cette norme de la part de la députée s’est peu à peu essoufflée, les citoyen·ne·s et ses collègues s’y étant habitué·e·s. Mais la controverse a repris du poil de la bête à la fin octobre lorsque la députée, dans un élan de dérision, a publié une photo d’elle-même vêtue d’un tailleur et juchée sur un bureau du Salon rouge, photo affublée d’un « Joyeuse Halloween » moqueur. Ses collègues ont vu rouge et ont demandé, alors qu’elle arrivait au travail portant un coton ouaté orange brûlé, qu’on lui barre l’accès au Salon bleu au nom de l’institution et du décorum.
qu’une goutte d’eau, une infime représentation du problème et c’est là qu’il est illustré, enraciné à plus grande échelle : c’est l’habit qui fait le moine, la couverture qui fait le livre. La crédibilité se mesure selon que l’on porte des jeans ou une jupe crayon par-dessus des collants de nylon et la compétence, selon les souliers que l’on chausse et le haut qui nous couvre le dos. Il est inimaginable de se présenter en entrevue de demande d’emploi
même : la manière dont on se présente a un réel impact sur comment l’employeur·euse et tous·tes ceux et celles qui nous entourent dans le milieu professionnel nous perçoivent et mesurent notre capacité à effectuer un travail donné. La crédibilité accordée à celui qui porte un costume cravate est nettement plus élevée que celle que l’on donne aux personnes portant des pantalons troués ou un chandail mal ajusté. Pourtant, ni l’un ni l’autre ne
C’est là un des défauts de la politique : l’on se présente aux élections, dans la plupart des cas, en ayant en tête buts, projets, innovations possibles pour la société. Puis, l’on est élu·e, comme le dit madame Dorion, porté·e par des idéaux, des revendications, mais la magie s’estompe à l’Assemblée nationale lorsque l’on se voit contraint·e de se soumettre à la norme ; celle du décorum. Le dictionnaire Larousse définit le décorum comme étant l’« ensemble
« L’image imposée aux gens d’affaires et aux fonctionnaires d’État creuse le clivage social en séparant “l’élite intellectuelle et sociale” bien habillée des autres »
L’habit fait le moine Le décorum, c’est ce que l’on invoque dans les milieux professionnels pour justifier l’importance accordée au code vestimentaire dans les milieux des affaires, du droit, de la politique. « Il faut avoir un certain décorum dans ces situations », diton, soit porter une « tenue de circonstance ». Il faut afficher un certain professionnalisme, il faut avoir l’air sérieux, il faut être habillé·e « proprement ». Ainsi, quand on parle de décorum, on parle de l’apparence. De l’image projetée par les vêtements que l’on porte. Catherine Dorion est une députée compétente. Elle est proche des habitant·e·s de son comté, elle a des idéaux et des revendications, elle produit des discours éloquents, elle ne tient pas de propos déplacés. Elle a été élue de manière démocratique. Pourtant, on lui refuse l’exercice de ses fonctions de députée. Pourquoi? Parce que l’on critique ses choix vestimentaires, choix, soulignons-le, qui consistaient d’un coton ouaté qu’elle avait porté auparavant en sessions parlementaires. Ce n’est
racisme, du sexisme, de la discrimination sous toutes ses formes. Mais l’image imposée aux gens d’affaires et aux fonctionnaires d’État creuse le clivage social en séparant « l’élite intellectuelle et sociale » bien habillée des autres, comme si modifier son image permettait d’élever sa condition au premier regard. C’est le cas des député·e·s qui est le plus dérangeant : il·elle·s sont élu·e·s pour représenter une collectivité. Est-il donc justifié de leur demander de revêtir une image les élevant au-dessus de cette collectivité? béatrice malleret
évangéline durand-allizé habillé·e autrement qu’en « tenue de ville ». Pourquoi? Par souci de professionnalisme. Dans notre société, le professionnalisme, c’est l’image. La croyance en la capacité de quelqu’un à exécuter un travail réside dans l’image que celle-ci projette. Revenons au propos énoncé plus tôt : dans ces circonstances,
« La crédibilité se mesure selon que l’on porte des jeans ou une jupe crayon sur des collants de nylon » l’on dit qu’il faut afficher son professionnalisme, qu’il faut avoir l’air sérieux. « Afficher », « avoir l’air ». Les mots pourraient être différents mais le cœur du message est le
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rend compte des capacités intellectuelles de la personne les revêtant. Dans une entrevue accordée à l’émission Tout le monde en parle ce dimanche, après s’être vue refuser l’accès au Salon bleu, Catherine Dorion a souligné l’espace médiatique qu’a occupé la divergence de ses attirails par rapport à celui qu’occupent ses discours : le premier est bien évidemment beaucoup plus important, mettant ainsi en lumière l’attention, peut-être même l’intérêt, porté par les citoyen·ne·s sur l’apparence des gens et la colère démesurée qui peut être provoquée lorsque quelqu’un déroge. Élitisme Dans l’entrevue de la semaine passée, Catherine Dorion a également déploré la rigidité de l’institution de l’Assemblée nationale, soulignant l’obligation des député·e·s à « rentrer dans leur carré de sable ».
des règles de bienséance qui sont d’usage dans une société soucieuse de garder son rang ». D’ores et déjà, la définition même du terme porte à imaginer une hiérarchie sociale. Au fond, c’est ainsi que l’on voit les député·e·s et tous·tes ceux·celles qui exercent un métier exigeant d’eux·elles qu’il·elle·s se présentent au travail en projetant une image spécifique. On associe le costume cravate et le tailleur à la réussite économique, au haut rang social, à l’autorité intellectuelle. On donne aux gens « bien habillés » une crédibilité que l’on refuse à d’autres, qui pourraient présenter des caractéristiques physiques divergeant de la norme « de ville » selon lesquelles, en tant que société, l’on serait plus susceptible d’émettre des stéréotypes. Ce sont ces stéréotypes que Catherine Dorion renverse en s’habillant le matin, en revêtant son coton ouaté orange brûlé. Nous vivons pourtant dans une société prônant des valeurs égalitaires, se disant combattante du
Le « respect de l’institution » a également été invoqué dans la critique des vêtements de madame Dorion ; on lui reproche ainsi de manquer de respect à l’Assemblée nationale en portant un coton ouaté au travail. Est-ce là vraiment un manque de respect à proprement parler? L’Assemblée nationale n’est-elle pas, dans son essence, le lieu même où la gouvernance du pays par le peuple, la démocratie, se produit? En quoi un écart de la norme vestimentaire constitue-t-il un manque de respect, plutôt que la simple expression de la personnalité de madame Dorion? S’habiller pour les autres Le décorum, en définitive, amène les gens à s’habiller pour convenir au regard des autres et leur retire leur individualité pour se conformer à des règles les réduisant à une clique fermée. Le contraire devrait être encouragé ; selon moi, le vêtement existe pour faire sentir bien dans sa peau la personne qui le porte, et non pour construire l’image d’une institution ou pour prouver son professionnalisme. Le vêtement que je porte n’affecte en rien l’exécution de mes tâches. Les seules règles à observer devraient être d’ordre pratique, sécuritaire et relevant de la décence. Non pas en cherchant à conserver la supériorité de certain·e·s. x
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entrevue
L’humanitaire en d’autres termes Le Délit a rencontré la professeure Rachel Kiddell-Monroe, ancienne membre de MSF. Le Délit (LD) : Peux-tu te présenter et parler des différents secteurs d’activités dans lesquels tu es engagée? Rachel Kiddell-Monroe (RKM): Il y a deux secteurs dans lesquels j’évolue. Je suis professeure à McGill en développement international, où j’enseigne à tous les niveaux d’études. J’adore ça parce que je trouve que dans les universités, on a besoin de plus d’informations pratiques concernant ce qu’il se passe sur le terrain. Mon deuxième champ d’opération est dans l’assistance humanitaire. J’ai commencé à travailler avec Médecins Sans Frontières en 1991 comme travailleuse humanitaire sur le terrain dans divers pays comme la Somalie, Djibouti, le Rwanda, le Congo, et après ça en Amérique Latine. J’ai toujours pris le rôle de directrice de projet, et j’ai été présente dans des situations de crise, des guerres et d’autres situations de conflits. J’ai fait beaucoup de travail avec des réfugiés où l’on a eu à traiter des maladies infectieuses comme le VIH, le paludisme ou la tuberculose. C’était la partie principale de mon activité. Et maintenant, après toutes ces années à l’international, je me suis dit que j’avais envie de faire quelque chose chez moi. Ça fait 15 ans que je vis au Canada. Mais j’avais du mal à trouver un domaine qui n’était pas déjà pris en charge par un organisme existant. Mais il y a deux ans, un étudiant m’a envoyé un article qui parlait de la crise de tuberculose qui se répandait au Nunavut, où les populations Inuits sont touchées par cette épidémie 300 fois plus que les populations canadiennes non-autochtones. Je me suis demandée comment c’était possible que cela ait lieu dans un pays aussi riche et développé que le Canada, avec un système de santé aussi bon. Alors j’ai commencé à faire des investigations et j’ai réalisé que le système qui était mis en place pour les Inuit n’était pas du tout adapté à leurs besoins. Il y avait un énorme manque de communication entre le système de santé et la population. Donc tout en continuant mes recherches, j’ai décidé de lancer un projet qui s’appelle See Change Initiative. L’idée de See Change est d’aider les communautés à réaliser ellesmêmes leur santé et leur bien-être pour qu’elles puissent s’épanouir en tant que communautés. Mes 30 ans d’expériences m’ont appris que ce sont les communautés ellesmêmes qui tiennent les clés de leur bien-être, et pas les étrangers. Les étrangers peuvent apporter en connaissances et en expertise, mais au-delà de ça, c’est la solidarité qui est importante. Il faut communiquer, et poser la question
