Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill
Le Délit est situé en territoire Kanien’kehá:ka non-cédé. Mardi 18 février 2020 | Volume 109 Numéro 18
Correction deviennent folles depuis 1977
Éditorial rec@delitfrancais.com
Volume 109 Numéro 18
Le seul journal francophone de l’Université McGill RÉDACTION 380 Rue Sherbrooke Ouest, bureau 724 Montréal (Québec) H3A 1B5 Téléphone : +1 514 398-6790 Rédacteur en chef rec@delitfrancais.com Grégoire Collet
Instagram et la censure du corps grégoire collet & florence lavoie
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ous sommes martelé·e·s d’images et ça ne va pas en s’améliorant. Ou du moins c’est ce que ceux·celles qui ont connu l’ère pré-Internet nous disent. Nous sommes les témoins et acteur·rice·s de la multiplication des écrans qui nous montrent de plus en plus de corps, d’histoires et d’informations. Ces médias sont devenus les supports d’une imagerie plus large, inclusive et diverse, permettant de rencontrer virtuellement ce qui était autrement invisible. Si l’élargissement des représentations sur les réseaux sociaux constitue une avancée et exerce un certain pouvoir dans les autres sphères médiatiques, ces espaces publics restent régulés et exercent une censure qui entrave à ces efforts de visibilisation. Sur Instagram, beaucoup d’utilisateur·rice·s voient certaines de leurs publications supprimées en raison de violations des politiques d’utilisation, et c’est de censure de corps dont il s’agit. Si l’on regarde les politiques de censure de contenu sur Instagram, l’on remarque très vite que les personnes voyant leur contenu supprimé sont en majorité des femmes. Les tétons féminins font l’objet d’une censure presque automatique par l’algorithme de l’application, ce à quoi le mouvement #freethenipple répond par une dénonciation de la sexualisation des corps féminins. Un téton d’homme ne sera pas censuré, puisque l’image ne sera pas considérée comme sexuellement suggestive. En refusant l’apparition de tétons et de seins sur sa plateforme, l’application réinsiste sur le caractère offensant d’un corps de femme montré, à quelques centimètres de peau de devenir un objet de pornographie. Les corps gros sont aussi particulièrement censurés, l’algorithme signalant les contenus en fonction d’un niveau de pourcentage de peau présent sur l’image. Cela soulève la question du regard qu’Instagram prend en considération lors de la création de sa réglementation. Dans cette mesure, l’application est pensée pour représenter les hommes, les personnes cisgenres, minces : ceux qui ont les corps garants de l’approprié. La censure visant ainsi les corps féminins sur les réseaux sociaux met en lumière leur sexualisation généralisée sur le plan sociétal et le patriarcat qui en est à l’origine. Les différentes clauses des codes vestimentaires et leur mise en vigueur en sont des symptômes ; elles sont reconnues pour
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viser les femmes de manière indirecte et sont régulièrement l’objet de protestations. Il a notamment été question de remettre en cause le port obligatoire du soutien-gorge, règlement que l’on peut retrouver sur le plan scolaire et professionnel. L’on constate que, même au début de la puberté, le corps féminin est largement perçu comme un objet sexuel et régulé comme tel. Les corps, ou les représentations de ceux-ci, choquent, peu importe l’intention et sans considération pour l’individu, et l’on cherche à les cadrer à tout prix. Pourquoi porter un soutien-gorge en service à la clientèle? Pour éviter de rendre le client mal à l’aise. Pourquoi censurer les tétons de femmes mais pas ceux des hommes? Parce que les premiers, dans les yeux de la société, sont des objets sexuels. Le problème ne s’arrête pas là. La censure s’étend aux autres médias, notamment à la télévision, comme il a pu être constaté lors de la soirée des Oscars avec le refus de la part d’ABC et de l’Académie de diffuser une publicité de la compagnie Frida Mom visant à promouvoir des produits de soins post-partum. La publicité, montrant une femme ayant récemment accouché vêtue d’une camisole et d’une couche, met en lumière les réalités et les difficultés auxquelles font face les nouvelles mères. Les institutions à l’origine du refus considéraient la publicité trop graphique, ce que Frida Mom a interprété comme étant une censure de l’hygiène féminine. Rupi Kaur a rencontré un problème semblable en 2015 après la publication de photos visant à représenter la réalité des menstruations, photos supprimées par Instagram puis remises en ligne dans la controverse. En imposant ces règles arbitraires, les médias sociaux ou traditionnels dessinent nos frontières culturelles et jugent de ce qui est sexuel ou non, approprié ou indécent. Ce que ces frontières, ces censures et ces injonctions créent, c’est la nécessité de rendre son corps convenable pour l’oeil public, lequel est régi par des normes de genre et de physique. Ce système du contrôle de l’image, et donc de la représentation du soi, crée la honte d’habiter son corps, puisque le montrer et en parler, c’est potentiellement se faire signaler par la suite qu’il est sale et devrait être caché. Les réseaux sociaux ont été pionniers dans la création d’une imagerie alternative des corps qui font nos sociétés, et en choisissant d’en censurer par puritanisme, Instagram échappe à son objectif. Alors, libérons les mamelons. x
Actualités actualites@delitfrancais.com Hadrien Brachet Marco-Antonio Hauwert Rueda Vacant Culture artsculture@delitfrancais.com Violette Drouin Niels Ulrich Société societe@delitfrancais.com Opinion - Jérémie-Clément Pallud Enquêtes - Juliette de Lamberterie Philosophie philosophie@delitfrancais.com Audrey Bourdon Coordonnatrice de la production production@delitfrancais.com Margaux Alfare Coordonnateur·rice·s visuel visuel@delitfrancais.com Parker Le Bras-Brown Katarina Mladenovicova Multimédias multimedias@delitfrancais.com Vacant Coordonnatrice de la correction correction@delitfrancais.com Florence Lavoie Mysslie Ismael Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnateur·rice·s réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Sarah Lostie Madeline Tessier Contributeurs·rices Evangéline Durand-Allizé, Elissa Kayal, Aya Hamdan, Béatrice Malleret, Vincent Morreale. Couverture Parker Le Bras-Brown Katarina Mladenovicov
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le délit · le mardi 18 février 2020 · delitfrancais.com
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Désinvestissement et francisation Le troisième conseil législatif de l’AÉUM du semestre a été particulièrement chargé. conseil législatif, s’est exprimée pour expliquer combien les services des sports comptaient sur ces frais pour améliorer leurs infrastructures. «Le moratoire nuit aux services des sports et par extension à la communauté mcgilloise et montréalaise ».
Hadrien brachet
Éditeur Actualités
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e jeudi 13 février 2020 se tenait le troisième conseil législatif de l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM, SSMU en anglais) du semestre. Ce conseil, très dense d’une durée de plus de sept heures, a été marqué par des discussions sur la composition du conseil d’administration (CA, Board of Directors en anglais), la création d’un frais pour le logement abordable, l’adoption du plan de francisation de l’AÉUM et une motion pour amender le moratoire de l’AÉUM sur le désinvestissement. Conseil d’administration Husayn Jamal, ayant tout juste quitté sa fonction de président du conseil, était présent au conseil pour exposer le troisième rapport du Comprehensive Governance Review Committee (CGRC, comité qui travaille sur la structure et les instances de gouvernance de l’AÉUM afin de promouvoir « un plus grand engagement avec la gouvernance
katarina mladenovicova étudiante ») en tant que Governing Documents Researcher. Il a commencé par féliciter Lauren Hill, nouvelle présidente du conseil, pour sa nomination à ce poste. Le rapport portait quant à lui sur les propositions du comité pour réformer le CA. S’en sont suivis de longs débats parmi les membres du conseil sur la composition du CA, notamment sur la présence ou non de professionnels non nécessairement issus de McGill en son sein. Moratoire et services des sports Andrew Chase, représentant de la Faculté des arts, a proposé une
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motion pour amender la politique de l’AÉUM sur les frais de McGill jusqu’au désinvestissement. Le 10 octobre 2019 le conseil législatif avait adopté un moratoire bloquant tout nouveau frais institutionnel obligatoire jusqu’à ce que McGill retire les actions de son fonds de dotation des 200 plus importantes compagnies d’énergies fossiles. La motion d’Andrew Chase visait à exempter les frais liés aux services des sports (McGill Athletics & Recreation en anglais). Chloe Parsons, étudiante siégeant au Students’ Athletics Council (SAC), et présente jeudi dans le public du
Chanel Perreault, elle aussi dans l’assistance, lui a répondu au nom de Divest McGill : « Divest McGill est prêt à travailler avec d’autres groupes. […] Nous sommes une communauté. Je crois qu’il est essentiel que l’intégrité du moratoire soit préservée. Une exception pour un groupe pourrait ouvrir une exception pour d’autres groupes ». Elle a demandé dans le cas où la motion serait adoptée une « forte déclaration » des services des sports en faveur du désinvestissement. Madeline Wilson, vice-présidente aux affaires universitaires, a assuré que « McGill a l’argent pour faire ces améliorations » et que « nous devons transférer la pression sur eux ». Bryan Buraga, président de l’AÉUM, a expliqué que le moratoire avait eu un « effet [positif ] sur sa capacité à prôner le désinvestissement » auprès de l’admnis-
tration et a promis d’agir pour que les usagers des services des sports « obtiennent ce dont ils ont besoin ». La motion a finalement été rejetée avec quatre avis favorables, 15 oppositions et trois abstentions. Francisation et logement étudiant Une motion concernant le plan de francisation de l’AÉUM soumise par Bryan Buraga était également à l’ordre du jour. L’adoption de ce plan visait à « fixer des objectifs clairs et un plan de mise en place de la francisation des documents et de l’information de l’AÉUM ». Le plan prévoit notamment des ressources humaines supplémentaires au sein de l’AÉUM. Pour les financer, une augmentation de frais sera proposée par référendum. La création d’un frais pour le logement étudiant abordable a également été votée afin de financer un projet de logement étudiant avec l’Unité de travail pour l’implantation de logement étudiant (UTILE). Ce frais, avec celui de la francisation, sera soumis au référendum du semestre d’hiver 2020. x
Actualités
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campus
Enraciné·e·s : un travail collectif Le Mois de l’histoire des Noir·e·s s’invite à McGill. Laura doyle pÉan
katarina Mladenovicova
Contributeur·rice
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e mois de l’histoire des Noir·e·s (MHN) se déroule chaque année en février, aux États-Unis, au Canada et, depuis tout récemment (2020), sur le continent africain. Il a été célébré pour la toute première fois à la Kent State University, en 1970 et reconnu officiellement par le gouvernement américain en 1976. Au Canada, ce n’est que depuis décembre 1995 — lorsque la députée Jean Augustine (première femme noire à être élue à la Chambre des communes en 1993, la première femme noire à faire partie du Cabinet en 2002 et la première commissaire à l’équité nommée par le gouvernement d’Ontario en 2007) fait voter une mention sur la reconnaissance de la contribution des Canadien·ne·s noir·e·s dans la fondation, la croissance et l’évolution du Canada — que le mois est considéré comme une célébration officielle. Pour cette occasion sont organisées, dans les milieux communautaires, académiques et professionnels, diverses conférences, festivités et prestations artistiques de toutes sortes visant à faire reconnaître l’histoire des Noir·e·s.
