Le Délit - 28 janvier 2020

Page 1

Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill

Mardi 28 janvier 2020 | Volume 109 Numéro 15

Le Délit est situé en territoire Kanien’kehá:ka non-cédé. Cerveau sans soulier depuis 1977


Éditorial rec@delitfrancais.com

Écarts et concentrations de richesses : quelles sont les balises?

Volume 109 Numéro 15

Le seul journal francophone de l’Université McGill RÉDACTION 380 Rue Sherbrooke Ouest, bureau 724 Montréal (Québec) H3A 1B5 Téléphone : +1 514 398-6790 Rédacteur en chef rec@delitfrancais.com Grégoire Collet Actualités actualites@delitfrancais.com Hadrien Brachet Marco-Antonio Hauwert Rueda Vacant Culture artsculture@delitfrancais.com Violette Drouin Niels Ulrich Société societe@delitfrancais.com Opinion - Jérémie-Clément Pallud Enquêtes - Juliette de Lamberterie Philosophie philosophie@delitfrancais.com Audrey Bourdon Coordonnatrice de la production production@delitfrancais.com Margaux Alfare

grégoire collet

L’

Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) publiait en janvier 2020 un rapport intitulé « Les super-riches et l’explosion des inégalités : portrait et pistes de solutions ». Le rapport fait le constat d’une augmentation des inégalités économiques au Québec, mais se concentre aussi sur ceux qui possèdent le plus de richesse dans la province. Lino Saputo (fortune de 5,1 milliards de dollars, président de Saputo), Alain Bouchard (3,7 milliards, Couche-Tard) et Jean Coutu (2,4 milliards) se hissent à la tête de la liste des 11 milliardaires québécois. L’Institut interroge la provenance de tels montants : « L’explosion des revenus du 1% s’explique en bonne partie par une croissance démesurée des salaires et des divers bonus offerts aux dirigeants des entreprises et des organismes publics ». Selon des données du Globe and Mail, la rémunération moyenne des 25 PDG les mieux payés au Québec « représentait 108 fois le salaire moyen de leur personnel en 2016 (ce ratio était de 102 en 2015) ». De tels constats sont expliqués par des pratiques d’entreprises permettant de contourner les cotisations fiscales — et c’est légal —, mais aussi par la réduction des paliers d’imposition faisant que, pour les plus riches « la part d’impôt payé par ceux-ci a en fait diminué en proportion des revenus qu’ils ont engrangés ». La fraude et l’évasion fiscale font aussi du système d’imposition et de redistribution des richesses une passoire, qui est non seulement le résultat d’un manque de coordination entre les différents gouvernements, mais aussi d’une insuffisance de sanctions fermes. Si l’on s’éloigne de ce rapport, le sujet de la distribution des richesses divise évidemment beaucoup. Certain·e·s prônent la réussite individuelle et assurent alors la légitimité d’être propriétaire de telles fortunes. La richesse reviendrait alors à celui ou celle qui détient l’idée originale et prend les risques de créer une structure. Mais d’autres assurent qu’un tel amas de richesses ne peut se faire indépendamment des classes moins aisées qui travaillent à salaires bas, ou minimums, pour assurer la production et le fonctionnement des entreprises que les plus riches dirigent. Ce clivage se retrouve dans les différences entre les programmes de partis politiques, qui peuvent voir leurs intérêts liés à ceux des grandes entreprises et patrons.

2 Éditorial

Alexandria Ocasio-Cortez, membre du Congrès américain et représentante du 14e district de New York, déclarait lors d’un évènement dédié au jour de Martin Luther King : « Personne ne gagne jamais un milliard de dollars. On prend un milliard de dollars ». Les convictions de la politicienne sont évidemment liées à un contexte américain, marqué par un État qui se porte moins garant de la protection sociale qu’ici, au Québec. Cependant, sa position permet d’interroger les démarcations et interactions économiques entre le public et le privé. Les entreprises se construisent aussi à l’aide de subventions gouvernementales, en employant des personnes qui ont suivi une éducation offerte ou subventionnée par le secteur public, et bénéficient de politiques fiscales qui s’articulent souvent autour d’elles afin de faciliter leur croissance. Dire que les milliardaires exploitent sans relâche relève d’un argument politique puissant, qui peut être appuyé par des faits. Cependant, dire que la concentration de richesse favorise le creusement des inégalités et la précarisation des classes sociales moins aisées est un constat que le rapport de l’IRIS fait. À la question de la redistribution des richesses, l’on répondra qu’il existe des solutions ; plus ou moins neuves, plus ou moins appréciées, elles sont situées à différents endroits du spectre politique et ainsi sont le reflet du clivage cité plus haut. L’IRIS, institut qui se positionne contre le néolibéralisme, propose deux solutions. La première est l’instauration d’un salaire maximum : si un salaire minimum existe pour fixer une limite à la pauvreté et que la richesse excessive renforce cette pauvreté, l’on devrait mettre une limite aux fortunes. Celle-ci devrait être établie « non seulement en fonction du salaire moyen au sein de l’entreprise privée ou de l’organisme public concerné, mais aussi du salaire minimum en vigueur au Québec. » Le rapport recommande aussi une plus grande transparence de la part des entreprises, qui devraient publier clairement les salaires des salarié·e·s les mieux payé·e·s. La deuxième solution, plus traditionnelle, se concentre sur le système de charges fiscales et consiste en l’ajout de paliers d’impositions pour augmenter la taxation des plus privilégié·e·s. Ce que l’IRIS propose, c’est avant tout une responsabilisation de celles·ceux qui détiennent le plus de pouvoir économique et d’un gouvernement québécois qui devrait sévir. À la lecture de ce rapport, il semble surtout que c’est en intégrant les salarié·e·s, la force de travail, à ces conversations que les mesures les plus justes pourront être mises en place. x

Coordonnateur·rice·s visuel visuel@delitfrancais.com Parker Le Bras-Brown Katarina Mladenovicova Multimédias multimedias@delitfrancais.com Vacant Coordonnatrice de la correction correction@delitfrancais.com Florence Lavoie Vacant Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnateur·rice·s réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Sarah Lostie Madeline Tessier Contributeurs·rices Victor Babin , Aya Hamdan , Jeanne Leblay. Couverture Parker Le Bras-Brown Katarina Mladenovicova

BUREAU PUBLICITAIRE 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 0E7 Téléphone : +1 514 398-6790 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Eloïse Albaret Conseil d’administration de la SPD Johnathon Cruickshank, Éloïse Albaret,Grégoire Collet, Nelly Wat et Sébastien Oudin-Filipecki (chair)

Les opinions exprimées dans les pages du Délit sont celles de leurs auteur·e·s et ne reflètent pas les politiques ou les positions officielles de l’Université McGill. Le Délit n’est pas affilié à l’Université McGill. Le Délit est situé en territoire Kanien’kehá:ka non-cédé. L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavant réservés). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans le journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).

le délit · le mardi 28 janvier 2020 · delitfrancais.com


Actualités actualites@delitfrancais.com

Madeline Wilson sanctionnée La v.-p. aux Affaires universitaires privée trois jours de réseaux sociaux.

Marco-Antonio Hauwert rueda

Éditeur Actualités

À

la suite de l’usage de « langage injurieux » sur son compte officiel Facebook (SSMU University Affairs), le comité de responsabilité (CR) de l’AÉUM recommandait la suspension de la vice-présidente aux Affaires universitaires, Madeline Wilson, pour une durée de cinq jours sans salaire. Le conseil d’administration (CA), ayant le dernier mot dans ce genre d’affaires, a finalement décidé de priver Wilson de tout privilège d’utilisation de réseaux sociaux officiels pendant trois jours. Publications controversées Le 31 octobre 2019, Madeline Wilson suscitait la controverse en utilisant un juron sur la page Facebook officielle de la vice-présidence aux Affaires universitaires. « Frankly, every single person behind these disgusting comments can go fuck themselves » (traduction: « Honnêtement, toute personne derrière ces commentaires dégoûtants peut aller se faire foutre ») publiait Wilson, en réponse à des commentaires

l’utilisation de langage injurieux ou non professionnel ». Le CA approuvait la motion du conseil quelques jours plus tard. Cependant, Wilson affirmait dès l’avènement du vote ne pas vouloir accepter la résolution du conseil. Une semaine plus tard, elle publiait encore : « McGill : step the fuck up » (traduction : « McGill : bougez-vous ») sur ce même compte Facebook, cette fois-ci en critiquant le manque d’efforts de l’Université en matière d’investissements verts. Suspension À la suite de la nouvelle publication de Wilson, le CR recommandait au CA de « suspendre [Madeline Wilson] en sa qualité de directrice pour une période de cinq (5) jours ouvrables sans salaire », comme le publiait le McGill Daily à la suite d’une fuite anonyme le 21 janvier

mahaut engérant

« Le conseil d’administration (CA), ayant le dernier mot dans ce genre d’affaires, a finalement décidé de priver Wilson de tout privilège d’utilisation de réseaux sociaux officiels pendant trois jours » courriel de Bryan Buraga, président de l’AÉUM, contenant la déclaration officielle du CA sur la question, à être publiée le 30 janvier. « Après de longs débats entre les directeurs », lisait-on sur le rapport, Madeline Wilson a été « privée de ses privilèges de réseaux sociaux de l’AÉUM pour trois jours ouvrables », du lundi 27 au mercredi 29 janvier.

courtoisie de l’Aéum

racistes s’attaquant à Tomas Jirousek, commissaire aux Affaires autochtones de l’AÉUM. À la suite de cette publication, le conseil législatif de l’AÉUM votait en faveur d’une motion stipulant que « les dirigeants de l’AÉUM ne doivent plus utiliser d’injures dans toutes les communications officielles de l’AÉUM », le 28 novembre. De plus, il était précisé que « l’addition de la signature personnelle d’un directeur à la fin d’une publication ou communication n’annule pas