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béatrice malleret de ce qu’il se passe dans certaines communautés. Il faut demander premièrement « est-ce qu’on peut vous aider ? » et si oui, « comment on peut vous aider ? ». Pour ça, il faut complètement transformer le
proposerait pas une formation à la communauté pour leur permettre de comprendre tous les problèmes liés à la tuberculose, comment on est atteint de tuberculose, comment on peut la guérir
« Il faut transformer le paradigme de l’humanitaire dans le sens où il faut permettre aux communautés où l’humanitaire agit de reprendre leur autonomie et leur pouvoir » paradigme de l’humanitaire dans le sens où il faut permettre aux communautés où l’humanitaire agit de reprendre leur autonomie et leur pouvoir. Ces personnes ont le pouvoir et la capacité de résoudre leurs propres problèmes. Je crois très fortement à ça et au besoin de donner un sentiment d’appartenance. À Nunavut, nous travaillons avec une communauté qui s’appelle Clyde River et qui est assez chanceuse parce qu’il y a 20 ans, ils ont commencé une organisation communautaire qui est là pour répondre aux besoins de la communauté en donnant notamment des formations en santé mentale. Et quand on a commencé à faire un partenariat avec eux, ils ont dit « pourquoi est-ce qu’on ne
et comment on peut l’empêcher de se répandre? ». C’était exactement ce que nous avions en tête. En janvier prochain, le premier workshop aura lieu. Donc en un an, on a beaucoup avancé, et ça va avancer de plus en plus rapidement car le projet appartient désormais à la communauté, nous on est juste là pour faciliter, aider, amener des fonds. LD : Pour revenir sur ce que tu disais à propos de l’expertise que les personnes en humanitaire doivent avoir, quelle est la formation que tu as suivie, et comment en es-tu venue à travailler pour MSF? Et quels sont les différents corps de métiers qui constituent le secteur humanitaire?
RKM : Je vais te raconter une petite anecdote. J’étais dans un pub à Londres quand un ami m’a présenté à quelqu’un à qui j’ai commencé à parler de mon expérience. Avant de découvrir MSF, j’ai étudié le droit à l’université et j’ai été juriste pendant deux ans, mais je n’étais pas heureuse. Je voulais travailler dans les droits de la personne et il y avait peu d’opportunités pour cela à Londres à la fin des années 80, alors je suis partie en Indonésie pour travailler avec une tribu du sudest de Sumatra qui œuvrait pour la protection de la forêt. Donc j’ai d’abord commencé à travailler dans l’environnement. Mais j’ai rapidement réalisé qu’il n’y a pas d’environnement sans les personnes qui y vivent, qui sont les gardiennes de ces espaces. J’ai passé 3 ans là-bas, puis je suis rentrée à Londres et j’ai rencontré cette personne à qui j’ai raconté mon histoire et qui m’a dit « il faut que tu viennes travailler avec Médecins Sans Frontières ». Je lui ai répondu que je n’étais pas médecin. En fait, 50% des personnes qui travaillent chez MSF ne sont pas médecins. Lui était juriste aussi, donc il a relancé sa proposition de venir les rejoindre. Au début je n’étais pas convaincue car les personnes avec qui j’ai travaillé en Indonésie étaient très méfiantes des organismes internationaux qui venaient parachuter dans leur
pays en pensant avoir réponse à tout, alors j’étais méfiante aussi. Mais après quelques recherches et conversations, je suis tombée en amour avec MSF. Médecins Sans Frontières est une famille qui rassemble pleins de connaissances et de savoirs différents. On a des anthropologues, des techniciens de laboratoire, des médecins bien-sûr, des infirmières, des sages-femmes, des ingénieurs, des mécaniciens. Parce que pour un projet, le but c’est d’amener de l’assistance médicale à des personnes qui sont souvent dans des endroits très isolés, éloignés et dépourvus, et pour ça il faut des locaux. Et les médecins ne peuvent pas s’occuper de ça. Donc il y a tout un travail préalable pour permettre aux médecins d’ensuite faire le leur. LD : Tu as un peu touché à cet élément en répondant à la première question, mais comment MSF, qui est un organisme qui intervient surtout dans des situations de crise, fait en sorte de ne pas instaurer une dépendance à une aide humanitaire principalement étrangère dans les lieux où elle intervient? Est-ce qu’un système de longue durée est mis en place, ou est-ce qu’une fois que la crise a été adressée, MSF quitte les lieux, laissant surgir d’autres problèmes après la crise?
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entrevue RKM : C’est une très bonne question et une réalité avec laquelle on se bat tous les jours. Donnons l’exemple du Venezuela. C’est un pays qui avait un très bon système de santé et d’éducation, et un niveau de vie élevé. Tout d’un coup la situation a fait que la population s’est retrouvée sans rien, a tout perdu. Ils ont besoin d’être autonomes mais dans l’immédiat, ils sont dépendants sur nous pour certaines choses comme la nourriture, l’assistance médicale etc. Donc que faire pour établir une situation durable? C’est très difficile pour nous car MSF est primordialement une organisation spécialisée dans les soins d’urgence. Mais une fois que les soins d’urgence sont donnés et qu’un système de base est mis en place, on se rend compte qu’il n’y a souvent personne pour prendre le relai et le contexte est très compliqué. Par exemple, maintenant au Venezuela, c’est très difficile pour nous de travailler car le gouvernement n’est pas forcément favorable à ce que l’on intervienne. Et même si le gouvernement et la population font le maximum, ce n’est pas toujours facile de se retirer. Mais notre politique est vraiment de se concentrer sur les premiers soins, donc on n’a pas développé de système dans la durée. Mais c’est une question qu’il est nécessaire de se poser, car en République démocratique du Congo par exemple, ça fait 30 ans qu’on est là. En Somalie, ça fait presque 40 ans. Au Soudan du Sud
« Trouver des financements et des personnes qui comprennent le projet n’est pas chose facile. Cela représente un vrai obstacle. Maintenant, on a reçu des fonds qui sont sur une durée de cinq ans, ce qui va nous permettre d’assurer le suivi du projet » aussi. Et on se demande vraiment si c’est assez de juste faire le travail d’urgence. Mais c’est cela la nature de notre organisme et on ne veut pas forcément la changer. Notre nature nous permet d’être dynamiques, réactifs. Et si on devient plus durables, on devient comme d’autres organismes qui sont beaucoup mieux équipés que nous pour faire ça. Donc pour moi c’est plutôt une question de partenariat, de comment passer nos projets à d’autres organismes en qui on a confiance, et aussi comment donner les outils à la population pour qu’eux puissent être le plus indépendants possible. LD : Et c’est justement ce que vous faites avec See Change non? Le projet intervient pour former et travailler dans la durée, n’est-ce pas? RKM : Oui absolument. Mais je dois dire que lorsqu’on a commencé, nous étions vraiment dans l’urgence parce que des enfants sont en train de mourir de tuberculose et c’est inacceptable. Alors je
voulais aller rapidement, répondre rapidement. Le contexte est compliqué, le processus est lent, trop lent. Donc je maintiens une pression pour que l’on avance. Mais en travaillant en dehors de MSF, je me rends compte maintenant que trouver des financements et des personnes qui comprennent le projet n’est pas chose facile. Cela représente un vrai obstacle. Mais maintenant, on a reçu des fonds qui sont sur une durée de cinq ans ce qui est très bien car ça va nous permettre d’assurer le suivi du projet. Et à partir du moment où on va commencer à former la première cohorte des membres de la communauté, tout va aller plus rapidement. Sheila Enook, qui est la coordonnatrice Inuk du projet à Clyde River, explique que pour elle, cette initiative est comparable à un feu : au début il n’y a qu’une petite étincelle, mais au fur et à mesure que les gens rejoignent le projet et que celui-ci se développe, l’étincelle va grandir et devenir une vraie flamme. Ce dont je me rends compte de plus en