L’événement permet également de mettre en lumière les réussites, mais aussi les difficultés des communautés afrodescendantes, et de faire le point sur les différentes luttes menées par ces communautés au fil des années.
et professeur·e·s noir·e·s à McGill, le 1er février, ainsi que « Black Hair Day », le 7 février, une foire des cheveux afro pendant laquelle des services de tressage et de barbier étaient offerts gratuitement aux différent·e·s étudiant·e·s.
Institutionnalisé en 2017 suite à une motion passée par le Sénat de l’Université McGill, le Mois de l’Histoire des Noir·e·s à McGill est maintenant organisé en majeure partie par Shanice Yarde. De nombreux autres acteurs y sont cependant impliqués, notamment le Black Students’ Network (BSN). Ce dernier organisait entre autres « Black Talk », un marathon radiophonique de 12h sur les ondes de CKUT célébrant les accomplissements d’étudiant·e·s
Pour la première fois cette année, la McGill African Students’ Society (MASS) se joint à l’équipe d’organisation, laquelle comprend également le bureau du doyen et du vice-doyen (académique) et le Black Students’ Network. Autre nouveauté pour le MHN, la cérémonie d’ouverture était organisée en partenariat avec une faculté (la Faculté de droit). « Ce fut un véritable succès et nous sommes très reconnaissants envers la
Faculté de droit et le doyen Robert Leckey qui ont rendu cela possible », a déclaré Mme Yarde, en entrevue avec le McGill Reporter. « Nous espérons nous associer à une faculté ou un département différent chaque année, car c’est une excellente occasion de faire participer la communauté locale et, plus largement, l’ensemble de l’université », concluait-elle. Cette quatrième édition du MHN à McGill a pour thème « Enraciné·e·s », thématique qui se veut faire appel à la fois au passé, au présent et au futur des communautés noires à McGill et à Tiohtià:ke (Montréal). Un thème similaire, « Nos mille et une racines », avait été adopté par la Table de concertation du Mois de l’Histoire des Noir·e·s de Québec (MHNQ) en 2019 — preuve que la notion de « racines » est intrinsèquement liée à cet événement international qu’est le Mois de l’Histoire des Noir·e·s. C’est du moins la position que défend Mme Yarde pour expliquer le choix de la thématique « Enraciné.e.s » : « Il y a l’élément d’explorer ses racines, mais aussi de planter des racines
et d’envisager ce qui est à venir. Je pense que c’est particulièrement important pour les Noir·e·s qui, à bien des égards, sont à la recherche de racines sous différentes formes. Il y a ce processus qui consiste à être enraciné·e et à se sentir enraciné·e ou connecté·e dans un lieu ou un espace. [...] L’un des aspects importants du MHN est qu’il permet aux gens d’être connectés et de se sentir enracinés dans cette communauté universitaire », explique-t-elle. Pour ce faire, le MHN propose une programmation diversifiée, cherchant à rassembler la communauté mcgilloise. On y trouve des activités pour tout le monde, dont un spectacle d’Afro Drag (« le seul spectacle de dragster entièrement noir de Montréal »), un repas communautaire organisé par BSN (Soul Food Friday) le 21 février, une Journée de la communauté et de la famille le 23 février, un hommage à l’autrice Toni Morrison le 24 février, et une conférence sur le racisme et le droit, le 26 février. La programmation entière est disponible sur le site de l’Université McGill dans la catégorie Equity.x
CAMPUS
Cheveux crépus et droits humains Retour sur la conférence d’ouverture du Mois de l’Histoire des Noir·e·s à McGill. Laura doyle pÉan
Anaïs régina-renel
Contributeur·rice
À
l’occasion de la cérémonie d’ouverture de la quatrième édition du Mois de l’Histoire des Noir·e·s (MHN) à l’Université McGill, la Faculté de droit de McGill recevait la professeure Wendy Greene, le 3 février dernier. Figure reconnue mondialement dans le domaine du droit du travail et de l’emploi, Greene a donné une conférence à guichet fermé, intitulée Rooted : Locking Black Hair to Human Rights Activism, portant sur les liens entre les cheveux crépus et les droits humains. Greene a débuté la conférence en relatant l’histoire de son père, « un fervent militant pour la justice sociale ». En 1963, alors étudiant au Benedict College, un établissement d’enseignement postsecondaire en Caroline du Sud, il participe avec d’autres étudiant·e·s à un sit-in pour protester contre la ségrégation raciale. Il est arrêté et accusé d’in-
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Actualités
trusion criminelle. Wendy a cinq ans lorsque sa mère lui raconte cette histoire. « L’activisme a toujours fait partie de ma vie », a-t-elle dit pour conclure cette anecdote. Dans ses travaux académiques, la professeure Greene interroge les façons dont les constructions sociojuridiques de l’identité, notamment la définition légale du concept de
« race », forment et limitent les protections légales contre les inégalités aux États-Unis. Son travail a influencé la position de la Commission pour l’égalité des chances dans l’emploi (Equal Employment Opportunity Commission en anglais, EEOC), de juges de droit administratif, de tribunaux fédéraux et d’organisations de défense des droits civiques dans différentes poursuites judiciaires.
Il est également utilisé dans des modules éducatifs pour des programmes de formation professionnelle sur la diversité et l’inclusion au travail. Dans sa conférence, Greene a abordé le manque de protection sociale contre la discrimination en matière de coiffures, expliquant comment celles-ci sont rarement couvertes par les protections contre la discrimination raciale ou religieuse. Plusieurs États aux États-Unis ne considèrent appartenant à la « race » que les traits « immuables » d’un individu. Ainsi, un employeur qui mettrait à la porte un·e employé·e parce que celui ou celle-ci porte des tresses, des dreadlocks ou des vanillés ne pourrait, dans ces États, ne pas être accusé de discrimination raciale. Le CROWN Act (Create a Respectful and Open Workplace for Natural Hair, Créer un environnement de travail ouvert et respectueux de la chevelure naturelle, en
français) représente la première loi adoptée par un État américain à interdire la discrimination fondée sur la coiffure et la texture des cheveux. Elle étend la protection légale à la texture des cheveux et aux styles protecteurs dans la loi sur l’emploi et le logement équitables (FEHA) et les codes de l’éducation de l’État. Mentionnée par Matthew A. Cherry, producteur du court-métrage Hair Love, lors de son discours d’acceptation pour le prix du meilleur court-métrage d’animation, lors de la cérémonie des Oscars du 9 février 2020, cette loi a d’abord été adoptée en Californie, puis à New York et au New Jersey, et a également été introduite dans plus de 20 autres États américains. La professeure Greene, qui milite actuellement pour son adoption, a terminé sa conférence en invitant le public à soutenir son travail en signant la pétition de la Coalition CROWN sur le site thecrownact.com, pour aider d’autres États à se munir d’une telle législation. x
le délit · mardi 18 février 2020 · delitfrancais.com
CAMPUS
Candidat·e·s à l’AÉFA Le Délit recontre les candidat·e·s à la représentation de l’AÉFA auprès de l’AÉUM.
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ors du débat des candidat·e·s de l’Association étudiante de la Faculté des arts (AÉFA), le 13 février 2020, le poste de représentant·e de
l’AÉFA auprès du Conseil Législatif de l’AÉUM s’est vu contesté, alors que quatre candidat·e·s se battent pour les trois postes disponibles. Le Délit s’y est rendu.
PAIGE COLLINS
JONAH FRIED
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evendication. Employabilité. Leadership. Ce sont les trois points principaux de la campagne de Paige. Elle souhaite « étendre les opportunités de stages dans le Bureau des stages de la Faculté des arts » (AIO, Arts Internship Office, en anglais), pour que ceux-ci soient « disponibles aux étudiant·e·s de tous les départements ». Elle veut « rendre l’AÉUM visible pour tous·tes ses étudiant·e·s » et « investir dans l’amélioration des relations entre l’AÉUM et les clubs étudiants ». Finalement, elle souhaite changer « la culture et les perceptions concernant la gouvernance étudiante » à McGill.
Le Délit : Il y a eu de nombreux problèmes concernant la traduction française des documents de l’AÉUM (Association étudiante de l’Université McGill), et également de l’AÉFA (Association étudiante de la Faculté des arts). Je suis actuellement sur le site de l’AÉFA et il n’y a quasiment rien traduit en français. Quels sont vos projets pour améliorer ces traductions et apporter des solutions à tous ces problèmes de traduction? Paige Collins : C’est assurément un enjeu que j’ai remarqué au sein de l’AÉUM et de l’AÉFA. Je regrette que les étudiant·e·s francophones soient confronté·e·s à cela. Je pense qu’une bonne manière de s’occuper de cela serait d’avoir plus d’argent mis de côté, possiblement venant du comité d’Équité ou peut-être du comité des Affaires francophones qui paieraient des honoraires à un·e étudiant·e francophone qui traduirait cela. De cette façon, un·e étudiant·e aurait un travail, parce que je sais qu’il est très difficile d’en trouver sur le campus de McGill. Ce travail bénéficierait ensuite à la communauté francophone.
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tudiant de première année, Jonah est convaincu que « la gouvernance étudiante est une force puissante qui peut améliorer les vies de tous·tes les étudiant·e·s dans cette université ». Il souhaite plaider pour améliorer et créer de nouveaux services étudiants, chose qu’il a « déjà commencé à faire dans le comité de logement de l’AÉUM ». Un vote pour lui serait aussi « un vote pour la transparence ». Il insiste que cela est « d’une importance critique, puisque peu d’étudiant·e·s savent ce qu’il se passe à l’AÉUM, ou le positionnement de leurs représentant·e·s dans certaines affaires ». Il promet de « fournir des résumés concis de toutes les réunions des conseils législatifs de l’AÉFA et l’AÉUM, et créer des comptes de réseaux sociaux pour les différent·e·s représentant·e·s de l’AÉFA » ainsi que de « rendre l’AÉUM plus visible à travers l’engagement étudiant ». Le Délit : Il y a eu de nombreux problèmes concernant la traduction française des documents de l’AÉUM (Association étudiante de l’Université McGill), et également de l’AÉFA (Association étudiante de la Faculté des arts). Je suis actuellement sur le site de l’AÉFA et il n’y a quasiment rien traduit en français. Quels sont vos projets pour améliorer ces traductions et apporter des solutions à tous ces problèmes de traduction? Jonah Fried : Je suis d’accord avec Paige qu’un comité des Affaires francophones est absolument nécessaire et j’aimerais signaler qu’au conseil législatif de l’AÉUM nous avons récemment adopté une résolution pour initier un processus pour traduire tous nos documents en français et je pense que si l’AÉFA échoue à faire la même chose, cela représenterait une crise d’équité parce qu’il est impératif que l’AÉFA traduise ses documents avec un processus similaire.
