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Librairie F. ALCAN, 108, Boul. St-Germain, PARIS
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POLITIQUE
DO
DU MÊME AUTEUR
A LA LIBRAIRIE F. ALCAN
Le Sultan et les Grandes Puissances (traduction de l'Anglais de
Malcolm MAC COLL). Paris, 1900.
A LA LIBRAIRIE JUVEN
Terroristes et policiers (étude historique sur l'affaire Azeff), en
collaboration avec G. SILBER. Paris, 1908.
A LA LIBRAIRIE QUILLET '(
Le Mouvement Socialiste International (Tome VIII de l'Encyclopé-
die Socialiste). Paris, 1913.
A LA LIBRAIRIE DU PARTI SOCIALISTE
Les Socialistes Allemands contre la guerre et le militarisme.
Paris, 1913.
A LA LIBRAIRIE DE LA « RAISON »
L'Evolution du Mouvement Socialiste en France. Paris, 1906
(épuisé).
A LA L'ÉTRANGER
Le Socialisme au Japon. Pétersbourg, 1907 (épuisé).
L'Affaire Azeff, traduction suédoise de H. BRANTING. Stockholm.
1908.
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Socialisme et Religion, J. JOHNSON. Londres. 1916.
JEAN LONGUET
DépuUfde la Seine
LA
POLITIQUE INTERNATIONALE
DU MARXISME
KARL MARX ET LA FRANCE
Le pangermanisme est aussi réactionnaire
et aussi puéril que. le panslavisme,
KARL MARX et F. ENGELS
PARIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALGAN
•108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108
1918
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation
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$0/'
AVANT-PROPOS
Depuis plus d'un demi-siècle, les écrivains anti-socialistes
de toutes nuances ont multiplié leurs attaques contre la
doctrine et la méthode .de Karl Marx. « Ils se sont telle-
ment acharnés depuis 40 ans contre le granit de sa pensée,
écrivait il y a quelques années Paul Louis, qu'ils s'imagi-
nent l'avoir pulvérisé et anéanti. Mais ce sont précisément
les violences des réfutations et la répétition continue des
attaques, qui attestaient la force du système marxiste ». En
vain les économistes vulgaires proclamaient périodique-
ment sa faillite, tandis que journalistes et politiciens des
classes possédantes exaltaient le « revisionnisme» d'Outre-
Rhin, annonçant chaque jour l'abandon de ces « dogmes
usés » par le Socialisme international en général, par la
Social-Démocratie allemande en particulier, — sous l'in-
fluence des Bernstein, des David, des Heine, des Legien,
des Sudekûm — de tous ceux — à la seule et noble excep-
tion d'Edouard Bernstein — qui allaient devenir les paran-
gons du néo-socialisme impérialiste et sur lesquels, à cette
époque, nos publicistes conservateurs ne tarissaient pas
d'éloges.
Le marxisme demeurait le fondement solide de l'action
prolétarienne dans les Deux-Mondes. Le socialisme inter-
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JEAN LONGUET 1
2 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
national moderne voyait en lui non le dogme rigide d'une
secte, mais « la méthode féconde de recherche et d'inves-
tigation », dont parla un jour Kautsky. Sur cette base théo-
rique s'était élevée la plus vaste association que le monde
ait connue depuis le Christianisme, groupant, encadrant à
travers l'univers des millions de prolétaires organisés poli-
tiquement et économiquement, comme classe.
Cette doctrine, elle n'élait pas plus allemande que fran-
çaise ou anglaise — d'autant plus qu'en l'incorporant à
son action quotidienne, la Démocratie Socialiste Interna-
tionale l'avait complétée et sur certains points dépassée,
grâce à la riche expérience de ses organisations politiques
et économiques, aux enseignements qu'elles avaient tirés
de l'action et de la pratique de la démocratie industrielle
d'Angleterre et de France pendant un demi-siècle, de l'ex-
périence du trade-unionisme anglais et américain, du syn-
dicalisme français et allemand, de la coopération belge,
anglaise ou Scandinave, des mouvements agraires d'Italie
et des Etats-Unis, de la vie parlementaire et municipale en
Angleterre, en France, en Suisse, en Allemagne, en Italie,
des leçons d'idéalisme révolutionnaire dont elle était rede-
vable au prolétariat de Hussie.
A la .faveur de l'effroyable tempête qui depuis quatre ans
s'est déchaînée sur le monde, un certain nombre de polé-
mistes se sont efforcés, dans les pays de l'Entente, d'attein-
dre et de diminuer cette philosophie prolétarienne, cette
doctrine et cette méthode d'action « éprouvées et glorieuses »
du Socialisme, en les dénonçant aux masses, livrées à
toutes les passions chauvines de l'heure, comme spécifi-
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quement « allemandes », voire « pangermanistes ». Ainsi
au moment même où ils avaient le plus à la bouche les
mots d" « union sacrée », il s'agissait pour ses adversaires
de disqualifier et si possible de détruire la doctrine d'un
des grands partis de la nation. En France, cela parut d'au-
AVANT-PROPOS
tant plus facile à réaliser que les socialistes, absorbés par
la défense nationale, songeaient très'peu aux controverses
doctrinales, négligeaient les recherches historiques, et par-
fois même semblaient oublier jusqu'au maintien des prin-
cipes qui sont leur raison d'être.
Pour étayer cette campagne, de perfides adversaires
décidèrent de s'appuyer sur une vieille thèse anarchiste
bien oubliée et qui, pendant des années, avait servi de base
à l'action de Bakounine, dans la première Internationale.
Dans la lutte qu'il avait dû soutenir contre la bohème révo-
lutionnariste, eônfusionnisleet désorganisatrice du théori-
cien de la « pandestruction », Marx avait été maintes fois
accusé par lui — faute de meilleur argument — de vouloir
faire triompher dans l'Internationale des influences et une
méthode « allemandes ».
La classe ouvrière européenne n'ayait fait qu'an cas
bien médiocre de ce grief puéril. Contre l'anarchisme de
Bakounine, aussi bien que contre le mutuellisme de
Proudhon ou le communisme utopique des premiers grands
socialistes français ou anglais, elle s'était ralliée à la con-
ception d'un mouvement de classe réaliste, unitaire et dis-
cipliné, dont Karl Marx lui avait donné la ligne direc-
trice. Au lendemain de la guerrede 1870-71, tes accusations
de « pangermanisme », n'avaient pas troublé un «eut ins-
tant la grande majorité des socialistes français et, au Con-
grès de La Haye ea 187.2, tous les réfugiés de la Commune,
Edouard Vaillant, Landrin et leurs amis blanquistes aussi
'bien que Dereure, Charles Longuet, Paul Lafargue,
embrassaient résolument le parti de Marx contre Bakou-
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niae (l).
(1) Le môme argument fut maintes fois employé depuis 30 ans
dans les polémiques des partis conservateurs contre le socialisme
en France et en particulier contre le Parti ouvrier de Jules Guesde
et Paul Lafargue, considéré comme plus particulièrement « mar-
4 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Ce sont cependant les mêmes imputations qu'on devait
reprendre à 43 ans de'distance. Pour étayer leur agression
contre Marx a l'heure où ils étaient le plus certains de ren-
contrer l'appui enthousiaste d'une grande partie de la
presse et surtout des organes les plus violemment réaction-
naires, des polémistes ont estimé que des textes habilement
découpés et commentés de la « Correspondance de Marx
et Engels » publiée en 1913 par Bebel et Bernstein, pro-
duiraient un effet décisif. .
Il s'agissait des lettres, familières échangées entre- les
deux grands socialistes allemands et plus particulièrement
de celles qui le furent au début de la guerre de 1870, de
juillet à septembre, lettres qui sont encore tout à fait
inconnues en France.
Nous examinerons dans quelles conditions ces lettres
ont été écrites et à quelle période bien définie de la
guerre de 1870 elles correspondent. Nous constaterons
d'autre part, combien il est essentiel pour émettre un juge-
ment sérieux, de compléter et de corriger la lecture de ces
lettres par d'autres documents de la même époque, notam-
ment par les Manifestes de l'Internationale et par les lettres
de Marx écrites non plus dans la t période bonapartiste» de
la guerre, mais dans la véritable période de la Défense
Nationale — de la proclamation de la République jusqu'en
février 1871.
Mais même en s'en tenant aux seules lettres publiées sur
la guerre, dans le volume édité par Bebel et Bernstein,
allant du 20 juillet au 16 septembre 1870, il n'est pas pos-
sible lorsqu'on a sous les yeux non des passages tronqués,
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mais les textes in-extcnso, de ne pas reconnaître qu'on n'y
xiste ». Mais il n'y avait eu là qu'un procès général de tendance,
sans qu'on accusai Marx personnellement d'avoir été « pangerma-
niste «!
AVANT-PROPOS . » •
{
trouve nulle part la manifestation d'un sentiment chau-
vin allemand, ni le moindre « pangermanisme ». La préoc-
cupation que ces lettres accusent, comme d'ailleurs tous-
lés écrits de Marx et d'Engels, c'est une préoccupation
exclusivement communiste et révolutionnaire, un « panso-
cialisme » ardent, un souci passionné et pour ainsi dire
unique de l'avenir du mouvement prolétarien dans le-
monde, avec ce dévouement exclusif pour le Socialisme qui
domine la vie de Marx et auquel son vieil adversaire
Bakounine a rendu lui-même un éclatant hommage (1).
Mais en même temps le souci de la liberté et de l'indé-
pendance des peuples, de la France en particulier, s'y
manifeste avec une force incontestable pour tout lecteur-
dé bonne foi. 11 éclate dans la violente hostilité qu'il mani-
feste contre tous les projets de conquête de l'Alsace-Lor-
raine, conçus et réalisés par l'homme que Marx a com-
battu toute sa vie, avec lequel jamais il ne voulut transiger
— le « Chancelier de fer », M. de Bismarck. A la lumière
des faits et des documents, tous les esprits impartiaux,
qu'ils aient ou nan des sympathies pour le socialisme,
estimeront avec M. Victor Basch que « les accusations
lancées par tel survivant des vieilles querelles de l'Inter-
nationale (2i et par tel renégat arriviste, accusations évi-
(1) lin 1869, l'illustre écrivain révolutionnaire russe Herzen avait
reçu une lettre de Bakounine où celui-ci appelait Marx un « géant ».
Etant donné la tension de leurs rapports, Herzen s'en étonna et
alors Bakounine lui répondit : « Pourquoi je l'ai appelé un géant f
Parce qu'en équité, il est impossible de nier sa grandeur. Je ne
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puis pas nier les services immenses qu'il a rendus au Socialisme,
qu'il a servi sagement, énergiquernent et localement depuis 25 ans
que je le connais, ni sa supériorité sur nous tous, à cet égard. Il cr
été l'un des fondateurs de l'Internationale. C'est là, à mon avis,
un mérite éminent, que toujours je reconnaîtrai, quelle que soit
son altitude à notre égard ». Publié dans la revue russe le Mir
Boje, janvier 1907.
'2, Allusion à M. James Guillaume, disciple et compagnon de-
luttes de Bakounine, auteur en 1915 d'un violunt pamphlet, Kart
I» LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
lIIilllH
demment accueillies par les ennemis du socialisme, cons-
titueront une des plus audacieuses falsification» de doctrine et
de textes dont l'histoire nous offre un exemple » (1).
Il nous suffira donc contre de semblables procédés de
polémiques, de répondre en mettant sous les yeux du
public qui ne les connaît pas les pièces du procès, tous les
documents que nous possédons — sans coupures tendan-
cieuses, ni interpolations, sans interprétations menson-
gères ou abusives.
,Nous examinons tout d'abord et d'une manière généraie
l'attitude et les sentiments de Marx à l'égard du prolétariat
et du socialisme français, l'influence qu'ils eurent l'un et
l'autre sur la formation de sa pensée. Nous étudierons
ensuite quelle fut son attitude en face de tous les grands
Marx pangermanisle, qui amorça toute la campagne. A la différence
du fondateur de l'Internationale, dont tonte la vie n'a été qu'un
âpre combat — combat contre la société capitaliste, combat contre
la maladie et la misère — M. James Guillaume, après quelques
courtes années d'action militante, ne connut pendant 40 ans que
l'existence banale d'un petit bourgeois suisse bien tranquille, pen-
sionné par DOS gouvernants pour des travaux historiques d'ailleurs
estimables, — car chaque fois qu'il ne parlait pas de l'histoire du
mouvement ouvrier moderne, il était généralement capable d'objec-
tivité scientifique. Mais l'épisode de sa lutte contre Marx remplissait
son esprit. Une anecdote montrera à quel point cela est vrai. Au
moment du procès des militants syndicalistes du bâtiment, traduits
en janvier 1912 devant le Tribunal correctionnel de la Seine,
Edouard Vaillant, venu pour témoigner en faveur des travailleurs
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poursuivis, se trouva dans un couloir du Palais rie Justice, en face
de James Guillaume. Depuis de longues années ils ne s'étaient p»s
rencontrés et on était bien loin des querelles entre hakouninistes
et marxistes en 1872... Néanmoins, James Guillaume s'approchant
de l'ancien membre de la Commune, ne trouva pas autre chose à
lui dire qnc ceci : « Pourquoi donc, citoyen Vaillant, m'avez-vous
exclu de l'Internationale au Congre» de La Hai/e? » L'histoire ne
remontait qu'à 39 ou 40 années! Edouard Vaillant qui sur le
moment me conta l'anecdote en était littéralement stupéfait; elle
dépeint admirablement une mentalité.
(1) La Victoire du 2 mai 1916.
AVAMT-PROT-O» 7
problèmes de la politique internationale de «on temps* —
telle que cette attitude apparaît à la fois dans ses actes
publics, dans ses livres et ses articles, dans les Manifestes
de l'Internationale rédigés par lui, comme dans sa corres-
pondance avec Engels ou encore avec Kugelmann, '\
Cette étude historique a on intérêt d'actualité d'autant
plus grand que presque tous les grands problèmes de
la politique étrangère de 184S à 1880 se posent à non-
veau aujourd'hui. Nous verrons enfin quelle fut, devant
les événements tragiques de 1&70-7J, l'action réelle du
fondateur de 1' « Association Internationale des Travail-
leurs », son attitude à l'égard de la nation française toute
entière, luttant héroïquement pour son indépendance et
pour l'intégrité du territoire national, aussi bien que les
principes qui l'inspirèrent comme « leader » de l'Interna-
tionale.
Cette mise au point, rigoureusement objective, est d'au-
tant plus nécessaire que la plus extraordinaire légende ris-
querait de se créer pour les besoins d'une certaine propa-
gande. C'est ainsi qa'o-n; pouvait lire dans de récentes
gloses sur Jeanne d'Arc, dues à la plume du brillant, mats
très réactionnaire écrivain qa'est mon collègue M. Maurice
Barrés, »n étrange et paradoxal développement sur « les
peuplades germaniques, brutales, pédante» et disciplinées
par des soldais et ées professeurs qui leur sonnent le ral-
liement autour des autels de Thor, dans les forêts d'Armi-
nius, po»F les mener à lia conquête du momte par une
route encore courte et déjà semée de monuments colos-
saux, d'ordre artistique, philosophique', mftil&ire, éeono^
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mrque, les deux Faust, Fflégéiianisme, le Marxisme^ le
Wagnérisme, les doctrines de son grand Etat-Major et de-
Nietzsche » (1).
(I) Que nous voilà loin des œuvres premières de M. Barrés» de
8 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
\'
Et plus récemment encore dans ses Diverses Familles
spirituelles de ta France, où il a d'ailleurs consacré de
belles pages aux socialistes morts au combat, le même
écrivain déclare: t Marx recueille cette doctrine (celle de
Metternich (!) sur le culte de la force). Il affirme la même
vérité générale : il n'y a pas de justice » (1). Et deux pages
plus loin il écrit encore: « Ce que Karl Marx rêvait, à
. savoir l'organisation du travail par le pangermanisme ».
L'enseignement de Marx, rapproché de celui de Bern-
hardi ou de Metternich, la doctrine fondamentale du
socialisme moderne qui groupe à travers le monde dix
millions de prolétaires, assimilée à une manifestation
d'hégémonie de l'impérialisme allemand, voilà un des
paradoxes les plus monstrueux dont la guerre ait favorisé
l'éclosion chez des adversaires passionnés de la démocratie
et du socialisme. On voudrait le faire accepter d'un public
inaverti dont on exploite uniquement les passions et la
sensibilité du moment. C'est ce que nous ne permettrons
pas.
A cette caricature de Marx et du Marxisme, nous oppo-
serons, l'histoire en main,legrand philosophe socialiste tel
qu'il fut réellement, sa doctrine et sa pratique constante
en face des problèmes de la politique internationale.
Le 1er mai 1917, notre ami Emile Vandervelde, qui en
même temps que président du Bureau Socialiste Internatio-
nal — et peut-être plus que président de l'Internationale —
est apparu depuis trois ans à maintes reprises comme l'in-
la Claire l'ichon-Picard de l'Ennemi des lois, ramenant toujours
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tout aux théories de Lassalle et de Karl Marx, et d'André Malterfe,
ce héros favori du Barrès de 1892, qui n'avait pas voulu « s'enfer-
mer comme dans une coterie dans sa race », préoccupé de « rompre
l'orgueil national » pour atteindre l'humain et l'universel et qui
était (1er de se proclamer gœthien!
(1) Maurice Barrés, Les diverses familles spirituelles dela France,
p. 200.
AVANT-PROPOS 9
carnation la plus éloquente de la Belgique meurtrie et de
sa revendication nationale, — conduisait au cimetière de
Highgate, à Londres, une délégation de prolétaires belges.
Et là, sur la tombe de Karl-Marx, ils déposèrent des fleurs
qui symbolisaient l'hommage rendu par la Belgique socia-
liste au giand lutteun de l'Internationale en même temps
qu'au défenseur de tous les petits peuples foulés aux pieds.
Et Vandervelde disait:
« A l'heure où tant de consciences inquiètes se cher-
chent elles-mêmes, il nous a plu d'honorer en Karl Marx
notre Ma-ître, le penseur, l'homme d'action, le « citoyen du
monde», qui plus que tout autre socialiste du xixe siècle
fut l'incarnation même de deux principes : le Droit des
Peuples à disposer d'eux-mêmes et le Devoir des prolé-
taires de concerter, d'organiser leur effort •international.
« Que de fois cependant depuis le début de celle guerre,
n'avons nous pas rencontré cette affirmation imbécile que
Marx et le Marxisme devaient être tenus pour responsables
des défaillances et des déviations de la Socialdémocratie
allemande!
« Or s'il est un groupe en Allemagne et dans le reste de
l'Europe, qui ait su conserver au milieu de la tourmente
l'autonomie de sa pensée, l'unité internationale de son
action, la fermeté de sa doctrine, inflexiblement hostile à
toute guerre de magnificence, de domination ou de con-
quête, c'est précisément le groupe des disciples les plus
directs de Marx, des représentants les plus qualifiés du
marxisme ».
Et il ne pouvait en être autrement, car tout l'enseigne-
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ment du fondateur du socialisme moderne commandait
cette attituile à ceux qui se proclament ses disciples.
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CHAPITRE PREMIER
KAIIL M<ARX ET LES PREMIERS SOCIALISTES FRANÇAIS
La culture intellectuelle, toute la formation des idées de
Karl Marx, ont été dès l'abord profondément pénétrées
d'influence française. On peut dire de ce puissant esprit,
essentiellement européen, que dans la maturité de son
génie les influences prédominantes chez lui furent surtout
celles du milieu anglais — où il passa les trente dernières
années de sa vie, — celles de son adolescence et de sa jeu-
nesse ayant été presque dans une proportion égale françai-
ses et allemandes.
Il naquit le 5 mai 1818 à Trêves, sur cette partie de la
province rhénane, qui avait été comprise dans le terri-
toire de la République, puis de l'Empire français jusqu'en
Î814. Il y naquit quatre ans après. La Révolution française
y avait laissé des traces indélébiles. C'était, selon l'expres-
sion de W. Sombart, « une ville plus qu'à moitié fran-
çaise » (l).
Karl Marx était originaire d'une famille juive, très ins-
truite, dont la branche maternelle, les Presbourg, Israélites
hongrois émigrés en Hollande, avait donné de nombreu-
ses générations de savants talmudistes. Le père de Marx
s'était converti au, christianisme et cet acte, que Wilhelm
Liebknecht a cru devoir expliquer par les mesures de
(1) \V. Sombart, Le Socialisme et le Mouvement Social au XIX'
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siècle, p. 85.
d2 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MAKXISME
persécutions dont les juifs étaient victimes, paraît, bien au
contraire, avoir été, chez ce voltairien pénétré tout entier
de la pensée des philosophes français du xvme siècle, une
manifestation de sa volonté « de s'élever à la culture euro-
péenne et surtout française », comme disait Henri Heine,
en même temps que de son désir de s'affranchir du clérica-
lisme juif.
Trêves avait été jusqu'en 1814, le chef-lieu du départe-
ment français de la Sarre. On y parlait partout notre
langue et, dans la famille de Marx, elle était presque
aussi couramment employée que l'allemand. Etç ainsi que
l'observe encore Sombart, « ce qui frappe, c'est le cachet
international de cette famille ». Après de fortes études de
droit et de philosophie aux Universités de Bonn et de Ber-
lin, Marx passait son doclorat à. l'Université d'iéna avec
une thèse sur Démocriteet E/iicure, dans laquelle, en appro-
fondissant le point de vue delà gauche hégélienne, il avait
rejoint chez les grands philosophes grecs le matérialisme
français du xvme siècle. Le flot réactionnaire qui passe alors
sur les Universités prussiennes l'oblige à renoncer à la car-
rière universitaire et bientôt il entre dans l'action, comme
journaliste. Dès 1842, les jeunes radicaux des provinces
du Rhin, confient la rédaction en chef de leur organe, la
GazeMe Rhénane, au représentant de l'extrême-gauche hégé-
lienne : il a vingt-quatre ans. Dans la courte période où il
la dirigea, nous y relevons plusieurs articles pleins d'éloges
de Saint-Simon et Fourier. Bientôt les autorités-prussien-
nes suppriment l'audacieuse feuille et Marx vient à Paris-
Ainsi que Charles Andler l'a montré dans son savant
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commentaire du Manifeste Communiste et de ses origines,
l'influence révolutionnaire française avait été profonde
sur les premières sociétés de communistes allemands, la
Fédération des Bannis, de Jacob Venedey et Théodore Schus-
ter qui agit, de 1834 à 1836, d'accord avec la Société des
KARL MAHX ET LES PRKM1EHS SOCIALISTES FRANÇAIS 13
Droits de l'Homme, et la Fédération des Justes du tailleur
Wilhelm Weitling en rapports étroits avec la Société' des
Saisons de Barbes et Blanqui, de 1836 à 1839 et qui, pro-
fondément influencée par Cnbetet Fourier, en même temps
que par Buonarotti, rejoint Babeuf. De telle sorte que
Charles Andler a pu dire que « la démocratie socialiste
française fut l'institutrice du prolétariat allemand ».
C'est en 1843 que Karl. Marx vient à Paris. Il y fait
partie de ce groupe d'écrivains réuni autour d'Arnold
linge, qui publie les Annales Franco-Allemandes et dont la
préoccupation essentielle est de « sceller l'alliance intellec-
tuelle de la France et de l'Allemagne » (1). « Marx et
Engels — ils se rencontrèrent pour la première fois à Paris
en 1844 — estimaient, écrit encore Andler, que l'Allemagne
représentait la pensée émancipatrice du monde, tandis que
la France, vouée aux révolutions et aux guerres, en repré-
sentait l'affranchissement pratique. Ils crurent nécessaire
d'unir la pensée et l'acte, d'éclairer l'activité française par
la critique allemande, de rendre efficace la pensée germanique
par l'apprentissage de l'énergie prolétarienne française » (2).
Dès 1843 Marx déclare dans les Anna/es que, « c'est au
chant du coq gaulois que se produira la révolution allé—
mande ».
Marx, qui était depuis peu marié et avait amené sa jeune
et belle femme, Jenny Von Wesphalen, avec lui il Paris,
vivait alors en intimes relations avec Heine, Proudhon,
Cabet et Bakounine, ce dernier venu lui aussi depuis peu
se réfugier de Russie à Paris. Avec Proudhon, en par-
ticulier, les relations de Marx furent alors étroites et il a
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rappelé « leurs longues discussions souvent prolongées
(1) Charles Andler. Le Manifeste Communiste, introduction his-
torique et commentaire, p. 177.
(2) Idem, p. 178.'
14 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
toute la nuit » (1). Peu de temps avant la publication de
sa célèbre Philosophie de la Misère, Proudhon l'annonçait
à Marx, dans une lettre très détaillée où entre autres
choses, se trouvaient ces paroles; « J'attends votre férule
critique ». Mais celle-ci s'abattit sur les doigts de Pierre-
Joseph dans la terrible Misère de la Philosophie avec tant de
rigueur, que, ainsi que l'écrit Marx, non sans quelque
mélancolie, semble-t-il, « elle brisa à tout jamais notre
amitié ».
Dans toute cette période de sa jeunesse, les grands
utopistes français, Saint-Simon et Fourier, exercent la
plus grande influence sur la formation intellectuelle de
Marx, qui évolue de plus en plus nettement du radicalisme
d'avant-garde au socialisme communiste, il rend avec
éclat hommage à ces grands précurseurs français de sa
doctrine. De même, malgré l'impitoyable critique qu'il
fait de sa conception petite bourgeoise, il sait reconnaître
les, mérités de Proudhon. Vingt années plus tard, il
écrira à ce sujet: « Dans son livre Qu'est-ce que la Pro-
priété? Proudhon est à Saint-Simon et à Fourier, à peu
près ce que Feuerbach est à Hegel. Comparé à Hegel, Feuer-
bach est bien pauvre. Pourtant après Hegel, il fit époque,
parce qu'il accentuait des points désagréables pour la con-
science chrétienne et importants pour le progrès de la
critique philosophique, mais laissés par Hegel dans un clair-
obscur mystique ». Et il loue fort en Proudhon sa virtuo-
sité à se moquer « du plat sens commun bourgeois, sa
critique corrosive, son amère ironie, avec ça et là un sen-
timent de révolte profond et vrai contre les infamies de
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l'ordre des choses établi, son esprit révolutionnaire » (2).
(1) Misère de la Philosophie par Karl Marx, appendice, p. 257.
Il est à noter que Marx, selon l'usage de nombreux Allemands du
xvill' siècle, a écrit ce livre en français. C'est d'un « pangerma-
niste » un peu spécial!
(2) Idem, p. 254.
KARL MARK ET LES PREMIERS SOCIALISTES FRANÇAIS 15 .
T7T
Entre temps, les Annales avaient cessé de paraître et les
réfugiés allemands de Paris publiaient un périodique d'une
couleur plus accentuée, le Vorwdrts, sous la direction
de Marx avec la collaboration de Henri Heine, de Bakou-
nine, d'Arnold Ruge, de Herwegh et où le gouvernement
prussien était l'objet des plus violentes attaques. Le cabinet
de Berlin, par l'intermédiaire de son ambassadeur, l'illustre
géographe Alexandre de Humboldt, adressait là-dessus,
de véhémentes protestations au gouvernement français.
Cédant à ces instances en janvier 1845, Guizot supprimait
le journal et expulsait Marx de France.
Il gagna Bruxelles où il devait demeurer trois ans. C'est
là qu'en collaboration avec Engels, il va rédiger l'immor-
tel Manifeste du Parti Communiste, dont un critique peu sus-
pect de bienveillance pour le socialisme allemand a pu
écrire que « fidèle au matérialisme économique, où se résume In
philosophie prolétarienne », il « fonda la méthode révolution-
naire éternelle » (1).
Rarement synthèse fut plus dégagée de tout préjugé ou
de toute préférence nationale, plus hautement internatio-
naliste. On se rappelle le fameux passage, si souvent cité
— et d'ailleurs si mal interprété — sur le patriotisme:
« On accuse les communistes de vouloir abolir la patrie, la
nationalité. Les ouvriers n'ont pas de patrie, on ne peut leur
ravir ce qu'ils n'ont pas ».
Pour saisir la pensée de Marx et ne pas l'interpréter
comme l'expression d'un antipatriotisme idéologique et
abstrait, à la première manière de Gustave Hervé, dont son
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réalisme puissant n'aurait jamais pu s'accommoder, il faut
nécessairement compléter ces phrases par celles (jui sui-
vent : « Comme le prolétariat de chaque pays doit en pre-
mier lieu conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe
(1) Manifeste Communiste, par Ch. Andler, p. 209.
•10 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
maîtresse de la nation, il est par là national, quoique nul-
lement dans le sens bourgeois ». Etquelques lignes plus bas:
« Abolissez l'exploitation de l'homme par l'homme etvous.
abolissez l'exploitation d'une nation par une autre nation ».
Du pointde vue qui nous intéresse plus particulièrement,
le Manifeste contient un passage caractéristique sur « Le
Socialisme allemand ou le Vrai Socialisme ». Alors que
Marx et Engels parlent avec tant de respect des grands
utopistes français et anglais, Saint-Simon, Fourier etOwen,
ils n'ont pas de sarcasmes assez-âpres ni assez d'invecti-
ves contre cette « sale littérature » qu'est à leurs yeux ce
« Socialisme allemand » de Karl Grun et Cie, qui « proclame
la nation allemande la nation normale et le philistin allemand
l'homme normal », et qui « à toutes ces infamies de cet homme
normal donne un sens occulte, un sens supérieur et socialiste qui
les faisait tout le contraire de ce qu'elles étaient ».
En revanche le Manifeste Communiste est profondément
influencé par tous les écrivains et penseurs socialistes fran-
çais de la première moitié du xixe siècle comme par les
grands philosophes du xvme siècle. Son inspiration, de
l'avis de réminent historien marxiste Franz Mehring, « on
ne peut la trouver que dans les matérialistes français du
xvme siècle, comme d'Holbach et Helvetius, dans les his-
toriens de la Révolution et du Tiers-Etat comme Michelet
i et Augustin Thierry, dans les grands utopistes comme
Saint-Simon et Fourier » (1). Et Mehring ajoute : « Marx
tient des premiers l'application du matérialisme à la
révolution socialiste ; des autres l'importance de la lutte de
classe comme moteur du progrès historique ; des derniers,
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la critique de la société bourgeoise ».
C'est dire jusqu'à quelles profondeurs, le socialisme
(1) Le Manifeste Communiste, par Mehring, dans le Mouvement
socialiste du 8 février 1902.
KARL MAUX ET I.ICS PREMIERS SOCIALISTES FRANÇAIS
17
marxiste plonge ses racines les plus puissantes dans le
premier mouvement socialiste français : il en est en réalité
l'héritier — direct, — mais un héritier qui ne s'est pas
contenté de vivre oisif sur l'héritage « que lui ont laissé
ses parents », et qui, à force de « retourner le champ »,
selon les méthodes même de la science moderne, en a mer-
veilleusement accru la valeur et la fertilité.
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JEAN LONGUET
CHAPITRE II
LA RÉVOLUTION DE 1848 J LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS;
L'UNITÉ ALLEMANDE; LA POLOGNE ET LE PANSLAVISME
Cependant on voyait se manifester dans toute l'Europe
les prodromes de la révolution de 1848. Bien à l'avance,
Marx en avait eu la très nette perception.
Le 12 octobre 1847, nous trouvons de lui dans l'organe
des réfugiés allemands à Bruxelles, cette phrase savou-
reuse : « Le peuple, enfant robuste, mais malicieux, ne
laisse ni les rois maigres ni les rois gras se moquer de
lui » (1). Le 24 février 1848, le mouvement éclatait à Paris
et se répandait bientôt hors de nos frontières.
La révolution rouvrit les portes de la France à Karl
Marx. Au lendemain même de la victoire du peuple pari-
sien, c'était l'un des membres du gouvernement provisoire,
son vieil ami de la Réforme, Flcfcon, qui « invitait le brave
et loyal Marx » à revenir dans un pays « d'où la tyrannie
l'avait banni et où il recevrait l'accueil fraternel réservé à tous
ceux qui luttaient pour la cause sainte de la fraternité de tous
les peuples » (2).
Marx allait partir de Bruxelles au moment où le gouver-
nement belge lui envoya ses policiers, qui le mirent en
état d'arrestation. Dans une véhémente lettre adressée à la
(1) Deutsche Brusseler Zeilung, 12 octobre 1847.
(2) John Spargo, Karl Marx, his life and work, New York,
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Huebsch, p. 106.
LA RÉVOLUTION DE 1848 <9
Réforme, qui l'inséra dans son numéro du 8 mars 1848,
il dénonçait l'entente dés bourgeois « libéraux » censitaires
de Belgique avec la réaction internationale et les procédés
brutaux dont il avait été victime:
/
Monsieur le Rédacteur,
En ce moment, le gouvernement belge se range tout â fait
du côté de la politique de la Sainte-Alliance. Sa fureur réac-
tionnaire tombe sur les démocrates allemands avec une brutalité
inouïe. Si nous n'avions pas le cœur trop navré des persécu-
tions dont nous avons été spécialement l'objet, nous ririons
franchement du ridicule que se donne le ministère RogierT en
accusant quelques Allemands de vouloir imposer la république
aux Belges, malgré les Belges. Mais c'est que, dans le cas spé-
cial auquel nous faisons allusion, l'odieux l'emporte sur Iç
ridicule.
D'abord, Monsieur, il est bon de savoir que presque tous les
journaux de Bruxelles sont rédigés par des Français qui se sont
pour la plupart sauvés de la France pour échapper aux peines
infamantes dont ils étaient menacés dans leur patrie. Ces Fran-
çais ont le plus grand intérêt à défendre dans ce moment l'in-
dépendance belge, qu'ils avaient tous tidhie en 1833. Le roi,
le ministère et leurs partisans se sont servis de ces feuilles
pour accréditer l'opinion qu'une révolution belge dans le sens
républicain ne serait que la contre-façon d'une Francequillon-
nerie (1) et que toute l'agitation démocratique qui se fait dans
ce moment sentir en Belgique avait été seulement provoquée
par des Allemands exaltés.
Les Allemands ne nient nullement qu'ils se sont franchement
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associés aux démocrates belges et ils l'ont fait sans exaltation
aucune. Aux yeux du procureur du roi, c'était exciter les
ouvriers contre les bourgeois, c'était rendre suspect aux Belges
(l) Francequillon ou Fransquillon, terme que les Belges flamin-
gants emploient dans un sens quelque peu péjoratif pour désigner
les Français.
20 LA POLITIQUE INTEKNATIONALE DÛ MAHXISME
un roi allemand qu'ils aiment tant, c'était ouvrir les portes
de la Belgique à une invasion française.
Après avoir reçu, le 3 mars, a cinq heures du soir, l'ordre
de quitter le royaume belge dans le délai de vingt-quatre heu-
res, j'étais occupé encore, dans la nuit du même jour, a faire
mes préparatifs de voyage, lorsqu'un commissaire de police,
accompagné de dix gardes municipaux, pénétra dans mon
domicile, fouilla toute la maison, et finit par m'arrêter, sous
prétexte que je n'avais pas de papiers. Sans parler des papiers
très réguliers que M. Duchûtel m'avait remis en m'expulsant
delà France, je tenais en main le passeport d'expulsion que la
Belgique m'avait délivré il y avait quelques heures seulement.
Je ne vous aurais pas parlé. Monsieur, de mon arrestation et
des brutalités que j'ai souffertes, s'il ne s'y rattachait une cir-
constance qu'on aura peine à comprendre, même en Autriche.
Immédiatement après mon arrestation, ma femme se fait
conduire chez M. Jot.trand, président de l'Association démo-
cratique de Belgique, pour l'engager à prendre les mesures
nécessaires. En rentrant chez elle, elle trouve a la porte un
sergent de ville, qui lui dit, avec une politesse exquise, que si
elle voulait parler h. M. Marx, elle n'aurait qu'à le suivre. Ma
femme accepte l'offre avec empressement. On la conduit au
bureau de police, et le commissaire lui déclare d'abord que
M. Marx n'y était pas"; puis il lui demande brutalement qui
•elle était, ce qu'elle allait faire chez-M. Jottrand et si elle avait
ses papiers sur elle. Un démocrate belge, M. Gigot, qui avait
•suivi ma femme au bureau de la police avec le garde municipal,
•se révoltant des questions à la fois absurdes et insolentes de ce
commissaire, est réduit au silence par des gardes qui s'empa-
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rent de lui et le jettent en prison. Sous le prétexte de vagabon-
dage, ma femme est amenée à la prison de l'Hôtel de Ville et
enfermée avec des femmes perdues, dans une salle obscure. A
onze heures du matin, elle est conduite en plein jour, sous
toute une escorte de gendarmerie, au cabinet du juge d'ins-
-truction. Pendant deux heures, elle est mise au secret, malgré
les plus vives réclamations qui arrivent de toutes parts. Elle
LA RÉVOLUTION DE 1848 2l
reste là exposée à loute la rigueur de la saison et aux propos
les plus indignes des gendarmes.
Elle parait enfin devant le juge d'instruction, qui est tout
étonné que la police, dans sa sollicitude, n'ait pas arrêté éga-
lement les enfants en bas-âge. L'interrogatoire ne pouvait être
que factice, et tout le crime de ma femme consiste fin ce que,
bien qu'appartenant àj'aristocratie prussienne (1), elle partage
les sentiments démocratiques de son mari.
Je n'entre pas dans Ions les détails de cette révoltante
affaire. Je dirai seulement que, lorsque nous étions relâchés, les
vingt-quatre heures étaient justement expirées, et qu'il nous fal-
lait partir sans pouvoir seulement emporter les effets les plus
indispensables.
- Charles MARX,
Vice-président de l'Association démocratique de Bruxelles
Le « brave et loyal Marx » fut reçu chaleureusement à
Paris, lorsqu'il y rentra dans les premiers jours de mars
1848. Au même moment,, ses amis d'Angleterre, les géné-
reux Ghartistes étouffaient, dans l'œuf les projets d'interven-
tion contre-révolutionnaire des conserviileurs anglais, qui,
effrayés par les journées de février, songeaient à déclarer
la guerre à la France, pour rétablir sur leur trône les d'Or-
léans. D'immenses meetings avaient lieu à Londres et en
province, où les grands orateurs chartistes, Fergus O'Con-
nor et Ernest Jones étaient acclamés par des foules
enthousiastes aux. cris de « Vive la République! Vive la
France! » (2).
Cependant le peuple de Berlin se soulevait contre les
Hohenzollern et obligeait le vieux roi Frédéric-Guillaume
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(1) Mme Marx était née Jenny Von WeMphalen, ainsi qut nous
l'avons indiqué plus haut, son père appartenant à la noblesse alle-
mande, sa mère à une illustre famille noble d'Ecosse apparentée aux
Campbell.
(2) Spargo, p. 137.
~'i LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
à se découvrir devant les cadavres des insurgés tombés sur
les barricades. Simultanément Vienne, voyait sa révolution
un moment victorieuse des Habsbourg.
Victoires, hélas! éphémères. Après une année mouve-.
mentée, Ja contre-révolution, partout, releva la tête et
reprit l'offensive.
A Dresde, l'insurrection à laquelle Bakounine prenait
une part importante, fut rapidement écrasée, grâce au
concours que les troupes prussiennes apportèrent au roi
de Saxe, d'abord désemparé. Dans le sud de l'Allema-
gne, le mouvement révolutionnaire fut beaucoup plus
important, surtout dans le grand-duché d"e Bade. Les régi-
ments badois se soulevaient du 9 au 12 mai 1849, à Bade,
Rastadt et Loerrach, appuyés par le peuple de Carlsruhe
et deFribourg et le grand-duc devait s'enfuir à Francfort.
Un gouvernement républicain était constitué et faisait
alliance avec les radicaux du Palatinat bavarois et du Wurt-
temberg. Les troupes révolutionnaires où combattaient
Liebkriecht, Engels, Struve, étaient commandées par les
généraux polonais Mieroslawsky et Snayde — fait signifi-
catif et qui dit assez le caracV-ie largement européen de ce
mouvement, patriotique, internationaliste et démocrati-
que tout à la fois.
Malheureusement contre les redoutables troupes prus-
siennes, les milices de l'Allemagne du sud ne purent pas
tenir longtemps. Le jour même où se constituait le gouver-
nement provisoire de Carlsruhe sous la présidence de
Brentano —- le 14 juin 1848 — le général prussien Hirsch-
feld envahissait le grand-duché. Le 21, il battait les insur-
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gés à Waghœusel, le 1er juillet il investissait Rastatt, puis
Carlsruhe, où le 18 août, il réinstallait dans sa capitale le
grand-duc. Une répression féroce suivait.
Après un court séjour à Paris, fidèle à son devoir de mili-
tant, Marx était rentré à Cologne pour prendre la direction
x LA RÉVOLUTION DE 1848 23
de la Nouvelle Gazelle Rhénane dont le programme était ainsi
résumé par Engels : Une république allemande une et indivisi-
ble, la guerre contre la Russie pour la reconstitution de la Pologne.
C'était évidemment les buts poursuivis par toute la
démocratie qui voulait ardemment réaliser son unité natio-
nale conformément au vœu profond et tenace de toute l'Al-
lemagne — mais qui la concevait sous une tout autre
forme que celle où elle devait être faite par les Hohenzol-
lern — sous la domination du militarisme et des hobereaux
prussiens.
- Le patriotisme démocratique dont est pénétrée la Nou-
vel/e Gazette Rhénane n'est à aucun degré du chauvi-
nisme. Et c'est avec tout le prolétariat et toute la démocratie
européenne qu'elle poursuit l'idée d'une croisade des peuples
de l'Occident contre le tsarisme qui alors se confond avec le
peuple russe tout entier. Qu'on se rappelle au même
moment les 200.000 ouvriers de Paris, défilant sur la place
de l'Hôtel de Ville aux cris de : « Vive la Pologne! » et qui
eux aussi réclament la déclaration de guerre immédiate à
la Russie.
Malgré les tristes souvenirs des guerres napoléoniennes
le patriotisme de Marx et de ses amis n'a aucune pointe
tournée contre la France, ni contre la liberté d'aucun
peuple. Il est capable de s'exprimer sur le compte des
Allemands eux-mêmes avec une liberté d'esprit et une
sévérité qui sont aux antipodes du chauvinisme. Il suffira
de citer à cet égard un article caractéristique que la
Nouvelle Gazette Rhénane publia le 17 juin 1848, un « édi-
torial » non signé, mais dû certainement à la plume de son
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rédacteur en chef Karl Marx. Il est intitulé: Révolution
Nationaleet consacré plus particulièrement au soulèvement
des Tchèques contre l'Autriche.
Il n'a jamais à ce jour, à notre connaissance, été traduit
de l'allemand — et est regrettable.
24 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
« En Bohême se prépare un nouveau massacre comme en
Pologne. La soldatesque autrichienne a étouffé dans le sang
des Tchèques la possibilité d'une existence paisible entre Alle-
mands et Bohémiens.
« Le prince Windischgràtz fait diriger des canons sur le
Wissherad et le Hradschin et sur Prague. On concentre les
troupes et on prépare un coup de main contre le congrès slave.
« Le peuple apprend ces préparatifs. Il se porte en foule
devant la maison du prince et demande des armes. On les lui
refuse. L'énervement augmente, la foule armée et non armée
grandit de plus en plus. Soudain, un coup de fusil part de
l'auberge située en face du palais du commandant et la prin-
cesse Windischgràtz tombe, mortellement blessée. Aussitôt,
on donne l'ordre d'attaquer, les grenadiers s'avancent et le
peuple est refoulé. Mais partout se lèvent des barricades qui
empêchent les troupes d'a*'ancer. On amène alors les canons
qui démolissent les barricades. Le sang coule à torrents. On
lutte toute la nuit du 12 au 13 et même encore dans la jour-
née du 13. Les soldats réussissent enfin à occuper les rues les
plus larges et à refouler le peuple dans les quartiers plus
étroits où l'on ne peut pas se servir de l'artillerie.
« Voilà ce que nous savons jusqu'ici. On ajoute encore que
beaucoup de membres du Congrès slave ont quitté la ville sous
une forte escorte. Les troupes auraient donc remporté une
victoire partielle.
« Que la révolte finisse comme on -voudra, la seule issue
maintenant, c'est une guerre d'extermination des Tchèques
conlre les Allemands!
« Les Allemands ont à expier, dans leur révolution, les
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péchés de tout leur passé. Ils les ont expiés en Italie. A Posen,
ils se sont attirés de nouveau la malédiction de toute la Polo-
gne. El aujourd'hui, la Bohême vient s'y joindre. Les Fran-
çais ont su se conserver de la reconnaissance et dela sympa-
thie même dans les pays où ils étaient venus en ennemis. Les
Allemands ne sont approuvés nulle part, nulle part ils ne
rencontrent de sympathies. Même lorsqu'ils r'iennent en
apôtres généreux de la paix, on les repousse avec dédain.
LA RÉVOLUTION DE 1848 25
« Et l'on a raison. Une nation qui de tout temps s'est
faite l'instrument de l'oppression de toutes les autres nations,
doit prouver d'abord qu'elle a réellement fait sa révolution.
Elle doit le prouver autrement que par des demi^révolutions
qui n'ont d'autres résultats que de laisser substituer sous d'au-
tres formes l'ancienne indécision,, l'ancienne faiblesse et l'an-
cienne incohérence. Des révolutions où un Radetzky reste à
Milan, un Colomb, et un Steinacker à Posen, un Windischgrâlz
à Prague, un Huser à Mayence, c'est comme si rien ne s'était
passé.
« Surtout par rapport aux peuples voisins, l'Allemagne
révolutionnée devait renier tout son pusse. En même temps
qu'elle proclame s'a propre liberté, elle doit proclamer- la
liberté des autres peuples qu'elle avait opprimés jusqu'ici.
Et qu'est-ce que fait l'Allemagne révolutionnée ? Par la solda-
tesque allemande, elle ratifie l'antique oppression de l'Italie,
de la Pologne et maintenant aussi celle de la Bohême. Les
Kaunitz et les Metternich sont complètement justifiés.
Et les Allemands demandent encore que les Tchèques aient
confiance en eux ? Et l'on en veut aux Tchèques de ce qu'Us
ne veulent pas se joindre à une nation qui pendant quelle se
libère elle-même, opprime et maltraite d'autres nations ? (1).
On leur en veut de ce qu'ils ne veulent pas participer à une
assemblée telle que notre triste et languissante «.Assemblée
nationale » qui tremble devant sa propre souveraineté? On
leur en veut de ce qu'ils se détachent de l'impotent gouverne-
ment autrichien, qui dans sa perplexité et son engourdissement
ne semble pas exister, non pas même pour empêcher ou au
moins organiser le démembrement de l'Autriche, mais pour le
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constater? Un gouvernement qui est même trop faible pour
délivrer Prague des canons et des soldats d'un Windischgratz?
(1) Voici sous quelle forme, M. Laskine traduit cette admirable
défense des Tchèques par Marx : « L'avortement du mouvement
tchèque et du congrès de Prague le remplit de joie et il félicite de
tout, cœur les uhlans, les grenadiers, les canonniers et les cuiras-
siers de Windischgraetz d'avoir dispersé à tous les vents les espéran-
ces slaves. » (L'Internationale et le pangermanisme, page 289).
26 LA POCIT1QUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Mais les plus à plaindre ce sont les courageux Tchèques
eux-mêmes! Qu'ils soient vainqueurs ou vaincus, leur perte
est certaine. Par l'oppression quatre fois séculaire de la part
des Allemands qui se continue aujourd'hui dans la lutte des
barricades à Prague, on les a jetés dans les bras des Russes.
Dans la grande lutte entre l'Orient et l'Occident de l'Europe,
qui va éclater bientôt — peut-être dans quelques semaines —
un destin malheureux place les Tchèques à côté des Russes,
du côté du despotisme contre la révolution. La révolution vain-
cra et les Tchèques seront les premiers opprimés par elle!
Aussi ce seront encore les Allemands qui seront cause de la
destruction des Tchèques. Ce sont les Allemands qui les ont
trahis au bénéfice de la Russie » (1).
Cette vigoureuse défense des Slaves de Bohême et l'ex-
trême sévérité avec laquelle l'attftude de l'Allemagne à leur
égard est qualifiée n'empêchent pas Marx et Engels d'enta-
mer dès cette époque la campagne ardente contre le pans-
lavisme qu'ils poursuivront pendant toute leur existence.
Nous en trouvons un vigouieux examen critique dans deux
articles publiés en janvier 1849 par la. Nouvelle Gazette
Rhénatw, articles 'que Franz Mehring croit pouvoir attri-
buer à Engels, mais qui, en tous cas, expriment certaine-
ment la pensée commune des deux inspirateurs du journal.
Ces articles ont été écrits à propos d'une brochure sur le
« panslavisme démocratique » que Bakounine venait de
publier. « Bakounine est notre ami, écrit la Gazette, mais
cela ne nous empêchera pas de soumettre sa brochure à la
critique ».
Nous trouverons dans ces articles très approfondis toute
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une analyse très curieuse des revendications des Slaves du
sud, dont l'intérêt est d'autant plus grand pour nous
(1) Correspondance de Karl Marx et de F. Engels tome III,
page 108.
LA RÉVOLUTION DE 1848 * 27
aujourd'hui que nous avons vu prendre corps et s'affirmer -
des aspirations qui à cette époque étaient encore très
vaguement déûnies par les intéressés eux-mêmes et ne
s'étaient guère élevées au rang de doctrines politiques pré-
cises que par la fantaisie d'écrivains aventureux, tels que
Bakounine.
La première étude débute par une violente critique de
l'impuissance idéologique des démocrates bourgeois avec
leur « phraséologie à la Lamartine »,qui, pour cacher leur
impuissance et leur passivité en face des événements, se
répandent en « idées exaltées sur la fraternité universelle des
peuples, la république des Etats-Unis d'Europe » et ne font
rien de ce qu'il faut pour sauvegarder la révolution, alors que
« partout des Parlements réactionnaires la détruisent » et
que la « contre-révolution triomphe à Naples, à Vienne et à
Berlin ». Aussi l'opinion démocrate de l'Occident ne se laisse-
t-elle plus prendre à ces phrases. Par contre dans l'Europe
orientale, elles produisent toujours leur effet et sont repré-
sentées parles» panslavistes démocrates des différentes
nationalités slaves ». Et l'auteur de l'étude cite le début de
la brochure de Bakounine où il affirme son programme:
« Plus de guerre de conquête, mais faisons la dernière
guerre jusqu'au bout, menons le bon combat de la révolution
jusqu'à la délivrance définitive de toutes les nations ! A bas les
frontières artificielles élevées par la violence dans les congrès
des despotes, suivant des nécessités soi-disant historiques,
géographiques, commerciales et stratégiques ! Il ne doit plus y
avoir d'autres frontières que celles érigées par la nature, des
frontières faites dans un sens de justice et de démocratie, que
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la volonté souveraine des nations elles-mêmes a établies en se
basant sur les particularités nationales. Voilà le cri qui retentit
chez tous les peuplés » (1).
(1) Correspondance de Marx et Engels, tome III, page 248.
28 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Tout de suite Marx et Engels, critiquant ce point de
vue sommaire qui, dans l'exaltation révolutionnaire, ne
tient pas compte « des degrés de civilisation si différents
d'où découlent les différents besoins politiques de chaque
nation » et « pense que le mot de liberté » suffit à tout:
« II n'est nullement question de la réalité des faits ou
bien, lorsqu'elle est effleurée, elle est présentée comme
quelque chose de nécessairement condamnable, produit
arbitraire» des congrès de despotes »ou desv< diplomates ».
Et en face de cette réalité mauvaise, on dresse la soi disant
volonté des nations avec son impératif catégorique. Or,
nous avons déjà vu que c'était justement parce qu'elle avait
négligé d'une façon fantastique la réalité des faits que la
soi-disant volonté populaire a été si ignominieusement
dupée ».
Expliquant cet état d'esprit:
« Remarquons que ce romantisme et cette sentimentalité
politique sont très excusables chez les démocrates du cengrès
slave. A l'exception des Polonais — les Polonais ne sont pas
panslavisles pour des motifs faciles à comprendre '— ils appar-
tiennent tous à des nations qui, tels les. Slaves du Sud, sont
devenues nécessairement contre-révolutionnaires, de par leur
position historique ou sont encore très loin d'une révolution,
tels les Busses. Ces éléments démocratisés par une culture
acquise à l'étranger cherchent à mettre d'accord leurs opinions
démocratiques et leur sentiment national slave très prononcé.
Et comme le monde positif, la situation réelle de leur pays, ne
leur offre pas de point d'appui ou seulement un point Ti'appui
fletif, il ne leur reste que le « pays des rêves », le monde des
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illusions — la politique de l'imagination. .Comme ce serait
beau si les Croates, les Pandours et les Cosaques formaient
l'avant-garde de la démocratie européenne, si l'ambassadeur
de la République de Sibérie apportait ses lettres de crédit à
Paris! »
LA RÉVOLUTION DE 1848 29
. Mais la démocratie des nations les plus avancées devra-t-
elle attendre la réalisation de ces « perspectives réjouissan-
tes » ? Engels et Marx ne le croient pas. << En dehors des Polo-
nais, des Russes et peut-être des Slaves des Balkans, aucun des
autres peuples slaves n'a d'avenir devant lui, pour cette raison
bien simple que les premiers éléments historiques, géogra-
phiques, politiques et économiques d'indépendance et de
vitalité leur font défaut. Des nations qui n'ont jamais eu
d'histoire propre, qui, à partir du moment où ils atteignent
le premier degré rudimentaire de civilisation, se trouvent
déjà sous un joug étranger ou qui même n'ont été amenées
à ce degré que par une domination étrangère, n'ont pas de
vitalité et n'atteindront pas à l'indépendance absolue ».
« Tel a été le sort des Slaves autrichiens. Les Tchèques —
nous voulons bien compter avec eux les Moraves et les Slovè-
nes, quoique très différents aux points de vue linguistique et his-
torique — n'ont pas de passé historique propre. Depuis Char-
lemagne, la Bohême est liée à l'Allemagne. Pendant une
période cependant, la nation tchèque s'émancipe et forme le
royaume de la Grande Moravie, mais presque aussitôt elle
retombe sous le joug, pour devenir pendant cinq siècles comme
un jouet que l'Allemagne, la Pologne et la Hongrie se dispu-
tent. Ensuite la Bohême et la Moravie reviennent définitive-
ment à l'Allemagne, tandis que le pays slovaque reste à la
Hongrie. Comment cette nation qui n'existe pas au point de vue
historique pourrait-elle devenir indépendante ? »
Mais les Slaves du Sud?
« Il en est de même des Slaves du Sud. Où est-il le passé
historique des Slovènes illyriens. des Dalmates, des Croates,
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des Schokazes ? Depuis le xi" siècle, ils ont perdu le dernier
vestige d'indépendance politique pour se trouver, tantôt sous la
domination allemande, tantôt sous la domination de Venise,
tantôt sous la domination magyare Croit-on pouvoir, avec ces
, 30 LA POLITIQUE 1TTERNAT10NALE DU MARXISME
lambeaux déchirés de peuples, pouvoir fabriquer une nation
vigoureuse, indépendante, viable ? »
Et le savant critique, indique le grand obstacle qui,
aujourd'hui encore — en 1916 comme en 1849 — se dresse
devant les plans plus ou moins 'chimériques de ceux qui
veulent découper, dépecer la formation historique austro-
hongroise pour constituer à sa place trois ou quatre petits
Etats indépendants:
• Si les Slaves autrichiens formaient une masse compacte,
comme les Polonais, les Magyars, les Italiens, s'ils pouvaient
constituer entre eux un Etat de 15 à 20 millions d'habitants,
leur prétention aurait un caractère sérieux. Mais c'est juste-
ment le contraire qui se produit. Allemands et Magyars sont
enfoncés comme un large coin jusqu'au fond des Carpathes,
presque jusqu'au bord de la mer Noire et ils ont séparé les
Tchèques, les Moravcs et les Slovènes des Slaves du Sud par
une large ceinture de plus de 60 à 80 kilomètres. Au nord de
cette ceinture, il y a cinq millions et demi de Slaves et dans le
sud autant. Entre eux 10 à 12 millions d'Allemands et de
Magyars que l'histoire et la nécessité ont contraint à s'allier ».
Mais, dira-t-on, pourquoi ne pas constituer deux Etats
slaves?
« Qu'on consulte la première ' carte linguistique et qu'on
examine la place des Tchèques et de leurs voisins de même
langue. Ils s'enfoncent dans l'Allemagne comme un coin, mais
en même temps des deux côtés ils sont rongés et repousses par
l'élément germanique. Un tiers de la Bohème parle allemand
et pour 24 Tchèques, il y a 17 Allemands. Les Moravcs sont
fortement mêlés d'Allemands, les Slovaques d'Allemands et de
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Magyars. Dans ce royaume slave régnerait finalement la bour-
geoisie allemande de ses villes. De même encore, les Slaves du
sud sont partout mélangés à des éléments allemands, magyars
et italiens et, quant à leur union avec les Serbes, les Bosniaques
LA RÉVOLUTION DE 1848 31
et les Bulgares, elle se heurte à la haine antique du Slave autri-
chien pour le Slave turc ».
Mais ces considérations ethnographiques — si intéressan-
tes qu'elles soiebt, dans l'enchevêtrement inextricable de
races et de langues qui constitue l'Autriche-Hongrie — ne
sont pas décisives pour la rédaction de la Nouvelle Gazette
Rhénane. Marx et Engels placés en face de cet important
problème politique sont, comme toujours, par dessus tout
préoccupés d'un seul intérêt, fintérêt du socialisme et de la
révolution internationale, auquel ils subordonnent toutes
considérations ethniques et toute préoccupation purement
nationale:
« Tout cela ne déciderait encore en rien la question. Si à
une époque quelconque de leur oppression, ces Slaves avaient
commencé une nouvelle période historique révolutionnaire, ils
auraient prouvé par cela même leur vitalité. A partir de ce
moment la révolution aurait un intérêt à leur affranchisse-
ment et l'intérêt particulier des Allemands et des Magyars
aurait disparu devant l'intérêt plus grand de la révolution
européenne (1).
« Mais jamais il n'en a été ainsi. Les Slaves — nous rappe-
lons à nouveau que nous faisons une exception pour les Polo-
nais — ont toujours été l'élément principal de la Contre-Révo-
lution. Opprimés chez eux, ils étaient à l'étranger, aussi loin
que s'étendait l'infjuence slave, les oppresseurs de toutes les
nations révolutionnaires ».
Et semblant aller au-devant des adversaires malveillants
qui, plus d'un demi-siècle après, devaient les accuser de
chauvinisme allemand, ils déclarent:
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« Que l'on ne nous objecte pas que nous parlons ici dans
(\) Le magnifique développement de l'organisation ouvrière et
socialiste dans la Bohême moderne paraît avoir réalisé - tout au
moins pour les Tchèques — la condition « nécessaire et suffisante »
posée en 1849 par Marx et Engels.
32 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
l'intérêt des préjugés nationaux allemands ! Dans des revues
allemandes, françaises, belges et anglaises nous pouvons prou-
ver que c'est nous, les rédacteurs de la Nouvelle Gazette Rhé-
nane, qui bien avant la révolution de février, avons combattu
énergiquement l'état d'esprit borné des nationalistes alle-
mands. _
« Nous n'avons pas, il est vrai, comme beaucoup d'autres,
déblatéré sottement contre les Allemands, sur de simples racon-
tars, mais par contre nous avons prouve et démontré impi-
toyablement, l'histoire en main, le rôle mesquin que l'Alle-
magne a joué dans le passé, grâce à sa noblesse et à sa
bourgeoisie, à son maigre développement industriel. Toujours
nous avons reconnu le droit des grandes nations occidentales,
l'Angleterre et la France, en face de l'Allemagne attardée.
Mais qu'où nous permette, justement à cause de cela, de ne pas
partager les illusions exaltées des Slaves et de les juger avec
la même sévérité que noiis avons employée à l'égard de notre
propre pays.
« On a jusqu'ici fréquemment dit que les Allemands avaient
été les lansquenets servants du despotisme dans l'Europe
entière. Nous sommes bien loin de nier la participation hon-
teuse des Allemands aux guerres contre la Révolution fran-
çaise de 1792 à 1815, leur participation à l'oppression de
l'Italie depuis 1815 et de la Pologne depuis 1772. Mais qui
était derrière ces Allemands? Qui les employait comme ses
mercenaires ? La Russie et l'Angleterre. Aujourd'hui encore
la Russie se vante d'avoir amené la chute de Napoléon grâce à
ses armées innombrables, ce qui est, en effet, vrai en partie. Ce
qui est certain, c'est que les trois quarts des armées qui repous-
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sèrent Napoléon depuis l'Oder jusque sous les murs de Paris
grâce à leur supériorité numérique, se composaient de Slaves,
de Russes ou de Slaves autrichiens.
« Et de même pour l'oppression des Polonais et des Italiens
par les Allemands ! Au partage de la Pologne participait une
puissance entièrement slave et une autre à moitié slave. Les_
armées qui écrasèrent Kosciuzko étaient composées en majorité
de Slaves. Les armées de Debitsch et de Paskiewitch étaient
presque entièrement des armées slaves.
LA RÉVOLUTION DE 1848 33
« En Italie, les « Tedeschi » (les Allemands) ont subi seuls
pendant de longues années la honte de passer pour les oppres-
seurs, mais encore une fois, de quoi se composaient les années
dont la brutalité a été imputée aux Allemands? C'était encore
des Slaves ».
Tous ces reproches disparaîtraient si les Slaves —comme
cela est arrivé depuis, aussi bien en Autriche qu'en Rus-
sie — s'étaient éveillés à la vie révolutionnaire. Mais il n'en
était encore rien à cette époque:
« Ces reproches seraient superflus et injustifiés si les Slaves
avaient pris sérieusement part au mouvement de 1848, s'ils
s'étaient empressés d'entrer dans le oamp des peuples révolu-
tionnaires. Une seule tentative démocratique hardie, même
lorsqu'elle a été étouffée, éteint dans la mémoire des peuples
des siècles d'infamie et de lâcheté, réhabilite aussitôt une
nation, si méprisée qu'elle soit. Les Allemands l'ont appris
il y a un an.
« Mais tandis que les Français, les Allemands, les Italiens,
les Polonais, les Magyars ont partout levé le drapeau de la
révolution, les Slaves comme un seul homme se sont rangés
sous le drapeau de la Contre-Révolution. En tête se placent les
Slaves du Sud, qui pendant de longues années avaient défendu
leurs passions contre-révolutionnaires contre les Magyars, puis
viennent les Tchèques et, derrière eux, armés et prêts à paraître
au moment décisif sur le champ de bataille — les Russes.
« Pendant ce temps en Italie les hussards magyars passaient
en masse aux Italiens, tandis qu'en Hongrie des bataillons ita-
liens entiers se mettaient à la disposition du gouvernement
révolutionnaire magyar. On sait comment k Vienne, les régi-
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ments allemands fraternisèrent avec le peuple et que même en
Galicie le gouvernement n'était pas sûr d'eux. On sait que des
masses de Polonais autrichiens luttaient à Vienne et en Hon-
grie contre les armées autrichiennes et qu'ils combattent encore
dans les Karpathes.
JEAN LONGUET 3
34 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
« Mais a-t-on jamais entendu parler d'une révolte de troupes
tchèques ou de troupes de Slaves du Sud, contre le drapeau noir
et jaune ? Au contraire, on a jusqu'ici constaté que l'Autriche,
ébranlée jusque dans ses bases, n'a pu conserver son existence
que grâce à l'enthousiasme des Slaves pour le drapeau des
Habsbourg. On sait que ce sont les Croates, les Slovènes, les
Dalmales, les Tchèques, les Moraves qui ont fourni à un Win-
dischgriitz et à un Jellachich les contingents avec lesquels ils ont
étouffé la révolution à Vienne, à Cracovie, à Lemberg et en
Hongrie. Et nous apprenons par Bakounine lui-même que le
congrès slave de Prague a été dispersé non par des Allemands,
mais par des Slaves galiciens, tchèques, slovaques — rien que
des Slaves.
« La révolution de 1848 a obligé tous les peuples européens
à se déclarer pour ou contre elle. En l'espace d'un mois, tous
les peuples qui étaient mûrs pour la révolution avaient fait la
révolution, tous ceux qui n'étaient pas mûrs s'étaient alliés
contre la révolution ».
Et à nouveau et avec force, opposant aux autres Slaves
les Polonais « dont le nom est synonyme de révolutionnai-
res », ils fonçant contre le panslavisme:
« Que dirait-on si le parti démocratique en Allemagne
commençait par demander la rétrocession de l'Alsace, de la
Lorraine et de la Belgique (qui sous tous les rapports est
française) sous prétexte que la majorité de la population y est
d'origine germanique ? De quel ridicule ne seraient pas couverts
les démocrates allemands s'ils voulaient créer une alliance
pangermaniste, réunissant Allemands, Danois, Suédois, Anglais,
Hollandais pour la « libération » de tous les pays de langue
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germanique ! La démocratie allemande est heureusement bien
loin de ces folies.
« Les étudiants allemands de 1817 à 1830 avaient, à vrai dire,
en tête semblables sottises réactionnaires, mais aujourd'hui
toute l'Allemagne les juge à leur juste valeur. Ce n'est qu'après
s'être complètement débarrassée de ces folies que la révolution
allemande commence à devenir quelque chose.
LA RÉVOLUTION DE 1848 35
« Mais le panslavisme est aussi puéril et aussi réaction-
naire que le pangermanisme (i). En relisant l'histoire du
mouvement panslaviste du printemps dernier à Prague, on se
sent ramené de trente années en arrière. Les rubans aux trois
couleurs, les vieux costumes germaniques, les vieilles cérémonies
slaves, la restauration des coutumes et des mœurs des forêts
vierges... Ce sont les mêmes phrases, les mêmes fantaisies
archaïques exprimées dans le chant : « Nous avons bâti une
splendidc maison ». Si vous voulez lire la version slave de ce
chant, lisez la brochure de Bakounine.
« De même les sociétés d'étudiants allemands exprimaient en
fin de compte les sentiments les plus violemment réaction-
naires, la haine la plus féroce contre la France et le chau-
vinisme le plus stupide, à partir du moment où ils commen-
cèrent à trahir la cause pour laquelle ils avaient clamé qu'ils
voulaient vivre; de même, mais plus rapidement parce que 1848
a été une année de révolution, les panslavistes démocrates
renoncèrent à leurs apparences démocratiques et se consa-
crèrent à leur haine fanatique des Allemands.
« Ne nous faisons pas d'illusions. Tout panslaviste place la
nationalité', c'est-à-dire la nationalité slave généralisée
d'une façon fantastique, au-dessus de la révolution » (2).
Et au panslavisme, on déclare une « guerre d'extermi-
nation et un terrorisme implacable, non dans l'intérêt de
l'Allemagne, mais dans l'intérêt de la révolution ».
La France, dont l'évolution politique était la plus avan-
cée, avait vu se produire, la première, le divorce entre
le prolétariat et la bourgeoisie républicaine. Et les ter-
ribles journées de juin avaient éclaté à Paris. Marx, malgré
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la frayeur de ses actionnaires, démocrates bourgeois, avait
pris avec courage le parti du prolétariat de Paris, seulv
(1) Cette vigoureuse formule apporte la définitive réponse à toute
la campagne ridicule et perfide contre « Marx pangermaniste ».
(2) Correspondance de Marx et Engels, p. 264.
36 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
dans toute la presse allemande. La loi martiale fut pro-'
•clamée et la Gazette suspendue. Elle reparut cependant,
jusqu'en mai 1849, luttant au milieu des plus grandes
difficultés, bravant toutes les persécutions.
Mais bientôt les événements se précipitent. Les gouver-
nements prussien et autrichien, malgré leurs rivalités,
étaient d'accord pour disperser parla force le Parlement de
Francfort, embryon de l'Unité allemande démocratique,
dont elles ne voulaient à aucun prix. Dix-huit mois plus
tard, dans ses remarquables correspondances de la New-
York Tribune, qu'on a depuis réunies en volume sous le
titre Révolution et Contre-Révolution en Allemagne, Marx
dénonçait l'indélébile mollesse, ce qu'il appelait dans son
rude langage le « crétinisme parlementaire » de ces
libéraux allemands dont quelques-uns du moins, tel
Robert Blum, avaient su mourir en héros sous les balles
prussiennes pour une Allemagne libre et démocratique..
Nous avons indiqué sommairement l'odyssée de l'insur-
rection du Palatinat et du pays badois et sa répression par
l'armée prussienne ; Wilhelm Liebknecht a raconté dans
ses charmants « Souvenirs de jeunesse » comment, avec une
troupe d'insurgés, il se réfugiait en Alsace, l'accueil chaleu-
reux qu'il y reçut des paysans comme aussi l'hostilité
marquée dont il y fut l'objet de la part du gouvernement
de celui qui allait bientôt devenir Napoléon III:
« Que Louis-Bonaparte, le « Président » eût un faible pour le
"parti réactionnaire allemand, écrit-il, et projetât la ruine de la
République, ce n'était certes pas un secret pour nous; mais
nous ne comptions que sur les sentiments républicains de
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l'Alsace dont, pendant les derniers mois, nous avions eu maintes
preuves évidentes. Les Alsaciens s'étaient par douzaines
joints à nous comme volontaires, dans leur uniforme de gar-
des nationaux, et avaient combattu avec enthousiasme pour
LA RÉVOLUTION DE 1848 37
la liberté et l'unité allemande : « l'A laace allemande et fran-
çaise est le trait d'union entre la France et l'Allemagne », ce»
mots étaient alors dans toutes les bouches » (1).
Heureux temps où l'Alsace était ainsi le lien fraternel
entre les démocrates de France et d'Allemagne, unis dans
leur commune haine des Ilohenzollern et des Bonaparte t
Cependant, dans les provinces rhénanes, la situation
devenait de plus en plus critique pour les adversaires de la
monarchie et la lutte prenait sans cesse une forme plus
aiguë entre les démocrates et le Gouvernement de Berlin.
La Nouvelle Gazelle Rhénane recommandait chaque jour le
refus de l'impôt et la résistance à main armée. Comme
dans toute l'Europe, la révolution était écrasée en Allema-
gne. La Gazette fut définitivement supprimée le 19 mai
1849; le grand poète démocrate Freiligrath publia en
son honneur, dans son dernier numéro, un « Adieu aux
lecteurs » qui contient d'admirables strophes.
Marx et sa famille — il avait maintenant deux enfants,,
sa fille aînée Jenny, plus tard Mme Charles Longuet, qui
était née en 1844 à Paris, et sa deuxième fille Laura, plus-
tard Mme Paul Lafargue, née en 1845 à Bruxelles —
durent de nouveau s'exiler. Ils partirent pour Paris. La
réaction y dominait ; après les massacres de juin et l'écra-
sement du peuple ouvrier, c'étaient les radicaux bourgeois
de Ledru-Rollin, qui ayant échoué dans leur tentative
révolutionnaire, avaient été frappés à leur tour, tandis que
leur chef avait dû gagner Londres.
Marx ne devait pas tarder à l'y rejoindre. 11 n'y avait
en effet pas un mois qu'il était à Paris lorsque le gouver-
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nement du « Prince Président » alors en pleine préparation
de son coup d'Etat, l'invitait à choisir entre un interne-
Il) Snuvenîrs, par W. Liebknecht, traduits par J.-G. Prodhomm&
et Ch.-A. Bertrand, p. 19.
38 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
ment dans le Morbihan et le départ pour l'Angleterre.
Karl Marx préféra1 s'en aller vers la grande « mère des
exilés », la noble cité britannique qui a eu depuis plus d'un
siècle la gloire immortelle d'être l'asile inviolé de tous les
proscrits. Il devait demeurer à Londres jusqu'à la fin de sa
vie, le 14 mars 1883 — ayant vécu plus de trente ans sur
la terre d'exil — et y dormir son dernier sommeil dans
le cimetière de Highgate...