plus, c’est qu’il faut écouter attentivement les populations. Quand je repense à ma carrière, je me dis que peut-être je n’ai pas suffisamment écouté, je suis arrivée avec le sentiment que je savais déjà ce qu’il y avait à faire. Et même si les gens avec qui et pour qui j’ai travaillé ont souvent exprimé de la gratitude, et que MSF sauve des vies, qu’est-ce que j’ai réellement laissé à la population? Je sais que je me pose cette question beaucoup plus maintenant, et que MSF aussi, a beaucoup évolué depuis ses débuts. Mais dans ce nouveau projet, je veux vraiment m’assurer d’avoir le meilleur impact possible, en me posant ces questions dès le début. LD : À ce sujet, est-ce que selon toi les ONG comme MSF ou See Change ont un rôle politique à jouer? Beaucoup des situations où vous intervenez sont, directement ou non, causées par les actions de gouvernements occidentaux et sont liées à une chronologie de violences coloniales. Avez-vous donc un discours politique qui aborde cette dimension-là de votre activité? Estce que vous vous entretenez avec les politiques dans les lieux et les pays où vous intervenez ou essayez-vous de rester le plus neutre possible? RKM : On est neutre. Médecins Sans Frontières est un organisme impartial et la neutralité est un principe que l’on a toujours eu, depuis notre début en 1971. L’organisme peut être neutre et apolitique, mais nous, en tant qu’êtres humains, sommes
politiques. Donc c’est une grande discussion au sein de MSF. Nous sommes neutres dans la mesure où on apporte des soins aux personnes qui en ont besoin. Peu importe si un gouvernement nous dit de soigner une population et pas une autre, nous on va soigner les deux. On va diriger tous nos efforts pour essayer de soigner le plus de monde possible. Après, la façon dont MSF vit sa vie politique, ou plutôt sa vie non-politique politique, est en faisant des témoignages. On parle de la situation et de son injustice. Mais on ne propose pas de solution, on ne dit pas aux gouvernements d’agir de telle ou telle manière. Par contre, on est politique dans le sens où on s’adresse aux pays membres du Conseil de Sécurité de l’ONU et on condamne le bombardement de nos hôpitaux en Afghanistan, au Yémen ou en Syrie et nous réclamons qu’ils cessent de tuer les civils et notre personnel. Donc qu’est-ce qui est politique, et qu’est-ce qui ne l’est pas? On n’est pas politique dans le sens où nous ne sommes pas partisans, on ne soutient pas de parti politique, mais après, c’est sûr que nous ne sommes pas de droite. Le fait que nous sommes avec MSF signifie que nous sommes plutôt de gauche. Pour See Change, c’est plus ou moins le même modèle en miniature. Je fais beaucoup de témoignages, je parle beaucoup des lacunes dans le gouvernement et le gouvernement n’aime pas trop ça, mais c’est comme ça que l’on change les choses. LD : Une dernière question. Ton parcours montre que tu évolues dans des cercles très différents, tu côtoies aussi bien des niveaux élevés de privilèges que de précarité — comment fais-tu pour ne pas tomber dans une attitude cynique et désabusée face aux situations que tu rencontres? RKM : Je refuse d’être cynique, je refuse. Parce que ce qu’il s’est passé dans le passé n’est plus aujourd’hui. J’essaie de vivre dans le présent. Et je crois que chaque personne qui vit dans la difficulté a besoin d’assistance maintenant. Ce n’est pas à moi de juger si cette personne devrait être dans cette situation ou non. Le rôle de l’humanitaire est d’apporter du soutien, c’est tout. En ce qui concerne les gouvernements, c’est sûr que je ne suis pas contente de la manière dont ils répondent ou ne répondent pas à certaines situations. Mais au niveau individuel, il existe tellement de personnes qui œuvrent pour faire changer les choses. Et si on approche la question avec du cynisme, on ne va convaincre personne. C’est aussi par respect pour les personnes qui sont dans des situations difficiles et que je veux aider que je ne tombe pas dans le cynisme. Si je ne garde pas cet optimisme, cet espoir, je ne peux pas les servir de la manière dont je veux les servir. x
béatrice malleret
le délit · mardi 19 novembre 2019 · delitfrancais.com
Propos recueillis par béatrice malleret Éditrice Société
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Philosophie Entrevue
come unto these yellow sands (R. Dadd)
philosophie@delitfrancais.com
Porter notre regard sur le pathologique Entretien avec le psychanalyste et essayiste Nicolas Lévesque.
L
e Délit (LD) : Nicolas, merci de me recevoir à ton bureau. Peux-tu te présenter à notre lectorat? Nicolas Lévesque (NL) : Oui, bien sûr. J’ai 45 ans et je pratique la psychanalyse depuis plus d’une vingtaine d’années. J’ai un doctorat en psychologie, mais la philosophie et la littérature m’ont toujours accompagné ; il m’a toujours semblé que la seule formation clinique était insuffisante. J’ai été éditeur au groupe Nota Bene. Je suis père et cela influence beaucoup ma pratique. LD : Pourquoi ce nouveau livre [Phora : sur ma pratique de psy]? NL : C’est un livre venu après un
Nebuchadnezzar (W. Blake)
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philosophie
arrêt d’écriture. Il n’était pas nécessaire. Il me semble que l’on doive écrire certains livres afin d’être porté quelque part, afin de ne plus avoir besoin de les faire. Phora est peut-être mon premier livre sans aucun but, sans aucun sentiment de devoir. Il vient d’ailleurs ; c’est peut-être mon premier livre de maturité [rires, ndlr]. Il a coulé tout seul. C’est celui ayant — de loin — été écrit le plus rapidement. Ce fut assez étrange, comme si je m’étais délaissé de tout ce que je m’imposais. Exit le citoyen ou encore l’intellectuel ; ce livre fait place à des témoignages sur ce que nous sommes, sur notre rapport à la vie. Je suis psychanalyste depuis une vingtaine d’années. L’expérience du divan est singulière. Au
moment de l’écriture, je n’avais rien à forcer puisque je savais bien que ce que je vivais avec mes patients se suffisait en soi. Il m’a semblé que de témoigner de cela méritait de prendre place dans l’espace public. Je me suis posé sur des témoignages sans chercher à les expliquer, en mêlant mon héritage théorique et pratique. LD : J’ai noté, en toutes lettres, au milieu de ton livre, qu’il s’y dessinait effectivement une maturité, tant dans la pratique que dans la théorie. En fait, j’ai noté ma surprise par rapport à une belle résilience, celle de se baigner dans le pathologique. Cela m’amène à te questionner à ce propos. Dans ton livre, il est question de s’abandonner — en quelque sorte — dans la pratique sans chercher à la techniciser. Pourtant, on décèle dans cette déclaration un certain jeu, une ouverture rusée au patient. Comment vis-tu ce jeu avec les patients? NL : C’est une grande question. Il me semble que l’on se méprenne quant à ce que l’on comprend de l’ouverture. Ce n’est pas tant le partage de détails concernant notre vie qui importe qu’une disponibilité psychique et du cœur. J’essaye d’être le plus possible ouvert. C’est une ouverture qui contourne l’anecdotique. C’est plus profond que cela. Nous pouvons trouver pareil rapport dans l’écriture ; au fond, il y a des écrivains que l’on croit connaître
intimement. On passe par une autre voie pour s’ouvrir à un être humain. Les gens qui viennent ici sont dans ce rapport ; je n’ai aucune idée de comment certains de mes patients font leur lessive! LD : Quel rôle tentes-tu de jouer par rapport à la place que devrait prendre selon toi la psychanalyse au sein de la société moderne? Te sens-tu responsable? NL : La responsabilité est là depuis le début. C’est pour cela que ça transparaît dans le livre sans que je ne m’en sois aperçu. En exposant humblement ce que j’arrive à faire, je montre cette réalité ellemême imbriquée dans une réalité où persistent des inégalités. Par exemple, j’ai une pratique privée malgré le fait que cela ne fasse pas mon affaire. En même temps, la pratique publique ne fait pas non plus mon affaire. Le statut de la psychanalyse dans le public est épouvantable. On se trouve dans un impossible double. Ce n’est pas grave, dans la mesure où je me suis évertué à bricoler une pratique. Ces solutions sont tout à fait insatisfaisantes sur le plan populaire, mais j’ai des patients de toutes les classes sociales. Au final, j’aide des gens tout de même, malgré le constat que certains ne peuvent pas venir aussi souvent qu’ils le devraient. Je préfère voir le verre à moitié plein. Cela dit, en termes de santé mentale, nous ne sommes même pas au début d’une réflexion
politique sérieuse. À quand une prise de conscience? LD : Tu soulèves la question de la prise de conscience, mais à quoi fait-elle référence pour plusieurs? Ce que l’on entend par cela aujourd’hui, cela consiste à peu de choses près en ceci : « Bon, d’accord. Vous êtes malade ; vous n’avez je ne sais quel problème. Faisons du TCC (thérapie cognitivo-comportementale). » La réponse est donc un grand n’importe quoi. Aujourd’hui, où est la psychanalyse? Elle a pratiquement disparu des facultés de psychologie du Québec. Elle est en littérature, à l’extrême rigueur en philosophie. Il y a une tristesse au regard de ce constat. À quoi bon? NL : Qu’elle soit en littérature, ce n’est pas rien. C’est d’ailleurs pour cela que je me suis réfugié dans la communauté littéraire. C’est comme si l’on avait brûlé la psychanalyse et que je me trouve à présent sur mon petit radeau. J’ai débarqué sur l’île des littéraires. Ce fut aussi l’histoire de mon père. [Claude Lévesque] fut professeur de philosophie et de psychanalyse. Il s’était fait l’ami des littéraires. Il n’avait pas sa place chez les philosophes. C’est donc pour dire que la psychanalyse est en situation de refuge politique. C’est une discipline qui n’existe plus ; il en reste des morceaux, des vestiges et des réfugiés qui glissent un peu partout, mais elle n’a qu’une existence cachée.