2020. Le comité de responsabilité ajoutait que « le refus publiquement déclaré de se conformer à un mandat délivré par le conseil législatif constitue une circonstance aggravante dans ce cas ». Il en allait de même pour « l’insubordination ouverte et claire » de Wilson. Le 23 janvier, le CA s’est réuni en session confidentielle pour prendre une décision concernant la possible suspension de Wilson recommandée par le CR. Deux jours plus tard, Le Délit a reçu un

le délit · mardi 28 janvier 2020 · delitfrancais.com

Dans un précédent entretien avec Le Délit, la v.-p. aux Affaires universitaires se justifiait en expliquant que « de nombreux articles ont été publiés expliquant combien les individus marginalisés ont été historiquement traités moins sérieusement et doivent se battre deux fois plus fort pour être entendus. Alors, je pense que c’est difficile pour des individus de penser que leurs institutions les prennent au sérieux quand une motion adoptée leur dit que leur expérience n’est pas assez sérieuse pour pouvoir être exprimée avec leurs propres mots. » Questionnée par Le Délit suite à la décision du conseil d’administration, Madeline s’est dite ne pas être en disposition de donner de réaction officielle à propos de l’affaire pour le moment. x

La Société des publications du Daily recueille des candidatures pour son conseil d’administration. La presse étudiante vous passionne, et vous souhaitez contribuer à sa pérennité et à son amélioration? Estce que la gouvernance, les règlements et l’écriture de propositions sont votre tasse de thé? Dans ce cas, vous devriez envisager de soumettre votre candidature pour le Conseil d’administration de la Société des publications du Daily. Les administrateurs.trices de la SPD se rencontrent au moins une fois par mois pour discuter de l’administration du McGill Daily et du Délit, et ont l’occasion de se prononcer sur des décisions liées aux activités de la SPD. Les membres du conseil peuvent aussi s’impliquer dans divers comités, dont les objectifs vont de la levée de fonds à l’organisation de notre série annuelle de conférences sur le journalisme. Les postes doivent être occupés par des étudiant.e.s de McGill dûment inscrit.e.s à la session d’hiver 2020 et en mesure de siéger jusqu’au 30 juin 2020, ainsi qu’un.e représentant.e des cycles supérieures et un.e représentant.e de la communauté.

Pour déposer votre candidature, visitez

dailypublications.org/fr/dps-conseil-2020 Questions? Écrivez à chair@dailypublications.org pour plus d’info!

Actualités

3


MONTRÉAL

Manifestation contre la guerre Un rassemblement s’est tenu à Montréal pour dénoncer un possible conflit en Iran. Hadrien brachet

Éditeur Actualités

C

e samedi 25 janvier se tenait à Montréal un rassemblement contre la guerre en Iran. À l’appel de différentes organisations – Ligue internationale de lutte des peuples (ILPS) au Canada, Artistes pour la Paix, Bien Vivre Ensemble, Échec à la Guerre, Iranian Canadian Congress (ICC) – la manifestation a débuté à la place Norman-Bethune et a

fait halte devant le consulat des États-Unis. Dans un contexte de fortes tensions entre l’Iran et les États-Unis, marqué par l’assassinat en début janvier du général iranien Qassem Soleimani et par l’écrasement du vol PS752 d’Ukraine International Airlines à Téhéran, le rassemblement s’inscrivait dans un appel mondial à la manifestation.

Si le rassemblement s’opposait aux interventions étrangères, en particulier américaines, dans la région, il ne se voulait pas pour autant en appui au régime iranien actuel. Au Délit, Nimâ Machouf, porte-parole du Comité de soutien à la lutte du peuple iranien, explique : « Il est certain que nous

Les manifestants souhaitaient également que le Canada joue un rôle différent dans ce dossier. « Le Canada peut manifester sa position pacifiste en faisant pression sur le gouvernement américain et en soulevant la question des droits humains à chaque fois qu’il y a une relation avec l’Iran » développe Nimâ Machouf. Pour Fernand, venu manifester, et dénonçant le gouvernement américain comme

sommes contre la menace de guerre impérialiste, mais en tant qu’Iraniens, nous faisons face à deux guerres : une guerre qui pourrait venir de l’extérieur, mais aussi une guerre qui est en train de tuer la population, perpétrée par le gouvernement iranien à travers l’absence de libertés et de démocratie. »

« les vrais fauteurs de trouble », « le Canada devrait être un facteur pour la paix dans le monde plutôt qu’un facteur de guerre en étant membre de l’OTAN ». Sur Facebook, les organisateurs dénonçaient également « les déclarations timides et complaisantes [du Canada] face aux États-Unis», à la suite du retrait des États-Unis de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien (JCPOA). x

Photos par Parker Le bras-brown

Coordonnateur Illustrations

4

Actualités

le délit · mardi 28 janvier 2020 · delitfrancais.com


MONTRÉAL

Pour un (jeune) commerce durable Un sommet au Vieux-Montréal parle durabilité, inclusivité et business. margaux alfaRE

Coordinatrice de la production

L

es 24 et 25 janvier derniers s’est déroulé le Sommet Montréalais de la Jeunesse sur le Commerce Durable (Youth Summit on Sustainable Business, en anglais) au Théâtre St-James, dans le Vieux-Montréal. Cet événement, qui avait déjà été organisé de manière indépendante par chaque université, est pour la première fois coordonné par trois organisations étudiantes en gestion : le Groupe Humaniterre de HEC Montréal, le John Molson Sustainable Enterprise Committee de l’Université Concordia et le Desautels Sustainability Network (DSN) de l’Université McGill. Organisé par et pour les jeunes L’évènement s’est présenté comme un tremplin pour les étudiant·e·s et jeunes professionnel·le·s de la ville de Montréal. Selon les organisateur·rice·s, il s’agissait « de stimuler un engagement vis-à-vis d’importantes

questions de développement durable et de souligner le rôle essentiel des entreprises dans la collaboration et la résolution de ces problèmes ».

SARAH LOSTIE Selon Oliver Boucher, étudiant en troisième année à McGill et vice-président du DSN, l’objectif était « d’avoir une plus grande conversation en rassemblant la communauté de Montréal, plutôt que de travailler en vase clos », comme cela avait pu être fait par le passé. Le sommet s’est distingué par son professionnalisme, regroupant, dans son organisation, plus de 60 étudiant·e·s bénévoles. L’évènement, qui s’est étalé sur un jour et demi, rassemblait 40 panélistes des secteurs privé et public,

afin de présenter — en français et en anglais — les différents enjeux auxquels font face les entreprises aujourd’hui et d’offrir des outils pour y remédier. Finance et investissement responsables, alternatives en crypto-monnaie, économie circulaire, ou encore le rôle des femmes dans le dévelop-

« Stimuler un engagement visà-vis d’importantes questions de développement durable et souligner le rôle essentiel des entreprises » pement durable en constituent des exemples. Tandis que la première journée offrait diffé-

rentes conférences dans un style similaire à celui de TEDx, la deuxième se voulait plus collaborative, avec des ateliers interactifs entre les intervenant·e ·s et les participant·e·s, visant à mettre en pratique les idées développées la veille. Les deux journées se sont respectivement terminées sur un cocktail de réseautage et un salon d’entreprises.

SARAH LOSTIE Pour plus d’inclusivité Comment intégrer la durabilité dans le milieu des affaires? Comment rendre les entreprises plus écoresponsables? Comment avoir un impact positif en tant qu’entrepreneur·e? Ce sont les questions auxquelles les pané-

listes ont tenté de répondre, pendant l’évènement. En résulte un mot d’ordre : l’inclusivité. Plusieurs conférencier·ère·s ont rappelé l’importance d’inclure les employé·e·s et communautés historiquement marginalisées ou sous-représentées dans le milieu entrepreneurial — notamment les femmes — dans le processus décisionnel. Cependant, comme ont pu le rappeler certain·e·s intervenant·e·s telle que Sherazad Adib, directrice principale de l’engagement social chez Catalyst, « nous sommes dans les débuts des mouvements sur la diversité » et l’inclusivité. « Les entreprises sont encore loin d’atteindre leurs objectifs », précise-t-elle finalement. Ce sommet s’est ainsi présenté comme une opportunité de présenter aux futur·e·s entrepreneure·s et jeunes professionnel·le·s les clés pour développer un monde des affaires qui se veut durable. Maxime Lakat, l’un des présidents du Sommet, a conclu en rappelant que les jeunes sont tous·te·s des acteur·rice·s du changement. x

Irène Cloutier et la ville équitable Résilience urbaine et transition écologique à Montréal.