le délit · mardi 18 février 2020 · delitfrancais.com
Crédits photo en ordre: alex hinton, chip smith, emi tsuyuki, alex karasich
marco-antonio hauwert rueda
Éditeur Actualités
CHIP SMITH
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hip constate « une rupture croissante entre notre gouvernance étudiante et les étudiant·e·s qui les élisent. Les étudiant·e·s se sentent abandonné·e·s et ignoré·e·s, et sentent que leurs idées et croyances sont remises au second plan, en faveur des intérêts d’une minorité au sommet ». Il promet défendre « les services dont les étudiant·e·s se soucient », comme « les services de santé, la prise de notes rémunérée, la semaine de relâche à l’automne, la sécurité des équipements sportifs, et la mise en place de plus d’espaces pour étudier sur le campus ». Il veut finalement s’assurer que « l’AÉUM soit fiscalement plus durable, transparente et redevable à nos frais étudiants ». Le Délit : Il y a eu de nombreux problèmes concernant la traduction française des documents de l’AÉUM (Association étudiante de l’Université McGill), et également de l’AÉFA (Association étudiante de la Faculté des arts). Je suis actuellement sur le site de l’AÉFA et il n’y a quasiment rien traduit en français. Quels sont vos projets pour améliorer ces traductions et apporter des solutions à tous ces problèmes de traduction?
parker le bras-brown Chip Smith : McGill est une université bilingue, et depuis que je suis ici à McGill, je vois beaucoup de problèmes auxquels les étudiant·e·s francophones font face, que ce soit avec l’AÉUM ou avec l’AÉFA. Je suis en accord avec Paige. On a besoin de plus d’emplois pour les étudiant·e·s francophones, et on doit aussi encourager les conseiller·ère·s législatif·ve·s à apprendre le français, à pratiquer le français. Je pense qu’on doit aussi avoir plus de gens qui vérifient ce que l’on fait en français pour assurer que c’est correct parce que beaucoup de problèmes viennent du fait qu’il y a simplement des erreurs de français.
ALEX KARASICH
M
ême s’il ne fait actuellement pas partie de l’AÉUM, Alex insiste, en tant que journaliste étudiant, que « c’est pour cette raison même [qu’il] peut percevoir tout ce qui doit être réparé à l’AÉUM et à l’AÉFA ». Il veut « maintenir les voix des arts présentes », alors qu’il y a « encore des gens qui veulent réduire le nombre de représentant·e·s des arts de quatre à un·e seul·e », chose qu’il ne « peut pas permettre ». Il défend de plus « une liste d’attente obligatoire pour tous les cours de la Faculté des arts ». Il affirme que le système actuel « rend beaucoup plus difficile pour les gens de s’inscrire à des cours ». Il veut aussi « rendre la gouvernance étudiante redevable, de la même façon [qu’il] a le pu faire dans le journalisme étudiant ». Finalement, il dit que « nous ne pouvons pas continuer d’ignorer les voix des communautés marginalisées ». Le Délit : Il y a eu de nombreux problèmes concernant la traduction française des documents de l’AÉUM (Association étudiante de l’Université McGill), et également de l’AÉFA (Association étudiante de la Faculté des arts). Je suis actuellement sur le site de l’AÉFA et il n’y a quasiment rien traduit en français. Quels sont vos projets pour améliorer ces traductions et apporter des solutions à tous ces problèmes de traduction? Alex Karasich: Pour être honnête, il n’y a pas d’excuse pour le manque d’importance qu’on confère au français dans cette école. Oui, officiellement c’est peut-être une université anglophone mais comme tu l’as dit, il y a un grand nombre d’étudiant·e·s francophones ici, un nombre massif d’étudiant·e·s bilingues. C’est inacceptable. Je pense que payer des étudiant·e·s francophones est potentiellement une bonne idée mais je pense que le mieux que nous puissions faire est 1. d’avoir des traducteur·ice·s professionnel·le·s et 2. de programmer les listes de diffusions d’une certaine manière afin qu’elles ne soient pas envoyées à la dernière minute. Cela est arrivé le semestre dernier et le résultat était des traductions pitoyables, ou pas de traduction tout court. Je pense que nous devons donner à ces traducteur·ice·s un travail décent et ne pas leur donner des traductions de dernière minute. x
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Photoreportage Nouveau rassemblement pour le désinvestissement à McGill.
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e jeudi 16 février, le groupe Divest McGill a invité les étudiant·e·s mcgillois à se réunir afin de faire pression sur l’administration pour obtenir le désinvestissement des énergies fossiles de la part de McGill. Le rassem-
Ce rassemblement avait également pour but de dénoncer les injustices sociales que les compagnies de pétrole, comme Coastal GasLink Pipeline (dans laquelle McGill a investi six millions de dollars depuis 2019) peuvent générer. En effet, le ralliement montrait son soutien à la Première Nation Wet’suwet’ten, dont six protecteurs de la terre ont été arrêtés par la
blement a eu lieu devant les bureaux d’administration James et a non seulement rassemblé des étudiant·e·s, mais également des membres du personnel mcgillois et des groupes activistes montréalais, tels que les Montreal Raging Grannies.
Gendarmerie royale du Canada (GRC) sur leur territoire le 6 février dernier. Le territoire autochtone étant menacé par un projet de Coastal GasLink Pipeline, d’une valeur de plusieurs milliards de dollars. Un projet qui, selon les manifestant·e·s, viole tous les droits des populations autochtones et est à l’origine de fortes conséquences environnementales néfastes.
En plus de se montrer solidaire à la population Wet’suwet’en, les membres du groupe Divest ont salué l’action du professeur Mikkelson, dont la démission a été motivée par le refus de la part de McGill de désinvestir des énergies fossiles. x
Texte et Photos par Katarina Mladenovicova
Coordonnatrice Photographie
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le délit · mardi 18 février 2020 · delitfrancais.com
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Médecine à Gatineau Nouvelle formation médicale mcgilloise 100% francophone en Outaouais. Hadrien brachet
Éditeur Actualités
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e 10 février 2020, l’Université McGill annonçait le lancement de l’année préparatoire en médecine à Gatineau en collaboration avec l’Université du Québec en Outaouais (UQO). Ce programme enseigné intégralement en français accueillera dès septembre 2020 entre 15 et 20 étudiant·e·s directement à leur sortie du cégep afin de les préparer au programme d’études de médecine de premier cycle. Jusqu’à maintenant, cette année (Med-P Program en anglais) était proposée par la Faculté des sciences seulement en anglais et à Montréal. À Gatineau, McGill et l’UQO se partageront l’enseignement des 10 cours qui composent le programme : les professeur·e·s de la Faculté des sciences de McGill assureront les cours de science de la vie et les professeur·e·s de l’UQO les cours de statistiques et de sciences humaines et sociales. Un nouveau campus Le lancement de l’année préparatoire aura lieu simultanément
à l’ouverture du nouveau Campus Outaouais de McGill. Situé sur le site de l’Hôpital de Gatineau, ce campus accueillera à partir de septembre le
paratoire. « McGill et ses partenaires offrent désormais un parcours entier de formation médicale en Outaouais : l’année préparatoire, le parker le bras-brown
programme d’études médicales de premier cycle (programme MDCM) en français. 96 étudiant·e·s, dont 24 par cohorte, se répartiront sur les quatre années de la formation, en plus des étudiant·e·s de l’année pré-
programme d’études médicales de premier cycle de quatre ans et le programme de résidence postdoctorale en médecine familiale. L’ensemble de cette formation sera offert en français à 100 % », résumait McGill
dans un communiqué publié sur son site Internet le 10 février. Réactions McGill et l’UQO se sont félicitées du lancement de ce programme qui vise notamment à promouvoir la région, et espèrent ainsi que des étudiant·e·s s’y établiront pour exercer. Le docteur David Eidelman, vice-principal (santé et affaires médicales) et doyen de la Faculté de médecine de McGill, a déclaré selon le communiqué publié par McGill : « En offrant nos programmes localement, nous formons en Outaouais une nouvelle génération de leaders en médecine de famille et dans d’autres spécialités. » « L’arrivée de cette nouvelle cohorte d’étudiants à l’UQO apportera une nouvelle dynamique pour notre université et constitue une étape importante pour le développement de nos nouveaux programmes en santé », a ajouté quant à lui Denis Harrisson, recteur de l’UQO. Sollicité par Le Délit, Andrew Dixon, représentant de l’association étudiante de médecine de l’Université McGill (McGill
Students’ Society en anglais, MSS) à l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM) s’est réjoui de cette annonce — même s’il a précisé que les étudiant·e·s au sein du programme préparatoire sont représenté·e·s par l’Association étudiante en médecine préparatoire et et médecine dentaire préparatoire (Medical-Preparatory and Dental Preparatory Student Association en anglais, MDSA). « Il existe une pénurie de médecins qui travaillent en région au Québec et au Canada. Une des solutions à privilégier est la formation des étudiants et étudiantes en médecine dans un contexte rural. Je suis bien content de l’annonce que le programme d’année préparatoire en médecine sera offert à Gatineau en partenariat avec l’UQO. Le programme sera un complément au Campus en Outaouais de McGill qui offre une formation francophone en médecine, et cela représente un effort d’éduquer les futurs médecins pour mieux servir la population de la région. La décision d’offrir ce programme préparatoire indique que McGill cherche à offrir une éducation complète de niveau équivalent à celle du campus montréalais », a-t-il expliqué par courriel. x
Entretien avec le docteur Benaroya.
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la suite de l’annonce du lancement de l’année préparatoire en médecine à Gatineau, Le Délit s’est entretenu avec le docteur Samuel Benaroya, vice-principal adjoint et vicedoyen exécutif (santé et affaires médicales) à l’Université McGill.
Faculté de médecine de l’Université McGill Le Délit (LD) : Pour commencer, quelle est votre réaction au lancement de cette année préparatoire? Samuel Benaroya (SB) : C’est une très bonne nouvelle que nous avons annoncée lundi 10 février. Pour remettre cela en
contexte, ce que nous allons mettre en place à Gatineau en Outaouais est la formation du programme d’études médicales de McGill de premier cycle. C’est un programme qui dure quatre ans et qui va se donner dans la région dans une nouvelle bâtisse qui est en train d’être terminée. Le tout se faisant à Gatineau et complètement en français. C’est donc le programme pré-doctoral pour les étudiants qui vont devenir des médecins. À la suite de cela, bien sûr, les étudiants iront dans des programmes de résidence soit en médecine familiale ou dans d’autres spécialités. Pour que vous le sachiez, à Gatineau, nous avons déjà un programme de résidence de médecine de famille qui dure deux ans et qui va être élargi. Le troisième volet est ce dont nous parlions lundi pour les étudiants qui veulent entrer en médecine directement du cégep. S’ils sont admis en médecine à McGill, une année de ce qu’on appelle le programme préparatoire est exigée, qui est donnée par la Faculté des sciences. L’autre cohorte qui peut entrer directement dans le programme pré-doctoral sont ceux qui ont déjà des diplômes universitaires
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comme des baccalauréats ou des maîtrises ; ceux-là n’ont pas besoin de programme préparatoire. Historiquement, ce programme préparatoire se donnait à McGill en anglais. À McGill, le gouvernement nous a mandaté pour voir si nous pouvions trouver un scénario pour que les cours soient donnés en français et dans la région concernée qui est Gatineau, donc en Outaouais. Nous avons alors enclenché depuis environ un an une discussion avec l’Université du Québec en Outaouais (UQO) pour voir si nous pouvions partager les prestations de cours. C’est la seule université dans la région et c’est un partenaire de longue date pour d’autres programmes.
