Edgar Degas, à propos d'une exposition récente, 1924

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LA

L'ART DE

REVUE DÉ L'ART ANCIEN ET MODERNE FONDÉE PAR

JULES COMTE,

DIRECTEUR

MEMBRE DE L'INSTITUT

ANDRÉ DEZARROIS

28e ANNÉE

PARIS 28, Rue du MONT-THABOR, 28


LA

REVUE

L'ART DE

ANCIEN ET MODERNE 'Il

*~)

FONDATEUR

JULES COMTE,

Directeur

MEMBRE DE L'INSTITUT

ANDRÉ DEZARROIS

PARIS 28, rue du Mont-Thabor, 28


ARTISTES CONTEMPORAINS

EDGAR DEGAS A

C'est en

PROPOS D'UNE EXPOSITION RECENTE

lors des ventes de son atelier, que l'on vit, pour la première fois, un ensemble d'oeuvres de Degas. Les admirateurs de l'artiste, ses amis, ses intimes mêmes, ignoraient un grand nombre des toiles et des études que le vieux maître avait jalousement conservées dans son atelier. Ces ventes furent donc une révélation. Le grand public en fut particulièrement surpris, car il était peu familiarisé avec les œuvres de cet artiste célèbre, illustre même, mais demeuré mystérieux. Degas n'avait, en effet, jamais exposé depuis les Impressionnistes et l'on ne voyait que rarement de ses toiles chez quelques marchands privilégiés. Mais cette exhibition (qui aurait tant fait souffrir l'artiste ) des moindres études, pêle-mêle avec de merveilleux chefs-d'œuvre, si intéressante et si instructive qu'elle ait pu être pour certains, ne fut, pour le plus grand nombre, que motif à confusion et emballement à faux. Accablés sous une accumulation d'œuvres souvent à peine indiquées, ballottés entre l'étonnement devant les Degas du début, l'admiration provoquée par ses danseuses et l'incompréhension devant certains nus, beaucoup de visiteurs partirent l'esprit plus troublé qu'instruit. Aussi, lorsque M. Marcel Guérin eut la très heureuse idée de la récente exposition de la Galerie Georges Petit et nous proposa, ainsi qu'à M. Ernest Rouart, de l'organiser avec lui, notre première pensée fut-elle de faire oublier la confusion de ces ventes. L'exposition s'efforça donc de L918,

dermère exposition des Impressionnistes eut heu en 1886. Après cette date, une exposition chez Durand-Ruel réunit en 1893 une serie de paysages. 2. M. Marcel Guénn a donne aux lecteurs de la Ileuite une « avant-preuncre l'e\posiliun Degas dans le n° d'avril dernier, t. XLV, p. 284. 1. La

de

LA REVUE

ME

L'ART.

XLM.

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présenter un choix ordonné d'œuvres appartenant à toutes les époques de la vie du peintre, mais permettant de suivre clairement l'évolution de son génie, et montrant, à côté de très beaux pastels ou fusains de la fin de sa vie, un nombre important de peintures et de dessins de sa jeunesse. Cette jeunesse de Degas s'écoula très douce. Son père, banquier à Paris, d'un milieu cultivé, ne contraria nullement la vocation de son fils qui, dès 1855, était inscrit à l'École des Beaux-Arts. Mais ceux qui lui enseignèrent vraiment son «métier»de peintre, ce sont tout d'abord les vieux maîtres, dont il copia et étudia les oeuvres avec passion au Louvre, au Cabinet des Estampes et en Italie; puis Lamothe, l'élève d'Ingres, peintre secondaire, mais excellent technicien, à qui Degas doit certainement sa pureté de dessin;- et enfin Soutzo, le peintregraveur et l'amateur de goût, dont les longues causeries développèrent le côté intellectuel de son art. N'est-ce pas après une de ces causeries, en 1856, que le jeune Degas notait « .Il ne faut jamais marchander la nature. il y a, en effet, du courage à aborder de front la nature, dans ses grands' plans et ses grandes lignes, et de la lâcheté à le faire par ses facettes et ses détails, c'est une guerre » ? Quel programme il traçait ainsi à toute sa vie Et comme l'artiste mènera toujours cette guerre sans merci aux difficultés que son rêve de perfection lui suscitera à chaque pas A cette formation artistique, à cette ambiance cultivée, s'ajoutèrent d'assez fréquents séjours en Italie. Une partie de sa famille était, en effet, demeurée à Naples, où son grand-père s'était réfugié pendant la Révolution, et à Florence, où habitait sa tante Bellelli. Et c'est alors l'épanouissement de son esprit, déjà préparé par l'étude assidue des vieux maîtres, et que ses enthousiasmes devant les primitifs italiens font éclater avec toute la vigueur de sa nature ardente et sensible. Ce qui le séduit chez eux ce sentiment de la vie, cette sincérité d'expression, cette franchise d'exécution, nous l'apercevons dans ses premières œuvres, dans les petits portraits qu'il fait alors de ses frères, de camarades, de lui-même (l'un des plus réussis est peut-être son portrait études d'un métier serré, exécutées avec gravé par lui, en 1857 1)i application et recueillement5. l'eau-forte. 2. Parmi ces premières œuvres exposées, nous citerons le Degas à la palette (n° 1, a M. Fèvre); son portrait par lui-mèm« (n° 2, a M. Marcel Guénn), et le tres beau dessin representant une Femme cousant, date de 1859 (n° 75, a M. Jamot). 1. A