L

SIte du sommet

e Délit s’est entretenu avec Irène Cloutier, conseillère en planification au Bureau de la transition écologique et de la résilience à la ville de Montréal. Elle a animé le panel « Construire des villes et des économies inclusives durables et résilientes » au Sommet de la Jeunesse sur le Commerce Durable. Le Délit (LD) : Comment définiriez-vous une ville durable, en 2020, avec les enjeux climatiques actuels? Irène Cloutier (IC) : Tout d’abord, j’ajouterais une ville durable et résiliente, car si on n’est pas résilients, comment peut-on être durables? Ça inclut tous les éléments rattachés, bien sûr, à la lutte et à l’adaptation aux changements climatiques

dans cette définition-là, mais c’est beaucoup plus large aussi. À la résilience urbaine, qui est mon domaine d’expertise, on tente de comprendre la ville et sa capacité ainsi que celle de ses citoyens, ses organisations, ses entreprises à s’adapter et à anticiper différentes perturbations. Les aléas climatiques font partie de ça, mais ce ne sont pas les seuls enjeux. Il y a toutes sortes d’autres risques, qu’ils soient technologiques, socio-économiques, démographiques ou encore industriels. Donc, une ville durable va intégrer la lutte et l’adaptation aux changements climatiques, mais aussi tous ces autres risques, pour ses populations et en particulier pour celles plus vulnérables. L’équité sociale dans la planification est extrêmement importante, car les plus vulnérables sont les moins préparés à ces situations. LD : Durant votre intervention, vous avez souvent mentionné l’inclusivité et l’équité ; il existe un Conseil Jeunesse à la ville de Montréal qui permet aux jeunes de faire entendre leurs voix. Est-ce qu’il existe un comité de nature similaire pour les populations les plus démunies?

le délit · mardi 28 janvier 2020 · delitfrancais.com

IC : Il y a deux aspects à cette réponse. D’une part, il n’y a pas de comité mais il existe un « protecteur » aux personnes en situation d’itinérance, Serge Lareault, nommé il y a quelques années, ancien directeur du journal L’itinéraire. Il existe également un commissaire aux relations avec les peuples autochtones, ainsi que le Conseil Interculturel (CIM), qui représente les communautés immigrantes et les personnes racisées. D’autre part, il y a un très gros service de la diversité et de l’inclusion sociale, dont le rôle est la planification de la ville pour s’assurer qu’il y a une lutte efficace à la pauvreté et une intégration des personnes immigrantes. C’est dans ce service que le Bureau d’intégration des nouveaux arrivants de Montréal est situé. Le service s’occupe également de la sécurité urbaine et de la protection des jeunes en situation de gangs de rue, de la criminalité, de la résilience des communautés. LD : Le phénomène de gentrification n’est-il pas un obstacle à l’inclusivité et à la résilience de la ville? IC : On parle aussi d’embourgeoisement maintenant, et il existe un aspect positif et négatif. Il faut

comprendre que les quartiers, ça évolue, ça change, et parfois pour le mieux. Mais on doit garder une réflexion sur nos populations plus vulnérables dans ces quartiers-là, pour s’assurer qu’elles ne se sentent pas exclues lorsque leur quartier s’améliore. Quand on ajoute une piste cyclable, un parc, une infrastructure de métro, etc., on attire de nouveaux commerces également, améliorant le quartier, ce qui est positif. Mais, parfois, il

« L’équité sociale dans la planification est extrêmement importante, car les plus vulnérables sont les moins préparés à ces situations » y a des conséquences inattendues, comme, justement, l’embourgeoisement de ces quartiers. Les populations en perdent le contrôle et se sentent économiquement ou socialement exclues, puisqu’elles

ne peuvent plus se permettre d’avoir un milieu de vie qui correspond à leurs moyens. C’est un enjeu complexe, qui touche à plein de domaines et je pense que c’est le défi justement d’amener les gens à interagir à l’intérieur de la ville pour aborder ça. D’ailleurs, une équipe de chercheurs du CHUM (Centre de recherche du Centre universitaire de l’Université de Montréal) travaille sur ce dossier. C’est le professeur Yan Kestens qui mène l’étude INTERACT, afin de comprendre comment les interventions urbaines ont un impact sur la santé des populations et aussi sur la gentrification des quartiers, pour essayer de mieux saisir le phénomène et de l’aborder de façon intelligente. Madame Cloutier a finalement conclu qu’un Plan Climat devrait sortir au cours des prochains mois, contenant, entre autres, un plan d’action concernant les jeunes, plus spécifiquement les jeunes de milieux défavorisés. x

Propos recueillis par margaux alfare

Coordinatrice de la production

Actualités

5


Société POINT DE VUE

societe@delitfrancais.com

Aya hamdan

Que faire des écoles de commerce? Éléments de réponse et responsabilités d’un étudiant en gestion.

grégoire collet

Rédacteur en chef

S

ur notre campus, les façades du pavillon Bronfman, régulièrement ornées d’artifices — le dernier en date, une arche sur deux étages, nous rappelle un investissement de 32,5 millions de dollars d’Aldo Bensadoun, président du Groupe Aldo, Walmart, Dollarama et Saputo (entre autres). Dans le bâtiment, des étudiant·e·s en tailleurs et costumes parcourent les couloirs, en préparation d’un entretien ou d’une présentation. Dans les salles de classe, une variété de cours et de disciplines, donnés dans le but d’enseigner aux élèves à travailler dans la finance, le marketing, l’entrepreneuriat, les ressources humaines. Je traverse les couloirs de la Faculté Desautels depuis plus de trois ans. Les pas que je franchis me rappellent toujours à un certain décalage et une question revient souvent : que fais-je ici?

On pourrait dire que je me suis construit en opposition à la faculté que j’occupe, une façon de penser que certain·e·s qualifieraient de peu constructive, si ce n’est d’hypocrite. Seulement, face à une littérature critique assez pauvre sur le sujet, il me semble nécessaire de formuler une pensée alternative sur ces espaces d’apprentissage, de prendre part à une conversation autrement dispersée. Ce sont sur des observations personnelles et des désaccords mûris pendant

6

Société

plusieurs années que se bâtit cette pensée. Le malaise que j’ai pu ressentir entre ces murs n’a fait que croître tant ma désillusion de notre système néolibéral actuel se confirmait. Bien que l’hypertrophie de la place des écoles de commerce m’alerte, en tant que personne qui occupe ces espaces, c’est le manque de réflexion critique autour de ces cursus qui me pose problème. Si je me demande souvent, que fais-je ici?, la question principale reste : ne devrions-nous pas nous inquiéter davantage du succès des écoles de commerce? Qui est l’étudiant·e en gestion? À McGill, personne ne semble croire réellement au fait que Desautels est une faculté comme une autre. Bien que ce ne soit pas la seule faculté à proposer une expérience du

imperturbable, prêt·e à beaucoup de choses pour atteindre des objectifs vus comme carriéristes et opportunistes. Qu’en est-il? De l’extérieur, il est dit que les étudiant·e·s en commerce se ressemblent tous·tes. Pourtant, ce corps étudiant n’est initialement pas uniforme. Il est, certes, en partie composé de personnes ayant une trajectoire tracée, un réseau de connexions étendu et une facilité presque déconcertante à naviguer ces milieux. Il y a eux·elles, mais résumer tous·tes les étudiant·e·s à ce déterminisme écarte aussi celles·ceux qui s’engagent dans cette voie car elle permet une extraction d’un milieu social moins privilégié. Pour beaucoup, les écoles de commerce sont un moyen d’être propulsé·e dans le monde du travail par le biais d’une formation professionnalisante, au prix par-

« Le dénominateur commun des étudiant·e·s en gestion reste leur accord avec le système contemporain de production de valeur » campus singulière — on nous parle souvent de la Faculté de génie — un imaginaire accolé aux élèves en gestion existe et prend une place qui n’existe pas pour d’autres formations. L’image revenant régulièrement du shark, renvoie à l’idée d’un·e élève en école de commerce (ou gestion) dégageant une confiance en soi

fois d’un prêt étudiant — l’éducation comme un investissement pour un tremplin vers le monde du travail. L’idée de ce tremplin est souvent très séduisante. Tout le monde ne souhaite pas se plonger dans le monde académique et ne voit pas les études comme une pé-

riode de réalisation personnelle, mais un passage ou une préparation au monde professionnel. Les études sont un privilège. Pour beaucoup, l’épanouissement académique — s’il est au prix de la sécurité d’emploi — est un luxe. Dans la mesure de mon propre privilège, j’ai moi-même eu ces débats. C’est l’anxiété d’un monde du travail rude, plutôt qu’un intérêt pour la discipline managériale, qui m’a poussé aux portes de la Faculté de gestion. Les adjectifs accolés aux étudiant·e·s en commerce varient : on les dit autant opportunistes, qu’ambitieux·ses, arrivistes que passioné·e·s. De quoi ces variations sont-elles le nom? Si les qualifications sont multiples, c’est bien que l’on peut autant inspirer le respect que la méfiance. Ce qui est remis en cause est le degré de considérations éthiques que l’étudiant·e est prêt·e à assumer dans ses décisions. Ici, le but n’est pas de juger de la bonne volonté de ces étudiant·e·s — les exemples et contre-exemples pullulent — mais bien de déterminer leur responsabilité. Le dénominateur commun des étudiant·e·s en gestion reste leur accord avec le système contemporain de production de valeur, une certaine croyance en la croissance mais surtout une capacité à se projeter dans ce monde. La preuve étant que certain·e·s s’aventurent en école de commerce pour essayer de répondre à des défis contemporains avec des

outils du monde commercial. Ces écoles répondent alors à ces attentes en articulant des programmes et cours notamment autour des questions sociales ou environnementales, en témoignent les formations en management en durabilité ou en entrepreneuriat social. Il est aussi intéressant de voir que les quelques démarcations entre les étudiant·e·s deviennent rapidement brouillées au cours de leur formation. Par l’intégration de nouvelles normes de prestige mais surtout par les protocoles d’identification à l’école, il y a une manière de vivre l’école de commerce à laquelle on peut choisir d’appartenir. Les associations, moments de socialisation — pensons aux fameux 4 à 7 — et compétitions organisées sont des procédés qui permettent de faire vivre l’école de commerce en dehors des cours et créent cet écosystème où se conjuguent relations interpersonnelles et construction d’un projet professionnel. Si le corps étudiant n’est pas initialement uniforme, l’école est organisée pour que les élèves puissent y vivre, s’y épanouir, sans nécessairement avoir besoin d’en sortir, ce qui ultimement aligne celles·ceux qui décident de s’engager dans ces activités. Construction de profil Derrière le costume, le ton assuré et l’utilisation de buzzwords, se trouve un·e étudiant·e qui s’arme de ces codes

le délit · mardi 28 janvier 2020 · delitfrancais.com


et apprend le jargon attendu d’un·e élève en commerce. C’est cette attention donnée à la forme qui fait que l’on reconnaît ces étudiant·e·s (ou qui fait qu’on s’étonne que je sois étudiant à Desautels). Il est donc important de réaliser la capacité performative que produisent les cursus en commerce : cette assurance est un moyen codifié de se frayer un chemin dans un monde professionnel qui s’attend à cela. C’est ce à quoi les étudiant·e·s en commerce sont entraîné·e·s à coup de présentations et d’instants de réseautages. Entre les murs de ces écoles, on cultive le commerce de produits et services mais aussi le commerce de soi, la conception d’un profil vendeur. Cette performance, qui devient un ensemble d’habitudes, n’est pas dénuée de tout pouvoir : ces codes sont reconnus, cette confiance en soi impressionne, prend de la place, et bien souvent il est impliqué que la forme est plus importante que le fond. À certains égards, la vacuité est encouragée par ces formations tant que les attentes de puissance sont remplies.

