"Citrouille" n°56 (2010)

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Au travail! n°56 - Juin 2010 - 7 €


Dossier Au travail !

A

llait-on choisir «Travailler moins pour lire plus», en écho à l'album d'Alain Serres et de Pef chez Rue du Monde? Ou «Du travail, des livres et nous…», à l'unisson avec les Brigades de la Littérature de Jeunesse qui auront lieu le 10 juillet prochain à Lyon à l'initiative de la librairie À Titre d'Aile? «Gagner sa vie, estce la perdre?», comme se le demande Guillaume Le Blanc dans un ouvrage paru chez Gallimard? «Démonter le travail», comme nous y invite Philippe Godard? «Faire et défaire», comme le répétait le père de Mathis à son fils? «Tous en grève!», pour soutenir le personnel de l'usine Parker? «Épuisés!», comme le soupirent régulièrement les libraires de l'ALSJ?… Pour ce dossier, nous avons hésité entre ces titres. Et puis nous avons pensé que, de toutes façons, qu'on le prenne par une entrée ou une autre, il nous faudrait nous retrousser les manches pour répondre à une même invitation: au travail! Ce que nous avons fait dans les pages qui suivent…. La rédaction Les librairies Initiales (www.initiales.org) publient un dossier sur le même thème en littérature adulte.

Citrouille 21 Juin 2010


Quand on regarde l’histoire des hommes, on se rend compte que l’homme construit le monde - qu'il le construit en travaillant. Comment choisit-il de le le faire? Et comment auteurs et illustrateurs vont-ils le présenter aux enfants dans les albums jeunesse? Par Laurence Tutello, librairie Le Chat Pitre (Paris 13).

La ronde des métiers T

out d'abord la maison, comme dans les premiers dessins d'enfant, et puis la construction des villes qui s'ensuit, et aujourd'hui l'expansion des grandes mégapoles contemporaines… Dans La Ronde annuelle des marteaux piqueurs, par sa position centrale, la maison focalise le regard, avant que le lecteur assiste à son encerclement progressif par d’autres constructions plus modernes, jusqu'à sa démolition. Avec la 3D, Popville permet de mieux comprendre ce phénomène: au commencement il y a une église, au final… une cité-mégapole. Pour ériger ces architectures, il faut des individus aux vocations précoces, tel Iggy Peck, l’architecte, et des bâtisseurs pour réaliser leurs projets. Dans Construire une maison tous les corps de métiers sont représentés - le menuisier posant parquet, charpente, portes et volets, l’électricien, le maçon, le plombier… Dans Sur le chantier on voit en outre une femme en bleu de travail conduisant un rouleau compresseur. Pour Travaux en cours, c'est le bruitage des outils dont les auteurs rendent compte qui disent la pénibilité du

travail. Quel chantier offre des représentations réalistes des engins: en soulevant le cache on les découvre en photo dans leurs décors d'action… Fascination garantie surtout les petits garçons, qui résisteront encore moins à la visite nocturne de Une nuit au chantier, bel hommage à l'activité humaine qui ne s’interrompt pas (le balayeur, le livreur, l’agent de police…). Cette puissance des machines bâtisseuses est si évocatrice pour les enfants qu’elle peut subitement se retrouver liée à toute toute fabrication plus quotidienne. Ainsi dans Joyeux anniversaire une maman commande par téléphone un superbe gâteau qui sera confectionné par un véritable chantier de construction. Des camions-bennes amèneront les ingrédients, des pelleteuses malaxeront la pâte, des grues manipuleront le moule… Pour entretenir les mégapoles dont nous parlions, d’autres métiers apparaissent dans les albums, d'autres hommes qui reflètent la société actuelle. Les émigrés occupent souvent le rôle des balayeurs, seuls et tristes avec leur outil, comme dans Vieux frère de petit balai. Dans Jardin en sous-sol un éboueur travaillant la nuit jardine pour chasser les mauvaises odeurs: les voyageurs

Illustrations de Junji Koyose extraites de Joyeux anniversaire! (Chihiro Nakagawa, éditions Rue du Monde)


ne remarquent pas cet homme dont ils voient pourtant les fleurs. Dans Chafi le petit garçon est fier d’avoir un père parlant deux langues, et tout aussi fier d'avoir un père qui ramasse la boue: car, lui, adore jouer dans la boue! Des travailleurs transparents pour beaucoup d’adultes mais qui font rêver et briller les yeux des enfants qui les croisent, parfois chaque jour, et qui échangent avec eux coucous et bonjours… Les côtoient aussi, dans ces albums, les exclus de la société: Le Mendiant et Les Petits bonhommes sur le carreau dont un petit garçon découvre la misère. Fort heureusement les migrants ne sont pas qu'exclus ou travailleurs aux tâches dévalorisées. La ronde des métiers dans laquelle Madlenka nous embarque en faisant le tour de son seul pâté de maison nous permet de voyager bien audelà, autour du monde: Madlenka court montrer sa première dent de lait qui vient de tomber et croise le boulanger français, le glacier italien, le vendeur de journaux indien, le fleuriste sud-américain, son copain d’école égyptien, la marchande du bazar asiatique… Ici la mégapole occidentale représente la terre de toutes les chances, le travailleur a quitté son pays d’origine pour réussir ailleurs avec ses compétences particulières. On rencontre a contrario la souffrance des migrants obligés de quitter leur pays à la recherche d’un travail sans qualification dans l’album Les Saisonniers: les hommes se déplacent le temps d’une récolte et s’adaptent à la besogne, le charpentier devient jardinier la durée d’une saison, pour revenir ensuite au village. Le petit garçon qui dans Pancho suit clandestinement son père, maçon durant la semaine, sur le chantier qui l’éloigne de son domicile, saisit toute la dureté du travail du manœuvre et le mépris engendré par sa condition. Il comprend, du coup, l’intérêt des études et son rêve sera de devenir architecte. La même prise de conscience anime Auguste le galibot qui, en remontant

de la mine où il est descendu avec son père, sera déterminé à réussir ses études pour échapper à la condition d’ouvrier. Deux albums récents aux contextes géographiques et économiques différents, mais sous-tendus par le même souci de dire la valeur de l’instruction et de l’école pour sortir d’un horizon de misère et d’exploitation. Dans un registre plus léger, les petits lecteurs retrouvent d'autres métiers «héros» de leur vie dans leurs livres: Le Gentil facteur distribuant les lettres, les pompiers avec leur camion rouge et leur sirène hurlante dans Pompier, tu dors. Dans les pages des albums de Gabrielle Vincent mettant en scène l’ours Ernest et la souris Célestine, les personnages que les deux héros croisent dans leurs aventures exercent tous des métiers pour vivre. Le travail est une nécessité et la toile de fond sur laquelle se déroule le récit. Ernest est balayeur lorsqu’il trouve Célestine abandonnée dans un sac en plastique. Dans un album suivant, Ernest postule pour une place de gardien de musée. Lorsqu'il se retrouve à court d’argent, l’ours n’hésite pas à se faire musicien de rue. Enfin, dans un cirque, il devient clown. Le travail est clairement mis en relation avec l'organisation de la vie sociale, avec la possibilité de subsister et de s’offrir des loisirs. Ailleurs, sa représentation peut aussi avoir pour objectif la dédramatisation d'une situation: une visite chez le médecin, dans Ernest est malade, ou chez le dentiste, dans L’Étrange histoire du docteur Soho de Steig. Sans oublier les drames qui n'en sont pas pour l’adulte mais qui constituent de vraie source d’anxiété pour l’enfant, le passage chez le coiffeur par exemple: Nisse va chez le coiffeur, ou Minji la coiffeuse, où une fillette délaissée par la mère se rendant chez le coiffeur invente à sa façon le métier en coiffant son chien. Lorsqu’il est perçu comme proche des loisirs et des divertissements de l’enfant, le travail est souvent décrit avec tendresse et paternalisme. Il en va ainsi du gentil gardien de zoo de Bonne nuit, petit gorille qui ferme les cages des animaux pour la nuit sans voir que l’espiègle petit gorille Citrouille 23 Juin 2010

