ETIENNE MOREAU-NÉLATON1 (1859-1927)
MESDAMES, MESSIEURS,
Le Musée du Louvre ne pouvait ne pas dire adieu à l'un de ses plus grands, de ses plus chers bienfaiteurs et il a chargé de prendre la parole en
son nom un vieil ami d'Etienne Moreau-Nélaton. C'est surtout le donateur de la collection Moreau que je dois considérer ici. Elle est un dés plus riches trésors d'art qui aient jamais été offerts à notre pays ; quelques-unes des oeuvres les plus significatives s'y trouvent des grands peintres français du xixe siècle, des Delacroix, des Corot, des Manet, des Claude Monet ; si ces tableaux admirables ne nous avaient été donnés, le patrimoine artistique de la France, dont nous sommes fiers d'être les gardiens, ne se présenterait pas aussi magnifiquement dans les salles de notre musée. Et pourtant, quelle que soit notre admiration pour ces chefsd'oeuvre, ce qui peut-être nous les rend si chers, à nous qui avons été les témoins de la donation, c'est l'esprit dans lequel elle a été faite, c'est la noblesse et la générosité de coeur qui l'ont inspirée. Etienne Moreau-Nélaton aimait passionnément ses tableaux ; avec ceux que son grand-père Adolphe Moreau avait possédés, les Delacroix surtout, acquis du maître lui-même, il avait vécu toute son enfance ; ils en avaient été les intimes témoins déjà tendrement appréciés ; mais sans doute cette tendresse se faisait-elle encore plus profonde, quand il considérait ceux, tel le Pont d'Argenteuil de Monet, qu'avait choisis sous ses yeux une mère qui fut un des grands amours de sa vie. Si, tout jeune, il collectionna à son tour, ce fut entraîné par ces chers exemples ; mais bientôt, il se donnait tout 1.
Discours prononcé aux obsèques de notre collaborateur et ami, le
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entier à sa passion, et avec une telle ardeur qu'il ne mit pas quinze ans à réunir tout l'ensemble de chefs-d'oeuvre que nous connaissons. El chefsd'oeuvre certes que le Déjeuner sur l'herbe, que le Pont de Narni et le Pont de Mantes, que la Cathédrale de Chartres, que l'Hommage à Delacroix, la V,ue de Zaandam ou le Carrières Saint-Denis ; mais ce qu'il y a de particulièrement remarquable dans la collection, c'est que pas un, même parmi les ouvrages secondaires, n'est indifférent; on les sent choisis par le même oeil qui s'était fixé sur les toiles maîtresses, et cette belle unité, cet air de famille vient du goût, non seulement très sur, mais surtoul profondément personnel et impossible à influencer, de l'amateur. Il jouit ardemment des belles choses qu'il avait rassemblées et dans les pires douleurs qui puissent frapper un homme, elles lui furent une consolation et un réconfort. 11 s'en sépara néanmoins... Songeait-il déjà, alors qu'il les acquérail une à une, que jamais-elles iraient au Louvre? Son amitié ne nous le confia point ; cette pensée cependant dut s'installer dans son esprit, que s'il ne faisait pas, lui, entrer dans nos musées ces peintres qu'il aimait entre tous, leur place n'y serait jamais ce qu'il souhaitait qu'elle fût ; qu'un lointain exil les attendrait ; peul-èlre aussi voulut-il-que d'autres pussent jouir à leur tour des oeuvres qui avaient fait sa joie : quand sa résolution fut prise, il l'exécuta sans tarder et, de son vivant, jeune encore, il offrit son trésor à la nation. Aucun plus noble exemple de générosité n'est écrit au Livre d'Or du Louvre. Si Etienne Moreau-Nélaton avait si bien su distinguer et choisir les chefs-d'oeuvre, c'est que lui-même était « du métier ». Après d'excellentes études classiques qui le menèrent jusqu'à l'Ecole Normale, il avait en effet, sous l'influence d'Harpignies, «bifurqué» et nous connaissons tous les jolis paysages, d'une émotion si simple et si pénétrante, qu'il aimait à peindre, dans ce Tardenois surtout, aux environs de sa maison de la Tournelle, qu'il affectionnait et qu'il avait si bien compris. La peinture d'ailleurs, comme le goût de la collection, était de tradition dans la famille ; sa mère, M",e Camille Moreau, était une artiste de talent. Et de même il hérita d'elle la passion de l'art du potier; Mme Moreau avait été vers 1875 un des rénovateurs de la