Avec les années qui suivirent 1850, la nuit profonde de
la réaction tomba sur l'Europe entière. Tous les germes
de vie ouvrière indépendante avaient été étouffés. En Angle-
terre, seulement, grandit un mouvement syndical impor-
tant, mais qui semble de plus en plus orienté dans la voie
conservatrice.
Sur le continent et parmi les sociétés de proscrits réfu-
giés en Angleterre, se développe l'esprit de conspiration
secrète, la croyance aveugle au coup de force, à -l'émeute
ou à l'attentat individuel. Ilien n'était plus contraire à la
conception marxiste, à « ce que Marx a nommé magnifi-
quement l'évolution révolutionnaire » (Jaurès) (I). Avant
d'entamer, contre cette méthode romantique et dépassée par
l'histoire, la grande 'lutte qui n'a rien de spécifiquement
« germanique » et qui fait le fond de son action dans l'In-
ternationalëî Marx rencontrait au sein même du mouve-
ment révolutionnaire allemand des tendances similaires
chez des hommes qui comme Karl Schapper, August Von
Willich, le professeur Kinkel, réfugiés comme lui à Lon-
dres — avec un Français nommé Barthélémy, étrange
figure d'aventurier et d'émeutier — constituaient ces
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« petites sociétés obscures et exaltées, aigries par la défaite,
impatientes de revanche et affolées par l'absence même du
(1) Jean Jaurès, Etudes Socialistes préface, page C. I. édition
des Cahiers de la Quinzaine de Gh. l'éguy.
LA HÉVOLCTICW DE 1848 39
^
contrepoids de la vie, où les plans puérils de conspirations
abondaient » (1). Bientôt Marx rompait avec les éléments
réunis dans le Comité Central de la Ligue Communiste. FI
motivait en 1850 sa démission par cette déclaration où
s'opposent avec force les deux méthodes:
« A la place do la conception critique, la minorité en met une
dogmatique, à la place de l'interprétation matérialiste, l'idéa-
liste. Au lieu que ce soient les rapports véritables, c'est la
simple volonté qui devient le moteur de la révolution. Tandis
que nous disons aux ouvriers : « 11 vous faut traverser, 15, 20,
50 ans de guerres civiles et de guerres entre peuples, non seu-
lement pour changer les rapports existants, mais pour vous
changer vous-mêmes et vous rendre capable» du pouvoir poli-
tique, vous dites au contraire : Nous devons arriver de suite au
pouvoir ou alors aller nous coucher ».
« Alors que nous attirons £ attention des ouvriers alle-
mands sur l'état informe du prolétariat d'Allemagne, vous
flattez de la façon la plus lourde le sentiment national et le
préjugé corporatif des artisans allemands, ce qui sans nul
doute est plus populaire.
« De même que les démocrates avaient fait du mot peuple
un mot sacré, vous en faites autant du mot prolétariat. Comme
les démocrates, vous substitues à l'évolution révolutionnaire
la pfirase révolutionnaire » (2;.
Ainsi que Jaurès l'a montré en commentant ce texte
peu connu, Marx, en parlant de vastes guerres extérieures
par lesquelles le prolétariat européen devait passer, envisa-
geait certainement encore « la lutte de l'Europe occiden-
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tale contre la Russie ».
Aussi saluait-il avec joie la guerre de Crimée. Il croyait,
« gagné par la fièvre d'impatience et d'illusion » (Jaurès)
(1) Jauros, Idem, p. 35.
(2) Cité par Jaurès dans les Eludes Socialistes, p. 36.
40 'LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
du proscrit, qu'elle devait aboutir à une guerre universelle
d'où sortirait la révolution. Il faut suivre sa pensée dans
le recueil des articles envoyés chaque semaine à la Tribune
de New-York et réunis en 1897 en un gros volume de
660 pages in-octavo sous le titre la Question d'Orient, par
les soins pieux de sa fille Eleanor Marx (1). Ses articles
dont -les premiers ont été écrits en 1853, avant que la
guerre n'éclatât et dont les derniers parurent dans le Peo-
ple's Paper, l'organe chartiste d'Ernest Jones, au moment
de la signature de la paix, sont pénétrés d'un esprit d'ar-
dente combativité contre la Russie et son Gouvernement.
Il faut voir avec quelle angoisse Marx suit les premières
démarches du gouvernement anglais, lent à se déciderà
la lutte, de quels traits il ne cesse de cribler son chef
Lord Palmerston, auquel il reproche, sous des dehors bel-
liqueux, d'avoir toujours été un complaisant du cabinet de
Pétersbourg. Il consacrait tout un petit pamphlet (2) qui
fut publié sous le titre Histoire de (a vie de Lord Palmers-
ton h rechercher les défaillances passées du célèbre homme
d'Etat whigde 1823 à 1837.
Il lui reprochait surtout d'avoir, d'accord avec la Prusse,
couvert, en 1832-1834, l'étranglement de la Pologne par
Nicolas Ier, l'autocrate sinistre dont Palmerston n'avait
pas hésité à faire .alors l'éloge à la Chambre des Commu-
nes. Tandis qu'à cette époque le gouvernement autrichien
envoyait à Paris un agent diplomatique, Waleski, pour
négocier avec la France et l'Angleterre le rétablissement
du royaume de Pologne et que la Cour des Tuileries se
déclarait « prête à s'unir à l'Angleterre, si celle-ci accep-
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(1) The Eastern Question, a reprint of letters written 1853-1856
dealing \\ith the events of Ihe Crimean war by Karl Marx. London,
1897.
(2) The S tory of the life of lord Palmerston by Karl Marx, edi-
ted by Eleanor Marx. Londres, 1899.
—_-
LA RÉVOLUTION DE 1848 41
tait le projet », Palmerston avait rejeté l'offre transmise
par Talleyrand et que Metternich approuvait en tous
points (1). Dans une autre étude sur l'Histoire diploma-
tique secrète du XVIIIe siècle (2), Marx recherchait quelles
avaient été un siècle auparavant tes intrigues du cabinet
de Pétersbourg, sous l'impératrice Anne et le tsar Paul,
contre la Suède et les complaisances que la Russie avait
rencontrées chez des hommes d 'Etat-britanniques tels que
Stanhope, Walpole et Townshend.
L'action de Marx était d'ailleurs en plein accord avec
celle des révolutionnaires anglais de l'époque et c'est ainsi
que nous voyons le 7 juillet 1853, dans un grand meeting
organisé à Halifax par les chefs de l'Ecole de Manchester,
Cobden et Bright, i'énergique leader des .Chartistes,
Ernest Jones combattre avec véhémence l'opposition faite
par les Cobdenistes à la guerre contre la Russie, attendu
« qu'avant que la liberté soit rétablie, la paix serait un
crime » (3).
Cependant tandis que l'Angleterre et la France hési-
taient, tergiversaient, Nicolas Ier avait pris l'offensive
contre la Turquie. Il occupait les principautés danubien-
nes qui forment aujourd'hui la Roumanie et menaçait de
plus en plus Constantinople. Marx constatait que « l'humi-
liation des gouvernements réactionnaires de l'Europe
occidentale et leu-r impuissance manifeste à défendre les
intérêts de la civilisation contre les envahissements russes
ne pouvait que provoquer l'indignation générale des peu-
ples qui les avaient soufferts depuis 1849 » (4).
Aussi l'opposition de Disraeli multipliait-elle ses criti-
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(\) Idem, Page 25.
(2) Secret Diplomatie History of the Eighteenth Century by Karl
Marx. Londres, 1899.
(3) The Kattern Question by Karl Marx, page 63.
(4) Idem, page 75.
42 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
ques à la Chambre des Communes en présence des hésita-
tions de Palmerston, contre la diplomatie russe. La
guerre éclata finalement.
Sans cesse, dans ses articles à la Tribune, Marx revient
à cette idée que la guerre en Orient doit aboutir à la guerre
européenne, d'où il espère (selon une idée commune d'ail-
leurs à la plupart des révolutionnaires de 1848), que sor-
tira la révolution triomphante. Il surveille avec inquiétude
la Prusse « laquais du tsar » (1), l'Autriche dont il craint
d'abord l'intervention contre l'Occident (2). Pour la France
il espère que la guerre aura pour conséquence des événe-
ments qui rendront à sa classe prolétarienne la position
qu'elle avait avant les journées de juin 1848 (3).
Les développements possibles du panslavisme réaction-
naire, adversaire le plus redoutable de la révolution euro-
péenne, le hantent. C'est ainsi qu'il enregistre et souligne
la nouvelle que Alexandre II, le jour où l'Autriche se join-
drait à la France et ;Yl'Angleterre, irait se mettre à la tête'
du mouvement panslaviste, en abandonnant son titre
d'empereur de Russie, pour se proclamer Empereur <tts
Slaves.
La préoccupation anti-moscovite de Marx est d'ailleurs
celle de tous les démocrates de l'époque — qu'on se rap-
pelle seulement l'éloquent discours de Victor Hugo à l'As-
semblée Législative le M juillet 1851 (4)—et en particulier
celle de ses illustres co-réfugiés français Louis Blanc et
(1) The Story of thé life of lord Palmerston, page 31.
(2> The Eastern Question, page 5ii.
(3) Idem, page 536.
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(4) Le grand poète s'y élevait avec indignation contre ces « hom-
mes qui chaque fois que nous prononçons les mots démocratie,
liberté, humanité, progrès, se fauchent à plat ventre avec terreur
et se collent l'oreille contre terre pour écouter s'ils n'entendront
pas enfin venir le canon russe « .
Victor Hugo (Les Châtiments, édition Lemerre, p. 376).
LA RÉVOLUTION DE 1848 43
Ledru-Rollin, qui sont alors avec Ernest Jones, avec
W. Liebknecht et Freiligrath, des habitués de l'humble
demeure de Marx (1). Elle est entretenue chez Marx, cette
hantise du panslavisme, danger menaçant pour la cause
•populaire européenne, parles relations qu'il noua à cette
époque avec un ancien diplomate anglais, David Urquhart,
qui avait été attaché à l'ambassade brftannique à Constan-
tinople et en avait rapporté la plus vive hostilité contre les
ambitions du cabinet de Saint-Pétersbourg.
Son influence sur Marx fut certainement très grande et
c'est en particulier à elle qu'on doit ses études contre
Palmerston qui était la « bête noire » de Urquhart (2). Et
cependant, Marx n'est pas hostile au panslavisme, dans
la mesure où « il ne représente pas une ligue contre l'Eu-
rope et la civilisation européenne ». Il l'accueille avec
intérêt sous la forme où il avait trouvé « son expression
la plus lucide et la plus philosophique » dans les écrits du
comte Gurowsky, qui envisageait l'Asie comme le « 'natu-
rel terrain d'expansion des énergies slaves ». Et Marx
estime que la Russie pouvait y apparaître comme une
(1) Cette période de l'existence de Karl Marx fut certainement
celle où il connut les plus cruels moments de sa vie d'exil. Lui qui
aurait pu vivre d'une vie confortable et aisée en Allemagne ou des
chaires bien dotées des universités les plus illustres, lui avaient été
offertes, connut la plus sombre misère sur le pavé de Londres.
Ses biographes ont raconté les conditions trafiques dans lesquelles
le proscrit n'avait'môme pas pu trouver l'argent nécessaire pour
acheter le cercueil de son petit garçon qui venait de périr de pri-
vations autant que de maladie.
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Cela n'empêche pas M. Laskine de rappeler complaisamment,
sans un mot de réserve, les calomnies imbéciles des agents bona-
partistes qui représentaient Marx comme un « agent de Bis-
marck » ayant touché de lui des sommes considérables.— 250.000
francs!
(2) John Spargo. Karl Marx, his life and work, p. 198.
(3) Karl Marx. The Eastern Question, p. 343. .
44 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MAKXISME
grande force de civilisation et de progrès dont l'action
serait bienfaisante (1).
Il ne peut pas y avoir d'ailleurs de malentendu, quant
au caractère fondamental de tous les jugements de Marx
sur la Russie. Ce qu'il poursuit en elle non dans l'intérêt de
l'Allemagne, mais de la révolution, c'est la grande force de
réaction que son gouvernement incarne, le grand instru-
ment de la Contre-Révolution, qui, appuyé sur les Habs-
bourg et les Hohenzollern, venait d'étouffer dans le sang
le soulèvement du peuple allemand comme la république
hongroise, le mouvement du peuple devienne comme l'in-
surrection du peuple italien, qui avait écrasé tous les sur-
sauts de la nation martyre — de la Pologne.
Marx fut un défenseur passionné de l'indépendance de
la Pologne et nous verrons plus loin comment l'Interna-
tionale des Travailleurs fut fondée à fissue d'un grand
meeting convoqué à Londres, pouraffirmer les sympathies
des travailleurs anglais pour l'insurrection polonaise. La
maison de Marx, ses albums de famille étaient remplis de
portraits de révolutionnaires polonais et dans une photo-
graphie que nous avons sous les yeux où il se trouve aux
côtés de sa fille aînée, on peut constater que Jenny Marx
porte sur sa poitrine la croix des insurgés polonais de
1863.
Cette insurrection polonaise de 1863-64, nul ne devait
la suivre avec un intérêt plus ardent que le grand socialiste
qu'on a eu l'impudence de présenter comme ayant été
l'adversaire de la libération de la Pologne. Sa correspon-
dance avec Engels nous apporte à cet égard des affirma-
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tions caractéristiques Elles confondent d'ailleurs dans les
mêmes malédictions la Prusse et la Russie. C'est ainsi que
Engels écrit le 17 février 1863:
(1) Idem, p. 546.
, LA RÉVOLUTION DE 1848 45
« Les Polonais sont de braves gens. S'ils tiennent jusqu'au
15 mars, le mouvement bientôt gagnera toute la Russie. Au
commencement, je craignais terriblement que cela ne réussisse
pas. Mais à présent, les chances sont presque plus grandes que
celles de la défaite.
« La conduite des Prussiens est infâme, comme toujours.
M. de Bismarck sait que cela finira mal pour lui si la
Pologne et la Russie deviennent révolutionnaires » (1).
Le 20 février 1863, Marx écrit de môme à Engels:
« Envoie-moi encore quelques notes sur la conduite de Fré-
déric-Guillaume le Juste en 1813, après le désastre de Napoléon
en Russie. Il s'agit, cette fois, de presser de près la misérable
maison de Hohensollern ».
Et il ajoute le 24 mars:
« La certitude politique à laquelle je suis parvenu est celle-ci:
Rinke et Bismarck ont très bien saisi le principe de l'Etat
prussien, notamment que la Prusse (qui constitue quelque
chose de très différent de l'Allemagne) ne peut pas exister
sans l'ancienne Russie et avec une Pologne indépendante.
Toute l'histoire de la Prusse impose la conclusion que MM. les
Hohenzollern ont déjà tirée depuis longtemps. Leur conscience
féodale est supérieure à celle des sujets des hobereaux prussiens.
Etant donné que l'existence de la Pologne est nécessaire pour
l'Allemagne, et, en même temps, inconciliable avec l'existence
de l'Etat prussien, il s'en suit que cet Etat prussien doit être
anéanti (2).
La résurrection de la Pologne indépendante constituait
donc sans le moindre doute un des buts principaux de la
politique étrangère de Marx. Cette Pologne reconstituée,
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(1) Briefwechsel zwischen F. Engels und K. Marx bis 1844,
bis 1883. Troisième volume, p. 118.
(2) Briefwechsel zwischen F. Engels und K. Marx 1844 bis, 1883,
Troisième volume, p. 122.
46 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
de quels éléments devait-elle se composer? Comprendrait-
elle la totalité du territoire de la vieille République polo-
naise de 1772 ? Marx s'était posé la question dans une de
ses études de la New-York Tribune parues en 1851 et réunies
depuis en volume sous le titre de Révolution et Contre-Révo-
lution en Allemagne.
« Les Allemands, observe^t-il, avaient manifesté un si
grand enthousiasme pour la restauration de la Pologne,
qu'il leur fallait bien s'attendre à ce qu'on leur demandât,
comme une preuve de sympathie, de renoncer à leur part
de butin ». Mais ici le problème se complique. Si la Pologne
russe et la Pologne autrichienne sont à peu près exclusi-
vement peuplées de Polonais, il n'en est pas de même de
la Pologne prussienne:
« Devait-on céder, des contrées entièrement habitées par des
Allemands, devait-on céder des grandes villes entièrement
allemandes à un peuple qui n'avait pas encore prouvé qu'il
fût capable de s'élever au-dessus d'un état de féodalité basé
sur la servitude .agraire? ».
C'est la difficulté qui actuellement encore — et plus que
jamais — doit être résolue pour l'établissement des frontiè-
res de la Pologne libre. Une grande cité allemande comme
Dalitzig doit-elle être attribuée à la Pologne, au mépris de ce
principe des nationalités, en vertu duquel on veut reconsti-
tuer la Pologne?Faut-il ajouter que la solution extrême du
problème aboutirait à couper la Prusse orientale en deux
tronçons sans moyen de communiquer entre eux! A l'épo-
que où il écrivait cet article, Marx résolvait la difficulté,
aux dépens de la Russie tsariste:
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i
« Une guerre avec la Russie, écrivait-il, offrait l'unique solu-
tion possible. Dans cette éventualité, la question de la démar-
cation des différentes nations révolutionnaires, eût été subor-
LA RÉVOLUTION DE 1848 47
t
donnée à celle de l'établissement au préalable d'une frontière
sûre contre l'ennemi commun. Les Polonais mis en posses-
sion de vastes territoires dans l'Est, eussent été plus traita-
bles au sujet de l'Ouest; et en fin de compte, Riga et Mitau
leur auraient paru tout aussi importants que Dantzig et
Elbing » (1).
Mais la bourgeoisie allemande craignait qu'une guerre
contre la Hussie, n'appelât au pouvoir les éléments les
plus avancés et « n'amenât sa propre chute » et Marx lui
reproche avec amertume d'avoir déclaré « dans un feint
enthousiasme pour l'extension de la nationalité alle-
mande » que la Pologne prussienne, centre de l'agitation
révolutionnaire polonaise, faisait partie intégrante de l'em-
pire allemand futur; et il ajoute:
« Les promesses faites aux Polonais, dans les premiers
jours, furent honteusement trahies. Des troupes polonaises
armées, constituées avec l'assentiment du gouvernement,
furent dispersées et massacrées par l'artillerie prussienne et
dès le mois d'avril, six semaines après la révolution de Berlin,
le mouvement était écrasé et la vieille inimitié nationale ravi-
vée entre Polonais et Allemands ', (2).
Toute sa vie, Marx dressera la revendication de l'indé-
pendance de la Pologne comme un des objets essentiels de
la politique internationale du prolétariat. En elle-même, il
croyait certainement à la nécessité de cette grande répara-
tion de l'iniquité criminelle consommée en 1793. Mais
(1) Révolution et Contre-Révolution en Allemagne, par Karl Marx,
page 94. Le texte anglais publié par Eleanor Marx et la traduction fran-
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çaise de Laura Lafargue portent « Riga et Milan », ce qui est évi-
demment le résultat d'une faute d'impression : Ce n'est évidem-
ment pas Milan en Italis, mais Mitau en Courlande que Marx voulait
attribuer à la Pologne reconstituée — qui a d'ailleurs jadis possédé
Mitau. La traduction Léon Rémy porte d'ailleurs bien « Mitau ».
(2) Idem, page 9S.
48 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
avant tout, il y voyait un moyen d'atteindre la Russie —
cette « grande forteresse de la réaction européenne » qu'il
craignait par dessus tout — et de rétablir à ses dépens un
équilibre meilleur de l'Europe.
Mais du jour où gouvernement et peuple ne furent plus
en Russie, termes identiques, mots synonymes, Marx pren-
dra un soin extrême pour faire entre eux la distinction
nécessaire. On a essayé parfois de le nier et des pères Lori-
quet de la critique anti-socialiste ont tenté à cet égard de
créer un malentendu facile, "en exploitant les luttes soute-
nues par Marx contre Bakounine ou Herzen et en dénatu-
rant complètement le caractère. Par une équivoque gros-
sière on a essayé d'établir que parce que Marx avait
combattu certains révolutionnaires russes, il avait été
l'ennemi de tous les révolutionnaires russes, qu'il était
• « russophobe » (1).
Or, il-ne faut pas oublier que la cause essentielle de la
lutte de Marx contre Bakounine aussi bien que contre
Herzen se trouve dans l'antagonisme fondamental de leurs
conceptions sociologiques, de leurs méthodes et de leurs
philosophies. Faut-il ajouter que le fantaisiste pansla-
visme de l'un et de l'autre de ces deux illustres révolu-
tionnaires russes devait singulièrement inquiéter Marx,
aussi bien d'ailleurs que tous les révolutionnaires et démo-
crates occidentaux de^ l'époque, et leur apparaître comme
une nouvelle et particulièrement dangereuse incarnation
de cette doctrine qui symbolisait les ambitions menaçantes
dévaste empire autocratique du Nord?
(1) Ce sophisme a naturellement été développé longuement par
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M. Laskine avec son habituelle insouciance de la vérité; cela ne
lui a d'ailleurs pas coûté un grand effort de pensée; il s'est con-
tenté de compiler tous les racontars antimarxistes les plus rancis et
de les étaler dans son gros volume sur 1' « Internationale et le pan-
germanisme ».
LA RÉVOLUTION DE 18-48 . 49
L'âpreté de la critique dirigée par Marx contre le tsa-
risme russe et le panslavisme est d'ailleurs si complète-
ment exempte de tout chauvinisme allemand, que nous le
voyons s'exprimer sans la moindre sympathie pour les
Allemands des provinces baltiques et faire bon marché de
leurs prétentions. C'est ainsi qu'il a écrit le 17 février 1870
à son fidèle ami Kugelman, qui lui avait adressé sur cette
question une brochure: \
« La brochure que tu m'as envoyée est un des plaidoyers dans
lesquels les ordres privilégiés des provinces germano-russes de
la Baltique font en ce moment appel aux sympathies alleman-
des. Ces canailles se sont distinguées depuis loni/temps par
leur séla dans la diplomatie, l'armée et la police russe; au
moment de l'annexion des provinces polonaises à la Kussie,
ils ont vendu avec joie leur nationalité contre la légitimation
officielle de leur exploitation des paysans. Ils poussent aujour-
d'hui de hauts cris parce qu'ils voient leurs privilèges menacés.
« L'ancien régime des ordres et des états, un luthérianisme
orthodoxeet l'exploitation à mort des paysans, voilà ce qu'ils
appellent civilisation allemande, c'est pour protéger cela que
l'Europe devrait se mettre en mouvement » ({).
Et par la même occasion Marx fait justice dos critiques
superficiels qui prétendent juger sommairement le peuple
russe en lui déniant la qualité de slave et d'indo-européen
pour le classer en bloc dans le groupe mongolique. C'était
à cette époque une idée chère à un certain nombre d'écri-
vains polonais. « Le Français Henri Martin, écrit Marx à
Kugelman, a emprunté sa théorie à Uuchensky, l'enthou-
siaste Gottfried Kinkel a traduit Henri Martin et s'est
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érigé en ardent ami de la Pologne pour faire oublier au
(1) Lettre de Marx à Kugelman, publiée dans le Mouvement
Socialiste, septembre 1903, p. 41.
JKAN LONGUET 4
80 J.A POLITIQUE ÏNTEIfflATIOKAte Dt! MARXISME
•
parti (lémwmtitfue sa servUilé envers Bismarck » (1).
Du jour oà les idées dhj socialisme «t de ta démocratie
moderne commewcèrent à se faire jonr«n ftassie, nul ue
les suivit avec urne ptas iprofosdc sympathie ofne ce pré-
tendn « rassophofoe ». DB premier grand socialiste russe
Tcheraichevsky, il ne parle jamais qu'avec «dteiratioa et
respect, da savant comme du mtiijwe, II l'appelle le
« génial Tchernichevsky ».
Vers 1874, Marx s'était passionnément intéressé aux
problèmes russes. H -se trouva alors en contact direct avec
le groupe « Zernlia i Yolia », n avait 'beaucoup étudie le
problème do Mir, le régime communiste primitif de la
paysannerie russe, et cet aspect de la question agraire qui
intéressait alors particulièrement les socialistes russes ^
pouvait-on'espérer passer du mir-su <collectivis^»e moderne
sans .traverser la jphase capitaliste ? 'A. ia deûiande d« ses
am-is russes, Marx leur envoyait s(ifr cette .question un arti-
cle qui parut dans le Messayei- de la Patrie, la plus impor-
tante revue de t'étersbourg à l'époque, article qu'en 1886
le 'Célèfere -révolutionnaire russe Pierre Lavroff reprodui-
sait dans son organe le Messager de la volonté du peuple.
Les problèmes moscovites intéressaient alors à un tel
point Marx qu'il n'hésitait pas, à cinquante ans passés, à
appretidre le russe « pour mieux étudier, Ecrivait-il, le
processus du développement économique de la Russie
moderne », en vue de compléter les éléments des deuxième
et troisième volumes du Capital.
Lorsque, vers 1877-1878, commença le premier mouve-
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ment révolutionnaire de la « Nàrodnaîa VoTia.» (la « Volonté
du Peuple »), nul ne le suivit avec plus de ferveur que
Marx 11 faut voir en quels termes enthousiastes, dans ses
dernières lettres à sa fille Jenny, en 1880, 1881 et 1882, il
(1) Idem, p. 43.
LA RÉVOLUTION DE 1848 51
V
parle des héros du mouvement, de Sophie Perowskaia, de
JeliabofT ; comme il admire la « modération raffinée » des
paroles de ces combattants intrépides, qu'il oppose aux
vantardises et aux hableries des bakouninistes occiden-
taux et en particulier à l'école des anarchistes allemands
qui venait de se manifester avec Johann Most.
Cependant aux primitives et confuses manifestations du
socialisme utopique et révolutionnariste succédait, en
Russie, l'affirmation de la pensée prolétarienne moderne.
Le vigoureux théoricien et fondateur du marxisme russe
Georges Plekhanoff publiait en 1882 la première traduc-
tion du Manifeste Communiste. Marx et Engels lui
envoyaient une préface remplie d'espoir dans l'éveil
révolutionnaire du grand peuple slave et où ils saluaient
dans la prochaine révolution russe q le signal de la révolu-
tion ouvrière de l'Occident, l'une complétant l'autre ». Et
Marx multipliait encore ses encouragements à l'héroïque
« narodniste » Lopatine qui publiait vers la même époque
la traduction russe du Capital.
Quelques mois plus tard, Marx mourait, terrassé par
la maladie, résultat de l'excès de travail qui avait ruiné
sa robuste constitution. Au cimetière de Highgate, à Lon-
dres, devant sa tombe entr'ouverte, celui qui était alors
le plus connu et le plus estimé des socialistes de Russie,
le noble Pierre LavrofT, caractérisait en ces termes sa-vie
et son œuvre:
« Au nom de tous les socialistes russes, j'envoie un dernier
adieu au pliis éminent de tous les socialistes de notre temps.
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Une des plus grandes intelligences vient de s'éteindre. Un des
plus énergiques lutteurs contre l'exploitation du prolétariat
vient de mourir!
« Les socialistes russes s'inclinent devant la tombe de
l'homme q'ii a su sympathiser avec leurs tendances pendant les
phases de la terrible lutte qu'ils ont soutenue, lutte qu'ils con-
52 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
tinueront jusqu'à ce que les principes de la révolution sociale
triomphent définitivement... La langue russe fut la première
qui posséda la traduction du Capital, cet évangile du socia-
lisme contemporain.
« Les étudiants des Universités russes furent les premiers
qui entendirent un exposé sympathique des doctrines du pen-
seur éminent que nous venons de perdre. Ceux même qui
seront trouvés en opposition avec le fondateur de l'Internatio-
nale sur des points d'organisation pratique, ont toujours dû
s'incliner devant la vaste science et la haute intelligence qui
sut approfondir l'essence du capital moderne, l'évolution des
forces économiques de la société et la dépendance de toute
l'histoire humaine de cette évolution. Les opposants les plus
ardents qu'il a rencontrés dans les rangs des révolutionnaires
socialistes ne pouvaient cependant faire autre chose, qu'obéir
au grand cri révolutionnaire que Marx et Engels, l'ami de toute
sa vie, avaient jeté il y a 35 ans:
— Prolétaires de tous pays, unissez-vous!
« La mort de Karl Marx est un deuil pour tous ceux qui ont
su comprendre sa pensée et apprécier son influence sur notre
temps. Je me permets d'ajouter que c'est un deuil encore plus
douloureux pour tous ceux qui ont connu l'homme dans son
intimité et surtout pour ceux qui l'ont aimé comme ami ».
Dans la suite, la pensée marxiste inspira profondément
tout le socialisme russe — à tel point qu'on peut dire qu'au-
cun parti socialiste au monde, peut-être même pas le parti
social-démocrate allemand, n'a été aussi préoccupé d'exé-
gèse marxiste. Non seulement le grand Parti Social-Démo-
crate Ouvrier de Russie a été dans tous ses éléments
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profondément pénétré de la doctrine de Marx — avec
Plekhanoff comme avec Martoff, avec Daim comme avec
Lénine ou avec Axelrod — mais le Parti socialiste révo-
lutionnaire agrarien et populiste et même toute l'intel-
lectualité russe moderne en a subi l'influence profonde.
LA RÉVOLUTION DE 18i8 53
Faut-il rappeler les liens d'amitié de Marx avec l'illustre
savant et sociologue Maxime Kovalevsky, dont toute la
Russie pensante regrettait récemment la disparition et
dont l'œuvre fut fortement influencée par ces relations?
L'influence que la pensée marxiste a eue sur les grandes
revues de Pétrograd et de Moscou, sur des écrivains tels que
Maxime Gorky,-des professeurs et des hommes politiques
tels que fsaïeff, montre le peu de cas que la Russie
moderne a fait du vieil argument anarchiste — repris
pour les besoins des basses polémiques nationalistes et
réactionnaires — sur la « russophobie » des fondateurs du
socialisme moderne (1). -
La grande révolution accomplie en mars 1917, par le
prolétariat de Pétrograd appuyé par l'armée, a été le fait
de militants — ouvriers ou intellectuels — d'une culture
marxiste beaucoup plus étendue et plus généralisée qu'en
aucun autre pays du monde. Tous les "leaders social-
démocrates, Tseidze le député du' Caucase qui présidait le
Conseil des Délégués Ouvriers et Soldats, Stieklow le
savant propagandiste, dont nous aurons l'occasion de
signaler les études sur la première Internationale et qui
fut l'un des membres les plus influents du Conseil, Skobe-
leff hier ministre du Trayail dans le Gouvernement provi-
soire, aussi bien que Plekhanoff, Martoff, Axelrod, Lenine
et Trotsky, sont de purs marxistes. Dans l'autre grande
(1) Dès 1868, dans une lettre à Kugelman, Marx constatait que.
par'une véritable ironie du destin « les Russes qu'il combattait
depuis 25 ans sans interruption, non seulement en allemand, mais
en français el en anglais, avaient été ses « patrons >. Et il ajou-
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tait : « En 1843-44, à Paris, les aristocrates russes me choyaient.
Mon ouvrage contre Proudhon (1847) ainsi que celui de chez Dunc-
ker (1858) n'ont nulle part trouvé un plus grand écoulement qu'en
Russie et la première nation étrangère qui a traduit le Capital est
- la Russie (Lettre de Karl Marx à Kugelman, 12 octobre 1868, Mou-'
vement Socialiste, l" août).
54 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
fraction du socialisme russe, parmi les « socialistes-révo-
lutionnaires » ou populistes qui continuent la tradition de
Pierre Lavroff et se sont surtout attachés au problème
agraire, des hommes comme Kérensky, l'ancien chef du
gouvernement, Tchernoff, l'ex-ministre de l'Agriculture,
Roubanovitch qui fut longtemps ù Paris le plus actif des
avocats des révolutionnaires russes en exil—tout en n'ac-
ceptant pas l'interprétation la plus répandue du Marxisme
— se réclament néanmoins, dans une large mesure, des
idées de Karl Marx.
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v
CHAPITRE III
L'UNITÉ ITALIENNE, LA GUERBK DE SÉCESSION,
LA BEVEND1CATION DE L'iRLANDE» LE SCHLESWJC-HOLSTEIN
II semble difficile pour tout homme qui étudie de bonne
foi sa vie et ses écrits, de croire qu'it y ait eu une seule
aspiration nationale, une revendication de peuple ou de
race opprimée qui n'ait pas rencontré chez Marx une
réelle et profonde sympathie. Nous avons déjà parlé de
son dévouement constant à la cause de la Pologne; nous
verrons les sympathies agissantes qu'il manifesta pour
l'Irlande, pour la cause des noirs d'Amérique défendus
par Lincoln, pour l'Alsace-Lorraine, brutalement arrachée
à la patrie de son choix.
Est-il vraisemblable qu'il ait jamais — ainsi qu'on a
osé le soutenir — pu se montrer hostile à la revendication
nationale de l'Italie, alors que nous avons déjà vu combien
il lui manifestait de sympathies dès 1849, dans ses pre-
mières luttes pour s'affranchir du joug de l'Autriche? A
qui voudrait-on le faire croire parmi ceux qui ont sérieu-
sement étudié lès-écrits et la vie de Marx, qui ont quelques
notions des idées qui régnaient dans son admirable milieu
familial? Là-dessus, Charles Longuet apportait, il y a
quelques années, ce témoignage autorisé:
« Dans cet asile de la dialectique hégélienne, retournée et
marchant désormais comme tout le mondesur les pieds, dans ce
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temple du matérialisme historique, on vécut toujours la vie la
56 LA POLITIQUE INTERNATIONALE. DU MARXISME
plus généreusement idéaliste, la seule qui vaille la peine d'être
vécue. Les proscrits de toutes les causes populaires y étaient
accueillis à bras ouverts. Sans conditions, ni réserves doctrina-
les, sans le moindre esprit de secte, on leur prodiguait les mar-
ques de la plus cordiale hospitalité. Là les absents n'avaient
pas tort ni les indépendants non plus. On ne craignait pas d'y
honorer le noble aventurier de l'indépendance italienne.
Même l'héroïsme perdu d'un Gustave Flourens en Crète ou à
Belleville, n'y était raillé qu'avec attendrissement et des mains
délicates y fleurissaient sans cesse l'image idéalisée du roma-
nesque chevalier de la Manche. Les soulèvements des natio-
nalités opprimées étaient suivis du haut de cette forteresse
de l'Internationale avec autant d'intérêt quej'action crois-
sante du socialisme dans les Deux-Mondes (1) ».
Mais la question de l'Indépendance italienne, portée au
premier plan des préoccupations de l'opinion européenne
en 1858-59, revêtait en même temps an caractère tout par-
ticulier qu'il est necessaire de connaître pour comprendre
les préoccupations de Marx et d'Engels. Pour le peuple
italien, c'était certes d'une guerre nationale qu'il s'agissait,
qui devait aboutir à son unification et à son indépendance.
Mais pour la France et ses maîtres de l'heure, c'était essen-
tiellement une guerre dynastique, entreprise pour l'affer-
missement du régime bonapartiste à l'intérieur et son
prestige à l'extérieur. Tout avait été réglé à cet égard par
Napoléon III et Gavour, dans leur entrevue de l'été de 1858
à Plombières, par un contrat comportant la cession de Nice
et de la Savoie à la France — contrat que la plupart des
patriotes italiens avait accueilli très fraîchement. Faut-il
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rappeler que le plus ardent d'entre eux, Mazzini, l'avait
dénoncé quelques mois après comme « une simple intrigue
(1) La Commune de Paris, par Karl Marx ; préface de Char-
es Longuet, page XXIV.
L'UNITÉ ITALIENNE, LA GUERRE DE SÉCESSION, ETC. 57
dynastique», avec laquelle il ne voulait rien avoir de com-
mun?
Intrigue dynastique et intrigue diplomatique qui étaient
d'ailleurs multiformes et s'appuyaient sur les éléments les
plus divers. Les écrivains autrichiens s'efforçaient de per-
suader aux différents Etats allemands qu'ils devaient mar-
cher au secours de l'Autriche — l'action de Napoléon III sur
le Pô devant avoir selon eux, comme suite logique, une
agression contre les provinces allemandes de la rive gauche
du llhiiï. Ceux qu'on appelait les « Kleindeutsch » (les petits
Allemands) et dont le but était d'expulser l'Autriche dela
Confédération germanique, pour réaliser l'unité allemande
sous l'égide de la Prusse et des Hohenzollern, favorisaient
au contraire les plans des bonapartistes et de la Maison de
Savoie.
Bismarck lui-même, depuis peu ambassadeur de Prusse
à Pétersbourg, tremblait à l'idée que la Prusse voulût
intervenir pour appuyer l'Autriche. Aider l'Autriche,
disait-il, c'est lui asservir la'Prusse pour toujours. « II
nous faudrait un nouveau Gustave-Adolphe ou un nouveau
Frédéric pour nous affranchir » (1) et il ajoutait dans une
lettre à M. Below-Hohendorf : « Je ne voudrais écrire sur
notre drapeau le mot Allemagne pour le mot Prusse qu'au
moment où il y aura entre nos compatriotes et nous un
lien plus fort et plus efficace.. Dans la constitution fédé-
rale actuelle je discerne une infirmité qu'il nous faudra tôt
ou tard guérir par le fer et le feu, » (2). C'était déjà tout
l'idéal de l'empire « prusso-germanique » que le futur
chancelier de fer traçait ainsi à la veille de la guerre d'Ita-
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lie. Comment Marx, qui en avait été toujours l'adversaire
irréductible, n'aurait-il pas dépisté et combattu ces plans?
(1) Lettre à Berhnard de Bismarck, 8 mai 1859, citée par Ch. Andler.
Le Prince de Bismarck, p. 57.
(2) Cité dans le même ouvrage, p. 59.
58 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MAKXISMK
A côté des calculs machiavéliques de la Prusse et de ses
manœuvres, se produisaient celles des agents allemands
qui étaient directement à la solde de Napoléon HE et dont
le plus célèbre était l'ancien député démocrate à la Diète de
Francfort, le naturaliste Karl Vogt, réfugié à Genève et qui
publiait sous le titre à'Etudes sous la situation présente dt
l'Europe, un pampblet dont l'unique objet était de favoriser
les combinaisons de « Napoléon te Petit ». Avec vigueur,
Marx s'attaqua au démocrate renégat, qu'il devait exécuter
en révélant sa vénalité dans son livre Monsieur Voyt publié
en 1860 et dont neuf années plus tard la saisie des papiers
des Tuileries devait prouver l'absolue véracité. Vogt avait
touché 40.000 francs sur la cassette particulière de l'em-
pereur.
Avec tous les démocrates et les révolutionnaires d'Eu-
rope, Marx poursuivait de son mépris et de sa haine
l'homme du Deux-Décembre, qu'il avait cloué au pilori
dans son Dix-huit Brumaire de Louis-Napoléon, le Badinguet
des républicains français, le « Boustrapa » de sa corres-
pondance avec Engels. Ses invectives contre le falot empe-
reur sont d'ailleurs loin d'atteindre à la violence de celles
des républicains français de l'époque, notamment de Vic-
tor Hugo dans les Châtiments. Mais en outre Marx aperce-
vait dans l'affaire l'action de la diplomatie moscovite, dont
sans cesse il s'efforçait de déjouer les intrigues. Il croyait
savoir que le chancelier russe, le prince Gortschakoff,
avait éventuellement promis à Napoléon III d'intervenir à
ses côtés au cas où la Prusse appuierait l'Autriche.
Etant donné le but que Marx poursuivait avec les démo-
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crates allemands — certain d'ailleurs de la sympathie de
toute la démocratie européenne de l'époque, — la création
d'une « République allemande une et indivisible », il ne
pouvait pas ne pas combattre les combinaisons d'une
diplomatie tortueuse qui sous prétexte de libérer l'Italie,
L'UNITÉ ITALIENNE, LA GUERRE DE SÉCESSION, ETC. 59
visait surtout à l'affaiblissement de l'Allemagne et en Alle-
magne aboutissait au triomphe du militarisme prussien.
Mais c'estune odieuse calomnie que de soutenir que Marx ou
Engels aient à un degré quelconque défendu l'oppression
de l'Italie par les Autrichiens. Il suffit à cet égard de se
reporter à la brochure même qu'Engels d'accord avec
Marx publiait, sans la signer, en 1859 sous le titre de Pô et
Rhin et dont on a prétendu tirer argument en faveur de la
thèse ridicule d'un marxisme « italophobe ».
Engels y développe dès le début cette idée que le mot
d'ordre lancé par les organes du gouvernement autrichien,
que l'Allemagne avait besoin des provinces italiennes
« pour couvrir sa frontière du sud-ouest », était faux et que
sans ces provinces elle avait une forte position défensive
dans les Alpes. «Le nord de l'Italie, ajoutait-il, constitue
pour l'Allemagne, un apanage qui peut tout au plus lui
être utile en temps de guerre, mais qui en temps de paix,
constitue pour elle un danger ». Et même temps les avanta-
ges militaires du temps de guerre « ne peuvent être achetés
qu'au prix de l'hostilité déclarée de 25 millions d'Ita-
liens ».
Ce que Engels ne pouvait pas admettre, c'était que
l'Allemagne, au lieu de régler cette question conformément
au droit des peuples, en général, et de l'Italie en particu-
lier, permît à Napoléon III de s'en faire un tremplin pour
ses ambitions et ses appétits. Et revenant à l'idée chère à
tous les démocrates et révolutionnaires, il concluait:
« Nous ferions, nous, Allemands, un excellent marché, si
nous offrions le Pô, le Mincio, l'Etsch et tout le territoire
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italien en échange de l'unité de l'Allemagne, qui seule peut
nous rendre forts à l'intérieur et à l'extérieur » 1. Marx et
(1) Cité par Edouard Bernstein dans Ferdinand Lassalle comme
réformateur social, Londres, 1893, p. 51.
60 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Engels estimaient d'ailleurs que la situation était extrême-
ment grave, que l'existence même de l'Allemagne était en
jeu (1) et que l'aboutissant du complot devait être son
démembrement. Peut-on leur reprocher cette préoccupa-
tion, étant donné que d'autre part nous ne les voyons
jamais subordonner à des fins nationales égoïstes l'intérêt
général de l'Europe et les droits de ses diverses nationali-
tés? D'ailleurs le jour où l'existence de la France sera à
son tour menacée, nous verrons avec quelle franchise et
quel courage Marx embrassera sa cause contre son propre
pays.
Dans son admirable étude des origines diplomatiques et
historiques de la guerre de 1870, Jean Jaurès ne s'est pas
trompé,' lui, sur le caractère véritable de l'attitude observée
par le fondateur du socialisme moderne en présence de la
guerre d'Italie:
« La défiance de l'Allemagne, à l'égard de la France napo-
léonienne, écrit-il, est si grande, qu'en 1859, au moment où
Napoléon III aide Cavour à débarrasser l'Italie de la domination
autrichienne, une partie de l'opinion allemande s'imagine qu'il
ne combat l'Autriche que pour humilier et briser la puissance
allemande et qu'il combat sur le Pô les soldats autrichiens
pour aller ensuite combattre au delà du Rhin les soldats de la
Confédération. Et ce ne sont pas des chauvins bornés qui
expriment ces craintes ou du moins ils ne sont pas seuls à les
ressentir. Le grand communiste et internationaliste, l'homme
dont le regard était habitué à scruter l'horizon universel et
qui admirait passionnément la force révolutionnaire de la
France, Marx annonçait que Napoléon serait bientôt sur les
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bords du Rhin et il pressait l'Allemagne de se soulever tout
(1) Correspondance de Marx et Engels, tome II, 498, 18 mai 1859,
p. 325.
L'UNITÉ ITALIENNE, LA GUERRE DE SÉCESSION,. ETC. 61
entière pour prévenir l'invasion imminente et sauver toute la
race allemande au point où elle était d'abord menacée » (1).
Quoi qu'il en soit dans toutes les polémiques qui se pro-
duisent à cette époque et notamment dans son virulent
pamphlet contre Karl Vogt, Marx proclame sans cesse que
son hostilité ne s'adresse à aucun degré à la cause même de
l'indépendance italienne. Et il rappelle qu'il fut de ces
hommes qui « même avant 1848, estimaient que l'indé-
pendance de la Pologne, de la Hongrie et de l'Italie était
non seulement le droit de ces nations, mais était aussi con~
forme aux intérêts de l'Allemagne et de l'Europe » (2).
Faut-il ajouter que la brochure d'Engels, Pô et Rhin,
avait été accueillie avec sympathie par Mazzini, qui
demandait à Marx de la lui faire parvenir? Ainsi que
celui-ci l'écrivait à Engels, « son autorité en matière de
patriotisme italien était tout de même plus grande que
celle de Lassalle •' (3).
Ferdinand Lassalle avait en effet en face de ces évé-
nements, adopté une attitude diamétralement,opposée à
celle de Marx et d'Engels. Il serait difficile de faire admet-
tre que le grand agitateur dont, à la différence de Marx,
l'action resta toujours étroitement enfermée dans le cadre de
la vie allemande, guidée pardes préoccupations nationales,
fut alors plus pénétré que les auteurs du Manifeste Com-
muniste de sentiments internationalisles. La lecture de la
correspondance de Lassalle avec Marx, très abondante pen-
dant toute cette période, montre que si de Berlin il voyait
les événements sous un aspect local, il était cependant
Hrès préoccupé de contrecarrer la politique francophobe,
p. 26.
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(1) Jean Jaurès, Histoire socialiste. La guerre franco-allemande,
(2) Karl Marx. Herr Vogt, préface, p. 5.
(3) Correspondance de Marx et Engels, volume II, p. 331.
62 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DO MARXISME
parce que réactionnaire, d'une partie de la presse prus-
sienne. Il écrit ainsi le 27 mai 1859, à Maqc et Engels:
« Je ne sais pas si vous lisez assez de journaux allemands
pour juger, du moins approximativement, ce que le sentiment
est ici ? Une francophobie extrême, une haine de la France
(Napoléon est seulement le prétexte, le développement révolu-
tionnaire de la France, la véritable quoique secrète raison) est
la corde dont jouent tous les journaux et quelles sont les pas-
sions, qu'en faisant appel au sentiment national — malheureu-
sement avec quelque succès — on essaie de soulever dans le
cœur des classes pauvres et des cercles démocratiques (1) ».
C'est parce qu'il sait combien toute préoccupation chau-
vine était étrangère à l'esprit de Marx et d'Engels et avec
quelle horreur ils envisagent le développement de la
haine de la France, au sein du peuple allemand, que
Lassalle pour les amener à "sa thèse leur signale ce
danger.
Et il ajoute qu'autant une guerre contre la France,
entreprise'contre la volonté du peuple allemand serait utile
au développement révolutionnaire, autant une telle guerre
soutenue par un aveugle enthousiasme populaire serait
dangereuse pour l'avenir révolutionnaire de l'Allema-
gne (2).
Dans une nouvelle lettre à Marx, datée de la mi-juin
1859, Lassalle insiste sur la même idée:
X
« Marx et Engels, absents depuis 10 ans d'Allemagne, ne se
rendent pas compte combien peu notre peuple est dé-monar-
chisé et combien le gouvernement profiterait d'une guerre à
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laquelle il aurait donné le caractère national, Ce qu'il faut
({) Aus déni littettirischen Nachlass von ICarl Marx, F. Engels
und F. Lassalle. Stuttgart, 1902, volume IV, p. 181.
(2) Idem, p. 182.
L'UNITÉ ITALIENNE, LA GUERRE DE SÉCESSION, ETC. 63
>
c'est que la guerre engagée soit si mai conduite qne Je peuple
comprenne qu'elle a été entreprise dans un intérêt anlipopu-
laire, dynastique et contre-révolutionnaire, par conséquent
contre ses propres intérêts » (1).
Et il dénonce encpre une fois le danger qu'il y aurait à
voir se développer un antagonisme entre la démocratie
allemande et les démocraties française et italienne.
Il ne s'agit d'ailleurs dans cette controverse entre les
trois grands socialistes, ainsi que Lassalle l'écrit encore au
milieu de juillet 18">9, après la signature du traité de Yilla-
franca, que « d'une divergence sur la meilleure tactique à
suivre et non de débats sur les principes, car la seule préoc-
cupation, gué, après tout, nous ayons les uns et les autres est de
définir la politique la plus favorable à la Résolution » (2).
Nous avons parlé de la polémique que ces événements
avaient entraînée entre Marx et le professeur Vogt. Celui-ci
pour justifier sa palinodie, avait violemment attaqué le
« dictateur du prolétariat » et n'avait pas hésité à se livrer
contre lui aux plus basses diffamations. La réponse de
Marx, publiée en 18RO, Monsieur Voyl établissait de manière
décisive le rôle honteux joué par l'ancien démocrate,
devenu agent bonapartiste. Sous prétexte de rendre compte
de la brochure -de Vogt, l'un des principaux journaux de
Berlin, la National Zettuny reproduisait toutes les diffama-
tions de Karl Vogt. En vain Marx essaya-t-il d'obtenir
satisfaction des tribunaux pr-ussiens. Ceux-ci proclamèrent
(1) Idfm, p. 187 et 188.
(3.) Idem, p. 193. Il «st curieux dii remarquer qu'en face de l'unité
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italienne réalisée dans ces conditions, l'opposition de Proudhon
n'était p*s moins vive. Accomplie parla monarchie piémontaise et
aboutissant 4 un Etat, centralisé, elle Ini apparaissait comme une
dérision, contre lequel il faisait appel à 1' « instiuct de conservatioo
de la France »! Mais on voit que, beaucoup plus étroitement natio-
nal que Marx, Proudlion ne se préoccupe pas du tout de l'intérêt
général du prolétariat mondial.
64 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
qu'en répétant avec complaisance les insultes de Vogt, le
journal berlinois n'avait pas entendu diffamer Marx!
L'échec de ces poursuites entamées successivement devant
deux degrés de juridiction et les lourdes dépenses qu'elles
avaient entraînées pour lui amenèrent Marx à exprimer à
Lassalle toute la haine et le mépris que lui inspirait.la
magistrature prussienne.
Cependant le vieux roi Frédéric-Guillaume mourait en
1861 et en montant sur le trône Guillaume lor proclamait
une amnistie générale. Lassalle insista alors vivement
auprès de Marx et d'Engels pour que tous deux ou tout au
moins l'un ou l'autre «desanciens directeurs de la Nouvelle
Gazette Rhénane » rentrat en Allemagne et vint prendre avec
lui la direction d'un grand quotidien qu'il espérait fonder
à Berlin ayant réuni la somme « importante » de 10.000
thalers. Mais outre les difficultés provenant des diver-
gences de vue entre ces trois militants, il fallut renoncer à
ces projets en raison de l'interprétation bien prussienne
que le gouvernement royal entendait donner à son amnis-
- lie. Il prétendait en effet que tous ceux des exilés
qui étaient demeurés plus de 10 ans hors de Prusse, et
c'était le cas de Marx et d'Engels, devaient comme de sim-
ples étrangers, demander à être naturalisés! Et lorsqu'en
novembre 1801, Lassalle réclama lesdites lettres de natu-
ralisation pour Marx, le ministre « libéral » prussien
Von Schwerin lui répondit qu'il ne voyait pas les « rai-.
sons spéciales » justifiant la remise d'un permis de natura-
lisation audit Marx (1).
Le grand proscrit, objetde la haine des gouvernants, des
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hobereaux et de la bourgeoisie prussienne devait donc
demeurer jusqu'à la fin de sa vie à Londres. Les pré-
cieuses collections du « British Museum » constituaient
(1) Edouard Bernstein, Ferdinand Lassalle, comme réformateur
social. Londres, 1893, p. 92.
L'UNITÉ ITALIENNE, LA GUERRE DE SÉCESSION, ETC. 65
des mines inépuisables de documentation pour ses vastes
travaux économiques et l'idée de les quitter pour rentrer en
Allemagne n'aurait pas été sans lui causer de fortes appré-
hensions. Mais il continuait à mener une âpre lutte pour
l'existence, qui allait encore être aggravée par la guerre de
Sécession américaine et la suppression de son principal
moyen d'existence depuis des années, les correspondances
qu'il envoyait hebdomadairement à la New-York Tribune.
Comme tous les grands journaux américains, celui-ci va
être dorénavant absorbé tout entier par le grand drame de
la vie nationale et les événements d'Europe, tant que
durera la lutte entre Nordistes et Sudistes, n'ont plus d'in-
térêt pour le public yankee. C'est néanmoins dans ces con-
ditions pénibles que Marx termine le premier volume de
son grand ouvrage le Capital.
En présence de 'la grande bataille engagé*1 entre les
défenseurs de la liberté des noirs et les esclavagistes, Marx
embrasse avec enthousiasme la cause des abolitionnistes.
Ce n'était pas aussi aisé qu'il pourrait le sembler; la grande
majorité de -l'opinion en Angleterre comme en France,
ayant au contraire pris le parti des Sudistes et les gouver-
nants des deux pays, multipliant les obtacles, sur la route
glorieuse, mais pénible où s'était engagé Lincoln. L'action
de Marx a été pleinement mise en valeur par son biographe
américain John Spargo qui écrit « la dette dé l'Amérique
envers Marx n'a pas été jusqu'ici reconnue par les histo-
riens et il y en a peu qui aient su que plus que n'importe
qui, il contribua au revirement de l'opinion publique bri-
tannique en faveur du Nord, dans la grande lutte qui
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aboutit à l'abolition de l'esclavage et le maintien de l'Union
Américaine B (1).
(1) John Spargo, Karl Marx, his life and work New-York Hueb
sch, p. 221. ,
JEAN LONGUET 5
66 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
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En octobre 1862, Gladstone, alors Chancelier de l'Echi-
quier, au cours d'une tournée de conférences dans le nord
de l'Angleterre, prononçait à Newcastle un discours retentis-
sant où il proclamait que JefFerson Davis — le président
des Etats du Sud — avait « fait une nation » des Etats
esclavagistes, il envisageait avec assurance la victoire des
Sudistes et parlait avec malveillance de « la coupe que les
Etats du Nord essayaient d'écarter de leurs lèvres, mais que
le monde voyait bien qu'ils seraient obligés de boire ».
Voici le texte exact de la conclusion de son discours —
paroles stupéfiantes chez ce grand libéral, qui jettent une
ombfe fâcheuse sur sa carrière si brillante et qu'il a d'ail-
leurs regrettées depuis:
« Nous pouvons avoir chacun notre opinion sur la question
de l'esclavage; nous pouvons être pour ou contre le Sud,
mais il n'est pas douteux que Jefferson Davis et les autres chefs
du Sud ont fait une armée, ils bâtissaient semble-t-il une flotte
et ils ont fait ce qui est plus que l'un et l'autre, une nation (1) ».
Par ces paroles d'un illustre politique libéral, on peut
juger de l'attitude qu'avaient adopté en face des abolition-
nistes, les tories, les conservateurs!
A la suite de ce discours l'émotion fut telle dans le camp
nordiste que l'ambassadeur- des Etats-Unis à Londres,
Charles Francis Adam, écrivait dans son livre journal:
« Si M. Gladstone a exprimé dans son discours l'opinion
de tout le cabinet, mon séjour à Londres ne sera pas
long » (2). Et quelques jours après, il transmettait l'expres-
sion de son émoi à Lord John Russel. Mais les paroles stu-
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péfiantes de Gladstone ne constituaient pas une démons-
(1) Idem, page 221.
(2) Life of Charles Francis Adam, par son fils. Boston, 1900,
p. 286.
L'UNITÉ ITALIENNE, LA GUERRE DE SÉCESSION, ETC. 67
tration isolée. Elles se rattachaient à des négociations
poursuivies entre Palmerston pour le cabinet de Londres,
le gouvernement de Napoléon III et la Russie en vue d'offrir
une médiation basée sur la reconnaissance du nouvel Etat
sudiste et par conséquent sur le démembrement de ta grande
république américaine. Ces offres de médiation dont Pal-
merston avait pris l'initiative devaient être faites à la fois
au Nord et au Sud.''
Au cas où le Nord aurait refusé, les trois Puissances
eussent reconnu, l'indépendance des Confédérés esclava-
gistes (l).Tel était l'état d'esprit des classes dirigeantes que
Louis Blanc, exilé à Londres, constatait avec mélancolie
qu'à ce moment en Angleterre « les sympathies pour le
Nord étaient comme une faible digue, tandis que celles qui
se manifestaient pour le Sud étaient semblables à un tor-
rent». Pour faire accepter plusfacilement la reconnaissance
de la Confédération Sudiste par l'opinion, on affirmait qu'en
échange, celle-ci abolirait l'esclavage. « Si ce plan avait
réussi et que la guerre pour la libération des noirs eut été
arrêtée au moment de toucher au but, tous les sacrifices
terribles faits pour la cause de la liberté, eussent été con-
sentis en vain et la République irrémédiablement déchirée
en deux nations antagonistes » (John Spargo).
C'est a ce moment que Marx fit intervenir tout ce. qu'il
pouvait avoir d'influence dans la classe ouvrière et les
milieux démocratiques d'Angleterre en faveur des Nordis-
tes, de la cause de la libération des noirs et du maintien de
l'unité américaine. Il admirait vivement Lincoln et son
estime pour ce pur héros de la cause anti-esclavagiste
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n'avait certes pas été diminué par le Message que le Prési-
(1) Tous ces faits que nous umpruntons au livre de Spargo, sont
pleinement confirmés dans la Vie de Gladstone de John Morley et
dans l'ouvrage de Walpole sur la Vie de Lord John Russell.
68 • LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
dent avait adressé au Congrès américain au début de
décembre 1861.
Dans ce document, animé des aspirations les plus éle-
vées et des tendances les plus larges, Lincoln, réclamait
non seulement l'abolition de l'antique esclavage corporel
des noirs, mais envisageait l'affranchissement des prolé-
taires blancs de cette forme moderne du servage qu'est le
salariat.
« Le travail, écrivait-il, est antérieur au Capital el indépen-
dant de lui. Le Capital, n'est que le fruit du travail et n'aurait
jamais pu exister sans le Travail. Le Travail est supérieur au
Capital et mérite beaucoup plus de considération (2) ».
Marx, par l'intermédiaire de son fidèle Georges Eccarius,
un ouvrier allemand fort intelligent qui vivait à Londres
et militait activement dans les Trades Unions, saisit le
London Trades Council ou Union des Syndicats de Lon-
dres, de la question américaine. Sur son initiative une
grande manifestation des travailleurs organisés de la
métropole fut décidée et de semblables démonstrations
organisées dans tous les grands centres du Royaume-Uni,
notamment à Sheffiéld et à Manchester, pour célébrer la
proclamation de l'affranchissement .des noirs, affirmer
l'union des peuples anglais et américains, dénoncer l'escla-
vage comme la seule véritable cause de la guerre, expri-
mer au président Lincoln les sympathies ardentes du pro-
létariat britannique. Pour donner plus de retentissement à
leur action, Marx avait conseillé aux comités ouvriers orga-
nisateurs de faire appel à des libéraux, profondément anti-
socialistes et dont il haïssait les doctrines économiques,
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mais dont il savait quelle était l'influence et le renom;
«'étaient les grands théoriciens du libre-échange John
<2) Cité par Spargo, ouvrage cité, page 225.
L'UNITÉ ITALIENNE, LA GUERRE DE SÉCESSION, ETC. 69
Bright et Richard Cobden. Avec eux, prenaient part aux
vastes démonstrations qui eurent lieu sur tous les points de
l'Angleterre, John-Stuart Mil!, le professeur Beesly et
Randal Cremer, plus tard l'apôtre de l'arbitrage inter-
national, mais qui, modeste ouvrier menuisier, débutait
alors dans la vie syndicale. Les travailleurs du Lancashire
qui avaient été cruellement éprouvés par la guerre et que
l'arrêt de l'exportation du coton avait acculés à la famine,
n'hésitèrent pas, dans un admirable élan idéaliste, à pren-
dre part à ces manifestations de solidarité humanitaire
internationale, montr.int. selon la propre expression du
président Lincoln, « un sublime héroïsme chrétien qui
n'avait jamais été surpassé dans aucun temps ni dans
aucun pays ».
Ce soulèvement de la démocratie anglaise en faveur de
Lincoln et des Nordistes produisit une énorme impression
dans tout le pays et jeta le trouble et le désarroi dans le
camp des amis des Sudistes esclavagistes. Bientôt il ne
leur fut plus possible d'exprimer dans des meetings publics
leurs tristes préférences. Pour leur donner libre cours,.
il leur fallait organiser des réunions strictement privées.
Le gouvernement lui-même dut renoncer à reconnaître la
Confédération sudiste.
Lorsque naquit peu de temps après l'Association Inter-
nationale des Travailleurs, un des premiers actes publics
de son Conseil Général fut de voler une adresse de félicita-
tions à Lincoln, à la suite de sa réélection à la Présidence
de la République américaine. Ce document remarquable,
dû à la plume de Karl Marx, fut publié dans les journaux
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londoniens du 23 décembre 1864. Le voici:
« A Abraham Lincotn, Président des Etats Unis.
« Nous félicitons le peuple américain de voire élection à
une forte majorité. Si la résistance à la puissance esclavagiste
70 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
avait élé le mot d'ordre de votre première élection, le cri de
guerre triomphant de votre ré-éleclion est « mort à l'escla-
vage ». Depuis le début de cette lutte tilanesque de l'Amé-
rique, les travailleurs d'Europe ont instinctivement compris
gué la bannière étoile'e portait les destinées de leur classe.
« La lutte pour les territoires, par laquelle commençait cette
terrible épopée, ne devait-elle pas décider si le sol vierge
d'immenses espaces serait dévolu au travail de l'émigrant ou
prostitué à la fantaisie du propriétaire d'esclaves? Quand une
oligarchie de 300.000 propriétaires d'esclaves ose inscrire,
pour la première fois dans l'histoire du monde, l'esclavage sur
le drapeau d'une révolte à main armée, quand sur le sol où il
y a moins d'un siècle l'idée d'une grande république est née,
où la première Déclaration des Droits de l'Homme a été faite
et la première impulsion donnée à la révolution européenne
du xviir* siècle, quand sur ce sol même la contre-révolution,
avec une impudence systématique, se glorifie « d'abolir les
idées répandues lors de la fondation de la vieille Constitution »
et soutient que l'esclavage est une institution bienfaisante,
« la seule solution aux relations du Capital et du Travail » et
cyniquement proclame la propriété de l'homme la pierre angu-
laire d'un nouvel édifice, les classes ouvrières d'Europe ont
compris — même avant que la partialité fanatique des hautes
classes pour l'aristocratie confédérée leur eut servi de triste
avertissement — que la rébellion des propriétaires d'esclaves
devait sonner le tocsin, appelant partout la propriété à une
croisade générale contre le travail. Pour le monde du Tra-
vail, non seulement ses espoirs pour l'avenir, même ses con-
quêtes du passé sont en jeu dans le formidable conflit de
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l'autre côté de l'Atlantique.
Partout, les travailleurs supportent avec patience les
épreuves que leur impose la crise du colon, s'opposant avec
vigueur aux prétentions importunes d'interventions en faveur
des esclavagistes, préconisées par leurs « supérieurs », et de
presque toutes les parties de l'Europe, ils ont apporté la contri-
bution de leur sang ;'i la « bonne cause ».
Tant que les travailleurs, la véritable force politique du
L'UNITÉ ITALIENNE, LA GUERRE DE SÉCESSION, ETC. 71
Nord, ont permis à l'esclavage de souiller leur république,
et qu'en face du noir, soumis et vendu sans son avis, ils se
vantaient comme de la plus haute prérogative de l'ouvrier a
peau blanche de pouvoir se vendre lui-même et choisir son
maître, ils étaient incapables de conquérir la véritable
liberté du travail ou de soutenir leurs frères d'Europe dans
leur lutte pour leur emancipation. Mais cette barrière contre
le progrès a été Balayée par le rouge torrent de la guerre
civile. ,
Les travailleurs d'Europe sont certains que de même que
la guerre de l'Indépendance américaine a marqué le début
d'une ère nouvelle pour la bourgeoisie, de même la guerre
américaine contre l'esclavage sera le début de l'ère nouvelle
pour le prolétariat.
Ils considèrent comme un heureux présage pour des temps
proches que la tâche soit échue à Abraham Lincoln, fils sincère
de la classe ouvrière, de conduire son patjs à travers une
lutte sans pareille pour ta délivrance d'une race enchaînée
et la réorganisation d'un monde nouveau.
Au nom de l'Association internationale des Travailleurs.
Les membres du Conseil général (!•), » .
Dans une réponse au trade-unioniste Georges Tlowell
qui avait écrit sur l'action du Conseil général de nom-
breuses inexactitudes, Marx nous apprend que le prési-
dent Lincoln, répondit à cette adresse « de la manière la
plus amicale ». Quatre mois après « le fils sincère de la
classe ouvrière » tombait sous la balle d'un assassin —
comme devait périr un demi-siècle plus tard, à la veille de
la plus grande catastrophe mondiale, un autre noble cham-
Jaurès.
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pion de la cause de l'affranchissement humain — Jean
La cause de l'Irlande n'intéressa pas moins Marx que
celle de la Pologne, de la Hongrie, ou la lutte de Lincoln
(1) Karl Marx, his life and work, patr John Spargo, p. 269 et 270.
72 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
contre l'esclavage américain. Là encore ce pur théoricien
de la lutte des classes nous apparaît comme le fidèle
défenseur d'une nationalité opprimée et prêtant le plus
grand intérêt à son affranchissement. Jusqu'à son dernier
soupir, il suivra avec une attention passionnée les luttes
de l'Irlande avec Parnell et la Ligue Agraire, comme il
avait suivi le mouvement révolutionnaire antérieur des
Fenians. Il considérait d'ailleurs que l'affranchissement
de l'Irlande était appelé à exercer l'influence la plus consi-
dérable sur le développement révolutionnaire de l'Angle-
terre et de toute l'Europe. Et c'est ainsi qu'écrivait le
6 avril 1868 au Dr Kugelman: i
« L'Eglise établie en Irlande est le boulevard religieux du
landlordisrne anglais en Irlande, ainsi que l'ouvrage avancée
de l'Eglise d'Angleterre (je ne parle ici de l'Eglise d'Angleterre
que comme propriétaire foncier) Si l'Eglise tombe en Irlande,
elle tombera aussi en Angleterre et le landlordisme en"
Irlande d'abord, puis en Angleterre, la suivra. Mais depuis
longtemps déjà je suis convaincu que la Révolution sociale doit
commencer sérieusement par la base, c'est-à-dire par la pro-
priété foncière. En outre la chose aura une conséquence fort
utile, dès que l'Eglise irlandaise sera morte, les fermiers pro-
testants irlandais de la province d'Ulster se joindront aux
tenants catholiques dans les trois autres provinces d'Irlande et
se rallieront à leur mouvement, tandis que jusqu'à présent le
landlordisme pouvait exploiter cet antagonisme religieux (1) ».
On trouve un exposé très précis et très attachant des
conceptions que Marx avait de la question irlandaise, dans
une circulaire adressée en mars 1870 au comité de Bruns-
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wick, organisme central de la fraction d'Eisenach que
Liebknecht et Behel représentaient dès lors dans le Parle-
Il) Lettres de Marx à Kugelman dans le Mouvement Socialiste
du 15 juillet 1903, page 418.
L'UNITÉ ITALIENNE, LA GUERRE DE SÉCESSION, ETC. 73
ment de l'Allemagne du Nord sur les principaux problèmes
que le Conseil général de l'Internationale avait été appelé
à résoudre. On y trouve en même temps les opinions de
Marx sur l'Angleterre et le rôle considérable qu'il lui attri-
buait dans la Révolution internationale. Nous y revien-
drons. Sur la question irlandaise elle-même il'écrivait:
« Si l'Angleterre est le boulevard du landlordisme et du
capitalisme européen, le seul point où on peut frapper le grand
coup contre l'Angleterre officielle, c'est l'Irlande. En premier
lieu, l'Irlande est le boulevard du landlordisme anglais. S'il
tombait en Irlande, il tomberait en Angleterre. En Irlande
l'opération est cent fois plus facile, parce que la lutte écono-
mique y est exclusivement concentrée sur la propriété foncière,
parce que cette lultc y est en même temps nationale et parce
que le peuple y est plus\révolutionnaire et plus exaspéré qu'en
Anglelerre. Le landlordisme en Irlande est maintenu exlnsive-
menl par l'armée anglaise ».
En deuxième lieu « la bourgeoisie anglaise n'a pas seulement
exploité la misère irlandaise pour rabaisser, par l'émigration
forcée des pauvres Irlandais, la classe ouvrière en Angleterre,
mais elle a en outre divisé le prolétariat en deux camps hostiles.
Le feu révolutionnaire de l'ouvrier celte ne se combine pas
avec la nature solide, mais lente de l'ouvrier anglo saxon. Il y
a au contraire dans les grands centres industriels de l'Angle-
terre un antagonisme profond entre le prolétaire irlandais et le-
prolétaire anglais... Gel antagonisme parmi les prolétaires de
l'Angleterre elle-même est artificiellement nourri et entretenu
par la bourgeoisie. Elle sait que cette scission est le véritable
secret du maintien de son pouvoir ».
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« En outre Cet antagonisme se reproduit au delà de l'Atlan-
tique. Les Irlandais chassés de leur sol natal par des bœufs et
des moutons, se retrouvent aux Etats-Unis où ils constituent
une portion formidable et toujours croissante de la population.
Leur seule pensée, leur seule passion c'est la haine de l'Angle-
terre. Le gouvernement anglais et le gouvernement américain
74 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
— c'est-à-dire les classes qu'ils représentent — alimentent cesx
passions, pour éterniser la lutte internationale qui empêche
toute alliance sérieuse et sincère entre les classes ouvrières des
deux côtés et par conséquent toute émancipation commune.
L'Irlande est le seul prétexte du gouvernement anglais pour
entretenir une grande armée permanente, qui, en cas de besoin,
est lancée, comme cela s'est vu, sur'les ouvriers anglais après
avoir fait ses études soldatesques en Irlande ».
Et Marx apporte cette forte affirmation de sa foi dans la
liberté de tous les peuples:
« Ce que nous a montré l'ancienne Rome sur une énorme
échelle, se répète de nos jours en Angleterre; le peuple qui
subjugue un autre peuple se forge ses propres chaînes ».
Et il conclut: / \
« Donc la position de l'Association internationale vis-à-vis de
la question irlandaise est très nette. Son premier besoin est de
pousser la révolution sociale en Angleterre. A cet effet, il faut
frapper un grand coup en Irlande.
Les résolutions du Conseil Général sur l'amnistie irlan-
daise ne servent qu'à introduire'd'autres résolutions qui
affirmeront que, abstraction faite de toute justice interna-
tionale, c'est une condition préliminaire de l'émancipation
de la classe ouvrière anglaise de transformer la présente
Union forcée, — c'est-à-dire l'esclavage de l'Irlande — en
Confédération égale et libre, s'il se peut, en séparation, s'il le
faut » (1).
Quelques mois auparavant, Marx écrivait à Kugelman:
(1) Circulaire du Conseil Général de l'Internationale communiquée
par Marx à Kugelman. Lettres de Marx à Kugelman publiées dans
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le Mouvement Socialiste, septembre 1903, p. 55.
I L'UNITÉ ITALIENNE, LA GUERRE DE SÉCESSION, ETC. 75
« Je suis de plus en plus arrivé à la conviction — et il ne
s'agit que de l'inculqué'r à la classe ouvrière anglaise — qu'elle
ne pourra jamais rien tenter de décisif, tant qu'elle n'aura pas
séparé de la façon la plus nette sa politique irlandaise de la
politique des classes dominantes. Elle ne peut se contenter de
faire cause commune avec les Irlandais; il lui faut encore
prendre l'initiative de la dissolution de l'Union de 1801 et de
son remplacement par un pacte fédératif libre (I) ».