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J’ai vu l’effondrement de cela — en quelque part la psychanalyse a perdu la guerre. Nous le savions. La mentalité technique et capitaliste de l’université de notre époque va de pair avec les approches qui ont gagné cette guerre — elles sont très américaines, d’une certaine façon. D’un point de vue québécois, tout l’héritage européen a été colonisé par tous les possibles de la psychologie anglo-saxonne. Cela même en français. Si, à McGill, l’on peut mieux comprendre cette situation, tout l’héritage français et allemand s’essouffle. Il y a des guerres culturelles dont on parle peu. Que la psychanalyse aille très mal, cela me dérangeait beaucoup durant mes premières années. J’étais scandalisé. Phora représente le contraire : au lieu de gueuler, j’ai témoigné. J’existe et je pratique la psychanalyse. C’est bien d’être scandalisé, mais il y a une résilience à faire et persévérer. Peu importe ce qui se passe, nous avons encore la liberté d’écrire. C’est encore possible, malgré la semi-dictature dans laquelle nous vivons. LD : Il y a une perversité à ce pouvoir, tout de même. Ne penses-tu pas? Si l’on me dit : « Le TCC ne prend que six séances. » Nous voyons qu’il y a là, dissimulée, une sournoiserie temporelle. Les gens aujourd’hui sont à ce point pris dans un temps capitaliste, étouffés dans une économie des choses qui n’a que faire d’eux, que d’entreprendre avec sincérité et effort une activité demandant un minimum conséquent de temps ou d’argent s’avère infaisable. A fortiori, la psychanalyse demande ces deux choses. Très peu de gens sont prêts à cela et je les comprends. C’est donc pour dire qu’il y a un système qui, sournoisement, empêche certains foisonnements. Une semi-dictature, peut-être — n’en demeure qu’un pouvoir pervers est à l’œuvre! En ce sens, pour revenir à ce que tu disais à propos de simplement faire et pratiquer la tâche que l’on se donne en montrant une résilience, n’est-ce pas un peu pour se consoler soi-même que l’on en vient à dire cela?
Il faut dire que le rapport de la psychanalyse aux institutions est assez fucké. Depuis Freud, elle a développé une sorte de paranoïa. De toute évidence, notre regard doit changer puisque les dégâts sont immenses : il n’y a aucune relève. LD : Ce que tu dis se tempère par l’exemple de ton père. Il est pour moi l’un des plus grands philosophes québécois. Ceci dit, le nombre de ceux fréquentant depuis quelques années les bancs des universités et qui connaissent le nom de Claude Lévesque est presque nul. L’institution ne l’a pas sauvé. Pourtant, cet homme a une œuvre! Où se trouve-t-elle aujourd’hui? Aux archives nationales. Si l’on veut lire son excellent commentaire sur Nietzsche (Dissonance : Nietzsche à la limite du langage) —commentaire parmi les meilleurs qu’il m’ait été donné de lire à ce propos —, il faudra aller se procurer ce seul exemplaire disponible sur consultation seulement. Jouer le jeu des institutions ne l’a pas conservé dans notre mémoire intellectuelle.
NL : Eh bien là, tu touches à mon grand fantasme! Je fantasmerais sur ça, oui. Je n’y crois pas tant, mais il faut rêver cette psychanalyse québécoise. Elle se mêlerait de la santé mentale d’une culture, d’une société, d’une mémoire — elle se réfèrerait à leurs racines, à leurs refoulements. La psychanalyse a ce potentiel et cela pourrait être la bougie d’allumage de toute une révolte pour un monde en santé. Le mot « santé » veut dire quoi? C’est peut-être au sens nietzschéen de la « santé » ; c’est une toute autre chose que la « santé » au sens capitaliste. C’est une santé que nous avons perdue de vue. La société devrait être prise d’un autre angle. Toutes les questions sociétales peuvent passer par ce spectre transversal — pensons à la notion de toxicité que je mentionne un peu dans Phora. Tu pourrais très bien aller chercher un Heidegger écologiste et le faire dialoguer avec un psychanalyste par rapport à tout ce que la culture peut avoir de barbare lorsqu’elle cherche à tout dominer. Tout ce qui s’est passé dans les années 1960 et 70, il va falloir le refaire — et mieux.
LD : N’est-ce pas le cas au Québec, car il est pour nous moins question du père ou de la mère, que du prêtre [rires, ndlr]? Ironiquement, François Legault n’est-il pas de ce bon prêtre pour nombre de Québécois? On s’en gargarise. NL : Ah! Effectivement [rires, ndlr]. Il a été élu sur le dos de la laïcité. Il professe une manière de s’habiller!
NL : Comme je le dis dans mon livre, le regard médical d’aujourd’hui se contente de regarder le dernier maillon de la chaîne, c’est-à-dire le symptôme. Si l’on remonte le maillon, la psychanalyse nous dit que l’on doit regarder du côté de la famille. Cependant, celle-ci n’a pas assez dit qu’il fallait remonter plus loin, vers l’autre maillon. Nietzsche parlait de maladies culturelles. Il parlait prophétiquement de l’Allemagne malade. Freud fut bien moins perspicace à ce sujet, il faut le dire. Si l’on lit ce dernier avec Nietzsche et Marx, il est possible de faire de la psychanalyse un traitement au monde malade du capitalisme. Ce que la psychanalyse dit de la maladie peut nous aider à combattre cela. En ce sens, pour répondre à ta question, la santé est pour moi un combat nécessairement sur toutes les scènes ; de l’intimité à la place publique. C’est pour cette raison que je tente de mener mon combat sur toutes ces scènes. Un ministre de la santé ne parle jamais de toutes ces choses. Ce réductionnisme est extrêmement dangereux.
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LD : S’il devait y avoir une psychanalyse québécoise, encore faudrait-il
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J’ai l’impression que l’on sort des années 1940 actuellement.
NL : Oui. J’essaye de le faire. La formation demanderait à ce que l’on accepte nos multiples héritages. Il faudrait les mettre sur des pieds d’égalité. Le Québec pourrait être un lieu où, contrairement à nombre d’écoles qui mettent de l’avant soit le père ou la mère, un assez bon mélange entre père et mère pourrait être développé. Ce caractère davantage plastique nous donne une opportunité.
LD : Pour te ramener à ton livre et à ta pratique thérapeutique. Quel est pour toi le sens de la santé?