Cette sorte d'emprise qu'exerça sur lui l'Italie, unie à son admiration

H

H' H

E. DEGAS.

Portrait

Bkli.elli.

D'UNE des FILLES DU BARON Peinture à t'essence sur carlon (vers 1862); étude pour le Portrait le famille, du musée du Luxembourg. Appartient à SI. Kélékiau.

pour le peintre de l'Apothéose d'Homère, le poussait même à chercher


sa voie dans la peinture d'histoire. Ne rêvait-il pas, dans une idée curieuse, de la rénover en plaçant, à l'exemple des grands Florentins du quattrocento, dans le cadre de scènes historiques, des personnages à visages de contemporains ? Faire de la tête d'expression une étude du sentiment moderne », tel était déjà son but lorsqu'il peignit les Jeunes filles spartiates luttant, Sémiramis construisant une ville, la Fille de Jephté, les Malheurs de la ville d'Orléans, et qu'il pensa un instant à représenter une scène d'Œdipe Roi et une Marie Stuart. A défaut des Jeunes filles spartiates', on pouvait voir, à la Galerie Petit, une très belle esquisse, d'un coloris chaud et harmonieux, de la Sémiramis', et toute une suite de dessins ayant servi au peintre pour la préparation de cette toile De ces dessins, d'une pureté de ligne qu'Ingres n'aurait pas désavouée, il se dégage une impression de vie, une fraîcheur d'inspiration qui n'existent pas toujours chez le maître de Montauban, mais qui sont très atténuées dans le grand tableau du

«

Luxembourg. En revanche, pour les Malheurs de la ville d'Orléans, nous retrouvons dans la peinture, de dimensions moins grandes, il est vrai, que Sémiramis, la même force d'expression que dans les très beaux dessins'exposés auprès du tableau 5. Et si cette toile ne montre pas la richesse de coloris de l'esquisse de Sémiramis, elle exprime cependant un sentiment d'horreur et de sauvagerie non sans grandeur et très simplement obtenu par la vérité des attitudes. Les Malheurs d'Orléans, exposés en 1865, furent la dernière tentative de l'artiste en ce genre sans doute y renonça-t-il parce qu'il n'avait pas réalisé 'tout ce qu'il ambitionnait. Ces essais de peinture d'histoire ne lui avaient, au reste,.pas fait abandonner le portrait. « II faut que je pense aux figures avant tout! », s'était-il écrié devant les Signorelli. Et c'est, en effet, dans ses portraits qu'il va tout d'abord réaliser son rêve de vérité et que se révèle sa personnalité. Ce fut un des attraits de l'exposition de l'avoir démontré. Bien qu'il ait toujours peint des familiers Ou des amis, Degas 1. Ce tableau est à Londres, à la Tate Gallery. 2. N° 5, à M. J. Strauss. 3. N" 76 a 79. Ces dessins appartiennent au musée du Luxembourg

certains ont été reproduits

dans le très bel album publié par Henri Rivière Cent dessins de Degas (Demotte, 1923). 4. N" 84 et 85. 5. N° 17, Le tableau est ai} musée du Luxembourg.


choisissait ses modèles, car, chose curieuse, l'artiste fut de bonne heure attiré par le caractère, par l'expression, plutôt que par la beauté des

î

E. Degas. – Portrait de

M"1 Du no

l-hg

(M™*

Fantin-Latouh).