SB : Il y a déjà d’autres programmes délocalisés. L’Université de Montréal (UdeM) le fait à Trois-Rivières et Sherbrooke à Chicoutimi. Nous ne sommes pas les premiers à faire cela et dans d’autres provinces, des facultés délocalisées existent déjà. Ce qui reste un peu spécial ici est que cela se fait dans une région où il n’y a pas eu d’expérience telle quelle. Nous avons été mandatés il y a plusieurs années pour promouvoir la mission académique dans la région. Il y a un problème de rétention de main d’œuvre depuis longtemps et l’idée était que s’il y avait une infrastructure académique ce serait plus intéressant pour les personnes de rester en
« Quand les étudiantes et étudiants en médecine font leur formation dans une région non urbaine, il y a la possibilité qu’ils et elles […] décident de rester » LD : Vous parliez donc du programme d’études médicales de premier cycle en Outaouais. Qu’est-ce qui fait la force de ce programme par rapport aux autres universités? Qu’est-ce qui le distingue ?
région. Il est déjà reconnu que quand les étudiantes et étudiants en médecine font leur formation dans une région non urbaine, il y a la possibilité qu’ils et elles s’habituent aux aspects très attirants de la région et décident de rester.
LD : Pour terminer notre entretien, pourriez-vous brièvement nous présenter le nouveau campus en Outaouais ? SB : La construction se fait audessus de l’urgence de l’hôpital de Gatineau et dans le même projet, il y a une construction pour la formation en médecine de famille. Il y a donc deux étages qui se construisent simultanément : l’un pour la Faculté de médecine et l’autre pour l’enseignement de médecine de famille. Les étudiants pourront interagir avec les résidents et le professorat qui travaille dans l’hôpital. Sur l’étage où il y aura la Faculté de médecine, il y aura des salles d’enseignement qui pourront être aménagées de différentes façons pour changer la grandeur, un amphithéâtre, un lien audiovisuel avec tout ce qui se passe à McGill à Montréal, une salle de simulation, une d’anatomie et, pour les stages cliniques, les étudiants iraient soit à l’hôpital, soit dans des cliniques dans l’environnement. x
Propos recueillis par Hadrien Brachet
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aya hamdan
societe@delitfrancais.com
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« La CEVES est là pour durer »
Quelle est la visée de la coalition étudiante pour un virage environnemental et social? juliette de lamberterie
Éditrice Société
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ans plusieurs années, on se rappellera probablement du 4 février 2020 comme d’un grand jour pour l’activisme étudiant au Québec. Ce mardi-là, la coalition étudiante pour un virage environnemental et social (CEVES) s’est officiellement présentée lors d’une conférence de presse à l’UQAM, à la suite d’un travail d’organisation qui durait depuis l’été 2019. Trois mouvements – Pour le futur, Devoir environnemental collectif (DEC) et La planète s’invite à l’Université (LPSU) – qui rassemblaient les étudiant·e·s activistes de niveau secondaire, collégial et universitaire
respectivement, sont aujourd’hui réunis pour faire bloc face au gouvernement alors que celui-ci, malgré deux grèves et des faits incontestables, continue à faire la sourde oreille. Je me suis entretenue avec Marie-Claude, membre du comité mcgillois de la CEVES – ou de son autre nom, Climate Justice Action McGill (C-JAM) – afin qu’elle m’en dise plus sur le travail et les motivations des membres actif·ve·s de l’organisation. Elle fait partie du mouvement depuis le début du processus, puisqu’elle travaillait déjà au sein de LPSU, créé en février 2019 afin de mobiliser les étudiant·e·s universitaires autour
Plan d’urgence climatique de la CEVES 1. Respecter la science et les savoirs autochtones ; 2. L’adoption d’une loi climatique qui, par des cibles annuelles contraignantes, forcerait l’atteinte de la carboneutralité en 2030 et la réduction des émissions de gaz à effets de serre à un niveau équitable face au reste de la population mondiale selon sa capacité de rétention de carbone, la taille de sa population et son historique de pays colonisateur et industriel du Nord Global ; 3. Exiger la mise en œuvre complète de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, jusqu’à consultation des communautés autochtones concernées ; 4. Assurer la protection des communautés vulnérables du Canada, particulièrement des communautés
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de la première grève pour le climat du 15 mars dernier. Les trois grands mouvements étudiants, aux côtés d’autres organismes locaux, ont collectivement organisé l’évènement : « La mobilisation a été incroyable […], donc on a décidé de continuer et de rester ensemble. » C’est au fil des réunions qu’ils ont décidé de former la CEVES. « C’est la première fois, depuis les années 1960, que les trois niveaux s’unissent pour une cause! Et c’est pour répondre à l’inaction des gouvernements. La science prouve [la crise climatique], le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, ndlr)... Même les scientifiques et les professeurs des universités dans
racisées qui sont touchées disproportionnellement par la crise climatique ; 5. Œuvrer en collaboration avec les populations du globe qui sont disproportionnellement affectées par la crise climatique en reconnaissant la responsabilité historique du Canada envers ces populations ; 6. Exiger la mise en œuvre à tous les paliers d’éducation de la Stratégie québécoise d’éducation en matière d’environnement et d’écocitoyenneté développée par la Coalition Éducation, Environnement, Écocitoyenneté ; 7. Exiger un arrêt complet et immédiat de tout projet d’exploration, d’exploitation et de transport d’hydrocarbures en parallèle à des formations professionnelles visant à faciliter la mobilité et le transfert de la main d’œuvre des secteurs concernés vers ceux des énergies renouvelables.
lesquelles on étudie s’entendent pour dire qu’elle est réelle et qu’il faut agir au plus vite, puis les gouvernements n’écoutent pas. À la place, ils achètent des pipelines, ils approuvent toutes sortes de projets… C’est pour ça que la CEVES a décidé de s’unir, pour se mobiliser plus fort. » Un fonctionnement horizontal Les rencontres de la CEVES se font entre représentant·e·s de tous les établissements de niveau secondaire, collégial ou universitaire. Chaque institution a ses porte-paroles : le comité de McGill, toutefois, n’en a pas, et suit une structure non-hiérarchique : « On est tous sur un même niveau. […] La personne change à chaque fois. À C-JAM, il n’y a pas de positions officielles. » Plus de 45 établissements d’enseignement composent la coalition, ce qui demande un effort très élevé d’organisation : « Les rencontres de coordination réunissent les représentants de tous les campus, de tous les paliers, ainsi que les représentant·e·s des comités [spéciaux]. » Il y a des comités de campus et des comités de travail – Care et Justice Sociale, Communications, Mobilisations, Projets, etc. – choisissant chacun des délégué·e·s qui rencontreront les autres. « N’importe qui peut aller dans n’importe quel comité. Tout le monde travaille ensemble,
les étudiants du secondaire sont considérés aussi capables que les étudiants d’université, tout le monde peut s’impliquer à tous les niveaux. » Les rencontres se font souvent sur internet ; en personne, elles sont plus rares. Il y a aussi des unités régionales, comme le sous-groupe montréalais : « Les campus les plus proches auront souvent des mobilisations similaires et des besoins similaires. » La création de comités régionaux assure donc un meilleur partage des informations et facilite la coordination. Actions et démonstrations Depuis sa création, la CEVES a fortement montré son soutien à la Nation Wet’suwet’en et dénoncé ouvertement les crimes de la GRC et du gouvernement fédéral envers les occupant·e·s du camp Unist’ot’en. Dans un communiqué de la coalition, l’on peut lire : « La Nation Wet’suwet’en est souveraine et leur statut a été clairement énoncé lors de la décision Delgamuukw v British Columbia de la Cour Suprême du Canada en 1977! Le colonialisme et l’impérialisme des gouvernements au nom des compagnies extractivistes doivent prendre fin immédiatement! Le gouvernement fédéral et provincial, l’industrie et les services de police doivent se conformer à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones
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(telle que ratifiée par la Colombie Britannique), ainsi qu’à Anuk Nu’at’en (lois Wet’suwet’en). » La CEVES préconise les actions directes non-violentes. Le 14 février dernier, la coalition a participé à l’organisation de l’occupation des bureaux du ministre du Patrimoine Steven Guilbeault, aussi co-fondateur d’Équiterre et ancien membre de Greenpeace, afin de s’opposer au projet Teck d’exploitation de sables bitumineux en Alberta. Les activistes qui y étaient présent·e·s étaient muni·e·s de masques à l’effigie de Guilbeault et vêtus du même costume – une combinaison orange - que lui-même portait en 2001 lors d’une action de Greenpeace. Selon la CEVES, « M. Guilbeault a un rôle crucial à jouer pour que ce projet soit rejeté d’ici la date butoir du 28 février prochain ». Le projet, si approuvé, aura des conséquences désastreuses et irréversibles puisqu’il émettra plus de six millions de tonnes de gaz à effet de serre, selon Greenpeace. « L’objectif, c’est de mettre le plus de pression possible en personne. Déjà, si on achète des pipelines, on ne peut pas prétendre être carbo-neutre, on ne peut pas se proclamer leader en environnement ou en droits humains », explique Marie-Claude. « Et ces actions ont été très couvertes dans les médias, les actions directes non-violentes de cette ampleur attirent l’attention, ce qui est bien puisque malheureusement, beaucoup de gens ne sont pas au courant de ces projets-là. […] Et tout est connecté : ça ne s’arrête pas à un oléoduc, il y en aura d’autres après, et c’est pour ça qu’il faut continuer. »
objectifs sont communs, ce sont pour la plupart des [groupes de] luttes sociales. On se consulte donc avec les différents groupes, on discute de leurs besoins puis on prévoit des actions. […] Aux portes ouvertes par exemple, on a fait une action directe sur le campus, qui était en collaboration avec SPHR [Students in Solidarity with Palestinian Rights]. On a une fosse mobilisatrice qui est assez forte, à C-JAM, on veut donc l’utiliser pour contribuer aux actions des différents groupes et à leurs efforts. Et c’est réciproque. » L’organisation de protestations comme celle des bureaux de Guilbeault est aussi particulièrement délicate. Marie-Claude explique qu’elle ne peut souvent se faire qu’en personne, puisque la communication sur Facebook ou Slack est impossible, leurs données n’étant pas cryptées. Ainsi, les membres qui n’y participent pas directement n’apprennent souvent que quelques jours auparavant qu’une action directe aura lieu. Dans les cas où les organisateur·rice·s espèrent rassembler plus de monde, la diffusion d’informations dans les médias doit se faire le plus tard possible et tout doit être prévu à la dernière minute. Semaine de transition « On se base beaucoup sur l’escalation [qui peut être définie, en quelques mots, par avoir recours à
« Tout est connecté : ça ne s’arrête pas à un oléoduc, il y en aura d’autres et c’est pour ça qu’il faut continuer » Ce sont les différents sous-comités de la CEVES qui se spécialisent dans l’organisation d’actions spécifiques, mais les mobilisations comme celle du 14 février se font le plus souvent de concert avec d’autres groupes indépendants, comme il a été le cas avec Greenpeace et Extinction Rebellion pour l’occupation des bureaux. « C’est ce qui fait qu’on a de l’aide externe. » À titre d’exemple plus local, Marie-Claude décrit la collaboration de C-JAM avec plusieurs groupes étudiants de McGill, comme O-SVRSE (Office for Sexual Violence Response, Support and Education), ISA (Indigenous Student Alliance) ou UGE (Union for Gender Empowerment) : « Le principe de la justice climatique, c’est qu’il y a plusieurs luttes qui viennent ensemble. C’est intersectionnel, on ne peut pas les séparer. Les groupes avec lesquels on va s’allier, c’est ceux avec qui les