en cause du capitalisme et de l’idée de croissance. La dangerosité du vase clos L’on a commencé à enseigner le commerce comme une discipline depuis moins d’un siècle. Le phénomène, nouveau si on le compare à l’enseignement des sciences sociales ou « dures », est pourtant massif. Au Canada et dans les pays occidentaux, presque toutes les universités proposent une formation en gestion ou commerce — les termes varient, les cursus sont les mêmes —, et si ces formations n’existent pas dans le cadre d’une institution préalablement établie, elles prennent la forme d’écoles indépendantes. En 2011, l’Association to Advance

formations académiques. Le cloisonnement académique fait partie constituante du fonctionnement des universités, un·e étudiant·e en science politique n’ouvrira probablement jamais un livre de biologie et vice versa. Cependant, les écoles de gestion dissocient le monde du commerce du reste de la société, les pratiques enseignées

« À certains égards, la vacuité est encouragée par ces formations tant que les attentes de puissance sont remplies » étant bien souvent sorties de leurs contextes. Elles sont rarement remises dans un cadre socio-historique, qui laisserait sous-entendre la reproduction d’erreurs et injustices du passé, ou bien

Aya hamdan

devoir l’on me demande de trouver les salaires les plus bas qu’on puisse donner à des employé·e·s pour que l’entreprise fasse un maximum de profit — ce qui paraît parodique en l’écrivant —, l’on installe l’idée selon laquelle le capital humain est malléable et que sa gestion me revient de droit. Peut-être devrions-nous nous interroger sur la manière dont les écoles de commerce produisent du savoir. La science managériale est devenue un objet de recherche auquel grand nombre de professeur·e·s de ces écoles contribuent. Martin Parker, professeur en management mentionné plus haut, explique dans The Guardian que « les écoles de commerce prennent pour prémisse le capitalisme, les corporations et les firmes comme la forme d’organisation par défaut, [...] tout le reste relev[ant] de l’histoire, d’une anomalie, une exception, une alternative ». En prenant comme base de réflexion ces seuls paramètres, non seulement faiton passer l’idéologie capitaliste comme étant une science, mais surtout l’on empêche de penser le monde autrement, où le profit n’est pas la seule métrique, où la production n’est pas la première source de valeur. Non seulement ce positivisme est daté, mais il sclérose la pensée.

Les enjeux de pouvoir au sein de la Faculté de gestion sont également palpables. Il n’est pas rare que des hauts-placés d’entreprises occupent des salles de classe, se prêtant au jeu de répondre aux hard questions. Il n’est pas rare non plus que des élèves prennent part à des levées de fond, rassemblant des dizaines de milliers de dollars pour des associations. Il y a entre ces murs des enjeux non seulement financiers, mais des entrelacements de pouvoirs qui ne sont pas forcément pensés dans un cadre systémique : l’étudiant·e en commerce par sa seule présence nourrit un système qui selon le projet ou la discipline est plus ou moins nocif, plus ou moins créateur. En somme, les écoles de commerce ont cette particularité de tenir en équilibre entre les mondes commerciaux et académiques : les deux interagissent constamment. On ne peut ignorer que ces étudiant·e·s évoluent dans un milieu où certaines considérations éthiques sont balayées d’un revers de manche. Martin Parker, professeur à l’école de gestion de l’Université de Leicester, les accuse d’alimenter les pires travers des sphères commerciales. Ces écoles peuvent soutenir des secteurs destructeurs car surproductivistes (commerce au détail), encourager une consommation aveugle (marketing) ou enseigner à creuser les inégalités socio-économiques dans un but lucratif (finance). Faire la critique des écoles de commerce ne peut, évidemment, se faire sans une critique de la société capitaliste dans laquelle nous évoluons. Ces formations étant un support institutionnel direct à ce système, puisqu’elles en produisent la force de travail — de gestion mais pas de production —, il est évident que les écoles de gestion ne sont pas des lieux où prospèrent les remises

slides en fin de semestre, les employé·e·s sont du capital, ils·elles deviennent des chiffres, des salaires à organiser et interchanger pour s’assurer de la performance de l’entreprise. Il est presque optionnel à Desautels de s’intéresser aux réelles implications sociales et environnementales des actions des entreprises. Lorsque dans un

Mode de pensée, monde impensé?

Collegiate Schools of Business (Association pour l’Avancée des Écoles de Commerce Collégiales, ndlr) estimait à 13 000 le nombre d’écoles de commerce. La place de formations comme celles en gestion m’interroge, mais l’attrait grandissant des espaces académiques pour les STIM (sciences, technologies, ingénierie, mathématiques) est également un objet d’inquiétude pour certain·e·s membres des sphères académiques. Qui plus est, les formations en commerce se retrouvent souvent liées à ces domaines pour le lancement de projets entrepreneuriaux et l’entretien de liens avec de grandes firmes (R&D). Cette inquiétude est partagée par Santa J. Ono, président de l’Université de Colombie-Britannique, qui explique dans le podcast Ideas de la CBC la dangerosité de l’écartement des sciences sociales des

le délit · mardi 28 janvier 2020 · delitfrancais.com

l’articulation des systèmes d’exploitation qui sont pensés dans les sciences sociales. Il faut aussi comprendre la puissance des outils qui sont donnés aux étudiant·e·s en commerce, faisant corps avec l’influence

Ce dernier constat peut être contrasté, encore une fois, par l’existence de programmes vus comme alternatifs. Cependant, l’enseignement des écoles de commerce est idéologique. La fonction de l’école de commerce n’est pas de penser le monde capitaliste autrement mais bien d’en être un pilier. Si l’absence d’une pensée radicale paraît évidente, les effets n’en sont pas moins inquiétants.

« La fonction de l’école de commerce n’est pas de penser le monde capitaliste autrement mais bien d’en être un pilier » de ces écoles. À bien des égards, les écoles de commerce sont l’arrière-boutique du système technocapitaliste dans lequel nous évoluons. Cette affirmation se vérifie dans la manière dont ses codes sont transmis. L’on nous enseigne que le profit est l’indicateur premier pour mesurer le succès des entreprises, la responsabilité socio-environnementale des entreprises fait l’objet de quelques

La proéminence de grandes entreprises construit les murs de ces écoles, faisant des quelques cours offerts sur le développement durable, la possibilité d’une croissance verte, ou encore le cours obligatoire sur les considérations éthiques du commerce, de simples crépis ne représentant pas de réels dangers. Dans un contexte de crise climatique, les écoles de commerce échouent à réellement

se mobiliser à la hauteur de l’urgence, car les réponses les plus efficaces à cette crise ne peuvent être pensées dans le même cadre productiviste, ou de solutions entrepreneuriales à petites échelles. Dans une certaine mesure, les écoles de commerce peuvent représenter une fuite des cerveaux. Si l’on écarte l’apprentissage de techniques comme la comptabilité ou la finance, il est souvent dit que concrètement l’on n’apprend pas grand-chose en école de commerce. Certain·e·s professeur·e·s l’assument pleinement. Seulement, l’idée que l’on apprend une façon de penser revient souvent. L’on nous enseigne à réfléchir rapidement, à trouver des solutions à des problèmes plus ou moins larges, à se construire une opinion rapidement pour appliquer des mesures concrètes. Quelque part, c’est une forme de pragmatisme qui est enseignée. À ce pragmatisme se conjugue aussi cette formation du profil, ne permettant que rarement à l’étudiant·e de se penser comme le rouage d’un système : sa carrière est son propre objet, sa trajectoire est singulière. Jean-Marie Abraham, professeur à HEC Montréal, y enseignant notamment la décroissance, parle d’une hégémonie du modèle de l’entreprise. Il écrit dans un article du Devoir : « l’entreprise a désormais colonisé nos esprits. Sans même en prendre conscience, nous nous attendons à ce que toute organisation fonctionne sur le modèle de l’entreprise. » J’ai personnellement dû faire un effort conscient pour me penser en dehors de l’entreprise, non pas parce que je refuse d’y travailler, mais pour que ce ne soit pas mon seul et unique point de repère et de projection dans ce monde. Mon passage en école de commerce m’est particulièrement marquant. Parfois cynique, j’en fais une critique non-modérée pour me désolidariser et refuser les injonctions de fierté que l’on nous assène à longueur de journée. Mais souvent, c’est plus un malaise qui meut mon ressenti. Ce sentiment est lié à un environnement que je trouve souvent toxique, mais, lorsque je peux m’en détacher, c’est le résultat d’un désaccord avec la vision dont ma formation est empreinte. Toutefois, ce désaccord est créateur, car si je ne connais pas exactement ma direction, son dessein s’en précise. D’autres ont fait ce constat, reconnaissant que l’occupation d’un espace est une chose foncièrement politique. Le mouvement Pour un réveil écologique né en France et comptant plus de 30 000 signataires a fait de cette désillusion un rassemblement politique de diplômé·e·s d’écoles de commerce, notamment, qui s’engagent à réveiller les employeurs et les formations. Cette responsabilisation des étudiant·e·s brise la quiétude indiquée par les écoles de commerce, et laisse croire en des réflexions un tant soit peu critiques au sein de ces espaces. x

SOCIÉTÉ

7


Philosophie Mythologie

philosophie@delitfrancais.com

« L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir… » G. Debord

Mythologie : Mamma Mia! Ce spectacle, véhicule de renforcement d’une idéologie rétrograde. victor babin

Contributeur

P

lace au spectacle. Recommençons. Place à la marchandise.