Et il ajoutait que d'autre part, il fallait y arriver plus
encore dans l'intérêt même du prolétariat anglais que par
sympathie pour l'Irlande:
Les rapports actuels des deux peuples paralysent non seule-
ment l'évolution sociale de l'Angleterre, mais encore l'attitude
qu'elle observe par exemple vis-à-vis de la Russie et des Etats-
Unis d'Amérique.
Comme c'est incontestablement la classe ouvrière anglaise,
qui fera. pencher la balance en faveur de l'émancipation
sociale, il nous faut peser de toutes nus forces sur ne point.
En réalité c'est l'Irlande qui a causé la perte de la République
sous Oomwell. Non bis in ide.m.
A leur constante préoccupation de l'intérêt du prolétariat
international et du droit des nationalités petites ou grandes
à l'indépendance et à la liberté, Marx et Engels ont-ils
cessé d'être fidèles dans l'affaire des duchés et lors de la
guerre engagée en 1864 contre le Danemark par la Prusse
et l'Autriche?
Pour le soutenir il faut faire abstraction de tous les élé-
ments réels du problème et substituer à ses conditions con-
crètes, l'ignorance, la haine et la polémique la plus par-
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tiale. Ainsi que l'a écrit Jaurès : « La faiblesse du Dane-
mark, accablé par des forces supérieures, ne peut pas
(1) idem. p. 39.
76 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
faire oublier ce qu'il y avait eu d'inique à l'origine dans ses
prétentions » (1). Le Sleswig-Holstein annexé au Dane-
mark en 1815 comprenait une population en grande majo-
rité allemande dans le sud et le centre, mais en majorité
danoise dans le nord. Par le traité de Londres en 1852, le
roi de Danemark s'était engagé à respecter les droits des
populations allemandes des duchés. En fait -il n'avait pas
tenu ses engagements, et contre l'oppression de ces popula-
tions tous les démocrates d'Allemagne formulaient une
revendication dont la légitimité avait été reconnue à Lon-
dres et à Paris, où d'ailleurs, ainsi que l'écrit Charles
Andler, « Napoléon 111 ne savait pas comment appliquer
son principe des nationalités dans cette région holste où
les races vivent confondues » (2).
La question se posa d'une manière aiguë en 1863 quand
le roi de Danemark Frédéric Vil mourut:
11 y eut deux héritiers en présence, Christian IX que le droit
danois faisait, successeur légitime en Danemark et Frédéric duc
d'Augustenbourg que le droit ducal, plus rigoureux sur les
degrés de parenté en' lignée mâle désignait pour le Sleswig-
Holstein. On ne pouvait donc faire droit à l'héritier le plus
proche Frédéric d'Aiignstenbourg, qu'en séparant du Dane-
mark les duchés qui étaient danois depuis 1815 et on ne pou-
vait maintenir l'intégrité danoise que par une infraction au
droit de l'héritier vrai.
« Les grandes puissances y compris la Prusse et l'Autriche,
par le protocole de Londres en 1852, avaient désigné Chris-
tian IX. Les assemblées ducales hostiles au Danemark pro-
clamaient Augustenbourg et il semblait bien que la popula-
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tion aussi, excepté dans le Sleswig du Nord, penchait pour
s'unira l'Allemagne (3) ».
(ti Jean Jaurès, La Guerre franco-allemande, p. '97.
(2) Ch Andler, Le prince de Bismarck, p. 90.
(3) Idem, p. 88.
ITALIENNE, LA GUERRE DE SÉCESSION, BTC. 77
Placés en face de ce vœu des habitants des duchés exprimé
clairement — ajnsi que nous le montre une histoire aussi
peu suspecte que celle de Charles Andler — par leurs repré-
sentants authentiques, Engels a-t-il fait œuvre de « pan-
germanisme » en parlant de leur « libération »? La plus
élémentaire bonne foi permej. de répondre que non. Où
celle-ci fait absolument défaut, c'est chez le polémiste qui,
des paroles de l'ami de Marx s'associant à la revendica-
tion générale de la nation allemande sur la partie alle-
mande des duchés, veut tirer une approbation de la politi-
que bismarckienne, de la mainmise prussienne sur tout le
Sleswig-Holstein dont il est impossible de trouver la
moindre trace dans les lettres indiquées (1).
En réalité, comme le montrent les lettres rédigées de
1865 à 1866 pour la reine d'Angleterre Victoria, par le
prince de Hohenlohe, qui l'informait des choses d'Allema-
gne, la revendication de Sleswig-Holstein se rattachait
étroitement à l'universelle aspiration des démocrates vers
l'unité allemande. Le prince ajoutait : « C'est la raison
pour laquelle cette question a excité une émotion plus vive
dans les Etats allemands qui ne sont ni la Prusse, ni l'Au-
triche » (2).
C'est dans ce sens et dans ce sens seulement que Engels
et Marx ont envisagé le problème.
Il suffit d'ailleurs de nous reporter aux textes cités et
tronqués, comme à l'habitude, pour les besoins d'une triste
polémique, afin d'être fixé. Dans sa lettre datée du 3 décem-
bre 1863, Engels écrit à Marx qui partait pour Trêves:
« J'espère que l'enthousiasme sleswig-holsteinois du pays
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natal ne gâtera pas trop ton séjour là-bas. J'ai pioché tout
(1) Ch. Andler, Laskine, Les Socialistes du Kaiser, p. 69 à 71.
(2) Cité par Jaurès dans son Histoire de la guerre franco-alle-
mande, p. 44.
78 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
le problème et voici les conclusions auxquelles je suis arrivé:
1° La question sleswig-holsteinoise est delà bêtise.
2» C'est l'Augustenbourgeois qui parait avoir raison dans le
llolstein (1).
3° II est difficile de dire pour le Sleswig qui a droit à la
succession et la ligne directe d'autre part n'y existe que comme
feudataire du Danemarck
4» Le traité de Londres est absolument valable au Dane-
mark, mais il n'est certainement pas valable, ni dans le
Sleswig, ni dans le Holsteia, parce qu'on y a pas consulté les
Diètes.
5° Le droit allemand sur le Sleswig se borne à la partie
sud, qui est .allemande de par sa nationalité et sa libre
volonté'; par conséquent, le Sleswig doit subir un partage ».
Loin de vouloir poursuivre par conséquent la conquête
de la partie danoise du Sleswig, Engels la réprouve
expressément. Conformément au programme constant de
la démocratie de l'époque, il demande ensuite que la libé-
ration (de la partie allemande) des duchés soit réalisée à la
faveur d'une guerre contre la Russie pour la délivrance de
la Pologne. Il ajoute sur ce ton de plaisanterie qu'on trouve
fréquemment dans la correspondance des deux amis, cette
boutade:
« Alors Louis-Napoléon sera notre fidèle serviteur, la Suède
tombera aussitôt dans nos bras, l'Angleterre, je veux dire
Pam (Palmerston), sera paralysée et nous prenons tranquille-
ment au Danemark ce que nous voudrons ».
C'est ce badinage — soigneusement séparé de son texte
\
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(1) II s'agit du duc d'Augustenbourg qui revendiquait les duchés
contre le roi de Danemark. L'opinion d'Engels est sur ce point
celle de Charles Andler qui écrit : « On ne pouvait maintenir l'inté-
grité danoise que par une infraction au droit de l'héritier vrai »
(Le prince de Bismarck, p. 86).
L'UNITÉ ITALIENNE, LA GUERRE DE SÉCESSION, ETC. 79
et présenté en termes mélodramatiques comme l'expression
d'un « cynisme révoltant » — dont s'autorise le plus
injurieux des pamphlétaires pour représenter Engels (et
Marx) comme's'étant en 1864 « identifiés sans remords ni
scrupulesavec la politique pangermaniste de Bismarck » (1).
Lorsque les tragiques événements que nous vivons
seront passés et que l'excitabilité presque morbide qu'ils
provoquent chez beaucoup d'esprits ordinairement équili-
brés aura disparu, on sera honteux pour notre pays du
genre de littérature dont il aura été nourri depuis quatre ans.
Le mépris public s'élèvera alors unanime, contre la bassesse
de-semblables procédés.
Passons.
Le lendemain, répondant à cette lettre, Marx écrit à son
fidèle ami:
« En ce qui concerne les « meerumsehlungen » (pays entouré
par la mer)., c'est ainsi- que débute la chanson du Sleswig-
Holstein — je suis tout à fait de ton avis. La question du droit
de succession n'a naturellement qu'une importance diploma-
• tique. Quant au Danemark, je ne le crois pas tenu par le traité
de Londres, puisque lors du vote, des navires de guerre russes
intimidèrent le Rigstag danois (2) ».
Et après une allusion, assez caractéristique à une bro-
chure danoise « intéressante en ce qu'elle nous fixe sur les
« gaillards » qui provoquèrent au début le mouvement
pro-allemand du Sleswig-Holstein » Marx, conclut par
cette phrase bien conforme à son point de vue constant:
« Surtout, il ne faut pas blesser les Danois. Ils doivent se
rendre compte que Scandinaves et Allemands ont un même
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(1) Les socialistes du Kaiser, par Laskine, p. 71.
(2) Correspondance de Marx et Engels, vol. III, lettre n« 721,
page
80 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
intérêt contre la Russie, bien ne leur sera plus utile d'ail-
leurs que de, voir éliminer l'élément allemand (1) ».
Donc aucune équivoque n'est possible pour le lecteur de
bonne foi. C'est exclusivement l'élément allemand, la par-
tie allemande du Sleswig-Holstein dont Marx envisage
le retour à la patrie de son choix. Pas une ligne, pas un
mot qui permette de soutenir que les fondateurs du socia-
lisme moderne aient envisagé autrement qu'avec horreur
la conquête et l'occupation des populations de langue et de
race danoises, que la Prusse a depuis 52 ans si durement
opprimées.
Mais lorsque nous envisageons aujourd'hui la question,
la lourde oppression que la Prusse fait peser sur les
épaules des habitants du Sleswig du Nord, invinciblement
demeurés fidèles à la langue et à la culture danoise (2), ne
doit pas nous faire oublier qu'en 1864, la majorité des
populations du Sleswig-Holstein demandait leur retour à
l'Allemagne (3). Si ensuite la Prusse s'est substituée à la
Confédération germanique et a annexé les duchés, c'est que
d'ores et déjà elle montrait que « toute œuvre allemande
ne valait à ses yeux que sous forme prussienne » (4).
C'était la déviation de l'idée unitaire dont le couronne-
ment se produira en 1871, avec la constitution de « l'Em-
pire borusso-germanique » àprement raillé par Marx et
qui est l'opposé de la « République allemande une et indi-
visible », réclamée dans la Nouvelle Gazette Rhénane de 1848,
par les auteurs du Manifeste des Communistes.
()) Idem, lettre n" 722, p. 149.
(2) Voir le Sleswig du Nord publié par les Associations Slesvi-
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coises. Copenhague, 191b.
(3) Jaurès, ouvrage cité, p. 46.
(4) Idem, p. 97.
CHAPITRE IV
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS
SON PROGRAMME DE POLITIQUE ÉTRANGÈRE
LES LUTTES DE MARX CONTRE LES PROUDIION1KNS,
LES MAZZINIENS ET LES LASSALLIENS (1864-1868)
Au lendemain de la défaite générale de la révolution
européenne, nous avons montré par quelle phase d'im-
puissance douloureuse passa le mouvement socialiste et.
ouvrier de 1850h 1860. Dans sa forte contribution à 1' « His-
toire Socialiste » de Jaurès, Albert Thomas caractérise
éloquemment cette période: .
« Etat lamentable s'il en fui jamais! Les socialistes dispersés
en petits groupes par tous pays ne savent plus pour ainsi dire
rien des réalités sociales... Les hommes de pensée et de science,
Marx, Engels, Proudhon, étudient, observent dans la retraite,
dans l'isolement, mais jusqu'en 1864. ils n'ont pas d'influence:
ils ne connaissent plus la joie sublime d'exprimer quotidienne-
ment leur pensée dans l'action, de voir, comme disait Marx,
« la théorie s'emparant des foules, devenir force maté-
rielle » (1).
Nous avons vu cependant que. pour Marx, la retraite et
l'isolement n'avaient jamais été absolus. Ce grand combat-
(1) Histoire Socialiste, tome 10. Le Second Empire, par Albert
Thomas, page 162.
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JEAN LONGUET 6
82 LA POLITigOE INTERNATIONALE DU MARXISME
tant de la pensée et de la réalité, pendant les dix premières
années de son exil londonien, n'avait pas cessé de suivre
passionnément les événements de la politique mondiale,
de les commenter dans ses articles de la New-York Tribune,
-de garder des relations permanentes et étroites avec son
fidèle ami Engels, à Manchester et d'examiner avec lui
à la lumière de leur philosophie historique commnue, les
hommes et les choses, de se tenir enfin en contact avec la
classe ouvrière anglaise et ses éléments les plus militants,
notamment avec ce qui restait de l'héroïque mouvement
chartiste. Le chef reconnu et respecté des chartistes, Ernest
Jones, lors des polémiques provoquées par la guerre d'Ita-
lie entre Marx et Karl Vogt et à la suite des basses calom-
nies lancées par celui-ci contre Marx, apporta son témoi-
gnage chaleureux au grand proscrit allemand à la date du
1 1 février 1860:
« Je considère réellement comme un devoir, lui écrivait-il,
d'obtenir de tous ceux qui vous connaissent la reconnaissance de
votre valeur, de votre intégrité et de votre désintéressement — si
peu que vous ayez besoin de ce témoignage. C'est pour moi un
devoir d'autant plus grand de le proclamer, que je ne puis •
oublier que vous avez pendant des années et sans la moindre
rétribution, fourni des articles à mon petit journal Notes of
"the People et plus tard au Peoples Paper, articles de haute
valeur pour la cause populaire et qui ont puissamment aidé nos
organes ».
Avec le mouvement trade-unioniste, avec les syndicats
de Londres, Marx était également en contact, ainsi que
nous l'avons déjà constaté à propos de la guerre de Séces-
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sion et de la lutte contre les Esclavagistes, surtout par
l'intermédiaire d'un ouvrier allemand d'une remarquable
intelligence, le tailleur Georges Eccarius, qui était dès lors
délégué à l'organisation métropolitaine centrale le « Lon-
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 83
don Trades Council » en même temps, qu'il était membre
actif du Club Communiste allemand, le « Communistische
Arbeiter Bildungsverein ». Eccarius, s'était pleinement
adapté au milieu britannique, il parlait remarquablement
bien l'anglais et dans des polémiques avec John Stuart Mill,
il n'était pas apparu que le prolétaire fit mauvaise figure
en face de l'illustre philosophe (1). Marx avait bientôt
connu tous les militants principaux de l'époque, les
Applegarth, les Odger, les William Allan, cette « junte >
dont Sydney et Béatrice Webb ont si brillamment retracé le
rôle dans leur grande Histoire au Trade-Unimisme. Les uns
et les autres allaient se rencontrer dans la première
organisation internationale du prolétariat.
On sait comment elle naquit ; en 1862 se tenait à Lon-
dres, une Exposition Universelle qui fut particulièrement
brillante. Dès le 29 septembre 1860,1e Progrès de Lyon avait
incité les travailleurs lyonnais à se cotiser pour y envoyer
des délégués. L'idée obtint quelque succès et le Temps
ouvrit une souscription pour payer les frais de déplacement
des ouvriers qui iraient étudier les conditions de vie et les
idées, de leurs camarades anglais. Le 5 août 1862, une
« fête de fraternité internationale des Travailleurs » réu-
nissait à la« Taverne des francs-maçons » à Londres, délé-
gués français et allemands avec leurs hôtes anglais. Odger
leur lut une adresse de bienvenue empreinte d'une grande
modération mais où s'affirmait déjà avec force l'idée de
l'internationalisme prolétarien .-
« Nous pensons, déclara-t-il, qu'en échangeant nos pensées et
nos observations avec les ouvriers des différentes nationalités,
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nous arriverons à découvrir plus vite les secrets économiques des
sociétés. Espérons que maintenant que nous nous sommes serrés
la main, que nous voyons que comme hommes, comme citoyens
(1) John Spargo, ouvrage cité, p. 259,
84 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
et comme ouvriers nous avons les mêmes aspirations et les
mêmes intérêts, nous ne permettrons pas que notre alliance
fraternelle soit brisée par ceux qui pourraient croire de leur inté-
rêt de nous voir désunis : espérons que nous trouverons quel-
que moyen international de communication et que chaque
jour se formera un nouvel anneau 'de la chaîne d'amour qui
unira les travailleurs de tous les pays ».
Un des délégués français, Emile Richard, répondit sur
le même thème, célébrant l'abaissement des frontières,
l'union fortement cimentée entre les travailleurs des deux
côtés du détroit.
L'idée est dans l'air. Une brûlante question de politique
internationale,"la revendication d'un peuple opprimé, va
lui permettre de prendre corps. La révolution de Pologne
avait éclaté en 1863 et le peuple de Varsovie s'était soulevé
contre le tsar. Entre Paris et Varsovie des adresses étaient
échangées, les ouvriers voulaient que Napoléon III inter-
vint en faveur des Polonais, comme il l'avait fait quelques
années auparavant en faveur des Italiens. « S'il n'avait
tenu qu'aux travailleurs parisiens, écrit Albert Thomas,
il eut immédiatement engagé la guerre pour la défense de
la Pologne » (1). Nous trouvons encore ici chez les travail-
leurs français, comme à maintes reprises nous l'avons
constaté déjà chez Marx, l'idée de la « guerre sainte » con-
tre la Russie pour la délivrance des Polonais. Ils adres-
saient une adresse de propagande à Czartoryki, ils faisaient
des collectes, ils organisaient une pétition — mal reçue
d'ailleurs — à celui qui avait en mains « l'épée de la
France » (2). Ouvriers français et ouvriers anglais échan-
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geaient des adresses. Un premier meeting pro-polonais
avait lieu le 22 juillet 1863 à Londres, auquel assistaient
(1) Albert Thomas, ouvrage cité, p. Î08.
(2) Idem, p. 238.
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 85
trois ouvriers, délégués français, dont l'ouvrier ciseleur
sur bronze Tolain. L'agitation continuait pendant plus
d'une année, elle aboutissait enfin à la fameuse réunion
d'où devait sortir « l'Association Internationale des Tra-
vailleurs ».
C'est à tort, à notre avis, qu'Albert Thomas écrit que la
Pologne « n'en fut que le prétexte » (1). Elle fut la raison
première de la réunion. La lutte commune du prolétariat
et de la démocratie d'Europe pour la Pologne martyre el
contre le tsarisme russe apparaissait certainement aux.
organisateurs de Erance et d'Angleterre, comme la base
sur laquelle pouvait ensuite se développer toute l'action
'internationale de la classe ouvrière.
Afin de donner a. la réunion son caractère pleinement
international, les organisateurs avaient invité le Club com-
muniste allemand de Londres et &'exprimé k désir du comité
que te Dr Marx y fui délégué ». Le meeting eut lieu le 28 sep-
tembre 1864 à Saint-Martin's Hall sous la présidence du
professeur Beesly, de l'Université de Londres, un posi-
tiviste très estimé et d'un noble caractère, un libéral
d'avant-garde qu'on retrouvera toujours au premier rang
dans les luttes alors livrées par le prolétariat et la démo-
cratie en Angleterre.
C'était un fidèle ami de Marx, qui, dans sa correspon-
dance, parle avec attendrissement et une nuance de raille-
rie affectueuse des « crotchets » (lubies) positivistes de l'ex-
cellent professeur (2). Beesly prononça un ardent discours
en faveur de la Pologne, dénonça les despotes et exhorta les
travailleurs à s'unir contre le militarisme et le chauvi-
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nisme. Tolain lut la réponse des délégués français, rédigée
en termes très modérés mais proclamant la nécessité de
(1) Idem, p. 238.
(2) Lettres à Kugelman, Mouvement Socialiste, 15 octobre 1903,
p. 186.
86 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
l'union des travailleurs de tous les pays. Un jeune profes-
seur de français, Le Lubez, « élevé à Jersey et à Londres »
'traduisit l'adresse et souleva un grand enthousiasme dans
l'auditoire, composé de trade-unionistes anglais et de révo-
lutionnaires français, allemands, italiens et polonais, en
développant le plan d'une organisation internationale per-
manente des travailleurs.
Un trade-unioniste anglais, Wheeler l'appuya, sou-
tenu par Rccarius parlant au nom des Allemands, par un
autre Français du nom de Bosquet, par le major Wolff, le
lieutenant de Mazzini, pour les Italiens, par un Irlandais
nommé Forbes. L'assemblée nomma finalement un comité
d'organisation qui comprenait, notamment, les trade-unio-
nistes anglais George Odger, 11. Cremer, G. Howell, le
disciple Owen, John Weston, Lucraft, un 'vieux militant
chartiste Osborne, le major Wolff, le Français'Le Lubez et
enfin le « Dr Karl Marx ».
Aux deux premières séances plénières, l'état de la santé
de Marx ne lui permit pas d'être présent. C'est donc en
dehors de toute action de lui que fut décidée la création du
Conseil Général, composé de 50 membres, qui étaient
alors 21 Anglais, 10 Allemands, 9 Français, 6 Italiens,
2 Polonais et 2 Suisses. On voit que les Anglais consti-
tuaient à eux seuls près de la moitié de l'organisme cen-
tral de la naissante Internationale. Les Unions anglaises
furent toujours, d'après l'expression deSpargo, sa «colonne
vertébrale ». Et cela certes ne devait pas déplaire à Marx,
qui, ainsi que nous le verrons, attribuait dans la transfor-
mation du monde capitaliste un rôle décisif au proléta-
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riat britannique, alors le plus nombreux et le plus forte-
ment organisé.
A la deuxième réunion, on se mit d'accord sur le nom
de l'organisation : l'Association'internationale des travailleurs.
Dans cette même séance, le comité élut une sous-com-
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 87
iffl
mission pour rédiger une Déclaration de principes e.t des
statuts provisoires de ce qui allait être l'Internationale. Cette
sous-commission comprenait Grenier, Le Lubez, Weston
et Marx.
Et immédiatement nous constatons un fait qu'à maintes
reprises nous verrons se produire encore et sur lequel ont
épilogue a perte de vue tous les adversaires du socialisme
moderne, bourgeois ou anarchistes.
Dans le « chaos des tendances » qui existe alors au sein
de la classe ouvrière européenne, surtout en France et en
Angleterre, en face des influences divergentes, confuses,
contradictoires des anciens utopistes, de Saint-Simon,
Owen, Kourier, de l'insurrectionnalisme qui de Grac-
chus Babeuf avait été transmis par lUionarrotli à Blanqui,
du système des conspirations et des sociétés secuètes de
Mazzini, du socialisme d'Etat de Louis Blanc, du mutuel-
lisme de Proudhon, du trade-unionisme anglais encore
tout imprégné de radicalisme individualiste— la méthode,
le corps de doctrine précis, synthèse féconde de tous les
anciens systèmes en même temps que leur négation, la
conception claire et nette d'un mouvement de classe uni-
taire et discipliné qu'apporté Karl Marx, exercent tout de
suite une influence considérable sur les travailleurs.
La supériorité doctrinale, la vigueur et la profondeur de
la pensée du créateur du socialisme moderne s'imposent
même à ceux dont les cerveaux sont encore tout embrumés*
de métaphysique falote et d'utopisme désuet, comme elles
s'imposeront de plus en plus pendant le demi-siècle qui va
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suivre aux prolétariats des différentes nations industrielles
d'Europe ou d'Amérique. Expliquer semblable phénomène
social par des intrigues ténébreuses, l'influence d'une
nation particulière, voire par la victoire militaire de ses
gouvernants capitalistes, ou encore par la « volonté de dicta-
ture germanique » d'une individualité est d'une bien pau-
88 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
vre sociologie, bonne tout au plus pour contenter l'intelli-
gence d'un lecteur de la Croix ou d'un « camelot du
roy » (1).
Dans la sous-commission, l'influence de Marx s'exerce
tout de suite décisive. L'exposé qu'il a fait lui-même dans
une lettre à Engels de ce qui s'y passa et des conditions
dans lesquelles il substitua au « fatras » de Le Lubez l'ad-
mirable préambule et les statuts immortels de l'Internatio-
nale est, quoi qu'en prétende James Guillaume, tout à son
honneur. Le récit familier et rempli d'humour qu'il a
.donné de son effort pour substituer l'ordre au chaos et la
réalité scientifique aux fantaisies idéologiques ne peut en
aucune manière, justifier les invectives qu'elles lui valent
chez des adversaires dépourvus de la plus élémentaire
bonne foi.
Il n'est pas un militant socialiste, ayant assisté aux déli-
bérations d'un congrès qui n'ait vu, dans des conditions
semblables, l'homme supérieur par le talent, voire le génie,
amener fatalement ses collègues à abandonner des projets
de résolution ou d'ordre du jour insuffisants ou inférieurs
pour se rallier aux textes adéquats, qu'il apporte. Maintes
fois, nous avons vu la chose se produire dans nos congrès
nationaux et internationaux depuis 20 ans, chaque fois que
Jaurès y participait. Nul ne pourrait soutenir qu'il y eut là
de «ténébreuses intrigues » ni, dans les congrès interna-
tionaux, une « hégémonie française » (2).
(1) Le journal la France, cependant organe liu radicalisme le
plus conservateur fait a ce propos ces remarques de simple bon
sens : « Croyez-vous, M. Laskine, que ses intrigues eussent suffi à
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donner à Marx la maîtrise du mouvement ouvrier s'il n'avait pas
de beaucoup dépassé ses contemporains socialistes par sa puissante
culture ? » (France du 14 mai 1916).
(2) Bien au contraire, les mêmes critiques soutiennent que dans
les congrès internationaux la France avait une «attitude humiliée »
et « humble ». Il suffît pour réfuter cette grossière sophistification
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 89
••
A la première réunion de la sous-commission, comme
aux deux réunions du Comité, Marx toujours souiïrant ne
put assister. Tout de suite s'était engagée la lutte des sys-
tèmes et des hommes pour la maîtrise du nouvel orga-
nisme. Le major Wolff, un Polonais italianisé qui était le
fldèle lieutenant de Giuseppe Mazzini, tenta de donner à
l'Internationale la forme d'une société secrète en proposant
d'en modeler les statuts sur le règlement des sociétés
mazziniennes, tandis que John Weston, un brave oweniste
anglais, avait apporté un programme diffus, empreint des
conceptions économiques nuageuses dont Marx devait faire
un an après une si magistrale réfutation dans une confé-
rence qu'on a pu qualifier « d'abrégé du Capital avant la
lettre » (1). L'uneet l'autre proposition avaient été renvoyées
à la sous-commission.
A la deuxième réunion, Le Lubez présenta une sorte
« d'olla prodida» qu'il avait faite avec les statuts de Wolff
et la déclaration de Weston et, en l'absence de Marx,
ces propositions furent adoptées. C'est alors qu'Eccarius
avertit Marx qui dans une intéressante lettre à Engels va
nous raconter comment il parvint à écarter les propositions
et les textes confus qui menaçaient de faire dévier dès ses
premiers pas l'internationalisme prolétarien.
« J'assistais à la première séance dû « Comité ». On nomma
une sous-commission dont je faispartic pour rédiger la « Décla-
ration des principes » et les statuts provisoires. Une indisposi-
tion m'empêcha d'assister à la séance de la sous-commission
et à la séance pleinière du comité qui eut lieu ensuite.
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« Dans ces deux séances, celle de la sous-commission et celle
de l'histoire de rappeler Imprimante incontestable que Jaurès exerça
aux congrès internationaux de Stuttgart, Copenhague et Baie.
(1)' Salaires, prix, profits, par Karl Marx, traduction de Charles
Longuet. Paris, Giard et Brière, page 5.
90 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
pleinière du Comité, dont j'étais absent, il s'était passé ceci:
« Le major Wolff avait proposé pour l'usage de la nouvelle
association son règlement (statuts) des associations ouvrières
italiennes (qui possèdent une organisation centrale, maisqui sont,
ainsi qu'on l'a vu après, surtout des sociétés de secours mutuels
associées). Je vis plus tard ces statuts. C'était évidemment une
fabrication de Mazzini et tu-vois donc d'avance dans quel esprit
et avec quelle phraséologie on y traitait la question réelle, la
question ouvrière, et aussi comment toutes les histoires de-
nationalités y étaient glissées.
« En plus de cela, un vieil Oweniste, Weston, qui est main-
tenant « industriel », un brave homme très aimable a rédigé
un programme plein de confusions et d'une longueur déme-
surée.
« La séance suivante du comité général chargea la sous-
commission de transformer le programme de Weston ainsi
que les statuts de Wolff. Wolff lui-même partit pour assister
au Congrès des associations de travailleurs italiens et pour les
décider à se rallier à l'Association centrale de Londres.
« II y eut encore une autre séance de la sous-commission à
laquelle je n'assistai pas ayant été prévenu trop tard du rendez-
vous. On y présenta une « Déclaration de principes » et le rema-
niement des statutsde Wolf, en vue de les soumettre au comité
entier.
<t Le comité s'assembla le 18 octobre. Comme Eccarius
m'avait écrit qu'il y avait péril en la demeure, j'y allai et je ne
fus pas peu surpris lorsque j'entendis lire par le brave Le Lubez
un préambule rempli d'une phraséologie mal écrite et tout à fait
mal digérée, ayant laprétention d'être une Déclaration de prin-
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cipes, où l'on voyait partout passer le Mazzini, et par dessus lequel
s'incrustaient les lambeaux les plus confus et les plus vagues du
socialisme français. A part cela, on avait voté daïis leur ensemble
les statuts italiens qui — sans compter les autres défauts —
avaient pour but une chose tout à fait impossible, une espèce de
gouvernement central (où Mazzini occuperait naturellement le
fond de la scène) des classes ouvrières européennes. A la suite
d'une opposition très mesurée de ma part et après de longs
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 91
discours, Eccarius proposa que la sous-commission soumit de
nouveau cette affaire à sa « rédaction ».
« Mais les « sentiments » contenus dans la déclaration de
Le Lubez furent votés.
u Deux jours plus tard, le 20 octobre, se réunissaient dans
ma maison, Grenier pour les Anglais, Fontana pour l'Italie et
Le Lubez (Weston était empêché). Jusque-là je n'avais pas
encore eu en mains les papiers (de Wolff et de Le Lubez) et je
n'avais donc rien pu préparer, mais j'étais bien résolu que, si
possible, pas une seule ligne ne restât de ce fatras. Pour
gagner du temps, je proposai, avant de rédiger le Préambule,
que nous discutions les statuts. C'est ce qu'on fit. Il était une
heure du matin quand le premier des 40 articles fut voté..
Cremer dit (et c'est ce que je désirais) : « Nous n'avons rien à
soumettre au comité qui doit siéger le 25 octobre. Remettons-le
donc au 1er novembre. Mais la sous-commission se réunira le
27octobre et cherchera à obtenir un résultat définitif ».
Là-dessus, on se mit d'accord et on me laissa les « papiers »
pour que j'en prenne connaissance.
« Je vis qu'il était impossible de faire quelque chose de ce
fatras; pour justifier la manière dans laquelle j'avais l'inten-
tion de rédiger les « sentiments » votés, j'écrivis une « Adresse
à la Classe ouvrière » (ce qui n'existait pas dans le projet pri-
mitif), une sorte de revue des événements de la vie ouvrière
depuis 1845. Sous prétexte que tous les faits étaient déjà con-
tenus dans cette Adresse et que nous ne devions pas répéter les
mêmes choses trois fois, j'enlevai la « Déclaration de Princi-
pes » et je réduisis à 10 les 40 articles des Statuts. Là où il était
question dans l'Adresse de politique internationale, je parle de
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« pays » et non pas de nationalités et je dénonçai la Russie,
mais non les « minores gentium » (1).
« Mes propositions furent acceptées par la sous-commission.
Maintenant je fus obligé de mettre dans le Préambule des sta-
tuts, deux phrases sur le « droit » et le « devoir », ainsi que
sur La « vérité, la moralité et la justice », mais cela est placé de
façon que cela n'ait aucun inconvénient.
(1) Les nations plus petites.
92 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
l
« Dans la séance du comité général, mon Adresse fut accep-
tée avec un grand enthousiasme et à l'unanimité. Les débats
sur la question d'imprimerie auront lieu mardi prochain. Le
Lubez a une copie de l'Adresse pour la traduction en français
et Fontana pour l'italien. Il y a d'abord une feuille hebdoma-
daire appelée Beehive, rédigée par le trade-unioniste Polter,
une espèce de « Moniteur ». C'est moi qui dois traduire l'Adresse
en allemand.
.c II était très difficile de faire la chose de telle sorte que notre
point de vue parut sous une forme qui lerendit acceptable dans
l'état actuel du mouvement ouvrier; n'oublie pas que les mêmes
gens (1) tiendront dans quelques semaines des meetings avec
Bright et Cobden, pour le droit de vole! Il faudra du temps
avant que le mouvement ressuscité permette l'ancienne har-
diesse de langage. Il est nécessaire « fortiter in re, suaviter in
modo » (2). Aussitôt imprimé, tu recevras le document » (3).
Le rejet à la presque unanimité de la proposition mazzi-
nienne avait amené le départ de ses disciples et fidèles
seides et 1' « Association des travailleurs italiens de Lon-
dres » se retira de l'Internationale à peine fondée. Mazzini
lui-même, dès ee jour et jusqu'à la fin de sa vie, demeura
un adversaire acharné de Marx, auquel il reprochait amè-
rement — au cours d'une conférence faite quelques années
après à des ouvriers italiens — d'être un « Allemand,
homme d'un esprit destructeur comme Proudhon, d'un
tempérament impérieux, jaloux de l'influence des autres
et qui ne croyait pas aux Vérités philosophiques et reli-
gieuses et dans le cœur duquel, je le crains, la haine est
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plus forte que l'amour » (4).
(lj Les trade-unionistes anglais qui tous subissaient alors l'influence
des libéraux bourgeois.
(2) D'être ferme sur le fond, modéré dans la forme.
(3) Briefwechsel zwischen F. Engels and Karl Marx. Tome III.
Lettre de Marx à Engels du 4 novembre Î864 (n° 750). •
(4) John Spargo, Karl Marx, his life and work, p. 265. Spargo
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 93
L'Adresse inaugurale de 1' « Association internationale
des Travailleurs » est un des monuments classiques de la
littérature socialiste. Elle constitue dans sa dernière partie
une contribution particulièrement importante à l'établisse-
ment de la politique internationale du prolétariat.
Elle débute, comme nous avons vu .Marx lui-même l'an-
noncer, par une revue des conditions sociales de i848 à
1864. En un raccourci vigoureux, elle décrit le développe-
ment économique contemporain de l'Angleterre, les souf-
frances des travailleurs, notamment dans l'industrie tex-
tile, leurs luttes pour le droit d'association. Elle montre la
concentration de la propriété terrienne et le développement
du « landlordisme ». Marx explique qu'il s'est appesanti
sur « ces faits qui sont si étonnants qu'ils sont presque
incroyables » parce que « l'Angleterre est à la tête de l'Eu-
rope -occidentale et industrielle ». Il retrace, en un-sobre et
puissant tableau, l'état du prolétariat européen au lende-
main de la'victoire de la réaction:
« Après la défaite des révolutions de 1848. toutes les associa-
tions et tous les journaux politiques des classes ouvrières,
furent écrasés sur le continent parla main brutale de la force;
les plus avancés parmi les (ils du travail s'enfuient désespérés
de l'autre côté de l'Océan, aux Etats-Unis, et les rêves éphémères
d'affranchissement s'évanouirent devant une époque de fièvre
industrielle, de marasme moral et de réaction politique.
« Dû en partie à la diplomatie anglaise agissant, comme
maintenant, dans un esprit d'entière solidarité avec le cabinet
de Saint-Pétersbourg, l'échec dela classe ouvrière continentale
répandit bientôt ses effets contagieux de ce côté do la Manche.
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La défaite de leurs frères du Continent en faisant perdre aux
ouvriers anglais toute virilité, toute foi dans leur propre cause,
observe que « Macx était peut-être moins amer à l'égard de Maz-
zini, mais qu'en revanche il avait certainement beaucoup de
dédain » pour sa mystique de carbonaro.
94 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
rendait en même temps au seigneur de la terre et au seigneur
de l'argent, au propriétaire et au capitaliste leur confiance quel-
que peu ébranlée. Ils retirèrent insolemment les concessions
déjà annoncées ».
Après avoir ainsi montré qu'à défaut de la « solidarité
d'action » entre la classe ouvrière d'Angleterre et la classe
ouvrière du continent « il y avait en tous cas solidarité de
défaite.», Marx marque fortement la portée de la conquête
du « bill de dix heures ». Il ne se place plus, comme au
temps du Manifeste Communiste, sur le terrain de la « loi
d'airain », mais à la lumière de l'expérience anglaise, il a
compris l'importance de la législation ouvrière et de l'or-
ganisation syndicale pour la lutte de classe prolétarienne.
Il célèbre « les immenses bienfaits physiques, moraux et
intellectuels » de cette réduction de la journée du travail
« qui est non seulement un grand résultat pratique, mais
la victoire d'un principe ». Il reconnaît l'importance du
mouvement coopératif: « La valeur de ses grandes expé-
riences sociales ne saurait être surfaite » et il rend hommage
à Robert Owen, en marquant en même temps les limites
de l'action coopérative dans la résistance des classes possé-
dantes : « La conquête du pouvoir politique est donc devenue le
premier devoir de la classe ouvrière ».
Dans la dernière partie de l'Adresse, Marx précise en
termes admirables les bases de la politique étrangère du
prolétariat:
« L'expérience du passé nous a appris comment l'oubli de ces
liens fraternels qui doivent exister entre les travailleurs des dif-
férentes nations et les exciter à se soutenir les uns les autres
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dans toutes leurs luttes pour l'affranchissement, est puni par la
défaite commune de leurs entreprises divisées ; c'est poussés par
cette pensée que les travailleurs des différents pays, réunis en
meeting public à Saint-Martin's HalUe 28 septembre 1864, ont
fer-
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 95
résolu de fonder l'Association Internationale des Travailleurs.
« Une autre conviction a encore inspiré ce meeting.
a Si l'affranchissement des travailleurs demande, pour être
assuré, leur concours fraternel, comment peuvent-ils remplir
cette grande mission, si une politique étrangère, mue par de
criminels desseins et mettant en jeu les préjugés nationaux,
répand dans des guerres de pirates le sang et l'argent du peu-
ple?
« Ce n'est pas la prudence des classes gouvernantes de l'An-
gleterre, mais bien l'opposition de la classe ouvrière à cette cri-
minelle folie, qui a épargné à l'Europe occidentale l'infamie
d'une croisade pour le maintien et le développement de l'es-
clavage de l'autre côté de l'Océan.
« L'approbation éhonlée, la sympathie dérisoire ou l'indiffé-
rence stupide avec lesquelles les classes supérieures d'Europe
ont vu la Russie saisir comme une proie les montagnes forte-
resses du Caucase, ou assassiner l'héroïque Pologne, les empiéte-
ments immenses et sans obstacles de cette puissance barbare
dont la tête esta Saint-Pétersbourg et dont on retrouve la main
dans toutes les capitales de ,l'Europe, ont appris aux tra-
vailleurs qu'il leur fallait se mettre au courant des mystères
de la politique internationale, surveiller la conduite de leurs
gouvernements respectifs, la combattre au besoin par tous
les moyens en leur pouvoir, et enfin, lorsqu'ils seraient impuis-
sants à rien empêcher, s'entendre pour une protestation
commune et revendiquer les lois de la morale et de la justice,
qui doivent gouverner les relations des individus, comme la
règle suprême des rapports entre les nations.
« Combattre pour une politique étrangère de cette nature,
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c'est prendre part à la lutte générale pour l'affranchissement
des travailleurs.
a. Prolétaires d etous les pays, unissez-vous » (1).
(1) L'Adresse inaugurale de l'Association Internationale des Tra-
vailleurs a été traduite pour la première fois en français par
Charles Longuet et publiée à Bruxelles (1865). Ce document devenu
introuvable a été republié dans les n°' des 2î et 29 mars 1902 du
Mouvement Socialiste.
96 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Ainsi dès la fondation de l'Internationale, Marx se pro-
nonçait avec éclat contre toute politique de conquêtes —
pangermanisme aussi bien que panslavisme — et en même
temps, à rencontre de l'antipatriotisme abstrait et faux,
qu'on a cru parfois pouvoir fonder sur la célèbre phrase
du Manifeste Communiste, proclamait que le devoir du pro-
létariat était de lutter pour l'indépendance nationale de
tous les peuples civilisés.
En même temps que l'Adresse inaugurale, Marx avait
rédigé « l'admirable préambule » (James Guillaume) dont
Bakounine lui-même devait écrire:
« Ce programme si simple, si juste et qui exprime d'une
manière si peu prétentieuse et si peu offensive les réclamations
les plus légitimes et les plus humaines du prolétariat contient
en lui tous les germes d'une immense révolution sociale' » (1).
Ce sont les fameux considérants demeurés depuis plus
d'un demi-siècle la charte du prolétariat international, la
base de tous les programmes socialistes:
« Considérant que l'émancipation de la classe ouvrière doit
être l'œuvre de la classe ouvrière elle-même; que la lutte pour
(1) Bakounine. OEuvres, t. VI, p. 93; cité par James Guillaume
dans Karl Marx pangermaniste. Avant d'arriver à celte cilation et
à ce dithyrambe. Guillaume donne l'historique des conditions du vote
de l'Adresse et des statuts en citant avec quelques coupures et force
interpolations fielleuses, la lettre de Marx à Engels. En même temps
dans sa préface il écrivait: « Karl Marx est resté complètement
étranger aux travaux préparatoires ; il s'est joint à l'Internationale
au moment où l'initiative des ouvriers anglais et français venait
de la créer. Comme le coucou, il est venu pondre son œuf dans un
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nid qui n'était pas le sien ».
Aveuglé par la haine, le pauvre homme oublie qu'il a lui-même
montré que cet « oeuf » était un œuf d'or!
M. Laskine (l'Internationale et le Pangermanisme, p. 1 à 13) se
contente dj reproduire les textes de Guillaume agrémentés de
force italiques et naturellement d'injures sans importance.
•
ÉB^
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 97
l'émancipation de la classe ouvrière n'est pas une lutte pour
conquérir des privilèges de classe, mais signifie l'égalité des
droits et des devoirs et l'abolition de toute domination de classe;
« Que la subordination économique du travailleur à ceux qui
ont monopolisé la propriété des moyens de travail, c'est-à-dire
des sources de la vie, constitue le fondement de la servitude
sous toutes ses formes, de la misère sociale, de la dégradation,
mentale et de la dépendance politique;
« Que l'émancipation économique de la classe ouvrière est
par conséquent le grand but, auquel tout mouvement politique
doit être subordonné comme un moyen;
« Que tous les efforts tendant à ce grand bul ont jusqu'ici
échoué par le manque de solidarité entre les diverses catégo-
ries de travailleurs, dans chaque pays et par l'absence d'un
lien fraternel entre les. classes ouvrières des différents phys;
« Que l'émancipation du travail est un problème qui n'est
ni local, ni national, mais social, embrassant tous les pays dans
lesquels existe la société moderne et dépend pour sa solution,
de l'action solidaire, pratique et théorique des pays les plus
avancés:
« Que le présent réveil des classes ouvrières dans les nations
les plus industrielles d'Europe, s'il fait naître de nouveaux
espoirs, doit servir d'avertissement solennel pour ne pas retom-
ber dans les vieilles erreurs et réclame l'entente immédiate des
mouvements encore isolés.
« Par ces raisons, l'Association internationale des travail-
leurs a été fondée.
« Elle déclare:
« Que toutes sociétés et individus qui adhèrent à elle recon-
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naissent la vérité, la justice, la morale comme devant être la.
base de leur conduite entre eux et à l'égard de tous les hom-
mes sans distinction de couleur, de croyance ou de nationalité;
« Qu'elle ne reconnaît aucuns droits sans devoirs et aucuns
devoirs sans droits ».
Ainsi fut fondée l'Internationale « modeste plante née
JEAN LONGUET 7
98 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
spontanément, que Marx ne crée pas, mais dont il reconnaît
aussitôt l'importance, qu'il soutient de son intelligence
supérieure et fait croître en un arbre vigoureux » (1).
L'Internationale en effet, ainsi que l'écrit Albert Thomas
« ne procédait ni d'une tradition, ni d'une idée abstraite,
mais des besoins nouveaux de lu classe ouvrière, c'est-à-dire en
'dernière analyse du développement capitaliste même. »
Evidemment en cette année 1864, les travailleurs man-
quaient encore complètement de culture théorique, mais,
ajoute Thomas:
Mais l'heure était venue où ils allaient comprendre de nouveau
toute la portée singulière des théories socialistes. Dans le Conseil
Général de l'Internationale, Marx allait tenter d'exprimer intel-
lectuellement et avec une puissance magnifique, tout ce singu
lier mouvement où il pouvait voir déjà se réaliser en partie
l'évolution qu'il avait décrite dans le Manifeste Communiste » (2).
Toutes ces luttes internes de l'Internationale traduisent
cet effort systématique, tenace, méthodique du génie de
Marx pour unifier le mouvement ouvrier international,
pour en éliminer les vieux systèmes utopiques, pour para-
lyser les efforts des sectes qui veulent s'emparer de l'orga-
nisation afin de la faire servir à la réalisation de leurs fins
particulières.
Et ainsi il se heurtera tour à tour aux Proudhonnens
français et belges, aux Trade-Unionistes anglais, aux Maz-
ziniens italiens, aux Bakouninistes russo-latins, comme
aussi aux Lassalliens allemands. Ue plus en plus cepen-
dant, le prolétariat allemand va être conquis, dans ses
éléments les plus intelligents, les plus probes, les plus
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sérieux par la conception marxiste, tandis que plus lente-
(1) Kautsky, préface des lettres à Kugelmann. Le Mouvement socia-
liste, 1er octobre 1902, p. 1731.
(2) Albert Thomas, ouvrage cité, p. 243 et 244.
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 99
nient — quoique avec une force croissante — celle-ci
gagnera à elle les meilleurs des militants ouvriers et
socialistes de France, d'Italie, de Itussie, de Belgique, d'An-
gleterre. Mais les adversaires de la méthode marxiste dans
l'Internationale, au cours de la lutte contre Marx, profitent
de cette situation pour faire appel contre lui aux prévention s
et aux suspicions nationales, bientôt exaspérées par les vic-
toires de la Prusse de Bismarck et de Moltke. Les anarchis-
tes bakouninistes surtout s'efforceront de donner à la lutte
qui les met aux prises avec le Conseil Général de l'Interna-
tionale — dans lequel les délégués allemands, ainsi qu'on
l'a vu, ne sont qu'une infime minorité — le caractère d'une
lutte entre le « socialisme germanique et le socialisme
latin ». Notre excellent camarade russe Georges Stieklow,
dans son étude sur « l'Internationale bakouniniste », relève
à maintes reprises cet argument, apporté dans les petits
conciliabules et les conférences tenues en 1872-73-74,
comme nous l'avons vu déjà apporter par Mazzini.
Cette « vieille rengaine anarchiste » sera ensuite reprise
par les partis bourgeois. A partir de 1893, nous la verrons
fréquemment apparaître dans la polémique anti-socialiste
des hommes politiques des classes dirigeantes (1). Ce
malentendu ou ce quiproquo ne résiste pas à un examen
impartial et sérieux des luttes de l'Internationale et de leur
véritable caractère. Dans le conflit qui met aux prises
Marx et ses adversaires, quels qu'aient pu être les torts
du premier dans des polémiques parfois excessives et
injustes, il est impossible de trouver autre chose que l'op-
position des méthodes d'action et des doctrines socialistes,
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sans que jamais à aucun moment l'auteur du Capital puisse
être convaincu d'avoir défendu des intérêts spécifiquement
(1) Discours de M. Paul Deschanel en réponse à Jules Guesde le
20 novembre 1894.
100 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
allemands. C'est au contraire exclusivement du point de
vue de ce qu'il considère comme l'intérêt supérieur de la
classe ouvrière internationale, qu'il défend sa conception
avec autant d'âpreté contre le chef lassallien Schweitzer
(qui jusqu'en 1873 a derrière lui la majorité des ouvriers
allemands) que contre le Russe Bakounine et les Anglais
Odger ou Cremer.
La première, phase de ces luttes de l'Association interna-
tionale de 1864 à 1868 fut surtout occupée par le conflit,
au sein du Conseil Général avec les trade-unionistes anglais
pénétrés d'individualisme et fortement influencés par les
bourgeois radicaux de Londres et, sur le Continent, avec les
Proudhoniens dont l'influence, alors prédominante dïhs la
classe ouvrière parisienne, s'était étendue au prolétariat
belge avec Hector Denis et César de Paepe — qui cepen-
dant évolueront bientôt du « mutuellisme » au « collecti-
visme ».
L'Internationale avait d'ailleurs eu un vif succès dans
les milieux ouvriers parisiens ; elle constituait son bureau
44, rue des Gravilliers, sous la direction d'ouvriers proudho-
niens modérés tels que Tolain et E. Fribourg, dont les pre-
mières rencontres avec Marx à Londres avaient d'ailleurs été
très cordiales (1) et elle recrutait de nombreux adhérents.
Les premières difficultés surgirent des accusations de com-
plaisance envers le pouvoir bonapartiste, portées par les ,
éléments plus particulièrement républicains contre ceux
des ouvriers proudhoniens qui, dans leur souci exclusive-
ment économique, paraissaient parfois montrer quelque
indifférence à la forme politique du gouvernement. Marx
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^1) Dans une lettre à Engels du 4 novembre 1864, Marx écrivait:
« Les Parisiens ont envoyé ici une dclégation à la tête de laquelle
se trouvait Tolain, le véritable candidat ouvrier aux dernières élec-
tions à Paris, un très gentil garçon (ses camarades aussi étaient des
garçons très sympathiques »).
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS lOt
dans une lettre en date du 25 février 1865 en parle ainsi:
« A Paris a éclaté une telle discorde entre nos fondés de
pouvoir, que nous avons dû envoyer Le Lubez là-bas pour
expliquer et concilier. Schilly lui est adjoint avec ses man-
dats et j'ai donné à Schilly, des indications particulières. Nous
aurions pu vendre à Paris, 20.000 cartes, mais comme chaque
parti accusait l'autre d'avoir Ponplon derrière lui, il a fallu •
suspeiidre provisoirement l'émission des cartes. Sous ce des-
potisme militaire régnent des deux côtés les plus grands soup-
çons, mais il me semble qu'en l'occurrence les deux partis s'ac-
cusent injustement et les gens sont incapables de se compren-
dre et de réaliser un accord en réunions publiques ou dans la
presse » (1).
En même temps, nous voyons surgir un état d'esprit qui
fréquemment donnera lieu dans la suite à des complica-
tions dans le mouvement socialiste: l'hostilité contre les
« intellectuels », ce qu'on a appelé le « manuellisme ».
Marx observe à ce propos:
« Les ouvriers semblent disposés à exclure tous les « literary
mtn » (intellectuels), ce qui est absurde, puisqu'ils en ont
besoin dans la presse, mais ce qui est excusable/en raison des
trahisons continuelles des intellectuels. Ceux-ci de leur côté ont
des suspicions contre tout mouvement ouvrier qui se développe
en opposition avec eux.
A Paris se trouve d'un côté Lefort (un intellectuel aisé en
plus de cela, donc bourgeois, mais dont la réputation est excel-
lente et qui dans la belle France est le fondateur de notre
société), et de l'autre côté Tolain, Fribourg, Limousin qui sont
des ouvriers. Bref je te ferai savoir la suite. En tous cas, un
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de nos amis, Wolff, qui revient de Paris nous dit que les adhé-
sions à l'Internationale se produisent en masse » (2).
• (\) Correspondance de Marx et Engels, t. III, lettre n» 780, p. 234.
(2) Idem, p. 235.
102 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Entre temps, Marx continue à s'occuper avec ferveur de
la Pologne. Dans la même lettre, il indique comment il a
déjoué les manœuvres de bourgeois libéraux; anglais qui se
servent seulement des Polonais, mais les abandonnent
ensuite dans le malheur.
Au Conseil Général, au cours d'une « pénible séance »
où, à la suite de ces difficultés avec les autres délégués
français, Le Lubez avait été « culbuté » il se retirait de
l'Association. A sa place on élit comme secrétaire pour la
France Eugène Dupont, un ouvrier parisien d'une remar-
quable intelligence qui venu en 1862 avec la délégation
française à l'Exposition de Londres avait trouvé du travail
chez un grand fabricant d'instruments de musique et
s'était installé en Angleterre. « Marx faisait grand cas de sa
vive intelligence et lui témoigna toujours la plus grande
confiance » (1).
Un premier congrès de l'Internationale devait avoir lieu
à Bruxelles en 1863. Mais à la suite du transfert dans la
capitale belge de la Rive Gauche, l'organe de Charles Lon-
guet et de A. Rogeard (que les autorités bonapartistes
avaient supprimé à Paris), le gouvernement belge, pour se
débarrasser de cet« organe international de la Jeune Répu-
blique », avait fait voter une nouvelle loi contre les étran-
gers qui rendait très difficile la tenue du congrès en Belgi-
que. On se contenta d'une conférence des comités
administratifs de chaque pays qui se tint du 25 au 29 sep-
tembre 1865 à Londres et à laquelle la France était repré-
sentée par Tolain, Fribourg, Limousin et Eugène Varlin
— remarquable physionomie de prolétaire qui devait être
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un des membres les plus estimés en même temps qu'un des
plus nobles martyrs de la Commune de Paris, — l'Alle-
(1) La Commune de Paris, par-Karl Marx. Notes du traducteur
Charles Longuet, p. 111.
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 103
magne par Marx, Eccarius et Becker, — un exilé de
Genève, — la Belgique par César de Paepe, la Suisse par
Hermann Jung. Cette réunion fut l'occasion d'une récep-
tion, « un thé suivi de discours, de chants républicains,
terminé par un bal... Pendant que Varlin et Limousin
faisaient danser les jeunes filles de Karl Marx, celui-ci
racontait à Tolain et à Fribourg, comment il avait voué
une haine profonde à P. J. Proudhon pour ses opinions anti-
communistes » (1).
Le choc entre Marx et les proudhoniens ne devait se
produire avec force qu'au congrès de Genève en 1866.
Auparavant, il y avait déjà eu conflit à propos de la Polo-
gne. C'est ainsi que dans une lettre à Engels datée du
5 janvier 1866, Marx se plaint vivement que « MM. les
Russes aient trouvé dans la partie proudhonienne de la
Jeune France, leurs alliés les plus récents » (2): La bran-
che française de Londres était sous la double influence de
Le Lubez et d'un publiciste assez trouble, Vesinier qui pré-
tendait que la position polonouhile du Comité Général et
que ïa lutte contre l'influence russe en Europe mise à l'or-
dre du jour du congrès de Genève, étaient contraires au
but de l'Association et étaient le résultat « d'influences
fâcheuses ». Il entendait par là celles des ouvriers parisiens
qu'il accusait de bonapartisme et auxquels il déniait le
droit de flétrir l'influence russe « alors que les soldats de
Bonaparte occupent Rome, qu'ils ont bombardé, massa-
crent les défenseurs de la république mexicaine après avoir
détruit la république française ». Et il prétendait que « les
Polonais avaient envahi le Comité de l'Association dont ils
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(1) Fribourg cité par J. Guillaume, Karl Marx pangermaniste,
p. la. M. Laskine, citant le même texte, l'a tronqué (c'est son
procédé familier) en supprimant les 5 derniers mots que nous
avons soulignés (VInternationale et le Pangermanisme, p. 13).
(2) Correspondance de Marx et Engels, tome III, lettre 822.
104 LA POLITKJUE INTERNATIONALE DU MAKXiSME
se serviront pour aider au rétablissement de leur nationa-
lité, sans s'occuper de la question de l'émancipation des
travailleurs » (t).
Entre temps, les amis de Mazzini, dont l'influence était
considérable sur les délégués anglais du Conseil.général,
obtenaient d'une réunion, où la plupart des secrétaires
étrangers étaient absents (le 13 mars 1866) une résolution
par laquelle « on lui faisait plus ou moins amende honora-
ble ». Marx naturellement en fut très ému:
» Tu vois, écrit-il à Engels, que l'affaire était sérieuse .. Ce
serait un coup tout à fait charmant de Mazzini de m'avoir fait
lancer l'Association pour s'en emparer ensuite. Il demanda aux
Anglais d'être reconnu comme le c/ief de la démocratie conti-
nentale. Comme si MM. les Anglais devaient nous nommer
des chefs !...
« Le samedi 10 mars se réunissaient chez moi les secrétaires
étrangers de l'Association pour examiner la situation (Dupont,
Jung, Longuet, Lafargue (2), Bobczinsky). Il fut décidé que je
devrais absolument assisler au Conseil le 13 et protester contre
les décisions de la dernière séance au nom de tous les secré-
taires étrangers. Les décisions étaient bel et bien irrégulières
puisqu'on avait admis Wolff quia cessé d'être membre du Con-
seil. Je devais ensuite expliquer l'attitude de Mazzini vis-à-vis
de nous et des ouvriers du Continent. Les Français devaient
amener César Orsini (qui est un ami personnel de Mazzini, mais
qui doit apporter des preuves contre lui, contre Wolff et sur
son « socialisme » en Italie). L'affaire se passa parfaitement
bien. Malheureusement l'élément anglais n'était pas représenté
en grand nombre à cause des histoires de la Réform-League
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(ligue pour la réforme électorale). Je lavai la tête à Le Lubez.
(1) Idem, tome III, p. 823 (15 janvier 1866).
(2) Ch. Longuet à la suite de la suppression de la Rive Gauche,
venait d'arriver avec P. Lafargue à Londres et ils étaient entrés dans
l'Internationale.
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS, 105
« En tous cas, les Anglais (en réalité il ne s'agit que d'une
minorité parmi eux) se sont aperçus que tout l'élément conti-
nental est d'accord avec moi et qu'il ne s'agit nullement d'une
influence allemande, comme l'insinuait Le Luhez. 11 avait
essayé de faire croire que comme chef de l'élément anglais du
Conseil, j'opprimais les éléments continentaux » (1).
Cependant le Congrès était fixé pour mai 1866 à Genève,
non sans que Marx conçut de sérieuses inquiétudes sur son
issu, malgré les progrès accomplis en France, en Belgi-
que, en Suisse et « par ci parla en Allemagne ». Les Anglais
ne s'intéressant pas à sa réussite, Marx « ne voit qu'une
seule issue possible 'dans une entente avec les Pari-
siens » (2). Finalement le Congrès est renvoyé en sep-
tembre.
Pendant ce temps, la situation internationale se compli-
que et Karl Marx continue à la suivre avec anxiété, sans
cesse préoccupé qu'il est des « intrigues russes «.auxquelles
il lui apparaît que « Boustrapa » et Bismarck sont mêlés.
Dès le 10 décembre 1864, il écrivait à Engels:
« Urne semble qu'il y a entre la Prusse, la llussie et la France
une entente secrète pour faire la guerre à l'Autriche au* prin-
tem'ps prochain. Venise fournira naturellement le cri de guerre.
De leur côté les Autrichiens se conduisent avec une bêtise et
une lâcheté incroyables. Cela vient de ce que François-Joseph
se mêle lui-même de la politique autrichienne... Les agents
russes, des gaillards connus comme le Ministre des Affaires
Etrangères de Vienne, parlent haut. L'attitude autrichienne
serait inexplicable si ces gens ne se fiaient pas à de perfides
promesses prussiennes. A moins qu'ils ne soient décidés à se
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(1) Correspondance de Mar.r et Engels, t. III, lettre 837 (24 mars
1366), page 303.
(2) Idem, Lettre n»842, 6 avril 1866, page 309.
10(i LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
dédommager vers la Turquie comme cela leur a été promis
depuis longtemps... ». . .
En juin 1866, le conflit éclate entre l'Atrtriche et la Prusse
alliée à l'Italie. Marx ne l'a pas vu venir sans de profondes
inquiétudes. Dans toute cette période, il sur-estime évidem-
ment la force des puissances qui entourent l'Allemagne, de
Napoléon III comme de la Russie. Il croit sans cesse que
l'Allemagne est menacée d'une nouvelle guerre de Trente
ans et d'un démembrement. Seule mie révolution, écrit-il, gui
chassera les Habsbourg et les Hoheiizollern (il est inutile de
parler de toute la petite vermine) (\ ) paraît de nature à éviter
ces malheurs.
Mais une fois que la guerre a éclaté, Marx lui applique
sa conception réaliste des problèmes internationaux, qui
s'oppose fortement à l'idéologie nuageuse des jeunes prou-
dhoniens dont la pensée est alors traduite principalement
par le Courrier français de Vermorel et qui, placés en pleine
abstraction métaphysique, considèrent toutes les questions
de nationalités tomme des préjugés.
Le 7 juin il écrit à ce sujet à Engels:
« Voilà donc la guerre, à moins d'un miracle. Les Prussiens
payeront cher leurs hâbleries et de toute façon l'idylle est finie
en 'Allemagne. La bande proudhonienne parmi les étudiants
de Paris (Courrier Français, prêche la paix, declare que la
guerre est surannée, que les nationalités sont des bêtises, atta-
que Bismarck et Garibaldi. Comme polémique contre le chau-
vinisme, leur attitude est utile et justifiable. Mais comme dis-
ciples ds Proudhon — et mes très bons amis Lafargue et Lon-
guet en font partie aussi — ils sont ridicules. Ils croient que
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toute l'Europe devait tranquillement rester assise sur son séant
jusqu'à ce que ces Messieurs aient aboli en France, la misère
(1) Lettre à Kugeltnann, 6 avril 1866, dans le Mouvement socialiste,
1" octobre 1902, p. 1742.
L ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS
107
et l'ignorance à laquelle ils participent avec leur science
sociale...
« Les Russes jouent toujours leur vieux jeu de faire mar-
cher tous les dnes européens les uns contre les'autres, tantôt
partenaires de A, tantôt de B. Ils ont certainement poussé les
Autrichiens : 1° Parce que les Prussiens ne leur ont pas fait les
concessions nécessaires pour Oldenburg; 2° pour lier les mains
aux Autrichiens en Galicie; 3° parce que Alexandre II (comme
Alexandre 1er à la fin de sa vie) esta cause des attentats d'une
humeur très conservatrice et qu'une alliance avec l'Autriche
est toujours conservatrice (1) ».
Quelques jours après, revenant sur les conceptions anti-
patriotiques puériles des jeunes Proudhoniens, il écrit à
Engels le 20 juin:
« Hier, il y a eu discussion au Conseil del'Internationale sur
la guerre actuelle..Elle avait été annbncée d'avance et la salle
était comble. Mais les Italiens nous avaient de nouveau envoyé
du inonde. Ainsi que c'était à prévoir, la discussion se termina
sur la question les « nationalités » en général et l'attitude que
nous observons. La fin est ajournée à mardi prochain. Les
Français très nombreux ont donné cours à leur antipathie
cordiale contre les Italiens.
Les représentants dela « Jeune France » (quine sont pas des
ouvriers) émirent cette idée que toute nationalité et les nations
elles-mêmes sont des « préjugés surannés ». C'est du Stirné-
rianisme proudhonisant. Ils veulent tout dissoudre en petits
« groupes » ou « communes » qui formeront ensuite une asso-
ciation, mais non un Etat. Et cette « individualisation » de
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l'humanité et le « mutuellisme » qui y correspond doit se faire
pendant que l'histoire s'arrêtera dans tous les autres pays et
que l'univers attendra que les Français soient mûrs pour faire
une révolution sociale. Ensuite, ils nous feraient voir l'expé-
(t) Correspondance de Marx et Engels, lettre 852, 7 juin 1866,
page 323.
108 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
rience et, vaincu par la force de l'exemple, le reste du monde
ferait la même chose.
• « Tout à fait ce que Fourier attendait de son « phalanstère
modèle ». Au reste, « tous ceux qui chargent la question
sociale » des « superstitions » du Vieux Monde, sont des « réac-
tionnaires ».
Les Anglais rirent beaucoup lorsque je commençai mon speech
en disant que notre ami Laf'arguequi voulaitabolirles nationali-
tés, nousavait parlé en français', c'est-à-dire en une langue que les
neuf dixièmes de l'auditoire ne comprenaient pas. Je remarquai
encore qu'inconsciemment, il semblait comprendre sous l'idée
de négation des nationalités leur absorption par la nation fran-
çaise modèle(l) ».
Sous la forme familière du style épistolaire et avec
- l'àpreté habituelle que Marx y donne à sa pensée, on trouve
ici une décisive critique de l'antipatriotisme anarchisant.
C'est ce qui explique sans doute l'extraordinaire glose de
James Guillaume-qui, à propos de ces observations si sen-
sées, qualifie l'attitude de Marx de « singulière » (2).
La solution apportée par Sadowa à la guerre prusso-
italo-autrichienne lui apparaît d'ailleurs comme essentiel-
lement « provisoire ». Et il ajoute dans une lettre à
Kugelmann datée du 23 août 1866 : Quant à la Prusse, plus
que jamais il est essentiel de surveiller et de dénoncer ses rela-
tions avec ta Russie (3 ).
Le Congrès de Genève, qui se tint en septembre 1866, mit
aux prises Proudhoniens et Marxistes, ces derniers s'ap-
puyant cette fois, dans la plupart des questions, sur les
Trade-Unionistes anglais. Marx personnellement n'était
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pas présent, fidèle à sa conception « qu'il vaut mieux res-
(1) Correspondance de Marx et Engels, t. III, lettre 855.
(2) James Guillaume, opuscule cité. p. 18.
(3) Lettre à Kugelmann publiée dans le Mouvement socialiste,
l" octobre 1902, p. 1742.
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 109
ter à l'arrière-plan et travailler à l'inverse des démocrates
qui se donnent des airs d'importance en public, mais ne font
rien » (1). Mais ses fidèles amis Eccarius, Dupont et Jung,
du Conseil .général, Becker, de Genève, étaient là pour
défendre ses conceptions. Cependant le groupe le plus nom-
breux était celui des Proudhoniens qui comprenait la plu--
part desdélégués français (ceux-ci étaient au nombrede 17,
dont Fribourg, Tolain, Murat, Malon, Camélinat), des délé-
gués de la Suisse française et de la Belgique. Les Trade-
Unionistes anglais, quoique constituant la grande majorité
des adhérents cotisants de l'Association, n'avaient que trois
délégués (Odger, Cremer et Carter).
Sur la réduction de la journée de travail à 8 heures, le
travail des femmes et des enfants, le rôle desTrade-Unions
et Syndicats, le Congrès vota les résolutions proposées par
le Conseil général. Sur la question de la Pologne, malgré
les Anglais et Becker, le Congrès ne voulut émettre aucun
vote, se bornant sur la demande des prudents proudho-
niens à « souhaiter l'émancipation en Russie comme en
Pologne ï>. A l'unanimité il se prononça contre les armées
. permanentes et pour l'armement général du peuple. Sur la
demande des proudhoniens on mit à l'Ordre du jour, l'étude
de « l'organisation du Crédit international ». Le débat le
plus vif se produisit à propos des statuts et des conditions
dans lesquelles on pouvait devenir membre de l'Associa-
tion.
Nous avons déjà indiqué la tendance « manuelliste » des
éléments proudhoniens de la classe ouvrière parisienne.
Ils prétendirent faire écarter de l'Internationale tous ceux
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qui n'étaient pas des travailleurs manuels, La plupart des
autres délégués combattirent vivement cet exclusivisme et
Randall Cremer, le trade-unioniste anglais, dont nous
*
(1) Correspondan.ee de Marx à Engels, tome III, lettre 857.
110 LA POLITIQUE INTERNATIONALE Ul MAK.MSM i:
avons vu quels avaient été les conflits avec Marx au seio
de l'organisme central, fit valoir que parmi les membres du
Conseil général, il se trouvait plusieurs citoyens qui n'exer-
cent pas un métier manuel et il est probable gne sans leur
dévouement l'Association n'aurait pu i implanter en Angleterre
d'une façon aussi complète; parmi eux, il cita « le citoyen
Marx, qui a consacré sa vie au triomphe de la classe
ouvrière » (i). Tolain et ses amis revinrent à plusieurs
reprises à la charge pour demander que les Congrès ne
fussent composés que d'ouvriers manuels. Leur amende-
ment fut rejeté par 25 voix contre 20 (2).
Marx et Engels montrèrent une vive irritation — facile
à comprendre — contre le rôle excessif qoe les prou-
dhoniens avaient joué- au Congrès de Genève. Elle était
motivée en outre par ce « manuellisme » fanatique qui, s'il
avait triomphé parmi les révolutionnaires allemands en
1847, aurait empêché les deux grands socialistes d'écrire
le Manifeste des Communistes et qu'ils avaient depuis ren-
contré maintes fois sur leur route. D'ailleurs ils considé-
raient tout le système de Proudhon, « le socialiste des petite
paysans et des petits bourgeois », comme néfaste à La classe
ouvrière et à son émancipation; il était naturel qu'ils eus-
sent Je vif désir de ne pas voir son' influence dominer l'In-
ternationale. Dans une lettre adressée à son fidèle ami le
Dr Kugelmann, le 9 octobre 1866, Marx montre tout d'abord
avec quel profond réalisme il envisageait l'action de l'In-
ternationale:
i ' i CUé par James Guillaume, opusc. .cité, p. 24.
(2) Ainsi que Dupont le fit connaître à Marx, l'action de Tolain en
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Fribourg avait surtout "pour trot de préparer leurs candidatures au
Corps législatif., il s'agissait pour eor de foire profiamer par le
congrès ce principe « que seuls des ouvriers peuvent représenter
des ouvriers » et de justifier aînsîdes candidatures qui ne se recom-
mandaient à part cela que d'un programme bien amorphe et inco-
lore (Lettre de Marx à Engels, M septembre ;sv.ii i.
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 111
« Je craignais beaucoup pour le premier congrès de Genève,
mais il aen somme mieux réussi que je ne le pensais. Son effet
en France, en Angleterre et en Amérique a été inespéré. Je ne
pouvais, ni ne voulais m'y rendre, mais j'ai rédigé le programme
des délégués de Londres. Je l'ai limité à dessein aux points
qui peuvent être immédiatement compris par les travailleurs,
permettent leur action en commun, satisfont et stimulent les
besoins de la lutte des classes et l'ort/anisation des travail-
leurs comme classe ».
Et puis tout de suite avec son habituelle passion, il fonce
sur les proudhoniens:
« Messieurs les Parisiens avaient la tête pleine des phrases
de Proudhon les plus vides; ils parlent de science et ils ne
savent rien. Ils repoussent toute action révolutionnaire, c'est-
à-dire résultant de la lutte des classes, tout mouvement social
concentré, c'est-à-dire réalisable par des moyens politi-
ques (1).
« Sous prétexte de liberté, d'antigouvernementalisme et d'in-
dividualisme anti-autoritaire, ces Messieurs qui depuis seize ans
endurent et ont enduré tranquillement le despotisme le plus
misérable prônent en réalité uniquement la société bour-
geoise en se contentant de l'idéaliser à la mode proudhonienne.
Proudhon a fait un mal énorme. Son semblant de critique et
son semblant d'opposition aux utopistes (alors que lui-même
n'est qu'un utopiste bourgeois renforcé, tandis que dans les
utopistes grandioses d'un Fouiner, d'un Owen on exprime fan-
tastiquement un nouveau monde) ont d'abord séduit et cor-
rompu la « jeunesse brillante », les étudiants, puis les
ouvriers, surtout les Parisi€ns, qui en qualité d'ouvriers de
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luxe, tiennent fortement sans le savoir, à la vieille ordure (2).