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des actions non-violentes à risque de plus en plus élevé], d’où l’idée de la Semaine de transition. […] On a commencé à bâtir un momentum en mars, puis en septembre : on essaye donc de faire monter la pression sur les gouvernements en augmentant la durée de la grève et de la mobilisation étudiante », explique MarieClaude. La Semaine de la transition, c’est le plus gros projet de la CEVES jusqu’à présent : lorsque celle-ci a annoncé sa création le 4 février, c’était aussi pour présenter son Plan national d’urgence pour la Justice climatique (voir encadré) ainsi que pour appeler à une grève d’une semaine, du 30 mars au 3 avril 2020. La semaine sera marquée par des conférences, des séances de discussions, des occupations et des manifestations. « Le but de la Semaine de Transition, c’est de réclamer nos espaces d’éducation pour enseigner ce que l’on croit qui est important. Parce que malheureusement, les universités, les écoles secondaires et les cégeps, à travers le gouvernement, ont un contrôle total sur ce qui nous est enseigné. Ce qu’on veut, c’est parler du réel état des choses, et de mobiliser plus pour continuer à escalader si jamais nos demandes ne sont pas entendues par le gouvernement et par les administrations des écoles. […] C’est une semaine que l’on prend pour se réapproprier notre éducation, dans le contexte de la crise climatique où l’on n’apprend pas
ce qu’on devrait, pour se créer des espaces où discuter de la transition environnementale et sociale. » La grève est un élément crucial de la Semaine de transition : à McGill, l’on peut s’attendre à des grèves rotatives, où chaque faculté fera
n’est pas très menaçant pour un gouvernement. Mais si la grève se maintient, qu’il commence à y avoir des problèmes dans l’administration… Si jamais une session est annulée, qu’est-ce qui se passe pour les étudiants qui rentreront l’année d’après? C’est cette peur-là qu’il faut
« Ce qu’on veut, c’est parler du réel état des choses, et de continuer à escalader si nos demandes ne sont pas entendues par le gouvernement » grève pendant un jour différent de la semaine (voir encadré en bas de page pour les dates précises). « Si on ne la fait qu’un jour, on ne nous entend pas. […] Et avec l’urgence de notre problème, on n’a pas le choix de faire une action concrète. » L’on discute déjà de la possibilité d’une grève à durée illimitée ; l’option a déjà été soulevée l’automne dernier, lors de l’Assemblée générale de la Faculté des arts pour la grève du 27 septembre. Et bien qu’elle ait des conséquences potentielles bien plus importantes pour les étudiant·e·s, elle semble pour beaucoup être le seul recours afin d’avoir un réel impact sur les décisions prises quant à l’environnement. « Il faut voir la situation de l’autre côté : une grève d’une journée, ce parker le bras-brown
aller chercher pour pousser à l’action. C’est aussi pour ça que les blocages de voies ferrées, en ce moment [par les mouvements de protestation en solidarité à Wet’suwet’en, ndlr], marchent si bien : c’est une façon de faire monter l’urgence. » Et le problème, explique Marie-Claude, c’est que l’urgence de la crise climatique, elle, n’est pas tangible, comparée à l’intensité de ses conséquences sur notre structure. Elle critique la réponse qui avance qu’une grève, ou un désinvestissement, n’a pas d’impact à grande échelle : « C’est un symbole qui est immense, surtout lorsqu’on considère McGill, qui est l’ancienne université du premier ministre. […] Et ça construit un momentum, aux côtés d’autres écoles et d’autres industries. On fait partie d’un immense mouvement et il faut tous pousser dans la même direction. » En cas de non-réponse des gouvernements, la grève illimitée s’impose comme solution ultime. « En tant qu’étudiants, nous avons un pouvoir puisque nous sommes la future génération de travailleurs et de travailleuses. C’est nous qui allons soutenir le système qui est en train de s’écrouler. » Pour faire bloquer le système afin de le faire changer réellement, la grève a énormément de pouvoir. C’est ça, la vision de la CEVES : « On croit beaucoup plus aux changements du système qu’aux changements individuels. » La CEVES est là pour durer, me dit-elle, au nom de son comité. Tant que le gouvernement n’aura pas répondu aux demandes de la coalition, les étudiant·e·s ne cesseront de lutter. x Dates des grèves par faculté Lundi 30 mars Faculté des sciences de l’éducation Mardi 31 mars École de service social Mercredi 1er avril Faculté de droit Jeudi 2 avril Faculté des arts Vendredi 3 avril Faculté des sciences, École de sciences infirmières Participez aux assemblées générales! AG de l’SUS le 11 mars Autres dates à venir
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POINT DE VUE
Un passé colonial encore d’actualité « Decolonize McGill » révèle la persistance des structures coloniales. Béatrice malleret
Contributrice
Cet article est une archive du 29 janvier 2019 revenant sur une conférence qui s’est déroulée le 21 janvier 2019. Le propos qui y est énoncé nous semble toutefois plus que jamais pertinent en ce Mois de l’Histoire des Noir·e·s et à la lumière de la violence coloniale perpétrée actuellement en territoire Wet’suwet’en.
L’
Université McGill n’a pas participé indirectement et malgré elle au processus de colonisation sur lequel s’est construit l’État canadien. En tant qu’institution occidentale vieille de presque deux siècles, elle en a été l’un des principaux tenants, formant les personnes et produisant les théories qui ont implanté un système d’oppression systématique et brutal encore à l’œuvre aujourd’hui. Ce constat formulé par le professeur adjoint de la Faculté d’éducation, Philip Howard, laisse présager l’envergure de la tâche qui est celle de « décoloniser McGill ». Cet impératif a servi d’intitulé à la conférence du lundi 21 janvier [2019] organisée par Benjamin Delaveau, étudiant en dernière année, et rassemblant trois professeur·e·s, un étudiant et un·e artiste multidisciplinaire qui se sont exprimé·e·s sur le sujet. Ces dernier·ère·s ont expliqué les façons dont McGill perpétue les structures colonialistes et ont partagé leur compréhension de ce qu’est une réelle décolonisation.
« L’Université McGill n’a pas participé indirectement et malgré elle au processus de colonisation sur lequel s’est construit l’État canadien » Une institution coloniale James McGill (1744-1813), fondateur de l’Université, était un colon écossais, commerçant dans la traite de fourrures et propriétaire de plusieurs esclaves. En léguant la parcelle de terre de 46 hectares sur laquelle est aujourd’hui situé le campus principal, il a fait don d’une chose qui ne lui appartenait pas. L’île Tiohtià:ke/ Montréal est un territoire autochtone non cédé et historiquement un lieu
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de rassemblement pour de nombreuses Premières Nations. La nation Kanien’keha:ka demeure la gardienne des terres et des eaux de Tiohtià:ke. Le projet colonial et la violence extrême qui l’ont accompagné constituent donc les fondements
du doigt le fait que le mot « décolonisation » est trop souvent utilisé de manière générique, plus ou moins équivalent à ou inclus dans celui de justice sociale. Cette abstraction du terme permet aux oppresseur·e·s de se déculpabiliser et de proposer des mesures anecdotiques, afin de ne pas avoir
genre, la sexualité et les études féministes à McGill et l’une des panellistes à la conférence, en un plus grand engagement avec diverses communautés de la ville et une réelle diversification du corps professoral plutôt qu’en des embauches ponctuelles et symboliques. Et pour permettre
« Ce refus de la part de l’institution de se repencher sur son passé de manière critique perpétue une idéologie colonialiste et entache les efforts de réconciliation que McGill prétend entreprendre » de notre université, chose que l’institution actuelle a beaucoup de mal à reconnaître. À titre d’exemple, la biographie de James McGill sur le site de l’institution omet les éléments problématiques de sa vie et manque cruellement de nuance, le décrivant comme un homme doté d’un « esprit de générosité universelle » ainsi que d’un « amour durable pour les idées nouvelles et le respect des croyances et opinions d’autrui. » Aucune mention de son oppression des populations autochtones ni de son implication dans l’esclavage transatlantique. De plus, la reconnaissance territoriale de l’Université ne nomme pas explicitement le fait que celle-ci se trouve sur des terres non cédées, préférant des termes plus vagues qui sont de fait moins contraignants.
à affronter la réalité de ce qu’une véritable décolonisation signifie dans le contexte canadien : une restitution des terres et des pratiques autochtones. McGill est coupable d’une telle abstraction. Ses mesures prises dans le cadre du programme de Vérité et Réconciliation – qui incluent l’ambition de doubler le nombre d’étudiant·e·s autochtones d’ici à 2022 – sont superficielles et problématiques si elles ne s’accompagnent pas de changements structurels. Ces changements devraient se traduire, selon Alanna Thain, la directrice de l’Institut pour le
Ce refus de la part de l’institution de se repencher sur son passé de manière critique perpétue une idéologie colonialiste et entache les efforts de réconciliation que McGill prétend entreprendre. Comme l’a expliqué la professeure Cindy Blackstock lors de la conférence lundi, McGill a une vision très restreinte et occidentale de ce qui constitue le savoir. De ce fait, les cours portant sur les questions autochtones et raciales sont ghettoïsés, ne formant pas à eux seuls des programmes pouvant être pris en majeure. Ceci est seulement une manifestation d’un phénomène bien plus important et insidieux, dont les répercussions sont à la fois idéologiques, matérielles et structurelles. Des efforts superficiels Dans leur essai intitulé Decolonization Is Not A Metaphor (La décolonisation n’est pas une métaphore, ndlr), Eve Tuck et K. Wayne Yang pointent
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cela, l’Université doit allouer des fonds conséquents à ces projets et simplifier la bureaucratie qui ralentit actuellement tous projets qui nécessitent des financements. Comme l’a fait remarquer Cindy Blackstock, si McGill prenait des mesures de la sorte, elle n’aurait plus besoin de faire de la publicité pour attirer des étudiant·e·s et professeur·e·s autochtones, car ces dernier·ère·s viendraient par eux·elles-mêmes. Décolonisation ou résurgence? Ainsi, la décolonisation doit être une suite d’actions concrètes. Mais pour beaucoup de personnes autochtones, le mot en lui-même est problématique. Tout comme celui de réconciliation, qui, comme l’a expliqué Tomas Jirousek (le commissaire aux Affaires autochtones de l’AÉUM ayant lancé la campagne #changethename) lors de la conférence, présuppose un retour vers une entente paisible qui aurait existé dans le passé. Or, celle-ci est une illusion. Toute la terminologie employée par l’État canadien et les institutions comme McGill pour se référer au processus de décolonisation s’inscrit en fait dans un mode de pensée occidental. Preuve qu’il est ici question d’une décolonisation de façade qui permet aux oppresseur·e·s de bloquer l’émergence de structures et de modes de vie qui ne sont pas celles·ceux du capitalisme actuel, sous couvert d’une mobilisation pour la réconciliation. Ainsi, selon Philip Howard, une vraie décolonisation demande un effort d’imagination considérable, car c’en est une qui
envisagerait les relations entre les peuples autochtones, personnes racisées et colons sur des termes entièrement nouveaux et différents. D’autres mots décrivent d’ailleurs de manière plus juste et personnelle ce processus. Pour Tomas Jirousek, c’est celui de résurgence autochtone. Pour une participante à la conférence, le terme de réimagination a une signification très particulière. Pour Kama La Mackerel, artiste et médiateur·rice culturel·le et dernier·ère panelliste de la conférence, ce processus de transformation se fait en marge des grandes institutions politiques et culturelles, car les déséquilibres de pouvoir sont simplement trop énormes pour faire autrement. Iel croit en la transformation au niveau individuel et le pouvoir de rayonnement que chacun·e d’entre nous peut avoir sur la communauté qui nous entoure. Iel a terminé en nous encourageant à nous demander : qu’est-ce que la décolonisation signifie pour moi?