Pour la représentation de l’adaptation québécoise de Mamma Mia!, des femmes et des hommes à la retraite se condensent dans le Théâtre Saint-Denis ; leurs rires et leurs applaudissements inondent la salle lorsqu’une blague amère sur le consentement vient mettre la table pour le reste de la pièce.

plaît aux trois hommes avides de l’amour de Donna. Suivent d’interminables numéros musicaux qui enferment le public dans un cadre de pure idéologie : « Money, Money, Money » pour le Capitalisme — rêve américain ; « Gimme, Gimme, Gimme » pour l’Hystérie — rêve masculin ; etc. En guise de dénouement, Sophie refuse finalement de connaître l’identité de son père, puis refuse aussi de se marier ; elle part à l’aventure avec Sky pour « profiter de ses jeunes années ». S’ensuit Donna qui craque sous la pression sociale — on lui tord

plus que “ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît”. L’attitude qu’il exige par principe est cette acceptation passive [du présent] ». La même chose peut être dite à propos de Mamma Mia!. Les comédiens sont interchangeables, leurs rôles sont tous identiques : réconforter le public, leur dire que la vie est faite ainsi et qu’ils ne peuvent rien changer au système et au statut de la femme en société. En surface, il est dit que Sophie refuse le mariage pour partir à l’aventure, mais ce qui doit être compris, c’est que

marchandise, un produit. Après l’avoir consommé, le spectateur rentre chez lui la tête vide.

plus tard, elle ne pourra plus le faire — étant emprisonnée dans le système de production. Dans une pure apparence de naturalité, l’aliénation capitaliste est normalisée et devient la destinée qu’il faut accepter. Le public a payé son droit d’entrée pour se faire dire qu’il a raison, que son mode de vie est à célébrer. Lorsqu’il reconnaît la musique qu’il entend, il applaudit. Lorsqu’on lui ordonne de rire, il rit. Au lieu de poser des questions, de remettre en cause l’idéologie populaire ou d’innover de quelconque façon, Mamma Mia! est une fin en soi, une

de conséquences à ses actes : la pièce les banalise — Sky est vu comme « normal ». À l’inverse, lorsqu’une femme agit différemment, elle est folle : « J’suis donc ben conne! », s’exclame Sophie lorsqu’elle surprend son fiancé en état d’ébriété. Les penchants misogynes de la pièce contribuent inconsciemment à la normalisation des comportements problématiques que beaucoup trop d’hommes adoptent : la culture du viol y est toute douillette. Pour une production Juste Pour Rire, elle ne donne pas l’envie de rire, mais plutôt de s’indigner.

Dans un dualisme inavoué, ce que cette production nous dit, c’est que la femme n’est rien d’autre qu’un corps sans esprit, à moins qu’un homme ne vienne combler cet espace. Sophie est sans cesse à la recherche, non pas d’un père, mais du père. « T’as pas besoin de père, t’as moi! », s’exclame le fiancé, prenant ainsi la place du père symbolique de Lacan. Il est ivrogne et menteur, mais ne voit jamais

De plus, lorsqu’il est question de ces comportements — en ne les remettant pas en cause, la pièce semble les banaliser — il n’y a pas de quoi rire. Il suffit de creuser un peu dans l’image libératrice que la pièce projette pour révéler le « féminisme » de Mamma Mia! : la soumission aux désirs masculins. Sophie et Donna finissent par céder, la première en renonçant à ses rêves — de connaître son père et de marier Sky —, la seconde en se pliant aux désirs d’un homme qui lui est presque inconnu. Les spectatrices rentrent chez elles

parker le bras-brown

C’est sur une île grecque quelconque que la comédie musicale se déroule ; dans ce paradis — cet exutoire pour le travailleur ou le retraité moyen — le spectacle vend déjà un rêve. Élevée seule par sa mère Donna, Sophie s’apprête à marier un homme, Sky, et elle souhaite le faire accompagnée du père qu’elle n’a jamais connu. Après avoir lu le journal intime de Donna, elle découvre l’existence de trois anciennes conquêtes de sa mère et les invite à son mariage. Ce geste est contraire à la volonté de sa mère, mais

8

PHILOSOPHIE

presque le bras — et qui épouse l’un des trois hommes : un mariage est remplacé par un autre, Donna est prise pour folle, voire hystérique, avant d’être mariée. La pièce se veut symbole d’une soi-disant libération féminine, mais ce n’est qu’une illusion. Son mythe est double : d’abord par son apologie d’un idéal capitaliste et ensuite par son antiféminisme — la femme y est objet de désir ou n’y est rien du tout. Dans les mots de Guy Debord dans La société du spectacle, « [le spectacle] ne dit rien de

aux côtés de leurs maris, sans réaliser l’ampleur des dommages déjà causés — leur idéologie est renforcée, leur vie est ainsi faite, dans les mots du spectacle : « Le Ciel en a décidé ainsi. » Sans la musique entraînante et la danse chorégraphiée, c’est un bien triste portrait qui est brossé. Ce spectacle a longtemps été signe de libération féminine, mais derrière le rideau, l’idéologie donne lieu à la réification du capitalisme et de l’antiféminisme. Avec la Dancing Queen c’est le statu quo qui règne. x

le délit · mardi 28 janvier 2020 · delitfrancais.com


Culture

Playlist de la semaine L’Amour Dans le Mauvais Temps - Mika Meeting Place - The George Kaplan Conspiracy Ça va ça va - Lou-Adriane Cassidy

artsculture@delitfrancais.com

Théâtre

Tournant du siècle en quatre heures L’Espace Go reprend un cycle romanesque monumental.

Florence lavoie

Narration et dramaturgie

S

Le texte de l’autrice se retrouve ainsi presque inaltéré : les 21 comédien·ne·s narrent leur propre histoire à la troisième personne, se perdant inévitablement à travers de longs monologues dont le registre soutenu et l’intensité émotionnelle, malgré leur efficacité, ont plutôt tendance à drainer de son énergie le·la spectateur·rice et à alourdir la durée du spectacle. Cependant, cette narration établit une sorte de distance entre les personnages ainsi qu’entre chaque personnage et lui-même, distance renforcée par le passage abrupt d’un monologue à l’autre. Par ce fait, les personnages s’isolent, amenant ainsi l’auditoire à se questionner sur l’individualisme de notre époque. C’est la fin du 20e siècle qui est ainsi étalée sur scène dans ses débats les plus intenses, où chaque

Coordonnatrice de la Correction OIFS matériaux, dans une mise en scène de Denis Marleau et Stéphanie Jasmin, se veut être un monument, à l’image du cycle de 10 romans de Marie-Claire Blais qu’il reprend. La pièce est également fidèle au théâtre qui la présente, dont la mission est de promouvoir les œuvres expérimentales. L’écriture de l’autrice de 80 ans est substantielle, riche, soufflée. Les 62 points finaux que l’on peut compter à travers les 316pages qui constituent le premier roman de SOIFS, publié en 1997, sont témoins de la longueur haletante des phrases qui le constituent. On y retrouve presque Proust dans ses fresques démesurées ; le spectacle de quatre heures est homologue de l’ampleur de l’œuvre de Blais.

théâtre

personnage apporte à la pièce un enjeu. L’un déplore le racisme, une autre est victime de viol, son mari est tourmenté par les erreurs judiciaires, et ainsi de suite. La pièce traite de cette manière de prostitution, d’aide médicale à mourir, du VIH, des tueries de masse, de toxicomanie… La liste s’allonge et, tandis que certains enjeux solidifient le propos de la pièce, d’autres sont apportés rapidement sans réellement enrichir le spectacle. Forces Malgré les maladresses de la pièce, le rendu est impressionnant. Le jeu des comédien·ne·s est juste et se mêle à des projections d’eux-mêmes et d’images en gros plans de Key West, île floridienne où se déroule l’histoire. S’ajoutent également aux parcours touchants des personnages quelques perfor-

Yanick MacDonald mances musicales de la part d’un quatuor à cordes, d’un guitariste et d’un contrebassiste présents sur la scène au même titre que les personnages et qui colorent leurs monologues de morceaux émouvants, tels le Requiem de Mozart. Devant un spectacle d’une telle étendue, l’on

ne peut que saluer le travail phénoménal accompli par l’équipe qui a su mettre sur pied une œuvre dramatique lourdement humaine. x SOIFS matériaux est présentée du 24 janvier au 16 février 2020

Dévoiler le désir Corps célestes de Dany Boudreault au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui.

