La Ruine
L'équipe Culture du Délit vous présente son premier Cahier à Thème. Les créateurs en puissance et en acte pourront réguilièrement diffuser leurs oeuvres dans ses pages, réunies autour d'un thème choisi par l'équipe. Dans un souci de respect de tous, la publication des oeuvres sera soumise à l'appréciation des éditeurs. Le but du Cahier est d'illustrer la richesse de points de vue, de styles et de techniques qu'abrite la communauté artistique McGilloise et montréalaise.
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Cahier à Thème n°1 : La Ruine
Cahier à thème no1 | Eté 2017 Thème : La Ruine Artistes : Alexis Fiocco, Eléonore Houriez, Evangéline Durand-Allizé, Lara Benattar, Mahaut Engérant, May Hobeika, Nicholas Yeretsian Couverture : Evangéline Durand-Allizé Edition : Lara Benattar
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Cahier à Thème n°1 : La Ruine
M A H A U T
E N G E R A N T
Mahaut a reçu de sa grandtante un appareil photo argentique qu'elle avait acheté en Allemagne il y a cinquante ans. Elle ne sait toujours pas l’utiliser, mais commence à manier le concept du flou artistique. Étudiante en gestion et anthropologie, ses parents habitent au Mexique.
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Cahier à Thème n°1 : La Ruine
Mahaut Engérant
Des briques ocres jaillissent les racines et les branches du figuier banyan, murs sans toit, fenêtres sans barreau, iris rouges et au loin le bruissement de l’eau ruisselant sur les palmes meurtries d’un vieux moulin.
Photo Brûlée
Il fait chaud, on est juste bien. Je glisse la pellicule dans l’appareil photo. J’ajuste l’objectif. Clique. La lumière s’infiltre à travers les feuilles, glisse entre mes doigts et brûle le film.
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De ces ruines dans la jungle du Mexique, il ne restait déjà presque plus rien. Il m’en reste encore moins. De toutes ces merveilles, seule la figure sombre de ma sœur survécut.
Cahier à Thème n°1 : La Ruine
Mahaut Engérant
L’Abandonné Regardez-moi ça. Jauni, cassé. Pourri, Corné. Abandonné. Devant une brocante de Little Italy, le piano. Un triste état, quel triste État. Que les camions l’emportent, tout est gâché. On fait pousser nos poubelles, on jette nos orties. Buona notte.
Mahaut Engérant
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Cahier à Thème n°1 : La Ruine
N I C K Y E R E T S I A N
«à QUOI ASPIRONS-NOUS?»
Nick est un humain de type masculin, mesure 1m70 et aime les patates douces. Si déguster un thé en sa compagnie vous plairait, contactez-le à l’adresse nicholas.yeretsian@mail.mcgill.ca
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Nick Yeretsian
Cahier à Thème n°1 : La Ruine
Rue Coloniale, Montréal, 2015
«QUE VOULONS-NOUS Gravir?»
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Nick Yeretsian
Cahier à Thème n°1 : La Ruine
Rue Coloniale, Montréal, 2015
«Où allons-nous ?»
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Cahier à Thème n°1 : La Ruine
Nick Yeretsian
vers de l’air chaud vers la vanité vers la destruction
Rue Coloniale, Montréal, 2015
Nick Yeretsian 10
Cahier à Thème n°1 : La Ruine
MAY HOBEIKA May est une étudiante française à McGill, née et élevée en France par une mère allemande et un père libanais. La photographie est son mode d’expression artistique favori. Le projet de May prend la forme de deux séries photographiques représentant l’évolution de la manifestation de la guerre syrienne au Liban. Voici la première série, la seconde suivra en septembre. May nous livre en images et en mots ses impressions face à son pays dévasté.
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May Hobeika
Cahier à Thème n°1 : La Ruine
Une ruine architecturale et physique
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Cahier à Thème n°1 : La Ruine
May Hobeika
symbole d'une ruine structurelle et nationale
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Cahier à Thème n°1 : La Ruine
May Hobeika
Syrian immigration - Sanine
«L
ors de mon dernier séjour au Liban, en 2014, la guerre civile en Syrie était en cours depuis trois ans. Je connais le Liban par des voyages réguliers à intervalles de deux à trois ans dans mon pays paternel et de baptême. Ma perception personnelle du paysage phénicien semble changer à chaque nouvelle visite. En 2014, mon regard fut particulièrement attiré par les conséquences géopolitiques de la guerre syrienne sur le Liban. Les deux pays voisins partagent une longue histoire de conflits, de domination et d’oppression. A l’âge de 16 ans je venais tout juste de m’intéresser à l’histoire de mon pays paternel et à mes racines de ce côté de la Méditerranée, le pays si loin des yeux mais si proche du cœur au quotidien.