Peinture (18G7-1808). – Collection Lazare Weillcr.

l

physionomies.

De là, sans doute, le rayonnement de personnalilé que

dégagent presque tous ses portraits, même ceux des débuts, peints avec


le sérieux, la passion froide, pourrait-on dire, d'un Clouet, la solidité d'un Holbein, mais vivifiés encore par un sentiment très subtil de la · vie moderne. Remarquons à ce propos que, chez Degas, l'intensité de vie, la franchise, l'enlevé de l'exécution, la fraîcheur du coloris, s'affaiblissent

lorsque la toile devient trop grande. Très consciencieux, travaillant en somme lentement, tant il se reprend, il semble plus à l'aise dans les toiles ne demandant pas une trop longue exécutiogy\ce qui, plustard, .jLj lui fera donner une telle préférence au pastel. C'est ainsi que pour le Portrait de famille, peint versr 1862-1863 mais souvent repris depuis lors, nous sommes beaucoup plus séduits par les études très enlevées et d'un admirable métier2, que par le grand tableau lui-même, où l'artiste a cependant su mettre tant de noblesse et de sentiment. Son inspiration s'est comme refroidie dans l'exécution de la grande toile. Cette verve, cette fougue à peine tempérée par le métier savant et scrupuleux, sont, au contraire, très sensibles dans tant d'autres portraits intéressants, à commencer par ceux, à la mine de plomb, de M. et Mrae Valpinçon, d'une pureté encore très ingresque 3, par les deux dessins si spontanés de Manet 4, ou par le beau portrait du père de Degas, assis près du violoniste Pagans 5. On remarquait aussi, rue de Sèze, celui de M110 Hertel °, celui d'un homme à chapeau haut de forme, si expressif 7 puis un pastel admirable de facture et de caractère, représentant Mm6 Gobillard-Morisot8; enfin, le petit chef-d'œuvre du Luxembourg la tête de femme indiquée dans'une pâte couvrant à peine le grain de la toile, modelée dans la lumière qui nacre la peau, dore les cheveux et veloute les yeux9. 'Si la plupart de ces portraits sont encore très classiques de facture et de conception, quelques-uns révèlent cependant de façon curieuse la personnalité de Degas, ses aspirations presque inconscientes alors. 1.N" 13. Le tableau est au musée du Luxembourg. 2. Par exemple, la Fillette assise, n° 11, a M. Kélékian, et le Buste de fillette, n° 10, 1 M. J. Doucet. 3. N" 80, collection Fourchy. Ce dessin, daté de 1861, est signé Degas. 4. N" 82 et 83, à M. Ernest Rouart. j. N° à M. H. Fèvre." 6. N° 87, au musée du Luxembourg. 7. N° 19, à Mm' Chausson. 8. N' 88, à M1»" Paul Valéry. L'exposition montrait aussi, sous les n" 89 et 90, deux délicieux

8,

dessins représentant 9. N°

Gobillart-Morisot a la même époque. 14, reproduit dans la Revue d'avril 1924, t. XLV, p. 285. Mm°


Voici une charmante étude de femme, Aux Tuileries, dans laquelle, par

E.

Degas. – L'Orchbsthk

Peinture |1868-lts6i)l.

DE

l'Opéha.

Appartient en nue propriété au musée du Luxembourg.