Niels ulich

Éditeur Culture

C

orps célestes, c’est aussi le nom du film d’Hélène (Julie Le Breton). Cette dernière, actrice et réalisatrice de films pornographiques, revient auprès de ses proches après quinze ans d’absence. Sa mère (Louise Laprade), paralysée après un problème de santé, la demande à ses côtés. En revenant, Hélène, qui se fait appeler Lili, fait face à sa soeur Florence (Evelyne Rompré), heurtée par son départ et par la

vie, à son beau-frère James (Brett Donahue), et son neveu de quinze ans Isaac (Gabriel Favreau) dont elle ne connaissait pas l’existence. L’intrigue se déroule sur fond de guerre, où le Canada, la Russie et la Chine se disputent la souveraineté des territoires au nord du Canada. Pourtant, les personnages sont loin de tout ça, reclus dans la forêt, écartés de tout. S’ils·elles se pensent éloigné·e·s de la guerre qui fait rage au nord, les conséquences de cette dernière ne tardent pas à devenir visibles, les premier·ère·s réfugié·e·s faisant

valérie remise

le délit · mardi 28 janvier 2020 · delitfrancais.com

apparition (de manière indirecte) au cours du récit.

ce qui touche au sexe et à la sexualité sont pointées du doigt.

Honte et rancoeur

En parlant de la pièce sur le site du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, Dany Boudreault affirme que « la révolution sexuelle est en marche, mais elle n’est toujours pas advenue ». Il s’attaque au tabou encore présent dans notre langage et nos interactions vis-àvis de la sexualité.

Nous, spectateur·rice·s, sommes immédiatement plongé·e·s dans le récit. Une voix hors champ, celle d’Hélène, dirige, comme sur un tournage, la façon dont nous devons comprendre les scènes. Elle rythme, ordonne des changements de plans, des ellipses. C’est ainsi qu’elle fait son entrée dans sa famille, en dirigeant la manière dont cette arrivée est filmée. Les retrouvailles sont difficiles, la tension entre Hélène et sa sœur est palpable. Retrouver sa mère paraît également délicat. La peur du jugement transparaît chez tous les personnages. Florence a peur de celui de sa sœur, sur sa vie, ses ambitions. Hélène craint celui de sa mère, sur son métier. La honte est un thème central de la pièce mais alors qu’elle est traditionnellement associée à la sexualité, ici elle est présentée différemment. Au contraire, cette honte est remise en question tout au long de la pièce. Les difficultés que l’on rencontre pour mettre des mots sur

Famille et sexualité Quels sont les liens entre famille et sexualité? C’est une question qui est rarement abordée, qui semble d’ailleurs parfois déplacée. Pourtant, la famille joue un rôle majeur dans le développement et la compréhension de la sexualité. Le tabou évoqué plus haut est souvent d’autant plus fort au sein même des familles. Dès leur première rencontre, Isaac est fasciné par sa tante. Elle qui ose parler, celle qui sait, avec qui il peut discuter, lui apparaît comme singulièrement intelligente. Ce personnage ambigu, assoiffé de sensations qu’il ne ressent pas, espère trouver des réponses auprès de sa tante. Il s’avère qu’il n’est pas le seul au sein de la famille à vouloir apprendre d’Hélène.

Cette dernière ose parler du désir, de la sexualité, mais pas seulement restreint à leurs visions « traditionnelles » du désir. Comme le précise Dany Boudreault, le désir féminin est mis en avant et les personnages féminins ne sont pas relégués au statut d’objets de désirs, mais incarnent aussi des sujets désirants. Corps, images et lumières L’auteur voulait que Corps célestes soit « un texte où il y a la guerre, une guerre que se livrent le corps et l’esprit ». Il réconcilie ainsi les personnages à leur propre corps. Tout dans la mise en scène et l’écriture fonctionne dans cette idée. La manière dont les corps des acteur·rice·s bougent semblent chorégraphiée, millimétrée. Leurs mouvements sont fluides, comme s’ils·elles dansaient. Le texte est brillamment écrit, il sonne juste. Il n’est cependant pas le seul vecteur de la réussite de la pièce. Les différentes scénographies et images marquantes permettent aussi de toucher le·la spectateur·rice. x Corps célestes est présentée au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui du 21 janvier au 15 février 2020.

CULTURE

9


exposition

Immersion étoilée L’exposition immersive « Imagine Van Gogh » au centre Arsenal Art contemporain. jeanne leblay

Contributrice

S

i nous connaissons son nom, ses autoportraits et sa Nuit étoilée, mis en scène lors de l’exposition « Imagine Van Gogh », le parcours personnel touchant de Vincent Van Gogh passe souvent inaperçu. Vie de Van Gogh Né aux Pays-Bas au milieu du 19e siècle, il grandit dans une famille bourgeoise. Enfant silencieux, souvent immergé dans ses pensées, il réalise ses premiers dessins durant son adolescence. À l’âge de 16 ans, il devient apprenti chez Goupil & Cie, une firme spécialisée dans la vente de tableaux, dessins et reproductions. Van Gogh critique cependant le traitement de l’art comme une simple marchandise, ce qui mène à son licenciement. Il enchaîne alors les petits emplois, voyageant entre l’Angleterre et les Pays-Bas, mais ne s’épanouit que lorsqu’il exprime sa passion artistique. Ayant développé un grand intérêt pour la théologie, il s’engage en tant qu’évangéliste en Belgique. Pendant sa mission, il prend conscience de la précarité qui habite les classes populaires et souhaite en témoigner, en peignant le travail des mineurs par exemple. Néanmoins, cette proximité lui coûte son poste puisque le comité d’évangélisation l’accuse d’inciter ces mineurs à l’insoumission salariale. Van Gogh est démis de ses fonctions et rentre chez ses parents. Les relations familiales étant cependant tendues, Van Gogh se brouille

avec son frère et confident Théo, puis avec son père qui cherche à le faire interner. Il se consacre alors à plein temps dans sa carrière d’artiste et s’entraîne en représentant des scènes quotidiennes par divers techniques (mine de plomb, fusain, crayon…). Vers ses trente ans, il s’installe à La Haye, où il rencontre Sien Hoornik, une ancienne prostituée dont il tombe amoureux. C’est à cette période qu’il commence la peinture à l’huile, bien que peu de ses croquis soient conservés : Van Gogh les détruisait lors de ses sauts d’humeur. Cette mélancolie provient en partie d’un sentiment de mal-être parmi le public élitiste du monde de l’art, ce qui pousse Van Gogh à se placer en retrait des mondanités pour quelque temps. Sa relation avec Sien Hoornik se termine et la peinture devient alors un remède à sa solitude. Désolé par le climat familial, Van Gogh décide de rejoindre son frère Théo à Paris. Il s’initie là-bas à la peinture impressionniste et rencontre Georges Seurat, Camille Pissarro et Paul Gauguin. Ses toiles s’enrichissent : il s’essaie à l’aplat, joue avec les couleurs vives, prenant plus d’aisance et de liberté. Régénéré et à la recherche d’une lumière plus pure, il se rapproche de la douceur méditerranéenne à Arles. Ses crises d’angoisse rendent cependant difficiles ses relations sociales et c’est de force qu’il est interné dans un hôpital psychiatrique. Malgré son état de santé fragile, la peinture est utilisée de manière cathartique. Van Gogh peint ce qu’il voit par sa fenêtre, les champs de blé, les étoiles et les cyprès. Au sommet de son art, Van Gogh est retrouvé mort dans sa

chambre à l’âge de 37 ans (la raison de son décès reste encore débattue). L’œuvre qu’il laisse derrière lui est immense (plus de 2000 pièces), dont une partie est mise à l’honneur au centre Arsenal Art contemporain. Une exposition immersive « Imagine Van Gogh » se présente comme étant une exposition immersive, dans laquelle le spectateur est actif face aux œuvres du maître néerlandais. La salle d’exposition accueille en effet sur ses murs « l’image totale », c’est-à-dire des projections de certains tableaux en très grandes tailles. Parfois entiers, parfois centrés sur un détail, les croquis et peintures se succèdent, seule lumière dans la pénombre de la salle. Le spectateur se repère alors à la vue, mais également à l’oreille, puisque des morceaux de musique classique sont diffusés en parallèle (Bach, Saint-Saëns et Schubert, entre autres). Ce concept de « l’image totale » a été pensé dans les années 1970 par le journaliste et artiste français Albert Plécy. Il installe en effet sa « Cathédrale d’images » au sein des carrières de calcaire blanc des Baux-de-Provence, dans lesquelles les parois immaculées servent de réceptacles aux projections artistiques. Le spectateur est alors « intégré et immergé » selon Plécy, évoluant au sein de cet espace atemporel. Intéressés par cette méthode de mise en valeur de l’art, Annabelle Mauger et Julien Baron décident de la répliquer pour accueillir les œuvres de Van Gogh à

Paris puis à Montréal. Le numérique au service de l’art En dépoussiérant son mode de présentation, l’exposition permet ainsi une certaine démocratisation de l’art. Adultes et enfants peuvent déambuler au sein de la pièce de projection, jouer avec les formes, observer l’adéquation entre les formes et les sons. On se sent comme dans une bulle, enveloppé, les sens en ébullition, oubliant presque les autres spectateurs autour de soi. Le numérique permet donc ici de rendre plus accessible cette initiation à l’impressionnisme, d’une part en surprenant le spectateur, puisque cette technique de projection reste encore peu répandue. D’autre part, le numérique invite le spectateur à être actif dans sa visite, puisque celui-ci est littéralement incorporé aux œuvres. L’exposition a cependant le défaut de ne pas inclure les noms et dates des œuvres lorsque celles-ci sont présentées : elles se succèdent sans explication. S’il est vrai qu’une biographie du peintre est présentée en début d’exposition, d’autres informations seraient nécessaires. Une réelle démocratisation pourrait exiger une transmission non seulement visuelle, mais aussi accompagnée d’histoire de l’art. Impressions japonaises Si Van Gogh est en effet principalement connu en tant que peintre de l’impressionnisme, ses

œuvres sont également marquées par le japonisme. Ce courant résulte de l’influence qu’a eu l’art japonais en Europe, notamment grâce aux relations diplomatiques engagées dans la seconde moitié du 19e siècle, sous l’ère Meiji. Van Gogh a reproduit plusieurs travaux japonais, qu’il considère d’une grande finesse esthétique, puis s’en est inspiré pour réaliser des arrière-plans aux couleurs intenses – l’arrière-plan de Père Tanguy par exemple. Les estampes japonaises ont d’ailleurs influencé plusieurs peintres de l’impressionnisme, qui ont tenté de reproduire ses jeux de lumière et ses sensations de mouvement. En effet, les traits de pinceau visibles des peintures impressionnistes accentuent la mobilité des choses et des lumières, captant les flots fugitifs des paysages. La Nuit étoilée incarne ce courant artistique, en présentant le tournis des nuages et la rondeur de la lune par des successions de traits. Les lumières jaunies contrastent avec la pénombre bleutée de la nuit, comme pour nous rappeler que les éléments vivent même lorsque la ville est endormie. Le lyrisme des œuvres fait ainsi de cette exposition un petit havre de paix dans lequel le « gravement beau » enchante les spectateurs. x

« Imagine Van Gogh » sera présenté au centre Arsenal Art contemporain jusqu’au 1er mars 2020.