(1) Dans sa citation de cette lettre, James Guillaume a complè-
tement supprimé cette phraso importante que nous avons donnée
en italiques. C'est un exemple — parmi beaucoup — des procédés
de polémique dont il use sans cesse contre Marx.
(2) L'ordure bourgeoise.
H2 LA" POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
« Ignorants, vaniteux, arrogants, bavards, emphatiques,
enllés, ils étaient sur le point de tout g;Uer, s'étant rendus au
Congrès eu un nombre qui ne correspondait nullement à celui
de leurs adhérents (1).- Sous main, dans le compte-rendu,
je leur donnerai sur les doigts.
t Le C.ongrès américain qui se tenait à la même époque m'a
causé beaucoup de joie; le mot d'ordre a été organisation;
l'organisation de lalutte contre le capital est chose remarqua-
ble, la plupart des revendications que j'avais rédigées pour
Genève ont été également adoptées là-bas par le sûr instinct
des travailleurs » (%).
Ainsi que le constate Albert Thomas « ceux des Interna-
tionalistes qui voulaient tenter de réaliser le proudhonisme
devaient être débordés par le mouvement ouvrier tui-même : la
politique à suivre, c'était la politique réaliste de Marx... Les
circonstances plus fortes que les hommes et que leurs théo-
ries, allaient ramener les ouvriers parisiens et les Interna-
it) Quoi qu'en dise James Guillaume cela n'est pas douteux et le
l'ait qu'un an après la section parisienne ne comprenait encore en
tout que 600 membres, justifie cette critique. La présence de nom-
breux délégués suisses — pays où se tenait le congrès — n'avait
pas le même caractère et s'expliquait en raison même du siège du
congrès. La même virulence se rencontre d'ailleurs chez Marx dans
ses jugements sur les Allemands. C'est ainsi qu'il écrivait quelques,
mois auparavant à Engels : « Lothario Bûcher que Lassalle a nommé
son exécuteur testamentaiie a passé comme tu le sais dans le camp
de Bismarck... M. Rodbertus me semble aussi nourrir de noirs
desseins, car il voudrait que la question sociale fut entièrement
séparée de la politique. Signe évident d'appétits ministériels.
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Fripouille toute cette lande de Berlin, de la Marche et de Pomé-
ranie » / (Lettre à Engels du 10 décembre 1864).
(2) Lettre à Kugelmann publiée dans le Mouvement socialiste
(1" octobre 1902, p. 176). Les termes de celte lettre sont évidem-
ment très durs, mais il faut reconnaître que pour la majorité des
Proudboniens visés, pour tous ceux qui comme Tolain, Fribourg,
Murât, Heligon, devaient, contre la Commune de Paris se ranger
du côté de Versailles, le jugement de Marx apparaît comme très
clairvoyant.
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 113
tionaux français à cette politique révolutionnaire » (1).
Quelque temps après le Congrès de Genève, se produisait
à Paris un des premiers grands mouvements de grève cou-
ronnés de succès, celui des ouvriers monteurs en bronze, en
février 1867. Marx oblint pour les ouvriers bronziers. au
nom desquels Camélinat, Tolain et Fribourg étaient venus
h Londres, l'appui des trades-unions et l'effet fut tout de
suite énorme:
« Notre Internationale, écrit-il à Engels le 27 mars, a rem-
porté une grande victoire. Nous avons procuré aux ouvriers
sur bronze parisiens, un envoi d'argent des Trades Unions de
Londres. Dès que les patrons ont vu cela, ils ont cédé. La chose
a fait grand bruit dans les journaux et nous sommes mainte-
nant en France une puissance établie » (2).
Mais tandis que l'entente internationale des prolétaires
s'affirme ainsi, pour la première fois sous une forme tan-
gible et pratique, les gouvernants et les diplomates brouil-
lent les cartes et un profond malaise s'empare de toute
l'Europe. C'est l'affaire du Luxembourg, qui est cause des
nouvelles complications. Marx comme à l'ordinaire y voit
la trace des intrigues russes et il les dénonce à Engels:
« L'intervention russe dans les affaires allemandes est claire
comme le jour, cela résulte:
1° De ce que le traité wurternbergeois avec la Prusse a été
conclu le 13 août avant tous les autres;
•2o De l'attitude de Bismarck à l'égard de la Pologne;
Les Russes sont plus actifs que jamais. Ils prépaient un
mauvais coup entre la France et l'Allemagne. L'Autriche est
'suffisamment paralysée. En même temps, ils joueront un
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mauvais tour à MM. les Anglais aux Etats-Unis » (3).
(1) A. Thomas, ouvrage cité, p. 300.
(2) Correspondance de Marx et Engels t III, lettre 3.
(3) Correspondance, t. III, lettre 881, 31 décembre 1866.
JEAN LONGUET 8
114 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Une adresse rédigée par les socialistes allemands fut
envoyée à Paris; 4e 28 avril le bureau de l'Internationale
parisienne y faisait une réponse qui « affirmait » la solida-
rité universelle et l'alliance indestructible des travailleurs.
Le gouvernement impérial continuait d'ailleurs à mon-
trer de quelle méfiance et de quelle hostilité il était animé
à l'égard de l'Internationale. Au retour du Congrès de
Genève, un délégué anglais, Gottraux, Suisse devenu sujet
britannique, était arrêté à la frontière française et tous les
documents concernant l'Association qu'il portait sur lui,
confisqués par la police. Le Conseil général protesta
auprès de Lord Stanley, le ministre des Affaires étrangères
anglais, et le « pauvre Bonaparte dut tout rendre via le
Foreign Office » (1), ainsi que l'écrit Marx tout heureux
d'avoir infligé cette petite humiliation au « Boustrapa »
qu'il exècre avec tous les républicains et révolutionnaires
d'Europe.
Mais l'Empire se rattrapait avec les Français qu'aucune
puissance étrangère ne pouvait protéger. Au retour du
Congrès, le Mémoire des délégués parisiens imprimé à
l'étranger, n'avait pu entrer en France « parce que les
délégués s'étaient totalement refusés à y introduire un mot
de remerciement à l'Empereur, pour sa bienveillance envers
la classe ouvrière » (2).
En septembre 1867, le deuxième Congrès de l'Interna-
tionale se tint à Lausanne. Il comprenait une vingtaine
de délégués français dont Tolain, Murat, Fribourg, Aubry,
Charles Longuet, six délégués allemands, dont le Dr Kugel-
mann de Hanovre, le fidèle ami de Marx, Ladendorf.deMag-
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debourg; L. Buchner, le philosophe matérialiste deForceet
Matière; G. Odger et Wallon, pour l'Angleterre, César de
(1) Correspondance, tome III, lettre 881, 31 décembre 1860, p. 359.
(2) A. Thomas, ouvrage cité, p. 302.
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 115
Paepe pour la Belgique, et pour la Suisse 8 délégués de
Genève, 8 de Lausanne, 7 d'autres parties de la Suisse,
dont James Guillaume du Locle, Karl liurkly de Zurich,
Coullery de la Chaux-de Fonds. Au total 71 délégués. Le
Conseil général avait délégué Dupont, Eccarius, Lessner
et Carter. Ce fut Dupont qui présida (1).
L'opposition entre mutuellistes et communistes ne s'était
qu'esquissée au Congrès de Genève. Avec force les deux
doctrines se heurtèrent à Lausanne. Les Proudhoniens qui
comprenaient presque toute la délégation française et une
grande partie dela délégation suisse, étaient encore les plus
nombreux. A la propriété collective défendue par César de
Paepe, s'opposèrent Charles Longuet, Coullery etChemalé.
Le radicalisme de James Guillaume — qui n'était pas
encore à cette époque le séide de Bakounine — se manifesta
par une proposition haroque — dans un congrès ouvrier
international — en faveur de l'orthographe phonétique,
qu'il appelait la « phonographie». Les proudhoniens firent
voter des résolutions en fayeur des coopératives de produc-
tion, en faveur de l'idée de « mutualité et de fédération ».
Un débat important s'engagea sur la question des liber-
tés politiques et les diverses fractions du congrès furent
unanimes pour proclamer que* l'émancipation sociale des
travailleurs est inséparable de leur émancipation poli-
tique ».
A l'issue des assises de l'Internationale, un Congrès de la
Paix devait avoirlieu à Genève. L'Association internationale
y avait été invitée. Elle y délégua Tolain, de Paepe et James
Guillaume pour y affirmer son programme : « à savoir que
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la paix, première condition du bien-être général, doit à
son tour être consolidée par un nouvel ordre de choses qui
ne connaîtra plus dans la société deux classes dont l'une
(\) Voir Die Internationale par Gustav Jaeckh, p. 57.
H 6 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
exploitée par l'autre », et en même temps pour « participer
à tout ce qu'il pourrait entreprendre pour réaliser l'aboli-
tion des armées permanentes et le maintien de la paix ».
Ainsi que l'écrit Albert Thomas le Congrès de la Paix
« fut plein d'ardeur et de confusion... Le héros Garibaldi
y débita des aphorismes qui surprirent, proclama la
déchéance de la papauté, mais proposa d'adopter la reli-
gion de Dieu. Son enthousiasme fit tolérer ses naïve-
lés (1)». \
En dehors des trois délégués officiels du Congrès, d'au-
tres membres de l'Internationale vinrent apporter aux
pacifistes bourgeois la critique révolutionnaire de leurs
conceptions, notamment Dupont et Bakounine le dernier
que nous voyons reparaître sur la scène politique ce
jour-là va bientôt porter son activité fébrile vers l'Interna-
tionale.
Marx appliquait aux illusions et aux naïvetés des paci
flstes bourgeois sa « férule critique » dont jadis Proudhon
avait senti toute la vigueur. Il constatait avec joie que les
« grands seigneurs du Congrès de la Paix, Victor Hugo,
(Jaribaldi, Louis Blanc, qui avaient jgnoré jusqu'ici notre
Association en prenant de grands airs, ont maintenant été
obligés de nous reconnaître comme une puissance » (2).
Quelques jours après, il écrit encore à Engels à propos
du Congrès de l'Internationale:
t J'irai personnellement au prochain congrès à Bruxelles
achever ces ânes de Proudàoniens. J'ai arrangé diplomatique-
ment toute l'affaire. Je ne voulais pas venu1 personnellement
avantque mon livre eut paru et que l'Association eut pris racine.
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(1) A. Thomas, ouvrage cité, p. 315. Dans ses Documents et sou-
venirs sur VInternationale, James Guillaume a donné un récit très
vivant et très savoureux de l'intervention de Garibaldi, t. I.
(2) Lettre de Marx à Engels, du 4 septembre 1867.
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS i17
Du reste malgré tous leurs efforts les bavards de Parisiens
n'ont pu empêcher notre réélection. Dans le rapport officiel du
Conseil général, je leur donnerai les étrivières » (1).
Et il se réjouit que tous ceux qui dédaignaient l'Inter-
nationale aient dû maintenant reconnaître sa puissance,
notamment les « sales chiens » de corporatifs anglais, qui
la trouvaient trop avancée. Et avec une légitime fierté —
faite de son ardente conviction et de sa foi profonde en la
vérité de sa doctrine — il conclut:
« Les choses marchent et à la prochaine révolution qui est
peut être plus proche que cela ne semble, nous (c'est-à-dire toi
et moi) aurons en mains cette puissante machine. Compare
avec le résultat des opérations de Mazzini depuis 30 ans! Et
cela, sans ressources pécuniaires ! Et malgré les intrigues des
Proudhoniens à Paris, de Mazzini en Italie, de ces jaloux
d'Odger, Cremer, Potier à Londres, malgré les Schulze-
Delitszch et les Lassalliens en Allemagne, nous pouvons être-
vraiment satisfaits «.
C'est le montant où il venait de publier à Hambourg le
premier volume de son grand ouvrage Le Capital. Ce
monument incomparable de la pensée socialiste avait
été l'objet en Allemagne d'une savante conspiration du
silence dont bien naturellement Marx se montrait très
ulcéré. Il exprime fréquemment ces sentiments dans ses
lettres à Kugelmann. Dans une lettre à Engels il écrit
amèrement:
« Le silence fait autour de mon livre me rend nerveux. Je
n'entends rien et je ne vois rien. Les Allemands sont de bon-
nes gens. Leurs exploits dans ce domaine (de l'économie poli-
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tique) comme domestiques des Anglais, des Français et
même des Italiens, leur donnent vraiment bien le droit d'igno-
(1) Correspondance de Marx et Engels, tome III. Lettre du
11 sept. 1867, page 406.
118 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
rer mon œuvre ! Nos amis, là-bas, ne savent vraiment pas pro-
voquer un mouvement. Il faut faire comme les Russes, atten-
dre. La patience est le fond de la diplomatie russe et de ses
succès. Mais nous autres qui ne vivons qu'une fois, nous pou-
vons crever en attendant » (t).
Dans la même lettre se trouve un intéressant passage sur
la situation politique européenne et le mouvement contre
l'Empire en France, qui a fourni à M. Laskine l'occasion
de commettre une de ses plus notoires falsifications:
« Je ne sais, si tu es au courant de l'affaire italienne dont
par hasard le récit dans quelques fragments russes se retrouve
dans des journaux anglais et allemands? De semblables choses
échappent aisément à la lecture.
« Au moment de l'affaire du Luxembourg, M. Bonaparte
avait fait, une convention secrète avec Victor-Emmanuel,
d'après laquelle celui ci avait le droit de s'annexer le reste des
Etats de l'Eglise, sauf Rome. Par contre on concluait une
alliance défensive contre la Prusse, en cas de guerre. Mais
lorsque l'affaire prussienne se fut terminée à la satisfaction de
tout le monde, M. Bonaparte ne voulut plus entendre parler
de l'affaire et, avec sa roublardise ordinaire, il chercha à rou-
ler Emmanuel et à se rapprocher de l'Autriche. A Salzburg, il
n'arriva à rien, comme tu sais, il semblait que l'infernale chau-
dière européenne ne se mettrait plus en ébullition pendant
quelque temps.
« Mais pendant ce temps MM. les Russes qui s'étaient procu-
res comme d'habitude, une copie de ta, convention, trouvent le
moment propice pour la communiquera M. de Bismarck, qui
de son côte la fit remettre au pape par l'ambassadeur prus-
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sien. Là-dessus, sur un signe du pape, parut la brochure de
l'évèque Uupanloup d'Orléans. D'un autre côté Garibaldi était
lancé par Emmanuel. Aussitôt renvoi de Rattazzi, comme sus-
(1) Correspondance de Marx et Engels. Tome III. Lettre du
2 nov. 1867, page 419.
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 119
pect de prussophobie et de bonapartisme. Voilà l'imbroglio
actuel. Et voilà M. Bonaparte dans le pétriu ! C'est pour lui non
seulement le conflit avec l'Italie, mais aussi avec la Prusse et
la Russie et cela dans une affaire qui soulève la colère contre
le cabinet de Paris, qui est détesté en Angleterre — ou bien
c'est une nouvelle reculade!
« Le gaillard a cherché à se sauver par un appel à l'Europe
au concert européen, etc... Là-dessus la Prusse et l'Angleterre
lui répondent qu'il n'a qu'à se sortir tout seul du gâchis. Evi-
demment il se trompe de date. S'il y'a reculade, alors avec
le prix actuel du blé, la crise des affaires et le mécon-
tentement, il y aura peut-être un beau malin la révolution
en France. Notre Bismarck — quoi qu'il soit l'instrument prin-
cipal des intrigues russes — a cela de bon qu'il pousse les cho-
ses en France vers la crise. Mais en ce qui concerne nos phi-
listins allemands,tout leur passé prouve que l'unité ne pourra
leur être octroyée par la grâce de Dieu et du Sabre >>.
Pour un lecteur de bonne foi, il est impossible de se
méprendre sur ces considérations. Elles s'inspirent exclu-
sivement de la haine du bonapartisme, commune à tous les
démocrates européens, de leur commun espoir de voir se
produire bientôt en France, une crise révolutionnaire ins-
taurant la République. Et chose piquante, Marx n'escompte
rien de semblable pour l'Allemagne, dont les « philistins »
incapables de réaliser la République allemande une el indi-
visible, que réclamait la Nouvelle GazettelUiénane, ne pour-
ront obtenir leur unité nationale que par la « grâce de
Dieu et du Sabre » — c'est-à-dire du militarisme des
Hohenzollern.
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Dans ces différentes « citations » M. Laskine a tronqué
et accommodé .ce texte. 11 a supprimé notamment la
phrase incidente, mais essentielle, sur « Bismarck ins-
trument des intrigues russes » comme aussi bien le der-
nier passage significatif sur le philistin allemand. Il a
120 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
..
feint de croire que la crise à laquelle Marx faisait allu-
sion, c'était non la révolution, mais la guerre allemande!
Avec perfidie, il épilogue à perte de vue sur le « notre
Bismarck » dont il est impossible de ne pas voir le sens
ironique. De pareils procédés de polémique permettent de
jugerà son aune ce bas pamphlétaire, qui veut en vain se
donner figure d'historien.
Au cours de l'année 1868, une « branche française » de
l'Internationale, constituée h Londres et qui comprenait de
ces éléments troubles et en tous cas exaltés et confus qu'on
rencontre souvent parmi les réfugiés, tomba sous l'in-
fluence délétère d'aventuriers ou de purs démagogues tels
que Vesinier ou Félix Pyat, dont le rôle devait être si
néfaste dans la Commune (1). Naturellement ces frénéti-
ques et ces faiseurs entrèrent en conflit avec le Conseil
Général, accusé de « modérantisme » et auquel ils repro-
chaient de « de travailler sous la dictée de Bonaparte » (!).
Son grand crime était en réalité de ne pas avoir voulu
prendre à son compte les grotesques déclamations de ces
conspirateurs en chambre. Marx voyait là « une intrigue
des vieux partis » démocratiques bourgeois et des « petits
grands hommes » (Louis Blanc et Cie) qui les représentaient
à Londres et il ajoutait:
« Pyat est tout à fait le gaillard pour faire cela de bonne foi.
Les plus malins le mettent en avant. Quoi de plus comique
que ce fade auteur de mélodrames, l'homme du Charivari de
1848, ce « toast-master » (porteur de toasts) qui joue au Bru-
tus, mais à distance » (2).
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La «branche française» avait en effet voté un manifeste
de Pyat, où on avait assassiné Napoléon III... en effigie.
(1) On sait avec quelle sévérité l'historien de la Commune, Lis-
sagaray, a jugé le rôle dans la révolution parisienne de ce « mélo-
dramaturge malheureux » ainsi que l'appelle Marx.
(2) Lettre de Marx à Engels du 7 juin 1868, page 359.
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 121
Tous les réfugiés français, honnêtes et sérieux jugeaient à
son exacte valeur cette comédie : « Dupont, Jung, Lafargue,
Joannet, Lassassie et plusieurs autres, écrit Marx, ont quitté
cette bande et cette canaille compte peut-être maintenant
15 hpmmesen tout.C'est cela la souveraineté du peuple (V) ».
Naturellement le Conseil général songea à écarter de
l'Association Internationale, qui déjà comptait tant de pro-
létaires probes et sérieux, cette lie de la proscription fran-
çaise à Londres. Après le Congrès de Bruxelles la « soi-
disant branche française » (ainsi que l'appelle Marx) avait
encore prétendu flétrir « l'indifférence en matière politique
professée au dernier congrès de l'Association Internatio-
nale ». Le Conseil Général donna pleins pouvoirs à Marx
« pour désavouer publiquement ces gaillards » (2).
Dans une lettre adressée à Kugelmann, il écrivait à ce
sujet:
« Pyat voulait, grâce à celte bande, faire de l'Internationale
une clique à sa dévotion. Il réussit surtout à nous compromet-
tre. Dans un meeting public que la branche française
annonçait comme une réunion convoquée par l ' Internationale,
Louis-Napoléon, alias liadinguet, fut formellement con-
damne à mort, l'exécution était naturellement abandonnée
aux soins de Brutus inconnus des Parisiens. Comme la presse
anglaise n'accorda aucune attention à cette farce, nous aurions
également fait autour d'elle la conspiration du silence.
« Mais un individu de la bande, un certain Vesinier, journa-
liste maître-chanteur, dévoila toute la chose, dans un journal
belge, La Cigale, qui se donne elle aussi pour un organe de
l'Internationale. C'est une feuille du genre comique, comme il
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n'y en a pas deux en Europe; elle n'a de comique que son
sérieux. L'histoire passa de la Cigale, dans le Pays, journal de
(1) Idem du 4 août 1868.
(2) Correspondance de Marx et Engels. Tome IV, lettre du
du 24 octobre 1868, page 106.
122 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
l'Empire. C'était naturellement une aubaine pour Paul de Cas-
sagnac. Nous (c'est-à-dire le Conseil général) envoyâmes aus-
sitôt, une déclaration officielle de six lignes à la Cigale, affir-
mant que Pyat n'avait aucun rapport avec l'Internationale
dont il n'est même pas membre. Ilinc illœ iroe (1). Celte
batrachomyomachie se termina par la démission bruyante de
la « branche française » qui fait maintenant toute seule ses
affaires sous l'égide de F. Pyal. Il s'est fondé ici à Londres, à
titre de succursale, un soi-disant groupe allemand de propa-
gande qui comprend une douzaine et demie de membres et a .
pour chef un vieux réfugié du Palatinat, Weber, à-demi fou,
horloger de son métier. Vous savez maintenant tout ce qui se
rapporte à cet événement soleonel. Encore un mot: Nous
avons eu la satisfaction de voir Blanqui par la plume d'un
de ses amis, ridiculiser Pyat à mort dans cette même
Cigale et ne lui laisser d'autre alternative que de s'avouer
monomane ou policier » (2).
Le Congrès de Bruxelles tenu en septembre 1868 marqua
la première victoire décisive des collectivistes sur les prou-
dhoniens. Il comprenait cependant un grand nombre de
délégués des pays latins, qui avaient été jusque-là le plus
rebelle à l'idée nouvelle; sur 96 délégués, 18 de France,
dont Tolain, Murat, Theisz, Albert Richard, Emile Aubry,
Charles Longuet, et 53 de Belgique dont César de Paepe,
Jacques Maes, Eugène Hins, D. Brismée. D'autre part l'Alle-
magne n'avait que cinq représentants dont le vieux pros-
crit de Genève, Becker et Moritz Hess, l'Angleterre sept,
(1) D'où ces colères.
(2) Lettre à Kugelman du 5 décembre 1868. Dans le plus boueux
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de ses pamphlets, les Socialistes du Kaiser, M. Laskine prétend
qu'en parlant de la nécessité où l'Association pourrait être d'ex-
pulser son étrange « branche française » de Londres, Marx avait
indiqué son» rêve » (!) de chasser ignominieusement tes français
de l'Internationale. Et pour augmenter encore le malentendu, il
écrit qu'il a voulu i,.. dehors la « section française de l'Interna-
tionale », sous-titre actuel du Parti Socialiste de France... (Les
Socialistes du Kaiser, p. 56;.
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 123
dont Lucraft, des menuisiers, Cowell Stepney, Shaw et
Eccarius. Le Congrès fut présidé par les représentants du
Conseil Général, Jung et Dupont. Contrairement à ses
intentions premières, Marx n'y vint pas, mais Eccarius,
Lessner, Moses Hess, César de Paepes soutinrent brillam
ment la thèse communiste. Et ce fut à des majorités con-
sidérables que le congrès se prononça, contre les proudho-
niens, en faveur de la nationalisation du sol. De même sur
la question du machinisme, il se prononça en faveur de
l'appropriation des machines par les travailleurs. Ce
résultat était d'autant plus remarquable qu'ainsi que l'écrit
Jaeck(l), les prourlhoniens français et belges étaient cer-
tainement les plus nombreux. Mais beaucoup d'entre eux
sentaient de plus en plus faiblir leur conviction devant la
supériorité doctrinale et pratique tout à la fois du collecti-
visme. On le vit bien lorsque les proudlioniens restés fidè-
les à la doctrine de Pierre-Joseph voulurent développer sa
panacée du « Crédit gratuit ». Eccarius, Moses Hess en
firent une écrasante réfutation.
Sur la question de la guerre, le congrès après un rap-
port présenté par Charles Longue? votait une proposition
d'origine belge recommandant aux travailleurs « de cesser
tout travail, au cas où une guerre viendrait à éclater ».
C'est la première fois que nous voyons se formuler sous sa
forme la plus simple l'idée de la grève générale contre la
guerre. Dans l'état informe où était alors l'organisation du
prolétariat européen, on conçoit que cette proposition
n'avait que la valeur d'un vœu pieux et que le robuste
réalisme de Marx, l'envisageait sans tendresse — alors
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qu'un demi-siècle plus lard les millions de travailleurs
organisés de l'Europe" occidentale devaient encore se inon-
(1) Gustav Jaeckh, Die Internationale, p. 77.
124 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
trer impuissants à la faire passer de l'enceinte des con-
grès dans la réalité des fails.
Voici ce qu'il écrivait à Engels sur le congrès ; d'abord
le 12 septembre:
« Le congrès s'est heureusement terminé et jusqu'à jeudi —
je n'en ai pas de nouvelles plus récentes —tout s'est en somme
passé assez bien. Tolain et les autres Parisiens voulaient que
le Conseil général fut transféré à Bruxelles. Ils sont très jaloux
de Londres. Ce qui constitue un grand progrès c'est que les
braves Belges et les Français pruudhoniens, qui à Genève,
déclamèrent dogmatiquement contre le mouvement syndical
en sffilt maintenant des partisans fanatiques (1).
Le 16 septembre, Marx se réjouit de l'impression consi-
dérable que le congrès a faite dans la presse bourgeoise:
« Le Morning Advertiser d'hier (à la désolation de Blind) (2)
a un premier article pour l'Internationale contre le Times. Le
Star déclare que le congrès a été un succès. Le Standard qui
nous attaqua d'abord dans son article de tête d'hier, s'aplatit
devant la classe ouvrière. 11 tape sur les capitalistes mais fera
bientôt lui-même la grimace devant la question agraire. Le
Journal des Débats regrette que les Anglais, les Allemands et
les Belges appartiennent à la « secte communiste », ainsi que
le démontre la résolution sur la possession du sol et que les
Français reproduisent toujours à nouveau « les déclamations
ridicules de Proudlion ».
Marx indique ensuite le mécontentement soulevé parmi
les amis du Conseil Général, par la manière dont Eccarius
qui avait obtenu la correspondance du Times, s'était
acquitté de sa mission:
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(1) Correspondance de Marx et Engels, lettre du 12 septembre 1868,
t. III, n. 1034, p. 80.
(2) Karl Blind, démocrate bourgeois allemand réfugié à Londres
et adversaire achsirné de Marx.
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 125
« ... Il a altéré la résolution allemande sur la guerre. Il lui
fait dire « qu'une guerre européenne serait une guerre civile »
au lieu de reproduire les termes exacts de la résolution alle-
mande « qu'une guerre entre la France et l'Allemagne serait
une guerre civile au profil de' la Russie ». Par contre il met
au compte des Allemands et des Anglais, l'absurdité belge de
vouloir faire grève contre la guerre.
« . Lessner, dit que si nous avons obtenu de tels résultats tout
en ayant une si faible représentation — qui n'était presque
composée que de Belges (avec adjonction de Français) — c'est
que dans toutes les questions décisives les ouvriers belges,
malgré leurs chefs, ont voté avec Londres.
« On dit que Moses (Hess) a fait le meilleur discours contre
les proudhoniens. Tolain était si furieux qu'il ne parut pas au
banquet (1) ».
x Dans une autre lettre (25 septembre) Marx note avec
plaisir que « Blanqui suivit avec assiduité le congrès ». A
l'issue de ses débats, le Congrès de Bruxelles avait voté
une résolution proposée par Lessner félicitant Marx pour
la publication du premier volume du Capital et saluant en
lui le premier économiste qui eut entrepris l'analyse scien-
tifique du Capital et l'eut ramené à ses éléments primitifs.
Au même moment la pénétration graduelle de tout le
mouvement ouvrier européen par la pensée et la méthode
marxiste se manifestait avec éclat en Allemagne — où
jusque-là l'Association Internationale n'avait compté que
des éléments peu nombreux — les Lassalliens dont l'in-
fluence dominait dans la classe ouvrière s'étant tenus à
l'écart d'une organisation où s'exerçait l'influence de Marx.
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C'est quelques jours après les assises de l'Association
Internationale à Bruxelles que se tint à Nuremberg le
congrès du nouveau Parti Social Démocrate fondé par le
(1) Correspondance de Marx et Engels, lettre du 16 septembre 1868,
t. III, n. 1036, p. 82.
126 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
fidèle ami de Marx, Wilhelm Liebknecht avec l'aide, sui-
vant l'expression de Werner Sombart, « d'une force juvé-
nile, Auguste Bebel, le maître tourneur » (1) qui à 24 ans
était président de plusieurs sociétés ouvrières, sociétés
comptant 14.000 membres. Elles décidaient, k ce congrès
de Nuremberg, de se séparer du parti progressiste de
Schulze-Delitzsch pour adhérer à la nouvelle organisation
socialiste, d'inspiration marxiste et qui allait être définiti-
vement constituée l'année suivante au Congrès d'Eisenach
(1869).
Eccarius avait représenté le Conseil Général à Nurem-
berg. Il en rapporta une excellente impression et joyeuse-
ment dans ses lettres d'alors, Marx enregistre l'adhésion
à l'Internationale d'une importante fraction des travail-
leurs allemands qui sont dorénavant soustraits à l'influence
des Lassalliens. En même temps, avec vigueur, il marque
les faiblesses du prolétariat de son pays:
« Pour la classe ouvrière allemande, écrit-il, la chose la
plus urgente est de cesser de faire de la propagande sous la
haute permission des autorités. Une race dressée aussi
bureaucratiquement doit suivre tout un entraînement métho-
dique K d'effort personnel ». En revanche, elle jouit sans con-
teste de l'avantage de commencer le mouvement à un stade
plus développé que les Anglais et en même temps avec des tètes
allemandes pour la généralisation » (2).
Sept ans plus tard, lorsque la fusion se faisait au con-
grès de Gotha entre marxistes du parli d'Eisenach et las-
salliens, sur la base d'un programme dont Marx condam-
nait, sévèrement les compromissions et les faiblesses
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(1) Werner Sombart, Le socialisme et le mouvement social au
XIX' siècle, p. 124.
(2) Correspondance de Marx et Engels, lettre 26 septembre 1868,
t. III, n. 1043, p. 92.
L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS 127
doctrinales, dans une lettre célèbre à Bracke il exprimait
encore des idées analogues:
« Une chose tout à fait à rejeter c'est une éducation du peu-
ple par l'Etat... Ce qu'il faut plutôt, c'est proscrire au même
titre de l'école, toute influence du gouvernement et de l'église.
Dans l'empire prusso-allemand aujourd'hui, c'est au con-
traire l'Etat qui a besoin d'être rudement éduqué par le
peuple. Donc tout le programme en dépit de son clinquant
démocratique est d'un bout & l'autre infesté de la servile
croyance des partisans de Lassalle à l'Etat, ou ne qui ne
vaut pas mieux, de la foi au surnaturel démocratique, ou plu-
tôt c'est un compromis entre ces deux sortes de foi surnatu-
relle, également éloignées du Socialisme (1) ».
En présence de semblables textes (corroborés par com-
bien d'autres !) on voit le peu de valeur qu'il convient
d'attribuer aux considérations sur le « socialisme autori-
taire » ou « étatiste » que des critiques ignorants ou de
mauvaise foi ont si souvent attribué à Marx.
(1) Karl Marx. A propos d'unilè (Lettre sur le programme de
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Gotha, p. 40).
CHAPITRE V
L'INTERNATIONALE DK 1868 A 1872:
LA LUTTE DE MARX ET DE BAKOUNINE
La deuxième phase de la vie de l'Internationale est occu-
pée tout entière par la lutte entre Marx et Bakounine de
1868 à 1872, date du congrès de La Haye, après lequel
en réalité elle se dissout— pour renaître infiniment plus
puissante et plus vaste dix-sept ans après, en 1889, au
Congrès Socialiste International de Paris.
Entre Marx et Bakounine, l'incompatibilité des idées et
des tempéraments était profonde. Trop souvent certes, leur
lutte devait revêtir un caractère d'âpreté personnelle que
l'historien ne peut que regretter. Marx fut souvent injuste
pour Bakounine, dont il ne sut pas toujours reconnaître —
au dessus de ses erreurs— la profonde sincérité révolution-
naire. Il est d'autre part évident qu'il ne pouvait pas ne
pas ressentir amèrement les menées elles intrigues du fon-
dateur de l'anarchisme au sein de l'Internationale et les
dangers mortels que Bakounine faisait courir à la grande
Association dont Marx escomptait tant l'action pour l'affran-
chissement du prolétariat.
Quelles que soient les critiques que l'on puisse élever
contre les moyens de polémique employés par Marx, il
demeure qu'il défendait les intérêts généraux du' mouve-
ment ouvrier contre la négation de l'action politique pro-
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létarienne, contre des tendances dissolvantes— que tou-
L'INTERNATIONALE DE 1863 A 1872 129
jours et partout le socialisme a dû éliminer pour ne pas
périr.
Les raisons étaient multiples qui devaient créer, entre les
deux hommes, l'antagonisme. A vrai dire celui-ci s'était
déjà manifesté bien des années avant la création de l'Inter-
nationale. C'est un jeu intellectuel puéril ou une basse
manœuvre réactionnaire que de ramener le « duel Marx-
Bakounine » aux proportions d'un antagonisme national,
à un « conflit de l'esprit latin et de l'esprit allemand ».
Bakounine lui-même le premier imagina cet appel miséra-
ble aux passions nationales dans un conflit de méthodes
socialistes. A maintes reprises dans la suite, ses disciples,
depuis Kropotkine jusqu'à James Guillaume, reprirent ce
thème que Hubert Lagardelle, emporté par son goût de
l'antithèse brillante et du paradoxe « syndicaliste », au
début de 1914, développait à son tour et qu'ont exploité à
plaisir depuis la guerre de grossiers démagogues chauvins.
Ce qui est incontestablement vrai, c'est que, animé d'une
invincible horreur contre le tsarisme russe, sentiment qui
constitue le fondement de toute sa politique internationale,
Marx ne pouvait pas ne pas s'alarmer de certaines fantai-
sies panslavistes de Bakounine. Nous avons vu la véhé-
mente critique que, dès 1849, il consacrait à sa_ brochure
sur le panslavisme démocratique dans la Nouvelle Gazette
Rhénane. Emporté par sa méfiance, il s'était antérieure-
ment laissé aller en juillet 1848, dans le même journal, à
la publication d'une correspondance de son rédacteur à
Paris, Wilhelm Wolff, où Bakounine était traité * d'agent
au service du gouvernement russe ».
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La cruelle et injuste accusation était basée sur des pro-
pos prêtés à George Sand, que celle-ci démentit avec indi-
gnation dans une lettre à la Gazette. La future « dame
de Nohant » déclarait « n'avoir aucune raison ni autorité
JEAN LONGUET 9
•130 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
pour mettre en doute la loyauté du caractère de Bakou-
nine, ni la sincérité de ses vues » (1).
Marx publia cette lettre en ajoutant qu'il se félicitait
d'avoir fourni à Bakounine l'occasion de dissiper des soup-
çons répandus dans divers cercles parisiens. Quelque temps
après, Marx et Bakounine se rencontraient à Berlin et se
réconciliaient. Il semble bien que la réconciliation fut sin-
cère de part et d'autre et, pendant plus de vingt ans, nous
ne voyons trace d'aucune animosité entre eux. Lors de la
fondation de l'Internationale, dans une lettre de Marx à
Engels, nous trouvons ces observations élogieuses et même
sympathiques sur Bakounine (2):
« Bakounine t'envoie le bonjour. 11 est parti aujourd'hui
pour l'Italie où il habite k Florence. Je l'ai revu hier pour la
. première fois depuis 16 ans. Je dois dire qu'il m'a beaucoup
plu, je l'ai trouvé mieux qu'autrefois. Il dit au sujet du
mouvement polonais que le gouvernement russe avait besoin
de ce mouvement pour tenir la Russie tranquille, mais n'avait
pas cru que la lutte put durer dix-huit mois. Il avait donc pro-
voqué l'insurrection polonaise. Deux causes ont fait échouer
celte insurrection ; d'abord l'influence de Bonaparte, seconde-
ment l'hésitation de l'aristocratie polonaise qui n'a pas voulu
proclamer dès le début ouvertement et clairement le socialisme
paysan.
« Bakounine dit qu'après l'échec de l'affaire polonaise, il ne
veut plus s'occuper que du mouvement socialiste. En somme,
c'est un des rares hommes que je retrouve après seize ans
ayant marché en avant et non en arrière. Je. me suis éga-
lement entretenu avec lui des dénonciations de Urquhart. Il a
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beaucoup demandé après toi et après Lupus (3) (Wolff). Lorsque
(1) Karl Marx, his li/'e and work, by John Spargo, p. 153.
(2) Correspondance de Marx et Engels, t. III, lettre du 4 novem-
bre 1864, page 190.
(3) Wolff, ami très fidèle de Marx et d'Engels, avec eux eiilé en
Angleterre et auquel est dédié le premier volume du Capital.
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 , 131
je lui ai annoncé la mort de ce dernier, il me dit aussitôt que
le mouvement avait perdu en lui un homme irremplaçable ».
Bientôtcependantl'opposition.de leurs méthodes et de
leurs tempéraments allait encore les mettre violemment aux
prises. Avant d'entrer dans l'Internationale — Marx l'y avait
invité dès 1864 mais il avait alors préféré créer en Italie
une société secrète anti-mazzinienne — Bakounine, ainsi
que nous l'avons déjà vu, avait participé activement aux
Congrès de la « Ligue de la Paix et de la Liberté » à Genève
en 1867 et à Berne en 1868.
L'Internationale avait été conviée à se faire représenter
à ce deuxième congrès de Berne. Son congrès de Bruxelles
répondit avec quelque rudesse « que les délégués de l'In-
ternationale croyaient que la Ligue de la Paix n'avait pas
de raison d'être en présence de l'œuvre de l'Internationale
et invitaient cette société à se joindre à lui ».
Cette résolution critiquée à l'époque par ceux des
« Internationaux » parisiens qui, récemment condamnés,
étaient emprisonnés à Sainte-Pélagie — notamment Var-
lin, Malon, Landrin — comme exclusive et sectaire, est
naturellement attribuée à l'influence de Marx, par
MM. James Guillaume, Laskine etCie(l). De preuves ils
n'en apportent d'ailleurs aucune. En réalité, ainsi que l'écrit
. Albert Thomas: « II est frappant de noter que Tolain,
Murat, Chemalé, les Proudhoniens ne votèrent point contre
cette résolution; sous une forme un peu différente, elle
répondait exactement à la vieille idée de l'organisation isolée,
tout à fait indépendante et se suffisant à elle-même que devait
être l'organisation ouvrière » (2). C'est dire qu'aucune
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action ténébreuse de Marx n'avait été nécessaire pour ame-
(1) James Guillaume, Karl Marxpangermaniste, p. 52. Laskine
L Internationale et le Pangermanisme, p. 30, 31.
(2) Albert Thomas, ouvrage cité, p. 335.
132 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
ner les internationaux à s'exprimer selon une conception
de classe qui leur était commune alors, qu'ils fussent mar-
xistes ou proudhoniens.
Au Congrès pacifiste de Berne la lutte s'engageait
«ntre libéraux bourgeois et révolutionnaires groupés
autour de Bakounine. Celui-ci déposait au congrès une
motion qui traduisait ses aspirations ardentes en même
temps que le confusionisme de sa pensée. Il y réclamait en
•effet « l'égalisation économique et sociale des classes (!) et
des individus ». Combattue par les pacifistes bourgeois la
motion de Bakounine était rejetée; la minorité révolution-
naire, qui avec lui comprenait Elisée Reclus, Albert Richard,
Charles Keller, Jaclard, Aristide Rey se séparait alors de
la Ligue pour créer l'Alliance ïnternationaie de la Démocra-
tie Socitiliste, qui déclarait « se constituer en branche de
l'Association internationale des Travailleurs ». Cette orga-
nisation secrète, révolutionnarisle et sectaire, va tout de
•suite engager la lutte contre le Conseil général de l'Inter-
nationale, au détriment duquel elle s'efforce de grouper
partout les éléments anarchisants. Toutes les défiances
anciennes de Marx ^e trouvent du même coup réveillées
contre Bakounine « qui veut bien avoir la condescendance
de prendre le mouvement ouvrier sous sa direction
russe » (1).
Quand on étudie l'œuvre et la méthode de Bakounine, on
s'explique combien ses paroles, ses écrits et toute sa
manière devaient heurter Marx. En réalité on ne trouve
dans ses idées ni originalité réelle, ni puissance d'analyse:
« Ce sont des lieux communs du socialisme que Bakounine
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exprime même souvent avec moins de relief et moins d'exacti-
tude que ses prédécesseurs et contemporains. Qu'on lise par
(1) Correspondance de Marx et Engels, Tome IV, n',,1077, 18 décem-
bre 1868.
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 13$
exemple sa critique de la civilisation actuelle ou lui échappe,
entre autres, une très malheureuse phrase sur la liberté de
l'industrie et du commerce; examinant le cas des Etals-Unis,
protectionnistes il fait dépendre absolument, à la façon d'un
économiste bourgeois, le bon marché des produits du bon mar-
ché du travail, comme si les salaires déterminaient la valeur
des produits » (1).
Ses idées politiques et sociales subissent fréquemment
les plus étranges avatars. En 1839 à Moscou, nous le
trouvons hégélien orthodoxe, admirateur passionné de
l'aphorisme réactionnaire « tout ce qui existe est ration-
nel » et absolvant de ce point de vue le despotisme terrible de
Nicolas lKt. En 1849 après avoir joué le rôle important que
nous avons dit dans le soulèvement de Dresde, Bakounine
est jeté dans une forteresse par la Prusse, livré à l'Autri-
che par celle-ci. Le gouvernement de Vienne à son tour le
remet au gouvernement russe.
De 1851 h 1857 il reste dans une prison de Pétersbourgr
d'où il est expédié en Sibérie. Le gouverneur de la Sibérie
est son cousin, Mouravief-Amorsky. 11 s'enflamme pour
lui d'un étrange enthousiasme, bombarde de lettres Her-
zen pour le persuader « que parmi ceux qui ont la force et
le pouvoir, Mouracief est ls seul que nous puissions, sans don-
ner la moindre entorse à nos idées, com/iler absolument et
complètement parmi tes m)tres» (2). Ce qui l'attire vers ce
grand fonctionnaire tsariste, c'est qu'il voit en lui un dicta-
teur politique, une sorte de Pierre le Grand rouge (!). A cette
occasion il tombe à bras raccourcis sur la plupart des exi-
lés politiques de Sibérie, qui « calomniaient stupidement »
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son grand homme d'Etat — leur geôlier. Et dans la brochure
Pougatclwf ou Prstel, publiée à Londres après son éva.-
sion de Sibérie, en 1862 nous retrouvons cetteétrange note
(1) Le Devenir social, 1895, p. 878.
(St Idem.
134 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
d'admiration pour les dictateurs du tsarisme, la même cri-
tique sévère de leurs adversaires. Il déclare que « nous
suivrions de préférence Romanof, s'il voulait seulement se
transformer de tsar pétersbourgeois en tsar des paysans » (!).
Il s'acharne contre le manifeste du parti des socialistes
révolutionnaires de l'époque, connus sous le nom de
«Jeune Russie ». Il les accuse de présomption et leur
oppose « l'immense majorité de la jeunesse russe qui n'a
de préjugés, ni contre ni pour le tsar ».
Dans le grand discours qu'il prononçait au Congrès de
la Ligue de la Paix en 1868 il affirmait au contraire : « En
1862 la jeunesse russe a exposé son programme dans le
manifeste de la Jeune Russie. Elle y demande l'abolition de
la religion.de la propriété et de l'Etat. Je n'ai pas eu l'hon-
neur de participer à l'élaboration de ce manifeste, mkis
j'avoue franchement que je partage de toul cœur ces princi-
pes » (1). Dans ce même discours il parle avec enthou-
siasme du peuple russe « socialiste d'instinct et révolution-
naire de nature » et de «l'idée qui s'est conservée dans la
conscience du peuple qui cache en elle toutes les révolu-
tions sociales du passé et de l'avenir et d'après laquelle la
terre et tout le sol appartiennent au peuple seul » (3). Or,
à peine deux ans auparavant Bakounine écrivait à ller-
zen: « La cabane du mouzjick avec son fameux droit de
propriété sur la terre et le sol, croupit depuis dessiècles dans
une immobilité chinoise », et il ajoutait : « Cette commune
de paysans dont vous attendez des miracles pour l'avenir
n'a rien produit jusqu'ici pendant dix siècles de s'on exis-
tence que le plus triste et le plus abject esclavage, la soumission
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révoltante de la femme, la négation absolue de son honneur,
l'empressement à vendre tout droit, toute justice pour une
11) Michel Bakounine, parle professeur Dragomanoff, p. 319.
(2) Idem, p. 320.
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 135
pinte d'eau-de-vie » ( 1). Le même illogisme, les mêmes con-
tradictions se rencontrent dans les méthodes par lui em-
ployées au sein de l'Internationale. Lui le pèredel'anar-
chisme révolutionnaire, l'adversaire acharné de toute
autorité, il constitue « l'Alliance » qui est une société
secrète et fortement centralisée t
Les .contradictions théoriques deBakounine, la faiblesse
de sa doctrine, les inconséquences de son action pratique
n'empêchent pas qu'il n'ait été toute sa vie un homme de
conviction, d'activité dévorante, d'énergie indomptable.
L'historien socialiste, plus équitable — s'il veut avoir quel-
que droif à se réclamer de ce titre — que ses contempo-
rains, ne peut pas ne pas lui rendre cette justice et
reconnaître la sincérité et le'dévouement de Bakounine,
égaux, mais pas supérieurs à ceux de Marx. ^
Tout de suite le conflit s'engagea entre eux à propos de
la demande d'adhésion que VAlliance de la Démocratie Socia-
liste adresse au Conseil Général, avec ses statuts. Bakou-
nine était parvenu à entraîner dans son équipée le vieux
révolutionnaire allemand Becker, ancien colonel de l'armée
révolutionnaire badoise, qui résidait à Genève et que tous les
militants, et Marx en particulier, avaient en grande estime.
C'est par son intermédiaire que l'on communique à Lon-
dres « le barbouillage » bakouniniste. Malgré les égards
dus à « old Becker », le Conseil décide aussitôt d'agir éner-
giquement:
« Ce soir, écrit Marx à Engels le 18 décembre 1868, il y a eu
au Conseil général une grande colère, surtout parmi les
Français, contre ce document. Je connaissais le barbouillage
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depuis longtemps et je le considérais comme mort-né et par
egard pour le vieux BeCker je l'aurais laissé mourir en
paix. Mais l'affaire est devenue plus grave que je ne le pré-
Ci) Idem, p. 123.
i36 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME /
voyais. Et les égards pour old Becker ne sont pas admissibles
plus longtemps. Le Conseil a décidé ce soir de répudier publi-
quement cette société d'intrus, à Paris, à New-York, en Alle-
magne et en Suisse. Je suis chargé de rédiger pour mardi pro-
chain la motion de répudiation. Je regrette tout cela à cause
du vieux Becker, mais l'Internationale ne peut pas se suicider
à cause du vieux Becker » (1).
Le Conseil Général, déclara en effet à l'unanimité que
« l'Alliance » ne pouvait pas entrer comme section dans
l'Internationale, étant donné la contradiction existant entre
ses statuts et ceux de l'Association. Après délibération et
sur mandat du Conseil Général, Marx adressait à « l'Al-
liance » une magistrale « mise au point » doctrinale dont
nous trouvons d'ailleurs le texte autographe en français de
sa main dans l'excellente histoire de l'Internationale de
Gustave Jaeckh. La voici:
« Le Conseil Général de l'Association Internationale des
Travailleurs au Bureau Central de l'Alliance Internationale de
la Démocratie Socialiste:
Londres, le 9 mars 1869.
Citoyens,
D'après l'article 1" de nos statuts, l'Association Internatio-
nale des Travailleurs admet « toutes les sociétés ouvrières
aspirant au même but, savoir la protection, le progrès et
l'émancipation complète de la classe ouvrière »:
Comme les sections de la classe ouvrière dans chaque pays
et les classes ouvrières dans les divers pays se trouvent pla-
cées dans des circonstances très diverses et sont actuellement
arrivées à des divers degrés de développement, il s'en suit
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nécessairement gue leurs opinions théoriques, qui reflètent le
mouvement, soient aussi divergentes.
(1) Lettre de Marx à Engels, t. IV, n. 1077, 18 décembre 1868
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 137
Cependant la communauté d'action, initiée par l'Association
Internationale des Travailleurs, l'échange des idées, facilité
par les organes publics des différentes sections nationales et les
discussions directes aux Congrès généraux, ne manquent pas
d'engendrer graduellement un programme théorique com-
mun. Ainsi, il serait en dehors des fonctions du Conseil géné-
ral de faire l'examen critique du programme de l'Alliance.
Nous n'avons pas à rechercher si, oui ou non, c'est une expres-
sion adéquate du mouvement prolétaire. Pour nous, il s'agit
seulement de savoir s'il ne contient rien de contraire à la ten-
dance générale de notre Association, c'est-à-dire l'émancipa-
tion complète de la classe ouvrière.
Il y a une phrase dans votre programme qui de ce point de
vue fait défaut (1). Elle se trouve dans l'article 2 : « Elle
(l'Alliance) veut avant tout l'égalisation politique, économique
et sociale des classes ».
« L'égalisation des classes, interprétée littéralement, aboutit
à l'harmonie dû capital et du travail, si importunèment
prêchée par les socialistes bourgeois. Ce n'est pas l'égalisation
des classes, contre-sens impossible a réaliser, mais au contraire
Vabolition des classes, ce véritable secret du mouvement pro-
létaire, qui forme le grand but de l'Association Internationale
des Travailleurs. Cependant considérant le contexte dans
lequel cette phrase « égalisation des classes » se trouve, elle
semble s'y être glissée comme simple erreur de plume et le
Conseil Général ne doute pas que vous voudrez bien éliminer
de votre programme une phrase prêtant à des malentendus si
dangereux.
« A la réserve de cas où la tendance générale de l'Asso-
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ciation Internationale des Travailleurs nerait froissée, il
correspond à ses principes, de laisser chaque section formu-
ler librement son programme théorique (2). Il n'existe donc
(1) Marx veut dire : est en défaut ou pèche. Ainsi que le montre
la Misère de la Philosophie, écrite tout-entière par lui en français,
il connaissait admirablement noire langue; quelquefois cependant,
on relève dans ses écrits des incorrections de ce genre.
(2) Mis en italiques par nous.
138 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
pas d'obstacle pour la conversion des sections de l'Alliance en
section de l'Association Internationale des Travailleurs.
« Si la dissolution de l'Alliance et l'entrée de ses sections
dans l'Association Internationale des Travailleurs étaient défini-
tivement décidées, il deviendrait nécessaire, d'après nos régula-
tions (\), d'informer le Conseil sur la résidence et la force
numérique de chaque nouvelle section » (2).
Par ordre du Conseil Général
de l'Association Internationale des Travailleurs.
On voit avec quelle mesure, tout en formulant de fortes
critiques générales, Marx s'adressait aux Bakouninistes.
Ceux-ci en furent d'ailleurs quittes pour « se dissoudre»
d'une manière plus ou moins fictive comme sections de
l'Alliance, en se reconstituant comme sections de l'Interna-
tionale. Immédiatement ils préparèrent une action virulente
contre Marx et le Conseil Général au Congrès prochain qui
devait se tenir en septembre 1869 à Bâie.
Le machiavélisme « moscovite » de Bakounine et la tac-
tique qu'il emploie apparaissent sous un jour particulière-
ment cru dans une lettre qu'il devait écrire quelque temps
après, à un de ses plus fidèles seides, l'Espagnol Morago:
« L'Alliance, disait-il, doit sembler s'être fondue dans
l'Internationale, quoiqu'on réalité différente d'elle, afin de
pouvoir plus facilement l'emelopi'er et la diriger. Par consé-
quent das efforts doivent toujours être faits pour mettre, les mem-
bres de l'Internationale en minorité, dans tout conseil, comité
ou section de l'Alliance « (3).
(1) Marx emploie le mot anglais régulation qui veut dire : statuts.
(2) Dans une lettre à Kngels. à propos de ce passage Marx écrit:
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« C'est surtout ce dernier point — le recensement de leurs légions,
qui chatouillera ces Messieurs » (5 mars 1869). Cité par G. Jaeckh,
Die Internationale, p. 237. Ce document autographe se trouve
également reproduit dans l'Histoire Socialiste du Second Empire
d'A. Thomas, p. 360.
(3) Die Internationale Von G. Jaeckh, document cité, p. 169
et 170.
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 139
Aussi Marx envisage-t-il de plus en plus avec colère l'ac-
tion de Bakounine, en particulier son effort pour décompo-
ser l'Internationale selon de prétendues affinités ethniques.
Dans sa correspondance avec Engels, il s'épanche librement
à cet égard. C'est ainsi que le 14 mars 1869 il écrit:
« En plus de la lettre officielle que je t'ai communiquée,
ces Messieurs (les Bakouninistes) ont encore adressé à Eccarius
une lettre privée de quatre pages, d'après laquelle ce n'est que
grâce aux « efforts » de Becker, Bakounine et du secrétaire
Perret qu'une rupture ouverte a été évitée. Leur programme
révolutionnaire a produit en quelques semaines plus d'effet que
celui de l'Association Internationale en plusieurs années.
Si nous rejetons leur « programme éventuel », nous allons
provoquer une scission entre les pays où il y a un mouvement,
ouvrier « révolutionnaire » — les voici d'après eux :la France (où
ils ont en tout et pour tout deux correspondants), la Suisse (!),
l'Italie (si on en excepte les ouvriers qui sont avec nous, il ne
reste que quelques Ma:ziniens) et l'Espagne (où il y a plus
de cures que d'ouvriers) — et les pays de développement plus
lent de la classe ouvrière (c'est-à-dire l'Angleterre, l'Allema-
gne, les Etats-Unis et la Belgique !). Il y aurait donc scission
entre le mouvement volcanique d'une part et le mouvement
aqueux de l'autre.
« Que ce soient les Suisses qui représentent le type révolu-
tionnaire accompli, voilà qui est amusant ! Faut-il que le vieux
Becker soit devenu sot pour croire réellement que Bakounine
a inventé un programme !.. (\) »
Quelques mois après dans une autre lettre, nous trou-
vons à propos des procédés et des méthodes de Bakounine,
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ce passage savoureux:
« Le secrétaire de notre section française de Genève en a
par dessus la tète de Bakounine et se plaint qu'il désorganise
(1) Correspondance de Marx et Engels, tome III, n° 1102 ; 14 mars
1869, p. 147.
140 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
tout avec sa « tyrannie ». M. Bakounine donne à entendre dans
l'Egalité que les ouvriers allemands et anglais n'éprouvent
pas le besoin d'afflrmer leur individualité et que c'est pourquoi
ils acceptent notre « communisme autoritaire ». Bakounine
par contre représente le « collectivisme anarchique ». L'anarchie
existe en effet dans sa tête où il n'y a place que pour cette
seule idée bien nette que Bakounine doit être premier vio-
lon (1) ».
Le conflit public éclata au Congrès de Baie, qui se tint
du S au 12 septembre 1868. On comptait 78 délégués, dont
26 de France parmi lesquels Aubry, Varlin, Landrin, Murat,
Pindy, Tolain, Dereure, Albert Richard, Bakounine (délégué
des ouvrières ovalistes de Lyon) ; 24 de Suisse, dont Perret,
Burkly, James Guillaume, Greulich, Schwitzguebel ; 5 de
Belgique, dont Cesar de Paepe, Hins, Brismee et Robin;
12 d'Allemagne, dont W. Liebknecht, Rittinghausen (le
théoricien de la législation directe par le peuple), Bracke,
Lessner, réfugié à Londres, et Becker, réfugié à Genève;
6 d'Angleterre : Robert Applegarth, Lucraft, Cowell Step-
ney, Eccarius, Jung et Lessner, également délégués du
Conseil Général. Pour la première fois, un délégué des
Etats-Unis, Cameron était venu, comme représentant de la
t National Labor Union », nouvelle organisation centrale
du prolétariat américain. Avec quelque exagération, il
prétendait représenter 800.000 travailleurs organisés (2).
Il y avait en outre un délégué italien et deux espagnols.
(1) Idem, n° M6t, 30 octobre 1869, p. 198.
(ï) Ainsi que l'expose Morris Hillquit dans sa savante « History
of Socialism in the Unite'I States » la « National Labor Union » avait
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été constituée en août 1866 à Baltimore et sous l'influence d'un
militant d'une grande valeur William Sylvis — prématurément
enlevé au mouvement deux ans après — s'était rapidement déve-
loppée sur la base de principes analogues à ceux de l'Internatio-
nale ; mais après la mort de Sylvis, son déclin fut aussi rapide que
sa croissance.
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 Hl
Les Bakouninistes s'étaient assurés un nombre de man-
dats considérables, disproportionné avec leur force réelle.
Bakounine en avait deux pour sa part en France et en Ita-
lie et à ses côtés, siégeaient-Guillaume, Albert Richard,
Schwitzguébel, Hins, Robin, l'Italien Caporusso et les Espa-
gnols Farga-Pellicer et Sentinon.
Le premier combat mit aux prises les collectivistes unis,
qu'ils fussent marxistes ou bakouninistes contre les prou-
dhoniens. Ces derniers, furent écrasés. Les collectivistes
les avaient déjà complètement battus dans l'élection de la
délégation parisienne et Tolain avait dû se contenter d'un -
mandat des boulangers de Marseille. C'est par 54 voix con-
tre 4 — celles de Tolain, Pindy, Chemalé et Fruneau, et
6 abstentions (de six autres délégués parisiens) — que le
Congrès accepta les conclusions" du rapporteur César de
Paepe proclamant que « la société a le droit d'abolir la
propriété individuelle du sol et de faire rentrer le sol à la
communauté » et qu'il y avait t nécessité de le faire ».
Ceux des Proudhoniens qui ne rallièrent pas la majorité,
s'écartèrent de plus en plus de l'Internationale et l'un de
leurs plus notoires représentants, Fribourg, écrivait peu
après « qu'après Râle il était évident pour tous que désor-
mais Karl Marx, le communiste allemand, Bakounine, le
barbare russe et Blanqui, l'autoritaire forcené, formaient le
triumvirat omnipotent » (1).
L'action propre de Bakounine, se manifesta à Râle dans
une proposition tendant à « l'abolition complète et immé-
diate du droit d'héritage » qui avait été inscrite à l'ordre
du jour sur la demande du Comité fédéral romand où il
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avait la prépondérance. La commission du Congrès inspi-
rée par Bakounine qui en faisait partie, avait conclu dans
le sens de cette solution simpliste. Eccarius défendit au
(1) Cité par James Guillaume, op. cité, p. 68.
142 LA POLITIQUE INTEltNATIONALE DU MARXISME
contraire une motion du Conseil Général pénétrée du pro-
fond réalisme de Marx et qui proclamait que le droit d'hé-
ritage n'était qu'un effet de l'organisation économique
actuelle et ne pouvait être le point de départ de la trans-
formation sociale, mais bien sa conséquence. En atten-
dant, il proposait les mesures transitoires — depuis, uni-
versellement préconisées par le socialisme —l'extension
de l'impôt sur les successions, la limitation du droit de
tester.
César de Paepe, soutint en un discours solide la résolu-
tion du Conseil Général. Mais lorsqu'on passa au. vote
aucune majorité décisive ne put se dégager. Les conclu-
sions de la Commission obtinrent 32 voix, 23 votèrent con-
tre et 17 s'abstinrent. On vota alors sur la proposition
d'Eccariuset elle fut également repoussée, n'ayant recueilli
que 19 voix.
L'action des Bakouninistes se manifestait également.à
propos de la question de la législation directe par le peuple,
dont Grenlich et Burkly, de Zurich demandèrent l'inscrip-
tion à l'ordre du jour — elle n'y figurait pas. Le délégué
bakouniniste belge Hins répliqua avec quelque suffisance
que « l'heure était proche où l'Internationale ne tarderait
pas à se substituer à tous les gouvernements bourgeois
sans distinction de forme et de couleur » et que les discus-
sions purement politiques étaient vaines (1). Et le Congrès
renvoya la question à la suite — pour ne pas la discuter.
Après un débat très vivant auquel prirent part, entre
autres, Tolain, Greulich, Brismée, Applegarth on adopta à
l'unanimité le rapport de Pindy — proudhonien, mainte-
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nant converti au syndicalisme — sur les trade-unions, le
mouvement syndical, les « sociétés de résistance », comme
on disait alors. Il en envisageait avec beaucoup de décision
(1) Albert Thomas, Le Second Empire, p. 354.
L'INTERNATIONALE DE 1368 A 1872 . 143
%
le développement futur, préconisant la constitution des
syndicats, leur fédération nationale et internationale, con-
sidérant « que le groupement des sociétés de résistance
formerait la commune de l'avenir où le gouvernement sera
remplacé par les conseils des corps de métier ».
Eccarius. au nom du Conseil Général, demanda au Con-
grès de confier à celui-ci le pouvoir d'expulser immédiate-
ment toute section qui contreviendrait aux principes de
l'Association sans avoir besoin d'attendre le Congrès sui-
vant. Evidemment Marx avait fait déposer cette proposi-
tion dans l'éventualité d'une prochaine scission avec les
Bakouninistes. Or, à la surprise générale, Bakounine
défendit la proposition avec autant de vigueur que Liebk-
necht lui-même. Il alla même plus loin. Il soutint que le
Conseil Général devait avoir le pouvoir d'empêcher la for-
mation de nouvelles sections, s'il le jugeait nécessaire et
de suspendre à tout moment les sections existantes. C'est
que ce « libertaire » et « anti-autoritaire » escomptait
qu'il aurait bientôt la majorité dans l'Internationale et qu'il
pourrait y exercer alors au profit de ses idées cet « autori-
tarisme » qu'il reprochait tant à Marx.
Quelles qu'aient été ses erreurs et ses exagérations, le
congrès de Baie fut animé d'une ardente passion novatrice
et un de ses délégués, Albert Richard a pu écrire 27 ans
plus tard « qu'il ouvrit définitivement la période révolu-
tionnaire qui se termina par la Commune » (1). Les délé-
gués parisiens escomptant la prochaine révolution, victo-
rieuse du régime bonapartiste exécré, invitaient
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l'Internationale à tenir son Congrès suivant à Paris — le
5 septembre 1870.
Depuis près d'un an déjà, avait en effet commencé le
(1) Revue politique et parlementaire, les débats du Parti Socia-
liste français, janvier 1897, p. 65.
144 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
grand mouvement républicain et révolutionnaire qui allait
emporter l'Empire.
« De juin 1868 à juillet 1870, ainsi que l'écrit Albert Thomas,
ce sont des mois d'activité intense, des mois de fièvre, d'in-
quiétude et d'enthousiasme que nos pères ont vécus. Inquié-
tude des intrigues et des manœuvres parlementaires minis-
térielles ou policières par lesquelles l'Empire ébranlé tentait
de se consolider ; inquiétude surtout des bruits de guerre, qui
retentissent de temps à autre, en avril 1868 ; en octobre 1870,
en mars 1869 et qui viennent rappeler au,c républicains que
c'est dans les conflits extérieurs que les despotismes menaces
ont toujours cherché des moyens de se rétablir. Mais aux
heures de réunion ou dans les jours de manifestation lorsque
tout Paris tressaille lorsque la capitale semble déjà en état
révolutionnaire, la confiance revient à tous les cœurs : les
temps sont proches ! » (1).
A ce profond ébranlement politique de la France démo-
cratique et prolétarienne, les Internationaux s'associent de
toutes leurs âmes — tout en jugeant à leur exacte mesure,
les républicains bourgeois. De son « observatoire » de Lon-
dres, Marx suit avec un intérêt profond ce réveil du peu-
ple français et on en trouve de nombreuses traces dans sa
correspondance — avec toutes les outrances de forme que
ce mode d'expression de sa pensée comporte chez un
homme aussi passionné — et qui nécessite par conséquent,
pour le lecteur de bonne foi, une constante mise au point.
Dès le 15 décembre 1868, il écrit à Engels, à propos de
l'effet considérable que venait de faire le livre de Tenot sur
le Coup d'Etat:
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« ... La sensation immense que ce livre a suscités à Paris et
en général dans toute la France, prouve un fait très intéressant,
(1) Albert Thomas, ouvrage cité, page 321.
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 145
à savoir que la génération qui a poussé sous Badinguet ne
savait absolument rien de l'histoire du régime sous lequel elle
vit. Si l'on peut parva componere magnis (1), ne nous est-il
pas arrivé la même chose à notre façon ? En Allemagne on
répand maintenant cette découverte que Lassalle n'est qu'une
petite étoil-e et qu'en somme il n'a- pas découvert la lutte des
classes-» (2).
Et le 1er janvier 1868, il écrit encore à Engels:
« Tu verras par les deux journaux ci-joints, publiés à Paris,
la Cloche et le Diable à quatre quel ton hardi y règne. Qu'on
compare à cela le langage de l'opposition en Prusse ! Cette
petite presse — dont Roehefort lui-même fait partie — est le
produit le plus caractéristique du régime bonapartiste et
maintenant l'arme la plus dangereuse contre lui » (3).
Et le 3 mars 1868 ilécrità Kugelmann:
« Les Parisiens se remettent formellement à l'étude de leur
passé révolutionnaire et se préparent ainsi à la révolution qui
les attend. C'est d'abord l'origine de l'Empire, puis le coup
d'Etat de décembre. On avait complètement oublié ces événe-
ments, de même en Allemagne, la réaction a réussi à effacer
complètement le souvenir de 1848-1849. Les livres de ïenot sur
le Coup d'Etat ont produit une telle impression à Paris et dans
les provinces que 10 éditions se sont enlevées en peu de temps.
Les études sur cette même période se sont succédées par dou-
zaines. « C'était de la rage »... •
u Puis le Parti socialiste a entrepris lui aussi ses révélations
sur l'opposition et sur les démocrates républicains à l'ancienne
mode. Par exemple, Vermorel a publié Les Hommes de 1848
(1) Comparer les petites choses aux grandes. On voit combien les
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événements de France semblaient à Marx les plus importants.
(2) Correspondance de Marx et Engels, tome III, n° 1076, lettre du
15 décembre 1868, p. 123.
(3) Idem, n° 1081, l" janvier 1869.
JEAN LONGUET 10
146 LA POLITIQUE INTERNATIONALE OU MARXISME
et l'Opposition. Vermorel est un Proudhonien. Les blanquistes
ont enfin donné, par exemple Tridon, Gironde et Girondins.
Toute la cuisine de l'histoire est sans dessus-dessous. Quand
serons-nous aussi avances chez nous ? (1).
Le 9 novembre 1869, Engels s'émerveille de l'audace de
l'opposition française, tout en trouvant que « l'idée de
nommer déjà un gouvernement provisoire encore que bien
bonne comme blague contre Bonaparte est à part cela
absurde». Le 12 novembre, Marx lui répoud:
« Tu t'étonnes de la hardiesse des Français et tu parles avec
quelque dédain de nous autres, braves Allemands... Ce qui me
fait peur chez les Français, c'est cette diable de confusion dans
les esprits. Le message de Ledru-Rollin est tout à fait celui
d'un prétendant. 11 semble vraiment prendre au sérieux l'offre
de la dictature sur la France qui lui a été faite par Herzen... »
Le 10 décembre 1869, il écrit à Engels:
« A propos des journaux français que je t'envoie, le Gaulois
— moitié bonapartisle, moitié opposition — est stupide. Le
Père Duchesne l'étonné par son audace. Et dans un lel état de
chose, cette créature, celte Eugénie qui ose se mettre en avant.
Elle veut à toute force être pendue ! (2) ».
Le 19 janvier 1870, Engels écrit à Marx:
<i L'histoire de Pierre Bonaparte est une fameuse inaugura-
tion de l'ère nouvelle à Paris (3). Louis a décidément de la
déveine. Pour les bourgeois, c'est le réveil, rien moins que
doux, de cette illusion que toute la base de corruption et de
saleté créée lentemenl el avec lanl de peine depuis 18 ans,
(1) Leltre de Marx àKugelman, 3 mars 1869, publiée dans le Mou-
vement Socialiste du 1er août 1903, p. 317.
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(2) Correspondance de Marx et Engels, tome IV, n» 1173.
(3) Pierre Bonaparle venait d'assassiner le journaliste républicain
. Victor Noir.
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 147
pouvait disparaître subitement, dès que le noble Emile Olivier
prendrait la direction. Un gouvernement constitutionnel avec
ce Bonaparte, avec ses généraux, ses préfets, ses policiers et
ses gens du 3 décembre! La peur de ces gaillards — je veux
dire les bourgeois — ne s'est exprimée nulle part d'une façon
aussi frappante que dans la lettre de Prévost-Paradol dans le
Times de lundi... (1).
/•
Et Engels, dans plusieurs lettres ultérieures, très lucide-
ment démasque la tactique bonapartiste, aidée inconsciem-
ment par l'insurrectionnalisme de quelques « têtes folles »,
cherchant sans cesse — et notamment à l'enterrement de
Victor Noir — à provoquer de terribles échaufïburées qui
ne pouvaient aboutir qu'au massacre du prolétariat et des
républicains de Paris, dans une lutte insensée:
« Que peut-on désirer de mieux (dans les sphères gouverne-
mentales), écrit-il le 1er février 1870, que de surprendre en
dehors de Paris, ou même à l'intérieur des fortifications, qui
n'ont que quelques issues toute la masse révolutionnaire de
Paris en « flagrant délit » "? Une demi-douzaine de canons aux
portes des fortifications, un régiment d'infanterie disposé en
^tirailleurs et ensuite une brigade de cavalerie pour taper des-
sus. Et dans une demi-heure toute la foule sans armes — les
revolvers que quelques-uns peuvent avoir en poche ne comptent
pas — est dispersée, sabrée ou prisonnière.
« Comme on disposait de 60.000 hommes, on pouvait même
laisser pénétrer la foule dans les fortifications, occuper ensuite
celle-ci et la mitrailler ou l'écraser sous les pieds des chevaux
dans les terrains vagues entre les Champs-Elysées et l'avenue
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de Neuilly. Charmant ! 200.000 ouvriers sans armes venant du
dehors devaient conquérir Paris où se trouvent 60.000 sol-
dats ! (2) ».
(1) Correspondance d'Engels et Marx, ouvrage citp, n° H78,
page 234.
(2) Lettre d'Engels à Marx, tome IV, n° 1182, l" février 1870.
148 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Dans cette journée célèbre le principal représentant de
l'impatience révolutionnaire avait été l'héroïque et jeune
Gustave Flourens. Ne le connaissant d'abord que de répu-
tation, Marx et Engels s'expriment avec quelque sévérité
sur son compte, dans leurs premières lettres. Mais en avril
1870, Flourens vint à Londres et immédiatement Marx
admire son tempérament, sa culture, tout en le trouvant
encore « too sanguine » (trop ardent) (1). Il souhaite qu'il
reste le plus longtemps à Londres, « car il vaut la peine
qu'on se préoccupe d'agir sur lui ». Dorénavant dans la
maison de Marx, ainsi que l'écrit Charles Longuet, « l'hé-
roïsme perdu d'un Gustave Flourens, en Crète ou à Belle-
ville, n'est plus raillé qu'avec attendrissement » (2).