le jeu d'ombre sur la figure et le fond ensoleillé, on sent déjà le cher-


cheur'de contre-jours, d'effets de lumière1. Dans le beau- portrait de son ami de Valerne, il s'essaie aussi dans un fond plus heurté, d'un bleu cru2;et dans tous, comme il cherche déjà le portrait indiquant du modèle autre chose que les traits un reflet de personnalité par exemple, lorsqu'il nous montre, dans une toile malheureusement inachevée, Mmo Fantin-Latour s'appuyant, les mains croisées sur ses genoux, en une pose de causerie familière 3, ou M"0 Dihau quittant un instant la lecture de son cahier de musique pour nous regarder pardessus son épaule 4 Et, peu à peu, l'artiste, développant cette recherche de simplicité et de naturel, arrive à composer de petites scènes où il nous dépeint le modèle dans le cadre de son intimité M"18 Camus se retournant sur le tabouret, la main encore attardée sur les touches du piano5; le ti" 'oncelliste Pillet assis à sa table, devant une fenêtre6. Il cherche une mise en page originale, accidentelle, comme M11" Valpinçon accoudée à une table, les ramages du tapis faisant une chaude opposition à la figure ambrée7. Degas commence en même temps des groupements de portraits, toujours dans des attitudes familières qui les rendent plus anecdotiques; et, par ces scènes vécues, il arrive peu à peu au tableau de genre. C'est ainsi qu'après avoir fait plusieurs portraits de musiciens, il fut tout naturellement amené à tenter de les représenter, non plus séparément, mais ensemble, dans leur cadre, dans cet orchestre où il les voyait fréquemment jouer. De là son Orchestre de l'Opéra, si intéressant et déjà très curieux 8, mais où il n'a pas encore su rendre parfaitement l'éclairage particulier d'un théâtre, comme il le fera peu après dans le Ballet de Robert le Diable et les Musiciens de V orchestre9, scènes qui, par une manière de voir très neuve, rappelant les estampes japonaises ou certaines toiles de Menzel, montrent de façon amusante l'antithèse des fauteuils sombres, N° 94, a M. J. Strauss. 2. N" 27, à M. Viau. 3. N° 23, à M. Eugene WeiUer. – On pouvait voir aussi un fort beau dessin ayant servi a la préparation de ce tableau (n° 9fi, à M. Eugène Weiller). 4. is°28, à M11" Dihau. 5. N° 34, a M. A. Kann. – L'exposition montrait de très intéressantes études pour co tableau sous les n" 103, 104 et 6. N° 31, à M. Comiot. 7. N' 33, a M»' Fourchy. 8. Sur l'Orchestre cle l'Opéia, voir M. Guérm, Beaux-Arts, 1" décembre 1923, et P. Jamot, Figaro artistique, 3 janvier 1924. 9. En 1872. 1.

105.



de l'orchestre peu éclairé, des habits noirs, avec la scène où évoluent, dans une lumière diffuse, de vaporeuses ballerines. Degas avait trouvé sa voie; car c'est bien à partir de là que se dégage sa personnalité, cette manière si neuve, faite de conscience recueillie d'élève des vieux maîtres alliée à une conception très moderne de la vie, à des audaces de chercheur, à un désir de nouveauté et d'imprévu. Et c'est ainsi,' par le portrait réaliste, par ces groupes de tableaux que Degas, après avoir rêvé de rénover la peinture d'histoire, se mit, tout doucement, en suivant" son inspiration personnelle, à écrire l'histoire de

son temps. Après la guerre', l'artiste rapporta de son court séjour à la NouvelleOrléans, avec le curieux portrait de la Femme à la potiche, le sujet d'un de ses premiers tableaux de genre importants le Comptoir de cotons11. Reprenant l'idée de l'Orchestre de l'Opéra, il a groupé dans cette toile plusieurs portraits, son oncle, son frère René, des clients, dans leur occupation habituelle, près d'une longue table où moutonnent les échantillons de la récolte. Et rien n'est curieux comme ce mélange de peinture lisse, un peu précieuse, qui fait penser à certains Hollandais du xvii0 siècle, et de l'invention nouvelle de la composition, de l'atmosphère; comme l'opposition de la haute pièce claire, des flocons neigeux, d'un blanc à la Chardin, avec les costumes sombres. Deux œuvres caractéristiques en ce genre figuraient à la Galerie Petit le portrait de Manetet la Répétition de chant' Le portrait de Manet, à demi étendu, les jambes croisées sur un canapé, écoutant M'n0 Manet au piano, est remarquable par la vérité et l'expression. Mais, par l'importance du cadre, par la façon de rendre aussi amoureusement les gris et les blancs du fond, du canapé, que les noirs des vêtements ou les tons chauds du visage et de la barbe rousse, par l'atmosphère qui enveloppe le groupe, n'est-il pas déjà très différent des premiers portraits de Degas? N'y trouve-t-on pas aussi comme l'influence Pendant la guerre, Degas avait servi comme volontaire dans la batterie que commandait son ami Henri Rouart, l'amateur qui avait réuni une si belle collection de Corot et d'impressionnistes. 2. N° 43, appartient au musée de Pau. 3. N* 20, à M. Matsukata. Dans le précieux catalogue que M. Marcel Guérin a donné de l'exposition, il a placé ce tableau vers 1865, nous croyons qu'il lautreculer la date de cette toile après 1870. 4. N° 24, à Mœ- R. Bhn. Ce tableau doit dater des environs de 1874. Degas aurait pris pour modèle L'expositionmontrait, sous les n" 98 et 99, les deux dessins du Louvre ayant sa sœur, Mm° Fèvre. servi a la préparation de cette toile. 1.