Courtoisie de tandem expositions

10

CULTURE

le délit · mardi 28 janvier 2020 · delitfrancais.com


réflexion

Et moi moi, dans tout ça? Réflexion sur le traditionalisme en études littéraires. parker le bras-brown n’est pas toujours aussi riche que celui des romans que je lis ou que parfois j’emploie des anglicismes sans m’en rendre compte. Lire un livre avec des personnages qui parlent comme on parle chez moi m’a fait songer que peut-être que je n’ai pas besoin de changer pour appartenir en littérature.

violette drouin

Éditrice Culture

L

orsque j’examine, pour la première fois, la liste de lecture d’un de mes cours de littérature, je m’amuse à y compter le nombre de femmes – deux sur six, deux sur dix, trois sur douze, trois sur 14. Lorsque je m’interroge sur le nombre d’auteur·rice·s non-blanc·he·s, le résultat est encore plus abyssal – une sur douze, un sur dix, ou, plus souvent, zéro. Et en fin de compte, je ne m’amuse plus tant que ça.

J’ai cherché des cours où j’aurais la chance de lire d’autres livres de la sorte – des cours de littérature acadienne, ou bien franco-canadienne de l’extérieur du Québec. Je n’en ai pas trouvé.

Mais alors, certain·e·s diront, so what? Nous lisons les grands de la littérature, parce que c’est ceux qu’il faut connaître quand on étudie dans ce domaine, parce que ce sont eux, le canon. Reste que je regarde mes listes de lecture et je suis frustrée. L’argument théorique Évidemment, en choisissant d’étudier en littératures française et anglaise, je m’attendais à en faire, de l’histoire littéraire, à étudier ce fameux canon. Mais étudier le canon, y croire, s’y souscrire, n’explique pas de facto pourquoi mes listes de lecture sont si masculines et si blanches, pourquoi la série de cours « grands auteurs » du département d’anglais ne comprend pas une seule femme. Le canon n’est pas un monolithe : changent constamment ce qui y est inclus ainsi que les époques que nous valorisons. Le manuscrit de Beowulf, la notoire épopée britannique, a été perdu pendant plusieurs siècles et celle-ci est seulement devenue l’emblème de la littérature anglo-saxonne de façon rétrospective. Ce que nous lisons aujourd’hui comme étant la littérature du 18e ou du 19e siècle n’est pas nécessairement ce que les gens de cette époque lisaient eux-mêmes pour

se divertir. Il n’est pas souvent question des grandes romancières qui ont dominé le marché en écrivant pour un lectorat principalement féminin. Ces romans, disait-on, ne montraient pas un bon exemple aux jeunes filles. Wordsworth, dans la préface de ses Ballades lyriques, dit que « Les œuvres inestimables de nos écrivains anciens, j’al-

lais presque dire les travaux de Shakespeare et de Milton, sont négligées en faveur de romans frénétiques, de stupides et maladives tragédies allemandes… ». Ces opinions se sont faufilées jusqu’à nous et influencent toujours ce que nous lisons.

personnes non-blanches de la conversation – il devient trop

Pourtant, nous ne sommes pas obligé·e·s de nous conformer à l’avis de ces critiques littéraires. Le canon étant en constante mu-

facile de ne pas en parler. Les auteur·rice·s issu·e·s de ces milieux sont trop souvent relégué·e·s à des cours sur « le roman fémi-

L’argument personnel Mettant de côté les recensements et le canon littéraire : pourquoi étudie-t-on la littérature? Pour moi, la réponse est simple : parce que j’aime ça, parce que c’est beau, parce que ça m’ouvre à de nouveaux horizons, parce que je crois que la littérature possède un grand pouvoir social. Parce que parfois quand je me vois dans un poème

« Lire un livre avec des personnages qui parlent comme on parle chez moi m’a fait songer que peut-être que je n’ai pas besoin de changer pour appartenir en littérature » tation, l’élaboration d’un syllabus de cours est, à petite échelle, la formation d’un nouveau canon littéraire, ce qui fournit donc une opportunité de changement. Mais pourquoi changer? Pourquoi délaisser les normes établies, des œuvres établies, qui ont encadré des programmes d’études littéraires depuis des années? J’y réponds avec une autre question : lorsque les listes de lectures se conforment aux œuvres qui sont depuis longtemps établies en tant que « classiques », en général produites par la culture dominante, que sont-elles en train d’exclure? Lorsqu’une liste de lecture est composée majoritairement d’écrivains masculins et blancs, elle efface les femmes et les

le délit · mardi 28 janvier 2020 · delitfrancais.com

nin » ou « le roman postcolonial » — cours qui sont rarement obligatoires (ou même, dans certains cas, rarement offerts). Rappelons pourtant que la majorité des francophones sont africain·e·s (54,7% selon une statistique de l’OIF datant de 2014) et que l’Inde est le pays avec le deuxième plus grand nombre d’anglophones, selon un recensement de 2001. Se borner à n’étudier que des auteur·rice·s blanc·he·s d’Europe, des ÉtatsUnis et du Canada non seulement aliène une grande part du lectorat, mais efface aussi le passé et le présent coloniaux qui font que le français et l’anglais sont des langues si communément parlées. Marginaliser cette histoire, ne pas en parler, c’est perpétuer les systèmes d’oppression qu’elle a créés.

ou un roman, j’ai l’impression de mieux me comprendre. Le semestre dernier, j’ai eu la chance, dans un de mes cours, de lire en lecture complémentaire Petites difficultés d’existence, de France Daigle. Un roman acadien – le premier que j’aie lu. Celles et ceux qui connaissent un peu les provinces maritimes savent à quel point Moncton, lieu où se déroule le roman, est différent de la Nouvelle-Écosse, d’où je viens. Mais tenir entre mes mains un livre imprimé où des personnages emploient des expressions telles que « le monde va-ti juste picker up any cadeau » était incroyable. Ah, je me suis dit, je parle comme ça, moi. Tout à coup, j’avais moins peur du fait que mon vocabulaire

Honoré de Balzac, dans son « Avant-propos de la Comédie humaine », se donne pour tâche de représenter la société, d’« écrire l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs ». Et n’est-ce pas pour cela que nous lisons? Pour nous voir nous-mêmes, mais aussi pour voir et comprendre les autres? Lorsque quelqu’un·e me dit s’être vu·e dans une œuvre, ou l’avoir particulièrement appréciée, je la lis toujours avec plus d’attention. Lorsque mes ami·e·s lisent une œuvre que j’ai beaucoup appréciée, j’attends nerveusement leurs retours : que vont-iels penser de quelque chose qui, d’une certaine façon, me représente? Mais si nous ne lisons que ce qui se lit depuis des décennies, voir des siècles, si nous ne lisons que le canon établi, produit d’une société riche en préjugés, nous les aurons beaucoup moins souvent, les œuvres où l’on se voit. Je ne suggère pas que nous ne devrions lire que des œuvres contemporaines, mais plutôt que nous devrions élargir nos perspectives en ce qui concerne le choix d’œuvres. La conscience des inégalités dans le monde et en littérature existe depuis longtemps, tout comme des écrits qui tentent d’y remédier. En fin de compte, l’approche que l’on prend envers les études littéraires dépend de ce que nous voulons que soit son rôle. Voulons-nous faire du canon un monolithe inébranlable et élitiste, dans lequel il faut mériter

sa place, ou voulons-nous créer un espace accessible et accueillant, axé sur la représentation, l’échange et la compréhension? Pour moi, le choix est évident. x

culture

11


entrevue societe@delitfrancais.com

« Il faut que McGill se démocratise » Prof. Mikkelson nous parle des raisons de sa démission et démystifie la décarburation.