L'action de Flourens provoque d'ailleurs la fureur du
gouvernement bonapartiste et il s'efforce de mettre en
branle la police de Londres sous prétexte de complot contre
la vie de l'Empereur. Le bruit se répand même que Flou-
rens serait arrêté à Londres, avec Marx et tout le Conseil
Général (3). Marx ne s'en soucie guère et observe que
d'après les lois britanniques, le cabinet de Londres ne peut
en réalité rien faire contre Flourens « sauf se rendre très
ridicule » (4). Il continue d'ailleurs à suivre avec un intérêt
•chaleureux la presse républicaine française et les pamphlets
qu'on lui adresse régulièrement de Paris. Il signale ainsi au
passage « le Plébiscite de Boquillon » d'Alphonse Humbert,
dont il trouve « le burlesque épatant, dans le style de la
musique d'Offenbach o (5).
Quelques jours après le gouvernement «libéral » d'Emile
(1) Correspondance de Marx et Engels, idem, n° 1205, 19 avril 1870,
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p. et aussi lettre 1207 du 28 avril.
(2) Préface de La Commune de Paris rie Karl Marx, p. 24.
(3) Lettre de Marx à Engels, n° 1211, 7 mai 1870.
(4) Idem.
<5i Idem.
L'INTERNATIONALE DK 1868 A 1872 149
Olivier décide de recourir aux moyens extrêmes et en même
temps de tenter une suprême manœuvre pour se poser en
« sauveur de la société » à la veille du plébiscite. Sous la
double inculpation de « complot » et de « société secrète », il
fait appréhender « tous les individus qui dirigent l'Interna-
tionale » et par un bizarre mélange la police arrête et les
juges de l'Empire vont juger ensemble, Avrial, Germain
Casse, Johannurd, Malon, Murat, Theisz, Pindy, etc. ; à
Lyon, Albert Richard, Blanc, Palix. Varlin parvint à
gagner la Belgique et, h Marseille, Bastelica put se soustraire
aux recherches des policiers.
L'Empire inventait en même temps un complot dans
lequel il enveloppait Dereure.Mégy, Ferré, Tony Moilin —
qui devaient peu de temps après jouer un rôle si important
dans la Commune. Le Conseil fédéral parisien protestait
dans la Marseillaise par un fier manifeste, où il proclamait:
<< L'Association Internationale des Travailleurs, conspiration!
permanente de tous les opprimés et de tous les exploités, exis-
tera malgré d'impuissantes persécutions contre ses soi-disant
chefs, tant que n'auront pas disparu tous les exploiteurs capita-
listes, prêtres et aventuriers politiques » (i).
La vigueur de l'action et de la résistance des Internatio-
naux parisiens à leurs adversaires provoque l'admiration
de Marx et il écrit le 18 mai 1870 à Engels:
« Nos membres français démontrent à leur gouvernement
ad oculos (2) la différence qu'il y a entre une société politique
secrète et une association ouvrière réelle ! A peine a-t-il jeté en
prison tous les membres des Comités de Paris, Lyon, Kouen,
Marseille (dont une partie a pu gagner la Suisse et la Belgique)
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que des sections deux fois plus nombreuses se constituent à
(1) Marseillaise du 5 mai 1870.
(2) A la vue des yeux.
150 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
leur place, s'annoncent dans les journaux par les déclara-
tions les plus audacieuses, les plus insolentes (en prenant
soin de donner même leurs adresses privées). Le gouvernement
français a enfin accompli ce que nous désirions depuis si
longtemps, transformer la question politique Empire, ou
République, en une question de vie ou de mort pour la classe
ouvrière.
« Le plébiscite donne d'ailleurs à l'Empire le coup de grâce!
Parce que tant de Oui se sont déclarés pour l'Empire avec la
forme constitutionnelle, Boustrapa croit pouvoir restaurer
sans se gêner l'empire sans phrases —'c'est-à-dire le régime
du 2 décembre (1)... »
Et le lendemain Engels lui répond:
« Ce Bonaparte est vraiment un âne incorrigible... Cet ani-
mal n'a aucune idée'd'un mouvement historique quelconque,
toute l'histoire pour lui est un « jumble » (mélange confus) de
hasards où les petites finasseries-de vieux filou jouent le rôle
décisif... L'attitude des ouvriers français est admirable. Ils
sont maintenant de nouveau dans l'action et ça, c'est leur
élément. Là ils sont les maîtres s' (2).
Et le 8 juillet 1870, à propos du procès, si Marx se plaint
de la tendance des accusés comme des journaux, à « s'ap-
proprier l'invention de l'Internationale ';, il se réjouit du
succès, obtenu entre autres par le brave et loyal Léo Franc-
kel, ce petit ouvrier israélite hongrois, dont la Commune
allait faire bientôt son ministre du travail (3) et dont la
défense avait été une des plus éloquentes.
(1) Correspondance de Marx à Engels, n° 1218, 18 mai 1870.
(2) Lettre d'Engels à Marx n« 1219, 19 mai 1870. Avec 1 impar-
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tialité qui le caractérise James Guillaume ne cite pas un seul mot
de ces lettres significatives et essaie de faire croire que sur tous
ces événements Marx se borne uniquement à faire l'éloge, qu'on va
lire, du rôle joué par Léo Franckel dans le procès des Internationaux .
(3) Sur cet admirable militant qui fut à côté de Varlin, de Duval,
ite..
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 151
Il y avait d'ailleurs dès cette époque, chez les principaux
chefs du mouvement ouvrier parisien, une remarquable
conscience socialiste et républicaine tout à la fois, que
montrent par exemple les très belles lettres de Varlin, sai-
sies et publiées par le gouvernement impérial lors du
troisième procès. Citons entre- autres ce passage caracté-
ristique d'une lettre que Varlin avait écrite quelque temps
auparavant à Aubry, resté proudhonien:
« Vous semblez croire que le milieu dans lequel je vis est
plus préoccupé de la révolution politique que des réformes
sociales. Je dois vous dire que pour nous, la révolution poli-
tique et les réformes sociales s'enchaînent et ne peuvent aller
l'une sans l'autre; seule la révolution politique ne serait rien;
mais nous sentons bien par toutes les circonstances auxquelles
nous nous heurtons, qu'il nous sera impossible d'organiser la
révolution sociale, tant que nous vivrons sous un gouverne-
ment aussi arbitraire que celui sous lequel nous vivons » (1).
Cependant, tandis que ces événements dramatiques se
déroulaient en France, au sein de l'Internationale la lutte
continuait entre le Conseil général et les Bakouninistes.
Le 17 décembre 1869~Marx écrit cette lettre très âpre à
Engels et qui montre combien le conflit devenait violent:
« Tu pourras voir par l'Egalité ci-jointe (que tu dois me
renvoyer) combien le signor Bakounine devient insolent. Ce
drôle dispose maintenant de quatre organes de l'Internationale,
l'Egalité, le Progrès (du Locle), la Fédération (de Barcelone)
de Theisz, de Malon, de Jourde, de Landrin une des plus nobles
figures prolétariennes du mouvement communaliste, James Guil-
laume ne trouve à écrire que cette petite note perfide qui se
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cache au bas de la page, comme honteuse d'elle-même : Francfcel
était un juif allemand hongrois (I) affilié à la secte marxiste (Karl
Marx pangermaniste, p. 83).
(1) Troisième procès de l'Internationale, p. 22.
152 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
et VEguaglienza (de Naples). Il cherche à prendre pieds en
Allemagne en s'alliant avec Schweilzer (chef des Lassalliens)
et à Paris, par des flatteries au journal le Travail. Il croit le
moment venu de nous chercher publiquement querelle II se
pose en gardien du véritable esprH prolétarien. Mais il aurait
lieu de s'étonner .. Mardi prochain, nous enverrons au Comité
fédéral romand de Genève une missive contenant des mises en
demeure et comme ces Messieurs (dont une grande partie d'ail-
leurs est contre Bakounine) savent que, d'après les résolutions du
dernier Congrès, nous pouvons les suspendre au besoin, ils réflé-
chiront par deux fois à celte affaire. Le point capital autour
duquel tourne notre missive est celui-ci : L'unique représenta-
tion des « branches romandes en Suisse » vis-à-vis de nous.
c'est le comité fédéral de là-bas. Celui-ci doit nous faire parve-
nir personnellement par son secrétaire Perret ses demandes et
réprimandes ». Ils n'ont absolument pas le droit d'abdiquer
leurs fonctions aux mains de l'Egalité', qui pour nous n'existe
pas et de demander au Conseil général de s'engager dans des
polémiques avec ce « remplaçant »...
En ce qui concerne Schweitzer, M. Bakounine qui sait
l'allemand n'ignore pas que Schweilzer et son association ne
font pas partie de l'Internationale. Il sait que Schweilzer a
publiquement rejeté la proposition de prendre le Conseil géné-
ral comme arbitre (1). Avoir posé cette question est donc une
canaillerie d'autant plus grande que son ami Ph. Becker, pré-
sident des groupes de langue allemande siège au Conseil fédé-
ral romand de Genève et peut lui fournir les renseignements
nécessaires. Son but était uniquement de trouver une base
d'appui auprès de Schweitzer. Mais il verra ! J'ai longuement
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écrit à de Paepe pour lui expliquer l'affaire (afin qu'il la sou-
mette au Comité Central à Bruxelles). Aussitôt qu'un de ces
Russes s'installe quelque part, le diable s'en mêle ! » (2).
(1) Du conflit qui séparait les deux fractions allemandes le parti
de Lassalle, le plus nombreux et le parti d'Eisenach, récemment con-
stitué par Liebknecht et Bebel.
(2) Correspondance de Marx et Engels, tome IV. n» 1176, 17 décem-
bre 1869, p. 229.
L'INTERNATIONALE DE 1668 A 1872 153
Le 10 février il écrit encore:
« ... Tu te rappelles que VEgalité sous l'inspiration de Bakou-
nine atlaqua le Conseil-général, l'interpella publiquement et
menaça de recommencer. Une lettre que j'ai rédigée fut
envoyée au Conseil romand de Genève et à tous les comités de
langue française qui correspondent avec nous. Résultat:
Toute la bande de Bakounine a quitté l'Egalité. Bakounine
lui-même a transféré sa résidence dans le Tessin. Il continuera
ses intrigues en Suisse, en Espagne, en Italie et en France. Il
sait qu'entre nous, l'armistice est fini et il sait qu'à l'occasion
des derniers événements de Genève, je l'ai vigoureusement atta-
qué et critiqué. Cet individu s'imagine que nous sommes « trop
bourgeois » et par conséquent incapables de comprendre et
d'apprécier ses hautes conceptions sur le « droit d'héritage »,
« l'égalité » et le brusque remplacement du système des Etats
actuels par l'Internationale. En apparence son «Alliance de la
Democratie Socialiste » est supprimée, mais en réalité elle
continue. Tu verras par la copie ci-jointe (que tu dois me ren-
voyer) d'une lettre de Perret « secrétaire du comité romand »
que le changement s'est produit avant qu'on eut reçu notre
lettre. Cela consolide cependant le nouvel état de choses.
Le Conseil belge s'est déclaré officiellement pour nous contre
l'Egalité, mais le secrétaire du Conseil belge, Hins (beau-frère
de de Paèpe, mais brouillé avec lui) a écrit une lettre à Stepney
où il prend parti pour Bakounine, m'accusant de soutenir le
parti réactionnaire chez les ouvriers de Genève ».
L'antagonisme profond — violemment exprimé dans cette
correspondance privée et qui dorénavant ne cessera de
s'accentuer entre Marx et Bakounine — n'empêche pas
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Marx de montrer une grande pondération dans son action
— pondération que toujours il conservera jusqu'à la fin de
1870, époque du retour d'Engels de Manchester, quand son
influence s'exerce à Londres dans le sens d'une action plus
autoritaire poussant aux mesures brutales. A cette époque
154 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
au contraire, Marx fait bon marché de « potins » colportés
contre Bakounine par Borkheim, qui se servait d'attaques
du réactionnaire et panslaviste Katkoff. D'autre part, il ne
veut pas qu'on use de moyens excessifs et écrit le 19 février
1870:
\
'« Je suis convoqué par la sous-commission. L'affaire est
réellement importante, car les Lyonnais ont expulsé Richard (1)
de leur section, mais le Conseil général doit décider en dernier
ressort. Richard, jusqu'ici le chef de la section lyonnaise, est un
tout jeune homme, très -actif. A part son inféodation à Bakou-
nine et de Vomniscience, qui en résulte pour lui( je ne vois pas
ce qu'on pourrait lui reprocher. Il semble que notre dernière
circulaire ait produit une profonde sensation et qu'en Suisse
aussi bien qu'en France une campagne acharnée contre les
Bakouninistes ait commencé. Mais » est moduse in rebus i, (2)
et je veillerai à ce qu'il ne se passe pas d'injustice » (3).
Deux jours après, il ajoute, à propos de l'échec qu'avait
subi en Belgique le bakouniniste Hins:
« Ci-joînt, une copie de la lettre (à me renyoyer) de Hins
à Stepney. Dans ma réponse, j'ai sérieusement lavé la tête à
ce gaillard'. Voici quelques exemples de l'exactitude de ses
informations. Il dit que dans notre rapport sur le congrès de
Baie, nous avons supprimé la discussion sur l'héritage. C'est
probablement Bakounine qui lui a l'ait croire cela. Et il le croit
quoiqu'il ait notre rapport en.tre les mains et qu'il sache assez
l'anglais pour le lire. Il parle de ma lettre à Genève dont je n'ai
pas écrit une ligne!
« Mon exposé des menées de Bakounine se trouve dans ma
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lettre à Bruxelles... Il nous accuse d'avoir provoqué la crise à
Genève, qui était terminée depuis plus d'une semaine — l'Ega-
(1) Albert Richard.
(2) Mais il faut une mesure à toutes choses. <
(3) Correspondance de Marx et Engels, n° H84 lettre du 10 février
1870, p. 243.
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 155
lité le reconnaît — avant que notre missive y arrivât. En
dépit de Hins, « le Conseil général » belge s'est déclaré en.
plein accord avec nous.
« Ce qui est curieux c'est que « old » Becker lui aussi
annonce avec d'autres Bakouninistes sa démission du comité de
rédaction de VEgalité. En même temps, il soutient dans le
Vorbote, juste le contraire de ce que faisait Bakounine dans
VEgalité. Vieux brouillon, va! (1) ».
La réaction très forte qui se produit alors contre Bakou-
nine gagne ses compatriotes russes eux-mêmes et Marx
enregistre avec plaisir la constitution à Genève d'un groupe-
ment qui « au panslavisme opposera l'Internationale » (2).
Six semaines après, il écrit à Engels cette lettre pleine de
verve pour lui apprendre que les éléments qui devaient
former en somme le premier noyau du grand mouvement
marxiste contemporain russe l'avaient désigné comme leur
délégué:
« Tu trouveras ci-joint une lettre de la colonie russe de
Genève. Nous l'avons admise. J'ai accepté leur proposition
d'être leur représentant au Conseil général et je leur ai envoyé
une courte réponse officielle, avec une lettre privée en les auto-
risant à la publier dates leur journal.
« Drôle de position » (3) pour moi d'être le représentant de
la jeune Russie. L'homme ne sait jamais jusqu'où il ira et quels
étranges compagnons il aura. Dans ma réponse officielle
j'approuve Flonronski (4) et j'insiste sur cette idée que le
devoir principal de la section russe est de travailler pour la
(1) Correspondance de Marx et lingels, n° 1180 du 12 février 1870,
p. 245.
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(2) Idem.
(3) En français dans le texte.
(4) 11 s'agit d'un écrivain russe de ce nom qui venait de publier
à Pétersbourg sur la « Situation des classes ouvrières en Russie »
un ouvrage dont Marx fait de grands éloges dans sa correspon-
dance.
156 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Pologne (c'est-à-dire de nous priver de leur voisinage immédiat).
J'ai cru plus sage de ne rien dire de Bakounine, ni dans l'une,
ni dans l'autre de mes deux lettres.
Mais ce que je ne pardonnerai jamais à ces gaillards,
c'est de m'appeler « vénérable ». fis croient sans doute que
j'ai entre 80 et 100 ans! (1) »
Le revirement sensible qui se produit à ce moment
contre le révolutionnarisme simpliste de Bakounine parmi
un grand nombre d'Internationaux avait eu certainement
pourpoint de départ une circulaire du Conseil général aux
Genevois de janvier 1870, évidemment rédigée par Marx et
qui fut communiquée à Bruxelles, aux sections françaises
et enfin le 28 mars aux Allemands, par l'intermédiaire du
DrKugelmann. C'est dans les lettres adressées à celui-ci par
Marx et publiées en 1902 et 1903 par la Neue Zeil et le
Mouvement Socialiste que l'on a retrouvé cet important docu-
ment qui constitue non seulement un réquisitoire en règle
contre Bakounine, mais aussi un remarquable exposé de la
politique de l'Association Internationale, de.ses buts et de
ses moyens. Nous allons en donner une analyse complète,
en citant in extenso tous les passages essentiels.
Dans sa première partie, la circulaire reproche à Bakou-
nine — Marx déclare le connaître depuis 1843, mais
« vouloir négliger tout ce qu'il pourrait dire, qui ne serait
pas absolument indispensable à l'intelligence de ce qui va
suivre » — d'avoir promis à Marx, qu'il avait rencontré
à Londres peu après la fondation de l'Association, de « lui
consacrer toute son activité, toutes ses forces », mais de
n'en avoir rien fait, d'avoir disparu pendant plusieurs
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années pour « reparaître subitement en Suisse » dans la
« Ligue de la paix et de la liberté ».
(1) Correspondance do M-arx et Engels, n° 1197 lettre du 24 mars
1870, p. 259.
1/INTEHNATIONALE DE '1868 A 1872 157
« Après le congrès de celte ligue pacifique (Genève, 1867)
Bakounine s'introduit dans sa Commission executive. 11 y ren-
contre rependant des adversaires, qui non seulement ne lui
permettent pas d'exercer aucune influence « dictatoriale »,
mais le surveillent comme « Russe suspect ». Bref après le
Congrès de l'Internationale tenu ii Bruxelles (septembre 1868) la
Ligue de la Paisse réunit à Lausanne (1). Cette fois Bakounine
se présente en véritable « tirebrand » (incendiaire) et, ce qu'il
faut remarquer en passant, pour dénoncer la bourgeoisie,
adopte le ton cher aux optimistes moscovites, quand ils atta-
quent la civilisation occidentale, pensant ainsi pallier leur pro-
pre barbarie. 11 dépose une série de résolutions absurdes en
soi, mais calculées pour inspirer la terreur aux « crétins »
bourgeois et permettre à M. Bakounine de sortir avec éclat de
la Ligue de la Paix et de rentrer dans l'Internationale. Il
suffira de dire que son programme proposé au Congrès de Lau-
sanne (d), contient des absurdités comme Vénalité des classes,
la suppression de l'héritage « considérée comme le commen-
cement de la révolution sociale ».
« Bavardage vain, assemblage de pensées vides, qui prélen-
"dent inspirer le frisson, bref une improvisation insipide des-
tinée uniquement à produire un certain effet, un certain
jour. Les amis de Bakounine à Paris (où un Russe est co-édi-
teur de la Revue Positiviste] et à Londres présentent au
monde la sortie de Bakounine de la Ligue comme un événe-
ment et proclament son grotesque programme, cette alla
podrida de lieux communs usés, comme une œuvre singuliè-
rement terrible et originale.
« Entre temps, Bakounine était entré dans la « "Branche
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Romande » 'de l'Internationale (à Genève). Il lui avait fallu
des années pour se déterminer à faire ce pas; quelques jours
suffisent pour déterminer M. Bakounine à bouleverser l'In-
ternationale et à tenter d'en faire son instrument. A l'insu
du Conseil Général de Londres — qui n'en fut instruit que
quand tout parut prêt — il constitua « l'Alliance des Démo-
(1) Erreur de détail. Lire : à Berne (Le Congrès de Lausanne est
de 1869).
158 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
crates Socialistes ». Le programme de cette société était celui
que Bakounine avait proposé au Congrès de la paix de Lau-
sanne. Elle s'annonçait donc comme une association destinées
à répandre la science ésotérique spécifiquement bakouni-
nienne, et Bakounine lui-même, un des êtres les plus igno-
rants dans le domaine théorique de la science, se présente
ici subitement à tous comme fondateur de secte.
.« Le programme théorique de cette Alliance n'était qu'une
simple farce. Son coté sérieux résidait dans son organisation
pratique. La société devait être internationale et son comité
central siéger à Genève; il se trouvait donc directement placé
sous la direction de Bakounine. En même temps elle devait
former une partie intégrante de l'Association Internationale \
des Travailleurs. Ses sections devaient être représentées au'
prochain congrès de l'Internationale à Baie et tenir en même
temps leur propre congrès en séances séparées.
« Les troupes dont Bakounine disposait, se composaient
d'abord de la majorité du Comité fédéral romand de l'Inter-
nationale, à Genève. J.-Ph. Becker, dont le zèle de propagan-
diste éclate parfois avec la tête, fut mis en avant. En Italie et
en Espagne, Bakounine comptait quelques alliés ».
La circulaire expose ensuite comment le Conseil général
saisi par Becker des statuts de l'Alliance, lui répondit par
une décision « longuement motivée », très « juridique »
très « objective », mais pleine d'ironie dans les considé-
rants. C'est la « résolution de répudiation » rédigée par
Marx datée du 9 mars 1869 et dont nous avons donné plus
haut le texte.
« Dans les considérants, on prouvait clairement, d'une façon
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frappante, que 1' « Alliance » était une machine destinée à
détruire 'l'Internationale. Le coup était imprévu. Bakounine
avait déjà fait de l'Egalité, organe central des membres de
« l'Internationale » de langue française en Suisse, son joui"
nal ; de plus au Locle il avait fondé un petit moniteur privé,
le Progrès. Ce dernier continue à jouer le même rôle, «ou* la
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 159
i
direction d'un partisan fanatique de Bakounine, un certain
Guillaume (1). »
L'Alliance « après plusieurs semaines de réflexions » con-.
sentit à sacrifier son organisation particulière, mais à con-
dition que le Conseil général reconnut le caractère « radi-
cal » de ses principes. Celui-ci déclara qu'il n'avait pas à
apprécier théoriquement les programmes des diverses sec-
tions et réclama la suppression de la « phrase absurde »
sur l'égalité des classes. Ce qui fut fait. Les membres de
l'Alliance pouvaient entrer dans l'Internationale, mais
après que celle-ci se fut "dissoute et eut fait parvenir au
Conseil la liste de ses sections — ce qu'elle ne fit pas.
« Bakounine chercha alors à arriver par un autre moyen à
son but qui était de transformer l'Internationale en un instru-
ment lui appartenant en propre. Il fit proposer au Conseil Géné-
ral par notre comité romandjde Genève de mettre au programme
du Congrès de Bâle la « question de l'héritage ». Le Conseil y
consentit pour pouvoir mieux atteindre Bakounine. Le plan de
celui-ci était le suivant : si le congrès de Baie adoptait les
« principes » (!) posés par Bakounine, l'univers saurait ainsi
que ce n'était pas lui qui était allé à Y Internationale, mais
bien l'Internationale qui était allée à lui. Il en résulterait sim-
plement que le Conseil Général de Londres (dont l'opposition
à toute résurrection de la « vieillerie St-Simonienne » était
connue de Bakounine) devrait se démettre et serait trans-
porté à Genève par le Congrès de Bdle; l'Internationale
tomberait sous la dictature de Bakounine.
« Bakounine organisa une conspiration fo'rmelle pour s'as-
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surer la majorité au Congrès de Baie. Les mandats fictifs ne
lui manquaient pas, pas plus qu'à M. Guillaume pour le Locle.
Bakounine lui-même mendiait des pouvoirs à Naples et à
Lyon. On répandait des calomnies de toute espèce contre le
,(1) C'est James Guillaume dont il s'agit.
irai-
160 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Conseil Général. Aux uns on disait que l'élément bourgeois y
prédominait; aux autres qu'il était le siège du « communisme
autoritaire ».
« Les résolutions du Congrès de Baie sont connues ;'les pro-
positions de Bakounine ne furent pas adoptées et le siège du
Conseil Général resta fixé à Londres ».
La circulaire considère que Bakounine en ressentit un
vif dépit qui se traduisit par les attaques violentes, les
railleries de VEgalité et du Progrès:
« Tantôt l'une, tantôt l'autre des sections suisses de l'Inter-
nationale était mise au ban,-parée que contrairement aux
prescriptions expresses de Bakounine, elle avait participé à
l'action politique.. Enfin la rage longtemps contenue.que l'on
nourrissait contre le Conseil Général éclata publiquement. Le
Progrès et rEgalitèï"décla.rèrei\t que le Conseil Général ne
remplissait pas ses devoirs (par exemple pour la publication du
bulletin trimestriel). Le Conseil Général devait se décharger du
contrôle direct qu'il exerçait sur l'Angleterre et provoquer la
constitution d'un Comité Central pour l'Angleterre, distinct de
lui et ne s'occupant que des affaires anglaises. Les décisions du
Conseil Général au sujet des fenians (les révolutionnaires
irlandais) prisonniers constituaient un âlius de pouvoir; il n'a
jjas à s'occuper de questions locales. De plus dans le Progrès
et l'Egalité on prit parti pour Schweitzer et le Conseil
Fédéral fut invité catégoriquement à s'expliquer « officiellement
et publiquement » sur la question Liebknecht-Schweilzer (1) t.
A ces attaques la circulaire oppose la réponse très com-
plète faite par le Conseil Général le 1er janvier 1870 et
adressée, au Conseil Général romand. Tout d'abord, il
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observe qu'aucun article des statuts ne l'oblige à entrer en
(1) Ainsi dans le conflit qui mettait aux prises en Allemagne, les
marxistes révolutionnaires et les lassalliens, au socialisme national
et étatiste, les Bakounnisles emportés par leur haine contre Marx,
prenaient parti pour les Lassaliens!
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 161
polémiques avec l'Egalité ou un journal quelconque, « entre
les mains duquel le Conseil fédéral romand n'a pas le
droit d'abdiquer ». 11 veut bien cependant pour cette fois
admettre que les questions procèdent dudit Conseil fédéral.
Sur la question du bulletin trimestriel non publié, il
observe que sa publication était conditionnée par l'état de
ses ressources et qu'à cet égard il doit constater que les
contributions «régionales » anglaises lui permettent seules
de vivre.
Sur la question de la séparation du Conseil Général
d'avec le Conseil régional pour l'Angleterre, « proposition
déjà faite antérieurement par des membres anglais », Marx
expose dans une page magistrale l'importance du rôle
joué par l'Internationale en Angleterre, aussi bien que
l'importance primordiale de l'Angleterre elle-même dans
l'évolution du mouvement ouvrier universel. En même
temps nous trouvons ici une très intéressante indication
de la part qu'il attribue aux différentes nations européen-
nes dans la transformation sociale:
« Quoique l'initiative révolutionnaire doive partir proba-
blement de la France, l'Angleterre seule peut servir de levier
pour une Révolution sérieusement économique. C'est le seul
pays où il n'y a plus de paysans et où la propriété foncière est
concentrée en peu de mains. C'est le seul pays où la forme
capitaliste — c'est-à-dire le travail combiné sur une grande
échelle sous des maîtres capitalistes — s'est emparé de presque
toute la production. C'est le seul pays où la grande majorité
de la population se compose d'ouvriers salariés. C'est le seul
pays où la lutte des classes et l'organisation de la classe
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ouvrière en Trade-Unions ont acquis un certain degré de
maturité et d'universalité. A cause de sa domination sur le
marché du monde, c'est le seul pays où chaque révolution
dans les faits économiques doit immédiatement réagir sur le
monde entier. Si le landlordisme et le capitalisme ont leur
JEAN LONGUET 11
162 LA POLITIQUE JMTKRWAUONALE DU MARXISME
.
siège classique dans ce pays, par contre les conditions mate-
rielles de leur destruction y sont le plus mûries. Le Conseil
Général étant placé à présent. dans la position heureuse
d'avoir la main directement sur ce grand levier de la révo-
lution prolétaire, quelle folie, nous dirions presque quel
crime, de le laisser tomber dans des mains purement anglaises!
'« Les Anglais ont toute la matière nécessaire à la révolution
sociale. Ce qui leur manque c'est l'esprit généralisateur et la
—• passion révolutionnaire. C'est seulement le'Conseil général
qui y peut suppléer, qui peut ainsi accélérer le mouvement
vraiment révolutionnaire dans ce pays et par conséquent par-
tout. Les grands effets, que nous avons déjà produits dans ce
sens, sont attestés par les journaux les plus intelligents et les
mieux accrédités auprès des classes dominantes. Comme par
exemple la Pali Mall Gazette, la Saturday 'ttecieiv, le Spec-
tator et la Fortnightly Review pour ne pas parler des mem-
bres soi-disant radicaux des « Communes » et des « Lords »
qui, il y a peu de temps, exerçaient encore une grande
influence sur les leaders des ouvriers anglais. Ils nous accusent
publiquement d'avoir empoisonné et presque éteint l'esprit
anglais de la classe ouvrière et de l'avoir poussée vers le socia-
lisme révolutionnaire (1) ».
Au contraire si un « Conseil régional » était constitué en
dehors du Conseil général, placé entre celui-ci et le Conseil
général des Trades-Unions il n'aurait aucune autorité,
tandis que le Conseil général « perdrait le maniement du
grand levier ». Et Marx conclut:
« L'Angleterre ne doit pas être simplement traitée comme
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un pays à côté d'autres pays, mais comme la métropole du
capital ».
(1) Marx se faisait évidemment illusion sur la puissance et la pro-
fondeur de Faction de l'Internationale en" Angleterre. En réafité
elle ne pénétra pas le Trads-Unionisme qui demeura josqu'en 1891;
avec la fondation de l'Indcpendtnt Labour Party, et même jusqu'en
1901, avec la fondation du Labour Party, fermé à l'action socialiste.
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1812 .. 163
Marx développe ensuite sa réponse à la critique qui était
faite au»Conseil général de trop s'intéresser à la question
« locale » du fénianisme irlandais. Nous avons déjà, dans
le chapitre relatif à l'Irlande, cité les remarquables com-
mentaires qu'il consacre à cette question et montré l'impor-
tance décisive qu'il lui attribue comme « condition préli-
minaire de l'émancipation de la classe ouvrière anglaise ».
La Circulaire fait enfin justice de l'hostilité à l'action
politique que Bakouniae voudrait imposer à l'Interna-,
tionale:
« Les doctrines de l'Egalité et du Progrès sur la connexilé
ou la non-connexité entre le mouvement social et le mouve-
ment politique n'ont jamais été sanctionnées par aucun de nos
congrès. Elles sont contraires à nos statuts. On y lit:
Que l'émancipation économique de la classe ouvrière 'est le
grand but auquel tout mouvement politique doit être subor-
donné comme un moyen. Les mots : « comme un moyen » ont
été supprimés dans la traduction française, faite en 1868 par le
comité de Paris. Interrogé là-dessus le Comité de Paris s'excusa
par les misères de sa situation politique. Il y a d'autres muti-
lations du texte authentique des statuts. Le premier considé-
rant des statuts est ainsi conçu:
« La lutte pour l'émancipation de la classe ouvrière est une
lutte pour des droits et des devoirs égaux et l'abolition de
toute domination de classe ».
« Or la traduction parisienne reproduit les « droits et devoirs
égaux », c'est-a-dire la phrase générale qui se trouve à peu près
dans tous les manifestes démocratiques, depuis un siècle et qui
a un sens différent dans la bouche des différentes classes, mais
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elle supprime la phrase concrète, V abolition des classes. »
Enfin à propos du conflit Liebknecht-Schweitzer:
« L'Egalité dit : Ces deux groupes sont de l'Internationale.
C'est faux. Le groupe d'Eisenach (que le Progrès et l'Egalité
transforment en groupe du citoyen Liebknecht) appartient à
16i LA POLITIQUE. INTERNATIONALE OU MARXISME
•l'Internationale. Le groupe de Schweitzer n'y appartient
pas. Schweitzer a même longuement expliqué dans son jour-
nal pourquoi l'organisation lassallienne ne pourrait s'employer
dans l'Internationale sans se détruire elle-même. Sans le savoir
il dit la vérité. Son organisation factice de secte est opposée à
l'organisation réelle de la classe ouvrière ».
La Circulaire rappelle enfin que biebknecht, ayant publi-
quement invité Schweitzer à prendre le Conseil général
pour arbitre, de leurs différends, Schweitzer avait non
moins publiquement répudié l'autorité du Conseil général
«t affiché sa résolution de « conserver à tout prix avec son
organisation de secte son pouvoir autocratique ».
Certains adversaires de Marx lui ont reproché avec une
extrême violence d'avoir rédigé, fait adopter et envoyer
par le Conseil général de l'Internationale cette circulaire.
•On a parlé « d'un acte d'une extrême déloyauté » (1).
M. James Guillaume a affecté de considérer qu'il s'agissait
d'une mystérieuse « pièce secrète » que Bakounine et lui-
même n'avaient jamais connue et sur laquelle ils avaient été
•condamnés. C'est là une prétention insoutenable.
Il s'agit en effet d'un document qui fut .communiqué
•d'abord au conseil fédéral romand où siégeaient un certain
nombre de partisans de Bakounine et de Guillaume. Dans
sa lettre à Engels, du 5 mars 1870, Marx indique quelle
publicité lui fut donnée'en dehors de cela. 11 écrit: « la Lettre
du Conseil général aux Genevois fut également communiquée
aux Bruxellois (2) et aux sièges internationaux principaux
en France ».
(1) Laskine, L'Internationale et le pangermanisme, p. 59. Cet
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étrange t historien », à son ordinaire, entasse les outrages : « bruits
calomnieux », « pièce diffamante », « souillure ineffaçable sur le
•caractère de Marx », « méthodes déshonorantes », etc. il se garde
bien d'ailleurs de citer une seule ligne du document. On a pu juger
à la lecture de la valeur de ces épithètes injurieuses.
(2) Parmi lesquels se trouvait le Bakouniniste Hins. En France,
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 165
Cette « communication confidentielle » qui ne l'était
pas davantage que les autres circulaires envoyées par le
Conseil général aux branches, avait si peu le caractère
d'un document mystérieux qu'il fut question de la publier
'dans la presse. Le 7 mars 1870, Engels écrivait à Marx:
« Pourquoi ne fais-tu pas publier la lettre du Conseil
Général aux Genevois? Les sections centrales ;'i Genève,
Bruxelles, lisent ces choses, mais tant qu'elles ne sont pas
'publiées, elles ne pénètrent pas les masses. Elles devraient aussi
paraître en allemand, dans nos organes. Vous ne publie?
vraiment pas assez ! (1) •>
Voilà certes qui ne ressemble guère à un noir complot
pour surprendre par une extraordinaire pièce secrète, la
bonne foi des « Internationaux » ! Cela veut-il dire que
nous approuvions tout ce que contient la circulaire? Non,
certes. A côté de passages admirables de force et de clarté,
elle comporte des attaques personnelles excessives contre
Bakounine et l'éternelle calomnie lancée contre lui de
« Russe suspect » qu'on ne peut que regretter mais qui
s'explique — si elle ne se justifie, par l'àpreté de la lutte
engagée.
D'ailleurs, la circulaire, ainsi qu'on a pu le constater, con-
siste surtout dans une critique doctrinale de la méthode
de Bakounine et une justification de la politique du Conseil
général, bien plus que dans la révélation de griefs person-
nels contre le père de l'anarchisme, ainsi qu'on a tenté de
le faire croire. Tout ce qu'elle contient avait été ou fut,
dans la suite, publié dans les journaux qui soutenaient la
tactique du Conseil général.
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Le Congrès de Baie avait décidé de réunir l'internatio-
à Paris el à Lyon, Bakounine comptait également des amis- dans
les sections qui certainement le mirent au courant.
(1) Correspondance d'Engels et Marx, t. III, n° 1191 du 7 mars
1870, page 252.
166 LA'POLITIQUE INTERNATIONALE OU MARXISME
nale à Paris en 1870. C'était évidemment dans l'hypothèse
— lancée comme un défl à l'Empire — qu'un régime répu-
blicain allait incessamment triompher en France. Ces
espoirs devaient être finalement justifiés. Mais entre
temps la guerre avait éclaté. Le Congrès ne put pas
davantage avoir lieu à Paris qu'à Mayence, où le Conseil
général avait d'abord tenté de le réunir (par une décision
en date du 17 mai 1870 et dont Marx parle dans une de ses
lettres (1). Il faut l'extraordinaire partialité de M. James
Guillaume pour faire grief à Marx de ce qifle le congrès de
l'Internationale ne se soit pas réuni en Allemagne, alors que
celle-ci comme la France était en guerre et que les socia-
listes y subissaient le plus dur régime d'état de siège (2).
Mous étudions dans les deux chapitres ultérieurs, l'atti-
tude de Marx pendant la guerre de 1870 et la Commune.
En septembre 1871, une Conférence se tinta Londres,
du 17 au 23 septembre. Il apparut clairement que l'Inter-
nationale n'était plus que l'ombre d'elle-même. La France,
le grand pays d'où, suivant l'expression de Marx, « l'acti-
vité révolutionnaire devait partir », avait vu sa classe
ouvrière écrasée, saignée à blanc. Après la défaite de la
Commune, le massacre et l'exil de ses plus valeureux
défenseurs, le prolétariat français avait été mis hors de
combat pour un quart de siècle. En Italie, la seule section
organisée, celle de Naples, au moment de nommer un délé-
gué, avait été dissoute par la force armée. En Autriche et
en Hongrie, les membres les plus actifs étaient empri-
sonnés.
En Allemagne, quelques-uns des membres les plus con-
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nus étaient poursuivis pour crime de haute trahison,
(t) Correspondance de Marx et Engels n° 1218, 18 mai 1870, p. 290.
(2) M. Laskine qu'on ne savait pas si simmerwaldien. — avant
la lettre — parait prendre à son compte cette extraordinaire criti-
que (L'Internationale- et le pangermanisme, p. 91).
1/INTËRNATlOKALE DR 1868 A 1872 167
d'autres étaient en prison et les moyens pécuniaires du
parti étaient absorbés par la nécessité de venir en aide à
leurs familles (1). En outre la flère et vibrante déclaration
de solidarité avec la Commune de Paris -7-alors l'objet des
outrages et des fureurs de toute la réaction européenne —
rédigée par Marx et parue sous le titre « la Guerre civile
en France, adresse du Conseil général de l'Internatio-
nale » (2) avait effrayé l'élément trade-unioniste anglais
encore très loin du socialisme, et des hommes tels que Odger,
Applegarth et Cremer —• d'ailleurs absorbés entièrement à
cette époque par leur lutte contre Gladstone à propos de sa
lo,i sur les trade-unions — se retirèrent de l'Association
internationale, la privant en grande partie de la base
solide qu'elle avait eue jusqu'alors en Angleterre.
Les intrigues et les querelles des Bakounioistes allaient
l'achever.
La Conférence de Londres fut tout entière absorbée par
ces âpres controverses. D'abord par le violent conflit qui
depuis un an existait à Genève entre le Comité fédéral
romand et les Bakouninistes, quf, expulsés par celui-ci,
avaient constitué une « section de propagande et d'action
révolutionnaire socialiste ». Celle-ci prétendait obtenir
son admission dans l'Internationale. Le Conseil général
s'y était refusé et la Conférence de Londres confirma sa
décision.
D'autre part, en présence de la propagande hostile à Fac-
tion politique du fondateur de l'anarchisme et de ses amis,
la Conférence de Londres adopta une importante résolu-
tion vraisemblablement rédigée par Kart Marx et qui devait
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(•1) Les Pi'ètendues scissions dans l'Internationale, circulaire du
Conseil général publiée à la veille du congrès de La Haye, repro-
duite dans le Mouvement Socialiste, juillet 1913, p. 8.
(2) Publiée en 1901 sous le titre La Commune de Paris par Karl
Marx, traduction, proface el notes de Chartes Longuet.
168 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
••*
constituer comme la base future de toute l'action politique
des partis socialistes des Deux-Mondes. Elle rappelait tout
d'abord les statuts de l'Association, l'adresse inaugurale,
les résolutions des congrès de Genève et Lausanne et diver-
ses résolutions antérieures du Conseil général et elle pro-
clamait:
« En présence d'une réaction sans frein, qui étouffe violem-
ment tout effort d'émancipation de la part des travailleurs et
prétend maintenir par la force brutale la distinction des clas-
ses et la domination politique des classes possédantes qui en
résulte:
« Considérant en outre:
* Que, contre ce pouvoir collectif des classes possédantes, te
prolétariat ne peut at/ir comme classe, qu'en se constituant
lui-même en parti politique distinct, oppose il tous les anciens
partis formés par les classes possédantes;
« Que cette constitution du prolétariat en parti politique est
indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale
et de son but suprême l'abolition désolasses;
.«. Que la coalition des forces ouvrières déjà obtenue par les
luttes économiques doit aussi servir de levier aux mains de
cette classe dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses
exploiteurs;
La Conférence rappelle aux membres do l'Internationale:
Que, dans l'état militant de la classe ouvrière, son mouve-
ment économique et son action politique sont indissolublement
unis » (1).
D'autre part, la Conférence de Londres, sur la propo-
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sition d'un délégué suisse, appuyé par un délégué belge,
votait à l'unanimité son approbation aux « ouvriers alle-
mands pour l'altitude héroïque qu'ils avaient observée
pendant la guerre de 1870-71 » et que nous allons dans un
(1) Les Prétendues scissions page 32.
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 169
chapitre ultérieur retracer. Ainsi que l'écrivait, quelque
temps après, le Conseil, dans sa Circulaire (1), cette réso-
lution n'avait trait qu'aux Internationaux allemands qui
« ont expié dans la prison et expient encore leur conduite
antichauvine durant là guerre ».
Cela n'empêcha pas un petit groupement hétéroclite
de réfugiés de Londres, la « Section de 1871 », composé
partie d'éléments bakouninistes, partie de révolutionna-
ristes très confus, partie de policiers (son secrétaire Durand
fut convaincu d'être un « mouchard ») de faire dès le
20 novembre 1871 le plus bas appel aux passions chau-
vines, qui devait être si fréquemment renouvel;' depuis, en
dénonçant cette résolution de la Conférence comme la
preuve irrécusable de [idée pangermanique (2) qui possédait
le Conseil général. Aussitôt « toute la presse féodale, libé-
rale et policière d'Allemagne s'empara avidement de cet
incident pour démontrer aux ouvriers allemands le néant
de leurs rêves internationaux. »
Dans une remarquable lettre qu'il adressait le 3 novem-
bre 1871 au secrétaire des sections américaines de l'Inter-
nationale, le réfugié F. Boite, Marx expose avec une grande
clarté et beaucoup de l'orée le véritable caractère des luttes
internes de l'Internationale. La première partie de cette
lettre est consacrée uniquement aux difficultés qui s'étaient
produites entre diverses sections de l'Internationale à New-
York. Marx aborde ensuite le problème général: ">•
«. L'Internationale, écrit-il, a été fondée pour mettre la véri-
table organisation de lutte de la classe ouvrière à la place
des sectes socialistes ou semi-socialistes. Les statuts originaux,
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ainsi que l'Adresse inaugurale, le démontrent à la première vue.
D'autre part, l'Internalionale n'aurait pu se maintenir si la
(1) Idem, p 25.
(2) Idem, p. 2fi.
170 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
marche de l'histoire n'avait pas déjà brisé le sectarisme. Le
développement du socialisme des sectes et le développement
du véritable mouvement ouvrier se trouvent en rapports
inverses. Tant que les sectesorit une justification historique, la
classe ouvrière n'est pas encore mûre pour un mouvement his-
torique indépendant.
« L'histoire de l'Internationale est une lutte continuelle
du Conseil Général contre~J.es sectes et les tentative! d'ama-
teurs gui cherchent à s'établir au sein de l'Internationale
contre le véritable mouvement de la classe ouvrière... Comme
à Paris les proudhoniens étaient les co-fondatetirs de l'Asso-
ciation, ils avaient pris pendant plusieurs années la première
place. En opposition avec eux, il se forma plus lard des groupes
collectivistes, positivistes, etc..., en Allemagne, la clique de Las-
salle. J'ai correspondu pendant deux ans personnellement avec
le fameux Schweitzer (t) et je lui ai irréfutablement démontré
que l'organisation de Lassai le n'était qu'une simple organisa-
tion sectaire et comme telle hostile à l'organisation du véritable
mouvement ouvrier à laquelle aspire l'Internationale.
« En 1868 le Russe Bakounine entra dans l'Association, dans
le but d'y fonder une deuxième Internationale qui l'aurait eu
pour chef lui-même, sous le nom d'Alliance de la Démocratie
Socialiste. Bakounine, personnage dépourvu de toutes con-
naissances théoriques, prétendait vouloir représenter dans cette
association particulière la propagande scientifique de l'Inter-
nationale... Son programme était un mie-mac artificiel
ramassé à droite et à gauche — égalité des classes (!), abolition
de l'héritage comme point de départ du mouvement social
(absurdité saint-simonienne), l'alhéisme prescrit aux membres
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comme un dogme et, comme dogme fondamental (avec Proud-
hon), l'abstention de tout mouvement politique. Ce formulaire
enfantin reçut un bon accueil (et a encore maintenant un
certain prestige) en Italie et en Espagne, où les conditions
réelles du mouvement ouvrier sont encore peu développées et
(1) Depuis la mort de Lassalle, le leader de la fraction lassai-
lienne.
L'INTERNATIONALE DK 1SC.8 A '1872 171
aussi auprès de quelques doctrinaires vaniteux, ambitieux et
creux de Suisse romande et de Belgique.
« Pour M. Bakounine, sa doctrine (c'est-à-dire ses absurdités
ramassées dans Proudhon, Saint-Simon, etc...) n'a qu'une
importance secondaire. Ce n'est qu'un moyen pour se l'aire
valoir personnellement. Au point de vue théorique, sa valeur
est nulle, mais comme intrigant, il est dans son élément.
Depuis des années le Conseil général, avait à lutter contre ces
intrigues (soutenues dans une certaine mesure par les Proud-
honicns français, surtout dans le midi de la France). Par les
résolutions 1, 2, 3, 9, 13 et 17 il leur a enlin assémî un coup
depuis longtemps préparé.
« Naturellement le Conseil général ne va pas soutenir en
Amérique ce qu'il combat en Europe. Les résolutions 1,2 et
3 fournissent maintenant au Comité'de New-York les armes
légales pour mettre lin aux sectes et aux groupes d'amateurs et
permettent de les exclure au besoin.
« Bakounine, menacé en outre personnellement par la réso-
lution '14 (comportant la publication du procès Netchaieff
dans Y Egalité) qui dévoilera ses infâmes histoires russes (1)
fait tous ses efforts pour provoquer, parmi les débris de ses
troupes, des protestations contre la Conférence. Dans ce but,
il s'est mis en relation avec les éléments tarés parmi les réfu-
giés français (qui n'en constituent qu'une très faible partie) à
Genève et à Londres. Le mot d'ordre est que It pangerma-
nisme (c'est-à-dire le liismarckisme) domine dans le Conseil
général. Cela se base sur ce fait « impardonnable » que je
suis d'origine allemande et que j'exerce en effet une influence
intellectuelle prédominante danft le Conseil général (2).
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Remarque? que l'élément allemand dans le « Council » est
numériquement de deux, tiers plus faible que l'élément fran-
(1) Le terroriste Netchaieff arrêté pour meurtre d'un étudiant,
avait été quelque temps en relations avec Bakounine.
(2) Dans une lettre à Sorge, datée du 9 novembre 1871, Mars
observait de même que la prétendue * influence allemande »
n'était que l'influence d'un savant allemand —dont en effet le génie
dominait alors l'Internationale, comme celui de Jaurès devait la
dominer aux Congrès de Copenhague et de Baie en 1910 et 1912.
172 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
gais. Le crime c'est donc que les éléments français et anglais
sont dominés doctrinalement par l'élément allemand (!) et
qu'ils trouvent cette « domination » très profitable et même
indispensable.
« A Genève, ils ont publié sous le patronage de la bourgeoise
Mme André Léo (qui au Congrès de Lausanne n'eut pas
honte de dénoncer Ferré à ses bourreaux de Versailles !) un
journal la Révolution Sociale, qui emploie dans ses polémiques
avec nous à peu près les mêmes expressions que le Journal de
Genève, la feuille la plus réactionnaire d'Europe...
. « Malgré' les intrigues de cette bande de coquins, nous fai-
sons une gYande propagande en France — et en Kussie où on
sait apprécier Bakounine à sa valeur et où on est en train de
publier en russe mon livre sur le Capital.
« Le secrétaire de la première section française (qui n'a pas
été reconnue par nous et qui est en train de se dissoudre)
était ce même Durand que nous avons expulsé déjà de l'As-
sociation comme « mouchard ».
« Les adversaires bakouninistes de l'action politique, Blanc
et Albert Richard, sont maintenant des agents bonapartistes
payés (l). Nous avons les preuves en main. Le correspondant
Bourguet (de la même bande à Genève) à Béziers, nous a été
dénoncé de là-bas comme policier...
« D'après les résolutions dela Conférence (art. 3) on n'admet
plus aucune section prenant des noms de sectes ou qui ne veut
pas se constituer simplement (voir art. 5) comme Section dé
l'Association internationale des travailleurs ».
(1) Affolé par l'effroyable répression de la Commune — et
démontrant par là son manque d'équilibre socialiste, — Albert
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Richard, le plus brillant disciple de Bakounine et son principal
représentant dans la région lyonnaise, eut en effet à cette époque
une étrange régression bonapartiste. Albert Thomas écrit à ce sujet:
« On connaît l'erreur politique à laquelle le poussa en 1872 la
défaite de 1871... On sait les soupçons qui ont pesé et que cer-
tains s'acharnent encore à faire peser sur Richard. J'ai acquis
quant à moi la conviction que son erreur fut sincère. L'élude
détaillée de ses théories... permettent d'expliquer sinon de justi-
fier sa passagère erreur » (A. Thomas, Le Second Empire, p. 337).
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 173
t
Et Marx en post-scriptum ajoutait cette vigoureuse et
claire définition de l'action politique prolétarienne:
« Le mouvement politique de la classe ouvrière a naturelle-
ment pour but final la conquête du pouvoir politique pour
elle-même et, pour cela, il faut évidemment une organisation
préalable de la classe ouvrière d'un certain développement et
qui naît d'elle-même de ses luttes économiques.
« Mais d'autre part, chaque mouvement par lequel la classe
ouvrière se pose comme classe en face des classes dominantes
et par où elle essaie de les vaincre par une pression du dehors, est
. un mouvement politique. Par exemple, la tentative pour obte-
nir de quelques capitalistes dans une usine ou une corporation
une réduction des heures de travail est un mouvement pure-
ment économique. Par contre le mouvement pour obtenir la
loi de 8 heures, voilà un mouvement politique. Et c'est ainsi
que des mouvements économiques isolés des ouvriers sort tou-
jours un mouvement politique, c'est-à-dire un mouvement de
classe pour faire triompher ses intérêts sous une forme géné-
rale...
« Si la classe ouvrière n'est pas encore assez avancée dans
son organisation pour entreprendre une campagne décisive
contre le pouvoir collectif, c'est-à-dire le pouvoir politique, des
classes dirigeantes, elle doit y être entraînée par uile propa-
gande continuelle contre les classes dominantes. Sans quoi,
elle n'est qu'un jouet entre leurs mains, comme l'a prouvé le
mouvement du 4 septembre en France et comme le prouve
jusqu'à un certain point le jeu qui réussit encore aujourd'hui
xavec MM. Gladstone et G'e en Angleterre » (1).
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A la même époque en novembre 1871, les Bakouninistes
tenaient à Sonvillier, dans la Suisse romande, une confé-
rence où réunis au nombre de 18, ils créaient une « Fédé-
ration jurassienne », qui a joué-un rôle important dans
(1) Lettre de Marx à Boite dans les Briefe und Auszuge ans
Briefen von Ph. Becker, J. Dietzgen, F. Engels, Karl Marx, an
Sorge und Andere. Stuttgart, 1906, p. 36 a 43.
•" . y^pi,i?
174 LA POUTtQUG J.\TKP..NATIIIX\l.fc: III- .M Ail \1SMK
l'élaboration des concepts anarchistes. A ce congrès —
le fait est aujourd'hui oublié — on vit prendre part un jeune
réfugié français, Jules Guesde, qui devait être plus tard
pendant près d'un demi-siècle, le plus éloquent propagan-
diste des idées marxistes en France. Notons qu'un autre
réfugié français avant de devenir le théoricien du socia-
lisme le plus modéré — réduisant son idéal à la théorie
des services publics et du € socialisme municipal » —
Pau! Brousse, fut aussi à cette époque un lieutenant de
Bakounine. Il en était de même de Benoît Malon, le futur
théoricien du « socialisme intégral ». Aussi voyons-nous
Guesde, Brousse et Malon violemment attaqués comme
Bakouninistes dans la fameuse circulaire du Conseil géné-
ral, publiée en mars 1872 sous le titre « Les Prétendues
Scissions de l'Internationale ».
L'évolution intellectuelle qui rapprocha plus tard — plus
ou moins — tous ces militants du Marxisme n'en est que
plus remarquable. Marx pouvait écrire à cet égard, avec
une légitime fierté, à propos d'un antre socialiste d'une
hante conscience: a Theise, comme fe plupart des
socialistes français qui pensent, est arrivé proudhonïen à
Londres après la défaite de la Commune; ta îi a été abso-
lument transforme par ses relations personnelles avec moi el une
consciencieuse étude du Capital (1) ».
Toute l'élite de la proscription française à Londres,
subit profondément l'iuflueace du génie de Marx — conune
Guesde, et à un moindre degré Malon et Brousse, devaient
la subir à distance. Avant Theisz, Chaties Longuet et
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Paul Lafargae, arrivés prondhoniens SUT les bords de la
(l) Lettre d-e Marx à Sorge dans les « Briefe imS Ansr-uge tras
Briefen », n° 75, du 5 novembre 1880.
Gwssde assiste biew an congrès, m«is gnitle la Soisse pour l'Italie
quelques tewps acres Brousse atarrive eu 'Suisse que plus tard; de
lui, non de Guesde, an ipeat dire <qve son rate fui ,oansidétxbte.
» L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 i"5
Tamise, n'avaient pas tardé à comprendre la supériorité
doctrinale du marxisme. De même Edouard Vaillant qui,
de par ses relations avec Marx, fut si profondément pénétré
de la pensée marxiste que jusqu'à son dernier jour il
demeura son plus savant représentant en France.
Le grand « dada » des bakouninistes, dans leur lutte
contre le Conseil général, était le principe de « l'autonomie
des sections » et la protestation contre ce qu'ils appelaient
la <> dictature de Marx ». A la suite du congrès de Sonvil-
lier. ils réunissaient les adhésions de la Fédération belge
et d'un congrès espagnol tenu à Saragosse.
La Circulaire du Conseil Général sur les « Prétendues
scissions » qui ne couvre pas moins de 50 pages fut
la réplique de Marx et de ses amis aux violentes atta-
ques des Bakauninistes qui se flattaient d'avoir « fait écla-
ter la guerre ouverte au sein de l'Internationale ». C'est
un document très âpre, une œuvre de polémique; nous y
retrouverons, développés, la plupart des arguments que
contiennent les lettres à Sorge, à Boite que nous avons déjà
citées. Le ton raide et cassant qui le caractérise, très diffé-
rent de la plupart des précédentes circulaires rédigées
par Marx, décèle la part considérable qu'a prise à sa rédac-
tion Frédéric Engels, qui depuis septembre 1870 avait
quitté Manchester, vivait à Londres et exerçait sur Marx,
une influence dont des amis fidèles du grand socialiste,
tels Eccarius, Lessner et Jung déploraient le caractère
exclusif. Engels, qui fut, pendant toute son existence pour
Marx, le plus fidèle, le plus dévoué des amis —jusqu'à se
placer dans son ombre, en dépit de sa propre valeur, très
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haute, manquait dans les luttes politiques de doigté et
montrait parfois dans les controverse pratiques ou doctri-
nales une rudesse toute prussienne.
La circulaire rappelk tout d'abord l'action du Conseil
général en faveur d« ta Commune pour « les rainet» de
176 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Paris, accablés des calomnies les plus infâmes par les gou-
vernements de l'Europe », reproduit les décisions de la
Conférence de Londres, retrace les conflits qui s'étaient
produits depuis l'entrée de .Bakounine dans l'Internatio-
nale et la création de « l'Alliance » et rappelle les différen-
tes circulaires dont nous avons déjà donné le texte et qui
avaient été opposées aux Bakouninistes. Puis tout de suite,
elle attaque violemment Bakounine, rappelle que dans le
Kolokol de Herzen il prêcha « le panslavisme et la haine des
races » et à propos de son action à Genève signale ses rap-
ports avec l'assez fâcheux personnage russe mi-terroriste,
mi-bandit, quefutNetchaïeff et dont nous avons déjà parlé.
« Cachant toujours sa propre personnalité SQUS le nom de
différents « Comités révolutionnaires » il revendiqua des pou-
voirs autocratiques, entés sur toutes les duperies et mystifica-
tions du temps de Cagliostro. Le grand moyen de propagande
de cette société consistait à compromettre des personnes inno-
centes vis-à-vis dela police russe en leur adressant de Genève,
des communications sous enveloppes jaunes revêtues à l'exté-
rieur en langue russe de l'estampille du « Comité révolution-
naire secret » (1).
La circulaire retrace ensuite les luttes au sein de la fédéra-
tion romande, attaque avec virulence James Guillaume qui
y était alors le plus fidèle seide de Bakounine et expose en
ces termes l'attitude pitoyable dudit Guillaume pendant la
guerre de 1870, lui opposant l'action sérieuse du Conseil
général en faveur de la France:
« Louis-Bonaparte venait de livrer son armée à Sedan. De
toutes parts s'élevèrent des protestations des Internationaux
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contre la continuation de la guerre. Le Conseil général dans
(1) Les Prétendues scissions de F Internationale republic dans le
Mouvement Socialiste de juillet-août 1913, p. 13.
• L'iNTERNATroNALE DE 1868 A 187< 177
son Manifeste du 9 septembre, dénonçait les projets de con-
quête de la Prusse, montrait le danger de son triomphe pour
la cause prolétaire et prédisait aux ouvriers allemands
qu'ils en seraient les première* victimes. Il provoquait en
Angleterre les meetings qui contrecarrèrent les tendances
prussiennes de la Cour. En Allemagne, les ouvriers interna-
tionaux firent des démonstrations, réclamaient ta reconnais-
sance de la République et une .< paix honorable » pour la
France.
ft De son côté la nature belliqueuse du_bouillant Guillaume
lui suggéra l'idée lumineuse d'un manifeste anonyme, publié
en supplément et sous le couvert du journal officiel, la Solidar
rite, demandant la formation de corps francs suisses pour
Combatte les Prussiens, ce qu'il fut toujours empêché de
faire, sans doute par ses convictions abstentionnistes (1).
« Survint l'insurrection de Lyon, Bakounine accourut et
appuyé sur Albert Richard, Gaspard Blanc et Bastelica, s'ins-
talla le 28 septembre à l'Hôtel de Ville dont il s abstint de
garder les abords, comme un acte politique. Il en fut chassé
piteusement par quelques gardes nationaux au moment où
après un enfantement laborieux son décret sur l'abolition
de l'Etat venait enfin de voir le jour» (2).
La circulaire met ensuite vivement en cause Malon
pour son action aux côtés de Bakouninistes à Genève et,
attaque le journal La Révolution Sociale, dont Marx parlait
déjà dans sa lettre à Boite et dont la directrice André Léo,
avait déclaré dans un congrès pacifiste que « Raoul Rigault
et Ferré étaient les deux figures sinistres de la Commune ».
Il ajoute:
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« Dès son premier numéro, ce journal s'empressa de se met-
tre au niveau du Figaro, du Gaulois, du Paris-Journal et
(1) On voit comme M. James Guillaume était qualifié pour publier
en 1915 son triste pamphlet sur Karl Marx pahgermanis/e!
(2) Les Prétendues scissions, p. 17.
JEAN LONGUET 12
178 LA POLITIQUE INTERNATIOXATJE MJ MAJUC1SMF.
autres organes orduriers, dont il réédite les saletés contre le
Conseil général. Le moment lui parut opportun d'allumer
même dans l'Internationale, le feu des haines nationales.
D'après lui le Conseil général, «tait un Comité allemand
dirigé par un cerveau bismarckien ».
C'est déjà l'accusation imbécile et scélérate àia fois que
nous avons vu reparaître à la faveur des terribles événe-
ments contemporains sous la plume de bas pamphlétaires,
qui ainsi n'ont même pas le mérite de l'originalité!
La ciculaire précise la composition du Conseil géné-
ral. Il comprend alors, 20 Anglais, 15 Français, 7 Alle-
mands (dont 5 fondateurs de l'Internationale), 3 Suisses,
2 Hongrois., 1 Polonais, 1 Belge, 1 Irlandais, 1 Danois et
1 Italien — soit 7 Allemands sur 52 membres.
. La Circulaire dit ce que vaut Ja soi-disant « branche
française » de Londres ayant à sa tète le lamentable
Félix Pyat et le triste Vésinier — iîisulteur de Varlin —
aussi bien que la « section de 71 » dont nous avons déjà
dit ce qu'elle était et d'où les éléments intègres — Theisz,
Avrial, Camélinat — venaient de sortir. Enfin elle se livre
à une virulente critique du « Congrès des Seize », la Con-
férence tenue à Sonvillier par les Bakouninistes, pour la
création de la Fédération Jurassien-ne et à ce propos déve-
loppe avec une grande puissance d'express-ion, théorique
les idées que nous avons déjà vu exprimer par Marx
dans sa lettre à Boite, à propos des sectes et de l'Interna-
tionale:
« La première phase dam -la lutte du prolétariat contre
la bourgeoisie est marquée par le mouvement sectaire. Il a sa
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raison d'être à une époque où le prolétariat n'est pas encore
assez développé pour agir comme classe. Des penseurs indivi-
duels fontla critique des antagonismes sociaux et en donnent
des solutions fantastiques que la masse des ouvriers n'a qu'à
L'INTERNATIONALE DE \ 868 A 1872 179
accepter, à propager, à mettre en pratique. Par leur nature
même, les sectes formées par ces créateurs sont absten-
tionnistes, étrangères à toute action réelle, à la politique,
aux grèves, aux coalitions, en un mot à tout mouvement
d'ensemble. La masse du prolétariat reste toujours indiffé-
rente on même hostile à leur propagande. Les ouvriers de
Paris et de Lyon ne voulaient pas plus des Saints Simoniens,
des Fouriéristes, des Icariens, que les Chartistes ou les trade-
unionistes anglais ne voulaient des Owenistes. Ces sectes,
leviers du mouvement à leur origine, lui font obstacle dès
qu'il les dépasse, alors elles deviennent réactionnaires témoin
les sectes en France et en Angleterre et dernièrement les las-
salliens en Allemagne qui après avoir entravé pendant des
années l'organisation du prolétariat, ont fini par devenir sim-
ples instruments de police (\). Enfin c'est là l'enfance du
mouvement prolétaire comme l'astrologie' et l'alchimie sont
l'enfance de la science. Pour que la fondation de l'Internatio-
nale fut possible, il fallait que le prolétariat eut dépassé cette
phase.
« En face des organisations fantaisistes et antagonistes
des sectes, l'Internationale est l'organisation réelle et mili-
tante des classes prolétaires dans tous les pays, liés les uns
avec les autres dans leur lutte acharnée contre les capita-
listes, les propriétaires fonciers et leur pouvoir de classe
organisé dans l'Etat. Aussi les statuts de l'Internationale
ne connaissent-ils que de simples sociétés ouvrières poursui-
vant toutes le même but et acceptant le même programme,
qui se limite à tracer les grands traits du mouvement pro-
létaire et en laisse l'élaboration théorique à l'impulsion don~
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née par les nécessités de la lutte pratique et à l'échange des
idées qui se fait dans les sections, admettant indistincte-
ment toutes les convictions socialistes dans leurs organes et
leurs Congrès. »
(I) Jugement évidemment excessif et injuste qui est l'écho des
polémiques violentes qui mettaient alors aux prises les deux frac-
tions du socialisme en Allemagne.
180 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
C'est appuyé sur ces principes que la circulaire con-
damne le programme de l'Alliance « à la remorque d'un
Mahomet sans Coran » et ses méthodes d'action. Longue-
ment elle réfute ensuite diverses critiques des « Seize » de
Sonvillier aussi bien que leur programme, en vertu duquel
« les sections autonomes d'ouvriers se convertissent tout
•d'un coup en écoles dont ces Messieurs de l'Alliance seront
les maîtres ». Elle relève enfin avec Apreté les marques de
sympathie ou de bienveillance que les Bakouninistes ont
recueilli chez les pires ennemis de l'Internationale:
« Toute la presse libérale et policière a pris ouvertement leur
parti; ils ont été secondés <lans leurs calomnies personnelles
contre le Conseil général et leurs attaques contre l'Internatio-
nale, par les prétendus réformateurs de tous les pays — en
Angleterre par les républicains bourgeois, dont le Conseil
général a déjoué les intrigues, en Italie par les libres-penseurs
dogmatiques qui, sous la bannière de Slefanoni, viennent de
_ fonder une Société Universelle des rationalistes, ayant siège
obligatoire à Home, organisation « autoritaire » et « hiérar-
chique ». couvenls de moines et de nonnes athées et dont les
statuts décernent un buste en marbre dans la salle du Congrès
à tout bourgeois donateur de dix mille francs; enfin en
Allemagne, par les socialistes bismarchiens, qui en dehors
de leur journal policier le « Neue Sozial Démokrat »
jouent les blouses blanches de l'empire prusso-allemand ».
Bakounine et ses amis avaient en elfet toujours été
en coquetterie avec les lassalliens — par haine de
Marx évidemment — mais en absolue contradiction
avec leur prétention de combattre le « socialisme autori-
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taire et étatiste » et le « pangermanisme », dont, entre tous
les socialistes allemands, seuls les lassalliens pouvaient
£tre accusés sinon de favoriser les desseins — comme le
disait Marx emporté par la polémique - du moins de ne
pas combattre avec une suffisante vigueur les agissements.
L'INTEBNATIONALE DE 1868 A 1872 181
Dans sa dernière partie, la Circulaire dénonce les ava-
tars des bakouninistes lyonnais, Blanc et Richard, tombés
dans le bonapartisme et cite leur étrange factura « l'Em-
pire et la France nouvelle » qui se terminait sur ce cri
tqui sort du fond de notre conscience et qui retentira bien-
tôt dans le cœur de tous les Français : Vive l'Empereur! »
Elle les accuse d'être payés sur les fonds secrets d' « Inva-
sion III » . L'appel se termine par ces remarquables consi-
dérations doctrinales sur les fins dernières du Socialisme:
•
« L'anarchie, voilà le grand cheval de bataille de leur madre
-
— Bakounine, qui, des systèmes socialistes, n'a pris que les éti-
quettes. Tous les socialistes entendent par anarchie ceci : le
but du mouvement prolétaire, l'abolition des classes, une fois
atteint, le pouvoir de l'Etat, qui sert à maintenir la grande
majorité productrice sous le joug de la minorité exploitante
peu nombreuse, disparaît et les fonctions gouvernementales
se transforment en de simples fonctions administratives...
L'Alliance prend la chose au rebours... Elle demande à l'Inter-
nationale, au moment où le vieux monde cherche à l'écraser,
de remplacer son organisation par l'Anarchie. La police inter-
nationale ne demande rien de plus pour éterniser la Républi*
que-Thiers, en la couvrant du manteau impérial « (1).
La Circulaire du Conseil général porte entre autres les
signatures des militants trade-unionistes anglais, Apple-
garth, Haies, Lochner, John Weston ; des révolutionnai-
res et socialistes français Antoine Arnaud, Cournet, Dela-
haye, Eugène Dupont, Constant Martin, Hanvier, Edouard
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Vaillant, Serraillier, .Johannard et enfin Charles Longuet,
(1) Les Prétendues scissions p. 48 et 50. M. Laskine dans son gros
ouvrage déclare que James Guillaume et ses amis « n'eurent aucune
peine à réfuter les accusations mensongères contenues dans ce
pamphlet » mais évite pour sa part, d'en citer une seule ligne;
ainsi la condamnation lui est plus aisée (V. l'Internationale et le
Pangermanisme, page 97).
i82 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
président de la séance ; des secrétaires correspondants
Karl Marx pour l'Allemagne et la Russie, Léo Franckel
pour l'Autriche et la Hongrie; Eccarius pour les Etats-
Unis, Charles Rochat (Français) pour la Hollande, Wro-
blewsky (l'anciengénéral dela Commune) pour la Pologne,
Jung pour la Suisse, Le Moussu-(Français) pour les sections
françaises des Etats-Unis, F. Engels pour l'Italie et l'Es-
pagne.
Le Congrès de La Haye qui se tint quelques mois après,
du 2 au 7 septembre 1872, avait pour objet évident d'en
finir d'une manière -ou d'une autre avec le conflit mortel
qui était en train de ruiner ce qui restait encore de l'Asso-
ciation Internationale des Travailleurs. II y eut 65 délé-
gués, dont Arnaud, Cournet, Dereure, E. Dupont, Johan-
nard, Paul Lafargue, Le Moussu, Ch. Longuet, Ranvier,
Ch. Rochat, Serraillier, Swarm, Dentraygues, Edouard
Vaillant pour la France ; Mottershead, Barry, Mac Don-
nell, Sexton pour l'Angleterre ; Karl Marx, Engels, Kugel-
mann, Eccarius, Lessner, Cuno pour l'Allemagne ; Brismée,
Eberhadt, Splinglard, Coenen, Fluse, Van den Abeale pour
la Belgique ; James Guillaume, Schwitzguebel, Becker pour
la Suisse; Moraga pour l'Espagne; Wroblewski pour la
Pologne; Sorge, Sauve pour les Etats-Unis; Gerhardt et
Dave pour la Hollande.
Le premier grand débat eut lieu à propos de la résolu-
tion IX de la Conférence de Londres qui proclamait que la
«. constitution du prolétariat en parti politique est indispensable
pour assurer le triomphe de la révolution sociale et son but
suprême l'abolition des classes » et que « la conquête du
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pouvoir politique devient le grand devoir du prolétariat ». Elle
fut adoptée par 29 voix contre 5 et 8 abstentions. La majo-
rité comprend notamment Arnaud, Cournet, Dereure,
Eugène Dupont, Duval, Johannard, Lafargue, Ch. Longuet,
Le Moussu, Dentraygues, Ranvier, Serraillier, Edouard Vail-
DE 1868 A 1872 183
lant. Avec eux, Marx, J-Ph. Becfeer, Engels, Franekel,
Kugelmann, Mottershead, Sorge, Cuno, Mac Donnell. Cinq
voix se prononçaient contre : celles de Brismée, Coenen,
Gerhardt, Schwitzguebel, Van der Hout, tandis que James
Guillaume, Davë et 6 autres délégués espagnols et belges,
s'abstenaient.
L'article 6 donnait droit au Conseil général de « suspen-
dre les branches, sections, conseils ou comités fédéraux ».
Il devait dans ce cas « en aviser immédiatement toutes les
fédérations » et si celles-ci le demandaient « convoquer
une conférence extraordinaire qui statuerait sur le diffé-
rend ». Ce texte fut adopté par 3& voix contre 6, avec
t& abstentions. La majorité comprend les mêmes éléments,
plus quelques absents lors du précédent vote. Les absten-
tionnistes comprennent cette fois, en outre, Mottershead et
Wilmot.