E.

DEGAS.

LA VOITUIIE SUR

Peinture ~tBî3l.

LUCttA~t'UECOUHSHS.

Appartient à M. Georges Durand-Ruoi.


du modèle lui-même, de Manet, de la peinture claire préconisée par le petit groupe du café Guerbois, que fréquentait alors beaucoup Degas ? La Répétition de citant est évidemment une des premières tentatives de Degas comme peintre de genre et, bien qu'à peine esquissée, est extrêmement curieuse par la vie et le modernisme de ces personnages noyés dans la lumière éblouissante des hautes fenêtres. Enfin, en 1874, à la première exposition des Impressionnistes, Degas envoyait, entre autres, trois de ses œuvres maîtresses la Voiture aux courses 1, la Répétition de ballet sur la scène et la Classe de danse' P. -A. LEMOISNE, Bibliothécaire au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale.

suivre ) (A suivre N" 40, à M. Georges Durand-lïucl. 2. N" 47 et 46, collection Camondo, au

i.

musée du Louvre.

E. Uegas. – Repasseuse. Peiulure.

Collection Jacques Doucel.


E. DEGAS.

LE Ut!

FAUT

DUXË CUUHSË

l'einlure (vers t874).

)) E R tt m R

LA

BARRIERE.

Appartient à M. l'aul Kosenberg.

ARTISTES CONTEMPORAINS

EDGAR DEGAS A

PROI'OS D'UNE EXPOSITION RECENTE'

est toujours un peu surpris de voir Degas figurer parmi les à Impressionnistes, lui, si traditionaliste malgré ses audaces. Mais il est évident qu'il ne se rangea à leurs côtés que par camaraderie, par une même horreur de l'art officiel d'alors, par un même besoin de lutte. Degas, en effet, avait une culture et une connaissance de l'art qui manquaient à beaucoup d'entre eux; de plus, il comprenait l'étude de la nature de tout autre façon, car il ignora toujours volontairement le travail en plein air ses paysages ou ses champs de courses montrent bien cette conception, plus picturale que réelle. Et s'il se laissa gagner par le goût de la peinture plus claire, plus heurtée, sa technique impecN

cable le préserva de bien des erreurs. La Voiture aux courses est un petit chef-d'œuvre le groupe délicieux de la nounou tenant un bébé presque nu sur ses genoux, le gentleman en redingote grise qui fait penser à Manet, sont peints avec tendresse, i. Deuxième et dernier article.

Voir

la Revue,

L. XLVI, p. 17.


semble-t-il, et rendus plus délicats encore par l'opposition avec les noirs de la carrosserie et des harnais. La mise en page, fantaisiste au point de ne laisser, au premier plan, ni une voiture ni un cheval en entier, est cependant très vivante et d'une vérité à laquelle les instantanés n'avaient pas encore habitué le public. La Répétition d'un ballet sur la scène est une

E.

Degas. –

LE

Défaut d'une

COURSE.

Peinture (vers 1871). – Collection Henri Lerolle.

grisaille, mais si habile et d'une telle vérité dans la distribution de la lumière,. dans la composition des groupes, que l'artiste ne fera guère mieux plus tard, même avec sa palette chatoyante, pour nous indiquer la profondeur d'une scène, la demi-obscurité trouée, çà et là, des reflets de la rampe sur les figures ou les tutus. Quant à la Classe de danse, elle montre à la lumière du jour, plus dure aux danseuses, les élèves éparpillées dans la grande salle, cependant que l'une d'elles répète un pas devant le régisseur, M. Pluque, appuyé sur son bâton.


E. DEGAS.

DANSEUSES DERRIÈRE

Caste! (vers 1878J. LA REVUE DB L'ART.