libère ses amis du zoo après avoir volé les clefs. Tout le monde finit par se réfugier dans le lit du gardien jusqu’au matin… D’autres mises en scène de métier évoquent à l'inverse la solitude de l’enfant: dans Maman jour, papa nuit, le papa pétrit la pâte la nuit, maman vend le pain la journée et on saisit toute la difficulté de cette profession pour vivre une vie normale et stable avec un enfant. On pense aussi à Lydia, apprentie à la boulangerie, placée par ses parents pour apprendre un travail, dans la situation économique de l’époque de la crise de 1929: quittant sa campagne elle va recréer en jardinant, passion qu’elle partage avec sa grand-mère, un coin de verdure pour échapper à la grisaille de la ville et à la pénibilité du travail. Ces dernières années, ont fait leur apparition quelques albums donnant à voir des métiers, notamment artisanaux, dans des pays exotiques, loin du monde industrialisé occidental: tisserands et tailleurs de tissus en Afrique, dans Almoctar Diarra, dit tailleur; couturiers, encore en Afrique, dans Ma petite usine; tresseuses de feuillages, en Nouvelle Calédonie, dans La Petite tresseuse kanak. Il y a aussi le conducteur africain de taxi collectif dans Le taxi brousse de Papa Diop. Comme si, dans les grandes mégapoles de pays riches, les travaux manuels nécessaires au façonnage d’un objet fini ou échappant à la sphère urbaine, n’avaient plus leur place. Il est significatif que le premier travail nécessaire à la survie de l’homme, la production d’une des nourritures de base, soit représentée de manière exhaustive dans un album originaire d’Inde, Faire, où une double page est consacrée aux gestes de la culture. Pour les enfants citadins, le lien entre les biens qui les entourent et le travail nécessaire pour fabriquer ces biens est très souvent rompu. Des albums le reconstituent, comme Pain, beurre et chocolat pour lequel l’auteur a imaginé les calculs d’une petite fille pour déterminer le nombre de personnes ayant participé à la fabrication de son sandwich au chocolat. Du boulanger qui a préparé le pain, au dessinateur qui a décoré l’emballage, elle compte avec soin tous les intervenants: 3 paysans qui


sèment, 20 qui récoltent, 2 meuniers et leurs apprentis, 5 couturières pour les sacs de blé, 1 vache et sa fermière, 12 inventeurs de trayeuses automatiques, 872 fabricants d’électricité, 22 planteurs de cacao, 57 dockers, des ingénieurs, des dessinateurs… Elle imagine à travers ce goûter le labeur de millions d’humains disséminés dans le monde et du coup elle mange son quatre heures, en mesurant tout le travail nécessaire pour la satisfaire. De la même manière, dans l’album Paul et son habit neuf, un petit garçon va assister à toutes les étapes de la confection de son nouveau tricot. Mais déjà, les éternels Ernest et Célestine, dans Ernest et Célestine ont perdu Siméon, assistaient à la re-fabrication d’un doudou perdu… Si les petits métiers artisanaux sont moins présents dans l’univers de la ville moderne, le sujet de la transmission de ces métiers et des compétences qu’ils requièrent est tout aussi rarement évoqué. Fait exception à ce constat l’album Sophie et le relieur où, à la suite d’une petite fille, le lecteur pénètre dans l’atelier d’un artisan relieur qui explique dans le détail les différentes phases de la restauration d’un livre. Autrement, dans la plupart des cas, la transmission du métier n’est pas évoquée comme un apprentissage, elle n'est que prétexte à une histoire imaginaire, comme dans Monstres de père en fils,

ou dans le Tailleur de pierre. Dans Tu seras funambule mon fils, le sujet central est ainsi moins la transmission d’un métier que la possibilité, pour l’enfant, d’être différent des souhaits de ses parents. Les albums jeunesse n’oublient pas, par ailleurs, que de nos jours et dans beaucoup de pays les enfants sont exploités, qu'ils sont des travailleurs asservis dans des mégapoles du XXIe siècle, à l’époque des ordinateurs et d’internet, alors que des voitures et des camions roulent dans les rues, des avions et des fusées traversent le ciel. Dans Thi Thêm et l’usine de jouets, une petite fille doit quitter l’école pour aller fabriquer des jouets en usine. Lorsqu'un accident survient, les villageois prennent enfin conscience que là n’est pas la place des enfants. Dans Jaï, vendu par ses parents, un jeune garçon esclave dans une fabrique de tapis en Inde réussira à s’évader et à faire libérer d’autres enfants subissant le même sort. Mais pour subvenir à ses besoins il fera plusieurs petits métiers – porteur de paquets, cireur de chaussures, laveur de voiture. Déjà Les Frères noirs décrivaient la

vie au XIXe, jour après jour, de ces enfants travaillant sous les ordres des maîtres ramoneurs: battus, maltraités et sous-alimentés, ils grimpaient dans les conduits, ils étaient noirs comme la suie qui leur collait à la peau. Un siècle et demi d’histoire sépare le sujet de ces albums, pourtant ils décrivent des conditions similaires de pauvreté, famille trop nombreuse, milieu rural en faillite, parents acculés à vendre leurs enfants. Hier comme aujourd’hui, les enfants subissent l’exploitation économique; ils travaillent pour rapporter de l’argent mais sont privés d’enfance. On trouve aussi l’activité de l’homme asservi à la productivité en masse, dans Les Petits mots d’Alfonso, une histoire d’amour dans une usine de bottes, ballons, bouées en caoutchouc, rythmée par le poum / tac des machines, où chacun est pris par son travail et par les cadences de la chaîne de production. Alfonso devra faire preuve d’ingéniosité pour que, dans l’immensité de la ville, une belle secrétaire le remarque. Dans


un autre album, Patron et employés, c'est une histoire étonnante sur fond de lutte des classes qui triomphe de la modestie: une caricature fine et désopilante d’un patron prétentieux, jaloux de son employé humble et chanceux; l'occasion pour Rodari de plonger son regard dans le rapport social de la discrimination. D'autres ouvrages abordent les problèmes sociaux liés au chômage, et qui peuvent nuire aux relations parents/enfants, à la vie de famille. Dans Un papa à domicile, au début, le père s’occupe de tout à la maison et passe du temps avec son fils; mais petit à petit, il déprime, il n’arrive pas à retrouver un métier. Dans L’Envol du hérisson la situation est analogue mais le papa change d’activité professionnelle: il devient animateur de centre et, comme dans Fais pas le clown papa, clown. Les personnages zoomorphes offrent parfois aux auteurs une plus grande liberté de propos pour parler du travail des humains et peut-être de l'oppression, des révoltes et du syndicalisme. Dans Le Chat du boulanger, à la merci d’un odieux boulanger,