« Nous devons tous·tes accepter notre part de responsabilité [...]. Il s’agit également d’accepter la vérité inconfortable qui est que nous perpétuons par nos actions, nos situations et nos paroles une idéologie colonialiste » Comment nous, étudiant·e·s, pouvons agir pour y contribuer véritablement? Car il est bien trop facile de reléguer la tâche aux institutions et de maintenir une distance confortable avec ces problématiques. Nous devons tous·tes accepter notre part de responsabilité individuelle, nous informer et nous remettre en cause. Il s’agit également d’accepter, pour celles et ceux d’entre nous que cela concerne, la vérité inconfortable qui est que nous perpétuons par nos actions, nos situations et nos paroles une idéologie colonialiste tout en souhaitant et en pensant la déconstruire.x
le délit · mardi 18 février 2020 · delitfrancais.com
Philosophie portrait de philosophe
« Demandez à un homme s’il préfère Tolstoï ou Dostoïevski et vous connaîtrez le secret de son coeur. » G. Steiner
philosophie@delitfrancais.com
La mort de Léon Tolstoï Le géant russe, Steiner et l’angoisse de la mort.
audrey bourdon
Éditrice Philosophie
vers la mort de M. Ilitch. Ce dernier est un juge satisfait de la vie matérielle qu’il assume, trouvant son « bonheur » dans le travail, loin de sa famille, et surtout, loin de sa femme. Ivan Ilitch refuse catégoriquement de croire en sa propre mort, et ce, jusqu’à la fin. L’angoisse qu’apporte l’idée de notre mort est insoutenable. Le syllogisme pratique que l’on connaît tous — César est un homme, tous les hommes sont mortels, alors César est mortel — ne peut convenir à nous, car César n’est pas nous et n’a pas les mêmes expériences et la même vie qui nous habite. Ivan Ilitch pense ainsi ceci : « Il n’est pas possible que je puisse mourir, ce serait trop affreux. »
« léon tolstoï », Ilia repine
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ue reste-t-il de nous après la mort? Qu’est-ce qui habite nos proches, notre entourage, alors que nous quittons leur monde? Que signifie notre mort? Tolstoï, existentialiste Dans la nuit du 2 septembre 1869, le grand écrivain russe Léon Tolstoï fut pris d’une crise existentielle l’assaillant d’une angoisse insupportable, causée par la prise de conscience de sa propre mort à venir. Cette fameuse nuit, il ressentit une terreur face à la possibilité que ce Moi puisse être détruit ; toutes ses actions devenaient absurdes à cause de la mort. Le Russe prit compte de l’irréductibilité de l’individualité : il s’effectuait un passage du particulier au général. Tolstoï se rendit compte qu’il était comme tous les hommes et que, lui aussi, allait mourir. Cette nuit marqua la séparation entre les deux grandes périodes de la vie de Tolstoï ; alors que la première peut se voir comme un hommage à la vie telle qu’elle se constitue réellement, la deuxième se voit plutôt portée par ses interrogations sur le sens de cette dernière. Bien qu’une coupure soit visible, ce Tolstoï tardif était déjà préexistant dans la partie précédant ses grands questionnements. Cette deuxième grande période montra des changements chez l’homme. Il devint un « maître de sagesse », alors même qu’il essayait de trouver un moyen de vivre afin que la mort — sa mort — ne soit plus privée de sens, absurde. Blaise Pascal fut ainsi essentiel pour lui, notamment pour sa pensée. Cette dernière fut modelée par un grand dynamisme : comme Tolstoï ne trouvait jamais de solution suffisante à son problème, il passait d’une solution à une autre. Ainsi, il côtoya les paysans et les gens pauvres, proclamant à ce moment que la vie du peuple était celle permettant de surmonter sa conscience, cette dernière étant responsable de ce qui donnait le caractère effrayant à sa mort. Il tenta aussi, d’ailleurs, de réécrire à lui seul l’Évangile, en y retirant la notion phare de transcendance. Steiner et Tolstoï Selon George Steiner, penseur juif d’une famille viennoise ayant échappé à la Shoah, les deux géants qui définissent le roman de notre époque sont Léon Tolstoï et Fiodor Dostoïevski. Il distingue en effet trois époques cernant les grands romanciers : celle des Grecs, celle de Shakespeare et celle des Russes.
« La littérature porte cette charge d’angoisse, de révolution, de grandes questions que la philosophie pose par des questions abstraites » Steiner nous rappelle que « la littérature porte cette charge d’angoisse, de révolution, de grandes questions que la philosophie pose par des questions abstraites, [alors que] ces questions vivent dans le monde littéraire, [cela parce que] les mots existent dans la voix humaine ». Le philosophe fait l’éloge des romans-briques, tels que ceux écrits par Tolstoï et Dostoïevski, car dans ces pages les écrivains peuvent se permettre des risques de longueurs, de ridicule, de grotesque, ce qui fait cruellement défaut aux petits livres. Dans Guerre et paix, par exemple, c’est le temps lui-même qui est en marche. Ainsi Steiner pense-t-il : « Un livre mince, ça se refuse à la vie. » Qualifiant Léon Tolstoï de « deuxième Homère », Steiner précise que les liens entre les deux hommes sont uniques et profonds, cela parce qu’il y a une présence charnelle du Grec dans les récits du Russe : il y a une « symbiose de vérités qui n’appartient qu’à Homère et à Tolstoï ». La vie de Tolstoï était celle de la conscience dans le monde, elle était telle une présence morale presque transcendante. Le Russe racontait des histoires comme aucun autre. « Tolstoï est formidablement dans la parole de son être », nous disait Steiner. En effet, les deux grands écrivains maîtrisaient la simplicité
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totale, alors qu’il n’y a rien de plus compliqué. Le philosophe, donnant un exemple, commente un passage de L’Iliade, celui alors qu’Achille, ému par les larmes de Priam — roi de Troie et père d’Hector venu mendier le corps de son fils — rappela que tout homme mange après une mort. Steiner nous dit donc : « Être homme veut dire que l’on souffre terriblement, mais qu’on mange après. » Tolstoï avait une innocence transcendante qui voyait dans l’homme une force à toute épreuve, et cette immensité propre à l’auteur reste universelle. Ivan Ilitch Entrons dans le texte de Tolstoï le plus influent de tous au sens de Steiner, La mort d’Ivan Ilitch. Ce Tolstoï-là n’aura pas voulu être l’écrivain suprême qu’il était. L’écrivain aura voulu laisser de côté sa plume volubile afin de nous offrir un texte court et simplement authentique. Le court roman, ou longue nouvelle, écrit après les deux grands romans Guerre et paix et Anna Karénine débute alors que les collègues juges de M. Ivan Ilitch apprennent la mort de ce dernier. Léon Tolstoï dépeignit franchement les préoccupations des collègues à la suite de l’annonce — « J’obtiendrai une promotion, comme untel obtiendra le travail du défunt » ; « Il
me faudra assister aux funérailles, parler à la pauvre veuve… Aurai-je le temps pour une partie de cartes après la cérémonie? » ; « Il est mort, et moi pas ». Tolstoï écrivit l’horreur suscitée par la pensée de la souffrance vécue par un ami, suivie de sa mort, ainsi que le soulagement que cela n’était pas arrivé à nous et n’arriverait pas à nous ; y penser ne ferait que nous mettre dans un sale état. C’est à l’annonce de sa maladie — incurable — qu’Ivan Ilitch fut confronté à l’idée même de sa mort, et fut pris par une crise existentielle telle que ne peut la vivre qu’un condamné. Le génie de ce récit consiste à nous emporter dans la longue descente
Son état lui ouvre les yeux sur sa mauvaise vie et sur la douleur que cette vie a infligée à sa famille. Rien de tel qu’une mort proche et certaine pour enclencher la réflexion quotidienne sur soi-même, sur sa vie, tant prêchée par Sénèque. Rappelonsnous que ce dernier sut accepter sa sentence injuste et ingéra volontairement le poison qui causa sa mort. D’ailleurs, un examen de conscience permanent était pratiqué dans les petites communautés tolstoïennes. Dans La mort d’Ivan Ilitch, Tolstoï mit son talent d’écrivain au service d’une démonstration : la prise de conscience qu’Ivan Ilitch aura mal vécue lui donnera une mort bonne. Bien que l’héritage littéraire de Tolstoï demeure difficile à cerner, la lecture de ce texte constitue une expérience existentialiste en elle-même et procure une base à la plus grande des réflexions : que veut dire mourir? Ainsi se révèle l’importance des lectures philosophiques. Pensons à ce que Rilke nous dit « Je n’ai qu’une seule chose à te dire : Change ta vie. ». Steiner y ajoute : « Sans ça, ta lecture ne porte à rien. Sans ça, ta lecture n’est qu’un luxe comme tous les autres luxes qui remplissent ta vie. » x
« Le corps d’Hector ramené à Troie », sarcophage romain
Philosophie
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Culture
Playlist de la semaine Moral of the Story - Ashe Les corbeaux - Klô Pelgag Strong - London Grammar
artsculture@delitfrancais.com
Musique
En couleurs sur YouTube La plateforme COLORS innove la distribution de musique en ligne.