Divers scrutins eurent lieu ensuite à propos de sections à
exclure. La majorité la plus forte se rencontra à propos de
la section 12 de New-York, section qui se proclamait elle-
même bourgeoise. Elle fut exclue par 40 voix et § absten-
tions. Les abstentionnistes comprenaient notamment James
Guillaume, Schwitzguebel, Morago, Mottershead et Ecca-
rius; la majorité tout le reste du Congrès.
Lors du débat sur « TAlliance » bakouniniste, plusieurs
des délégués blanquistes français, Arnaud, Cournet, Ran-
vier et Vaillant, « obligés de quitter La Haye avant la dis-
cussion », dit le compte rendu officiel (1), ne prirent pas
part au vote, mais leurs amis -votèrent avec la majorité. 11
y eut 27 voix contre 6 et 7 abstentions — pour l'exclusion
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de Bakounine. Votèrent pour: Dereure, Dumont, Dupont,
Duval, Johannttrd, Le Moussu, Ch. Longuet, Lafargue,
(t) L'Association Internationale des Travailleurs, résolution du
Congrès Général tenu à La Haye du 2 au 7 septembre 1870. Lon-
dres, 1872, p. 7.
184 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Lucain, Serraillier, Swarin Destraygues, Vichard, Wil-
mot, Becker, Cuno, Engels, Franckel, Farkas, Hein, Hep-
ner, Kugelmann, Mac Donnell, Karl Marx, Pihl, Sorge,
Walter, Wroblewsky.
Votèrent contre : Brismée, Dave, Fluse, Herman, Coenen,
Van den Abeele. S'abstinrent : James Guillaume, Morago,
Sauva, Alerini, Splingard et Schwitzguebel.
L'expulsion de James Guillaume fut votée par 25 voix
contre 9 et 8 abstentions, par à peu près les mêmes délé- •
gués.
L'expulsion de Schwilzguebel, l'autre « jurassien » fut
repoussée par 17 voix contre 15.
Dans tous ces scrutins, loin de trouver la prétendue lutte
entre le « socialisme latin » et le « socialisme teuton » que
nous dépeignent des historiens fantaisistes, nous consta-
tons au contraire, l'accord de l'unanimité des délégués fran-
çais qui comprenaient quelques-uns des plus illustres repré-
sentants de la Commune de Paris et les' plus fidèles amis
de Blanqui avec Marx, Engels, Sorge, Kugelmann, comme
avec les délégués anglais, polonais et hongrois. En face
, d'eux une poignée de « jurassiens » et d'espagnols bakou-
ninistes, appuyés par les quelques délégués belges mi-
proudhoniens, .mi-bakouninistes. .Dans celte soi-disant
« victoire allemande sur la France » (!), on trouve tous les
délégués français parmi les vainqueurs et aucun Français
parmi les vaincus (1). Ceux-ci comprennent uniquement
des anarchistes suisses et espagnols et des proudhoniens
hollandais (2).
(1) Le citoyen Victor Dave délégué d'une section hollandaise
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était Belge et non pas Français.
i2) M. Laskine en veine de découvertes sensationnelles — et sur-
tout pour calmer les pudeurs de ses lecteurs bourgeois — a trouvé
que Bakounine, fondateur de l'anarchisme, n'était pas anarchiste!
(l'Inlernationale et le Pangermanisme p. 109).
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 * 185
En réalité la lutte s'était livrée entre le socialisme
moderne, qui partout dans le inonde allait pénétrer la classe
ouvrière et dresser en de puissants organismes ses grou-
pements politiques et économiques, et l'ancien révolution-
narisme utopique dépassé par le mouvement de l'histoire.
Toute la propagande de Bakounine repose sur l'idée d'une
révolution violente qu'il suffit de « vouloir ». Marx au con-
traire défend son idée de 1' « évolution révolutionnaire »
— les révolutions sonl le dernier terme d'une série évolu-
tive dans l'économie — l'enveloppe qui se rompt sous l'ef-
fort du fruit mûr.
Marx avait empêché l'anarchisme bakouniniste de s'em-
parer de l'Internationale, mais il sentait que celle-ci sous
sa forme première ayant maintenant rempli son objet,
avait perdu sa raison d'être et ne pouvait plus que nuire
aux progrès du mouvement. Néanmoins, "fa surprise fut
grande chez nombre de délégués, lorsque après avoir fait
adopter, contre l'avis d'un certain nombre de ses amis, le
transfert du siège du Conseil général, — voté par 26 voix
contre 23, la minorité comprenant Arnaud, Cournet, Ran-
vier, Vaillant, comme aussi Franckel et Dereure, — Engels
vint proposer non de le transféreren Suisse ou à Bruxelles,
mais en Amérique à New-York. Ce qui fut adopté par
30 voix contre 14 avec 13 abstentions, les blanquistes,
ainsi que Franckel et Dereure votant contre, tandis que les
Jurassiens et les autres Bakouninistes s'abstenaient —
ainsi d'ailleurs que Sorge (1).
Ce transfert du siège du Conseil général à New-York,
loin du centre du mouvement ouvrier européen, dans un
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pays où les organisations socialistes et prolétariennes
étaient encore dans l'enfance, signifiait évidemment la fin
(1) La majorité qui vota le transfert à New-York comprend d'ail-
leurs Brisince, Dave, Spinglard, Van den Abeele qui appartenaient
à la minorité bakouniniste.
f 88 LA POLITIQUE raTERNATTOÏTALB BC MAftJHSME
<ie l'Association Internationale. Marx, ainsi que Engels
l'écrivait peu après à Sorge, pensait que « tottt nouvel effort
po«r !a galvaniser en Fut insufflant une rie nouvelle,
serait Mie et gaspillage de forces ». Il ajoutait:
« L'Internationale a dominé 10 années d'histoire européenne
d'un certain côté, du côté où est l'avenir et elle peut regarder
fièrement en arrière sur son œuvre. Mais elle s'est survécue
sous sa forme ancienne. Je crois que la prochaine Internatio-
nale sera, après que Tes écrits de Marx auront agi quelques
années, directement communiste et implantera nos princi-
pes » (1).
Pendant quelques années, la vieille Internationale va
traîner »ne vie languissante. Les petits groupements
bakouninistes, les éléments proudhoniens de Belgique, et
quelques corporatifs anglais protestèrent bruyamment
contre la décision d:e La Haye. C'est cette agitation die petites
sectes anarchistes OH révolutionnaristes (2) qu'à la suite
de'James Guillaume et dans leur haine aveugle du mar-
xisme nos polémistes néo-natkxwlistes enflent démesuré-
ment et à laquelle ils donnent une importance ridicule (3).
« L'immense mouvement de révolte » (4) n'a jamais
(t) Lettre d'Engels à Sorge, Briefe und Auttzuffe, a° 63, 12. sep-
tembre 1874, p. 139. • .
(2) Notre camarade russe Georges Sticklow dans son ouvrage sur
l'fnternatianale bakouniniste a donné nn« excellente critique de
celte agitation, des conciliabules et conférences tenus en 1871,. 1872,
1873 et 1874 par ces éléments dont James Guillaume n'avait apporté
que la complaisante apologie. De même M. l'réaudeau dans sa
thèse sur Michel Bakounine (Rivière, édrt. 1913).
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(3) M. Laskine, qui entre autres inventions étranges, a décou-
vert qu'il n'y a jamais eu de bakouninistes (ouvrage cité p. 40),
exalte « la Heur brillante éclose dans les neiges du Jura » (p. 135) —
au risque d'épouvanter ses admirateurs réactionnaires. Il est vrai
qu'H se rattrape un peu plus loin en flétrissant les « crimes de
la Commune » (p. 165). /
(4) Laskine, ouvrage cité, p. 109.
L'INTERNATIONALE DE 1868 A 1872 187
existé que dans leur imagination d'historiens fantaisistes.
Il s'agit d'une tempête dans un verre d'eau. En réalité au
lendemain de l'effroyable' saignée de la Commune dans le
degré général de faiblesse de la classe ouvrière européenne,
le mouvement socialiste était réduit à un état squelettique.
L'Association Internationale d'ailleurs, même dans sa
période la plus prospère, n'avait, ainsi que l'écrit Sombart,
guère été autre chose « qu'un groupement de représentants
et de secrétaires, où les masses figuraient à peine sur le
papier» (1)... Il fallait, avant que s'unifiât universellement
le mouvement prolétarien, qu'à la base dans chaque pays,
un solide mouvement ouvrier et socialiste national se fut
constitué et ensuite la nouvelle Internationale se reconsti-
tuerait par un processus naturel, comme le couronnement
des mouvements nationaux, leur synthèse et leur lien
logique.
C'est ee que comprenait à la suite du dernier congrès
tenu en 1876 à Philadelphie, le Conseil général américain,
en môme temps qu'il proclamait sa dissolution provisoire:
«... Nous avons abandonné l'organisation de l'Internatio-
nale pour des raisons résultant de la situation politique actuelle
de l'Europe, mais en revanche nous voyons les principes de
notre organisation adoptés et détendus par les ouvriers avancés
de tout le monde civilisé. Donnons le temps à nos frères les
travailleurs d'Europe de renforcer leur action et bientôt ils
seront assez forts, pour renverser les barrières qu'on aura
élevées entre eux et les travailleurs des autres parties du
monde...
« Les camarades d'Amérique vous promettent de garder
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fidèlement et de chérir ce que l'Internationale leur a apporté,
jusqu'au moment où des conditions plus favorables conduiront
de nouveau les travailleurs de tous les pays à la lutte com-
(1) Le Socialisme et le Mouvement Social, par W. Sombart. Paris,
1898, p. 127.
188 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
mune et que le cri s'élèvera plus puissant que jamais : « Pro-
létaires de tous les pays, unissez-vous! » (1).
Qu'on examine n'importe lequel des grands problèmes
qui ont mis aux prises Marx avec les Proudhoniens, les
Lassalliens, les Bakouninistes et les Trade-Unionistes
anglais; qu'il s'agisse du mutuellisme proudhonien, avec
son dédain de l'organisation syndicale et sa méconnais-
sance des grands problèmes de l'industrialisme moderne
ou du socialisme de Lassalle, avec son étatisme et son
caractère étroitement national, ou des théories bakouni-
niste.s sur 1' t égalité des classes », la suppression immé-
diate de l'héritage,, l'athéisme érigé en dogme, l'abstention
politique, l'abolition de l'Etat et la « pandestructioh », ou
enfin du corporatisme étroit des trade-unionistes, de leur
complaisance envers les partis bourgeois et de leur absence
d'idéalisme social — pas une seule de ces controverses qui
n'ait été dans le monde entier conclue par le prolétariat et
le socialisme organisé selon les directives indiquées par
Marx. Est-il meilleure justification de ses longs efforts;
plus décisives excuses même à ses polémiques trop per-
sonnelles et trop âpres?
(1) Cité par Morris Hillquit, History of Socialism in the United
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States, p. 206.
CHAPITRE VI
LA GUERRE FRANCO - ALLEMANDE
I. LA PÉRIODE BONAPARTISTE
La candidature d'un Hohenzoltern au trAne d'Espagne,
la diplomatie orgueilleuse et imbécile d'un duc de Gra-
mont, serviteur lamentable des ambitions de la dynastie
napoléonienne et des passions belliqueuses des forcenés du
bonapartisme intégral, la manœuvre scélérate de Bismarck
falsifiant, le 13 juillet 1870, la dépèche qu'il avait reçue dans
la journée d'Ems, — parce qu'il voulait lui aussi une
guerre qu'il savait devoir être victorieuse — précipitèrent
le conflit entre la France, isolée, et la Prusse soutenue par
tous les Etats de l'Allemagne du Sud.
Cette guerre eut d'effroyables conséquences, non seule-
ment parce qu'elle devait imposer pendant 44 ans à l'Europe
le fardeau terrible de la paix armée, mais parce qu'elle por-
tait en ses flancs les germes d'un plus horrible et infini-
ment plus vaste égorgement de toute l'Europe — de la
guerre mondiale de 1914-1918.
Quelle fut en présence de ce grand drame, l'attitude de
Karl Marx, comment réagit-il en face de ce conflit tragi-
que qui mettait aux prises la France et l'Allemagne — sa
patrie ? Quelle fut son action publique comme « leader » de
l'Internationale, comme théoricien et inspirateur d'une
importante fraction de la Social-Démocratie allemande, le
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« parti d'Eisenach » ? Quelles sympathies affirma-t-il, dans
190 LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE
quel sens exerça-t-il la vaste influence qu'il possédait dans
tous les milieux socialistes d'Europe?
C'est là un problème historique du plus grand intérêt et
qu'il importe d'autant plus d'élucider qu'on s'est systéma-
tiquement efforcé ces temps derniers de l'embrouiller et de
le fausser comme à plaisir, au besoin en falsifiant de la
manière la plus impudente l'histoire et ceci pour servir .de
tristes manœuvres de réaction politique et sociale. Pendant
près d'un demi-siècle, aucune accusation de chauvinisme
allemand n'avait été sérieusement élevée contre le fonda-
teur du Socialisme moderne, pour son attitude pendant la
guerre de 1870-71. Le rôle héroïque et glorieux joué en
Allemagne même par ses plus illustres disciples Bebel et
Liebknecht, comme les Manifestes bien connus de l'Inter-
nationale rédigés par lui, paraissait établir avec une
limpide clarté qu'en ces circonstances— autant et plus que
dans le passé — l'auteur du Capital avait placé au-dessus
de tout — et même de son amour bien naturel de sa
patrie — « l'esprit d'internationalisme, esprit de justice
exacte, de justice impersonnelle et rigoureuse entre les
peuples comme entre les individus, seul capable de s'élever
à ces hauteurs où l'esprit nationaliste n'apparaît plus que
comme un vestige de la sauvagerie ancestrale, la dernière
forme de l'anthropophagie primitive » (1).
La publication en 1913 par les soins de Bebel et Berns-
tein des quatre volumes de la Correspondance de Marx et
d'Engels et en particulier des lettres échangées entre eux
de fin juillet au début de septembre 1870, a servi de base
à une campagne d'une extrême perfidie et d'une déloyauté
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véritablement déconcertante. Elle trouva ses initiateurs en
France, à vrai dire chez des polémistes dont ni l'un ni
(1) Charles Longuet, La Commune de Paris de Marx. Préface,
p. XII.
1,'lNTEH.NAITIOSAi»'. I*E 48t}8 A 1872 191
J'autre n'étaient Français d'origine; «Ile a été continuée
d.»us le même esprit par des adversaires aussi détoyancx do
socialisme en Italie et en Angleterre, Le procédé de ces
« historiens » «st bien simple. Laissant de «été tous les
actes publics de Marx paradant la guerre franco-aUetnanMle,
tous les écrits essentiels qui fixent son attitude «Lia 'tours des
diverses phases du conflit, de fin juillet <870 i février
1871, se gardant soigneuseœent'de citer les autres éléaoeHts
de sa correspondance et notamment ses lettres si impor-
tantes adressées à Jvugelman-n — et'qui sont les seuls élé-
ments de sa Correspondance que l'on possède se rapportant
à toute la période de la Défense Nabkwaale—ils mettent en
lumière des extraits — savamment [isolés — des lettres
de ,Marx et d'Engels qui toutes oral été écrites dans les se.pt
premières semaines de la guerre — c'est-à-dire exohaeive-
ment dans ce qu'on peut appeler la période bonapurt-t&te de la
gweiwe.
Car c'est la distinction capitale que systéitvatiquejinent
on évite de faire. Pour le Socialisme et la Démocratie runi-
verseJJe la guerre e-ntne la France et .l'Allemagne changea
•totalement de caractère et d'aspect après le 4 septembre et
la proclamation de la République. Elle ne fut plus rentre-
prise dynastique de l'homme du Deux-Décembre, de l'Im-
pératrice Eugénie et de sa camarilla. Ce fut la période toute
différente de la Défense Nationale, période dans laquelle
la .nation française est tout entière dressée dans un
effort 'héroïque et douloureux, après la destruction de ses
armées régulières, pour la sauvegarde de som indépendance
et de son intégrité nationales. L'attitude de la démocratie
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européenne et en particulier celle du prolétariat international
apparaît complètement différente selon qu'on envisage l'une
(m l'autre phase. Autant elle avait été réservée, voire hos-
tile à l'égard de la France de « Badinguet », autant elle
manifesta sa sympathie profoode pour Ja France républi-
192 LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE
caine, et Marx et Engels — aussi bien d'ailleurs que les
socialistes d'Allemagne eux-mêmes furent parmi les plus
ardents et les plus courageux de ses défenseur!.
Nous avons vu avec quel intérêt passionné, de son
« observatoire de Londres » Marx avait suivi les luttes de
l'opposition républicaine et socialiste de France contre le
Second Empire. La guerre, éclatant entre Napoléon 111 et
l'Allemagne — quelles que fussent sa haine et son mépris
pour Bismarck — devait nécessairement lui apparaître
comme le couronnement de tous les crimes et de toutes les
turpitudes de « Boustrapa ». C'était alors — H importe de
le rappeler — l'opinion unanime des républicains français.
Que « les hommes sans talent, sans honneur, perdus de
dettes et de crimes qui avaient fait le coup d'Etat sur Paris
soumis, assassiné, mitraillé » — suivant les paroles célèbres
de Gambetta (1) — eussent délibérément voulu la guerre
avec la Prusse, qu'elle fut une guerre d'agression du
Second Empire contre l'Allemagne « qui se défendait »
c'est ce que pensaient en France à cette époque, tous les
démocrates, en Europe toute l'opinion publique. Lorsque
Marx le proclama dès le 23 juillet 1870, dans le premier
Manifeste de l'Internationale, il ne donna pas, ainsi que
récrit faussement M. Laskine, « la version allemande
sur 'les origines de la guerre » (2), mais il exprima exacte-
ment — et moins brutalement — la même opinion que
Victor Hugo lorsque deux m'ois plus tard le grand poète
écrivait : « L'Empire a attaqué l'A llemagne comme il avait
attaqué la République, à ('improviste, en traître » (3).
Même des adversaires aussi passionnés du terrible
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Juncker prussien que Liebknecht et Behel — qui, à la dilfé-
(1) Plaidoirie de Gambetta dans l'affaire du Réveil le 13 novem-
bre 1868.
(2) Laskine, ouurage cité, p. 75.
(3) Victor Hugo, Actes et Paroles (Depuis l'Exil).
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 193
rence des républicains de France absorbés par leur lutte
contre l'homme du Deux-Décembre, avaient pu suivre pas
à pas en Allemagne les intrigues ténébreuses, les plans de
conquête et la politique de proie de Bismarck — hésitèrent
au premier abord. Ce n'est que beaucoup plus tard, lors-
qu'on a connu la falsification de la dépèche d'Ems, qu'il a
été possible de se rendre pleinement compte que la der-
nière provocation n'était pas venue du gouvernement
français, que Bismarck avait ardemment désiré la guerre
et tout fait pour amener les détestables étourneaux des
Tuileries à s'y précipiter ,\ tire d'ailes.
Il n'en demeure pas moins — Jaurès l'a établi de façon
magistrale dans sa belle Histoire de la Guerre franco-
allemande — que les plans machiavéliques de Bismarck
avaient été puissamment servis en France par l'opposition
« sourde ou violente à la nécessaire et légitime unité alle-
mande », par les convoitises sur la rive gauche du Rhin
qu'on rencontrait non seulement chez les mégalomanes
bonapartistes, mais chez Thiers et même chez Gambetta et
qu'en vain Jules Favre avait combattues en un discours
éloquent et courageux.
Albert Sorel apprécie ainsi les responsabilités du gou-
vernement impérial: .
•« Celte indignation (ii propos de la candidature Hohenzollern)
se manifeste avec véhémence dans le monde officiel, à la
Bourse, dans la foule turbulente qui remplit le soir les cafés
et les promenades de Paris. Les journaux se prononçaient
presque tous pour la guerre; c'est qu'il y avait une veine de
popularité, une nouveauté saisissante à exploiter ; on s'en
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emparait avec cet emportement frivole qui a été durant cette
période un des symptômes les plus inquiétants de l'affaiblisse-
ment politique de la France.
« L'ignorance était telle que personne ne croyait faire une
JEAN LONGUET. 13
194 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
faute, ni compromettre les intérêts du pays. Quelques hommes
plus sages et plus éclairés, s'effrayaient cependant ; ils étaient
les moins nombreux et les plus réservés en leur langage. On
refusa de les écouler, bientôt on leur ferma la bouche...
« Le devoir des véritables diplomates, de Français intelli-
gents eut été de calmer les esprits; c'était une précaution
indispensable si on ne cherchait pas la guerre et si on vou-
lait négocier. Mais loin de contenir ces sentiments, le cabinet
s'y associa. Ce tapage passa pour un effet du patriotisme et
servit des desseins qui se découvrirent bientôt... Le gouverne-
ment impérial se complut au bruit qui s'élevait dans Paris...
Par sa conduite, par son langage, il accrédita en Europe
l'idée que la France avait voulu la guerre » (4).
Le diplomate clairvoyant qu'était G. Rothan a écrit de
son côté : « Le gouvernement impérial, insensible à tous les
avis, frappé de vertiges, s'arrêtait aux résolutions extrêmes,
sans plan arrêté, sans alliés et sans crainte d'assumer le rôle
de provocateur » (2). Et un historien aussi modéré que
A. Chuquet a pu écrire: « Cette guerre fatale, cette guerre
qui selon le mot de Gambetta devait vider la question de
prépondérance entre la France et l'Allemagne, tout le monde
la voulait... La France se jugeait amoindrie par les
agrandissements démesurés de la Prusse et brûlait de
prendre une revanche d'amour-propre, de donner une leçon
à 'l'ambitieuse nation qui l'offusquait, d'humilier cette parve-
nue (3) ». Emile de Girardin n'écrivait-il pas dans le Pays:
« Plutôt que de compromettre l'œuvre de M. de Bismarck,
la Prusse refusera de se battre ? Eh bien ! à coups de crosse
dans le dos, nous la contraindrons de passer le Rhin et de vider
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la Rive Gauche». Ainsi l'opinion européenne et l'opinion
(1) Albert Sorel, Histoire diplomatique de la guerre de 1870,
t. I", p. 68.
(2) G. Rothan, L'Allemagne et l'Italie 1870-71, Souvenirs diplo-
matiques, t. I, p. 14.
(3) A. Çhuquet, La guerre de 1870-71.
LA GUERBE FRANCO-ALLEMANDE 195
allemande en particulier, étaient-elles convaincues dans
l'origine, du caractère défensif qu'avait la guerre pour
l'Allemagne. Citons encore à cet égard ce jugement d'un
historien peu suspect — M. Charles Andler:
« Les Allemands de 1870, divisés par des querelles qui com-
promettaient l'œuvre bismarckienne ébauchée, ne pouvaient
s'entendre que pour un pugilat contre un ennemi commun.
Bismarck désigna l'ennemi par un mensonge. Le peuple alle-
mand victorieux a été la dupe de cet homme comme nous le
filmes, nous, vaincus. De vieux papiers de 1866 qu'on exhiba
aux Diètes et aux princes le décidèrent à se laisser mener au
carnage. Une comédie ridicule le fit croire à une agres-
sions^).
En présence de cette guerre déchaînée, suivant la forte
parole de Jaurès, par la combinaison «de l'ineptie napoléo-
nienne et de l'intrigue bismarckienne » (2) l'organisation in-
ternationale du prolétariat, encore embryonnaire, étaitcertes
impuissante —• ne l'a-t-elle pas été, hélas ! 44 ans plus
tard alors que ses forces avaient décuplé ? — à empêcher
le carnage. Du moins, les travailleurs des deux côtés furent-
ils dès le premier abord unanimes à répudier toute solida-
rité dans la catastrophe et à élever leur protestation géné-
reuse. Dès le 12 juillet les sections parisiennes de l'Inter-
nationale avaient lancé ce vibrant appel : « Aux Travail-
leurs de tous pays »:
Travailleurs!
Une fois encore sous prétexte d'équilibre européen, d'hon-
neur national, des ambitions politiques menacent la paix du
monde.
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Travailleurs français, allemands, espagnols, que nos voix
(1) Ch. Andler, Le prince de Bismarck, p. 141.
(2) Jaurès, ouvrage cilé, p. 248.
196 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
s'unissent dans un cri de réprobation contre la guerre.
Aujourd'hui les sociétés ne peuvent avoir d'autre base légi-
time que la production et sa répartition équitable.
La division du travail, en augmentant chaque jour les néces-
sités de l'échange, a rendu les nations solidaires.
La guerre, pour une" question de prépondérance ou de
dynastie, ne peut être, aux yeux des travailleurs, qu'une crimi-
minelle absurdité.
En réponse aux acclamations belliqueuses de ceux qui s'exo-
nèrent de l'impôt du sang, ou qui trouvent dans les malheurs"
publics une source de spéculations nouvelles, nous protestons,
nous qui voulons la paix, le travail et la liberté.
Nous prolestons:
Contre la destruction systématisée de la race humaine;
Contre la dilapidation de l'or du peuple, qui ne doit servir
qu'à féconder le sol et l'industrie;
Contre le sang répandu pour la satisfaction odieuse de vani-
tés, d'amours-propres, d'ambitions monarchiques froissées ou
inassouvies;
Oui, de toute notre énergie, nous protestons contre la guerre,
comme hommes, comme citoyens, comme travailleurs!
La guerre c'est le réveil des instincts sauvages et des haines
nationales.
La guerre, c'est le moyen détourné des gouvernements pour
étouffer les libertés publiques.
La guerre, c'est l'anéantissement de la richesse générale,
œuvre de nos labeurs quotidiens.
Frères d'Allemagne!
Au nom de la paix, n'écoutez pas les voix stipendiées ou
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«erviles qui chercheraient à vous tromper sur le véritable
esprit de la France.
Restez sourds à des provocations insensées, car la guerre
.entre nous serait une guerre fratricide.
Restez calmes, comme peut le faire, sans compromettre sa
dignité, un grand peuple fort et courageux.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 197
Nos divisions n'amèneraient, des deux côtés du Rhin, que le
triomphe du despotisme » (1).
Cinq jours après, le 17 juillet, dans une conférence natio-
nale organisée à Chemnitz par le parti ouvrier socialiste
dit d'Eisenach, la fraction marxiste de la Social-Démocra-
tie, représentant environ 50.000 travailleurs, les délégués
acceptaient à l'unanimité sur la proposition de Liebknecht.
et deBebel une résolution ainsi conçue:
« La conférence s'élève avec force contre une guerre qui
n'est pas entreprise dans l'intérêt de la liberté et de la civilisa-
tion et qui est une insulte à la culture moderne. Elle proleste
avec indignation contre une guerre qui n'est faite que dans un
intérêt dynastique etqui mettraen péril l'existence de centaines
de milliers d'hommes et le bien-être de millions d'êtres humains,
pour satisfaire l'ambition de quelques potentats.
« Elle salue avec joie l'attitude de la Démocratie française
et surtout celle des ouvriers socialistes; elle se déclare complè-
tement d'accord avec eux dans leurs efforts contre la guerre et
compte que la démocratie allemande et les ouvriers allemands
élèveront la voix dans ce sens » (2).
A Barmen, Berlin, Nuremberg, Munich, Koenigsberg,.
Crefeld, des réunions ouvrières avaient émis une protesta-
tion semblable.
Cependant l'opinion des militants du parti d'Eisenach,
n'était pas unanime. Le Comité central du parti qui sié-
geait à Brunswick estimait que l'Allemagne, étant atta-
quée par Napoléon III, arvaït le droit de se défendre. Il envi-
(1) Parmi les nombreux signataires de cet appel qui parut dans
le Réveil du 12 juillet, nous relevons les noms de Camélinat,,
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Avrial, Chauvière, Varlin, Benoit Malon, Johannard, Jules Jollrin,
Jules et Victor. Chausse, Eugène Pottier, K. Landrin. Theisz,
Pindy, Lucipia. Murat, Tolain, Héligon.
(2) Cité par Bebel, Aus meinem Leben, tome II, p. 177.
198 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
sageait donc, pour le moment, la guerre défensive comme
un « mal inévitable », mais demandait au peuple entier
de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour que doréna-
vant « i! put seul décider dela guerre et de la paix ».
Quant aux Lassalliens, ils se solidarisaient complètement
avec le gouvernement.
Entre Liebknecht et Bebel même, avant qu'ils ne se fus-
sent mis d'accord sur la résolution votée à Chemnitz, des
divergences s'étaient élevées que Bebel expose dans ses-
Mémoires. Liebknecht croyait que Napoléon voulait la
guerre et que Bismarck la craignait. C'était donc pour lui,
surtout une occasion de railler, dans le Votksslaat qu'il diri-
geait, les dévots du Chancelier de fer qui avaient tellement
vanté la puissance de la Confédération de l'Allemagne du
Nord et de souligner son « attitude piteuse ». Plus perspi-
cace, Bebel affirmait au contraire que l'empereur français
était tombé dans le piège que Bismarck lui avait tendu.
Mais bientôt, ils fixèrent en parfaite harmonie leur action.
Marx, — avec qui Jaurès est là-dessus en plein accord
— estimait que la guerre avait pour origine directe l'hos-
tilité de Napoléon 11I contre l'unité allemande et le déve-
loppement du chauvinisme français et surtout bonapar-
tiste. Ses premières lettres — qu'on a si déloyalement
exploitées — portent la marque de ce sentiment très net,
que nous trouvons encore plus âprement exprimé dans les
réponses d'Engels.
Le20 juillet 1870 Marx écrit à Engels:
« Tu trouveras ci-inclus la lettre de Kugelmann qui t'aidera
beaucoup à-éclaircir les mystères politiques de la guerre. Il a
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raison dans sa critique de la réunion de Brunswick (1), dont
tu trouveras ci-joint quelques compte-srendus. Je t'envoie aussi
(1) Dont par conséquent Marx ne partageait pas le point de vue
exclusivement « défense nationale ».
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 199
le Réveil. Tu y liras la première partie de l'acte d'accusation
du procès de Blois. Le journal est aussi intéressant à cause de
l'article de fond du vieux Delescluze. Tout en faisant de l'op-
position au gouvernement, il y donne l'expression la plus com-
plète du chauvinisme ;la France est le seul pays de l'idée (c'esl-
,à-dire de l'idée qu'elle a d'elle-même). Ces républicains chau-
vins, nesont fâchés que d'une chose, c'estqueJ'expression réalisée
de leur idole — Louis-Bonaparte avec son long nez et ses tri-
potages — ne réponde pas à leur fantaisie. Les Français ont
besoin d'être rossés.
Si les Prussiens sont victorieux, la centralisation du pouvoir
de l'Etat sera utile à la centralisation de la classe ouvrière alle-
mande. La prépondérance allemande en outre transportera le
centre de gravité du mouvement ouvrier européen de France
en Allemagne, et l'on n'a qu'à comparer le mouvement, de 1866
jusqu'à nos jours dans les deux pays, pour voir qu'au point de
vue de la théorie et de l'organisation, la classe ouvrière alle-
mande l'emporte sur la classe ouvrière française. Sa prépon-
dérance dans le théâtre mondial sur la classe ouvrière française
sera en même temps la prédominance de notre théorie sur
celle de Proudhon...
« On vient d'interrompre macorrespondace. Taran, l'Italien
français (l'homme de la Pa.ll Mall Gazette), vient d'arriver en
cab, il rapporte les écrits de Lassalle que je lui avais pVêtés.
Par lui je suis entré en relations avec la Pali Mall, de sorte que
si, pendant la « farce.», je veux écrire quelque chose de politi-
que et loi sur la question militaire, ce sera accepté et payé
selon les conditions fixées (1)... Hier le Conseil général m'a
chargé de composer une adresse. Pas très agréable dans mon
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(1) Commentant ce passage de la lettre dont il ne donne d'ailleurs
que de* fragments, James Guillaume écrit que Marx n'oubliait pas
la question d'argent, qui ne lui était pas indifférente ». C'est là
une bien misérable insinuation —surtout quand on se souvient des
cruelles privations que Marx connut dans l'exil et de l'absolu désin-
téressement avec lequel il donna toute sa vie au prolétariat. Natu-
rellement il se réjouissait de toute occasion d'accroître ses maigres
ressources par des travaux littéraires ou journalistiques, bien
modestement payésd'ailleurs.
200 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
état actuel de maladie de foie et de « dullness » (1). Si mon
état ne s'améliore pas, Allen etMadison,chezlesquelsj'étaishier,
me conseillent d'aller à la mer, plutôt à l'est de l'Angleterre
qui est plus frais » (2).
Certains passages de cette lettre ont été fréquemment
cités et abondamment commentésrces temps derniers. On
a profité sans vergogne de la nervosité patriotique du lec-
teur français pour exploiter avec perfidie la phrase c les
Français ont besoin d'être rossés » ; sous la forme rude et
familière que Marx affectionne dans ses lettres à Engels,
c'est en réalité la même pensée qu'il exprimait quelques
semaines plus tard dans une lettre à son ami Sorge, de
New-York, auquel il écrivait:
« L'attitude déplorable de Paris, qui continue après ses
défaites épouvantables à se laisser gouverner par les mame-
lucks de Louis-Honaparte et par l'aventurière espagnole Eugé-
nie, montre combien les Français ont besoin d'une leçon
tragique pour être regénérés (3) ». ,
Ici encore, nous demandons quel est le républicain fran-
çais qui, à cette époque, n'exprimait pas la même idée?
Mais il y a le passage suivant sur lequel nos commenta-
teurs anti-socialistes ont multiplié les gloses tendancieuses:
« La prépondérance allemande transportera le centre de gra-
vité du mouvement ouvrier européen, de France en Alle-
magne » — chose dont Marx se réjouit, non parce qu'il
désire en soi la victoire de l'Allemagne sur la France, —
il prouvera bientôt le contraire — mais parce que For-
(1) Pessimisme, amertume.
(2) Lettre de Marx à Engels du 20 juillet 1870, tome,IV de la
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Correspondance, lettre 1224.
.3) Lettre de Marx à Sorge du t«? septembre 1870, Briefe und
Aussuge ans Briefen Von Joh, Becker, Dielzen, F. Engels, K.
Marx, an F. A. Sorge und Andere.
LA GURRRE FBANCO-ALLEMANDE 201
ganisation et la culture doctrinale du prolétariat allemand
sont, selon lui, supérieures à l'organisation et à la culture
doctrinale dela classe ouvrière française. Du même coup
s'affirmera la prédominance de sa conception théorique sur
celle de Proudhon — son vieil ennemi dont il ne cesse de
dénoncer l'influence néfaste sur la classe ouvrière pari-
sienne. En face d'un événement militaire auquel il n'a à
aucun degré pris de part — et dont nous verrons bientôt
qu'il combattra avec force les excès détestables — Marx
en analyse les conséquences et se réjouit de celles qui sont
de nature à renforcer dans le monde l'influence de sa doc-
trine, dont il attend, et d'elle seule, l'affranchissement du
prolétariat et la victoire finale du Socialisme. Et c'est tout.
L'Adresse ou le Manifeste, dont il annonçait dans cette
lettre que le Conseil général de l'Internationale lui avait
confié la rédaction, parutquelques jours après, le 23 juillet
1870. Elle constitue la première contribution importante, à
l'étude dela politique de Marx pendant la guerre de 1870-71
et ne peut laisser subsister aucun doute sur la pureté et la
hauteur de ses sentiments internationalistes. Elle débute
par le rappel des principes . de politique étrangère de
l'Adresse inaugurale:
« Dans" l'appel par lequel l'Association Internationale des
Travailleurs inaugura sa fondation au mois de novembre 1864,
nous vous disions : « Si l'émancipation des classes ouvrières
exige leur fraternel concours, comment pourront elles accom-
plir cette grande mission en face d'une politique étrangère
nourrissant de criminels desseins, qui met en jeu les préjugés
nationaux et dilapide en des guerres de forbans le trésor et de
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sang de la nation ? » Quant à la politique étrangère de l'Inter-
nationale, c'est en ces termes que nous la définissions : « Défen-
dre les lois de la morale et de la justice, qui doivent gouverner
les rapports des simples particuliers, comme lois souveraines
des relations internationales ».
202 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARX1SME
A larges traits il fait ensuite le procès du régime bona-
partiste' qui a jeté la France dans la guerre:
« II ne faut pas s'étonner que Louis-Bonaparte, dont l'usur-
pation avait pour origine et pour base l'exploitation de la guerre
des classes en France et qui perpétuait son despotisme par des
guerres périodiques au dehors, ait dès le début traité l'Interna-
tionale en ennemie. A la veille du dernier plébiscite, par ses
ordres, ses agents, d'un bout de la France à l'autre, firent
irruption chez les membres des commissions administratives
de l'Internationale à Paris, à Lyon, à Marseille, à Brest, etc. ..
sous prétexte qu'elle était une société secrète et avait trempé
dans un complot ayant pour but de le faire assassiner. Peu de
temps après, ses propres magistrats mettaient en pleine lumière
^oute l'absurdité de cette invention. Quel était donc le vrai
crime des sections françaises de l'Internationale ? D'avoir
dit publiquement et hautement au peuple français que voter
oui au plébiscite, ce serait voter pour le despotisme à l'inté-
rieur et pour la guerre au dehors ».
C'est ainsi que la classe ouvrière vota en masse contre
l'empire qui ne put faire pencher la balance en sa faveur
que par « l'épaisse ignorance des districts ruraux ». Aussi
dans l'Europe entière, les classes possédantes célébrèrent
le plébiscite comme la victoire de Napoléon III sur la classe
ouvrière de France et « ce'fut le signal de l'assassinat non
d'un individu, mais de deux peuples ».
« Le complot guerrier de juillet 1870 n'est qu'une édition
amendée du coup d'Etal de décembre 185i. Au premier abord
la chose parut si absurde que la France ne voulut pas la pren-
dre au sérieux; on se fiait plutôt au député qui dénonçait les
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bruits de guerre lancés par la presse officieuse comme une
manœuvre de Bourse. Quand enfin la guerre fut officiellement
annoncée au Corps législatif le 15 juillet, l'opposition toute
entière refusa le vote des crédits, Thiersalla jusqu'à dire que
cette guerre était « abominable », tous les journaux indépen-
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 203
dants de Paris la condamnaient et, chose extraordinaire, la
presse de province était presque unanime dans la même
réprobation ».
Marx montre la protestation des travailleurs. Il cite
d'abord des passages du Manifeste des Sections pari-
siennes que nous avons déjà donné. Aussi celui de la Sec-
tion de Neuilly qui disait:
'« La guerre est-elle juste ? Non ! La guerre est-elle natio-
nale ? Non ! Elle est purement dynastique. Au nom de l'hu-
manité, de la démocratie et des vrais intérêts de la France,
nous'adhérons complètement et énergiquement à la protesta-
tion de l'Internationale contre la guerre ».
Il rappelait ensuite, les piteuses manifestations des ban-
des policières, les « blouses blanches » que l'Empire avait
essayé d'opposer à la protestation du vrai peuple ouvrier.
Mais ce réquisitoire une fois dressé contre « Boustrapa »
et son régime, Marx dénonce les autres coupables et brosse
un tableau vigoureux des choses d'Allemagne:
« N'oublions pas que ce sont les gouvernements et les clas-
ses dominantes de l'Europe qui permirent à Louis-Napoléon
de jouer pendant dix huit ans la farce sinistre et féroce de ce
rétablissement de l'Empire.
« Du côté de l'Allemagne, la guerre est une guerre détensive:
mais qui a mi» l'Allemagne dans la nécessité de se défendre?
Qui a donné à Bonaparte la possibilité de faire la guerre?
Qui donc, sinon la Prusse ? C'est Bismarck qui complotait
avec ce même Bonaparte l'écrasement de l'opposition à l'in-
térieur et l'annexion de l'Allemagne à la dynastie des Hohen-
zollern. Que fa bataille de Sadowa eut été perdue au lieu d'être
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gagnée, et les bataillons français traversaient l'Allemagne
comme alliés de la Prusse!
« Après la victoire, la Prusse a-t-elle rêvé un seul instant
de faire surgir une Allemagne libre, en face d'une France
204 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
asservie? Non elle a fait juste le contraire. Tout en con-
servant soigneusement toutes les beautés indigènes duvieux-
régime prussien, elle y a ajouté toutes les supercheries du
Second Empire, son despotisme réel et son faux démocra-
tisme, ses mystifications politiques et ses tripotages finan-
ciers, ses grandes phases ampoulées et ses petits tours de
passe-passe. Le régime bonapartiste qui jusque-là n'avait
fleuri qu'en un côté du Rhin, avait maintenant son pendant
sur l'autre rive. D'un tel état de chose, que pouvait-il sortir
sinon la guerre ? »
Et il concluait là-dessus par cet admirable avertissement
au prolétariat allemand:
« Si la classe ouvrière allemande permet que la guerre
actuelle perde son caractère exclusif de guerre defensive, si
elle la laisse dégénérer en une guerre contre le- peuple fran-
çais, la victoire ou la défaite lui sera également funeste.
Tous les maux qui assaillirent l'Allemagne, après la guerre de
l'Indépendance en I813, .renaîtront avec un accroissement
d'intensité ».
Mais Marx estime que « les principes de l'Internationale
sont trop largement répandus et trop fortement enracinés
parmi les ouvriers d'Allemagne pour que nous ayons à
craindre un tel malheur ». Et il rappelle les manifestations
des travailleurs allemands, l'ordre du jour du comité de
Brunswick, la résolution de Chemnitz, enfin la réponse de
la Section berlinoise et il termine par son habituelle évoca-
tion du « péril moscovite »:
« Pendant ce terrible conflit, qui apparaît comme le suicide
de deux grands peuples, on voit poindre à Tarrière-plan la
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sombre figure de la Russie. N'est-ce pas un sinistre présage
que le signal de la guerre ait été donné juste au moment où le
gouvernement moscovite venait d'achever les travaux de ses
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 205
lignes stratégiques et où il concentrait déjà ses troupes dans la
région du Pruth ? (i).
« Quelques sympathies que les Allemands aient le droit
d'invoquer dans une guerre de défense contre l'agression bona-
partiste, ils se les aliéneraient aussitôt s'ils permettaient au
gouvernement prussien de faire appel au cosaque ou d'accep-
ter son aide.
Qu'ils se rappellent que-, après la guerre de l'Indépendance
contre Napoléon Ier, l'Allemagne resta pendant plusieurs
générations prosternée aux pieds du tsar.
« La classe ouvrière anglaise tend une main fraternelle
aux travailleurs de France.el d'Allemagne. Elle est profon-
dément convaincue que, quelque tournure que prenne l'hor-
rible guerre, l'Alliance des classes ouvrières finira bien par
tuer la guerre. Le seul fait que, au moment où la France et
l'Allemagne se précipitent dans une lutte fratricide, les ouvriers
de France et d'Allemagne, échangent des messages de paix et
de bon vouloir, ce grand fait, sans parallèle dans l'histoire du
passé, ouvre la perspective d'un meilleur-avenir. Il prouve que,
en face de la vieille société, de ses misères économiques et de
ses fureurs politiques, une nouvelle société se lève, qui aura
pour loi de ses rapports internationaux la. Paix, parce que son
législateur national sera partout le même, le Travail! Le
pionnier de cette société nouvelle, c'est l'Association Interna-
tionale des Travailleurs » (2).
Ce manifeste d'une si haute objectivité et qui s'élevant
(1) Pour empêcher'l'Autriche d'appuyer la France, comme son
ministre Beusl l'avait un moment voulu, par une attaque contre la
Prusse en Silésie.
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(2) La Commune de Par!*, par Karl Marx. Appendice p. 85 à 93.
Voici comment M. Laskine caractérise cet admirable appel : « Marx
rédige et publie le 23 juillet 1870 au nom du Conseil général de
l'Internationale, le fameux Manifeste qui fait de la version alle-
mande sur les origines de la guerre la doctrine orthodoxe pour les
ouvriers de tous pays » (Laskine, l'Internationale et le Pangerma-
nisme, p. 78). D'ailleurs cet étrange « savant » ne place même pas
trois lignes du Manifeste, ainsi travesti, sous les yeut du lecteur I
,
206 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME'
bien au-dessus de tout point de vue national étroit — s'ins-
pire si exclusivement de l'intérêt général du prolétariat
européen et d'une politique étrangère « fondée sur les lois
de la morale et de la justice », nous donne la seule expres-
sion mûrement pesée et pleinement réfléchie de la pensée
de Marx dans la première période .de la guerre. Il fut à
juste titre très apprécié de l'opinion démocratique anglaise
et la Société de la Paix décida de le faire imprimer et
répandre à ses frais.
Le prolétariat socialiste allemand, ou du moins sa frac-
tion marxiste, la plus consciente, groupée autour du pro-
gramme d'Eisenach, n'avait pas attendu d'ailleurs le Mani-
feste de l'Internationale pour faire pleinement son devoir.
Nous avons déjà parlé des manifestations de Chemnitz et
du comité de Brunswick.
Au Reichstag de l'Allemagne duNord, le problème s'était
trouvé pleinement posé, lorsque les députés avaient été
appelés, le 19 juillet, à yoter les crédits pour la guerre.
Dans ses Mémoires, Bebel raconte comment, allant vers Ber-
lin et arrêté en gare de Gossnitz, où ils avaient dû s'attar-
der plusieurs heures, en raison de l'accaparement des che-
mins de fer par les transports militaires, Liebknecht et lui
avaient discuté de la tactique à suivre au Reichstag. Liebk-
necht était d'avis de refuser les crédits. Bebel estimait que
ce serait une faute. Ils ne voulaient donner raison à aucun
des deux belligérants considérés comme également respon-
sables. En votant contre le budget, ils donneraient l'impres-
sion qu'ils prenaient parti pour Napoléon III. Il fallait
donc s'abstenir. Finalement ils tombèrent d'accord là-des-
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sus et le 21, ils déposèrent un projet de résolution où ils
déclaraient:
« La guerre actuelle est une guerre dynastique, entreprise
dans l'intérêt de la dynastie des Bonaparte, de même que la
I..V GUERBE FRANCO-ALLEMANDE 207
guerre de 1866 fut entreprise dans l'intérêt de la dynastie des
Hohenzollern.
« Nous ne pouvons pas accorder les crédits demandés au
Reichstag pour la poursuite de la guerre, parce que ce serait
un vote de confiance dans le gouvernement prussien, qui a pré-
paré la guerre actuelle par des procédés en 1866. Nous ne pou-
vons pas non plus refuser les crédits demandés, car cela pour-
ail être compris comme un signe d'approbation de la politique
criminelle de Bonaparte.
« Comme adversaires de principe de toutes guerres dynas-
tiques, comme socialistes et républicains et comme membres
de l'Internationale qui combat toutes les oppressions de
nationalités et s'efforce d'unir par un lien fraternel tous les
opprimés, nous ne pouvons ni directement ni indirectement
accepter la guerre actuelle.
« Nous nous abstenons par conséquent de prendre part au
vote, en exprimant l'espoir certain que les peuples d'Europe,
instruits par les funestes événements actuels, emploieront
tous leurs moyens pour conquérir le droit de disposer d'eux-
mêmes et pour abattre le règne actuel du sabre et la domi-
nation de classe qui sont la cause de tous les maux politiques
et sociaux.
On vota ensuite sur les crédits et l'emprunt. Les deux
élus d'Eisenach s'abstinrent, tandis que les quatre élus las-
saliens, Frietzsche, Hasenclever, Mande et Schweitzer
votaient pour (i).
Bebel indique dans ses Mémoires que, s'il eut alors connu
le a coup de la dépêche d'Ems » et-les manœuvres scéléra-
tes de Bismarck pour déclancher le conflit, il ne se fut pas
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contenté de l'abstention, mais eut certainement voté contre.
Il en eut été évidemment de même non seulement pour
Liebknecht, mais pour tous les autres élus socialistes.
Cependant l'opposition demeurait très vive entre les
(1) Bebel. Aus meinem Leben, p. 179.
208 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
deux représentants parlementaires du Parti et le Comité
directeur de Brunswick. Celui-ci prétentait imposer à
Liebknecht de rédiger l'organe de la fraction, le Volksslaat
suivant ses idées. Liebknecht résistait énergiquement. Il
était si ulcéré de l'état d'esprit des Brunswickois que Bebel
nous apprend qu'il songea à émigreren Amérique. De son
côté Bebel leur écrivait le 13 août:
« Si le Comité fait quelque chose contre Liebknecht, nous
renoncerons à toute collaboration au Volksstaat. Si j'en juge
par votre lettre (adressée à Liebknecht et contenant des
menaces contre lui), vous semblez être tombés dans une sorte
de frénésie chauvine. Vous paraissez vouloir à tout pris le
scandale et la scission dans le parti. Au lieu d'être satisfait de
ce que le Conflit ne prend pas une allure plus grave, vous exigez
de gens qui ont une conviction ferme, qu'ils l'abandonnent'
qu'ils la renient. Pendant les dernières semaines, le Volksstaat
a en réalité observé strictement son rôle d'organe du Parti.
La preuve : les cris de rage unanimes de nos adversaires. Vou-
lez-vous aussi participer à ces accès de fureur des nationaux-
libéraux "? Vous parlez de notre particularisme saxon. Eh bien!
nous autres en Saxe, nous sommes de bons socialistes républi-
cains et tous nous considérons que celte guerre, n'est pas notre
guerre, qu'elle est une guerre dynastique. Et Marx s'est
déclaré d'accord avec nous » (2).
L'attitude que le gouvernement prussien avait prise lors
de la déclaration de la guerre, la précaution qu'il affichait
sans cesse de ne faire qu'une guerre purement défensive,
ne laissa pas que de rendre très difficile l'action des social-
Démocrates dans cette première partie des hostilités. Dans
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le discours du trône, le 19 juillet, on faisait uniquement
appel au peuple allemand « pour la défense de son honneur
(1) Bebel. Ans meinem Leben, t. II, p. 180.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 209
et de son indépendance » contre de « nouveaux actes de
violence français». On y proclamait en outre:
« Le peuple allemand, aussi bien que le peuple français
possédant et" désirant les bienfaits d'une civilisation chré-
tienne.et un bien être croissant, sont appelés à un combat
meilleur que le combat sanglant des armes ».
Enfin le 11 août, le roi de Prusse, en pénétrant sur le
territoire français, déclarait : «Je fais la guerre aux soldats
et non aux citoyens français ».
Une proclamation du prince Frédéric-Charles dont Bebel
indique qu'elle avait particulièrement plu dans les milieux
socialistes, est encore plus caractéristique. Elle était ainsi
conçue:
« Soldats de la 2e Armée! Vous foulez le sol français.
Sans aucune "raison l'empereur Napoléon a déclaré la
guerre à l'Allemagne, lui et son armée sont nos ennemis.
On n'a pas demandé au peuple français s'il voulait entre-
prendre cette guerre sanglante avec ses voisins allemands;
vous n'avez aucun motif d'animosité contre lui. Souvenez-
vous de cela en présence des habitants paisibles de la
France. Montrez-leur que dans notre siècle, deux nations
civilisées qui se combattent, n'oublient pas les lois de l'hu-
manité; pensez toujours à ce que ressentiraient vos parents
là-bas au pays natal, si l'ennemi, ce dont Dieu nous garde,
envahissait nos provinces. Montrez aux Français, que le
peuple allemand est non seulement grand et brave vis-à-
vis de l'ennemi, mais aussi civilisé et généreux ». Et en
même temps, il promettait au peuple allemand que la vic-
toire lui apporterait non seulement l'unité, mais la
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liberté (1).
Ces nobles sentiments ne durèrent guère chez tes gou-
(1) Idem, p. 182 et 183.
JEAN LONGUET 14
210 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU' MARXISME
vernants et la marche des événements allait ainsi rame-
ner tous les socialistes allemands dans la bonne voie.
Non seulement les deux tendances du Parti d'Eisenach,
mais aussi les Lassalliens, après le 4 septembre et la pro-
clamation de la République, furent unanimes.
Pendantce temps, comment,en Angleterre, Marx envisa-
geait-il les événements ? Comme élément d'appréciation, à
côté du Manifeste que nous venons de mettre sous les yeux
du(lecteur, il estpermis à l'historien, à condition de bien tenir
compte du caractère familier, non mesuré et un peu som-
maire de ce mode d'expression de la pensée d'un écrivain —
de compléter sa documentation par l'étude de la correspon-
dance de Marx et d'Engels, dont nous avons déjà extrait
une première lettre et dont nous donnerons tous les éléments
essentiels—et non plus quelques passages artificieusement
isolés de leur contexte.
Dans ces lettres, ainsi que l'écrit Bernstein — dans le
commentaire dont il les accompagne, Manp et Engels par-
tent de ce point de vue que l'Allemagne avait le droit de
défendre son indépendance et, suivant l'expression de Char-
les Longuet, « son droit à quelque forme que ce put être
d'unité nationale ». Ils estiment donc que, « tant que la
guerre conserve du côté allemand un caractère défensif,
l'état-major allemand a le droit de ne pas borner ses mou-
vements à de simples mesures de défense »" Mais dès que
la guerre change de caractère et que c'est le peuple fran-
çais qui défend son indépendance et son intégrité territo-
riale, leur attitude se modifie du tout au tout, par un admi-
rable effort d'impartialité internationaliste.
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Dans une longue lettre datée du 22 juillet, Engels avait
surtout examiné du pointde vue technique militaire — où
sa compétence était grande — les opérations, dont il prédit
avec une remarquable clairvoyance \es développements
prochains. En post-scriptum, il ajoutait:
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 21
« As-tu lu comment Bonaparte flirte avec la « Marseillaise »
et comment la noble Thérésa la chante tous les soirs avec sa
« grosse voix de sapeur »?
« La a Marseillaise » dans la gueule de la Thérésa, voilà
l'image véritable du Bonapartisme. Quelle honte ! » (1).
Le 28 juillet Marx lui répond:
« Le Times nous avait fait espérer, par Eccarius, qu'il publie-
rait notre Adresse. Il ne l'a pas fait, probablement à cause du
'coup à la llussie. Mardi dernier, le Conseil général a décidé de
la tirer à 1.000 exemplaires. J'attends les épreuves.
« Qu'on chante la « Marseillaise » en France, c'est certes une
parodie, comme tout le Second Empire. Mais au moins ce chien
de Napoléon III se rend compte que « Parlant pour la Syrie »
n'irait pas. En Prusse par contre, de pareilles comédies ne
sont pas nécessaires. « Jésus meine Zuversicht » (Jésus est
mon ferme espoir) chanté par Guillaume 7er, Bismarck à sa*,
droite et gtieber (2) à sa gauche, voilà la « Marseillaise »
allemande ! Comme en 1812. Le philistin allemand semble
complètement ravi de pouvoir laisser déborder sans se gêner
sa servilité innée «.
Et Marx ajoute ces réflexions qui montrent combien en
admettant le droit de l'Allemagne de se défendre, il résis-
tait à toute passion chauvine:
f
« Qui eut cru possible que 22 ans après 1848, une guerre natio-
nale aurait en Allemagne une telle force théorique ! Heureuse-
ment, toutes ces démonstrations partent de la classe bour-
geoise. La classe ouvrière, à l'exception des partisans directs
de Schweitzer, n'y prend aucune part. La lutte des classes
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est heureusement assez développée dans les deux pays, la
France et l'A llemagne, pour qu'aucune guerre extérieure ne
puisse faire retourner en arriére la roue de l'histoire ».
(1) Correspondance d'Engels et de Marx, lettre du 22 juillet 1870,
t. IV, lettre n. 1225, page 300.
(2) Célèbre policier prussien à la solde de Bismarck. Il avait ma-
chiné le procès des marxistes de Cologne en 1852.
212 LA POLlTlyUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Bismarck venait de tirer grand parti des manœuvres
machiavéliques où il avait attiré l'ambassadeur français
Benedetti en flattant les appétits de Napoléon III et ses
plans de conquête sur la Belgique. Le but du cynique
chancelier était naturellement d'exciter les Anglais contre
la France. Marx là encore, juge à son aune l'idole des
« philistins de Merlin »:
« Dans la publication des traités (sur la Belgique) Bismarck
s'est surpassé. Même la respectabilité de Londres n'ose plus
parler de l'honnêteté de la Prusse. Robert Macaire et Cie /
Je me souviens d'ailleurs d'avoir lu un peu avant 1866, dans la
feuille du digne Brass et dans la Gazette de la Croix des
articles dans lesquels la Belgique était dénoncée comme un
repain! de Jacobins (!) et où on conseillait son annexion à la
France.
« D'autre part, l'indignation de John Bull n'est pas moins
drôle ! Le droit des traités ! le diable ! Et cela après que Pal-
merston a élevé en principe d'Etat anglais que lorsqu'on jure
sur un. traité, on ne jure pas pour cela qu'on veuille le respec-
ter et après que depuis 1830 l'Angleterre agit en conséquence.
De tous les côtés, partout, la guerre et la crapulerie.
« Elle est bien bonne la Gazette de la Croix avec sa
demande aux Anglais de ne plus livrer du charbon aux Fran-
çais, c'est-à-dire de rompre le traité de commerce anglo-fran-
çais, c'est-à-dire de déclarer la guerre ! alors que jadis contre
Pam (Palmerston) l'opposition faisait valoir que le charbon ne
pourrait être contrebande de guerre. Si donc l'Angleterre ne
déclare pas la guerre de prime abord, elle doit fournir du
charbon aux Français.
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Dans les milieux de la Cour et dans la grande bour-
geoisie anglaise, on était alors furieusement germanophile
et on envisageait couramment, à la faveur de l'indignation
produite sur l'opinion par les plans de conquête de Napo-
léon III sur la Belgique, qu'on pourrait entraîner l'Angle-
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 213
terre dans la guerre contre la France. Marx menace les
dirigeants, du prolétariat britannique:
« Quant à une déclaration de guerre (à la France) elle amè-
nerait une sérieuse rencontre entre « thé powers thaï be » (les
puissances établies, les dirigeants) et le prolétariat de Londres.
L'humeur des ouvriers ici est vigoureusement opposé à de sem-
blables manières d'agir de dirigeants et d'Etals • (1).
Le 31 juillet Engels envoie à Marx une longue et inté-
ressante lettre à laquelle était jointe un article de critique
militaire sur le plan de campagne prussien pour la Paît
Mail Gazette. Il ajoutait:
« Cela devienUjie plus en plus compromettant de faire la
guerre sous Guillaume. Mais ce qui est bien, c'est qu'il se rende
si horriblement ridicule avec sa mission divine et avec son
Stieber — sans lequel l'unité allemande ne peut se faire déci-
dément.
« L'Adresse de l'Internationale, a été publiée samedi dans le
Tory Courier. Cette Adresse apprendra aux gens de toutes les.
classes que seuls les ouvriers ont actuellement une véritable
politique étrangère. Elle est très bien et si le Times ne l'a pas-
donnée c'est certainement à cause des Russes. Les gouverne-
ments ainsi que la bourgeoisie seront bien étonnés si après
la guerre, les ouvriers reprennent leur mouvement inter-
rompu, comme si rien n'était arrivé.
« Je suis plus persuadé que jamais du succès militaire des
Allemands. Nous venons de gagner la première escarmouche
sérieuse...Le succès final, à savoir que les Allemands rempor-
teront finalement la victoire, ne fait aucun doute pour moU
mais le plan de Moltke révèle la certitude absolue de pouvoir
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engager la première bataille, avec une supériorité écrasante.
Nous saurons mardi soir, s'il ne s'est pas trompé dans ses
calculs. Moltke compte très souvent sans son Guillaume.
(1) Correspondance de Marx et Engels du 28 juillet 1870 (t. IV).-
Lettre 1226, page 302.
214 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MABXISME
« Plus le Philistin allemand s'aplatit devant son Guil-
laume qui est plein de confiance dans son Dieu et qui rampe
devant lui, plus il devient insolent envers la France. Les
anciens hurlements pour l'Alsace-Lorraine ont recommencé
de plus belle — « Gazette d'Augsburg » au premier plan.
Mais les paysans lorrains feront bien voir aux Prussiens
que ce n'est pas si simple que cela.
« Tu as tout à fait raison au sujet du traité (1). Les gens ne
sont pas aussi bêles que Bismarck se l'imagine. Il y a de bon
dans celte affaire que toute celle boue est étalée au grand jour
el que maintenant on tire au clair tout le tripatouillage entre
Bismarck el Bonaparte. Dans l'histoire de neutralilé, y compris
l'histoire du charbon, les Allemands se comportent comme des
enfants » (2).
•' *
Le 1°r aoOt, Marx écrit à Engels:
« L'oligarchie d'ici souhaite une guerre de l'Angleterre en
faveur de la Prusse. Après avoir rampé pendant 18 ans devant
Bonaparte et s'en être servi comme un « sauveur des rentes et
profits », ils pensent maintenant trouver un policeman plus
respectable et plus sûr sur le Continent dans le Prussien,
droit, dévot, monarchique. Mais que ces gaillards fassent
attention /Ici parmi Je peuple, on entend partout dire : «That
damned german dynasty of ours wants for ils family purposes
lo involve us in Ihe continenlal war » (3).
« Le Figaro d'ici donl j'ai donné un numéro caractéristique
à Dupont est un journal anglais fondé par l'ambassade fran-
çaise.
« Bismarck de son côté a acheté joliment de journaux lon-
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doniens notammenl le Lloyds el le Reynold's. Ce dernier
(1) Machiné entre Bismarck et Napoléon HI à propos de la Bel-
gique.
(2) Correspondance d'Engels et Marx du 31 juillet 1870 (t. IV).
Lettre 1228, page 304.
(3) Cette damnée dynastie allemande que nous avons, veut pour
ses intérêts de famille, nous engager dans une guerre sur le Con-
tinent.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 2t5
-r~
demande dans son numéro d'hier le démembrement de la
France.
« Ce cochon ne ménage pas les transition». Le lascar qui de
tout temps a injurié les Allemands et flatté les Français, se
transJ'orme subitement en une espèce de Blind.
« Quant à ce dernier gaillard, il espère par ses hurlements
patriotiques et la « suspension » bruyante de son républica-
nisme sur l'autel de la patrie « être élu député pour le prochain
Reichstag » (1).
Et Marx attaque avec virulence ce Karl Blind, démo-
crate chauvin et qui allait bientôt se rallier à Bismarck. Il
dénonce arec colère ses intrigues pro-prussiennes dans les
milieux politiques londoniens. Au même moment, un réfu-
gié allemand, le Dr Eugen Oswald(2), qui après l'échec de
la révolution badoise, avait gagné l'Angleterre, de son
côté rédigeait un manifeste des démocrates et républicains
internationaux pour lequel il avait sollicité la signature
de Marx. Celui-ci objectait que Oswald n'avait pas dans sou
appel « indiqué le caractère défensif de la guerre du côté
des Allemands » mais ajoutait: Je ne dis pas du r.ôté des
Prussiens (3). *
Finalement il acceptait de signer avec cette réserve
« qu'il donnait sa signature dans la mesure où ses senti-
ments généraux coïncidaient avec ceux, de' l'adresse du
Conseil général » — et surtout parce que le pauvre Oswald
était l'objet des attaques perfides de « studiosus Blind » —
c'est ainsi que Marx appelle par dérision le « démocrate »
bismarckien — qui allait jusqu'à accuser Oswald d'avoir
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(1) Correspondance de Marx et Engels, 1er août 1870, t. IV, lettre
1229, page 306.
(2) M. Laskine en fait un ouvrier anglais (!) et oppose son atti-
tude à celle de Marx (ouvrage cité p. 83).
.(3) Correspondance de Marx et Engels, J août 1870, t. IV, lettre
1231, page 309.
216 LA POLITIQUE INTERNATIONALE ru MARXISME
été « acheté par Bonaparte ». Ce genre d'accusation misé-
rable était d'ailleurs libéralement employé dans les polé-
miques de l'époque et dans la même lettre, Marx écrit avec
une ironie charmante:
« Lopatine (1) a quitté Brighton, où il se mourait d'ennui,
pour Londres. C'est le seul Russe « solide » que'je connaisse à
ce jour et je lui ferai bientôt passer ses préjugés nationaux.
C'est par lui que j'ai appris que Bakounine avait répandu le
bruit que j'étais un agent de Bismarck — mirabile dictu (2)!
Et ce qui est vraiment drôle, le même soir (hier mardi) Serraillier
me disait que Chatelain, membre de la « French branch » et
ami intime de Pyat, avait raconté à ladite branche en réunion
pleinière, combien Bismarck m'avait payé — 250.000 francs!
Quand d'une part, on regarde le chiffre en argent français
et quand on considère de l'autre la ladrerie prussienne, cela
donne au moins l'impression d'une estimation assez conve-
nable ».
11 a fallu les événements actuels, le débordement de fré-
nésie chauvine et les spéculations pseudo-patriotiques de
certains pamphlétaires pour que cette grotesque calomnie
soit gravement citée — sans un mot de réserve — dans le
gros ouvrage à prétentions faussement scientifiques d'un
ancien marxiste précocement repenti (3).
Le 8 août Marx constate que décidément la guerre va
aboutir à la création de l'empire allemand. Il écrit:
« L'Empire est fait » — c'est à-dire l'empire allemand. A tra-
vers les obstacles et les détours, ni par la voie voulue, ni par
la manière imaginée, il semble que depuis le Second Empire,
(1) Une noble figure de révolutionnaire russe Lopatine traduisit le
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Capital en russe, prit part au mouvement de 1880 et fut enfermé
21 ans dans la forteresse de Schlusselbourg et a été délivré en
1905.
(2) Merveilleuse nouvelle!
(3) Laskine, ouvrage cité, p. 83.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 2)7
tous les tripatouillages ont abouti à réaliser le « but national »
de 1848 — la Hongrie, l'Italie, l'Allemagne ! J'imagine que le
mouvement ne prendra fin que lorsque les coups seront échan-
gés entre les Prussiens et les Busses. Ce n'est pas du tout
invraisemblable. Le presse du parti moscovite attaque le gou-
vernement russe pour son attitude amicale envers la Prusse,
aussi violemment qu'en 1866, les journaux français de la
nuance TBi'ers attaquaient le Boustrapa pour ses coquetteries
avec la Crusse. Il n'y a que le tsar, le parti russo-allemand et
le Journal officiel de Saint-Pétersbourg, qui attaquent la
France. Mais ils ne s'attendaient pas à des succès prusso-alle-
mands aussi éclatants. Ils croyaient, comme Bonaparte en
1866, que les belligérants s'affaibliraient mutuellement par une
longue lutte, de telle sorte que la Sainte Russie pourrait en fin
de compte intervenir comme arbitre souverain.
« Si Alexandre ne veut pas être empoisonné, il lui faudra
faire quelque chose pour calmer le parti national. Le prestige
de la Russie est évidemment encore plus offusqué par un
empire allemand-prussien, que ne l'était celui du Second
Empire par la Confédération de l'Allemagne du Nord. Tout
comme Bonaparte de 1866 à 1870, la Russie tripatouillera avec
la Prusse pour avoir des concessions du côté turc et tous ces
tripatouillages, malgré la religion des Hohenzollern, se termi-
neront par une guerre entre les tripatouilleurs.
« Si nigaud que puisse être le Michel allemand, son senti-
ment national accru (surtout maintenant, où on ne peut plus
lui faire croire qu'il doit tout supporter pour que l'unité alle-
mande se fasse) ne le laissera pas se plier sous le service russe
.— pour lequel il n'existe aucun motif, pas même un prétexte.
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«Qui vivra verra». Si notre beau Guillaume vil encore
quelque temps, nous verrons sa proclamation aux Polo-
nais (1). Lorsque Dieu veut faire quelque chose de très
grand, dit old Carlyle, il choisit pour cela les hommes les plus
bêtes ».
(1) La prédiction de Marx devait s'accomplir 46 ans plus tard sous
les auspices du petit-fils du « beau Guillaume ».
248 LA POLITIQCE 1XTERXATTONALE DC MARXISME
Mais ta large pensée internationale de Marx se préoccupe
toujours arec un intértH aussi passionné des événements
politiques et de leur répercussion sur le mouvement ouvrier
dans chacune des grandes nations. Aussi le ramène-t-elle
à la France. Dans cette même lettre, il écrit:
« Ce qui me fait peur en ce moment, c'est l'état des choses
en France même. La prochaine grande bataille se tournera
probablement contre les Français. Et ensuite? Si l'armée battue
se jette sous la direction de Boustrapa vers Paris, il y aura une
paix des plus humiliantes pour la France — avec peut-être la
restauration des d'Orléans ! Si une révolution éclatait à Paris,
je me demande sérieusement, si elle aurait les moyens et les
chefs pour résister sérieusement aux Prussiens f On ne peut
pas se dissimuler que la farce bonapartiste durant 20 ans a
énormément démoralisé la nation. On est à peine autorisé à
compter sur une explosion de l'héroïsme révolutionnaire...
Qu'en penses-tu?
« John Stuart Mill a décerné beaucoup d'éloges à notre
Adresse. Elle a d'ailleurs produit un grand effet à Londres.
La Société de la Paix, de Cobden, notamment, s'est offerte à la
distribuer ».
Marx revient ensuite au Manifeste d'Oswald, au bas
duquel, outre sa signature, il avait mis celle d'Engels —
avec tes réserves déjà indiquées. II ajoute que le « vieux
Ruge », le réfugié de 1848, ayait écrit à Oswald qu'il ne
pouvait pas signer parce qu'il était « convaincu » que les
Prussiens proclameraient à Paris ta république, française ! (1).
« Voilà bien n'est-ce pas, ajoute-t-il, dans toute sa gloire
II) Chimère certes extravagante, mais pas beaucoup plus que celle
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de,certains socialistes français qui, 45 ans plus tard, ont imaginé que
les Alliés vainqueurs de l'Allemagne instaureraient la République de
l'autre coté du Rhin après avtjir affranchi le peuple allemand de sa
caste militaire.
LA GUERBB FRANCO-ALLEMANDE 219
— ce vieil homme à confusions, constructenr <e chimè-
ies » (1 ).
Le 10 août, Engels répond à Marx et après avoir analysé
avec sa perspicacité habituelle la situation militaire et les
derniers avatars de Napoléon III, sons qui « tout semble
craquer », il ajoute:
« Je crois que, sans l'armée, les Orléanistes ne sont pas asseï
forts pour risquer de suite une restauration monarchique.
Comme ils sont maintenant la seule djnastïe possible, ils pré-
féreront peut-être un interrègne républicain. Je crois qu'en face
de la république, les Prussiens offriront, somme toute, une
paix honorable. Il ne peut pas leur convenir de ressusciter 1793
et 1794. Tout le discours du trône de Guillaume montre qu'il
spécule sur une révolution et ne pousserait pas les choses à
l'estrême. Par contre depuis, la fureur nationaliste est
devenue grande eii Allemagne et la clameur après ï'Alsace-
Lorraine devient générale. Et on ne peut pas compter sur
Guillaume. Mais pour le moment je crois pourtant qu'on se
contentera de moins.
'La France perdra bien un peu de territoire et pour que l'élan
de 1793, se reproduise et d'une manière aussi efficace, il fau-
drait également les adversaires de 1793. Comme tu le dis avec
s raison, il faudrait aussi d'autres Français que ceux qui viennent
de sortir du « bas empire » (2) ».
Dans la dernière partie de cette lettre, Engels discute à
nouveau les mouvements stratégiques, démontre avec
force les <t gaffes énormes » deDouay en Alsace, manifeste
son indignation contre l'incapacité des généraux bonapar-
tistes, montre la supériorité tactique de leur adversaire —
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et à ce propos constate que l'événement a démontré qu'il
(1) Correspondance de Marx et Engels, 8 août 1870, t. IV, lettre
1234, pages 313 à 315.
(2) Correspondance d'Engels et Marx 10 août 1870 t. IV, lettie
1235, page 316.
220 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
avait eu raison de considérer « celte organisation militaire
prussienne comme un fait énorme et dans une guerre
nationale comme celle-ci invincible ».