l’animal pétrit, enfourne, lave, balaie toute la journée à la place de son patron. S’il ne chasse pas suffisamment de souris, il est même privé de nourriture. Les souris finiront par venir en aide au chat exploité et trouveront un stratagème pour le sauver. Dans une situation analogue, le canard du Le Canard fermier développe tous les symptômes d’un stress professionnel, jusqu’à susciter la solidarité des autres animaux de la ferme qui, formant un véritable commando, expulseront le fermier et reprendront en pattes leurs outils et leur travail. Dans Clic, clac, meuh des vaches tapent à la machine à écrire leurs revendications: elles veulent des couvertures chauffantes sinon plus de lait, puis les poules les suivent, menaçant de ne plus pondre d’œufs. Le fermier cède, mais les canards se mettent, à leur tour, à réclamer… Ainsi l’histoire permet de transposer dans le monde de la fable la problématique de la grève, des négociations et des possibles avancées sociales. C’est également le cas dans La Grève des moutons qui laisse entrevoir pour l’enfant – et pour ses parents – une solution presque idyllique des conflits patrons/ouvriers.

Dans un monde organisé mais soumis à une perpétuelle évolution, ceux qui ne tiennent pas le rôle qu’on leur a attribué ou la place qu’on leur a assignée sont facilement traités d’intrus. C’est ce qui arrive dans Mais, je suis un ours. L’ours, endormi à l’automne, découvre à son réveil printanier une usine construite durant son sommeil. On le met aussitôt au travail sur une machine. Il clame haut et fort qu’il est un animal sauvage et non pas un humain: on le prend pour un ouvrier récalcitrant. Dans ce conflit, l’ours en vient à douter de son identité, illustration de l’aliénation de certaines formes de travail en usine. Pour les jeunes lecteurs, chacun de ces albums ouvre une fenêtre sur le monde mystérieux où leurs parents disparaissent le matin, pour revenir le soir dans l'univers familial. Ce monde est tantôt dépeint de manière réaliste, tantôt de manière fantastique. Et tous ces récits, en évoquant les outils, les soucis et les gratifications des différents métiers contribuent à l’idée du monde du travail que l’enfant va se construire. Laurence Tutello, librairie Le Chat Pitre

Références des livres cités dans cet article sur notre site citrouille.net


Dans la cabine et au volant: Corinne Chiaradia, de la librairie Comptines. Dans la remorque: une cargaison d'albums jeunesse mettant en scène des camions et des camionneurs (plus rarement des camionneuses!).

Chauffe Marcel! I l est beau, il est gros, il est rouge: le camion est la vedette incontestée d’innombrables albums jeunesse. Faites le test: prenez un catalogue en ligne de librairie, tapez «camion» et vous aurez un grand choix de livres pour les tout-petits, où trône l’imposant véhicule. On se souvient de Didier le camion de pompiers (éditions Albin Michel, collection Moi, 1995), mais qu’il se prénomme Lulu, Max, Sam ou Léon le camion en toute simplicité, il s’affiche rutilant, chromes et couleurs vives en avant et très souvent anthropomorphe. Hé oui, la vedette des toutpetits c’est le camion, pas le camionneur (ni la camionneuse d’ailleurs). Lulu a deux gros yeux, un grand sourire et promène sa bonhomie dans un paysage sans fumée polluante. Lulu est l’ami des petits, plus le jouet de François qu’un outil de travail, son conducteur c’est l’apprenti lecteur pas un quelconque chauffeur routier sommé de surveiller sa vitesse et ses émissions de carbone… Dans Au travail, Sam le camion! un livre-jeu paru chez Chantecler en 2003, on propose au lecteur d’accompagner Sam dans «son» travail: en fait c’est l’enfant qui pousse au fil des pages un petit camion en papier découpé, tout bleu et tout souriant, une bouche à la place de la calandre, des yeux en guise de phares. Ainsi aussi l’inusable Petit-Camion de Michel Gay (L’École des Loisirs): l’éditeur nous apprend que PetitCamion «est pressé. Il travaille. Il transporte de très grosses pierres ou du sable, pour construire des maisons. Il file sur l'autoroute. Mais la montagne, c'est fatiguant et les virages donnent mal au cœur!»… oui, enfin, au cœur du chauffeur. Plus près de nous, le bel album Léon le camion de Perrine Dorin renouvelle un peu l’esthétique du genre, son camion-caméléon qui change de couleurs et de cargaisons au gré des saisons, a des traits plus fins et anguleux que ses prédécesseurs, mais l’anthropomorphisme demeure.

On l’aura compris, ce camion est une figure mythique de l’enfance, il a peu à voir avec les contingences du véhicule utilitaire et professionnel. Un exemple symptomatique: En route! de la série Mes toutes premières découvertes (Gallimard), présente quelques véhicules (voiture, avion, bateau, train, hélicoptère, vélo, pas de camion mais c’est comme si) sous forme de mini-devinettes en doublespages: page de gauche une question «Est-ce que ça vole une voiture?» (image d’une voiture ailée au milieu des nuages), la réponse est en vis-à-vis page de droite: «Bien sûr que non, ça roule!» Voilà, «ça» roule… tout seul. La petite auto rouge est un objet autonome et l'illustration ne fait apparaître aucun conducteur (ni -trice). Un avion «ça» vole, un bateau «ça» flotte, sans pilote, sans marin ; le vélo non plus n’a droit à aucun cycliste, même en culottes courtes. Évidemment ce mini cartonné est destiné aux plus petits, pour qui conduire un tricycle relève encore du fantasme. Bon, on se demande si Spielberg n’aurait pas puisé là matière pour Duel… brrr! Autre exemple caractéristique: Les Camions, dans la collection Les Premières images des tout-petits (Milan jeunesse), présente un album photo assez complet de la famille: camion citerne, frigorifique, de déménagement, de livraison, camion poubelle ou même camion-toupie et fourgonpompe-tonne – pour les non-initiés: le top du camion de pompier tout équipé. Cette précision nous éloigne-t-elle de l’abstraction «qui» roule? Pas sûr. Ces engins multicolores sans un microgramme de poussière semblent tout droits sortis du catalogue du constructeur (ils le sont: voir les remerciements pour les crédits photographiques à Renault Trucks, Volvo truck corporation, Iveco et JCB France). Les cabines des beaux engins sont désespérément vides ou aveugles, à peine aperçoit-on une silhouette dans la bétaillère et un gros moustachu à chapka dans le chasse-neige. Là encore «ça» fonctionne

« Marilyn Rouge, c’est le nom du camion de mon oncle Michel. Tonton, il dit qu’il a deux Marilyn dans sa vie: une blonde et une rouge. Mais, la plupart du temps, il est avec la rouge.»