Niels ulrich
Éditeur Culture
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u détour de clips vidéo musicaux sur YouTube, une miniature colorée apparaît dans les suggestions. On clique, l’image s’agrandit : un fond de couleur uni, un·e artiste qui chante, et c’est tout. Le son est vibrant, l’image est saisissante, mais pas distrayante. L’attention est concentrée totalement sur la performance.
mettre aux gens de se retrouver dans un niveau créatif et émotionnel. La devise de COLORS, c’est « all colors no genres » (toutes les couleurs, pas de genre musical). Les vidéos gardent une constance dans leurs choix esthétiques, mais pas dans le style de musique qu’elles présentent, ce qui participe à leur popularité. L’un des exemples clés de cette propulsion permise par COLORS
ments de l’artiste, l’esthétique est feutrée et paraît presque sans effort. Ces ingrédients plaisent aux chanteur·euse·s et musicien·ne·s. Nombre d’entre eux·elles jouent d’ailleurs des chansons qu’ils·elles n’ont pas encore sorties officiellement, ou qui viennent tout juste de sortir. L’atmosphère presque « privée » offre une impression d’avant-première, d’exclusivité, à quoi s’ajoute l’authenticité
de communication traditionnelles, mais elles s’inscrivent dans ces nouvelles techniques publicitaires digitales. Ces dernières reposent sur plusieurs médiums artistiques et plateformes. Si les réseaux sociaux émergent comme des interfaces de communication majeures, depuis maintenant plusieurs années, le succès ne dépend pas seulement de leur usage, mais plutôt d’un tout. La musique
ces dernières années : en 2016, le nombre d’utilisateur·rice·s de Spotify était d’environ 30 millions, chiffre qui a plus que triplé pour atteindre 100 millions en 2019. Il en est de même pour Apple Music, créé en 2015 et qui atteint aujourd’hui 60 millions d’utilisateur·rice·s. Le lien entre plateformes d’écoute et réseaux sociaux est lui aussi encore plus étroit. Si l’on prend l’exemple de Spotify, chaque artiste déniels ulrich
« Si le concept paraît simple, les vidéos atteignent entre 500 000 et 30 millions de vues, selon la popularité des artistes » Innovation monochrome Cette vidéo, c’est l’une de celles mises en ligne par la chaîne de la plateforme musicale COLORS. Créée en février 2016 par Philipp Starcke et Felix Glasmeyer à Berlin, cette plateforme met en lumière (et en couleur) différent·e·s artistes. Si le concept paraît simple, les vidéos atteignent entre 500 000 et 30 millions de vues. C’est d’ailleurs l’un des objectifs de COLORS : mettre en avant des talents émergents. D’après son site, la plateforme se veut proposer une scène minimaliste, afin de mettre en avant des artistes dont les sonorités sont originales, pour leur permettre de faire entendre leur musique sans aucune distraction. Pour un article du magazine Time, Philipp Starcke déclarait qu’ils voulaient faire quelque chose de simple à regarder, afin de per-
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Culture
est celui de la chanteuse californienne Billie Eilish. En août 2017, elle présentait, sur fond jaune vif, son morceau watch issu de son premier EP Don’t Smile At Me. Elle avait alors seulement quinze ans et comptait environ 35 000 abonnés sur YouTube. Si la vidéo n’est pas l’unique raison de son succès, elle lui procurera tout de même un élan de visibilité. Du côté francophone, la chanteuse belge Angèle a récemment chanté son morceau Perdus en avant-première sur la plateforme, après y avoir joué Ta Reine un an plus tôt. L’artiste montréalais Pierre Kwenders — cofondateur du collectif Moonshine — y délivre également une performance de Amours d’Été, en juin 2019. Les artistes sont seul·e·s, avec un micro et parfois leur instrument. La couleur s’accorde parfaitement avec les vête-
d’une performance « en direct ». Impression que les artistes peuvent intégrer dans leur stratégie de communication. La visibilité gagnée par la performance COLORS devient ainsi un indicateur de popularité. Si la chanson, sortie en avant-première sur la plateforme, reçoit un nombre de vues élevé, cela donne une bonne indication du succès potentiel de celle-ci. Le coût et les efforts sont d’ailleurs moins élevés que pour la production d’un clip musical. Diffusion repensée Ces vidéos ne remplacent pas complètement les campagnes
ne doit pas seulement être entendue, mais également vue. Le succès sur les médias sociaux repose donc sur un ensemble : il faut réussir à se construire une identité visuelle digitale en plus d’une identité musicale. Selon l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ), les artistes issu·e·s de l’industrie musicale font partie de ceux qui sont le plus suivis sur les réseaux sociaux. Cela n’est pas anodin. La présence sur les réseaux sociaux va de pair avec une présence sur les plateformes de streaming. Ces dernières se sont imposées
« Les artistes issu·e·s de l’industrie musicale font partie de ceux qui sont le plus suivis sur les réseaux sociaux »
tient un profil s’apparentant à celui que l’on pourrait trouver sur Facebook ou Instagram. Les ponts entre les applications se multiplient, avec par exemple une fonctionnalité permettant de partager directement une chanson depuis sur Spotify dans une story Instagram. COLORS se trouve ainsi à cette intersection. Elle se décline sur toutes les plateformes majeures : YouTube, Facebook, Instagram, et met aussi ses performances en ligne sur la plateforme de streaming musical Spotify. Elle repose aussi sur une technologie moderne, tant dans son aspect musical et sonore qu’au niveau du design digital. Dans ses choix esthétiques, comme d’artistes, COLORS fait preuve d’une maîtrise de plusieurs éléments de modernité tant dans la vidéo que la musique. x
le délit · mardi 18 février 2020 · delitfrancais.com
littérature
Réapprendre à respirer La poésie comme une remontée à la surface. florence lavoie
Coordonnatrice de la correction
parker le bras-brown
C
e que je préfère du Salon du livre de Montréal, c’est m’y rendre seule et y rester des heures, pour flâner, fouiner et dénicher. La vie en apnée est le premier recueil de poésie de l’auteur Philippe Labarre, enseignant de français au collège Ahuntsic. C’est aussi l’un de ces livres que l’on découvre au kiosque de L’Hexagone entre Gaston Miron et Denise Boucher et qui marque avec la même intensité. La mer comme support Le recueil, publié en 2017, déferle sur le·la lecteur·rice le parcours difficile du narrateur en six étapes et quelques cent poèmes. À travers « Rivages », « Récifs », « Glacis », « Fosses », « Dorsales » et « Surfaces », c’est la vie en apnée, c’est lentement apprendre à refaire surface, à reprendre vie et à s’épanouir, après le mal-être et le deuil amoureux. Philippe Labarre nous livre son émotion comme une
longue vague à chevaucher, nostalgique d’un amour perdu. Il raconte la solitude en détresse, l’arrivée de quelqu’un à aimer comme une bouée, les épreuves de la rupture et le long processus d’acceptation de soi. Bien que cette émotion soit familière pour plusieurs, l’auteur parvient à la fois à la rendre unique, et à interpeller le·la lecteur·rice en déployant le large référent de la nature et de la mer.
« Tu dérivais en ruines. Tu étais torrent d’asphalte gercé, tu t’écoulais en fragments dépecés sur le vif hurlé de l’abandon. Mais ton sang noirci par des hivers trop longs. Ton sang durci à l’air glacial des fins du monde emmaillottait ta vie défaite en millions de chrysalides. Pour que tu renaisses essaim de réverbères. » Labarre construit ainsi une imagerie fouettante, qui frappe au visage
comme une pluie battante. L’amour devient lumière chaude, saison fertile ; le deuil se fait hiver, humidité et tempête ; la renaissance est matin, mousse et dégel. Rythmique évocatrice Les poèmes, brefs et numérotés, retracent le travail de longue haleine de Labarre réalisé pendant un long voyage, le défi
personnel d’écrire trois poèmes par semaine. Ils sont le fruit d’une sélection et d’un retravail méticuleux. À chaque poème est donnée une page, l’espace nécessaire pour respirer, pour s’épanouir. Les vers, irréguliers, ont le rythme du ressac ; les phrases qui les composent donnent l’image d’un désordre émotionnel dans leurs longueurs disparates. Néanmoins, ces longueurs donnent le souffle des poèmes, accentué par la narration à la deuxième personne qui universalise le propos et se lit comme une conscience intérieure. Ce tu qui donne vie au recueil, qui soutient son sujet et qui, tout au long de l’œuvre, subit une transformation perpétuelle, clôt le dernier poème en devenant un je triomphant. « Tu t’es couché nu comme une larme. Tu t’es endormi. Puis tu as rêvé à ta mort triste comme un sourire perdu. C’est ainsi que tout reprend vie. Qu’on se relève un matin sans peine. Un rire fou en plein ventre. Le besoin irrésistible de dire je. »x
littérature
À la découverte du roman Amos Daragon et l’importance de la littérature jeunesse. violette drouin
Éditrice Culture
les intouchables
en fixant comme but non pas la victoire de l’un, mais l’équilibre entre les deux. On entend souvent certaines personnes se questionner sur la capacité des enfants à comprendre certains thèmes. D’après mon expérience, il suffit de leur expliquer. Amos Daragon aborde des sujets difficiles avec clarté et précision, sans mettre des gants blancs, faisant confiance – avec raison – à son lectorat pour les comprendre.
T
out·e lecteur·rice aguerri·e sait combien il est impossible de répondre à la question, pourtant répandue, « Quel est ton livre préféré? ». Comment choisir, comment se rappeler de tous les romans qu’on a dévorés au cours de sa vie? Pour moi, celui qui garde, toutefois, une place de choix sur l’interminable liste de mes livres « préférés », est le premier que j’aie vraiment lu. Lu avec obsession, lu et avoir été absorbée, lu et n’avoir rien voulu lire d’autre après l’avoir terminé. Lorsque j’avais huit ans, mes parents m’ont offert le premier tome de la série Amos Daragon, de Bryan Perro, et je n’exagère pas en vous disant que ce livre a changé ma vie. Pendant presque un an, je n’ai lu et relu que les douze tomes de cette série – j’avais carrément mémorisé certains passages. Une portée audacieuse Une grande part de mon attrait pour la série était, hormis, évidemment, la qualité de l’écriture,
Une lecture marquante
sa complexité. En douze tomes, Bryan Perro se permet de peindre une aventure fantastique avec une dimension que je n’ai revue que lors de ma lecture du Seigneur des Anneaux, quelques années plus tard. Comme élément déclencheur, Amos, jeune garçon rusé, se voit attribuer la destinée de Porteur de masques. Il doit dès lors retrouver les quatre masques des quatre éléments pour pouvoir maîtriser
le délit · mardi 18 février 2020 · delitfrancais.com
ceux-ci et, aidé de ses ami·e·s – un hommanimal capable de se transformer en ours, une sorcière pratiquant la nécromancie, et une gorgone –, découvrir les trois autres Porteur·euse·s et rétablir l’équilibre du monde (rien que ça). Bryan Perro ne sous-estime pas la capacité de compréhension de ses lecteur·rice·s, peu importe leur âge – il ne réduit pas la qualité de
son écriture ni la complexité de son univers simplement parce qu’il compose un roman jeunesse. Il crée un monde fantastique, intègre d’innombrables créatures mythiques, et fait voyager Amos non seulement à travers plusieurs royaumes, mais plusieurs dimensions, dont l’Enfer. Au-delà de cela , ses romans abordent le racisme, la guerre, la mort, et déconstruisent le thème du conflit entre le « bien » et le « mal »,
J’ai lu Amos Daragon et ça a changé ma vie, mais j’aurais bien pu lire autre chose, sur un tout autre sujet, et écrire un article semblable sur un livre entièrement différent. L’important, c’est que, lorsque j’apprenais à aimer la lecture, j’ai eu la chance d’avoir accès à des romans jeunesse complexes et captivants, des romans que je lisais sous mes draps à la lumière d’une lampe de poche parce que j’étais incapable d’attendre jusqu’au lendemain. Amos Daragon m’a appris à aimer la lecture de tout mon être, et je souhaite que tous·tes les enfants puissent connaître leur version de cette œuvre. x
culture
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cinéma
Montrer le réel par la fiction Retour sur le film L’assistante de Kitty Green. TVA films
vincent morreale
Contributeur
L
’assistante explore la routine d’une journée dans les bureaux d’une maison de production à New York. Nous suivons Jane (Julia Garner), une jeune femme fraîchement graduée de l’université qui aspire à devenir réalisatrice. Nous la voyons quitter son appartement, tôt le matin, afin de se rendre la première au bureau : ses tâches sont banales et nous comprenons rapidement qu’il n’y a aucun épanouissement professionnel ou personnel possible. Seule, elle est enterrée par la ville qui représente aussi, en quelque sorte, un personnage : le bruit ambiant ne s’arrête jamais et la cinématographie suggère que New York englobe tout. Nous pouvons remercier l’utilisation de lentilles grand-angle, choix judicieux du directeur photo Michael Latham (The Face of Ukraine, Strange Colours). Jane est enfermée dans une ville étouffante et dans un bureau où sa présence est quasi inutile. Rabaissée par ses collègues et ses tâches quotidiennes, Jane s’accroche à sa routine puisque sa famille lui rappelle constamment que travailler pour cette maison de production est une chance unique de gravir les échelons du domaine du cinéma.