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le délit · mardi 19 novembre 2019 · delitfrancais.com
LD : Tu parlais tout à l’heure de cette américanisation de l’université québécoise. Contre cela, est-il possible de penser à une psychanalyse qui serait typiquement québécoise? La psychanalyse pourrait-il participer au combat de l’intégrité culturelle?
reconnaître nos propres racines et abandonner la dominance d’autres mythologies. Te sens-tu prêt face à cette rénovation?
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NL : C’est vrai, tu as raison. Il faut dire que l’institution n’a pas remplacé le rôle subversif qu’il occupait. Il n’y a pas un autre Claude Lévesque. Pour ma part, j’ai tenté de me servir de l’institution de l’édition afin de rééditer son œuvre. Cela dit, si mon père n’avait pas été professeur à l’université, il n’aurait pas influencé autant de gens — et nous n’aurions même pas cette discussion puisqu’il n’aurait pas pu publier! Un philosophe obscur dans les années 1970 n’aurait probablement pas pu publier comme il l’a fait. Peut-être certaines revues se seraient risquées. Ce n’est pas certain. La question de l’institution, je me la suis posée toute ma vie, comme ce fut le cas pour mon père. Il n’y a pas de réponse claire. L’héritage de mon père demeure encore aujourd’hui à travers les nombreux étudiants ayant été marqués par lui. Vois-tu, il y a Alexis Martin qui s’apprête à faire une pièce sur Georges Bataille [à l’Espace libre]. C’est de mon père qu’il tient cela. Cette marque intellectuelle est présente chez plusieurs. L’Étrangeté du texte a eu une résonance. La faillite des institutions au Québec est plutôt à blâmer dans ce cas-ci, peut-être ; Radio-Canada a abandonné les intellectuels. Lorsque Levinas passait
au Québec, il passait à la radio avec mon père. Aujourd’hui, s’il passait à la radio, ce ne serait pas avec un intellectuel et ce serait pour une très courte entrevue.
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NL : Oui [rires, ndlr]. Je pense néanmoins que cela n’est pas seulement pour cela. Il en va aussi d’une critique des modes de résistance de la génération avant moi. Ils ont fait ce qu’ils pouvaient, mais je ne comprends pas que l’on n’ait pas cherché à mêler la psychanalyse à des institutions publiques — par exemple l’université. Pour moi, il était clair que l’on signait notre arrêt de mort. La philosophie qui quitterait l’université et le cégep ne pourrait pas survivre par la seule présence des
colloques. Si elle le faisait, cela deviendrait des assemblées de Chevaliers de Colomb! La psychanalyse ressemble de plus en plus à un club de bridge. Certaines personnes défendent cela en avançant que les institutions dénaturent. Or, force est d’admettre toutes les autres grandes disciplines traversent les époques en raison de ces mêmes institutions.
Philosophie
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LD : Tu mentionnes Nietzsche. Pour lui, une Kultur consiste en un composé pathologique de maladie et de santé. Tout est une question de disposition et de tension. Au fond, le présupposé demeure néanmoins le même de par-delà ces dispositions : une identité est une composition pathologique. Que penses-tu de cela? NL : Je suis assez d’accord avec cette vision fondamentale. Il ne peut y avoir de raison aux grands impossibles que de manière névrotique. Toute formation suit cette logique, qu’elle soit psychologique ou artistique, par exemple. L’impossible n’est pas réalisable : l’on ne réussit pas sa propre personnalité. Nietzsche nous permet d’apprécier cela lorsqu’il avance l’inexistence de l’essence d’une chose. Il n’y a pas d’accès direct et pur au réel. C’est pour cette raison que notre rapport à l’absolu est nécessairement névrotique. En ce sens, cela change la donne de ceux qui se disent en santé. La société contemporaine pose une prétendue dichotomie entre ceux qui souffrent de problèmes de santé mentale et ceux qui sont en santé. Cette catégorisation est fausse et même dangereuse. La psychanalyse est la seule approche en psychologie qui nous
Angèle Poupard
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permet d’aborder la transversalité de la maladie ; tout le monde est malade. Lorsque je dis cela, cela m’amène à dire autre chose : les malades ne le sont peut-être pas autant que l’on veut bien le croire en les différenciant des « autres ». Il ne faut pas nier la souffrance des gens, mais ils ne sont pas sur une autre planète. Ils ne leur manquent pas un boulon ou je ne sais quoi d’autre. Ce qui me fait peur en ce moment, c’est la possibilité d’un fascisme — Nietzsche le sentait lui aussi à sa manière et à son époque. Il me semble que tu partages également cette peur. Nous vivons présentement un fascisme doux qui tend à se radicaliser. La médicalisation systématique et l’économie des enfants présentant un TDAH représentent une pente très glissante dans laquelle nous ne sommes pas loin d’une classification médicale des individus, à la manière de ce que mentionne Huxley dans Brave New World. Philosophiquement, cela ne tient pas du tout. On change des vies, on brise des vies, on enferme des identités dans ce système. Cette prétention du savoir m’effraie. Je préfèrerais que l’on accepte ne pas comprendre la folie, par exemple. Beaucoup moins de torts seraient faits.
« Qu’est-ce qu’un organisme qui va bien? La psychiatrie n’a pas assez décrit ce qu’est la santé. Je te dirais également que dans le pathologique, c’est le « logique » qui a posé problème. La psychanalyse a été dupe du logos » LD : La psychanalyse dit que tous sont malades. Vrai. Or, dans le pathologique, au sens de pathos, c’est simplement l’« affect » qui devrait être entendu, qu’il soit ascendant ou descendant. Si l’on comprend les choses de cette manière, la psychanalyse a-t-elle manqué à comprendre ce que l’on dirait positivement d’un « affect ascendant »? Nietzsche parlait de la « grande santé ». NL : C’est une très belle remarque. Tu as tout à fait raison. Tu vois, par exemple, l’essayiste québécois Vadeboncoeur ayant fait un texte sur la joie ou même la grande colère. Quelque chose est manquant. Il faut dire que Freud n’était pas un poète. Il m’a toujours semblé que si l’on n’est pas en mesure d’expliquer ce qui va bien, alors le contraire paraîtra toujours obscur. Lorsque je donnais des charges de cours à propos de la psychanalyse, j’essayais d’expliquer l’amour à partir des mêmes concepts opératoires qui pouvaient décrire l’état psychotique. Lors de cet exercice, les étudiants se rendaient compte que l’explication des affects ascendants à partir des concepts propres à la maladie ne faisait ni queue ni tête. D’un autre point de vue, pouvons-nous vraiment réduire l’amour à un certain nombre de neurotransmetteurs? Peut-on dire cela sans pouffer de rire? Qu’est-ce qu’un organisme qui va bien? La psychiatrie n’a pas assez décrit ce qu’est la santé. Je te dirais également que dans le pathologique, c’est le « logique » qui a posé problème. La psychanalyse a été dupe du logos. Il m’a toujours semblé que les psychanalystes manquaient de formation philosophique, de sorte qu’il fut possible pour plusieurs de baragouiner des choses farfelues et à d’autres de les croire. Si tu n’as pas de formation philosophique, tu peux facilement te faire dévorer par Lacan. Les lacaniens, souvent, n’avaient pas lu tout ce que Lacan avait luimême consulté. Parfois, ils vont citer Hegel. D’accord… mais d’où sors-tu cela? Par rapport à quoi? C’est un peu gratuit [rires, ndlr]. Il faut défendre la pensée. LD : Penses-tu que tes patients vont lire Phora et jusqu’à quel point les as-tu gardés en tête?
NL : En fait, l’un de mes patients l’a déjà lu. Il m’a dit quelque chose qui m’a surpris. Ce qui l’avait le plus touché, c’était de s’être reconnu dans l’un des fragments alors que tous les fragments ont été mis au même niveau. Toutes les souffrances posaient là, au même niveau. Je n’y avais pas songé. Ça m’a sonné, puisque je vois effectivement les souffrances de mes patients de cette manière. Il faut faire avec ce qui est là. Dans ma pratique, j’essaye de faire de même. Faire avec ce que j’ai. La vie intellectuelle de tout temps fut faite à la manière d’un braconnage, presque illégalement. Ce livre est lancé à la mer, à la manière de petits signaux de fumée. Il est pour moi insoutenable de ne rien faire. Ma pratique et mon travail intellectuel se complètent en cela. Si des gens peuvent s’asseoir en haut du mont Royal et regarder le monde s’écrouler, tant mieux pour eux. LD : L’une des choses qui m’intéressent le plus en philosophie, je la trouve chez Heidegger dans sa méditation de l’attente et de la sérénité. L’échec du rectorat et son engagement impensé avec les Nazis fut pour lui source de leçon. Il était précipité et chercha à s’attacher à la vague qui passait. Par la suite, force fut de constater qu’il fallait savoir attendre, mais cela sans attendre l’attente. Je sens cette sérénité dans ton livre. NL : J’apprécie ce que tu dis. Voilà une jolie formule : « Il ne faut pas attendre l’attente.» Ce livre, je ne l’attendais pas. L’attente est source de mélancolie. D’ailleurs, l’un des plus beaux titres à mon avis, c’est celui de Maurice Blanchot L’Attente, l’Oubli. On pourrait peut-être dire que Phora est ma version 2019 de L’écriture du désastre. LD : Si tu voulais amener les gens à réfléchir à la santé, quelles seraient tes recommandations littéraires?