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tout seul ou presque, le texte met l’objet au centre et évacue les hommes. Exemple pour la dépanneuse: «Quand une voiture est en panne, c’est elle qu’on appelle». Ben moi, j’aime autant appeler le dépanneur, parce que je ne parle pas le Renault couramment. Un dernier petit symptôme, pour la route: la conduite est une histoire de mâles – n’en déplaise à Boris Vian, Marcel n’a pas deux ailes – et alors même que les constructeurs ont depuis longtemps fait des femmes des clientes à choyer, certains éditeurs leur concèdent à peine une trottinette. Prenez Ça roule! chez Larousse. Sur plus de quatre-vingtdix personnages conduisant un véhicule combien sont de sexe féminin? Hum? Page 6: «Avec des roues on peut tout transporter» et… une femme pousse un caddie. Page 11: une file indienne de cinq cyclistes, dont une fillette. Page 16: des véhicules «Pour tous les goûts», monospace, 4x4, break et… une blonde à longue chevelure, lunettes noires et

rouge à lèvres, fonce au volant d’une décapotable. C’est tout. Trois sur quatre-vingt-dix, parité chérie… Inutile de préciser que tous les camions sont menés par de gros bras poilus (moumoute dépassant du Marcel réglementaire) et qu’à la page «Toujours sur la route» un routier égaré a décoré sa cabine d’un portrait de sa blonde bien-aimée (tiré d’un calendrier?) Qui a dit qu’il n’y avait plus de clichés dans les livres jeunesse, sauf au douzième degré? On pourra quand même se faire plaisir, avec Le Grand livre des transports de Richard Scarry, récemment réédité chez Albin Michel. Dans ce livre-promenade, une escapade en voiture de la famille Cochon est l’occasion d’un passage en revue hallucinant d’une multitude d’engins roulants, gros et petits, dont certains très improbables (voiture-cornichon ou brosse à dents à roulettes). Y figure même un bibliobus. Papa et Maman Cochon tiennent alternativement le volant, Minisouris est la reine du dépannage et, au milieu de Citrouille 27 Juin 2010

véhicules farfelus, le camion des éboueurs est nimbé de moucherons, les engins de chantiers emplis de sables, graves, cailloux, le gros tuyau du camion de vidange actionné précautionneusement par son conducteur. Un seul véhicule n’a pas de chauffeur, c’est le rouleau compresseur de Rollo le lapin qui s’est emballé et avance seul… Quand un véhicule est vide, c’est qu’il est accidenté (le camion de pastèques renversé) ou que ses occupants sont descendus effectuer d’autres tâches: l’électricien du camion du téléphone est grimpé au poteau électrique réparer les fils, le livreur du camion de jouets décharge sa cargaison, le conducteur d’un tracteur est en train d’amarrer sa remorque… Ainsi sous des dehors animaliers loufoques, Richard Scarry est bien plus proche de la réalité de travail qu’impliquent petits et gros camions que les hyperréalistes photos du documentaire précité. Seulement voilà, éloignez-vous un peu de la petite enfance, gravissez


« À travers la complicité qui unit l’enfant à son oncle, les auteurs, sans nier les désagréments d’un métier, lui confèrent une dignité et un peu de mystère. Le voyage, la liberté… Jusqu’où «ça» roule un camion? Jusqu’à la plage, si on le veut.» les échelons de l’album et Lulu se fait plus rare. Camions en tous genres sont encore bien présents dans les documentaires sur les transports, mais comme «rangés» dans cette case technique, il ne font plus rêver, semblent moins dignes de figurer dans les fictions. Sur le site de L’École des Loisirs il n’y a même pas le thème «transport» dans la recherche thématique pour les 9-16 ans, rien entre les thèmes «transmission du savoir» et «travail (conditions de)». Quand bien même la transmission peut poser de sérieux problèmes aux routiers dans leur travail… C’est que l’école, la famille, les grands bien intentionnés sont passés par là et que François ne tardera plus à comprendre que: le camion pollue, pue, fait du bruit, encombre les routes des parents, et camionneur n’est pas un métier si fantastique que ça. Il y a bien quelques conducteurs qui font encore rêver (persistance du camion de pompier et de ses héros) mais plus de jingle à la radio pour répéter que «Les routiers sont sympas». D’une manière générale, les métiers de la route brillent par leur absence dans la littérature jeunesse (documentaires mis à part bien sûr). Pas de quoi désespérer Billancourt, mais un peu étonnant quand une grande partie du temps des parents est mangé par les transports, en commun ou en automobile (transports d’enfants compris), et qu’une majorité de nos produits de consommation très courante est encore acheminée par la route. De ce point de vue, le camion diffère du père Noël: sa raréfaction dans les albums ne traduit pas qu’une avancée de l’incrédulité. Le Gros camion qui pue de mon papa prend l’exact contrepied de ce que je viens d’affirmer. Enfin… il est surtout l’exemple qui confirme la Citrouille 28 Juin 2010

règle. Dans cet album, une fillette raconte comment, tous les midis, son père vient la chercher à l’école dans un «bon vieux camion» pour l’amener déjeuner à la maison. Un camion rouge et bruyant, qui a de gros nuages noirs au pot d’échappement et un klaxon inimitable. Les bras du papa sont «pleins de cambouis», l’enfant s’y jette avec bonheur. Le trajet utilitaire est raconté comme une grande évasion, un manège rituel (trois tours de rondpoint, les embouteillages sur la route dromadaire, l’arrêt minute à la boulangerie), et l’occasion d’avoir du haut de la cabine un incomparable point de vue sur la ville et ses habitants. Certes le camion pue et pollue mais tous les véhicules sont affublés de nuages noirs à leur derrière. Ce papa ne sauvera pas la planète mais sa fille l’aime, pas de quoi avoir honte. Il y a donc quand même de belles histoires de camion ici et là dans les albums. Des histoires qui lient le véhicule et son conducteur. Le camion y est outil de travail, démesuré, impressionnant, moyen de transport hors-normes, capable de donner des idées d’évasion. Dans Stanley part en balade, le fermier Stanley, parti se promener au volant de son vieux pick-up rouge, soulève des nuages de poussière, trait une vache au passage et sème des nuages de lait dans le ciel, debout sur le hayon de son camion… Évasion et travail, deux notions antithétiques qui font ensemble battre le cœur de l’album de Rascal et Louis Joss, chez Pastel. Dans Marilyn Rouge, le jeune Paul embarque avec son oncle Michel pour un trajet de 1525 kilomètres jusqu’à Madrid. «Marilyn Rouge, c’est le nom du camion de mon oncle Michel. Tonton, il dit qu’il a deux Marilyn dans sa vie: une blonde et une


rouge. Mais, la plupart du temps, il est avec la rouge.» Ces mots de Rascal résument bien la finesse de l’album. Le métier de routier n’y est pas idéalisé, les contraintes sont présentes (l’absence, la fatigue, la monotonie, les impératifs de livraison contrariés par les avaries mécaniques…) mais suscitent l’admiration de l’enfant pour son oncle, placide, réaliste et pourtant capable de se laisser entraîner sur un chemin de traverse par son neveu et ses poèmes… Sa Marilyn n’affiche aucune rondeur rassurante, c’est un camion à deux couchettes mais sans toilettes, il a besoin de carburant et son chauffeur de repos et d’une bonne croûte dans un restoroute. Louis Joss alterne intelligemment les images centrées sur les personnages, dans la cabine, au restaurant et celles plus abstraites où le camion, rectangle rouge tranchant sur le paysage juste esquissé, semble «avaler» la route et les kilomètres, de jour comme de nuit. Une double page ne montre plus qu’une route fuyante à travers le faisceau jaune des phares trouant la nuit, «des catadioptres en guise d’étoiles»: «Raconte-moi plutôt un secret, Tonton» demande alors Paul en voixoff. À travers la complicité qui unit l’enfant à son oncle, les auteurs, sans nier les désagréments d’un métier, lui confèrent une dignité et un peu de mystère. Le voyage, la liberté… Jusqu’où «ça» roule un camion? Jusqu’à la plage, si on le veut. Ceci dit, dans la réalité le métier de chauffeur-routier «à son compte», petit entrepreneur de la route, est en sérieuse voie de disparition – il suffit de se rendre sur une