Cependant, à Londres, le « démocrate » chauvin Karl
Blind continue à intriguer en faveur des plans bismarc-
kiens, et Marx — de Ramsgate.où il se repose sur les bords
de la mer du Nord — en manifeste toute sa colère. Le
15 août il écrit:
« Dans les Daily News, reproduit par la Pali Mall d'aujour-
d'hui, tu verras qu'un « éminent écrivain » est sur le point de
publier une brochure en anglais, en faveur de l'annexion de
l'Alsace-Lorraine par l'Allemagne!
« L'éminent écrivain qui a mis la note sur lui-même dans
les Daily News n'est naturellement personne d'autre que
l'ex-sludiosus Blind. Ce misérable coquin peut causer des mal-
heurs avec ses intrigues dans la presse anglaise. Puisque tu
as tes entrées à la « Pali Mall Gazette » lu devrais faire
venir cette saleté aussitôt quelle sera publiée et exécuter cet
individu.
« Entre nous, les Prussiens pourraient certes faire un coup
diplomatique, si, sans demander le moindre pouce du territoire
français pour eux, ils exigeaient la restitution de la Savoie et
de Nice à l'Italie et la pointe neutralisée par le traité de 1815
à la Suisse. Personne n'y trouverait à redire; mais ce n'est
certes pas à nous à donner des conseils pour tous ces trans-
ferts de territoire » (I)
Dans une lettre datée du même jour de Manchester,
Engels, analyse avec beaucoup de pénétration, toute la
situation:
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« Par la faute de Badinguet, l'Allemagne est entrée dans une
guerre pour son existence nationale; si elle succombe contre
(1) Correspondance de Marx et Engels, 15 août 1870 t. IV, lettre
1237, page 318.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 221
Badinguet, le bonapartisme est consolidé pour des années et
l'Allemagne est fichue pour longtemps, peut-être pour des géné-
rations. Il ne sera plus question alors d'un mouvement ouvrier
autonome, la lutte pour le rétablissement de l'unité nationale
absorbera tout et en mettant les choses au mieux les ouvriers
allemands se placeront à la remorque des ouvriers français.
« Si l'Allemagne est victorieuse, le bonapartisme sera proba-
blement fichu en France, chez nous les éternelles doléances
en faveur du rétablissement de l'unité allemande prendront
fin, les ouvriers allemands pourront s'organiser sur une tout
autre échelle nationale que cela n'a été jusqu'ici possible et les
ouvriers français, quel que soit le gouvernement qui succédera,
auront certainement un champ d'action plus libre que sous le-
bonapartisme.
« La grande masse du peuple allemand de toutes classes
s'est pénétrée de cette idée qu'en somme il s'agissait de l'exis-
tence même de la nation et c'est pouf cela, qu'elle est aussitôt
accourue. Il me paraît impossible que dans ces conditions un
parti politique allemand puisse prêcher l'obstruction totale à
la Wilhelm (Liebknecht) et mettre les raisons secondaires
au-dessus de la question principale.
"« II faut encore ajouter que sans le chauvinisme de la masse
de la population française — bourgeois, petits bourgeois,
paysans et prolétariat impérialiste du bâtiment — il la Hauss-
mnnii — sorti de la paysannerie et créé dans les grandes villes
par Bonaparte — celui-ci n'aurait pu faire cette guerre. Tant
que ce chauvinisme n'est pas supprimé et cela complètement,
la paix entre la France et l'Allemagne reste impossible ».
Fuis il examine ces « raisons secondaires » auxquelles il
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reprochait à Liebknecht de donner un rôle primordial,
mais dont il reconnaît l'importance:
« Que cette guerre soit conduite par Bismarck, Lehmann
et C'e et qu'elle leur procure une gloire passagère, s'ils la con-
duisent heureusement jusqu'au bout, voilà ce que nous devons
à cette misérable bourgeoisie allemande. C'est en effet très
Sâ2 LA l'.iLI i !nl 1. iMtKIJYriliSALK OU JIAIIX1SME
déplaisant, mais imposssibie à éviter. Mais il serait absurde <lt-
faire de l'anti-bismarckisine un principe absolu. D'abord,comme
rii 1866, Bismarck fait toujours une partie de notre besogne, i
sa façon et tans te vouloir niais il la fait tout de même. 11 nous
prépare un sol meilleur qu'auparavant. Et puis, BOUS ne
sommes plus en 1815. Les Allemands du Sud, entreront forcé-
ment au lleichstag •et cela fera nu •centre-poids au « Prussia-
nisine ». Ensuite il y a des dévoies nationaux qui lui incombent
el qui, oom«ie t« l'as déjà dit, rendent âne alliance avec la
Russie, d'avance impossible. C'est d'autre part, une absurdité
que de vouloir faire rétrograder l'histoire où elle était en 1866,
comme le veut Lieblcnecht ».
Et le fidèle, ami de Marx, résume avec une remarquable
netteté le programme d'action socialiste qu'il faut suggérer
aux ouvriers allemands:
* J« «-.rois que nos gens -peuvent:
i» Participer au mouvement national-— tm verras par la
lettre de Kugelmann quelle fonce il a —•aufat.nl et aussi long-
temps qu'il ne fo-orne à ta défense de l'Allemagne '(ce qui
jn'eschat pas dans certaines cii-oonstan'ces l'offensàYe d'ici à ia
•conclusion de la paix).
28 Mettre en évidence la.différence entre Ife intérêts wtW*o
miaux allemands et te* iwtiéréts dynaistiqmes prussiens.
3e S'apposer « tonte 'annexion de l'A hace-Lorraine (Bis-
marck manifeste l'intention de l'annexer aia paj-s de Bade usa. -k
la Bavière).
i" Auftmtôt qn'ii y atn.ro. à Parie un g&ureirnemeMt républi-
cain 'Kt non plus chauvin, -conclure avec hri, une paix ikem»-
rable.
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5» Souligner constamment l'union dea inféré/s de* ouvrier*
allemands et des ourrier-s frcmçaù, qui n'ont pas voulu la
guerre et ne xe la font pw*..
6° Pour la RitKxie, agir ne ion If .Manifeste de l'Internatio-
nale ».
LA 6UERRE FRANCO-ALLEMANDE *"
Et à nouveau Engels critique le point de vue d'absolue
négation de Liebknecht qui à son avis ne veut pas envi-
sager la nécessité historique de l'unité allemande et qui ne
voit pas que « un peuple qui ne reçoit que des coups et encore
des coups de pied est peu qualifié pour faire une révolution
sociale». Et il ajoute : « Mais Wilhelm (Liebknecht) a pro-
bablement escompté une victoire de Bonaparte, rien que pour que
son Bismarck en crève. Tu te souviens comme il l'a toujours
menacé des Français ? Tu étais aussi du côté de Wilhelm ! ».
Puis revenant aux choses de France il tes caractérise en
ces termes d'une haute objectivité:
« La débâcle » en France semble affreuse. Tout est désordre,
corruption, vol. Les chassepots sont mal construits et ne fonc-
tionnent pas au combat. Il n'en reste plus et on doit sortir les
anciens fusils à silex. Malgré cela, un gouvernement révolu-
tionnaire, s'il vient .bientôt, ne devra pas désespérer. Il est
bien possible qu'il puisse tenir jusqu'au moment, où on aura
acheté' de* armes et organisé des armées nouvelles, par les-
quelles l'ennemi serait repoussé peu à pe/u jusqu'à la fron-
tière. Ce serait la meilleure issue de la guerre que les deux
Etats se prouvent mutuellement leur invincibilité » (1).
Deux jours après Marx répond à Engels et dédare que
sa lettre « concorde absolument avec le plan qu'il s'était
fait » de la réponse qu'il comptait envoyer aux ouvriers
allemands et qu'il ne voulait pas aller de l'avant, sans
s'être concerté avec lui ». Il ajoute:
« Liebknecht tire la conclusion que je suis d'accord avec
lui:
-1° De l'Adresse de l'Internationale;
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(1) Correspondance do Engels et Marx 15 août 1870, vol. IV,
lettre 1238, pages 318 à 321. Et voilà comment Engels souhaitait
la défaite de la France, même de la France encore bonapartiste!
224 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
2« De sa déclaration et de celle de Bebel au Reichstag.
C'était à un moment où c'était un acte de courage que de
rester à cheval sur les principes. Mais il ne faut pas en con-
clure que les circonstances sont toujours les mêmes et il faut
encore bien moins croire que l'attitude du prolétariat allemand,
en face d'une guerre qui est devenue nationale, se puisse
ramener à l'antipathie de Wilhelm contre la Prusse. Ce serait
tout à l'ait comme si, parce qu'à un moment donné nous nous
sommes élevés contre la libération bonapartiste de l'Italie, nous
ne voulions pas admettre l'indépendance, relative, dont l'Italie
jouit depuis celte guerre.
« Les convoitises sur l'A Isace-Lorraine semblent dominer
dans deux sphères : la canaille prussienne et les buveurs de
bière patriotes de l'Allemagne du Sud. Leur réalisation serait
le plus grand malheur qui.pourrait frapper l'Europe et tout
particulièrement l'Allemagne. Tu dois avoir lu que la plupart
des journaux russes parlent déjà de la nécessité d'une interven-
tion de la diplomatie européenne pour maintenir l'équilibre
européen. Kugelrnann confond une guerre offensive avec des
opérations militaires défensives. Aussi donc, lorsque dans la
rue un gaillard me tombe dessus, j'ai seulement le droit de
parer ses coups, mais je ne dois pas « Knock down » (l'étendre
à terre), parce que je me transformerais à cause de cela en
agresseur. Tous ces gens n'entendent rien à la dialectique...
« Avec le glas du Second Empire, cela finira comme cela a
commencé par une parodie et c'est moi qui ai eu raison avec
mon Bon-aparté (1) ! Peut-on imaginer une plus belle parodie
de la campagne de Napoléon en 1814? Je crois que nous
sommes les deux seules personnes qui depuis le début avons vu
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le Boustrapa dans toute sa médiocrité et l'avons considéré pour
un simple personnage d'apparat, sans nous laisser jamais
influencer par ses succès passagers.
« A propos ! La « Société de la paix » bourgeoise a envoyé
20 Livres au Conseil général de l'Internationale pour faire
(i) Allusion à la brochure de Marx, le Dix-huit Brumaire de
Louis Bonaparte.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 225
imprimer notre Manifeste en langues française et alle-
mande » (1).
Quelques jours après, Engels, écrivant à Marx, lui
exprime à nouveau sa surprise devant l'inaction du peu-
ple parisien, qui malgré les désastres des armées impé-
riales parait devoir continuer à subir l'Empire:
« Je crois que l'annexion des « Germano-Français » est main-
tenant chose décidée S'il s'était formé à Paris un gouverne-
ment revolutionnaire, ne serait-ce qu'il y a huit jours, on
aurait encore pu faire quelque chose. Il arrivera trop tard à
présent et ne pourra que se rendre ridicule par «ne parodie de
la Convention. Je suis convaincu que Bismarck aurait dû
faire la paix sans aucune annexion de territoire, avec un
gouvernement révolutionnaire, constitué au bon. moment.
Mais puisque la France se comporte ainsi (2), il (Bismarck) n'a
aucune raison-pour résister à la pression du dehors et à sa
propre vanité. C'est un grand malheur, mais il me paraît iné-
vitable (3) ».
Et devant la pitoyable tactique de Mac-Mahon et de
Bazaine, enfermé dans Metz, il espère encore « que les
Parisiens se lèveront enfin ».
(t) Lettre de Marx à Engels du 17 août 1870 (t. IV de la Corres-
pondance, lettre 1240).
(2) Cette lettre a permis à M. Laskine de commettre une de ses
plus notoires falsifications historiques. Dans ses Socialistes du Kaiser
(p. 62) commentant cette phrase d'Engels qui vise l'attitude de la
France continuanbmalgré ses désastres à subir l'homme du 2 décem-
bre, il écrit « elle (la France) avait aux yeux d'Engels le tort im-
pardonnable de continuer la défense nationate ». Le lecteur qui a
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sous les yeux, non le texte tronqué par M. Laskine, mais le texte
complet d'Engels, peut juger en toute connaissance de cause de
la sincérité du procédé.
(3) Correspondance d'Engels et Marx 20 août 1870, t. IV, lettre
1241, page 324.
JEAN LONGUET 15
226 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Pour voir combien les opinions exprimées ainsi dans
leur correspondance par les deux fondateurs du Socialisme
moderne sont pures de toute pensée chauvine et se ren-
contrent avec la pensée des socialistes français de l'époque,
il suffit de les rapprocher de celles qu'exprimait à la
même date (le 19 août 1870) ce noble représentant du pro-
létariat parisien qu'était Eugène Varlin. Il se trouvait alors
en Belgique, proscrit, et voici ce qu'il écrit d'Anvers:
« Que devient l'Internationale, au milieu de ce double mou-
vement de chauvinisme qui entraîne deux grandes nations, sur
lesquelles nous croyions pouvoir compter, à s'entre-détruire
d'une façon horrible? Je ne dois pas vous le cacher, malgré
que nos paysans aient bien mérité, par leur voit stupide, la
terrible épreuve qu'ils subissent en ce moment (1), je souffre
de voir nos provinces dévastées, la France s'épuisant dans un
effort suprême car je n'espère rien de bon de .la victoire du
militarisme prussien.
Et cependant, tant que l'ombre du gouvernement impérial
pèsera sur la France, le parti républicain socialiste doit
protester par son abstention contre la politique désastreuse
dans laquelle l'empire entraîne notre nation. Pourquoi le
peuple parisien n'a-t-il pas aux premiers revers brisé l'em-
pire et mis la France révolutionnaire en présence du roi de
Prusse? Au moins si la guerre avait continué on se serait
battu pour quelque chose » (2).
C'est exactement la même pensée que Marx et Engels
expriment sans cesse à la même époque, bien que Marx,
dans une lettre datée du 22 août, semble reprocher à Louis
(1) C'est presque identiquement la pensée de Marx : « la France
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a besoin d'une leçon tragique pour être régénérée » qui sous sa
forme plus brutale « . les Français ont besoin d'être rossés » a été si
exploitée.
(2) Cité par la Vie Ouvrière (5 mai 1914).
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 227
Blanc de croire « que le grand patriotisme consiste à rester
passif pour laisser aux bonapartistes toute la responsabi-
lité » (i).
Et Marx revient a nouveau à l'idée si fréquemment
exprimée par lui, comme par Engels, dans ses précédentes
lettres, sur la déplorable passivité de Paris qui-leur semblait
si surprenante après les agitations passionnées des mois
qui avaient précédé la guerre — mais qui était seulement
le calme précédant l'orage. En même temps, il proteste de
plus en plus énergiquement contre les plans de conquête
de Bismarck. Le 2 septembre 1870, il écrit à Engels et
après l'avoir félicité de l'admirable clairvoyance de ses
articles de critique militaire de la Pali Mail Gazette dans
lesquels il avait mis en pleine lumière toutes les fautes de
Mac-Mahon et où il allait bientôt — 48 heures avant l'évé-
nement — prédire le désastre de Sedan, il ajoutait:
« La défense de Paris, me paraît n'être que comédie de la
police pour faire tenir les Parisiens tranquilles, jusqu'au
moment où les Prussiens seront aux portes et sauveront l'ordre
— c'est-à-dire la dynastie et ses Mamelucks. Le spectacle
lamentable que Paris offre en ce moment, je veux dire durant
la guerre, démontre qu'une leçon tragique était nécessaire
pour sauver la France.
Mais elle est bien prussienne celte déclaration que seul,
l'homme en uniforme a le droit de défendre sa patrie!
Les Prussiens devraient bien savoir pourtant, par leur
propre histoire, qu'on n'obtient jamais une sécurité éternelle
sur un adversaire par le démembrement. Même après la perte
de l'Alsace-Lorraine, la France serait loin d'être aussi bas que
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l'était la Prusse après le traitement de cheval que Napoléon
lui a fait subir à Tilsitt. Et à quoi cela a-t-il servi à Napoléon 1er?
La Prusse s'est remise sur pied.
(1) Lettre de Marx à Engels du 22 août 1870 (Correspondance,
t. IV, lettre 1242).
228 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MA1ÎMSME
« Je ne crois pas que la Russie intervienne activement dans
cette guerre. Je ne l'y crois pas préparée. Mais c'est déjà un
coup de maître diplomatique que de se proclamer le sauveur
de la France,
« Dans ma réponse très détaillée au Comité de Brunswick,
j'ai écarté une fois pour toutes, la belle « identité de vues »
dont se ser.t vis-à-vis de nous, Wilhelm ..
* La correspondance entre l'ex-séminariste wurtembergeois
D. Strauss et l'ex-élève jésuite Renan, est un épisode bien
amusant. Un calotin reste toujours un calotin. Le cours d'his-
toire de M. Strauss, semble avoir été puisé dans Kohlrausch ou
quelque livre primaire analogue ».
Que la passivité de Paris et de la France populaire et
républicaine qui n'avait pas encore réagi devant les désas-
tres effrayants des armées impériales indignat Marx et
Engels, nous en trouvons une nouvelle preuve dans une
autre lettre que Marx écrivait le 1er septembre 1870 à son
ami Sorge en Amérique:
«... L'attitude déplorable de Paris pendant la guerre — qui
continue après ces défaites abominables à se laisser gouverner
par les Mamelucks de Louis-Bonaparte et de l'aventurière
espagnole Eugénie — montre combien les Français ont besoin
d'une leçon tragique pour être régénérée. Les ânes prussiens
ne voient pas que la guerre actuelle aboutira forcément à
une guerre entre l'Allemagne et la Russie, comme la guerre
de 1866 a conduit à une guerre entre la Prusse et la France.
Voilà le résultat le plus clair que j'en attends pour l'Allemagne.
Le « prussianisme » n'a jamais pu et ne pourra jamais exister
dans l'avenir qu'en, s'alliant et en se soumettant à la Russie.
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Cette deuxième guerre provoquera aussi une révolution
sociale inévitable en Russie » (1).
(1) Briofe und Auszuge aus Briefen von J. P. Becker, Dictzgen,
F. Engels, Karl Marx. Lettre n. 9, p. 146. Merveilleuse prophétie
que l'histoire devait réaliser 47 ans plus tard!
LA. GUERRE FRANCO ALLEMANDE 229
Cependant la nouvelle du désastre dé Sedan est arrivée
en Angleterre. Le 4 septembre Engels écrivait de Manches-
ter à Marx.
Après avoir cité les vers célèbres de Heine, mis en musi-
que par Schumann:
Que me font ma femme et mes enfants,
Mon âme porte une pensée plus élevée;
Qu'ils gagnent leur pain en mendiant,
Mon empereur, mon empereur est prisonnier!
«
11 continue, mêlant, à son'habitude, l'indignation et
l'âpre sarcasme:
a L'histoire est tout de même la plus grande poétesse ; elle
a réussi à parodier même Heine. Mon empereur, mon empe-
reur prisonnier, et par les « Stinkpreussen » (Prussiens puants)
par dessus le marché ! Et le pauvre Guillaume qui assure pour
la centième lois qu'il n'est pour rien dans toutes ces histoires
et que c'est simplement la volonté de Dieu qui a tout fait ! Le
Guillaume ressemble à l'écolier : « Qui a créé le monde? C'est
moi, Monsieur le professeur, mais je vous promets de ne plus
recommencer ». .
« Et le lamentable Favre qui ose proposer que Palikao, Tro-
chu et quelques autres Arcadiens forment un gouvernement!
On n'a jamais vu pareils misérables. .Vais on peut tout de
même espérer maintenant que quelque chose va se passer à
Paris lorsqu'on apprendra cela. Je ne puis imaginer qu'un
pareil cataclysme forcément connu aujourd'hui ou demain ne-
produise pas son effet. Peut-être seulement un gouvernement
de gauche qui conclura la paix, après avoir fait semblant de
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résister? »
Comme la plupart des observateurs de la guerre en
Europe. Engels se trompe alors sur le ressort de la France.
Il ne s'attend pas à voir se produire sous l'impulsion de la
Défense Nationale l'ardente et désespérée résistance qui
230 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
après la capitulation des armées régulières continuera la
guerre encore pendant six mois:
« La guerre touche à sa fin, écrit-il. Il n'y a plus d'armée en
France. Aussitôt que Bazaine aura capitulé, ce qui arrivera pro-
bablement cette semaine, la moitié de l'armée allemande ira
devant Paris, l'autre moitié passera la Loire et déblayera le
pays de tous les rassemblements armés... La délense,de Paris,
s'il ne s'y passe pas quelque chose d'extraordinaire, sera un
épisode plaisant » (i).
Au moment même où Engels écrivait cette lettre de
Manchester, le peuple de Paris se soulevait, accomplissant
enfin le mouvement révolutionnaire si impatiemment
escompté depuis cinq semaines par les deux grands socia-
listes, qui n'avaient cessé de dire que le salut de la France
était à ce prix. Et immédiatement nous allons voir leur
attitude complètement modifiée par cet événement, comme
par le caractère absolument différent que la guerre va
prendre dans les deux camps, du jour où elle devient, d'une
guerre d'agression dynastique des Bonaparte contre
l'unité allemande, la guerre de Défende Nationale du peu-
ple français, contre les Bismarck et les Hohenzollern.
(1) M. Laskine cite ce passage d'une lettré écrite deux semai
nes avant tlue le siège de Paris eut commencé et eut pris un
caractère tout à fait différent de ce que supposait alors Engels. Il écrit:
« Alors que il/ toute l'Europe s'émut de pitié pour les horreurs du
siège de Paris affamé, ils osaient écrire que ce siège serait un épi-
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sode gai » (Les Socialistes du Kaiser, p. 59).
CHAPITRE VII
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE : II. LA DÉFENSE NATIONALE
\
La chute de l'Empire, la proclamation de la République
se produisent enfin après Sedan. Marx tout en conservant
à l'égard du personnel républicain bourgeois qui venait de
prendre le pouvoir, les préventions que son passé autori-
sait, adopte immédiatement en face d'une guerre où l'agres-
sion a changé de côté, une attitude nouvelle. Ce n'est plus
la guerre bonapartiste, c'est la Défense Nationale de la
France républicaine et il va le proclamer hautement.
Charles Longuet a raconté, dans sa préface de la « Com-
mune de Paris », les conditions dans lesquelles Marx fut
prévenu par ses amis français, de la journée révolution-
naire:
/
« Le i septembre 1870, dans l'après-midi, je revenais avec
mon excellent et vieil ami Edouard Vaillant, du Corps législatif
envahi sans effort. La République venait d'être proclamée à
l'Hôtel de Ville, où nous n'avions que l'aire, n'étant pas candi-
dats aux fonctions publiques. Nous nous dirigions vers la place
de la Corderie (1), dans l'intention d'y rédiger avec quelques
camarades de l'Internationale parisienne, et des sociétés
ouvrières un appel immédiat aux socialistes de l'Allemagne.
Ce n'est pas que nous nous fissions de bien fortes illusions,
songeant que si la fortune des armes eut donné la victoire à
l'armée de Napoléon III, aucune parole, ni aucun acte révolu-
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(1) Siège des sections parisiennes de l'Internationale.
232 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
——_
lionnaire, aucune force humaine n'eut pu en France, l'empê-
cher de poursuivre son œuvre de conquête et de s'emparer de
la rive gauche du Rhin.
Mais qu'importe; avec ou sans illusions, il fallait au moins
sauver du désastre l'idée du socialisme international et son
avenir. Nous devisions ainsi quand nous nous trouvâmes rue
des Halles en face d'un bureau de télégraphe.
Aussitôt, Vaillant se rappelle que, en 1865-66 (proscrit de
l'Empire en attendant de l'être de la République bourgeoise),
j'avais eu le grand honneur de connaître Marx à Londres et
d'être admis sur sa présentation dans le premier Conseil géné-
ral de l'Internationale.
Vite une dépêche ainsi rédigée : et République proclamée ».
Suivaient les noms des nouveaux gouvernants provisoires, puis:
« Agissez immédiatement sur vos amis en Allemagne ».
Notre télégramme alla réveiller les hôtes de Maitland-Park
vers deux heures du malin. Il leur apporta la nouvelle de la
chute de l'Empire, quelques heures avant les journaux quoti-
diens — non parus à Londres le soir du 4 septembre — un
.dimanche ! »
Charles Longuet ajoute:
« Le Conseil général et sàn inspirateur n'avaient pas besoin
qu'on leur traçât leur devoir de solidarité internationale. Ils
avaient déjà rempli avec un tact merveilleux, dans les circon-
stances les plus difficiles, en face d'une déclaration de guerre
qui, en fait et plus encore en apparence, était une agression
contre le peuple allemand, contre son droit à quelque forme
que ce put être d'unité nationale (1) ».
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Cependant quelques éléments révolutionnaires et en
particulier les aventuriers et les casse-cou de la « branche
française » de Londres, devant la situation tragique où se
trouve la France — avec les armées allemandes qui mar-
(1) La Commune de Paris de Karl Marx, préface de Charles Lon-
guet, p. IX à XI.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 233
chent sur Paris — n'ont qu'une seule préoccupation:
fomenter une nouvelle révolution pour renverser le gouver-
nement de la Défense Nationale. Marx s'élève avec force
contre de semblables projets. Et le 6 septembre il écrit à
Engels:
« Je venais de m'asseoir pour t'écrire lorsque Serraillier (1)
arriva et me dit qu'il quittait demain Londres pour Paris, pour
quelques jours seulement. Le but principal de son voyage est
de se concerter avec le Conseil fédéral de Paris de l'Internatio-
nale. C'est d'autant plus urgent qu'aujourd'hui, toute la
« branche française », part à Paris pour y faire des
bêtises au nom de l'Internationale. Ils veulent renverser le
gouvernement provisoire, instituer la « Commune de Paris »,
nommer Pi/at ambassadeur à Londres, etc.
« J'ai reçu aujourd'hui du Conseil Fédéral de Paris une
proclamation au peuple allemand (je te l'enverrai demain) en
priant instamment le Conseil général de publier un nouveau
Manifeste au peuple allemand. J'avais dejà l'intention de le
proposer ce soir. Sois assez gentil pour m'envoyer le plus tôt
possible des annotations militaires en anglais, sur l'Alsace-
Lorraine, qui pourraient être, utiles pour le Manifeste.
<c Dès aujourd'hui, j'ai répondu longuement au Conseil fédé-
ral et j'ai assumé la besogne désagréable de leur ouvrir les
yeux sur la situation réelle ! A propos, Longuet m'a télégraphié
dimanche la proclamation de la République. J'ai reçu la dépê-
che à 4 heures du matin. De Brunswick, on m'a répondu
qu'on agirait exactement selon mes instructions.
« Jules Favre, quoique ce soit un coquin notoire et l'homme
des journées de Juin, est bon « pour le moment ». comme
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• ministre des Affaires étrangères. Il a toujours combattu la
vieille politique de Thiers et s'est déclaré pour l'unité de l'Italie
et de l'Allemagne. Je plains seulement Rochefort d'être mem-
bre de ce gouvernement où il y a l'infâme Garnier-Pagès Mais
(I) Ouvrier boîtier originaire de Marseille, ami fidèle de Marx et
qui fut membre de la Commune.
234 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
il ne lui était pas possible de refuser de participera la Défense
Nationale... Ne crois-tu pas que si le temps, qui est paraît-il
abominable en France, se prolonge (ce qui est très probable
après la sécheresse précédente) les Prussiens auront un motif
pour devenir raisonnables ; d'autant plus qu'ils sont menacés
d'une alliance anglo-austro russe? » (I).
Cette lettre contient plusieurs indications d'une extrême
importance, que les diffamateurs de Marx et de sa politique
internationale ont systématiquement laissés dans l'ombre
au moyen de citations cyniquement tronquées. Tout d'abord,
la révélation des étranges desseins formés par Félix Pyat
et ses amis — et la nette opposition que leur fait Marx.
Toute une série de lettres postérieures de Marx et d'Engels
qui ont donné lieu aux commentaires les plus injurieux,
ne peuvent être loyalement interprétées que si on tient
compte du passage que nous avons mis en italique concer-
nant les projets d'émeute et de révolution caressés par
Pyat. Néanmoins, dans la citation qu'il fait de cette lettre,
James Guillaume a entièrement supprimé ce passage essen-
tiel (2).
Ensuite, nous apprenons" que c'est bien selon les instruc-
tions formelles de Marx que le Comité central du Parti
social-démocrate allemand à Brunswick agit et qu'il va se
dresser dans une héroïque protestation contre les projets
de conquête de Bismarck et de Moltke.
La « proclamation au peuple allemand » rédigée par le
Conseil fédéral parisien, dont Marx parle dans cette lettre
et que nous verrons Engels apprécier sans indulgence,
(t) Correspondance de Marx et Engels, 6 sept. 1870 t. IV, lettre
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1246, page 330.
(2) Voir Karl Marx pangermaniste par James Guillaume p. 94;
naturellement M. Laskine a encore renchéri en des pages d'ou-
trages.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 235
s'adressait au peuple allemand, en ces termes : « Puisque
l'homme qui a déchaîné cette lutte fratricide et que tu
tiens dans tes mains n'existe plus pour nous, la France
républicaine t'invite, au nom de la justice, à retirer tes
armées, sinon il nous faudra combattre jusqu'au dernier
homme et verser à flots-ton sang et le nôtre. Nous te répé-
tons ce que nous déclarons à l'Europe coalisée en 1793 : le
peuple français ne fait point la paix avec un ennemi qui
occupe son territoire : Repasse le Rhin ! » (1).
Engels avec sa virulence habituelle, dans sa réponse à
Marx datée du 7 septembre, critique cet appel. Naturelle-
ment nos commentateurs tendancieux ont beaucoup
..exploité cette lettre dont ils ont — comme par hasard —
supprimé le premier paragraphe si sévère pour le chauvi-
nisme allemand:
« Le philistin allemand, écrivait-il, s'est joliment grisé de
chauvinisme après ses victoires inespérées et que personnelle-
ment il n'a nullement gagnées. Il est grandement temps de
réagir contre cela. Quel malheur que l'esprit populaire soit
aussi piteux ! Mais il n'y a rien à faire là contre. D'ici que ma
préface de la « Guerre des paysans » ait paru en brochure,
les événements l'auront depuis longtemps dépassée. Le nou-
veau Manifeste de l'Internationale (que tu dois écrire en alle-
mand) est d'autant plus urgent.
« Si la proclamation de l'Internationale parisienne nous est
transmise fidèlement par le télégraphe, elle prouve en effet
qu'ils sont complètement dominés par la phrase. Ces gens qui
ont pendant 20 ans supporté leur Badinguet, qui n'ont pas pu
empêcher ily a six mois qu'il n'obtint 6 millions de voix contre
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un million et demi et qu'il ne les excitat sans motif ni prétexte
contre l'Allemagne, demandent, parce que les victoires alleman-
des leur ont fait cadeau d'une République (et laquelle !) que
(1) Ce manifeste portait entre autres les signatures de CU. Bes-
lay, Camélinat, Leverdays, Ch. Longuet, Tolain, Edouard Vaillant.
236 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
les Allemands quittent immédiatement le sol sacré de la
France. Autrement « guerre à outrance ».
« C'est tout à fait l'ancienne imagination de la supériorité
de la France, du sol sacré par 1793, qu'aucune saleté commise
dans la suite'des temps ne pourra profaner l'idée de la sainteté
du mot République. Cela me rappelle ^'attitude des Danois qui
en 1864 laissèrent approcher les Prussiens à trente pas, tirè-
rent sur eux un feu de salve et mirent ensuite bas les armes'
en espérant qu'à cause de cette formalité on ne paierailpasde la
même monnaie. Je veux espérer qu'ils réfléchiront quand la
première ivresse sera passée, sans quoi il deviendrait diablement
difficile d'avoir avec eux desrelations internationales.
i Jusqu'à maintenant la République, de même que son éta-
blissement, sans lutte, est une pure farce. Comme je m'y atten-
dais depuis 15 jours et même depuis plus longtemps, les Orléa-
nistes veillent une République-Intérim, qui conclupra.it la
paix honteuse pour que l'opprobre ne retombe pas sur les
<TOrléans qu'on installera plus tard. Ils possèdent d'ailleurs
la vraie puissance : Trochu a le commandement de l'armée.
Kéralry la police. Ces Messieurs de la gauche ont les places où
l'on bavarde. Comme les d'Orléans sont la seule dynastie .
possible, ils peuvent tranquillement attendre le moment favo-
rable pour leur véritable « avènement au pouvoir » (1).
« Dupont, vient de me quitter; il a passé la soirée ici et il
est furieux contre la belle proclamation parisienne. Mais cela
le rassure de savoir que Serraillier se rend à Paris et qu'il a
causé avec toi au préalable. Ses opinions sur la situation sont
très claires et très justes: Utilisation de la. liberté que la
République accordera nécessairement,pour organiser le parti
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en France et pour ayjr, si l'occasion sen présente après que
l'organisation sera réalisée ; pas d'action de l'Internationale
lusqu'à la conclusion de la paix ».
Impossible pour un commentateur de bonne foi de se
(1) L'avenir montra combien Engels avait vu juste et quels étaient
en effet les calculs des monarchistes mis enp'eine lumière à « l'As-
semBlée du jour de malheur ».
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 237
méprendre sur le programme que traçait ainsi l'ouvrier
parisien Eugène Dupont et que Engels approuvait ; l'action
dont il ne veut pas pendant la guerre, non plus que Marx,
c'est l'action envisagée par les têtes folles de la « branche
française »de Londres contre le gouvernement de la Défense
Nationale. Engels croyait d'ailleurs, comme l'ont cru la plu-
part des obseivateurs du moment, que la guerre touchait
à sa fin et que la Prusse n'abuserait pas de sa victoire. II
ajoutait en effet:
« Ces Messieurs du gouvernement provisoire et les bourgeois
de Paris (à en juger d'après les correspondances des Daily
News) semblent très bien savoir que les histoires sur la conti-
nuation de la guerre ne sont que de simples phrases... Il est
caractéristique qu'ils n'osent pas dire la vérité sur la situation
véritable. S'il n'y a pas de miracle, je crains bien qu'une
période de règne direct de la bourgeoisie avec les d'Orléans ne
soit inévitable pour que la lutte se développe ensuite sous sa
véritable forme. Ce serait une stratégie à la Louis-Bonaparte
ou à la Mac-Mahon que de sacrifier les ouvriers maintenant.
Avant la paix, nous ne pouvons absolument rien faire et
après la paix, ils auront tout à fait besoin d'un certain
laps de temps pour s'organiser.
Et il ajoute:
« Bismarck semble n'attendre qu'une légère pression pour
se contenter de Strasbourg et de ses environs avec une indem-
nité de guerre ».
Une lettre qu'Eugène Dupont écrivait à la même époque,
le 6 septembre, à Albert Richard, de Lyon, confirme plei-
nement l'interprétation qu'il faut donner de la pensée de
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Marx, d'Engels et de leurs amis. Il écrivait:
« La piteuse fin du Soulouque impérial nous amène au pou-
238 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
voir les Favre et les Gambetta. Rien n'est changé, la puissance
est toujours à la bourgeoisie. Dans ces circonstances, le rôle
des ouvriers ou plutôt leur devoir est de laisser celte vermine
bourgeoise faire la paix avec les Prussiens (car la honte de
cet acte ne se détachera jamais d'eux), ne pas les affermir
par des émeutes, mais profiter des libertés que les circonstan-
ces vont apporter, pour organiser toutes les forces de la classe
ouvrière... »'(1).
C'est identiquement la pensée que nous avons déjà ren-
contrée dans la lettre de Engels et il est impossible de se
trompersursa signification. Impossible avec dela bonne
foi. Mais James Guillaume qui n'est guidé que par sa
haine de Marx et du marxisme en donne l'interprétation la
plus déloyale.
« Pas d'action de l'Internationale en France » cela veut
dire, selon lui, qu'on « dissuade le prolétariat français de
lutter contre les envahisseurs ». Marx et Engels « souhaitent
simplement que Bismarck puisse achever son œuvre d'in-
vasion par la prise de Paris ». Et il oppose leur action à
celle du Comité de Brunswick — alors que celui-ci n'a agi
. que sur les instructions envoyées de Londres par Marx!
Pour apprécier cette étrange façon d'écrire l'histoire, il
suffit d'ailleurs de relire, avec les autres lettres privées, le
document public capital de la même époque, l'admirable
Manifeste de l'Internationale du 9 septembre 1870, rédigé
tout entier de la main de Marx et dirigé d'un bout à l'autre
contre Guillaume et Bismarck. Nos étranges historiens (2)
se gardent bien d'en rien donner, en dehors de deux
lignes isolées de leur contexte.
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Cet appel débute par le rappel de la phrase du précédent
Manifeste proclamant que le Second Empire finirait comme
(1) James Guillaume, Karl Marx pangermaniste, p. 3 de la pré-
face et p. 97.
(2) Aussi bien James Guillaume que M. Laskine.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 239
V
il avait commencé, par la parodie du premier et il continue:
« Si nous jugions bien de la vitalité du Second Empire, nous
nous ne trompions pas davantage dansnos craintes que laguerre
de l'Allemagne « ne perdit son caractère exclusif de guerre
défensive pour dégénérer en une guerre contre le peuple fran-
çais ». En fait, apres que Louis-Bonaparte s'était rendu, que
la capitulation de Sedan était signée, que la République
était proclamée à Paris, la guerre de défense avait pris fin.
Mais longtemps avant ces événements, dès qu'il était devenu
évident que l'armée impériale tombait en ruines, lacamarilla
militaire de la Prusse^sivait décidé une guerre de conquête.
Il y avait bien un obstacle ennuyeux ; les propres proclamations
du roi Guillaume au début de la guerre ».
Marx rappelle que dans son discours du Trône au Reichs-
tag de l'Allemagne du Nord, Guillaume avait solennelle-
ment déclaré qu' « il faisait la guerre à l'empereur des Fran-
çais-et non à la France », de même que dans un manifeste
à la nation française il déclarait ne vouloir que « repousser
l'agression de Napoléon III » et affirmait que, « seuls les
événements militaires l'avaient amené à franchir les fron-
tières de France ». Marx ajoute:
« Le pieux monarque était donc moralement astreint devant
la France et devant le monde à ne faire qu'une guerre pure-
ment défensive. Comment le délier de cet engagement solen-
nel ? Il fallait que ses metteurs en scène le montrassent cédant
à contre-cœur aux exigences inévitables de la nation allemande.
Ils firent passer vite le mot d'ordre à toute la bourgeoisie
libérale d'Allemagne, à ses profes seurs, à ses capitalistes, à
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ses municipalités et à ses écrivains. Cette bourgeoisie qui, dans
ses luttes pour la liberté civile, avait de 1846 à 1870 donné un
spectacle sans exemple d'irrésolution, d'incapacité et de lâcheté
fut naturellement ravie de parader sur la scène européenne
en lion rugissant du patriotisme allemand. Elle reprenait
ses revendications abandonnées d'indépendance civique, en
240 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
affectant de contraindre le gouvernement prussien à faire ce
qu'il avait secrètement résolu. Enfin pour faire pénitence de sa
foi persévérante et presque religieuse en l'infaillibilité de
Louis-Bonaparte, elle réclamait à grands cris le démembre-
ment de la République française. Ecoutons un moment les
motifs allégués par ces patriotes à tous crins ».
Et Karl Marx de dresser un magnifique plaidoyer pour
l'intégrité du territoire français:
« Ils osent prétendre que la population de l'A Isace et de la
Lorraine brûle de se jeter dans les bras de l'Allemagne;
c'est le contraire de la vérité. C'est pour le punir de son
patriotisme français que Strasbourg, bien que domine par
une citadelle indépendante de la ville, a été, sans nécessite
et avec une rage infernale, bombardé pendant six jours; que
les bombes explosives « allemandes » y ont mis le feu et tué
en grand nombre ses habitants désarmés!
Pourtant il fut un temps où le sol de ces provinces faisait
partie du Saint Empire d'Allemagne. Ainsi donc, paraît-il,
le sol de ce pays et les êtres humains qui y sont nés doivent
être confisqués, l'Allemagne ayant sur eux un droit impres-
criptible. Si l'on refait la carte de l'Europe, surtout pendant
que les antiquaires sont en veine, qu'ils n'oublient pas que
Y Electeur Margrave de Brandebourg était pour ses posses-
sions prussiennes le vassal de la République de Pologne...
Et voici réduit à néant 1' « argument stratégique »:
« Mais il faut encore compter avec une autre catégorie de
patriotes, les malins ceux-là, les forts en thème stratégique, qui
réclament l'Alsace et la partie delaLorraine parlant l'allemand,
comme garantie matérielle « contre une attaque de la France ».
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Cet argument misérable ayant troublé beaucoup d'esprits fai-
bles, il nous faut le discuter, plus complètement que l'autre.
11 n'y a pas de doute que la configuration générale de l'Al-
sace, si on la compare à l'autre rive du Rhin, et l'existence d'une
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 241
grande ville fortifiée comme Strasbourg, à moitié route environ
de Baie.et de Germersheim, sont très favorables à une invasion
française de l'Allemagne du Sud, tandis qu'elles présentent au
contraire des difficultés particulières à une invasion de la
France par l'Allemagne du Sud. En outre il n'est pas douteux
que l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine de langue alle-
mande donnerait une frontière bien plus forte à l'Allemagne
du Sud et d'autant mieux que celle-ci serait alors maîtresse de
la crête des Vosges dans toute sa longueur et dçs forts qui en
couvrent les défilés au Nord.
Si Metz était également annexé, la France serait certainement
privée, pour le moment, de ses deux principales bases d'opéra-
tion contre l'Allemagne; mais cela ne l'empêcherait pas d'en
construire une' nouvelle à Nancy et à Verdun. Tant que l'Alle-
.maffne possède Coblentz', Mayence, Germersheim, Rastadt et
Ulm, qui constituent toutes lex bases d'opération contre la
France, — et l'on s'en est abondamment servi dans la guerre
actuelle — comment peut-elle avec la pluu faible apparence
d'équité, disputer à la France Strasbourg et Metz, les deux
seules forteresses de quelque importance que celle-ci possède
de ce'côté-là?
« D'autre part, Strasbourg n'expose l'Allemagne du Sud, que
tant que celle-ci reste un Etat séparé de l'Allemagne du Nord,
De 1792 à 1793, l'Allemagne du Sud ne fut jamais envahie de
ce côté, parce que dans la guerre contre la Révolution, elle
avait la Prusse pour alliée; mais dès que la Prusse eut conclu,
en 1795, sa paix à elle, laissant le Sud se tirer d'affaire tout
seul, l'Allemagne méridionale commença à être envahie et ces
invasions, prenant Strasbourg pour base, continuèrent jus-
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qu'en 1809. La vérité c'est qu'une Allemagne unie peut tou-
jours rendre inoffensif Strasbourg et n'importe quelle armée
française en Alsace, en concentrant toutes ses troupes, comme
cela s'est fait dans la guerre actuelle entre Saarlouis et Landau,
et en avançant ou en acceptant la bataille entre Mayence et
Metz. Si la présente campagne a prouvé quelque chose c'est
JEAN LONGUET. 16
243 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
bien la facilité avec laquelle on peut envaljir la France du
côté de l'Allemagne r.
Mais tout de suite il s'élève bien au-dessus de ces consi-
dérations stratégiques — dont il doit évidemment les pré-
cisions techniques à la collaboration d'Engels, grand spé-
cialiste des questions militaires. Et il s'écrie:
« Mais de bonne foi, n'est-ce pas, à la fois, une absurdité
et un anachronisme que de chercher dans des considérations
militaires le principe d'après lequel doivent être établies les
frontières des nations ? Si eetterègle devait l'emporter, l'Au-
triche aurait encore droit à l'occupation de la Vénétie et de la
ligne du Mincio ; la France aurait droit à la ligne du Rhin, afin
de protéger Paris qui est certainement plus exposé à une atta-
que venant du Nord-Est que Berlin ne l'est au Sud-Ouest.
Si ce sont les intérêts militaires qui doivent fixer les limi-
tes des peuples, les revendications de territoires n'auront
pas de fin, car toute ligne militaire pèche nécessairement
par quelque endroit, et peut être rectifiée par l'annexion de
quelque territoire limitrophe; d'autre part, on ne peut
jamais fixer ces limites d'une manière définitive et équita-
ble, parce que nécessairement le vainqueur les impose tou-
jours au vaincu el que en conséquence elles portent en elles-
mêmes les germes de nouvelles guerres »..
Jamais on n'a fait avec autant de force le procès de la
détestable théorie'des « frontières naturelles ». La démons-;
iration impeccable de Marx contre Bismarck vaut d'ailleurs
aujourd'hui autant qu'il y a quarante-cinq ans contre tous
les impérialismes et tous les annexiônnismes — qu'ils
soient allemands ou français. Poursuivant sa démonstra-
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tion, le grand socialiste démolit avec la même vigueur
tout le système des « garanties » territoriales:
« Tel est l'enseignement de l'histoire. Il en est des nations,
comme des individus. Pour leur enlever les moyens d'attaque,
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 243
"'
il faut leur enlever les moyens de défense. Il ne suffit pas
de les garrotter, il faut les tuer.
« Si jamais vainqueur prit des « garanties matérielles «,
pour ôter le nerf à un peuple, ce fut Napoléon I« par le traité
de Tilsitt et la façon dont il l'exécuta contre la Prusse et le
reste de l'Allemagne. Que sont les garanties que la Prusse,
dans ses rêves les plus insensés, pourrait ou oserait imposer à
la France, en comparaison des « garanties matérielles » que
Napoléon I«r lui avait arrachées à elle-même ? Le résultat n'en
serait pas moins désastreux. L'histoire mesurera lechdliment,
non pas au nombre de kilomètres carres conquis sur la France,
mais bien à l'étendue du crime gui aura fait revivre dans
la seconde moitie du dix-neuvième siècle la politique de con-
quête ! ».
Marx fait avec la même puissance d'expression le procès
des autres prétentions du chauvinisme allemand:
« Mais, disent les interprètes du patriotisme teuton, ne con-
fondez pas les Allemands avec les Français. Ce que nous vou-
lons, nous autres, ce n'est pas la gloire, mais la sécurité. Les
Allemands forment un peuple essentiellement pacifique. Sous
leur sage tutelle, la conquête même change de nature : d'une
condition de guerre future qu'elle serait pour d'autres, elle
deviendrait pour eux un gage de paix perpétuelle.
« Bien entendu, ce ne sont jiau 1rs Allemands qui envahi-
rent la France en 1792, dans l'intention sublime, assurément,
de mater à coups de baïonnettes, la Révolution du xvm° siè-
cle. Ce ne sont pas les Allemands qui se sont souillé les
mains, à tenir sous le joui) l'Italie, à opprimer la Hongrie,
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à démembrer la Pologne. Leur régime militaire constitue,
cela va de soi, une « garantie matérielle » du maintien de
la paix et il est bien le terme ultime des tendances civilisa-
trices f En ,A llemagne, comme partout ailleurs, les syco-
phantes des maîtres du jour empoisonnent l'esprit du peuple
en le grisant sans cense du grossier encens de louanges inté-
ressées.».
244 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Et naturellement il revient à son éternel ennemi, le
panslavisme, et dénonce « l'infâme tutelle de l'autocrate
russe sur la Prusse », l'échange de promesses entre Gorts-
chakoff et Bismarck. Mais à quoi va-t-on aboutir?
« De même que le Second Empire jugeait la Confédération
<le l'Allemagne du Nord incompatible avec son existence, ainsi
l'autocratie russe doit juger qu'un empire d'Allemagne sous
l'hégémonie de la Prusse, le met en péril. Telle est la loi du
'vieux système politique. En son cercle étroit, le gain d'un
Etat est une perte pour les autres. L'influence dominante du
tsar sur l'Europe a pour racines son ascendant traditionnel sur
l'Allemagne. En un moment où dans la Russie même des for-
ces sociales volcaniques menacent d'ébranler la base de l'auto-
cratie, est-ce que le tsar pourrait suppo'rter une telle perte de
prestige au dehors ? Déjà les journaux moscovites tiennent le
langage des journaux bonapartistes après la guerre de 1866. »
Et avec la clairvoyance du génie, Marx montre la consé-
quence fatale de l'iniquité que la Prusse s'apprête à com-
mettre: la guerre européenne, qui devait surgir 45 ans
plus tard:
« Les patriotes teutons croient-ils réellement qu'en jetant
la France dans les bras de la Russie, ils assurent la liberté
et la paix à l'Allemagne?
« Si la fortune des armes, l'arrogance du succès et l'in-
trigue dynastique conduisent l'Allemagne à une spoliation
du territoire français, alors il ne lui restera de choix qu'en-
•tre deux partis; elle devra'se faire à tout risque, mais directe-
ment, l'instrument de l'extension russe, ou bien, il lui faudra
après une courte trêve, se préparer de nouveau à une guerre
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« défensive » et non pas à une de ces guerres localisées, d'in-
vention nouvelle, mais bien à une guerre de races, à une
guerre contre les races slaves et les races latines coalisées ».
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 245
Marx signale enfin, quelle est d'ores et déjà l'attitude
des organisations allemandes de l'Internationale:
« Les voici qui se présentent à leur tour, et réclament elles
aussi des « garanties » — des garanties que leurs immenses
sacrifices n'ont pas été consentis en vain ; qu'elles ont conquis
la liberté, que leur victoire sur les armées impériales ne
deviendra pas comme en 1815 une défaite du peuple allemand;
et comme la première de ces garanties, elles réclament une
paix honorable pour la France et la reconnaissance officielle
de la République française ». ,
II cite le noble appel du comité de Brunswick que nous
donnons plus loin et ajoute:
« On ne peut malheureusement avoir une entière confiance
en leur succès immédiat. Si en pleine paix, les ouvriers fran-
çais, ne réussirent pas à arrêter l'agression, est-il plus vraisem-
blable que les ouvriers allemands puissent arrêter le vain-
queur au milieu du cliquetis de ses armes triomphantes ? Le
manifeste des ouvriers allemands demande que Louis-Bona-
parte soit extradé comme criminel de droit commun et livré
à la République française. Les gouvernants au contraire s'éver-
tuent déjà à le renvoyer aux Tuileries, comme l'homme le plus
capable d'achever la ruine de la France. Quoi qu'il advienne,
l'histoire montrera qu'en Allemagne, la classe ouvrière n'est
pas faite d'une matière aussi malléable que la bourgeoisie. Les
travailleurs allemands feront leur devoir. »
Le Manifeste examine ensuite la situation des travail-
leurs français:
« L'Internationale, ajoute Marx, salue l'avènement de
la République en France ». En même temps, il exprime ses
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appréhensions sur le personnel gouvernemental qui a pris
le pouvoir et renouvelle les critiques virulentes que nous
avons déjà trouvées sous la plume d'Engels concernant les
personnalités orléanistes qui « se sont emparées des posi-
-i<'' LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
f
tions fortes ». Il précise enfin — à l'encontre de projets
chimériques et dangereux — le rôle du prolétariat pendant
la guerre, et ce passage du Manifeste réduit définitivement
à néant les calomnies que nous avons déjà relevées:
« L'action de la classe ouvrière française est donc soumise
en ce moment à des conditions particulièrement difficiles.
Tenter de renverser le nouveau gouvernement en la présente
crise, lorsque l'ennemi est presque aux portes de Paris, serait
un acte de pure folie. Les ouvriers français doivent remplir
leur devoir patriotique ; mais d'un autre côté, il ne faut pas
qu'ils se laissent entraîner par les souvenirs de 1792, comme
les paysans se laissèrent entraîner par les souvenirs du premier
Empire (1). Ils n'ont pas a. recommencer le passé, mais à édi.
fier l'avenir. Que calmes et résolus, ils profitent de la liberté
républicaine pour travailler à leur organisation de classe. Elle
les dotera d'une vigueur nouvelle, d'une force herculéenne
pour la régénération de la France et pour notre tâche com-
mune, -l'émancipation du travail. De leur énergie et de leur
sagesse dépend le sort de la République ».
Le Manifeste après avoir tracé leur plan d'action aux
travailleurs d'Allemagne et de France, se tournait vers la
troisième grande section de l'Internationale : la Section
Anglaise:
« Les ouvriers anglais se sont déjà mis en mesure d'agir sur
leur gouvernement et de vaincre sa répugnance à reconnaî-
tre la République Française. Le gouvernement delà Grande-
Bretagne veut sans doute par ce peu d'empresseme'nt expier
la hâte qu'elle mit à combattre la Révolution française et
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aussi son indécent empressement à sanctionner le coup d'Etat
du Deux-Décembre.
(1) Dans ce Manifeste de 14 pages qui contient tant de dévelop-
pements d'une importance historique, c'est cet unique membre de
phrase de trois lignes— isolé de tout son contexte — que MM. Ja-
mes Guillaume et Laskine ont cité dans leurs volumes 1
LA GUErtRE FRANCO-ALLEMANDE 247
Les ouvriers anglais font également appel à leur gouver-
nement, pour qu'il s'oppose de toutes ses forces au démembre-
ment de la France, que réclament les vociférations éhontées
d'une partie de la presse anglaise (1). C'est cette presse-là,
qui, pendant 18 ans, fit de Napoléon III son dieu et la provi-
dence de l'Europe. C'est elle aussi dont les applaudissements
frénétiques poussèrent à la révolte les esclavagistes américains.
Aujourd'hui encore, elle besogne pour l'esclavagisme.
Que les sections de l'Association internationale des travail-
leurs dans chaque pays, poussent à l'action les classes ouvriè-
res. Si elles oublient leur devoir, si elles restent passives,
l'effroyable guerre d'aujourd'hui ne sera que l'avant-cou-
reur de conflits internationaux encore plus mortels et elle
aboutira à une nouvelle défaite infligée à l'ouvrier par ses
maîtres et seigneurs du Sabre, de la Terre et du Capital ».
Jusqu'au bout, ce Manifeste demeure un des documents
les plus prophétiques qui ait été écrit et jamais peut-être
la clairvoyance du génie humain ne reçut à un pareil degré
l'éclatante confirmation des événements (2). Il permet de
préciser sans aucune contestation possible le rôle haute-
ment favorable à la France que Marx adopta dans la
période décisive de la guerre de 1870.
Le Manifeste du Conseil général de l'Internationale eut
(1) Et voici comment M. Laskine écrit l'histoire : « L'acharnement
de Marx et d'Engels contre la France fut tel en 1870, qu'ils s'in-
dignèrent même de l'idée d'une intervention diplomatique qui eut
empêché l'écrasement de la République française, intervention à
laquelle la Russie fut un moment disposée (?I) et que réclamaient
en Angleterre les esprits les plus généreux * (Les Socialistes du
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Kaiser, p. fiO).
(2) Dans l'intéressante étude qu'ila récemment consacré alaques-
tion des Socialistes et la Guerre, l'écrivain socialiste américain
W. English Walling,— dont les sympathies véhémentes pour la
France se sont maintes fois affirmées ces temps derniers — souli-
gne le caractère vraiment « extraordinaire » de ce- document et des
prédictions faites avec une telle précision par Marx, il y a 46 ans
(English Walling, Socialists and, the war, p. 10).
248 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
un grand retentissement dans tous les milieux socialistes
et révolutionnaires de l'Europe — si faible que fut encore
à ce moment le mouvement prolétarien. Nous verrons avec
quel héroïsme le socialisme allemand va répondre à cet
appel: En Autriche, en Hongrie, en Angleterre, en Italie,
aux Etats-Unis, le Manifeste de Karl Marx fut entendu et de
grands meetings furent organisés pour protester contre
l'annexion de l'Alsace-Lorraine et affirmer les sympathies
des travailleurs pour la République française.
Son action vigoureuse et méthodique, qui ne se démen-
tira plus, mais au contraire s'accentuera à mesure que la
France livre une lutte plus désespérée contre l'envahis-
seur n'empêche naturellement pas Marx — dans sa cor-
respondance avec Engels — de s'épancher librement sur
les erreurs de tactiques ou les maladresses de ses amis
internationaux — de France ou d'Allemagne. C'est une
bien étrange critique historique que celle qui négligeant
les actes publics, les faits éclatants, ratiocine à perte -de
vues sur telle ou telle boutade de lettres privées.
C'est ainsi que dans une missive écrite, le lendemain de
la publication du Manifeste, le 10 septembre, Marx se plaint
avec beaucoup d'amertume du manque de tact des mili-
tants allemands de Brunswick qui avaient incorporé à leur
Manifeste en faveur de la France, la phrase que Marx leur
avait écrite sur le « déplacement du centre de gravité du
mouvement ouvrier continental de France en Allemagne »,
phrase ayant pour but, ajoute-t-il, de les stimuler, c'est-à-
dire de leur montrer avec leur importance plus grande
l'accroissement de leurs devoirs internationaux, mais qui
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n'était pas destinée à la publicité. En même temps, il se
plaignait de « l'absurdité» du manifeste parisien déjà cri-
tiqué. Mais beaucoup plus importantes que ces récrimina-
tions— que citent complaisamment des critiques sans
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 249
loyauté (1), est le passage suivant de la même lettre qu'ils
se gardent bien de donner:
« Ici, j'ai tout mis en œuvre pour que les ouvriers obli-
gent leur gouvernement à 'reconnaître la République fran-
çaise. Lundi on commencera une série de meetings. Au pre-
mier moment Gladstone y était assez disposé. Mais pas la reine
et la partie oligarchique du gouvernement ! » (2).
Le 12 septembre, Engels répond de Manchester. Il plai-
sante les amis do France et d'Allemagne « qui essaient de
se dépasser mutuellemenl en habileté politique » et daube
sur la maladresse des gens de Brunswick, mais espère que
« les Parisiens n'auront pas l'occasion de s'en froisser,
puisqu'ils comprennent peu l'allemand ». Il ajoute:
« Et Wilhelm (Liebknecht) qui fait l'éloge du manifeste des
Parisiens dans son journal! Longuet aussi est bien bon,
parce que Guillaume Ier lui a fait cadeau d'une République, on
devrait tout de suite faire une révolution en Allemagne ! Et
eux, pourquoi n'en ont-ils pas fait une, après la révolution
espagnole? »
Engels revient ensuite à la préoccupation qu'il ne cesse
de manifester aussi bien que Marx — la crainte d'un mou-
vement révolutionnaire, qui, s'il réussit, ne peut que don-
ner à la classe ouvrière la responsabilité trop lourde d'une
situation qu'elle n'a pas créée:
« Si on pouvait faire quelque chose à Paris, il faudrait y
empêcher les ouvriers de bouger avant la paix (3). Bismarck
(1) James Guillaume, ouvrage cité, p. 97 et 98.
(2) Lettre de Marx à Engels le 10 septembre J870 (Correspon-
dance, t. IV, lettre 1248).
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(3) Naturellement M. Laskine affecte de croire que Engels parle
ici non d'empêcher un mouvement révolutionnaire contre les gou-
vernants français, mais la défense nationale contre les Prussiens
C'est toujours la même méthode de falsification systématique (Les
Socialistes du Kaiser, p. 61).
250 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
sera bientôt amené à la conclure, soit qu'il prenne Paris, soit
que la situation européenne l'oblige à en finir. De quelque
façon que la paix se fasse, il faut qu'elle soit conclue avant que
les ouvriers puissent faire quelque chose. S'ils enlevaient le
pouvoir maintenant, ils recueilleraient la succession de Bona-
parte et de la République bourgeoise actuelle. Ils seraient bat-
tus sans aucune utilité, par les armées allemandes et cela les
relarderait de 20 ans. Ils ne perdent d'ailleurs rien à attendre.
Le règlement des frontières ne sera que provisoire.
Ce serait une folie de faire la lutte contre les Prussiens au
profit de: bourgeois; le gouvernement quel qu'il soit qui
concluera la paix, se rendra par cela même impossible après
la guerre... Après la paix, toutes les chances seront plus favo-
rables aux ouvriers. Mais est-ce qu'ils ne se laisseront pas
entraîner sous la poussée du danger extérieur et ne vont-ils pas
proclamer la république sociale la veille du siège de Paris?
Ce serait affreux si le dernier fait de guerre des armées
allemandes était une lutte de barricades contre les ouvriers
parisiens : cela nous rejetterait de cinquante ans eh arrière
et fausserait toute la situation. Et à quel point se développe-
rait ensuite la haine nationale et la phraséologie parmi les
ouvriers français! Malheureusement il n'y a personne à Paris,
qui ose seulement penser que toute résistance de la France
est devenue impossible et que par conséquent il est vain d'es-
pérer chasser l'envahisseur par une révolution...
« II me semble qu'on annexera probablement quelque
chose, et il serait temps de préparer une formule dans laquelle
les ouvriers allemands et français s'entendraient pour con-
sidérer tout cela comme « nul et non advenu » et le défaire
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à la première occasion ». D'après moi, cela aurait été utile
au début de la guerre, mais maintenant que ce sont les Fran-
çais qfli doivent céder du territoire' cela devient une nécessité.
Autrement nos gaillards crieraient à tue-lële (1). »
Cependant à l'appel de Marx, la classe ouvrière alle-
(1) Correspondance d'Engels et Marx, 12 septembre 1870, t. IV,
lettre 1:249, pages 335 et 336).
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDI-: _ . 251'
^
mande — qui dès la déclaration de guerre avait si noble-
ment refusé de s'associer aux agissements de ses gouver-
nants, même lorsque l'Allemagne avait toutes les apparen-
ces de la légitime défense — s'était mise en mouvement
dès le 4 septembre, avant même d'avoir reçu de Londres
le deuxième Manifeste.
La proclamation de la République, l'avait profondément
impressionnée. Bebel le montre dans ses Mémoires:
« Lorsque la nouvelle de la proclamation dr la République
française arriva en Allemagne, Liebknecht très ému et les
larmes aux yeux se précipita dans mon atelier pour m'ap-
prendre l'événement... Au Comité Directeur de Brunswick la
nouvelle fit l'effet d'une bombe et produisit une complète modi-
fication d'opinion. D'un seul coup, toutes les divergences d'opi-
nion étaient abolies. . i .
« Et c'est en parfait accord que nous posâmes les conditions
suivantes:
Paix immédiate avec la République Française;
Remboursement des frais de guerre, mais renonciation à
toute annexion ».
Cependant la guerre défensive était devenue une guerre
de conquête... Bebel rappelle que déjà dans le premier
Manifeste de l'Internationale,'Marx avait pleinement établi
les responsabilités réciproques et indiqué par avance tout
son devoir au prolétariat allemand en écrivant : « Si les
ouvriers allemands permettent gue la guerre actuelle perde son
caractère strictement défensif et qu'elle dégénère en une guerre
contre la nation française, la victoire et la défaite lui seront
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également funestes ».
C'est en plein accord avec les principes posés par Marx
que le Comité de Brunswick adressait le 5 septembre un
appel « A tous les ouvriers allemands ».
252 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
•
Rappelant les événements récents de France, on indi-
quait qu'on s'attendait à ce que le nouveau gouvernement
républicain cherchât à faire la paix avec l'Allemagne ; que
les ouvriers allemands devaient appuyer les desseins du
gouvernement républicain et exiger une paix honorable
avec le peuple français. On les exhortait à élever leurs
voix en masse en sa faveur.
Le Comité Directeur, citait les phrases d'une lettre de
Karl Marx — sans nommer l'auteur — dans laquelle il pré-
disait ce qui arriverait forcément si on continuait à récla-
mer l'Alsace-Lorraine. Voici quel était le passage de Marx
cité:
« Celui qui n'est pas complètement abasourdi par les
criailleries actuelles ou qui n'a pas un intérêt personnel à
tromper le peuple allemand, doit se rendre compte que la
guerre de i870 prépare aussi fatalement une guerre entre l'Al-
lemagne et la Russie que la guerre de 1866 a préparé celle
de l870. A la suite de la guerre actuelle l'équilibre du
mouvement ouvrier continental est transporté de France
en Allemagne : la classe ouvrière allemande doit par consé-
quent assumer maintenant une responsabilité d'autant plus
grande ».
Déclarant son plein accord avec Marx, le Comité Direc-
teur ajoutait:
« Après vingt ans d'existence honteuse du Second Empire,
le peuple français s'est relevé : acclamons la République
Française .'... Il est du devoir du peuple allemand d'assurer
une paix honorable avec la République française. Il appar-
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tient aux travailleurs allemands de déclarer que dans l'in-
térêt de la France <:t de l'Allemagne, ils sont décidés à ne
pas tolérer une injure faite au peuple français après qu'il
s'est débarrassé à jamais de l'infâme qui avait troublé la
paix.. . Jurons de combattre loyalement et de travailler avec
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 253
nos frères ouvriers de tous les pays civilisés pour la cause com-
mune du prolétariat ».
•
Et il concluait par ce cri vibrant:
« Quand nous'voyons comment une grande nation reprend
en^es mainsses propres destinées, quandnous voyons aujour-
d'hui la République établie non seulement 'en Suisse, mais
au-delà les mers et aussi une République néelle en Espagne,
une République en France, poussons bien haut ce cri qui
annoncera un jour à l'Allemagne l'aurore de la liberté —
ce jour n'est pas encore arrivé — poussons ce cri joyeux:
« Vive la République »!
Cet appel parut le 11 septembre dans le Volksblatt. Trois
jours après, Bebel et Liebknecht devaient y publier une
communication faisant connaître aux militants que le
général Vogel von Falkenstein, à Hanovre, avait — au
mépris de tout droit légal, ainsi qu'ils devaient l'appren-
dre plus tard — fait arrêter les membres du Comité Direc-
teur — Bracke, Bonhorst, Spier, Kuhn — et l'imprimeur
Seemers, et les avaient fait conduire chargés de fer, sous
une forte escorte militaire jusqu'à la forteresse de Loëtzen
en Prusse Orientale, où ils furent internés. Bebel et Liebk-
necht, terminaient leur communication, par cet appel:
« Camarades! C'est un rude coup que le Parti vient de
subir et il sera peut-être suivi par d'autres. Mais tenez bon et
ferme : c'est au moment du danger que s'affirme la vraie con-
viction et la valeur de l'homme. Travaillez énergiquement <ï
grossir les forces du Parti, répandez ses principes, mais soyez
prudents dans vos discours et vos écrits... Travaillez inlassa-
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blement à propager l'organe du Parti, c'est lui qui détient en
Ce moment notre force. Vive la lutte internationale du prolé-
tariat! Vive l'organisation social-démocrate ! (1). »
(1) V. Bebel, Ans meinem leben, t. II, p. 186 à 188.
25i LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Nous verrons avec quelle tenacité et quel courage intré-
pide les marxistes allemands — bientôt rejoints par les
lassalliens — en dépit des persécutions du pouvoir — con-
tinuèrent leur protestation. .
Cependant le 13 septembre, dans une lettre à Marx,
Engels commentait en ces termes les agissements des diri-
geants de Berlin:
« Quels ânes incorrigibles que ces Prussiens ! Les voilà qui
ont arrêté et conduit enchaînés à Loentzen, en Prusse Orien-
tale, sur l'ordre de Vogel von Falkenstein, tout le malheureux
comité de Brunswick y compris l'imprimeur de la proclama-
tion si bien intentionnée et en vérité si peu méchante ! Tu sais
que sous prétexte de débarquement français, presque toute
l'Allemagne a été mise en état de siège et que par conséquent
l'autorité militaire peut arrêter à volonté... Onjvoit combien
le simple mot de République effraie ces âmes de poltrons et
combien ce monde officiel serait gêné s'il n'avait pas des pri-
sonniers politiques.
Lague'rre prend d'ailleurs de plus en plus une tournure déplo-
rable. Les Français ne sont pas encore assez battus, mais les
Allemands ont déjà eu beaucoup trop de victoires » (1).
. Le lendemain, Marx lui répond et à propos des arresta-
tions de Brunswick écrit:
« Cette fois, la fureur contre les « démagogues » commence
avant la fin de la guerre et encore contre les ouvriers au lieu
des étudiants "fanfarons de jadis. Les Prussiens font bien de
se montrer tels qu'ils sont et de détruire déjà avant la conclu-
sion de la paix, les illusions possibles de la classe ouvrière. Ce
n'est qu'à la suite d'une persécution politique directe que la
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classe ouvrière s'enflammera.
(1) Correspondance de Engels et Marx 13 septembre 1870, t. IV,
lettre 1250, page 337. Avec leur coutumière loyauté, plusieurs de
nos critiques citent la première partie de cette dernière phrase... •
et suppriment la seconde.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE
255
« La République — rien que le mot seul — a donné aux
choses une toute autre tournure. Par exemple M. Georges
Potier, cet ouvrier héroïque, se dérlare publiquement républi-
cain. Ceci te montre l'état d'esprit a Londres. J'espère que la
politique prussienne de la Cour ira jusqu'au bout. C'est un
fameux lever, l'intervention anti-constitutionnelle de la petite-
fille de Georges III et de la belle-mère de Fritz ! (1).
« Avec tout cela Bismarck est un âne. Parce que tout lui a
réussi tant qu'il était l'instrument des tendances vers l'unité
allemande, il a perdu la tête, au point de croire, qu'à pré-
sent, il pourrait faire sans honte ni remords une politique
purement prussienne, non seulement & l'extérieur, mais aussi
à l'intérieur. Hier il y avait une réunion d'ouvriers dans un
local de Lincoln Inn Field. Comme tous les mardis, nous
avions séance (2). Arrive une dépêche « d'arriver à la res-
cousse ». Les gens de la Société de la Paix, qui avaient acca-
paré un certain nombre d'ouvriers (entre autres Creiner)
s'étaient assuré la majorité (quoique assez faible). Notre arri-
vée fil complètement changer le plateau de la balance. Nous
avons fait voter différentes résolutions en faveur de la
République française, qui d'après ces Messieurs de la Société
de la Paix vont entraîner l'Angleterre dans une guerre avec
la Prusse. J'ai envoyé aujourd'hui des instructions très claires
•en Belgique et en Suisse, ainsi qu'aux Etats-Unis(3). » f
Cette lettre du 14 septembre, marque avec plus de force
que toutes les précédentes la position de plus en plus
accentuée en faveur de la France prise par Marx, dans la
deuxième phase de la guerre. Elle nous montre aussi que
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(1) La reine Victoria était intervenue activement dans la politique
du ministère Gladsto,ne en faveur de la Prusse.
(2) Du Conseil général de l'Internationale.
(3) Correspondance de Marx et Engels, 14 septembre 1870, t. J'Y,
lettre 1251, p. 338. James Guillaume qui cite huit lignes de cette
lettre dans son pamphlet les a soigneusement découpées de façon à
ne rien donner des passages essentiels et qui en montrent si forte-
ment le caractère.
256 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
dans cette campagne nettement francophile qu'ils mènent
les marxistes se heurtent aux pacifistes bourgeois de la
« Peace Society » anglaise. Ceux ci, nous l'avons vu précé-
demment, avaient été si enthousiasmés par le premier Mani-
feste de Marx sur la guerre, qu'ils en avaient acheté mille
exemplaires, s'étaient offerts pour le distribuer, tandis que'
Sluart Mill en faisait les plus grands éloges. Maintenant
que Marx fait voter parles travailleurs anglais des motions
de sympathie pour la République Française, qu'il proteste
avec éclat contre les convoitises bismarckiennes,sur l'Al-
sace-Lorraine, les amis de Bright et de Cobden 1'accuseot
de vouloir entraîner l'Angleterre dans une guerre contre la
Prusse ! L'activité que Marx développe alors est d'ailleurs
si grande qu'à cette même date, il écrivait au Docteur
Kugelmann : « Mon temps est tellement pris par « l'œuvre
internationale » que je ne me couche jamais avant trois
heures du matin. C'est une excuse à mon silence obs-
tiné » (1).
Cette lettre du 14 septembre 1870 est d'ailleurs l'avant-
dernièredes lettres envoyées par Marx à Engels pendant la
guerre. Elle est suivie d'une dernière et courte lettre indi-
qttantque Dupont doit envoyer le Manifesteaux Marseillais.