Mon regard de jeune fille se porta alors sur les vestiges de la dernière guerre au Liban constitué de ruines juxtaposées à des bâtisses modernes neuves en plein milieu de Beyrouth, de bâtiments bombardés et intacts dans les montagnes arides du Mont Liban et de l’instabilité politique de ce chaos désorganisé mais charmant, parfumé à l’odeur de l’essence dans l’air chaud. A ces ruines architecturales et socio-économiques vinrent se mêler les ruines actuelles d’un pays voisin victime de génocide. Les bâtiments abandonnés étaient littéralement habités par des familles syriennes qui venaient de fuir leur pays. Dans les montagnes poussaient spontanément des campements de syriens reconvertis en bergers.
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Cahier à Thème n°1 : La Ruine
May Hobeika
Mes photos sont ma manière d’appréhender la réalité d’un ensemble de facettes de mon identité culturelle, de mon pays paternel et d’une région incroyablement riche et complexe. J’aimerais ainsi illustrer une partie de l’équilibre déséquilibré de la mosaïque du Mashrek. La seconde série témoignera ainsi d’un saut de trois ans dans le temps, d’une guerre toujours en cours et des conséquences de l’immigration au Liban, dont 25% de la population sont des réfugiés. Elle témoignera également d’une regard personnel différent, maturé et plus aiguisé.»
May Hobeika
Syrian immigration - Sanine
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Cahier à Thème n°1 : La Ruine
ALEXIS FIOCCO
Coquelicots à Pompéi, 2016
Alexis, étudiante à McGill en Sciences Politiques, est née en région parisienne et a grandi entre Paris et San Francisco. Faisant la découverte du vieil appareil photo de son père, elle se mit à la photographie, argentique et instantanée, à l’âge de 16 ans.
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Alexis Fiocco
À Pompéi, la vanité des hommes a été vaincue par la nature qu’ils pensaient dominer. Aujourd’hui, cette même nature revient narguer l’homme sur son cercueil. Les coquelicots, virevoltant au vent, recouvrent la laideur de la décadence de cette Cité.
Cahier à Thème n°1 : La Ruine
Sur Saint-Laurent, les hommes se chargent de tapisser de leurs bombes de peinture les ruines d’une bâtisse qui aussi annonçait leur propre mort. Les pompes funèbres Bergson, laissées à l’abandon autrefois, servent dorénavant aux artistes et petits délinquants à devenir immortels.
Le caractère binaire des ruines, où abime et renaissance se mêlent, me permet de capter un instant précis où le niveau de dégradation et de renouveau ne sera jamais égalé. Une semaine plus tard, un nouveau bourgeon de coquelicot sera apparu, un autre graffiti aura été dessiné.
Pompes Funèbres Bergson, Montréal, 2016
Alexis Fiocco 17
Cahier à Thème n°1 : La Ruine
Française et étudiante en business et psychologie, Eléonore voue un grand intérêt pour le monde de l'art. Elle aime pouvoir photographier ce qui la touche et essayer de toucher les autres.
éléonore Houriez
Quand son objectif est rangé, vous la trouverez sûrement travaillant d'arrache-pied sur la pelouse du lower field ou dans des cafés épurés lampions-plantes-expresso de la ville.
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Eléonore Houriez
Cahier à Thème n°1 : La Ruine
La Havane, Cuba, 2017
«L
es ruines sont pour moi remplies d'un passé riche, d'histoires incroyables, à la fois belles et affreuses. J'aime imaginer la manière dont elles étaient habitées, et les photographier m'apaise. Ce quartier de La Havane, rempli de ruines colorées et rongées, m’apaise en me montrant que ce qui pourtant a vécu avant nous, tient encore un petit peu.»
Eléonore Houriez
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Cahier à Thème n°1 : La Ruine
Lara Benattar Espoirs Ruinés
Lara a grandi en France et se cherche à Montréal depuis deux ans. Elle aime dans l'écriture la sensation de fixer avant qu'ils ne s'évanouissent les sentiments et les pensées. Elle aime aussi particulièrement l'ironie et parler d'elle en termes savants à la troisième personne.
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Lara Benattar
Cahier à Thème n°1 : La Ruine
«D
écale-toi, tu me caches la vue » murmure Ambre, en posant ses mains délicatement sur les hanches de Pierre pour le pousser vers la droite. Ce geste est une nouvelle tentative de donner à Pierre l’envie de voir près de lui la lumière qu’il cherche depuis des heures au loin dans le ciel parisien. Elle cherche à le rejoindre dans sa contemplation après avoir tenté sans succès de l’en extraire. Debout devant la fenêtre, il ne bouge pas et son corps résiste. Il continue à regarder devant lui, le simple mouvement de tête qui lui ferait poser les yeux sur Ambre lui paraît dangereux. Il ne veut pas lire dans son regard qu’il est retombé dans son mal-être et sentant sa gorge se serrer, il sait qu’il pleurerait s’il la voyait l’observer. Conscient du fait qu’il continue à subir ses démons en refusant l’aide de son amie, il ressent cependant dans cette résistance la puissance d’action qui l’a quitté ailleurs. Devant sa froideur, Ambre préfère quitter l’appartement. Elle sait qu’elle devrait se réjouir de son rejet et voir ce geste comme une marque de la force qui lui reste. S’il n’a pas cédé, c’est sans doute avant tout pour sauver l’estime qu’elle a pour lui, et par-là, regagner de l’estime pour lui-même. Mais rationaliser ne la soulage pas et elle quitte les lieux en claquant la porte. Elle se dirige vers l’appartement de Maël, son ami d’enfance, qui habite à quelques rues de là. Elle marche d’un pas déterminé entre les passants et les gens qui rient et parlent fort dans une ivresse presque violente. C’est une de ces soirées d’été à Paris où la chaleur de l’air transforme les terrasses et les quais de Seine en Salons mondains du 17ème siècle, où il faut voir et être vu. *** «Y’a plus rien à faire, sa vie était si riche, maintenant Pierre est ruiné » dit Ambre en entrant dans l’appartement, sans prendre la peine ni de saluer son ami ni de lui expliquer les raisons de sa peine. - Tu sais ce qu'on dit : la bourse peut bien être vide tant que les bourses sont pleines.»