NL : J’ai répondu en partie à cette question à la radio. Eh bien, je dirais d’abord L’Écriture ou la Vie de Jorge Semprun. C’est un livre de maturité, hors des limbes de la création littéraire. Il a vécu les camps de concentration et cela l’a amené à écrire. Nietzsche le disait : le savoir peut être une forme de limbe. On peut s’y perdre. C’est un livre à propos de la nécessité de partager notre souffrance et, tout à la fois, l’impossibilité de le faire. Les gens ne comprendront jamais. Cette tension est superbe dans le livre, entre les camps et la neige. Ce sont des mots à propos d’une sortie de l’enfer. Sinon, un classique. Lettres à un jeune poète de Rilke. J’y suis revenu à plusieurs moments. On y voit que la solitude est davantage une solution qu’un symptôme. On pathologise souvent les solitaires. Or, la solitude peut nous soigner et c’est une chose que l’on comprend mal. Dans nos écoles, jamais un enfant n’est laissé à lui-même. Ce visage que l’on prête à la solitude peut nous rendre malade. L’enfant qui joue seul va bien. C’est la même chose pour un adulte. Lire, écrire, marcher dans la forêt sont des choses que l’on fait seul. Voilà une forme de santé culturelle. Rilke est à ce propos un grand écrivain de la solitude. Autrement, il y aurait Irvin Yalom. Il a écrit des fictions sur nombre de philosophes (Schopenhauer, Nietzsche). Au niveau pratique, je me suis inspiré de lui. Il faut savoir tenir tête. Nous sommes tous en situation d’héritage, mais il faut savoir refuser les maladies dont nous héritons. Une société doit faire la médiation entre l’héritage et l’actuel, sans déborder ni dans l’une, ni dans l’autre. Il ne faut pas choisir entre le passé et l’avenir, entre la mélancolie et la fuite en avant. Aujourd’hui, la nôtre est maniaque de cette fuite en avant. x
Propos recueillis par simon tardif
Éditeur Philosophie
« Celui qui se consacre à la vocation d’aider aujourd’hui l’être humain psychiquement malade, celui-là doit savoir ce qui se produit autour de nous. Il doit savoir dans quoi il se trouve historiquement. Il doit avoir chaque jour clairement à l’esprit que, partout ici, un déclin d’une lointaine provenance est à l’oeuvre, le destin de l’homme européen. » Martin heidegger
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Penser la liberté avec ambiguïté Portrait de Simone de Beauvoir. Sophie arbour
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a liberté est le noyau autour duquel toutes nos considérations doivent graviter, nous dit Simone de Beauvoir, pilier de la philosophie existentialiste. Dans Pour une morale de l’ambiguïté, publié en 1947, elle pose l’exercice de la liberté comme identique non seulement à la vie morale, mais également à la poursuite du bonheur. Cet essai, véritable appel à vivre pleinement ou, selon l’expression de Beauvoir, à « se jeter dans l’existence », captive par le goût de la vie qui s’en dégage. L’existentialisme Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale s’impose l’indéniabilité des réalités plus sombres de l’existence humaine : inéluctabilité de la mort, subjectivité des valeurs, éphémérité des choses… La philosophie existentialiste, nous dit Beauvoir, n’admet pas de dieu, c’est-à-dire d’être parfait, inchangé dans le temps, qui serait la source de principes universels (LA justice, LA etc.). La morale
est proprement humaine ; il en tient à l’individu d’établir les valeurs et les priorités qui le guideront tout au long de sa vie. Ainsi confiés à la subjectivité de chacun, ces choix peuvent admettre des erreurs, et donc engendrer des échecs. C’est pourquoi cette liberté, fait inéluctable, est source d’angoisse. Ce sont de ces échecs et de cette angoisse dont nous parle Beauvoir dans Pour une morale. La philosophe est pourtant très loin de pécher par excès de pessimisme. L’humain peut, nous dit-elle, réaliser positivement sa liberté et tirer satisfaction de son expérience humaine. En quoi consiste donc, ou à quoi reconnaît-on, l’exercice de cette liberté dont parle Beauvoir? Elle la définit comme l’agencement des comportements, actions et choix qui découvrent davantage de possibilités à l’humain. Soit. Comment, donc, la réaliser positivement? En embrassant, dit-elle, l’ambiguïté fondamentale de toute expérience humaine. L’expérience humaine Dès les premières pages, Beauvoir définit cette ambiguïté fondamentale : « […] a vérité de la vie et la
L’angoisse de l’ambiguïté dont Beauvoir parle peut partiellement se résumer à une difficulté d’embrasser le temporaire et l’incontrôlable. Beauvoir met en garde contre les « éthiques consolantes », qui s’efforcent « de réduire l’esprit à la matière, ou de résorber la matière dans l’esprit, ou de les confondre au sein d’une substance unique. » Elles consolent parce que, selon Beauvoir, elles cherchent à évacuer le temporaire ou l’incontrôlable, parfois les deux, de l’expérience humaine. Il faut, donc, résister à la tentation d’aller y chercher refuge. Il nous est permis de le constater : il ne s’agit pas d’une tâche aussi mince que cela puisque ces « éthiques consolantes », produits d’un nombre faramineux de philosophies dans lesquelles Beauvoir inclut entre autres le platonisme, le stoïcisme, le bouddhisme et le christianisme, ont dominé les débats philosophiques pendant des centaines d’années. Il le faut pourtant ; les conséquences d’un échec en cette matière sont majeures, prévient-elle. Elle nous propose, au chapitre 2 de Pour une morale, un tour d’horizon des types de personnes prisonnières de leur condition humaine, c’est-à-dire qui en refusent l’ambiguïté. Parmi les plus effrayants, « l’homme sérieux » qui, « méconnaissant avec mauvaise foi la subjectivité de son choix, […] prétend qu’à travers lui s’affirme la valeur inconditionnée de l’objet ». Écrasé sous le poids de sa propre liberté, l’ « homme sérieux » érige ses valeurs en universaux afin d’échapper au risque de l’échec. Sa fuite est un vœu : il mise, de toutes ses forces, sur une forme de vérité éternelle. Sa vie, perpétuelle fuite, constitue la forme la plus achevée de l’échec humain. Une nécessaire tension
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le délit · mardi 19 novembre 2019· delitfrancais.com
murier (V. gogh)
mort, de ma solitude et de ma liaison au monde, de ma liberté et de ma servitude, de l’insignifiance et de la souveraine importance de chaque homme et de tous les hommes. […] Essayons d’assumer notre fondamentale ambiguïté. C’est dans la connaissance des conditions authentiques de notre vie qu’il nous faut puiser la force de vivre et des raisons d’agir. » Comment, donc, assumer cette ambiguïté pour ne pas la subir?