L

e Délit (LD) : Bonjour, professeur Mikkelson, et merci de nous accorder un peu de votre temps. Tout d’abord, comment allez-vous, et comment avez-vous vécu ces dernières semaines ? Gregory Mikkelson (GM) : Et bien, évidemment ç’a été une décision très difficile. L’on ne peut jamais trop savoir comment les autres vont réagir, mais j’ai été très chanceux puisqu’en général, mes collègues de la Faculté d’environnement et du Département de philosophie ainsi que leurs étudiants m’ont exprimé beaucoup de soutien. Ç’a été un soulagement, je dirais, mais aussi une grande satisfaction. Ce à quoi je ne m’attendais pas cependant, c’était que les médias s’y intéresseraient autant. Lundi dernier, en revenant d’une réunion, je vois un message de la CBC sur mon téléphone. Je me dis « bon okay, j’imagine que si c’est la CBC, il faut que je réponde tout de suite, alors que tout est encore chaud », puisque bien qu’il y ait eu une très bonne couverture des mouvements pour le désinvestissement par les médias étudiants, il y en a eu très peu dans les grands médias. Et tout d’un coup, à partir du 13, je n’ai pas arrêté de recevoir des courriels, des coups de téléphone, des messages textes… De la CBC, de la CTV, du Devoir, de la Gazette, etc. Au départ, ma décision était une affaire de conscience : nous avons fait tout ce qu’il était possible et imaginable de faire, nous avons rallié toutes les facultés et le Sénat pour le désinvestissement, je veux dire, jeez, que peut-on faire d’autre? Si les gens qui contrôlent cet endroit se soucient si peu non seulement de notre futur, mais aussi de ce qu’on veut, nous, alors que nous l’avons rendu très clair, et bien je ne peux plus travailler ici. C’était ça, mon intention première en démissionnant. Mais avec cet intérêt des médias, j’ai réalisé que ma décision pouvait avoir de la valeur, puisqu’elle a attiré leur attention sur les positions régressives de McGill comme jamais auparavant. Il a fallu que quelqu’un démissionne à cause du refus de désinvestir pour qu’on en parle enfin! LD : Comment, et en combien de temps avez-vous pris cette décision? Comment l’avez-vous communiquée? GM : Beaucoup d’entre nous ont travaillé d’arrache-pied pour s’assurer que la décision de l’administration du 5 décembre soit la bonne. Mais avec de plus en plus de signes non prometteurs, avec l’administration qui continuait à systématiquement changer de sujet et à donner les mêmes excuses, j’ai commencé à me demander : s’ils refusent de désinvestir pour la troisième fois, est-ce

12

société

iyad kaghad

je peux continuer à travailler ici? Je me suis, en quelque sorte, fait une promesse à moi-même. Après, j’ai encore pris quelques jours pour me décider, puisque c’est une décision énorme, mais je l’ai finalement fait. Démissionner a été assez simple. Je l’ai annoncé au doyen de la Faculté des arts, puis à mes collègues, ce qui a été un peu plus long. Mais au final, tout ça a été très rapide. Le seul retour que j’aie eu de l’administration, c’est qu’on a accepté ma démission. LD : Pendant vos nombreuses années de combat pour le désinvestissement, vous avez rencontré une résistance forte de la part de l’administration, notamment l’année dernière, au Sénat, où celle-ci déclarait que la plupart des membres du Sénat (des étudiant·e·s et professeur·e·s élu·e·s) n’étaient pas qualifié·e·s pour donner leur opinion sur le sujet. Que pensez-vous de l’argument « vous ne savez pas de quoi vous parlez » ?

« Toute leur approche est non seulement anti-démocratique, mais aussi incompétente » GM : C’est incroyablement insultant. C’est insultant, mais aussi ridicule si l’on regarde les rapports que le Conseil des gouverneurs a lui-même produits. Leur rapport de 2016 – la seconde fois où il a refusé de désinvestir – n’aurait pas obtenu une note passable si c’était un travail d’université de premier cycle. Il était si mauvais ! Aucune preuve, des arguments clairement fallacieux, et ils ont passé 13 mois dessus, donc ils auraient eu une pénalité de retard en plus. Et même le plus récent : certaines de ses sources attentivement

sélectionnées n’ont même pas été publiées ou évaluées par des pairs, ils ont simplement trouvé des gens qui disaient ce qu’ils avaient envie d’entendre, plutôt que de réellement faire face aux preuves. Ils disent qu’il y aurait des conséquences négatives à désinvestir, alors que l’Université de Californie, qui a des fonds dix fois plus importants que les nôtres, a montré exactement l’inverse! Ils ont justement dit avoir désinvesti pour des raisons financières puisque le secteur des énergies fossiles devient moins viable et plus risqué pour des investissements. En bref, toute leur approche est non seulement antidémocratique, mais aussi, on pourrait le dire, incompétente. En y appliquant des standards académiques normaux, leur travail se révèle en manque total de rigueur. LD : Quels sont les autres outils de l’administration pour faire blocage, notamment au niveau institutionnel? GM : Il y en a beaucoup. Déjà, la haute administration contrôle le Sénat puisque la principale en est la présidente. La principale décide aussi des sujets abordés au Sénat, et le vice-principal exécutif et vice-principal aux études nomme les membres aux positions les plus élevées. C’était un réel combat de simplement pouvoir parler de désinvestissement au Sénat. En plus de cela, une loi officielle du Sénat, la 6.3.9, dit qu’en cas de désaccord entre le Sénat et le Conseil des gouverneurs, il faut former un comité joint afin de trouver une solution, mais ça aussi, ils ont refusé de le faire. L’administration a enfreint ses propres règles. Sinon, le délai que prend systématiquement McGill est une autre sorte de tactique. On nous dit juste « oh, désolés, ne vous inquiétez pas, nous vous dirons ce qu’il va se passer ». Et même maintenant, on nous de-

mande encore d’attendre jusqu’en avril, puisque nous n’avons pas encore les détails des décisions du 5 décembre. Ils emploient le mot « décarburer », mais ne disent pas à quel point, et ne disent rien d’autre. D’ailleurs, une chose sur laquelle j’aimerais insister, puisqu’elle a déjà été sujet à beaucoup de confusion, est que cette « décarburation » se situe en fait à des kilomètres du désinvestissement. Ce que le conseil appelle « décarburation » est basé sur « l’empreinte carbone d’une compagnie ». L’idée, c’est que si l’empreinte d’une compagnie est trop élevée, McGill diminue ses investissements dans celle-ci, ou vendra toutes ses parts pour les réinvestir dans des compagnies à empreinte moins élevée. Mais ce qu’ils ne rendent pas clair du tout dans le rapport, c’est que leur définition d’empreinte carbone ne prend pas en compte toutes les émissions qui ont lieu après que la compagnie a vendu ses produits. Ainsi, dans le cas des compagnies d’énergies fossiles, McGill les laisse s’en tirer en ce qui a trait à tout le mal qu’elles causent indirectement, par l’utilisation de leurs produits. Donc pour faire analogie, McGill a désinvesti des compagnies de tabac précisément à cause du mal que l’usage de leurs produits engendrait. Mais elle a choisi de ne pas le faire pour les compagnies d’énergies fossiles. Le but principal du désinvestissement est de garder les combustibles fossiles dans la terre : si on brûle plus de 20% de ceux qu’on a déjà découverts, les choses empireront de manière inimaginable. Mais le conseil a décidé qu’il ne rendrait ces compagnies responsables que des émissions causées par l’extraction des combustibles, mais ça s’arrête là. C’est un point crucial : la principale a plusieurs fois utilisé le terme « désinvestir » et je l’ai vu dans plusieurs articles disant que « McGill avance vers le désinvestissement… » Eh bien non, justement, McGill l’a spécifiquement refusé. LD : Tous les événements autour du désinvestissement nous ont montré le fossé énorme qu’il peut y avoir entre ce que veut la communauté mcgilloise et les actions de l’administration. Que peut faire un groupe alors qu’il a l’impression qu’il parle à un mur ? GM : Et bien, je pense que si on veut que McGill désinvestisse, il va falloir qu’elle se démocratise. Et ça, ça veut dire changer les règles de base qui dictent qui siège au Conseil, qui contrôle le Sénat, qui peut voter au Sénat. En ce moment, ce n’est pas seulement la haute administration qui peut voter au Sénat en plus de tous ceux qui ont été élus, mais aussi

tous les doyens, qui sont aussi nommés par celle-ci. Je ne pense pas que ça devrait être le cas. Je pense que le Sénat devrait être entièrement représentatif, que l’administration devrait y avoir une voix, mais ne pas voter. Ceux qui votent au Sénat, un corps démocratique, devraient tous avoir été élus démocratiquement par des étudiants et des membres des facultés. Donc oui, je pense que si on veut d’importants changements, positifs, à McGill, il faudra qu’elle se démocratise.

« McGill va désinvestir. La seule question est de savoir jusqu’à quand ils traîneront avant de le faire » LD : Et maintenant? Qu’est-ce qui vous attend? GM : Je vais certainement continuer à apprendre et à agir pour les enjeux environnementaux, qui constituent le défi du 21e siècle. Je viens de joindre le conseil d’administration d’une super organisation de conservation dans le nord du Vermont. Ultimement, j’aimerais trouver quelque chose qui me permette de continuer à utiliser les compétences de recherche, d’écriture et d’enseignement que j’ai développé en tant que professeur, mais rien n’est encore décidé. Je suis venu à McGill pour l’opportunité de travailler en environnement, tout en continuant à développer mes intérêts philosophiques, donc j’imagine que d’une manière ou d’une autre, je poursuivrai ces intérêts pour le reste de ma vie. LD : Pour ceux·celles qui restent et qui vont continuer à faire pression: gardez-vous espoir? GM : Oui. Je pense que la pression monte, non seulement de l’intérieur, mais aussi de l’extérieur, avec l’UBC (Université de la ColombieBritannique, ndlr), Concordia, l’UQAM… McGill va désinvestir. La seule question est de savoir jusqu’à quand ils traineront avant d’enfin le faire. Continuez à avancer, afin qu’ils le fassent plus tôt que tard. Et je le pense vraiment, je ne serais pas surpris qu’en nous apportant plus de détails comme promis, en avril prochain, qu’ils changent finalement d’avis. Je ne serais pas si surpris. Donc n’abandonnez pas (rires). x

Propos recueillis et traduits par juliette de lamberterie

Éditrice Société

le délit · mardi 28 janvier 2020 · delitfrancais.com


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.