plateforme de frêt pour en juger. Être employé d’une société de transport international offre beaucoup moins de libertés (sûrement pas celle d’amener un enfant en balade)… Qu’importe, l’album est magnifique. Pour terminer ce rapide et subjectif panorama, honneur à une camionneuse. Espèce rare dans la vie, encore plus dans les livres, Joe Hoestland en donne un portrait savoureux sous les traits de Paulette, une mamie routière dans Un anniversaire camion. Stéphanie va avoir dix ans et pour son anniversaire sa mamie lui offre le voyage rituel (sa cousine Ninon y a déjà eu droit) en camion jusqu’en Angleterre. L’anniversaire de Stéphanie sera plus mouvementé que celui de sa cousine (deux clandestins ont traversé le channel cachés sur le camion). Paulette, qui a préféré le volant à l’usine à laquelle sa famille la destinait, est un sacré personnage, attachante, volontaire, un peu coquette et au verbe haut. Juste pour l’info, j’ai souvenir d’un documentaire radiophonique dans une grande société de transport. Le chef d’entreprise affirmait embaucher de plus en plus de femmes. Certes, question chargement-déchargement elles ont des handicaps physiques, mais elles peuvent pourtant gagner beaucoup plus que les hommes. Pourquoi? Ce patron était moins féministe que très pragmatique: il confiait de préférence aux femmes les véhicules les plus coûteux et les transports dangereux (donc mieux payés), ayant constaté qu’à compétences mécaniques égales elles prenaient mieux soin des véhicules, et qu’entre

Ill. de L. Joss extraites de Marylin Rouge, (Pastel)

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deux options de conduites (pour se garer ou décharger) elles optaient pour la plus sûre sans s’amuser à prendre des risques. Réalisme encore: l’essence est chère, les amendes aussi, les femmes appliquant plus volontiers les consignes de conduite «écologique» font économiser beaucoup à l’entreprise… Ah, Paulette! Corinne Chiaradia, librairie Comptines

Titres cités : Petit-camion, Michel Gay, L’École des loisirs, Lutin poche – 5,50 € Léon le camion, Perrine Dorin, Didier Jeunesse, 2005 – 11,90 € En route!, Anne Gutman & Matthieu Roussel, Gallimard, Mes toutes premières découvertes, 2008 – 5,50€ Les Camions, Milan Jeunesse, Les premières images des toutpetits, 2005 – 5,80€ Ça roule!, Agnès Vandewiele & Pronto, Larousse, Mes petites encyclopédies Larousse, 2007 – 5,95€ Le Grand livre des transports, Richard Scarry, Albin Michel Jeunesse, 2010 – 13,90 € Stanley part en balade, Craig Frazier, Albin Michel Jeunesse, 2004 – 10,50€ Marilyn Rouge, Rascal et Louis Joss, Pastel, 2009 – 12,50 € Le Gros camion qui pue de mon Papa, Ramona Badescu & Benjamin Chaud, Albin Michel Jeunesse, Zéphyr, 2006 – 10 € Un anniversaire camion, Jo Hoestlandt, Thierry Magnier, Petite Poche, 2007 – 5 €


«Si on critique le travail, on critique l'argent que le travail permet de gagner pour le dépenser en consommant, on critique donc la société de consommation.» Une interview de Philippe Godard. Par Aude Vidal, pour la librairie Comptines (Bordeaux).

Pour démonter le travail, il faut du temps E n jeunesse, Philippe Godard propose des documentaires pour un lectorat pré-ado ou ado. Ainsi Dico de l'écologie ou Demain le monde (La Martinière, 2006 et 2007), qui lui ont permis de présenter l'écologie comme une idéologie à part entière, dans son opposition à une autre idéologie, le productivisme; il y esquisse aussi des sujets qui lui tiennent à cœur, par exemple «Demain, le travail sera-t-il encore nécessaire?», qui aborde le choix entre fuite en avant de la production/consommation ou réduction du temps de travail.

AUDE VIDAL: Tu es auteur en jeunesse et pour les adultes, mais c'est uniquement pour ces derniers que tu as publié trois bouquins entièrement consacrés à la question qui nous occupe aujourd'hui. Contre le travail et Au travail, les enfants!, parus chez Homnisphères, et Toujours contre le travail, chez Aden, sont des charges contre la place du travail dans nos sociétés occidentales contemporaines. Tu n'as jamais souhaité aborder cette question avec les ados ou les enfants?

je le fais. On peut comprendre tout à fait cette réaction des profs. Surtout, la principale raison pour laquelle je n'ai pas trop abordé le travail avec les enfants, est que je me demande s'il est profitable d'en parler d'une façon aussi directe. En fait, si je devais expliquer à des jeunes que le travail n'est pas une fin en soi, je le ferais différemment. Je l'ai fait en partie, dans La Vie des enfants travailleurs pendant la révolution industrielle, et là, quand j'intervenais dans les classes avec des primaires, je leur montrais notamment qu'il valait mieux aller à l'école que travailler… ce que je crois profondément, malgré les critiques que l'on peut faire à l'école. On voit bien à quel point la question est complexe et peut s'embrouiller lorsqu'on tenterait de l'exposer à des jeunes en une ou deux heures - le temps dont on dispose habituellement pour parler et débattre avec eux. Je crois qu'il y a un risque réel à évoquer une utopie - un monde dans lequel le travail ne serait plus au centre de la vie - au moment même où cette utopie n'a peut-être jamais été aussi lointaine (c'est le thème de mon prochain essai!) et où l'appareil d'endoctrinement et de conditionnement du système invite justement à accepter la vie moderne, qui se résume assez bien par la formule «produire et consommer, travailler pour accéder aux joies de la consommation»… Si on critique le travail, on critique l'argent que le travail permet de gagner pour le dépenser en consommant, on critique donc la société de consommation. Pas facile de dire à des enfants: «La vie que vous prépare ce système - et que vos parents ont vraisemblablement acceptée pour la majorité d'entre eux - est pourrie», sans montrer dans le même temps que des alternatives crédibles et possibles sont sur les rails. Cela pourrait être très décourageant, totalement plombant, même!

« Je parle du travail et de ses critiques, mais jamais en direct, toujours en la reliant à d'autres questions plus faciles à aborder.»