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Lara Benattar
Cahier à Thème n°1 : La Ruine
Levant les yeux au ciel, espérant retrouver son ami lorsqu’elle les baisserait, Ambre répond: « Sois sérieux, je t’en prie. La situation est assez lourde. Je ne te parle ni d’argent ni de sexe, tu le sais. C’est l’or qui coulait de sa plume qui ne coule plus, c’est l’éclat de son regard qui a disparu. Je n’arrive plus à l’atteindre. » Reprenant le sérieux que lui implore le regard de la jeune femme, Maël ajoute: « Ne t’en fais pas, vous traversez une mauvaise passe, ça va aller. Tu dois être fatiguée, tu devrais rentrer te reposer. » Ambre se lève, exaspérée. Sur le pas de la porte, elle patiente. Elle souhaite attendre juste assez pour donner à Maël la chance de lui montrer qu’elle a eu raison de frapper à sa porte. Elle souhaite partir juste avant qu’il voie qu’elle met en lui tout son espoir. Tout son être est mobilisé pour cette mission, ses cinq sens sont dirigés dans la même direction. Ses yeux cherchent ce dont la voix de Maël vient de la priver : la joie d’être comprise. Devant eux se dresse le palier froid qu’elle a si souvent contemplé. Elle voit défiler ces instants d’ivresse, où sur ce même pas de porte, elle s’est arrêtée et a soupiré en souriant avant de s’élancer vers les escaliers pour les dévaler comme un enfant. Elle revoit ces marches qu’elle descendait le cœur léger. Les peines qui embrumaient son esprit et alourdissaient sa démarche lors de la montée lui semblaient belles et désirables lors de la descente. Sans elles, Ambre n’aurait sans doute pas pu partager avec Maël l’ivresse des dialogues limpides, ceux qu’elle appelle les « vrais » dialogues, ceux où les mots résonnent de la même façon qu’ils soient prononcés ou entendus. Aujourd’hui, sa douleur a perdu de sa saveur puisqu’il ne la comprend plus. Elle sait qu’il a entendu de la peine sans entendre la sienne. Sûre qu’il est loin d’elle et ne reviendra pas puisqu’il n’a rien ajouté, elle franchit le pas de porte et marche lentement vers les escaliers.
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Lara Benattar
Cahier à Thème n°1 : La Ruine
Maël observe la porte se fermer derrière elle, marquant dans l’espace le fossé que ses mots ont creusé. Il sait qu’elle a attendu qu’il lui dise autre chose mais rien d’autre ne lui est venu. Il n’a pas su alléger sa peine en la partageant et lui ôter le sentiment d’être seule dans son brouillard. D’abord bas puis de plus en plus fort, il répète « Ne t’en fais pas, vous traversez une mauvaise passe, ça va aller », « Ne t’en fais pas, vous traversez une mauvaise passe, ça va aller». Il suffit parfois d’un lieu commun pour emporter deux êtres vers des lieux séparés. Il croise son reflet dans le miroir et n’y voit qu’un lointain criminel, ayant tué de quelques mots la chose qui le faisait vivre : leur complicité. Il quitte alors la pièce, laissant derrière lui un sombre champ de ruines. *** De retour sur les trottoirs bondés, le pas d’Ambre se fait lourd. Elle se sent attirée par le sol par une force plus violente que la gravité qui, elle, s’exerce sans se faire remarquer. La foule qu’elle a traversée presque sans la voir en arrivant chez Maël prend maintenant pour elle autant de place que sur le trottoir. Les odeurs de bière, de sueur et de tabac, les cris et les mouvements brusques la ramènent à la réalité qu’elle exècre : la lourdeur des rapports humains. C’est cette pesanteur qui ralentit son pas et la cloue à l’asphalte. Elle aurait voulu qu’en un regard et quelques mots, Maël l’allège de sa douleur. C’est l’impatience de ceux qui voudraient que chaque échange efface comme par magie la fadeur de la solitude. Cette nuit-là, Ambre, Pierre et Maël mettront des heures à trouver le sommeil. Il leur faudra attendre que la fatigue vienne taire les voix des ivres noctambules et leur frustration de n’avoir pu faire entendre la leur.
Lara Benattar
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