XLTI

UN

PORTANT.

Appartient à MM. Bernlicim Jeune 13


Si nous avons insisté sur ces trois tableaux exposés en 1874, en même temps que des études de jockeys et de blanchisseuses, et qu'on a revus à

la Galerie Georges Petit, c'est qu'ils représentent bien l'époque où Degas, tout en conservant son style, se consacre définitivement aux sujets modernes. Modernes, ou, pour mieux dire, réalistes; mais d'un réalisme tempéré par l'intellectualité de son art et qui saura généralement lui éviter les exagérations et les fautes de goût de certains de ses camarades de combat. « C'est, jusqu'à présent, pouvait écrire E. de Goncourt, l'homme que j'ai vu le mieux attraper dans la copie de la vie moderne l'âme de cette vie. » Désormais, en effet, Degas ne se contentera pas de peindre la vie de son temps dans des tableaux de genre comme le Pédicure*, le Viol2 ou l'Absinthe3, ou dans des portraitsdont la facture s'élargit avec les années; mais il va poursuivre cette expression de la vie moderne dans des sujets nouveaux, et qui seront pour lui une mine inépuisable d'études danseuses, chevaux, jockeys, chanteuses de café-concert,repasseuses, modistes. Études si originales, si audacieuses dans leur nouveauté et si puissantes, qu'elles ne seront jamais égalées. Ce qui semble avoir particulièrement attiré Degas dans ces sujets, et contribué à leur choix, c'est la recherche de l'expression de la vie, c'est-à-dire du mouvement. C'était, en effet, le mouvement qui l'avait séduit dans les chevaux de pur sang, leur silhouette légère, leur allure nonchalante brusquement rompue par l'écart ou la foulée sauvage, la décomposition de certains mouvements donnant aux chevaux l'air de pantins désarticulés, tandis que les jockeys restent soudés à leur selle. L'exposition montrait quelques-unes de ces peintures, dont l'admirable petite toile de la collection II. Lerolle, Un Départ, et celle de M. Strauss, d'une recherche étrange, avec ses jockeys se détachant à contre-jour sur un fond de paysage embué par la pluie et un demi-soleil. 41; collection Camondo, au Louvre. 2. L'exposition montrait, n° 57, une intéressante étude de la jeune fille pour le Viol, appartenant a M. Marcel Guérin. 3. N° 59; collection Camondo, au Louvre. 4. L'exposition montrait une série importante de portraits de 1875 à 1895. Parmi les plus interessants le n° 50, celui de M'"° Jeantaud, a M"* Jeantaud; le tres beau portrait de Stephame Degas et de ses deux filles (n° 64), à M D. Weill; le n- 65, P. Lafond et Cherfils, a M. Guérm; le n° 140, Ludovic Halévy et Boulanger-Cavé, a M™' Ludovic Halévy (vers 1882); le n° 153, un très beau portrait de Zakanan, a M°° Zakanan; le n° 159, portrait de M11' Salle; enfin, le n' 175, portrait d'Henrl Rouart (1895). 1. N°




E. DEGAS.

Femme NUE, DEBOUT DANS SON cahinet Pastel (1883). Appartient à M. Cleorgns Uuranil-Kuel.

DE

TOILETTE.