que le patron rencontre de jeunes demoiselles dans son bureau, qu’il reçoit des photos d’actrices et qu’ils doivent s’ajuster autour de son horaire qui est constamment modifié afin de s’adapter à ses rendez-vous galants. Jane doit à la fois gérer ce qu’elle comprend être de l’abus envers des jeunes femmes, et le patron qui exprime voracement son mécontentement envers elle par téléphone : sa voix caverneuse et forte opprime l’assistante qui tente de se faire petite et espère continuer son travail. Un commentaire
L’oppression en milieu de travail Weinstein, ou du moins la figure de ce patron abusif et prédateur, rôde derrière l’assistante. Le·la spectateur·rice n’est jamais confronté·e au personnage, hormis quelques ombres ou silhouettes qui apparaissent dans le bureau situé derrière l’assistante. Toutefois,
nous avons peur de cet individu, puisque Jane nous révèle son angoisse à travers de subtils signes d’inconfort (des épaules voûtées, des yeux rivés vers le sol, la peur de décrocher le téléphone). Julia Garner joue Jane d’une façon fragile : elle est incapable de s’affirmer et vit de la pression non seulement de la part du patron, mais aussi des
deux autres assistants masculins présents avec elle dans le bureau. L’assistante doit s’occuper de nettoyer l’environnement de travail, doit débarrasser les dîners de ses collègues, et le plus anormal : ramasser les sous-vêtements et s’occuper des taches sur le divan dans le bureau du patron. Ses collègues tournent à la dérision le fait
Le style documentaire, la cinématographie et l’oppression véhiculée par la performance physique de Julia Garner font en sorte que L’assistante marque le·la spectateur·rice et le·la pousse à être témoin du comportement du patron. Impuissant·e·s, tout comme Jane, nous sommes poussés à vivre le dilemme que l’assistante porte : dénoncer ou rester? Le rêve de Jane est de travailler dans le domaine du cinéma et elle se fait constamment rappeler que certes, son poste est difficile, mais qu’avec beaucoup de travail, le patron fera en sorte qu’elle gravira les échelons. Toutefois, est-ce un prix qu’elle décide de payer pour se réaliser professionnellement? x
Recommandations de la rédaction Je suis un dragon de Martin Page Je suis un dragon n’est pas un roman de superhéros ordinaire. Martin Page tisse, d’une prose engageante et poétique, un récit qui se penche sur les côtés plus sombres des superpouvoirs. La jeune Margot découvre ses pouvoirs lorsqu’elle se défend contre ceux qui l’intimident et les tue avec sa force surhumaine. Dès lors, elle est plongée dans le monde des conflits gouvernementaux, devenant un objet disputé des gouvernements français et américain. Sujette à des expériences scientifiques et utilisée en tant qu’arme à un jeune âge, Margot finit par se rebeller. Martin Page traite le sujet avec subtilité et précision, créant une réflexion rafraîchissante sur un thème souvent abordé.
Mysslie ismael
violette drouin
« Razorblade » de Half Moon Run Chanson de plus de sept minutes se retrouvant sur le plus récent album du groupe montréalais (A Blemish In The Great Light), « Razorblade » est une expédition musicale. Chaque écoute apportera une impression différente, laissera un sentiment nouveau. Si la mélodie débute d’un rythme plus tranquille et dansant — où il est possible de reconnaître les sons particuliers d’Half Moon Run — la seconde partie accueille une sonorité très dissonante, menée par un « commandant de drone » qui crée un sentiment d’alerte. Montez le volume, car Razorblade est une chanson que l’on laisse nous posséder. Vous ne saurez pas où chaque écoute de ce voyage musical vous mènera. audrey bourdon
Himizu de Sion Sono Himizu est un film japonais réalisé par Sion Sono en 2011, basé sur le manga éponyme de Minoru Furuya. Le titre du film signifie « taupe » et représente la nature solitaire de Yuichi Sumida (Shôta Sometani), le jeune protagoniste âgé de 14 ans. Avant le commencement du tournage, un séisme de magnitude neuf touche le Japon et a des conséquences désastreuses. Le réalisateur décide donc de changer le scénario initial afin d’inclure ce développement. Ainsi, le début du film présente Keiko Chazawa (Fumi Nikaido), le personnage féminin, récitant un poème au milieu d’une zone sinistrée. Le poème s’arrête brusquement et le protagoniste masculin apparaît à l’écran. Il braque un pistolet contre sa tempe et fait feu. Le récit est lancé. Ainsi, dès son début, Himizu incarne la violence. Face à cette dernière et à la monotonie de sa vie, Sumida est submergé par une forte pulsion suicidaire. Keiko se charge de sauver le jeune homme et quitte l’école pour prendre soin de lui, de la manière d’une mère. C’est une dynamique particulière qui s’installe entre les deux, le jeune couple vacille entre l’amour et la haine, entre l’autodestruction et la dépendance. Himizu est un film qui représente l’entrée dans l’âge adulte et la quête d’identité des deux personnages.
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culture
le délit · mardi 18 février 2020 · delitfrancais.com
ligne de fuite Quatre heures cinquante
Il y a des choses qui ne changent pas. Moi je marche, et Montréal est en construction. À quatre heures cinquante, les ponts sont trop hauts. On ne le remarque que la nuit, quand il fait déjà noir et qu’il n’y a personne aux alentours, alors on tangue sur le bord pour regarder. Non, vous n’êtes pas suicidaire. Vous chantez. On ne chante pas en classe, Kayal. Je ne chante pas. Moi je marche, monsieur. J’ai appris à siffler très tard dans ma vie, vous savez. Vers dix-sept ans, la même année où on m’a enseigné comment calculer les fonctions logarithmiques. Ce sont des notions de base. Expliquez-nous, Kayal. Je ne sais pas comment l’expliquer. Pour moi ça ne fait que marcher, monsieur. Mais parfois, je demande des explications. Comme pourquoi fait-il si noir, si froid sur les ponts? Pourquoi éprouvons-nous le besoin de tracer des lignes pour nous déplacer? Pourquoi n’y a-t-il personne pour le leur dire, que les lampadaires sont trop loin pour nous éclairer? On attend, Kayal. Moi aussi, j’attends, monsieur. Nous ne l’atteindrons jamais, mais le soleil se lèvera dans exactement deux heures. Je le sais parce qu’on m’a appris à compter il y a longtemps, bien avant qu’on m’apprenne à siffler. On ne m’a jamais appris à siffler. « J’explique. Ça s’est passé comme ça, monsieur. La première femme a vu le premier homme et l’a trouvé fort grossier. Elle lui dit alors : Donne-moi un os, j’y ferai des trous et tu me joueras de la flûte. » Je commence à croire que les lampadaires ne sont pas faits pour nous, monsieur. Ils les érigent pour les araignées et pour les papillons de nuit. Pourquoi allume-t-on le ciel qui n’a rien demandé? Que fait-on des cailloux? De mes pas? Que fait-on des trottoirs? Je regarde les cônes orange. Ils ne me répondent pas. Ils dorment paisiblement sur les ponts et dans mes cahiers de mathématique. Insinuez-vous que la laideur des hommes enfantât la musique, Kayal? Non, je n’insinue rien. Moi je ne fais que marcher, monsieur. Je regarde Montréal en construction et je compte encore aujourd’hui. Zéro. Zéro itinérant sous le pont. Les itinérants ne dorment pas sous les ponts. Il fait trop froid sous les ponts, monsieur. C’est parce qu’ils sont trop hauts et nous sommes très bas. La chaleur, c’est pour les insectes. C’est une honte. Ce sont des notions de base, Kayal. Moi je ne comprends pas la base, monsieur. La fondation sur laquelle reposent les choses. Tanguer sur les bords me donne le vertige et il est déjà trop tard pour penser au rez-de-chaussée. Mais je le leur dirai un jour, quand je les verrai. Que même les itinérants ont peur du noir et des suicides. Je le leur dirai, monsieur. Qu’un jour les ponts s’effondreront. Je serai là pour les voir tomber. Je les compterai un par un. Ce jour-là, ils me diront d’arrêter de chanter. x le délit · mardi 18 février 2020 · delitfrancais.com
Texte:
Visuel:
Contributrice
Contributrice
elissa kayal
evangéline durand-allizé
culture
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MOTS CROISÉS
VERTICAL
1. Que doit-faire McGill? (Indice p.6) 2. Problème récurrent rencontré par l’AÉUM et l’AÉFA 3. Qui a un passé honteux? 4. À quel auteur grec est comparé Tolstoï? 6. Section du Délit qui recherche un·e éditeur·rice 10. Nombre de tomes de la série Amos Daragon 11. Nouvelle présidente du conseil législatif 14. Nombre de points du plan d’urgence climatique de la CEVES 15. Reconnu officiellement par le Canada depuis 1995
HORIZONTAL
5. Loi qui interdit la discrimination fondée sur la coiffure et la texture des cheveux aux états-unis 7. Meilleure société de publications 8. Dans quelle région McGill ouvre-t-elle un nouveau campus? 9. Plateforme de musique Youtube haute en couleurs 12. Que préconise la CEVES? Une semaine de... 13. Pratique qui affecte la visibilité des corps sur les réseaux 16. Ville de lancement de (9)
Réponses: 1- Désinvestir, 2- Traduction, 3- McGill, 4- Homère, 5- CrownAct, 6- Actualités, 7- SPD, 8- Outaouais, 9- Colors, 10- Douze, 11- Lauren Hill, 12- Transition, 13- Censure, 14- Sept, 15- MHN, 16- Berlin
mots croisés
le délit · mardi 18 février 2020 · delitfrancais.com