céramique française ; lui, tint une belle place, trente ans après, dans ce groupe de potiers qui ont jeté un si vif éclat sur nos arls décoratifs modernes. Toutefois, ni ses pinceaux ni son four ne l'occupaient uniquement. Ils lui suffisaient aux jours de bonheur, mais quand le drame fut entré dans sa vie, quand, le même jour, sa mère et sa jeune femme tendrement affectionnée eurent péri dans une affreuse catastrophe, quand plus tard, son fils fut héroïquement tombé au champ d'honneur, il lui fallut, quel que fût son amour pour les filles, beaux-fils et petits enfants qui lui restaient, peupler sa solitude, et c'est alors qu'il commença d'écrire. Les crayons français du
ETIENNE MOREAU-NELATON xvie siècle l'avaient toujours charmé
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de Chantilly à Saint-Pétersbourg, il parcourut l'Europe pour les rechercher et s'en fit l'historien averti. Puis les peintres modernes qui lui étaient le plus chers et que son ardeur, parfois brusquement combative, tenait particulièrement à honorer et à défendre, Corot d'abord, ensuite Delacroix, Millet, Jongkind, Daubigny, Manel, se ;
PORTRAIT DE ETIENNE MORE AU-NEL AT ON D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE
racontèrent » grâce à lui en d'excellentes monographies abondamment illustrées des clichés de son ami Yvon. 11 entreprit de beaux albums des Eglises de chez nous, pieux hommage à son pays du Soissonnais qu'il allait avoir la douleur de voir ravager par l'ennemi, et au milieu de la guerre, ce fut un grand livre sur la Cathédrale de Reims qu'en septembre 1914 il avait été un des derniers d'entre nous à voir intacte et dont il écrivit hélas, une admirable nécrologie. Au lendemain de la paix, il résumait dans une «
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belle synthèse qui a paru dans le Trésor de la France meurtrie l'histoire des églises de la région « du Laonnais à la Brie » dont il connaissait chaque pierre. Et des travaux plus intimes l'absorbèrent, une sorte de Mémorial où il raconte l'histoire de sa famille, une étude sur les céramiques de sa mère, un touchant opuscule sur son fils Dominique, une histoire des archers du Tardenois dont il aimait les antiques traditions ; ces jours passés, après avoir mis la dernière main, à un Bonvin raconté par lui-même, il ajoutait un supplément à ses « archers» et dimanche soir, il en écrivait l'ultime page. Quand le mot « Fin » eut été tracé, il se tourna vers celle qui durant tant d'années avait été l'amie et la confidente dévouée des siens et lui dit : « Et maintenant, je vais mourir. » II nous quittait
mardi matin. Ces derniers mois avaient été douloureux pour lui ; son coeur, surmené par tant de chagrins, fonctionnait mal, et son activité supportait difficilement la contrainte de la maladie. Il avait encore eu pourtant, au crépuscule de la vie, quelques joies ; l'Académie des Beaux-Arts l'avait appelé à elle et il avait pris un plaisir très vif à ceindre sur son habit vert l'épée d'académicien qui avait été celle de son grand-père maternel, l'illustre chirurgien Nélaton ; en janvier, il avait été promu officier de la Légion d'Honneur et cette distinction, qui lui était bien due, ne l'avait pas laissé insensible. Une famille passionnément chérie l'entourait de son affection, ses amis de même, et beaucoup de ceux qu'avait obligés une charité inépuisable et toujours en éveil ; ces témoignages le soutenaient, mais le mal implacable devenait le plus fort. Il est mort debout, courageusement et sans faiblesse, nous laissant un grand exemple. Cet exemple demeurera au coeur de tous ceux qui l'ont connu et aimé, dans notre grande maison du Louvre notamment qui lui doit tant et où il ne comptait que des amis. Laissez, Mesdames, le plus vieux d'entre eux, qui pendant près de soixante ans avait été le compagnon de votre père, qui avait su apprécier votre mère et qui se rappelle avec émotion vos grands parents et jusqu'à vos arrière grands parents tant paternels que maternels, laissez-le vous dire le chagrin de tous devant cette tombé et la sympathie qui vous entoure. RAYMOND KOECHLIN
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