d'étudier les différents aspects d'une profession, les gestes particuliers à celle-ci. Et ce qu'il avait fait pour les chevaux et les jockeys, il le fit pour les chanteuses de café-concert1, dont il sut rendre inimitablement les gestes canailles, la bouche tordue pour le « coup de gueule » final, et aussi pour les blanchisseuses2, qu'il aime à peindre en train de repasser, l'épaule remontée, le bras étendu sur le fer, se détachant sur le blanc des linges suspendus ou sur le contre-jour d'une fenêtre. Degas chercha même, dans plusieurs grands pastels, les attitudes amusantes des modistes et de leurs clientes, les bustes penchés, les bras relevés pour l'essai d'un chapeau3. Mais ce qui le passionna avant tout et pour des causes multiples, ce sont les danseuses. Il analyse avec complaisance le moindre geste de ces corps souples, leurs contorsions, leur repos même. Car leur repos est encore quelque chose qui ressemble au mouvement, une détente des muscles, un relâchement très particulier des membres fatigués. Ce qui tente aussi son goût de la difficulté, ce sont les oppositions de teintes, les groupements de ces femmes-fleurs dans la lumière factice de la rampe, les jeux d'ombres et de couleurs, l'atmosphère empoussiérée de la scène pendant les répétitions, ou bien encore le jour terne et froid d'une classe de danse. L'exposition de la rue de Sèze montrait un grand nombre de ces danseuses. A part les deux toiles de 1874, déjà citées, et le remarquable tableau Une Répétition de danse1* si curieux comme effet de contrejour, elles étaient généralement traitées au pastel, souvent préféré par l'artiste à partir de 1876. Par des mélanges de techniques, par la façon très curieuse dont il s'en servit, Degas fit du pastel un instrument merveilleusement adapté à la légèreté, à la fraîcheur de coloris, aux jeux de lumière de ces études. On a peine à n'en citer que quelques-unes, car il a donné en ce genre un série d'oeuvres vraiment magnifiques. Mentionnons toutefois les beaux dessins de la danseuse rattachant son chausson5, ou se grattant le dos0; le jeune « rat » se reposant, la jambe Ce que Degas aima, ce fut

1.Notamment dans le très beau pastel n° 143, à M. X 2. N- 67, à M. J. Doucet; n" 68 et 69, à M. Georges Durand-Ruel. 3. N° 148, à M. Ernest Rouart; n° 149, à M Roger-G. Gompel; n'

4. N- 48, àil.J.-E. Blanche. 5. N° 110, à M. Davis. 6. N° 107, à M. G. Migeon.

i50, à

M.

Joseph Durand-Ruel.


étendue sur une banquette'; les trois danseuses aux chevelures d'une si rare tonalité dans la lumière verdàtre!; puis l'exquise « étoile » au bouquet 3, la danseuse à l'éventail4; les deux ballerines penchées en

E. DEGAS. l'aslel (1886).

TROIS TÈTES Appartient

à

DE

M"1 SALLE.

la Galerie Barbazangrs.

avant, avec un mouvement si souple, et semblant elles-mêmes de 1. N° H6, à M- Gérard. 2. N° 124, à M. J. Durand-Ruel. 3. N' 141, au baron R. de Rothschild.

4. N»122. à M.

Ernest Rouart.


vivants bouquets 1 enfin la délicieuse danseuse roseet les deux danseuses aux fleurs rouges 3. Onpouvait aussi admirer àl'exposition les Danseuses1 derrière un portant'1. Ce pastel, véritable régal des yeux par la fraîcheur du coloris, la lumière se jouant sur ce rose, cet orangé, ce jaune, est particulièrement caractéristique de l'évolution de l'artiste, de sa facture déjà beaucoup plus large. Il montre la façon dont Degas, comme s'il avait été exaspéré par ces années de lutte, par l'incompréhension de la masse, s'était mis à chercher, de plus en plus, les effets étranges, l'imprévu, souvent très heureux, de certaines mises en page, leur bizarrerie même. C'est en 1886, à la huitième exposition des Impressionnistes, qu'il exposa toute une suite de pastels d'une admirable exécution, et, parmi eux, la série, qui eut un tel retentissement, de « nuds de femmes se baignant, se lavant, se séchant, s'essuyant, se peignant ou se faisant peigner ». Il semble que cet aboutissement de son art soit logique l'artiste qui, à 27 ans, dessinait les corps de ses personnages nus, avant de les vêtir de leurs tuniques, pour être plus vrai, et qui, toute sa vie, avait amoureusement étudié la ligne du corps humain, cet artiste devait finir par ne vouloir plus peindre le corps de la femme que pour lui-même. S'enthousiasmant donc pour ce sujet, Degas donna, vers cette époque, toute une série de femmes à leur toilette, qui furent, pour lui, l'occasion d'étudier la ligne d'un raccourci, d'une contraction des muscles, de la plénitude d'un torse, de la chute d'une épaule ou d'un cou. Degas, toujours un peu paradoxal, dédaigne complètement, dans cette série, les figures s'il les indique ce n'est que pour pouvoir peindre une chevelure se déroulant souplement, comme s'il avait regret de détourner un instant l'intérêt de ces corps si grassement modelés. Jamais, peut-être, le génie du peintre ne s'est aussi magnifiquement affirmé; et si d'autres de ses œuvres sont plus complètes, plus chatoyantes, plus séduisantes parfois, aucune ne montre mieux que ces nus, où il semble avoir accumulé toutes les difficultés, quel métier admirable l'artiste avait su acquérir pendant ces longues années de patient travail. 1. 2. 3. 4.