PHILIPPE GODARD: Ce n'est pas que je ne le voudrais pas, mais plusieurs raisons font que cela ne me semble pas facile, ni même possible dans les conditions actuelles, dans les établissements scolaires du moins. La première, la plus évidente, c'est qu'il n'est pas facile d'évoquer un tel thème dans un collège ou un lycée; en effet, le contenu de mes livres est (trop) facile à classifier, même si je rejette tout à fait cette classification. Disons que ce sont des livres considérés comme «subversifs», «anarchistes», «ultragauche»; beaucoup de professeurs, même s'ils ne sont pas partisans de la pensée unique, hésitent à aborder un thème qui ne figure pas dans les programmes (c'est quand même très important), et qui plus est, à l'aborder d'une façon aussi critique que

Citrouille 30 Juin 2010


L'école est une institution difficile d'accès, mais tu y interviens sur un autre sujet, celui du «développement durable». Que tu ne résumes pas à quelques éco-gestes emblématiques ou à l'économie verte, c'est-à-dire à peu de choses près «la même chose mais en bio». Tu le tires plutôt du côté d'une remise en cause plus profonde de la société de production-consommation. Dès que le discours écolo dépasse une vision superficielle, il en vient à s'attaquer à la place du travail dans nos vies. Comment l'abordes-tu dans ce contexte très précis?

En partant du développement durable, j'en arrive rapidement aux critiques du concept même, lesquelles incluent une remise en cause de la société de consommation, donc du mode de production, et finalement du travail lui-même. Le but n'est pas de convaincre les élèves qu'il faudrait être contre le travail; le but est un peu plus subtil. Il s'agit de les amener à réfléchir par euxmêmes à leurs véritables besoins et envies, et à relier ce qui permet de satisfaire ces besoins et ces envies avec un mode de production et un mode de vie précis. Il est bien évident que si l'on veut - et c'est le cas de nombre de jeunes - absolument changer de portable tous les six mois et passer ses vacances d'été au bout du monde, il faudra continuer sur notre lancée! Mais si l'on prend conscience de l'empreinte écologique trop importante, ou de l'inutilité qu'il y a à aller en Australie ou au Vietnam pour bouffer un McDo et aller boire un coup au Starbuck's Coffee local, alors la réflexion sur le mode de production se relie aussitôt, dans les têtes des jeunes, à celle sur les choix de vie, le travail, etc. Pour moi, c'est cela l'écologie: une politique à la fois radicale et globale, profondément subversive à la seule condition qu'on la relie à des choix de vie concrets - et non pas des choix fantasmés ou repoussés aux calendes grecques. Cela, les jeunes sont tout à fait aptes à l'entendre, malgré le conformisme ambiant et cette sorte de pétainisme rampant, qui voudrait continuer à voir dans le travail une valeur fondamentale de notre monde. Ce qu'il n'est en aucun cas sous sa forme actuelle, qui pollue, qui gâche les vies et le monde, qui détruit. Donc, en résumé, je

parle du travail et de ses critiques, mais jamais en direct, toujours en la reliant à d'autres questions plus faciles à aborder. Je pense que c'est bien plus positif pour les jeunes, parce que cela construit une vision du monde globale et pas émiettée (donc insensée), et puis c'est surtout beaucoup plus concret.

Tu parles d'un «secret » qu'on cache aux petits... et aux grands. Le travail n'est pas une fatalité, il peut être plutôt une réponse adaptée aux besoins matériels. Consommer moins, c'est se permettre de travailler moins. Pas tant dans notre société, où le choix d'éviter à la fois le non-travail et le sur-travail est rarement possible, mais dans d'au-

«C'est un dessin de Chiquiduran, un jeune Hondurien. Il l'a réalisé dans le cadre d'un atelier d'expression artistique de la Escuela Magica (une école expérimentale pour enfants "défavorisés", fondée sur l'art et l'échange). L'enfant, bien campé sur ses jambes, tend ses bras dans un geste que je trouve très puissant. Je le ressens comme un geste de refus de l'oppression, de refus de ce qui, dans le monde, broie l'enfance.»

Philippe Godard

Citrouille 31 Juin 2010


tres, où la productivité était pourtant bien moindre. Les premiers ouvriers de la révolution industrielle arrêtaient ainsi leur semaine de travail dès qu'ils avaient réuni de quoi vivre, même si on était mercredi. Et les Polynésiens étudiés par Marshall Sahlins bossaient deux heures par jour, comme dans L'An 01! Impensable quand on est adulte et habitué à des comportements de consommation vécus comme «indispensables». As-tu l'occasion de constater si les jeunes sont plus sensibles à un discours critique sur le travail?

Hélas non! Je crois que le discours du pouvoir est de ce côté-là très bien affûté. Il affirme, comme au bon vieux temps de la Bible, que nous devons gagner notre pain à la sueur de notre front, mais il le dit d'une manière bien plus feutrée, plus adaptée à notre époque aussi, bien entendu. Il reste fondé sur la culpabilisation (contre le vol, contre les chômeurs allocataires qui abuseraient de leurs «droits», contre les étrangers qui viennent manger notre pain, contre la paresse, etc.). Mais cette culpabilisation est mêlée à diverses formes de séduction. La publicité, qui en est l'exemple le plus évident, fonctionne à fond chez les jeunes, et elle est clairement reliée, assez tôt dans leur imaginaire social, à la nécessité de travailler pour gagner de l'argent pour consommer. Et il n'y a pas que la publicité: les stages que les jeunes doivent effectuer en collège participent à cette intrusion du travail tôt dans leur vie. Et les modèles sociaux qui leur sont montrés également, même si certains de ces prétendus modèles sont des individus corrompus (mais peu importe puisque ces personnes-là ont accès au monde rutilant de la consommation débridée). Je crois que nous sommes loin de briser ce cercle vicieux. C'est pour cela que pour donner un véritable discours critique sur le travail au collège ou au lycée, il faut disposer de temps. Ce n'est pas possible de démonter toute cette machinerie qui fonctionne à merveille en deux heures!

« Je crois qu'il y a un risque réel à évoquer une utopie au moment même où cette utopie n'a peut-être jamais été aussi lointaine ». D'un côté les attraits de la consommation, et un voile pudique sur la réalité du travail quotidien... sa routine, sa fatigue, son emprise sur le reste de la vie, son manque de sens souvent. Et de l'autre, l'arrivée du monde du travail à l'école, à travers des stages ou des formations qui offrent comme perspective la fameuse insertion sur le marché du travail, et une suspicion accrue sur les matières qui ne servent «qu'à» apprendre à penser. Quelle relation vois-tu entre ces deux types de discours? Succession linéaire ou déconnexion? Comment s'articulentils pour convaincre les enfants de renoncer à transformer leur temps «en bonheur en tranches»?