Beauvoir le répète : toute personne doit avoir pour seule fin ultime la liberté, la sienne et celle des autres, qui dépendent l’une de l’autre. Tout ce qui permet de l’atteindre doit être considéré comme un moyen ou une fin temporaire. Les gens
tendent à confondre les deux, non par pure bêtise, mais parce que cette fin ultime qu’est le libre épanouissement de l’humain n’est jamais parfaitement atteinte. Lutter pour le triomphe d’une cause dont on ne verra jamais l’aboutissement peut être épuisant, frustrant ou angoissant. Ainsi, l’humain fait naturellement de certains moyens des fins, ayant l’impression d’accroître son emprise sur les choses. Les structures sociales dont il pourra critiquer et améliorer le fonctionnement deviendront elles-mêmes, par exemple, des fins ultimes. C’est aussi la tendance de l’ « homme sérieux », qui fera, par exemple, d’un parti politique, en luimême, une fin. Cette impossibilité d’atteindre ces fins vers lesquelles il faut pourtant tendre est cause d’une tension, voire d’un inconfort, parfois difficile à supporter. Optimiste, Beauvoir refuse pourtant de voir dans cette irréductible ambiguïté, dans cette tension, une condamnation au sens tragique du terme. Elle en fait plutôt le moteur de toute action signifiante ; la distance entre la réalité et la réalité souhaitée, sans cesse à combler, pousse l’humain à conquérir toujours plus au détriment de sa propre liberté. C’est le double problème du temporaire et de l’incontrôlable que nous retrouvons ici. Le temporaire engendre de la souffrance parce que la distance entre ce qui est, en opposition à ce qui a été ou à ce qui sera, est vécue comme un manque. L’expérience est similaire pour l’incontrôlable, où ce qui est est comparé à ce qui aurait pu être ou à ce qui pourrait être. Or, l’humain n’existe réellement qu’en « se faisant manque d’être », écrit Beauvoir. Ainsi, l’on cesse de
subir les limites de l’expérience humaine dès lors que nous comprenons la liberté comme synonyme de mouvement. Les « éthiques consolantes » cherchent à annuler cette tension vitale, mais, dit-elle, l’existentialisme comprend l’humain comme une contradiction qui n’a pas à être résolue. Bien qu’il examine de près et en détail l’angoisse, la fuite et l’échec, Pour une morale de l’ambiguïté ne constitue pas seulement une série de portraits d’antihéros. Au terme d’une navigation hasardeuse à travers de nombreux exemples de vies échouées, présentées dans un vocabulaire mirobolant, de Beauvoir nous gratifie d’exemples plus heureux. À l’inverse de l’ « homme sérieux », de nombreux scientifiques et artistes, dit-elle, semblent avoir intégré ces composantes essentielles de l’expérience humaine que sont le temporaire et l’incontrôlable. La science ou l’art « sont des conquêtes indéfinies […]. L’art révèle le transitoire comme absolu ; et comme l’existence transitoire se perpétue à travers les siècles, il faut aussi qu’à travers les siècles l’art perpétue cette révélation qui ne sera jamais achevée ». Séries d’expérimentations au sommet des connaissances d’une époque donnée, elles découvrent sans cesse de nouvelles possibilités à l’humain, sans que leurs moments ne s’imposent comme aboutissement de l’Histoire. Or la morale, et par extension, la liberté, affirme Beauvoir, gagneraient à être perçues et vécues comme la science et l’art. x Oeuvres de Simone de Beauvoir Pour une morale de l’ambiguïté Le deuxième sexe Mémoires d’une jeune fille rangée Les Mandarins La vieillesse
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Culture artsculture@delitfrancais.com
théâtre
Effluves du passé Retour en arrière pour Sylvie Drapeau.
Florence lavoie
Coordonnatrice à la correction
autres. La syntaxe et le vocabulaire complexes résonnent cependant étrangement dans la bouche d’une petite fille.
Yves Renaud
L
e Théâtre du Nouveau Monde présente depuis le 12 novembre un monument littéraire et théâtral avec la première de Fleuve, pièce triomphante de contemporanéité, qui a été adaptée des romans autobiographiques de son noyau central, la comédienne Sylvie Drapeau. C’est l’histoire de sa vie qu’elle retrace en quatre tableaux — Le fleuve, Le ciel, L’enfer et La terre —, en quatre messages d’amour à quatre disparu·e·s de sa famille.
L’adaptation du roman au théâtre est une réussite, mais les personnages sont stéréotypés : la mère cuisinière, réconfortante, le père stoïque et violent à ses heures et l’adolescente renfrognée et rebelle, qui cherche à tout prix à se détacher de sa mère, mais qui lui revient inévitablement. Peuton cependant réellement contester la construction des personnages si c’est ainsi que l’autrice a choisi de coucher sur papier des membres de sa famille?
Narration partagée L’histoire de Fleuve s’appuie sur deux piliers : le texte de Drapeau et la présence scénique des corps des comédien·ne·s. Elle repose sur le travail de sept comédien·ne·s muet·te·s pour la majorité du spectacle (excepté pour quelques bribes de texte choral et une voix désincarnée) qui font office d’interlocuteur·rice·s, de représentations du message véhiculé par les trois comédiennes principales, chacune incarnant la narratrice du roman à 5, 20 et 50 ans. La Petite, dont le
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rôle est joué en alternance par Alice Bouchard et Marion Vigneault, était incarnée ce 14 novembre par la première des deux, qui impressionne par son souffle juste, son articulation impeccable et sa capacité de projection. Malgré une interprétation peu nuancée manquant légèrement de sensibilité, la jeune actrice est prometteuse et l’on ne peut que faire confiance au temps pour qu’elle acquière davantage d’expérience. Karelle Tremblay, pour qui il s’agit d’une première expérience
au théâtre, prête sa voix à la Jeune Femme, dans un jeu qui manque lui aussi de nuance, mais qui laisse entrevoir une belle profondeur et une émotivité laissant le·la spectateur·rice sur sa faim. Sylvie Drapeau, quant à elle, est fidèle à son habitude et en met plein la vue de par la précision de son jeu et de l’émotion qu’elle transmet aux spectateur·rice·s. Il est vrai qu’il ne s’agit pas de sa première expérience en tant que monologuiste ; c’est elle qui a porté sur scène la trilogie La Délivrance
de Jennifer Tremblay, en 2016, au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Adaptation réussie Le texte, ici, est véritablement la force de la pièce ; il en constitue la colonne vertébrale. Dans une déroutante authenticité mêlant le fleuve et l’importance qu’il occupe dans son parcours, Drapeau manie habilement la langue en usant d’images toutes plus frappantes et touchantes les unes que les
De par le texte, le visuel épuré et le jeu touchant des comédien·ne·s, l’on ne peut que dire de la pièce Fleuve qu’elle est une réussite. Toutefois, elle s’enrichirait d’une exploitation plus poussée du jeu choral, qui permettrait d’alléger le monologue reposant sur les épaules des trois comédiennes principales. x Fleuve est présenté au Théâtre du Nouveau Monde jusqu’au 7 décembre prochain.
Quel avenir pour l’éducation? Faire la leçon, éloge d’une vocation de plus en plus précaire.
mélina nantel
Éditrice Culture
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es rues du Québec ont accueilli ces dernières années un échantillon significatif du corps professoral qui, garant des esprits de demain, refusait de se complaire dans des conditions salariales jugées insuffisantes pour ce que représente la charge du métier. Si la vague de grèves et de manifestations a fait gronder les espaces publics durant les dernières années, la pièce Faire la leçon cherche à nous rappeler le combat toujours actuel que mènent les enseignantes et enseignants au sein d’un système d’éducation jugé délétère par celles-ceux qui y oeuvrent. Dans un texte brillamment ficelé par l’autrice Rébecca Déraspe, quatre professeur·e·s s’échangent craintes, névroses et anecdotes comiques pour soulager la pression de plus en plus éminente liée aux complexités de leur métier. Alors que le nombre d’élèves par classe augmente, que l’accès aux services spécialisés est restreint, que les heures supplémentaires
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non rémunérées s’accumulent et que la relève ne semble pas vouloir pointer le bout de son nez, ces profs travaillent d’arrache-pied pour répondre aux besoins criants d’un système qui frôle dangereusement la précarité.