N" 163, a M. N» 128, a M. N» 129, N* 130,

Cognac.

Ernest May.

a MM. Bernheim Jeune. à MM. Bernheim Jeune.


Ces

B* ^B

chairs, saisies dans la lumière d'une salle de bains ou la

E.

Degas. –

Femme NUE,

assise,

VUE DE

dos,

SK COIFFANT.

l'aslel vers IS86). – Collection de 11" Krncst Chausson.

pénombre d'une chambre, semblent vivantes tant on les voit bleuir ou LA HBVUS UB

L'AKr. – ILVI

14


frissonner au contact de l'eau froide, ou bien sécher et rosir sous la friction] ] L'artiste, toujours sensible à la beauté ou à la complication des gestes,

a

E. DEGAS. Pastel (vers 1894).

LE PETIT

déjeuheb. Yealman.J^Ê

Collection de M–

augmenté la difficulté en saisissant parfois ces corps dans les attitudes les plus inattendues, les poses les plus ardues à rendre. Et, cependant, par la magie de son crayon, de son admirable vision d'artiste, certains


sont beaux comme des marbres antiques, avec, en plus, la féerie de la couleur les vivifiant et faisant courir le sang sous la peau.

H ^B

E. Paslel

DEGAS.

( 1895). –

Pohtkait

Colleclioii de

M™"

D'HENRI

Houaht.

François Hepp,

nOe

Uouart.

Nous ne pouvons citer ici que deux ou trois des plus beaux des nus exposés rue de Sèze l'admirable femme assise, de dos, se coiffant' la 1.

X' 160, à

M"#

Chausson.


femme accroupie dans son tub et pressant, d'un geste souple et si naturel, l'éponge derrière son cou celle qui; debout, élancée, sort de son tub enfin la femme, de dos, agenouillée sur une chaise couverte d'un peignoir Après l'exposition de 1886, Degas ne prit plus aucune part à la lutte artistique. On a voulu expliquer cette retraite prématurée par la fatigue de sa vue mais, s'il s'en plaignait constamment, celle-ci lui permettait encore de faire d'admirables pastels et de modeler des statuettes. On a dit aussi que, blessé par l'injustice du public, il se replia sur lui-même et dédaigna la célébrité lorsqu'elle se décida à venir; mais il serait mesquin de ne donner d'autre raison à cette retraite que celle de l'amour-propre froissé. La vérité, c'est que Degas poussa le scrupule jusqu'à l'exagération et ,fut, au point de vue de son art, un perpétuel insatisfait qu'il sembla toujours sentir et concevoir plus qu'il ne pouvait réaliser, et que, dans la dernière partie de sa vie, il se laissa presque exclusivement absorber par cette inquiète recherche de perfection de son noble rêve

d'artiste.

Petit Déjeuner, d'une très belle facture, dans le buste de la femme émergeant du peignoir, est un exemple de la dernière manière de ses pastelsExécuté à gros traits sabrés dans les détails, la figure, les accessoires, il reste cependant une très belle œuvre par la justesse de l'attitude, par la vérité du mouvement des bras, d'un si beau dessin. Le dessin fut toujours, en effet, la qualité dominante de Degas et le resta jusqu'au bout. Ce dessin s'est élargi, épuré, magnifié, au cours des années c'est lui qui donna une telle solidité à ses toiles, une telle vigueur, un tel accent au moindre croquis; c'est lui qui donna leur caractère, leur style, aux tentatives les plus osées. C'est lui, enfin, qui, alors que la vue de l'artiste s'affaiblissait de plus en plus, resta la force et la raison des œuvres ultimes, de ces grands dessins au fusain où le vieux maître, rassemblant ses forces, put encore exprimer et comme résumer toute la grandeur et la beauté de son art. P.-A. LEMOISNE, Le

Bibliothécaire au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale.

i.

N° 458, collection Camondo, musée du Louvre. – N° 145, a M. G.

M. Vollard. 2. N° 172, a i\l°" Yeatman.

Durand-Ruel. – N° 160, à


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