Déconnexion, sûrement pas! Mais il est moins facile de convaincre chacun qu'il s'agit d'une succession linéaire, directe. Parce que cela supposerait la conscience pleine du processus. Et c'est là que réside tout le problème: l'emprise du travail sur la vie n'est pas ressentie forcément

comme la négation de la vie. Aujourd'hui, l'école est gangrenée par le monde du travail qui l'infiltre: depuis son entrée à l'université en 1976 l'entreprise est maintenant «descendue» jusqu'au niveau du collège et bientôt du primaire, avec une offensive idéologique tous azimuts. Il est donc urgent de proposer un refus collectif du travail, en nous opposant aux stages et à la disparition du français et de l'histoire au lycée, et en affirmant haut et fort que l'insertion dans le marché du travail n'a jamais été le but de l'école et ne devrait surtout jamais le devenir! La part idéologique de cette infiltration consiste, comme tu le dis, notamment en cette suspicion montée en épingle contre le français, la philosophie et, surtout, surtout, l'histoire. Rappelons-nous cette parole de Malcolm X: «Pensez par vousmêmes!» Comment pouvons-nous penser par nous-mêmes si nous ne savons rien des révolutions française, russe, cubaine, si nous ne savons rien du système capitaliste, si nous ne connaissons ni Kafka ni Marx ni Angela Davis, si nous ne réfléchissons ni à la non-violence avec King et Rigoberta Menchú, ni à la violence révolutionnaire avec Guevara ou Ulrike Meinhof? On pourrait bien entendu multiplier les exemples. L'injonction à se préparer au travail et l'anathème lancé contre les matières «qui font penser», et donc qui libèrent, semblent encore trop souvent deux considérations sans lien direct, grâce à un tour de passe-passe grossier, mais qui fonctionne, et qui persuade que l'on a besoin de faire des études axées sur un futur travail pour vivre une vie agréable, valable, qui a une «valeur». L'équation qu'il faut démonter, c'est argent = bonheur. Propos recueillis par Aude Vidal, pour la librairie Comptines

Citrouille 32 Juin 2010


Quand un auteur qui travaille s'adresse à des lecteurs qui ne travaillent pas… mais qui réfléchissent quand-même! Une interview de Guillaume Le Blanc, des réflexions et des dessins d'enfants d'une école de Bihorel (76). Propos recueillis par Ariane Tapinos, librairie Comptines (Bordeaux) et Carole Aillaud, librairie Le Rivage des Livres (Mantes-La-Jolie).

Le travail rend-il libre? G

uillaume Le Blanc est professeur de philosophie à l’université de Bordeaux et membre du comité de rédaction de la revue Esprit. Auteur de nombreux ouvrages de philosophie (sur Ganguilhem et Michel Foucault, sur la précarité et la maladie, notamment; son dernier livre paru: L’invisibilité sociale, PUF, 2009), il a également écrit deux romans et s’est risqué à l’exercice difficile et passionnant de l’écriture pour les adolescents. Dans Gagner sa vie, est-ce la perdre?, paru en 2008 dans la collection Chouette ! penser, aux éditions Gallimard jeunesse, il s’adresse à son jeune lecteur et lui propose de cheminer avec lui dans une réflexion sur le travail, son sens, sa nécessité, ses modalités, son absence… C’est autour de ce livre que nous l’avons rencontré.

lièrement importante pour celui qui se trouve en dehors de la relation au travail, mais qui en même temps entend parler du travail des parents, de l’entourage. Dans le livre, j’essaie de construire une distinction entre une vie sans travail mais où la question du travail ne se pose pas encore et puis une vie où cette question commence à se poser, de multiples manières. Soit parce que les parents sont confrontés à un problème de travail, soit parce que cette question commence à devenir aussi celle des enfants. On leur dit «Qu’est-ce que tu vas faire plus tard?» C’est une question à double entrée. D’un côté on les oriente, on leur demande de se projeter dans l’avenir, et en même temps c’est une question qui rétrécit aussi les possibilités de vies. Il y a une perte avec cette question-là.

ARIANE TAPINOS, CORINNE CHIARADIA: Comment est né ce livre et à quel lecteur est-il destiné?

GUILLAUME LE BLANC: Le lecteur auquel j’ai pensé avait aux alentours de douze, treize ans. Plus largement, j’ai voulu que le livre puisse être lu par d’autres personnes que les habitués de la philosophie. Pour ça, j’ai choisi d’accompagner mon lecteur davantage que dans les autres livres où j’avais déjà réfléchi à ces questions de travail, de précarité. Je trouvais intéressant d’être confronté à quelqu’un qui ne travaille pas encore et qui, en même temps, se pose la question du travail. Il y a un moment dans la vie qui n’est pas défini par le fait de travailler - au sens où on entend, par «travail», une activité rémunérée, un emploi du temps fixé jour après jour avec la distinction entre temps de travail et temps de loisir. C'est une idée qui m'intéresse. Qu’estce, pour une vie, qu’être en dehors de ce rapport à soi-même, au travail? «Gagner sa vie est-ce la perdre?» est une question qui me semblait particuCitrouille 33 Juin 2010


Pourquoi cette adresse directe au lecteur?

Elle s’est vraiment imposée. J’ai presque accepté de faire un livre dans cette collection à partir du moment où j’ai eu l’idée de cette adresse - qui ne m'est pas permise dans d'autres ouvrages. Je voulais faire venir des éléments de la vie supposée de mon lecteur, m’adresser à quelqu’un d’existant que j’imaginais vivre quelque part, et non pas m’adresser à un lecteur «vierge», une sorte de table rase. D’où viennent les images du travail, présentes dans le livre?

Par ces images, issues de mes souvenirs, mon lecteur est lié à des expériences que j’ai éprouvées enfant. Quand je me rendais à l’école, à Figeac, il y avait cette usine, avec des couturières éclairées par des lumières de néon alors que la nuit était encore là. Je me disais toujours: c’est fou de commencer à travailler si tôt. Je trouvais cette scène presque incongrue. J’ai voulu redonner cette notion d’incongruité qui me semble être l’expérience que tout enfant a du monde du travail. L’enfant passe son temps, je pense, à trouver le travail des parents incongru, à parasiter sa perception du travail des adultes par ses propres per-

ceptions du monde, qui sont des perceptions très justes et très fortes. Elles remettent du même coup le travail à une place qui n’est pas du tout une place nécessaire. Comment l’enfant intègre-t-il une chose qu’il perçoit comme contingente et qu’il doit finir par percevoir comme absolument fondamentale et nécessaire à la survie de sa famille, aux êtres qui lui sont proches? Le travail intervient d'abord pour lui comme un intrus, qui va devenir ensuite une chose avec laquelle il va devoir se débrouiller. J’ai imaginé mon lecteur dans un «entre-deux». Plus tout à fait cet enfant qui pouvait se mettre à l’écart du monde du travail, mais celui qui a à se confronter à cette question qu’on lui pose. Un «entredeux» qui me semble correspondre au basculement de l’enfance à l’adolescence. Le travail rend-il libre?

J’ai essayé de tenir compte de plusieurs choses. Les vies sans travail sont souvent des vies en souffrance, mais sont inventives aussi. D’autres logiques peuvent alors être à l’œuvre (associations, créativité…) qui ne renvoient pas à la notion de travail. Je refuse de penser ces vies sans travail comme «anormales» ou malades ou pathologiques. Il y a une créati-

vité des vies en dehors du travail. Ceci étant dit, je n’ai pas voulu non plus affirmer que seule la vie sans travail était la vie réelle, souveraine, parce je suis conscient que l’absence de travail crée des formes de souffrances, de précarité, qui ne sont pas pleinement satisfaisantes. L’idée centrale du livre, c’est que le travail n’est pas la condition d’une vie normale, mais qu’a contrario, il est la condition d’une vie décente, ou du moins qu'il permet d’avoir une vie la plus «décente» possible. Qu’est-ce que la décence? Ce n’est pas un impératif moral – c’est la possibilité, dans le monde des autres, de vivre un peu de manière indépendante. Dans le travail, on est certes dépendant des autres, d'un collègue, d’un chef, d’une logique de travail collectif… mais cette dépendance-là – si toutefois certaines conditions du travail sont respectées – est en même temps la possibilité la plus simple de pouvoir «vivre à soi». Il faut donc penser un lien fort entre le travail et la possibilité de se développer, de se réaliser et il faut aussi penser les conditions qui le permettent ou pas. Le travail crée du lien…