Eugene Holtz
Humaniser la profession Essayant chacun·e à leur manière de former adéquatement les cerveaux de demain, ces profs réussissent à échanger énormément d’humanité avec les spectateur·rice·s. Alors qu’ils et elles s’enferment à tour de rôle dans une salle des profs aussi épurée qu’inappropriée — composée uniquement d’une imprimante, d’un ventilateur et de quelques bancs rappelant les cours d’éducation physique — chacun·e révèle une part des inquiétudes qui l’habitent. Parmi celles-ci figurent la crainte de ne pas savoir utiliser les bons mots pour parler de consentement auprès des étudiant·e·s et l’inconfort ressenti face aux questions pour lesquelles il·elle·s n’ont pas toujours de réponse. Le plus vertigineux des défis demeure toutefois celui de devoir expliquer à cette
nouvelle génération d’étudiant·e·s [trop] lucides que leur avenir est éminemment menacé par la catastrophe climatique, et que l’école ne pourra pas directement y contrevenir. Conscient·e·s des limites du système qu’il·elle·s chapeautent et ayant parfois envie de sortir du cadre trop strict des manuels scolaires afin de donner, eux·elles aussi, leurs opinions, les profs nous enseignent une leçon d’humanité. Il·elle·s nous rappellent que ces maitres et maitresses de l’éducation ressentent eux·elles aussi des peurs, des craintes et des
doutes. Qu’il·elle·s ne sont pas isolé·e·s des aléas du monde. Corps et mouvements Mise en scène par Annie Ranger, la pièce est une production du Théâtre I.N.K qui s‘inscrit dans une démarche de théâtre physique, souhaitant mettre en scène le corps et ses multiples déclinaisons mouvantes. Pour appuyer le texte et surtout ce qui s’écrit entre les lignes, chaque personnage évolue sur scène dans ce qui pourrait s’apparenter à
une chorégraphie ; les émotions sont vécues à travers le corps, découpées dans des mouvements qui nous semblent initialement assez aléatoires. Ce choix scénique, quoique surprenant, permet au fil de la pièce de créer une dimension de lecture seconde au récit. Alors que les quatre acteur·rice·s assurent des personnages forts et très vocaux, le surjeu est de mise pour rendre compte du surplus d’émotions qui les habitent. Le côté archétypal, voire stéréotypé, du jeu rend le tout d’autant plus risible et tragique ; en témoigne une détresse profonde qui ne peut que toucher l’auditoire. Rébecca Déraspe a su saisir une panoplie d’instanéités, faisant de nombreux clins d’oeil aux contemporanéités des milieux étudiants. Elle ponctue le tout d’un ton satirique et d’énormément d’humour, créant ainsi une pièce irrévocablement ancrée dans le quotidien — une réelle critique sociale déguisée. x Faire la leçon est présenté au Théâtre Aux Écuries jusqu’au 29 novembre prochain.
le délit · mardi 19 novembre 2019 · delitfrancais.com
cinéma
Un drame sombre et touchant Roubaix, une lumière : le long-métrage en première canadienne. familiaux — Arnaud Desplechin reprend plusieurs histoires et les intègre à l’intrigue pour créer un drame social poignant mêlant le polar au cinéma d’auteur.
thomas volt
Contributeur
E
n plein cœur de Roubaix, ville industrielle des Hauts-de-France, le commissaire, Daoud (Roschdy Zem) fait face à une criminalité qui ne s’estompe pas. Le soir de Noël, Daoud et une nouvelle recrue de la police, Louis Cottrelle (Antoine Reinartz) patrouillent dans les rues de la ville quand ils sont appelés au sujet d’un meurtre : une vieille dame vient d’être assassinée à son domicile. Dans une ville où la criminalité est monnaie courante, les soupçons se portent sur les petits délinquants du quartier. C’est lors de l’inspection d’un incendie survenu peu de temps avant dans la maison d’en face, que les soupçons commencent à se diriger vers les deux voisines. Amantes toxicomanes, Claude (Léa Seydoux) et Marie (Sara Forestier) ne sont peut-être pas seulement des témoins dans ce crime à la fois sombre et réfléchi. Inspiré de faits réels Arnaud Desplechin signe avec Roubaix, une lumière son
cinéma
Un drame social
Marco-Antonio Hauwert Rueda premier polar. Natif de cette ville, où 43% de la population vit sous le seuil de pauvreté, le réalisateur s’inspire presque entièrement du documentaire immersif Roubaix, commissariat central, affaires courantes de Mosco Boucault, qui a suivi
le travail des enquêteurs pendant plusieurs mois sur différents faits divers au sein de la commune. Les images sont glaçantes et les faits sont affligeants : agressions sexuelles, incendies criminels, meurtres avec préméditation, conflits
Au cœur de cette ville sombre de jour comme de nuit, hantée par la prospérité du passé, le spectateur fait face à l’ineffaçable : une pauvreté qui jongle avec un désir de survie, comme un appel au secours qui ne peut être entendu. Le film nous attrape de force et nous plonge sans scrupules dans cette misère omniprésente. Le réalisateur dépeint avec véracité la vie d’un commissaire de police déterminé, originaire de Roubaix, qui tente de faire régner l’ordre avec convictions et grandeur. Les crimes se multiplient, tantôt courants, tantôt sombres, le spectateur ressent inlassablement la détresse de ce récit si cru. Le film offre quelques rayons de lumières, suivant la vie du commissaire Daoud et sa passion pour les chevaux, à l’image d’un vent calme sur un océan
tourmenté, il nous rappelle que derrière chaque récit se cache une vie, derrière chaque histoire, un visage. Une lumière saisissante? Léa Seydoux, Sara Forestier et Roschdy Zem forment un trio fort à l’écran, interprétant avec précision leur rôle respectif. Le personnage de Marie, une toxicomane brisée par la vie, sous l’emprise de Claude, est interprété avec pudeur et conviction par Sara Forestier. Roschdy Zem nous offre la grandeur qu’on lui connaît, en interprétant un commissaire lucide, à la vie rythmée par l’adrénaline du travail et à la solitude dont il ne se défait pas. La réalisation est cependant perturbante avec des plans de caméras qui alourdissent le propos en essayant maladroitement de créer un effet de stupeur peu convaincant, dont le film pourrait largement se passer. Roubaix, une lumière est un drame social assommant, destiné à un public averti tant son propos est cru, mêlant une intrigue longue et tristement fidèle à la banalité entourant parfois le crime. x
Les morts et les vivantes Atlantique était présenté dans le cadre du Festival Cinemania. se cantonne pas qu’au genre du drame social. Le film est ponctué de moments de vie et de beauté, ainsi que d’intrigues satellites qui enrichissent la narration, ou qui par moments l’alourdissent. Si le film commence mal pour les personnages — presque tous étant en position de victimes —la réalisatrice leur confère une puissance qui est assez réjouissante. Le message politique et les injustices que Diop pointe sont clairs et exigeants, et, parce que celle-ci s’engage à rendre justice, elle se montre constamment empathique vis-à-vis de ses personnages, en particulier Ada.
grégoire collet
Rédacteur en chef
P
remier long métrage de la réalisatrice franco-sénégalaise Mati Diop, Atlantique a fait un passage à Montréal avant sa diffusion sur Netflix le 29 novembre prochain. Le film ouvre sur la scène d’ouvriers décidant de quitter Dakar par l’océan, forcés par une détresse économique des suites de 3 mois de travail non rémunérés. Souleiman, un des ouvriers, quitte Ada sans lui dire au revoir, précipitant la fin de leur histoire amoureuse. Qui porte la détresse? L’histoire que Mati Diop raconte est celle d’une jeunesse sénégalaise qui fuyait la pauvreté et le chômage dans les années 2000, tentant de rejoindre l’Espagne en pirogue. En parlant de ceux qui partent, elle filme surtout celles qui restent, ces amies qui sont laissées sans nouvelles. Les fantômes des échoués occuperont le corps de ces femmes pour obtenir
Le réel est un fantôme
évangéline durand-allizé réparation. La détresse sociale et économique — car elle est infectieuse — les contamine ; si la mort reste impunie, la misère et
le délit · mardi 19 novembre 2019 · delitfrancais.com
la douleur demeurent. Bien que son propos politique s’articule surtout autour de la violence de classe, le récit de Mati Diop ne
La force du film réside aussi dans son traitement de la question des traditions : l’on y voit l’ambivalence entre l’oppression que ces traditions représentent pour certaines femmes dans le film, mais aussi la force onirique que les djinns — ces créatures et esprits qui influencent le vivant — portent dans le récit. Le
politique se mêle au fantastique, le réel au surréel, l’amour à la brutalité ; Atlantique est une œuvre puissante qui nous trouble dans notre interprétation et ce sont ces multiples dimensions qui l’étoffent. Ce résultat, presque extraterrestre, est aussi dû à la beauté des images et à une musique flottante qui envoûtent le·la spectateur·rice, le·la tenant en haleine même dans ses moments les plus contemplatifs. Diop parvient à créer cette intimité avec celles et ceux qui regardent, servant majestueusement son propos. Voir Atlantique peut ainsi permettre de déplacer son regard sur l’émigration socioéconomique. Le film, proposant une histoire alternative, mais tout aussi nécessaire, représente ce qui se passe dans le lieu de départ, ce qui s’y perd, ce qui s’y vit. La réalisatrice et co-scénariste réfute l’oubli de la violence noyée et donne le plein pouvoir à ses fantômes, permettant enfin d’écouter les morts plutôt que ceux et celles qui nous parlent pour eux. x
culture
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ligne de fuite
Petits instants dans le Plateau
photos : katarina mladenovicova
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culture
le dÊlit ¡ mardi 19 novembre 2019 ¡ delitfrancais.com