A partir de cette époque, Engels quitta, en effet Man-
chester pour venir demeurer à Londres, à quelques cen-
taines de mètres de la demeure de Marx et c'est dorénavant
de vive voix que les deux amis échangeront leurs opinions
sur les événements qui se déroulent sous leurs yeux.
Mais nous avons heureusement d'autres éléments d'ap-
préciation d'une valeur incontestable, qui nous permettent
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de connaître quels furent, à l'égard de la France pendant
la période la plus tragique de la Défense Nationale, les
(1) Lettre de Marx à Kugelman du 14 sept. 1870 publiée dans le
Mouvement Socialiste, 15 octobre 1903, p. 185.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 257
sentiments de Karl Marx — et de tous les socialistes
marxistes allemands. C'est d'abord sa correspondance avec
son fidèle ami le Dr Kugelmann à Hanovre, correspondance
qui par certains côtés, a une portée plus grande que celle
envoyée à Engels à Manchester — puisque expédiée en
Allemagne même. C'est ensuite un acte public capital — la
lettre ouverte adressée au grand journal libéral anglais les
Daily News— document qui comme importance, peut se
comparer à l'admirable Manifeste du 9 septembre 1870.
C'est enfin — et surtout — les actes accomplis en Allema--
gne même par les fidèles amis et disciples des proscrits —
Wilhelm Liebknecht et Auguste Bebel.
Au lendemain de l'arrestation du Comité de Brunswick,
la presse reptilienne avait redoublé de fureur contre les
socialistes. Au début d'octobre l'organe officieux du gou-
vernement, la Gazetle de l'Allemagne du Nord exprimait le
regret qu'on n'eut pas arrêté Bebel et Liebknecht comme
on avait faitpour le Comité de Brunswick et aussi pour un
démocrate (Johann Jacoby) à la suite d'un courageux dis-
cours qu'il avait prononcé à Koenigsberg contre l'annexion
de TAlsace-Lorraine (1).
(1) Dans ses « Souvenirs diplomatiques » (l'Allemagne et l'Italie),
t. I, p. 126, Rothan écrivait à ce propos le 25 septembre 1870:
« L'arrestation arbitraire de M. Jaeoby et de plusieurs notabilités
progressistes a pro luit en Allemagne une lacheuse impression.
Leur crime est d'avoir protesté au nom des idées modernes contre
les annexions violentes. Cette mesure est juf,'éu d'autant plus sévè-
rement qu'une réaction paraît s'être opérée contre les idées anne-
xionnistes non seulement dans les rangs du parti démocratique,
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mais aussi dans le monde commercial et industriel. M. de Bismarck,
bien entendu, ne tient aucun compte de ces protostations. S'il a fait
arrêter Jacoby c'est pour couper court à des manifestations que
pourraient provoquer l'intervention des puissances neutres et dont
le retentissement en France ne manquerait pas de provoquer des
illusions et d'encourager les masses à la résistance ».
JEAN LONGUET 17
258 . LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MAKXISME
Entre temps, les socialistes dela Suisse allemande, aux-
quels nous avons vu que Marx avait fait parvenir des
instructions, organisaient un important meeting dont les
résolutions, écrit Bebel dans ses Mémoires, « furent d'un
puissant réconfort » pour les socialistes allemands engagés
dans cette âpre lutte. Elles étaient ainsi conçues:
« Nos sympathies vont à la République Française ! Qu'elle
réussisse par une resistance énergique à affaiblir tellement
la puissance militaire des Hohenzollern qu'on soit bientôt
obligé de lui offrir ta paix!
« Nous exprimons à nos camarades en Allemagne et en
Angleterre (Marx et Engels) notre approbation la plus chaleu-
reuse. Mais surtout à vous autres frères d'Allemagne qui
avez persévéré dans vos principes malgré les persécutions et
l'oppression, malgré le cachot et les chaînes /.Nous avons la
ferme'conviction que vous ferez jusqu'au bout votre devoir et
serez à la hauteur de la tâche historique de la Social-Démo-
cratie ! » (1).
\
Le fidèle ami de Marx qu'était Franckel, bientôt mem-
bre de la Commune de Paris, organisait au même moment
une importante manifestation en faveur de la France, en
Hongrie, à Buda-Pest.
Ainsi que l'observe Bebel, « si la guerre contre l'Empire
avait duré six semaines à peine, la guerre contre la Répu-
blique demanda près de six mois » et il ajoute : « Le nou-
veau gouvernement avait bien essayé de faire la paix, mais
les exigences de Bismarck prétendantobtenir des annexions,
firent échouer ces tentatives ».
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Cependant Bismarck n'osait maintenir l'emprisonne-
ment de Jacoby et plusieurs membres du Comité de
Brunswick étaient également relâchés.
Le 24 novembre, le Reichstag de l'Allemagne du Nord
(1) Cité par Bebel, ouvrage cité, t. II, p. 190.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE -•''.»
V était convoqué en une session extraordinaire.« qui fut très
courte et très mouvementée », écrit Bebel ; il s'agissait de
voter les nouveaux crédits de guerre et de délibérer avec
les Etats du Sud sur les traités de Versailles et la nouvelle
constitution de l'Allemagne.
Bebel montre les causes de mécontentement qui se firent
alors jour dans divers milieux contre la constitution pro-
posée pour l'Empire nouveau, les conceptions réactionnai-
res qui présidaient à son établissement, la dépression
résultant de ce que la guerre tirait en longueur et que la
résistance française, sous la direction de Gambetta et de
Freycinet, se prolongeait au delà de toutes prévisions (1).
« Le discours du Trône, par lequel s'ouvrit le Reichstag, fut
lu par le président de la Chancellerie de la Confédération. On
y déclarait que les gouvernants actuels de la France préféraient
« sacrifier les forces d'une noble nation à une lutte sans
espoir ». Une certaine contradiction se manifestait dans les
remarques suivantes : que la France n'avait pas de gouverne-
ment avec lequel on put traiter et que, par suite de l'attitude
de la population, l'espoir d'une paix durable était détruit.
Aussitôtque la France serait rétablie, ou qu'elle se sentirait
assez soutenue par des alliances il faudrait s'attendre à une
nouvelle guerre.
« Le 26 novembre, la demande de nouveaux crédits (100 mil-
lions de thalers) était à l'ordre du jour. Je pris la parole ; avant
moi le député Réchenperger s'était prononcé pour les cré-
dits. Mon discours ne fut pas long, mais il souleva une tempête,
comme aucun de mes. discours n'en a jamais soulevé. Je décla-
rais « que je me croyais aussi bon Allemand que l'orateur qui
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venait de parler, mais que malgré cela, en examinant à fond
les choses, j'arrivais à une conclusion opposée de la sienne. »
Je donnai un court résumé historique dela situation jusqu'à la
chute de l'empire et je prouvai qu'avec la capture de Napoléon
(1) Bebel écrit que l'organisation de la Défense Nationale de (iam-
betta et Freycinet fut un « exploit grandiose » (ouvrage cité, p. 191).
260 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
les causes initiales de la guerre avaient disparu. J'appuyai
mes assertions sur le discours du trône du 19 juillet et la pro-
clamation du roi de Prusse du 11 août; mes paroles provo-
quèrent un grand tumulte et de violentes protestations.
« Je déclarai qu'il était faux de prétendre que la France ne
possédait pas un gouvernement avec lequel on put négocier...
Je fis encore remarquer que les demandes d'annexions ren.
•daient la conclusion de la paix impossible. Je jugeais sévère-
ment la défense qu'on nous avait faite de dire dans des réunions
publiques notre point de vue sur les annexions et je l'exposais
«n détail. De nouveau, les interruptions plurent. Lorsque je
fis allusion au triste rôle que la classe capitaliste allemande
Avait joué lors du premier emprunt de guerre et comment
s'était au contraire comportée dans les mêmes circonstances la
bourgeoisie française, l'ouragan se déchaîna complètement.
Une grande partie du Reichstag fut prise d'un véritable accès
de folie furieuse; on déversa sur nous les pires injures, des
douzaines de députés se précipitèrent vers nous, les poings
levés en nous menaçant de nous jeter dehors. Pendant long-
temps, je ne pus continuer mon discours » (1).
A l'issue de ce débat tumultueux où les chefs de la frac-
tion marxiste du socialisme allemand avaient bravé avec
tant d'intrépidité les fureurs chauvines, Bebel et Liebk-
necht présentèrent un ordre du jour qui résumait avec
une admirable netteté leur pensée:
« Plaise au Reichstag:
•« . De rejeter le projet de loi concernant les nouveaux crédits
pour la continuation de la guerre et de donner son approbation
à la résolution suivante:
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« Considérant que la guerre déclarée le 19 juillet par Louis-
Bonaparte, à cette époque empereur des Français, est terminée
en fait par la capture de Louis-Bonaparte et la chute de l'em-
pire français;
.(11 Bebel, ouvrage cite, p. 193 et 194.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 261
Considérant que d'après les propres déclarations du roi de
Prusse, contenues dans le discours du trône du 19 juillet et
dans la proclamation au peuple français du H août, la guerre
n'était du cùlé allemand qu'une guerre défensive, et non pas-
une guerre contre la nation française;
« Considérant qu'en contradiction flagrante avec la parole
royale, la guerre qu'on continue malgré cela, depuis le i sep-
tembre, n'est plus une guerre contre le gouvernement impérial
et l'armée impériale, mais une guerre contre le peuple fran-
çais, qu'elle n'est plus une guerre de défense, mais une-
guerre de conquête, qu'elle n'est plus une guerre pour l'indé-
pendance de l'Allemagne, mais une guerre, d'oppression contre-
la noble nation française, laquelle d'après les paroles du.
discours du trône du 19 juillet « est appelée à jouir et à profiler
des bienfaits d'une civilisation chrétienne et d'un bien-être
croissant et à participer à un combat plus utile que le sanglant
combat dos armes »
« Le Keichstag décide de refuser les crédits demandés pour
la continuation de la guerre et invite le Chancelier de la Con-
fédération à insister pour une conclusion immédiate de la paix
avec la République française, en renonçant à toute annexion
du territoire français » (1).
Liebknecht prenait la parole à son tour et appuyait cet
ordre du jour en ces termes:
« Le gouvernement qui en juillet a déclaré la guerre est
tombé et son chef est à Wilhelmshohe et il est le « bon frère »
du roi de Prusse. 11 vit dans un luxe impérial extrême, tandis
que là-bas les soldats allemands doivent verser leur sang et
endurer les fatigues les plus dures en. combattant le peuple
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français qui est malgré tout, notre peuple frère et qui veut
faire la paix avec nous (tumultes, cris). Il est en vérité plus
honorable d'être le frère du peuple français et des ouvriers
français que d'être le cher frère du bandit qui est à. Wil-
(1) Bebel, ouvrage cité, p 194.
262 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
helmshohe ! (Le député (lassallien) Von Schweifzer : Bravo,
bravo !)
« L'emprunt qu'on nous demande est'destiné à faire aboutir
la conquête ainsi qu'il résulte du texte du discours du trône.
Mais les annexions qu'on nous propose n'apporteront pas la
paix mais la guerre. En créant même après la guerre un
danger de guerre constant elles fortifient la dictature militaire
en Allemagne... Par ces motifs je suis naturellement contre
l'emprunt et en accord avec mon ami Bebel j'ai déposé l'ordre
du jour par lequel nous refusons les crédits » (1).
/
L'ordre du jour fut repoussé à l'unanimité moins cinq
voix socialistes (marxistes et lassalliens unis).
Indomptables, Bebel et Liebknecht reprenaient la lutte
à la séance du 3 décembre 1870. Un radical, Duncker, inter-
pellait sur les arrestations de-ses coreligionnaires Jacoby
et Herbig et il fut appuyé par Windhorst le leader catho-
lique qui recommanda ironiquement à Bismarck de sti-
puler, dans les conditions de paix avec la France, 4a cession
de Cayenne et de Lambessa pour pouvoir y déporter les
personnages gênants.
Bebel fut ainsi amené à flétrir les procédés indignes dont
avaient été victimes les membres du Comité de Brunswick,
de la part de Vogel von Falkenstein. Le séide de Bismarck,
Miquel, défendit ces mesures brutales et ajouta « que la
résistance en France avait été fortifiée par l'attitude des
socialistes ».
Dans une des séances suivantes on discutait la nouvelle
Constitution impériale et Bebel y avait opposé avec force
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ses conceptions républicaines, lorsque se produisit un vio-
lent incident qui marque combien — en dépit de leur petit
nombre et de leur faiblesse — l'action francophile des
socialistes allemands et surtout des marxistes avait eu de
(1) Idem, p. 195.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 263
retentissement en Europe et leur valait de sympathies et
de gratitude en France.
Bebel venait à peine de terminer son discours lorsque le
conseiller privé Wagener prit la parole pour déclarer
« que d'après ce qu'il venait de lire dans la Gazette de la
Bourse, Bebel et Liebknecht avaient reçu du consul de France
à Vienne, M. Lefaivre, les remerciements de la République
française pour leur attitude au Reichstag » (Cris: Écoutez,
écoutez ! Quelle honte !) Et il lut en effet à la séance sui-
vante la lettre que selon les instructions de Gambetta, le
consul général de France à Vienne avait adressée à Bebel
et à Liebknecht.
Messieurs,
Au nom de la République française, dont le Gouvernement
m'a accrédité comme son représentant spécial auprès de la
Démocratie allemande, Je crois de mon devoir de vous remer-
cier pour les nobles paroles que vous avez prononcées au
milieu d'une Assemblée fanatisée par l'esprit de conquête et
l'ivresse du militarisme. Le courage dont vous avez fait preuve
à cette occasion a attiré sur vous l'attention de l'Europe
entière, et vous a conquis une place glorieuse parmi les cham-
pions de la liberté.
L'esprit de liberté et d'humanité, comme vous l'avez si élo-
quemment exposé, subit en ce moment en Allemagne une
éclipse pareille à celle que nous avons nous-mêmes éprouvée
pendant le premier Empire, et on va au-devant des mêmes
déceptions.
Une rage de domination brutale s'est emparée des esprits les
plus éclairés. Des penseurs qui, il n'y a pas longtemps, répan-
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daient leurs lumières sur le monde, sont devenus, sous l'im-
pulsion de M. de Bismarck, les apôtres du meurtre et de l'écra-
sement de toute une nation.
C'est vous, messieurs, vous et votre parti qui, dans cette
défaillance générale, avez maintenu la grande tradition
264 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
allemande. Vous êtes, à nos yeux, les grands représentants
d'une nation allemande que nous avons aimée d'un amour
vraiment fraternel et que nous n'avons pas cessé d'estimer.
La France vous salue, messieurs, et vous remercie, car elle
voit en vous l'avenir de l'Allemagne et l'espoir d'une récon-
ciliation entre les deux pays.
Le scandale que causa celte lettre savamment exploité,
contre les militants dela Sociale-Démocratie par Bismarck
et ses séides, ne découragea nullement l'ardeur combattive
de Bebel et de Liebknecht. Le débat sur la Constitution
proposée pour l'Empire fournit à Liebknecht l'occasion
d'une nouvelle et vigoureuse affirmation de principes.
Il avait fait tout d'abord le récit des aspira lions du peuple
allemand vers son unité nationale. Puis il déclara que l'unilé
qu'on allait créer était une déceplion. Elle était le résultat
d'un acte de violence d'en haut, sur lequel les princes s'é-
taient entendus et qu'on demandait simplement au Reichs-
tag de ratifier. On sentait, ajoutait-il, que la Constitution
avait pris naissance dans le camp militaire de Versailles,
mais les traités conclus avec les Etats allemands du Sud
démontraienlqu'il nes'agissaitmême pas d'une unité réelle.
La maison de Hohenzollern, dont les intérêts sont opposés à ceux
du fieuple allemand, est un obstacle pour l'unilé véritable de
l'Allemagne. Et il termina en déclarant que « le couronne-
ment du nouvel empereur devrait avoir lieu au Marché aux
Gendarmes, qui en est le symbole. Car cet empire ne pouvait
être maintenu que par les gendarmes » (1).
Le 11 décembre, la cession du Reichstag étant close,
Liebknecht et Bebel rendaient compte de leur mandat dans
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une importante réunion publique à Leipzig, organisée par
« l'Union ouvrière social-démocrate », et parmi les audi-
(1) Bebel, ouvrage cité, p 201.
LA GUERRE FRANCO ALLEMANDE
205
leurs se trouvaient une foule d'officiers français, en civil,
qui étaient internés à Leipzig comme prisonniers de guerre.
C'était la dernière assemblée populaire que les vaillants
leaders de la Sociale-Démocratie devaient tenir de toute une
longue période. Dans une lettre écrite le 1er décembre à
Sorge, en Amérique, Hebel avait écrit: « La fureur des
milieux patriotiques contre nous est sans bornes. S'ils peu-
vent nous faire empoigner un de ces joursv ils le feront
sûrement et solidement » (1).
L'a chose ne devait pas tarder. Toute la presse bour-
geoise, savamment stylée par Bismarck, accusait les leaders
socialistes de liante trahison en faveur de la France. Leur
emprisonnement était demandée au gouvernement saxon à
la fois par le Grand Quartier Général allemand et parle
comte de Bismarck. Le 17 décembre, on venait arrêter Bebel
dans son atelier et le même jour Liebknecht était également
placé sous les verrons. Bebel devait y être gardé jusqu'au
28 mars 1871 — date à laquelle on dut mettre Bebel en
liberté pour l'ouverture du nouveau Reichstag; celui-ci
avait été élu au début du mois, dans les plus mauvaises
conditions politiques, au moment où Bismarck se targuait
de la paix victorieuse. Liebknecht avait été battu, et seul
avec Bebel, un militant obscur, Schraps, dont le rôle fut
nul — avait été élu.
Tout au long de cette campagne internationaliste admi-
rable menée au Reichstag et dans le pays, Liebknecht et
Bebel avaient agi en plein accord avec Marx et Engels. Le
Manifeste de l'Internationale du 9 septembre, les lettres
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écrites ensuite nous en apportent la preuve. Les lettres
adressées par Marx à Kugelmann montrent l'identité de
leurs vues.
C'est ainsi que Marx écrit le 13 décembre 1870 et s'excuse
(l) Bebel, ouvrage ci lé, p. 204.
266 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
tout d'abord de son long silence. Il a pour cause ses occu-
pations, « la guerre ayant rappelé en France la plus grande
partie des correspondants pour l'étranger au Conseil géné-
ral ». En outre « avec la liberté de la poste » qui règne
actuellement en Allemagneet tout particulièrement dans le
Hanovre, il estime « qu'il est dangereux, non pour lui,
mais pour ses correspondants étrangers qu'il leur écrive
ses opinions sur la guerre ». Il continue:
« Tu me demandes par exemple, notre première Adresse sur
la guerre. Je te l'avais envoyée; elle a probablement été saisie.
J'expédie aujourd'hui nos deux Adresses réunies en une seule
brochure, ainsi que l'article du professeur Beesly, paru dans la
Fortnightly Review et les Daily News d'aujourd'hui. Comme
cette feuille est de nuance prussienne, la chose portera. Le
professeur Beesly est comtiste et comme tel obligé de faire
valoir toutes sortes de « crotchets .» (1). Au reste, un homme
très brave et excellent. Il est professeur d'histoire à l'Université
de Londres.
« II semble qu'en Allemagne, on ne se soit pas contenté de
faire prisonnier le Bonaparte, ses généraux et son armée. On
a encore acclimaté tout l'impérialisme — avec toutes ses tares
— dans le pays des chênes et des tilleuls.
« Quant à ce qui est du bourgeois allemand, son ivresse ne
m'étonne en aucune façon. D'abord l'accaparement est le
principe vital de toute bourgeoisie, et prendre des provinces
étrangères est toujours « prendre ». De plus le bourgeois
allemand a accepté avec humilité de ses pères du peuple et
surtout des Hohemollern, tant de coups de pied, que ce doit
être pour lui une véritable jouissance que de les voir, pour
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changer, appliquer à l'étranger.
« En tous cas, cette guerre nous a délivré de nos « républi-
cains bourgeois ». Elle amis fin par la terreur à l'existence dff
cette clique. Le résultat est important. Elle a fourni à nos pro-
(1.) Lubies, chimères.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 267
fesseurs la meilleure occasion de se ravaler aux yeux de l'uni-
vers, au rang de pédants serviles.
« Les conditions qu'elle amènera à sa suite feront la meil-
leure des propagandes en faveur de nos principes.
« Ici, en Angleterre.au début de la guerre,l'opinion publique
était ultra-prussienne. Elle est toute différente aujourd'hui-
Dans les « cafés chantants » par exemple, les chanteurs alle-
mands avec leur « Wacht am Rheim » sont sifflés, tandis
qu'on accompagne en chœur la « Marseillaise » des chanteurs
français. Indépendamment de la sympathie décidée des masses
populaires pour la République, du dépit ressenti par la « res-
pectabilité « à la nouvelle de l'alliance aujourd'hui évidente de
la Prusse et de la Russie, du ton impudent de la diplomatie
prussienne, la conduite de la yuerre, le système des réquisi-
tions, l'incendie des villages, les fusillades des francs-
tireurs, les prises d'otages et autres récapitulations de la
guerre de Trente-Ans, ont excité l'indignation générale.
«. Evidemment les Anglais ont agi de même dans l'Inde, à la
Jamaïque, etc... Mais les Français, ne sont ni des Hindous, ni
des Chinois, ni des Nègres, et les Prussiens ne sont pas des
« haevenborn Englishmen » (1).
« C'est vraiment une idée digne d'un Hohenzollern que de
faire un crime à une nation de continuer à se défendre
quand sort armée permanente comprend tout le monde. En
fait la guerre menée par le peuple prussien contre Napoléon 1er
déplaisait souverainement à ce brave Frédéric-Guillaume III.
On peut s'en convaincre en consultant l'histoire consacrée par
le professeur Partz à Gneisenau qui, dans saLandsturm, érigea
en système la guerre de francs-tireurs. Frédéric Guillaume
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avait le cœur ulcéré de voir le peuple se battre par ses propres
forces et sans ordres supérieurs ».
Mais Marx ne s'en tient pas à cette virulente critique des
méthodes de guerre de Guillaume Ier et de Bismarck, il
escompte avec une évidente joie tous les obstacles que la
(1) Dés divins Anglais.
268 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
nation française leur oppose et tous les échecs qu'elle
pourra leur infliger. Car il continue ainsi:
« Cependant, il ne faut pas trop chanter victoire. La
guerre peut encore prendre une tournure très désagréable.
On ne comptait pas sur la résistance de l'armée de la Loire
et la dispersion à droite et à gauche des forces allemandes peut
faire régner la terreur, mais en fait, n'a d'autre résultat que
de provoquer la défensive sur tous les points et d'affaiblir
l'offensive. Le bombardement dont on menace Paris est un
simple truc. Suivant toute probabilité il ne pourra pas pro-
duire un effet sérieux sur la ville elle-même. Que l'on abatte
quelques villages avancés, que l'on fasse brèche, à quoi cela
sert-il quand le nombre des assiégés est plus grand que celui
des assiégeants? Et quand les assiégés se battent admirable-
ment bien dans les « sorties » tandis que les assiégeants se
défendent derrière des tranchées; qu'arrivera-t-il quand les
rôles seront changés?
« Affamer Paris serait le seul moyen efficace. Mais si ta
résistance dure suffisamment pour que des armées arrivent
à se constituer et que la guerre populaire s'organise en pro-
vince, on n'aura fait, que déplacer le centre de gravité.
« D'ailleurs, même après la capitulation, Paris qui ne se
laissera pas occuper et tenir en respect par une poignée
d'hommes, immobilisera une grande partie des envahisseurs.
« Mais quelle que soit l'issue de la guerre, elle n'en aura
pas moins exercé le. prolétariat français aux armes et c'est
là qu'cxt la meilleure garantie de l'avenir ».
En môme temps, Marx revient avec une visible satisfac-
tion au revirement anti-prussien de l'opinion anglaise:
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« Le ton impudent que la Kussie et la Prusse prennent à
l'égard de l'Angleterre pourrait les conduire à des conséquen-
ces tout à fait inattendues et fort désagréables. Voici la chose :'
au traité de Paris en 1856, l'Angleterre s'est elle-même désar-
mée. C'est une puissance maritime et vis-à-vis des grandes
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE
269
puissances militaires du Continent, elle ne peut jeter dans la
balance que les moyens employés dans une guerre navale.
Le moyen infaillible dont elle disposecV.sY la suppression tem-
poraire du commerce transatlantique des continentaux. Il
repose principalement sur l'application du principe qui permet
de saisir des marchandises ennemies sur des navires neutres.
Les Anglais ont renoncé à ce droit maritime 'avec d'autres
« droits » semblables) parla déclaration annexée au Traité de
Paris. Clarendon le fit sur les ordres secrets du russopliile Pal-
merston. Mais la déclaration ne constitue pas une partie inhé-
rente au traité ; elle n'a jamais été légalement sanctionnée en
Angleterre.
« Messieurs les Russes et Messieurs les Prussiens comptent,
sans leur hôte; ils se figurent que l'influence de la Reine, qui
par intérêt de famille est devenue prussienne, et l'imbécilité
d'un Gladstone empêcheront au moment décisif John Bull de
jeter par dessus bord l'obstacle qu'il s'est lui-même créé (1). En
quelques semaines il peut toujours donner le coup de grâce
au commerce maritime de la Russie et de la Prusse. Nous
aurons alors l'occasion de considérer les figures allongées des
diplomates de Pétersbourg et de Berlin et celles plus longues
encore de nos« Kraftpatrioten ». Qui vivra verra».
L'intérêt passionné avec lequel Marx et Engels suivent
l'œuvre de la Défense Nationale ne fait que croître au furet
à mesure que la lutte semble plus désespérée. S'ils avaient
pensé au début de septembre que la classe ouvrière fran-
çaise ne devait pas se griser de l'idéologie de 1792, c'est
qu'ils croyaient qu'une paix raisonnable était alors possible
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et serait aisément obtenue de Bismarck. Devant les préten-
tions brutales des dirigeants allemands, devant l'admirable
résistance de la France républicaine, leurs sympathies se
manifestent de plus en plus" ardentes pour elle. Edouard
(1) C'est ce qui devait se produire en effet en 1914, par l'établis-
sement du blocus de l'Allemagne.
L...
270 LA POLITlgUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Vaillant, Charles Longuet nous ont appris que Engels,
songea même à aller mettre ses connaissances militaires
au service de la France et à offrir ses conseils à Gam-
betta (1).
Marx et tout son entourage s'emploient activement à
aider la France; son ami le professeur Beesly polémique
avec les Daili/ News qui représentent par excellence, ainsi
que l'écrit Marx, « l'opinion prussienne». Le 18 décembre,
il lui adresse une lettre véhémente où il se défend d'avoir
été, comme on l'avait écrit, pour la non-intervention au
début, alors qu'il était maintenant partisan d'une interven-
tion de l'Angleterre en faveur de la France:
« Au début, écrit Beesly, je n'ai pas cache mon opinion
que l'Angleterre aurait dû intervenir pour empêcher une atta-
que contre lAllemagne. Mais je ne l'ai'ni écrit, ni déclaré
publiquement: d'abord parce que l'Allemagne n'avait pas
xbesoin de notre aide dans la même mesure où la France en a
besoin actuellement, ensuite j'ai été loin de Londres pendant
les cinq premiers mois de la guerre » (2).
Le 16 janvier 1871. Karl Marx adressait la lettre suivante
au directeur des Dailij News (3), appel vibrant en faveur
de la France envahie, en même temps que protestation
indignée contre le traitement infligé à Bebel, à Liebknecht
et aux autres socialistes allemands qui s'étaient élevés
contre la politique bismarckienne:
(11 Marx l'en dissuada, nous apprend Ch. Longuet. « Ne te fie pas
à ces républicains bourgeois, lui dil-il ; responsables ou non, au
premier accroc tu seras fusillé comme espion » (La Commune de
Paris, préface, p. XVI).
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(2) Dailij News du 18 décembre 1870.
(3) II parut dans les Daily News du 19 janvier 1871 sous le titre
« La liberté de la presse et la liberté de la parole en Allemagne ».
LA GUEKHB FRANCO-ALLEMANDE
271
Monsieur,
« Quand Bismarck accuse le gouvernement français « d'avoir
rendu impossible la libre expression de l'opinion en France
par-la presse et par ses députés » (1), il n'a évidemment voulu
que se livrer a une plaisanterie berlinoise. Si vous voulez con-
nattre la « véritable » opinion française, il vous faudra vous
adresser il M. Stieber, rédacteur du Moniteur de Versailles.,
et mouchard prussien fameux.
« Sur l'ordre exprès de Bismarck, MM. Bebel et Liebknecht
ont été emprisonnés sous l'inculpation de haute trahison, sim-
plement parce qu'ils ont osé remplir leurs deroirs de dépu-
tés allemands en protestant dans le Rewhstag contre l'anne-
xion de l'Alsace et de la Lorraine, en refusant les nouveaux
crédits de guerre, en exprimant leurs sympathies à la Répu-
blique française et en dénonçant les efforts fails pour transfor-
mer (Allemagne en une caser ne prussienne. Pour avoir exprimé
les mêmes opinions les membres du Comité de Brunswick du
Parti Social-Démocrate sont traités depuis la fin do septembre
comme des galériens et sont encore actuellement sous le coup
de grotesques poursuites pour haute trahison. Le même sort
attend de nombreux ouvriers qui ont répandu le manifeste du
Comité de Brunswick.
« C'est sous de semblables prétextes que M. Hepncr, second
rédacteur du Leipsiger Volksstaat a été inculpé de haute tra-
hison. Les quelques journaux indépendants qui existent en
dehors de la Prusse sont interdits dans les pays soumis aux
Hohenzollern. De nombreuses réunions organisées en faveur
de la conclusion d'une paix honorable avec la France sont
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journellement dissoutes par la police en vertu de la doctrine
prussienne officielle que le général Vogel von Falkenstein a si
naïvement proclamée: tout Allemand se rend coupante de
haute trahison en cherchant à contrarier les buts que pour-
suit la Prusse en menant la guerre comme elle le fait.
(1) Bismarck s'était élevé « au nom de la liberté d'opinion » con-
tre les mesures prises par Gambetta à rencontre des anciens servi-
teurs du Second Empire, qu'il voulait proclamer inéligibles aux
élections pour l'Assemblée Nationale.
272 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MABX1SME
« Si MM. Gambetta et consorts étaient obligés comme les
Hohenzollern d'opprimer violemment l'opinion publique, ils
n'auraient pour le faire qu'à employer la méthode prussienne
et sous prétexte, qu'on est en guerre appliquer l'état de siège à
toute la France.
«< Les seuls soldats français qui se trouvent sur le territoire
allemand pourrissent dans les prisons prussiennes. Le gouver-
nement prussien ne s'en croit pas moins obligé de maintenir
l'état de siège, la forme la plus irritante du despotisme mili-
taire, la suppression de la loi. Le sol français est couvert de
plus d'un million d'Allemands, d'agresseurs ! Et cependant
le gouvernement français peut sans crainte renoncer aux
méthodes prussiennes, pour « faciliter la libre expression des
opinions ».
« Que l'on compare le tableau que nous offrent les deux
pays!
« L'Allemagne est un domaine trop étroit encore pour l'en-
thousiasme sans borne que professe Bismarck pour la liberté
d'opinion. Quand les Luxembourgeois donnèrent libre cours
à leurs sympathies envers la France, Bismarck trouva dans
cette expression de sentiment un prétexte pour se soustraire
au traité de neutralité de Londres.
« Quand la presse belge se fut rendue coupable de la même
faute, l'ambassadeur de Prusse à Bruxelles, M. Von Balan,
invita le ministre de ce pays non seulement à supprimer tous
les articles de journaux hostiles à la Prusse, mais encore à
interdire la publication des correspondances destinées à
exciter les Français à montrer plus d'ardeur encore dans
leur guerre de délivrance. C'était en fait une exigence bien
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modeste, il fallait supprimer la constitution belge « pour le
roi de Prusse ».
« A peine des journaux de Stockholm s'étaient-ils permis
quelques légeres plaisanteries sur la bigoterie notoire de Guil-
laume, que Bismarck envoyait au cabinet suédois des circu-
laires courroucées. Il réussit même à trouver sous le méridien
de Saint-Pétersbourg, une presse à laquelle on faisait trop peu
sentir le frein. A son humble requête, les rédacteurs des jour-
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANpE 273
m?"
naux les plus importants de cette ville furent appelés devant le
censeur, qui les invita à s'ahslenir de toute remarque critique
sur le fidèle vassal du tzar. L'un de ces journalistes M. Sagou-
liaefffut assez imprudent pour dévoiler le secret de cet avertis-
sement dans les colonnes du Go/os. La police russe se jeta sur
lui et l'expédia dans quelque province éloignée.
i II serait faux de supposer que celte politique de gendarme
doit être uniquement attribuée à un paroxisinc de fièvre guer-
rière. C'est bien plutôt l'applicalion vraie, méthodiqtfe de l'es-
prit des lois prussiennes. Il exisle en effet une étrange disposi-
tion dans le Code pénal prussien ; en vertu de cet article tout
. étranger peut être poursuivi dans son pays ou dans tout autre
« pour injures adressées au roi de Prusse » ou « pour haule
trahison envers la Prusse »!
« La France — et sa cause est heureusement loin d'être
désespérée, — combat en ce moment non seulement pour son
indépendance nationale, mais pour la liberté de l'Allemagne
et de l'Europe ».
Le lendemain — le 17 janvier— écrivant au nom du
Conseil général de l'Internationale à Jung — représentant
de la Suisse, —Marx lui indiquait les vives critiques qu'a-
vait soulevées le Fetleisen, organe des sociétés ouvrières
allemandes de Suisse, pour avoir « préconisé l'annexion de
l'Alsace et île la Lorraine à l'Allemagne » ?n «. flagrante oppo-
sition avec les circulaires du Conseil général ». Il ajoutait que
si ces sociétés persistaient dans une semblable attitude, «le
Conseil général usant des droits qui lui avaient été confé-
rés par le Congrès de Baie, prononcerait leur exclusion de
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l'Internationale » (1).
Cependant la lutte approchait de son terme. En dépit des
(1) Lettre de Marx à Jung, le 17 janvier 1871, cité par Jacckh, Die
Internationale, p. 235.
JEAN LONGUKT
18
274 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
protestations ardentes de Gambette, de tous les républi-
cains et révolutionnaires avec Victor Hugo, Louis Blanc,
Blanqui, la majorité réactionnaire du gouvernement de la
Défense Nationale signait l'armistice. C'était alors la
furieuse polémique entre « capitulards » conservateurs et
« outranciers » — parisiens surtout — qui demandaient la
continuation de la guerre plutôt que la mutilation du terri-
toire, la paix, honteuse que Jules Favre et Thiers vont
maquignonner. Le « sinistre vieillard » avec sa mentalité
étroite de féroce bourgeois et propriétaire déclarait à Chau-
dordy, « qu'il était disposé à abandonner un peu plus de
territoire pour payer une indemnité moins élevée (!) La
terre, disait-il, se retrouve toujours à sa place tandis que
l'argent parti ne revient jamais » (1). Il n'est pas surprenant
qu'avec de pareils principes il ait cédé avec l'Alsace, Metz
et la Lorraine orientale que Bismarck lui-même n'avait pas
voulu d'abord accorder aux appétits de Moltke et de l'Etat-
Major prussien.
Tandis que des hommes d'Etat français dans leur sor-
dide égoïsme capitaliste consentent ces lâches abandons,
ils révoltent le socialiste allemand — mais par dessus tout
internationaliste et européen — qu'est Karl Marx. Le 14
février 1871, il exprime ces sentiments sous la forme la plus
vigoureuse dans une longue et vibrante lettre à Kugel-
mann:
«.Tu sais quelle opinion j'ai des « héros de la bourgeoisie ».
MM. Jules Favre et Cie (suspects depuis le gouvernement pro-
visoire et l'époque de Cavaignac) ont cependant encore dépassé
mes prévisions. Ils ont commencé par permettre au « sabre
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orthodoxe », au « crétin militaire » — c'est ainsi que Blanqui
caractérise justement Trochu — de réaliser son « plan ». Il
consistait à prolonger la résistance de Paris à l'extrême, jus-
(1) Histoire contemporaine de Larousse, p. 7.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 275
qu'à la famine, en limitant l'offensive à des mouvements simu-
lés, des « sorties platoniques ». J'ai eu connaissance d'une
lettre écrite par Jules Favre lui-même à Gambetta. Il s'y plaint
de n'avoir pu, ni lui, ni les autres membres du gouvernement
restés à Paris, pousser Trochu à prendre sérieusement l'offen-
sive. Trochu répondait toujours que la démagogie parisienne
en profiterait pour prendre le dessus. Gambetta lui répondit:
« Vous avez prononcé votre condamnation ».
« Plutôt que de battre les Prussiens, Trochu préférait tenir
de court les Rouges à Paris, grâce à ses gardes du corps bre-
tons qui lui rendaient les mêmes services que les Corses à Louis^
Bonaparte. Tel est le véritable secret des défaites essuyées non'
seulement à Paris mais partout en France, où la bourgeoisie a
agi d'après le même principe d'accord avec la majorité des
autorités locales.
« Après que le plan de Trochu eut été exécuté jusqu'au bout
— quand Paris se vit' forcé de se rendre ou de mourir de
faim — Jules Favre et Cie n'avaient plus qu'à suivre tout sim-
plement l'exemple du commandant de la citadelle de Tours.
Il ne capitula pas: il se contenta de déclarer aux Prussiens que
le manque de vivres le forçait à abandonner la défense et à
leur ouvrir les portes: ils pouvaient faire ce qui leur plairait.
« Jules Favre ne se contenta pas de signer une capitulation
de forme. Après s'être fait faire prisonnier « du roi de Prusse »
avec ses collègues du gouvernement, après avoir rendu Paris, il
eut l'impudence d'agir au nom dela France toute entière. Que
savait-il de l'état de la France en dehors de Paris? Absolu-
ment rien, sauf ce que Bismarck avait la gracieuseté de lui
communiquer.
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« Mieux encore. « Messieurs les prisonniers du roi de
Prusse » vont plus loin et déclarent que la partie libre du gou-
vernement français réfugiée à Bordeaux a perdu ses pleins
pouvoirs et que l'on ne peut plus agir que d'accord avec les
prisonniers du roi de Prusse ! Comme prisonnier de guerre, ils
ne pouvaient cependant plus écrire que sou? la dictée de leurs
vainqueurs. Aussi proclamaient-ils le roi de Prusse de fado,
autorité souveraine en France ! »
270 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
Après s'être ainsi élevés contre l'attitude des « capitu-
lards » qui avaient eu « moins de pudeur que Louis-Bona-
parte lui-même », après Sedan, et observé que Jules Favre
« pouvait tout au plus accepter sous condition un armistice
pour toute la France », il ajoutait:
« Rendu insolent par l'usurpation de ses prisonniers, qui
comme tels, continuent à jouer aux gouvernants français, Bis-
marck intervient son* ;/ène dans les affaires intérieures de la
France Bismarck le Noble proleste contre le décret de Gam-
- betta relatif aux élections générales à l'Assemblée parce qu'il
porte atteinte à la liberté électorale: En vérité! Gambetta
devrait répondre par une protestation contre l'état de siège et
toutes ses autres mesures qui suppriment la liberté dans les
élections au Reichstag. »
Mais Marx ne s'en tient pas à cette âpre critique de Bis-
marck et des gouvernantscapitulards. Envisageant l'avenir
immédiat, il formule les espérances les plus optimistes
pour la cause de la France:
« Je souhaite que Bismarck s'en tienne à ses conditions de
paix ! 400.000.000 de livres sterlings (1) comme indemnité de
.guerre — la moitié de la dette anglaise! Les bourgeois eux-
mêmes finiront par comprendre gué, même en mettant les cho-
ses au pire, ils ne pourront que ijaaner à la continuation de
la guerre.
« Le « mob » (le vulgaire), distingué ou non, nejuge que par
l'apparence, la façade, le succès immédiat. Pendant 20 ans, il
a l'ait l'apothéose de Louis-Bonaparte à travers le monde. Même
à son apogée je l'ai démasqué comme une canaille vulgaire.
J'ai la même opinion du junker Bismarck. Néanmoins, je ne
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tiens pas Bismarck, pour aussi sot qu'on pourrait le croire, si
(1) Soit 10 milliards; c'était la somme énorme que Bismarck
avait d'abord demandée."
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 277
sa diplomatie était spontanée. La Chancellerie russe l'a pris
dans un filet que seul un lion pourrait déchirer et ce n'est pas
un lion.
« Ainsi Bismarck exige que la France lui livre 20 de ses
meilleurs vaisseaux de guerre et dans l'Inde, Pondichéry. Une
telle idée ne peut émaner d'un diplomate prussien véritable. II
saurait en effet que Pondichéry une fois allemand ne serait
qu'un gage allemand aux mains de l'Angleterre, que celle-ci
qyand elle le voudra, capturera les 20 navires prussiens avant
qu'ils soient entrés dans la Baltique; de telles exigences rie
peuvent avoir au point de vue prussien, que le but — absurde
— d'inspirerde la défiance à John Bull, avant que les Prussiens
ne soient « sortis du bois français ». Mais la Russie avait intérêt
à amener ce résultat pour s'assurer davantage le vasselage de
la Prusse »!
Et il enregistre avec joie, le revirement qui s'est produit
en Angleterre, en faveur de la France:
« En fait, ces exigences ont amené un revirement complet
dans les idées pacifiques de la bourgeoisie anglaise. Tout le
inonde réclame la guerre à grands cris. Cette provocation
adressée à l'Angleterre, ses intérêts compromis, affolent même
les bourgeois. Il est plus que vraisemblable que grâce à cette
sagesse bien prussienne, Gladstone et C'e seront chassés du
pouvoir et remplacés par un ministère qui déclarera la
guerre à la Prusse.
« D'autre part, la perspective en Russie n'est pas plus ras-
surante. Depuis que Guillaume s'est changé en un empereur,
le parti vieux-moscovite anti-prussien ayant pour chef l'héri-
tier présomptif est rentré complètement en faveur. Il a l'opinion
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publique pour lui. Il n'entend rien à la subtile politique de
Gortshakoff. Aussi est-il probable que le tsar changera entiè-
rement l'orientation de sa politique extérieure ou qu'il sera
obligéjde mordre la poussière comme ses prédécesseurs Alexan-
dre I«r, Paul,, et Pierre III.
« S'il se produisait smultanément en Angle.terre'el en Rus-
278 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
sie un semblable bouleversement dans leur politique, qu'ad-
viendrait-il de la Prusse ? Actuellement ses frontières du nord-
est et du sud-est sont ouvertes à l'invasion, les moyens de
défense de l'Allemagne sont épuisés. Il ne faut pas oublier que
l'Allemagne prussienne a envoyé depuis le début de cette
guerre 1.500.000 hommes en France et" qu'il n'en reste plus
qu'environ 700.000 sur pied. ,
« Malgré l'apparence du contraire, la situation de la
Prusse n'est rien moins qu'agréable ». «
Et Marx continuait par cette ardente profession de foi
dans la résistance française et dans ses possibilités de
de succès:
« Que la France tienne bon, quelle utilise l'armistice à
réorganiser son armée et donne enfin à la guerre un carac-
tère vraiment révolutionnaire — cet astucieux Bismarck fait
tout ce qu'il faut pour y arriver — et le nouvel Empire Borusso-
Germamque pourrait bien recevoir un baptême fort inat-
tendu » (1).
Mais les dirigeants réactionnaires et « l'Assemblée du
jour de malheur » n'avaient pas la même confiance da'ns
les possibilités de la résistance. Ils ne songèrent même pas
à utiliser les dispositions de plus en plus sympathiques à
.la France, de l'Angleterre, de l'Autriche et même de la
Russie — que le prétendu « pangermaniste » Karl Marx
signalait avec tant de clairvoyance. Ils étaient prêts à
accepter la main de Bismarck — pour être à même de
tourner toutes leurs forces, leurs énergies contre le prolé-
tariat parisien.
La révolution communaliste du 18 mars en résulta. Elle
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fut suivie avec un enthousiasme fervent par Marx. Lors-
i1) Lettre de Marx à Kugelinann, du 14 février 1871, publiée dans
le Mouvement socialiste du 15 octobre 1903, p. 189.
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 279
qu'elle eut été écrasée, « le grand philosophe socialiste pour
'la glorification et la revanche du socialisme vaincu devint
un grand et immortel pamphlétaire » (1). C'est dans les
premiers jours de juin 1871, que parut ce troisième Mani-
feste de l'Internationale, rédigé par Marx à la gloire de la
Commune de Paris. Il n'entre pas dans' le cadre de cette
étude d'en donner le texte, ni d'en faire l'analyse.
Il nous suffira de relever en quels termes enthousiastes
Marx y parle du prolétariat français, quelle place éminente
il lui donne dans la lutte internationale du prolétariat. Si
en juillet 1870, lors des premiers événements de la guerre
Marx avait-envisagé le déplacement "du centre de gravité
du mouvement ouvrier européen de France en Allemagne,
un an après, il écrivait : « A une portée de canon de
l'armée prussienne qui venait d'annexer deux provinces
françaises à l'Allemagne, la Commune annexait à la France,
les travailleurs du monde entier ». Et rappelant le bas
cosmopolitisme du Second Empire, attirani à lui « la
fripouille de tous les pays », il montrait la Commune
« admettant tous les étrangers à l'honneur de mourir pour
sa cause immortelle ». Il exaltait l'ouvrière parisienne qui
« se montrait héroïque, noble, dévouée, comme une
Romaine de l'antiquité ». Il dénonce l'entente de Bismarck
avec Thiers:
« Bismarck dévore des yeux les ruines de Paris, il y a vu
peut-être un premier accompte de cette destruction générale
des grandes villes, objet de ses vœux en 1849, alors qu'il n'était
encore qu'un simple rural à la Chambre introuvable de Prusse.
Il dévore des yeux les cadavres des prolétaires de Paris. Pour
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lui, ce n'est pas seulement la Révolution exterminée, mais
aussi la France éteinte, la France en réalité décapitée et par
(1) Charles Longuet. Préface à la Commune de Paris de Marx,
p. V.
280
LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
le gouvernement français lui-même... La Prusse, elle, avait
annoncé sa neutralité. Elle n'était pas un belligérant. Elle
joua le rôle de bravo, de bravo lâche puisqu'elle ne courait
aucun danger et de bravo stipendié, puisqu'elle avait d'avance
stipulé que le prix du sang, les 500 millions, lui serait payé à
l'heure où Paris succomberait. Ainsi enfin, on voyait ressortir
lumineux le vrai caractère de celte guerre, gue la Providence
avait ordonnée pour châtier la France impie et débauchée
par Ie bras de la pieuse et morale A llemagne!
« Ainsi après la guerre la plus gigantesque des temps moder-
nes, ajoutait Marx, on voit l'armée victorieuse et I'armée vain-
cue fraterniser pour massacrer en commun le prolétariat ».
Et le Manifeste se terminait par ce véritable hymne à la
gloire du prolétariat parisien:
« Le Paris des ouvriers de 1871, le Paris de la Commune,
sera à jamais célébré comme l'avant-coureur d'une société
nouvelle. La mémoire de ses martyrs vivra comme en un sanc-
tuaire dans le grand cœur de la classe ouvrière. Les extermi-
nateurs, l'histoire les a déjà cloués à un pilori éternel et toutes
les prières de leurs prêtres n'arriveront pas à les racheter ».
Cependant Bebel et Liebknechtcontinuaient jusqu'au bout
à s'élever contre la solution apportée par le « droit ,de la
force » au 'conflit entre la France et l'Allemagne. Le 2 mai
1871, à la tribune du lleichstag, Bebel déclarait:
« Je proteste contre l'annexion de l'Alsace-Lorraine parce que
de la considère comme un crime contre le droit des peuples et
comme une honte dans l'histoire du peuple allemand ».
Leur procès pour haute trahison, après avoir été long-
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temps ajourné, venait enfin devant la Cour de Leipzig. Le
27 mars 1872 ils étaient condamnés à 18 mois de forteresse
pour « haute trahison ». Le lendemain de leur condamna-
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE 281
tion un républicain bourgeois, M. Lavertujon, admirant la
vaillance des inculpés,écrivait ce qui suit dans la Gironde:
« Bebel et Liebknecht ont droit à l'estime, à la reconnais-
sance de tous les Français, sans distinction d'opinion, pourvu
qu'ils aient au cœur l'amour de la pairie ».
Et Auguste Vacquerie affirmait dans le Rappel:
« La France a partout des ennemis mais elle a aussi partout
des amis. Le patriotisme qui confondrait les uns avec les
autres ne serait pas seulement de l'injustice, ce serait de
l'anti-patriotisme (\). »
Sages paroles que nous livrons aux réflexions des diffa-
mateurs Je Marx et de ses amis.
(1) Paroles citées par Jules Guesde dans son interpellation à la
Chambre le 20 février 1897 (Officiel du 21 février 1897).
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-
CONCLUSION
En suivant dans son développement historique l'action
de Marx et d'Engels en face des grands problèmes de la
politique internationale qui se sont posés de leur temps,
— en accumulant, même au risque de fatiguer le lecteur,
une documentation précise et complète, nous croyons avoir
établi de quelle véritable falsification historique le grand
public et même le public socialiste, ont été victimes ces
temps derniers et principalement à l'occasion du Centième
anniversaire de la naissance de Marx.
Entre les conceptions de politique étrangère des diplo-
mates, des capitalistes et des gouvernants réactionnaires,
avec leurs appétits de conquête et leurs ambitions impéria-
listes — et la politique internationale du marxisme — il y
a un véritable abîme. Jamais doctrine ne fut aussi éloignée
du pangermanisme comme du panslavisme — comme de
toute politique étrangère qui « unie par de criminels dess
seins et mettant en jeu les préjugés nationaux, répand dan-'
des guerres de pirates le sang et l'argent du peuple » (1).
Quel programme d'action, Marx traçait-il au proléta-
riat? « Percer à jour les intrigues de la diplomatie secrète
en se mettant au courant de ses mystères, surveiller la con-
duite de ses gouvernements respectifs en la combattant au besoin
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(1) Déclaration inaugurale citée plus haut.
CONCLUSION 283
par tous les moyens en leur pouvoir ». Lorsqu'ils seront
impuissants à rien empêcher c s'entendre pour une protesta-
tion commune et revendiquer les lois de 11 morale et de la jus-,
tice qui doivent gouverner les relations des individus, comme la
règle suprême des rapports entre les nations ». Et il ajoutait que
« combattre pour une telle politique étrangère, c'était pren-
dre part à la lutte générale pour l'affranchissement des tra-
vailleurs ».
Point n'est besoin d'insister sur la hauteur de vue, la
noblesse aussi bien que la franchise d'une telle doctrine,
d'un semblable programme d'action.
Un des plus courageux et des plus clairvoyants socialis-
tes d'Allemagne, l'illustre théoricien qu'est Edouard Bern-
stein, commentant ces textes, écrivait dans une étude
récente:
« Tout ceci est si clair qu'il est impossible de s'y tromper.
On y proclame:
1° L'indépendance de toutes les nations, en ce sens qu'au-
cune d'elle ne doit être soumise à u.ne autre, ni exploitée par
une autre;
2« La coopération des démocraties ouvrières pour les inté-
rêts supérieurs de l'émancipation commune;
3° Le devoir des démocraties ouvrières de s'élever contre
les brigandages de nation à nation, de lutter pour le respect
de la morale et du droit, dans les relations entre Etats de
la même façon que dans les relations entre particuliers » (1).
Et Bernstein, fait justement observer que tandis qu'elle
condamne toutes les politiques d'impérialisme et de chau-
vinisme cette conception s'oppose également à l'anti-patrio-
•^
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tisme ou tout au moins à l'a-patriotisme d'une fraction du
(1) Revue politique internationale de Lausanne, juillet-août 1916,
l'Impérialisme économique et la Social-Démocratie, par E. Berns-
tein.
284 4.A POLITIQUE INTERNATIONALE DÛ MARXISME
socialisme contemporain. « La politique préconisée par
l'extrême gauche de la Social-Démocratie, à la conférence
de Zimmerwald avec son mépris pour tout intérêt national,
n'aurait en aucune façon reçu l'approbation des fondateurs
de l'Internationale ».
Pour être fixé à cet égard il suffit de se rapporter aux
testes que nous avons déjà cités et en particulier aux lettres
des 7 et 20 juin 1866 où Marx s'élève avec tant de force
contre l'anti-patriotisme idéologique des jeunes Proudho-
niens qui condamnaient « les nationalités comme des bêti-
ses », considéraient les nations « comme des préjugés
surannés » et faisaient du « Stirnerianisme proudhoni-
sant ».
Nous avons vu comment dans la pratique Marx appliqua
rigoureusement ses principes et y conforma son action. Il
est partisan de l'unité allemande, mais jamajs il ne la
conçoit sous la forme de « l'empire borusso-germanique »
qu'il crible de ses traits. "Nous avons constaté avec quelte
puissance dialectique il condamna en 1870-1871 ses appé-
tits, ses convoitises, avec quelle vigueur impitoyable il
détruisit ses sophismes. Sa réfutation de la théorie des
frontières naturelles ou stratégiques demeure certainement
une des .démonstrations les plus fortes qu'on ait écrites
sur cette question.
Jamais, ni de près, ni de loin, il ne fît de concession au
chauvinisme allemand. Toujours, il conserva sans y appor-
ter aucune compromission ni atténuation la préoccupa-
tion essentielle et fondamentale de l'internationalisme pro-
létarien qui domine toute sa politique extérieure. Aux
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nombreux textes que nous avons déjà cités, il nous faut
ajouter quelques pages remarquables, qu'à la fin de sa vie
en 1875, à la veille du congrès d'unification de Gotha, il
adressait à ses amis du parti d'Eisenach, auxquels il repro-
chait — dans leur ardeur à réaliser la fusion avec les las-
CONCLUSION 285
salliens — de sacrifier des principes fondamentaux. I!
s'agissait entre autres d'un article du programme élaboré
en commun par les deux fractions jusqu'alors divisées du
socialisme allemand et qui était ainsi conçu : « La classe
ouvrière travaille à son affranchissement tout d'abord dans
les cadres de l'Etat national actuel, sachant bien que le résul-
tat nécessaire des efforts qui lui sont communs avec les
travailleurs de tous les pays civilisés, sera la fraternité
internationale des peuples ».
Dans cette phrase qui pourrait paraître suffisamment
nette à maints internationalistes, Marx aperçoit immédia-
tement l'influence de Lassalle qui, « contrairement au
« Manifeste Communiste » et en opposition avec le déve-
loppement ultérieur du socialisme tout entier, avait conçu
le mouvement ouvrier du point de vue le plus strictttment natio-
nal. On le suit sur ce terrain, et cela après l'action de l'In-
ternationale »!
Et il poursuit:
« II va de soi que, pour pouvoir combattre, la classe des
travailleurs doit tout d'abord s'organiser comme classe chez
elle et que l'intérieur du pays est pour elle le théâtre immé-
diat de la lutte. C'est dans ces limite* que le combat des clas-
ses est, non pas « quant à don contenu <•. mais comme le dit
le « Manifeste Communiste », quant à sa forme, national.
Jamais l'affirmation internationaliste ne fut condensée
en une formule plus forte, dans son caractère synthétique:
c'est la forme du combat des classes qui est pour chaque
prolétariat, national, mais le contenu, la substance de sa
lutte est international.
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« Mais le « cadre de l'Etat national actuel », ajoute-t-il,
c'est-à-dire de l'empire allemand, figure lui-même à son tour,
au point de vue économique dans le « cadre du marché universel »
286 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
et au point de vue politique dans le « cadre du système inter-
national ». Le premier venu parmi les commerçants sait que
le commerce allemand est en même temps commerce extérieur
et la grandeur de M. de Bismarck consiste justement dans
« une sorte de politique internationale ».
« A quoi le parti ouvrier allemand réduit-il son interna-
tionalisme ? A la conscience que le résultat de son effort sera
la « fraternité internationale des peuples ». Une phrase emprun-
tée à la Ligue bourgeoise pour la liberté et la paix, qui doit
tenir lieu de la véritable fraternité internationale des classes
ouvrières dans leur combat commun contre les classes
dominantes et leurs gouvernements. Des fonctions interna-
tionales de la classe ouvrière allemande, donc pas un mot!
Alors qu'elle doit rendre la parole à sa propre bourgeoisie qui
fraternise déjà contre elle avec la bourgeoisie des autres pays,
ainsi qu'à la politique d'entente internationale de M.,de Bis-
marck ! (1) »
Dans ces conditions Marx estime que la déclaration
d'internationalisme du programme de Gotha « reste incom-
parablement au-dessous des déclarations libres échangis-
tes », car à la différence de celui-ci elle ne fait rien pour
atteindre son but. Il ajoute cette observation intéressante
sur le rôle de l'Association Internationale:
« L'activité internationale des classes ouvrières, ne dépend
en aucune façon de l'existence de VAssociation internatio-
nale des travailleurs. Cette Internationale ne fut-que la pre-
mière tentative pour donner un organe central à cette activké,
tentative qui a des résultats durables par l'impulsion qu'elle a
donnée, mais qui sous sa première forme ne put survivre à la
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chute de la Commune » (2).
Plus loin, nous trouvons une forte affirmation républi-
(1) Karl Marx, Lettre sur le programme de Gotha, p. 28
(2) Idem, p. 29.
CONCLUSION 287
caine. Revenant sur la phrase où le parti ouvrier allemand
déclare « se mouvoir dans les cadres de l'Etat national
actuel, donc dans son Etat, l'empire prussien allemand »,
il observe qu'il « ne fallait pas alors oublier cette chose
capitale, que toutes ces belles amusettes impfîquent la
reconnaissance dela soi-disant souveraineté populaire et
ne sont à leur place que dans une république démocratique ».
« Puisqu'on n'est pas en situation de prétendre — et on a
raison, l'état des choses commande la prudence — à la Répu-
blique démocratique, comme le faisaient dans leurs pro-
grammes les travailleurs français sous Louis-Philippe et
Louis-Napoléon, on n'aurait pas dû hypocritement réclamer
des réformes, compréhensibles seulement dans une Républi-
que démocratique, d'un Etat qui n'est qu'un despotisme mili-
^taire ayant pour base une bureaucratie, pour, soutien une
police, agrémentée de formes parlementaires, avec un mélange
d'éléments féodaux et d'influences bourgeoises déjà agissan-
tes »(<).
%
Dans la dernière partie de sa virulente critique, exami-
nant-l'article du programme de Gotha qui réclame le.
monopole de l'enseignemen.t par l'Etat, Marx écrit:
« Une chose tout à fait à rejeter, c'est une éducation du
peuple par l'Etat. Ce qu'il faut plutôt c'est proscrire au même
titre de l'école toute influence du gouvernement et de l'Eglise.
Dans l'empire prusso allemand d'aujourd'hui... c'est au con-
traire Y Etat qui a besoin d'être rudement éduquépar le peu-
ple... (2).
Représenter l'homme qui a écrit ces. choses comme un
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bismarckien, un pangermaniste, voire même comme un
socialiste « autoritaire », il y eut-il jamais plus dérisoire
il) Idem, p. 38.
(2) Idem, p. 41.
288 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
parodie, plus grotesque travestissement des faits et de
l'histoire? A cette déformation éhontéedes^conceptions d'un
grand penseur — de Marx et du socialisme, tous ceux qui
ont le respect d'eux-mêmes et de leur plume, refusent de
se prêter'. Et c'est ainsi qu'à propos de la campagne
inqualifiable de M. Laskine, un écrivain de la valeur de
31. Joseph Bourdeau écrivait : « Karl Marx professait l'hor-
reur profonde du gouvernement prussien, militaire et semi-
féodal. Sa haine contre la Prusse, a fait de lui l'éternel
apôtre de la guerre sainte contre la Russie. Sans le secours
de cette puissance immuablement réactionnaire, l'absolu-
tisme, croyait-il, ne saurait se maintenir u (1).
Les mêmes conceptions dirigèrent l'action de Marx jus-
qu'à la fin de son existence et c'est ainsi qu'en présence de
la guerre russo-turque de 1877, son hostilité se manifestait
— il était d'ailleurs d'accord en cela avec l'opinion anglaise
— contre le tsarisme russe visant' Constantinople et qu'il
admirait l'indomptable résistance d'Osman Pacha devant
Plevna. W. Liebknecht soutenait éloquemment la même
thèse à la tribune du Reichstag et dans une brochure « La
question d'Orient, l'Europe doit-elle devenir cosaque'? »
reprenait la constante prédication du socialisme et de la
démocratie européenne depuis 1848.
Jusqu'à sa dernière heure, Marx suivit avec la même
attention passionnée la marche du mouvement socialiste
dans le monde, la naissance des nouveaux partis socialistes
(1) Journal des Débals du C avril 1915. Dans la France parue à la
même date, M. Charles Clément écrit de son côté : * Marx sans doute
fut un bon Allemand, mais ne fut jamais pangermaniste. Sa haine
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du tsarisme fut peut être utile pour entraîner les socialistes alle-
mands derrière le militarisme prussien. Mais dites-moi,au temps de
Marx qui n'était pas anti-tsariste chez les libéraux? Et plus loin:
« James Guillaume n'a donc pu démontrer malgré la haine très
tenace-dont il a poursuivi le fondateur véritable de l'Internationale,
que celui-ci ait à un moment quelconque de sa vie donné dans le
pangermanisme ».
CONCLUSION 28i)
qui partout en se constituant en Europe s'inspiraient de
l'enseignement fécond de sa doctrine.
C'est ainsi que Guesde et Lafargue allaient rédiger, en
collaboration avec lui à Londres, en 1880, les admirables
« Considérants » du programme du Parti ouvrier, qui
demeurent un des plus vigoureux exposés synthétiques de
la pensée socialiste qu'on ait écrits à ce jour. Il exprimait
l'admiration la plus vive pour le premier mouvement révolu-
tionnaire russe et, avec Engels, il donne à Georges Plekha-
noff qui devait être le créateur du socialisme moderne et le
plus savant propagateur des conceptions marxistes en Rus-
sie, une préface à sa traduction du Manifeste Communiste,
où il place les espérances les plus magnifiques dans le
développement du socialisme russe — espérances qui
devaient se réaliser plus largement que personne, certes, ne
pouvait alors le prévoir, 37 années plus tard.
Après la mort de Marx, Engels demeura à Londres l'ob-
servateur attentif et vigilant du mouvement socialiste uni-
versel et son conseiller le plus écouté. Plus que Marx ne
l'aurait fait, il se laissa peut-être emporter par les luttes
sectaires qui dans plusieurs pays déchirent encore le mou-
vement socialiste— la lutte entre « guesdistes » et « ptossi-
bilistes » en France, les conflits entre les Aveling, William
Morris et plus tard Keir Hardie d'une part, Hyndman et
Quelch de l'autre en Angleterre. Encore ses préférences ne
se manifestent-elles guère que dans sa correspondance, son
action publique ayant toujours été à cet égard des plus
réservées. Une seule préoccupation le domine : celle du
socialisme international.
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En face des grands problèmes de la politique internatio-
nale, il demeura le fidèle interprète de la pensée de Marx, le
continuateur de son action de toujours. Alors qu'un cer-
tain nombre de social-démocrates, tout en vantant, en
exaltant l'attitude intrépide de Marx, de Bebel et de Liebk-
JEAN LOXGUET i'J
Si90 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
necht en 1870-71, semblaient croire qu'il y avait mainte-
nant prescription, qu'il fallait s'incliner devant le fait
acquis, en 1892, trois ans avant sa mort, Engels revendi-
quait le droit de l'Alsace-Lorraine, du Schleswig*Holstein,
de la Pologne, en un article de la NeueZeit que Karl Kautsky
citait récemment, et indiquait avec force les devoirs qui
s'imposeraient à une Soeial-Démocratie maîtresse du pou-
voir: f^
« Dès que la Social-Démocratie allemande sera au pouvoir,
écrivait Engels, elle -ne pourra ni l'exercer, ni le maintenir
sans réparer les injustices que ceux qui l'ont précédée au
pouvoir ont commises, contre d'autres nations. Elle sera
forcée de préparer le rétablissement de la Pologne, aujour
d'hui trahie si honteusement par la bourgeoisie française,
elle sera forcée de mettre le Schlesitiig du Nord et l'Alsace-
Lorraine en état de décider librement de leur avenir poli-
tique » (1).
D'Engels comme de Marx lui-même on pourrait d'ail-
leurs dire dans une certaine mesure — ce qu'à propos
d'un autre grand génie, accusé de chauvinisme allemand,
de Wagner, M. Saint-Saens écrivait il y a quelques années:
« Représenter Wagner^omme un ennemi acharné de notre
pays, c'est tout simplement absurde, il ne hait que les gens
qui n'aiment pas sa musique » (2).
Marx et Engels, ont exclusivement combattu ceux qui —
Allemands, aussi bien que Français, Anglais ou Russes —
représentaient soit les classes possédantes et la réaction,
soit quià l'intérieur du mouvement révolutionnaire se rat-
tachaient à des conceptions sociales, à des méthodes d'ac-
I
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tion, qu'ils considéraient comme néfastes à l'émancipation
(1) NeueZeit, 10"'- Année, Vol. 1", p. 584.
(2) Saint-Saens, Harmonie et Mélodie, p. 98.
CONCLUSION J91
universelle de la classe ouvrière et dépassées par l'évolu-
tion des faits et des idées.
Quant à ceux qui furent depuis dans le monde les plus
illustres représentants de la pensée marxiste, les leaders
socialistes qui se sont toujours plu à se proclamer les dis-
ciples de Marx, peut-on à un degré quelconque apercevoir
dans leur action, dans leurs méthodes, la moindre trace des ,
influences « spécifiquement allemandes », voire pangerma-
nistes, que veulent découvrir dans l'enseignement du maî-
tre des adversaires de parti-pris ? Poser la question, c'est la
résoudre. I
Dans la terrible crise que l'Europe et le monde civilisé ont
traversée depuis quatre ans, les hommes qui ont été consi-
dérés comme les représentants les plus qualifiés des idées
marxistes ont été les adversaires les plus acharnés, les plus
intransigeants de l'Allemagne impérialiste et du militarisme
prussien: Edouard Vaillant et Jules Guesde en France,
Hyndman en Angleterre, Georges Plekhanoff-en Russie,
Pablo Iglesias en Espagne, Vandervelde et Anseele en
Belgique. Au point que loin d'avoir subi des influences
« allemandes », la plupart ont pu au contraire être criti-
qués dans leur propre parti pour l'exagération de leur
« jusqu'auboutisme ».
En Allemagne même, quels sont particulièrement ceux
qui ont pratiqué la politique dite « majoritaire », qui se
sont solidarisés avec le gouvernement impérial et ont cher-
ché des excuses à tous les crimes des dirigeants ? A quel-
ques exceptions près, ceux qui avaient mené la lutte la
plus acharnée contre le marxisme, qui avaient déclaré qu'il
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fallait s'affranchir de ses « vieux dogmes usés », qui récla-
maient la « révision » de la doctrine socialiste. Certes le
plus illustre de ces < révisionnistes », Edouard Bernstein,
s'est noblement rangé parmi les socialistes demeurés
fidèles à leur idéal. Mais au milieu de la « bande » des pro-
_
L.
292 LA POLITIQUE INTERNATIONALE DU MARXISME
fiteurs révisionnistes, c'était le pur théoricien poussé seu-
lement par les préoccupations scientifiques les plus désin-
téressées. Jamais il n'avait d'ailleurs nié le marxisme dans
ses éléments fondamentaux et plusieurs années avant la
guerre il avait déjà proclamé la nécessité du « retour à
Marx ». Avec lui on pourrait encore citer quelques rares
révisionnistes — un Kurt Eisner par exemple.
Dans le camp adverse parmi les socialistes gouverne-
mentaux plus ou moins serviles, ou tombés en tous cas
dans le chauvinisme, on peut trouver quelques rares mem-
bres de l'ancienne « tendance » marxiste — un Paul Lensch,
un Cunow — peut-être un Scheidemann.
Les chefs.de la fraction « impérialiste » — à ces rares
exceptions près — ce sont ceux qui dirigèrent pendant
vingt ans en Allemagne l'assaut révisionniste contre le
marxisme — les David, les Heine, les Sudekum, les Legien,
les Vollmar, les Gradnauer, les Baumeister, les Noske. En
revanche, la défense internationaliste, la résistance aux
corrupteurs du socialisme, la protestation contre tous les
attentats des pangermanistes et des Junkers, contre la poli-
tique tour à tour équivoque et cynique de M. de Bethmann-
Hollweg et de ses successeurs, nous les trouvons représen-
tées par tous ceux qui livrèrent la précédente bataille contre
le révisionnisme : Karl Kautsky, le plus illustre théoricien
marxiste d'Europe, depuis la disparition des fondateurs de
la doctrine; Mehring, l'historien marxiste de la Social-
Démocratie — qui n'a pas craint à 72 ans d'affronter les
prisons- du Kaiser — Haase, le brillant leader politique de
la fraction « radicale » du parti, Rosa Luxembourg et Clara
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Zetkin, les deux femmes intrépides, qui s'étaient si fré-
quemment signalées dans le passé par leur action vigou-
reuse contre le révisionnisme — qui ont lutté avec un
indomptable courage contre des gouvernements criminels
CONCLUSION . 293
et Karl Liebknecht (1)— le héros de la protestation socia-
liste contre la guerre, le digne fils et continuateur du grand
Wilhelm Liebknecht, dont nous avons dit quel fut le rôle
admirable en 1870-71, et qui a encore accru le prestige
du grand nom qu'il porte.
Par toute sa vie, par tous ses écrits et tous ses actes, par
toute son influence, après sa mort, chez ceux qui ont été
s'abreuver à la source vivifiante de sa doctrine, Karl Marx
nous apparaît comme un de ces penseurs qui ont toujours
considéré leurs obligations envers l'humanité, comme plus
impérieuses et plus hautes que toutes celles qu'ils pouvaient
avoir envers leur propre patrie.
(1) M. Laskine n'a pas craint d'injurier ce noble combattant du
Droit, ce forçat des prisons du Kaiser. Il n'a pas hésité à réédi-
ter la légende ridicule et odieuse d'un Liebknecht allant au début
de la guerre engager les ouvriers belges à travailler pour l'Allema-
gne — légende définitivement détruite par les déclarations des
militants socialistes belges qui ont reçu Liebknecht à Bruxelles
(l'Internationale et le Pangermanisme, p. 82, 335, 336, 442).
\
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'
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TABLE DES MATIERES
Pages
AVANT-PROPOS . 1
CHAPITRE PREMIEH. — Karl Marx et les premiers socialis-
tes français .-..." 11
CHAPITRE II. — La Révolution de 1848; le principe des
nationalités, l'unité allemande, la Pologne et le Pans-
lavisme 18
CHAPITRE III. — L'Unité italienne, la guerre de Sécession,
la revendication de l'Irlande, le Schleswig-Holstein . 55
CHAPITRE IV. — L'Association Internationale des Travail-
leurs de 1864 à 1868; son programme de politique
étrangère ; les luttes, de Marx contre les Proudhoniens,
les Maziniens et les Lassaliens 81
CHAPITRE V. — L'Internationale de 1868 à 1872 : la lutte
de Marx et Baiiounine 178
CHAPITRE VI.- — La Guerre l'ranco-allemande : I. La
période bonapartiste 187
CHAPITRE VII. — La Guerre franco-allemande : II. La
Défense nationale 231 /,
CONCLUSION . ......... 282
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LAVAL. — IMPRIMERIE L. BARNÉODD ET C".
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r
.
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