Sur le papier, il y a un contrat, avec des règles qui prescrivent le cahier des charges. On s’engage dans ce contrat et à l’arrivée on

Dessin de Louis

Citrouille 34 Juin 2010


reçoit une certaine somme d’argent. C’est une relation de soi à un cahier des charges, qui définit le monde du travail. En fait travailler c’est s’engager, s’inscrire dans un monde commun. C’est une affaire commune de plein de façons différentes. On travaille toujours avec d’autres et en ce sens travailler c’est être situé chez les autres, être déplacé chez les autres. Spontanément, je n’enseigne pas à la maison. Dans mon travail, je suis conduit à me déplacer dans le monde des autres et donc à me comporter d’une certaine façon. Le travail permet d’être au-dehors et jusqu’au-dehors de soi-même. Aimer et travailler… Ce n’est pas un hasard si Freud en faisait les deux éléments d’un sentiment minimal de la normalité. Amour et travail, c’est une affaire de placement chez les autres. On n’est pas chez soi quand on aime et quand on travaille. On est déplacé. On s’apparaît à l’intérieur d’un monde commun, avec d’autres personnes. Ce monde commun c’est aussi un monde de gestes communs. Ce sont des logiques de métiers qui sont incorporées dans des pratiques, dans des gestes, etc. C’est aussi un monde temporal, pas simplement un monde spatial. Si je travaille dans une entreprise, cette entreprise a une histoire, cette usine a une histoire. Les formes de travail ont une histoire. Donc je m’inscris dans une communauté de gens qui ne travaillent plus mais qui le faisaient avant moi et qui ont rendu possible mon travail. Ils sont par exemple partis à la retraite et de ce fait, d’une certaine manière, je me montre solidaire avec la possibilité de la retraite. De la solidarité, donc…

Je suis frappé par le fait que dans les analyses sur le travail, quand des gens expliquent leur travail, il y a toujours un moment où ils expliquent l’utilité de leur travail. Et quand ils ne peuvent pas le faire, ils sont très malheureux. Je pense par exemple à des gens qui travaillent dans les armements – dans les enquêtes, ils ont beaucoup de difficultés à justifier leur travail. Oui, le travail est vraiment, à mon sens, une affaire de solidarité, alors qu’on pourrait croire que c’est simplement une affaire de contrat entre soi et quelqu’un d’autre pour en retirer

Dessin de Yanis

quelque chose uniquement pour soi. En fait, non, on est toujours pris dans un monde plus vaste que soi et je crois que cela donne beaucoup de sens au travail. Un des points centraux que je voulais évoquer dans le livre, est que finalement, être pris dans un monde plus vaste que soi, c’est l’occasion aussi de sortir de soi. Et pouvoir sortir de soi, ça donne quand même beaucoup de sens à son existence ! On est tellement souvent ramené uniquement à soi. Cette perception du travail vaut-elle aussi pour le travail fragmenté, dans lequel les gens ont aussi du mal à percevoir le sens de ce qu’ils font, non?

C’est vraiment très difficile de travailler dans ces conditions-là. C’est pour cela que je tiens à la notion de conditions. On sent d'ailleurs parfois dans le livre une nostalgie pour une certain forme

Citrouille 35 Juin 2010

de travail…

Ce à quoi je fais référence, c’est un peu l’idée du métier. Je qualifie idéalement le travail comme métier. Le métier est la possibilité non seulement de s’inscrire dans un collectif mais d’avoir un sens à partir de ce collectif. Le terme de métier n’a pas du tout disparu, même dans les formes les plus modernes du travail. Ce terme n’est pas lié à l’artisanat ou à l’idée de gestes particuliers qu’on ferait de manière collective et qui seraient célébrés dans une culture, que ce soit une culture ouvrière ou une culture de classe. La notion de métier a quelque chose de central: elle traduit l’idée que le travail est une aventure vitale, c’est-à-dire une aventure dans laquelle on est déplacé vers le monde des autres et où en même temps on trouve du sens à ce déplacement. C’est une affaire de modification de soi dans le travail. C’est pourquoi aussi, dans ce


livre, l’usage de l’écriture adressée à la deuxième personne du singulier me plaisait particulièrement – j'avais en tête le livre de Michel Butor, La Modification, qui est écrit au «tu»: pour moi la question du travail c’est la question de la modification. Comment faut-il entendre cette modification-là?

Comment est-ce qu’une vie en vient à être modifiée par le travail? Modifiée ne veut pas dire nécessairement dénaturée, elle est transportée ailleurs. J’essaie de penser la question du travail contre une logique très répandue aujourd’hui de la dimension uniquement négative du travail, comme aliénation, souffrance. C’est d’autant plus important que je m’adresse à des enfants, c’està-dire à des êtres qui n’ont pas encore eu de rapports à cette aventure-là. Ça me semblait d’une violence incroyable que de leur dire, avant même qu’ils commencent à travailler: attention vous allez entrer dans la machine à broyer les individus! Ce qui, à mon avis, est une manière de tenir un discours en surplomb par rapport à leur monde et qui est très, très violent. Et qui ne correspond pas non plus à l’idée que je me fais du travail comme possibilité d’arriver à trouver un rapport à soi dans le rapport aux autres. La beauté du travail c’est la possibilité de cet échange. Cette relation entre le monde de soi et le monde des autres. Cette transformation de soi par les autres et cette transformation des autres par soi. Là aussi il me semble qu’il y a une analogie à faire avec l’expérience amoureuse au sens fort du terme. Cet espèce de déplacement et de fragilité du déplacement. Les enfants travaillent-ils?

J’ai écarté d’emblée la question, peut-être de façon trop abrupte. Je suis parti sur l’idée: travail égale activité socialisée, rémunérée en tant que telle donc reconnue d’emblée comme travail. Du coup, je n’ai pas trop pris en compte l’idée de ce qui se passe à l’école comme un travail. Il me semblait important de maintenir justement la possibilité que ce qui se passe à l’école, ce ne soit pas du travail. C’est une activité mais pas à proprement parler ce qu’on appelle du travail.

Pourtant on parle de «travail» au sujet du travail scolaire, du «travail à la maison» pour les devoirs…

Je pense qu’il y a une collusion du monde adulte et de sa terminologie sur la terminologie du monde de l’enfance. Si on arrivait, c’est en partie utopique, à penser en dehors de cette dimension «travaille bien aujourd’hui…» – ce qu’on entend à l’entrée des écoles, dès la maternelle – si on arrivait à introduire une dimension d’avantage ludique en termes d’activités: «Est-ce que tu t’es bien amusé, qu’est-ce que tu as appris?…», on pourrait faire émerger d’autres valeurs dans le monde de l’enfance et de l’école que la valeur travail. Il faudrait pouvoir inventer une autre langue pour l’école.... En Grèce, on voit «le petit» dans les tavernes: l’enfant de la famille qui aide au service l’été. Où est la limite? Est-il exploité? Et qu’en est-il des enfants qui gardent ponctuellement leurs frères et sœurs?

J’ai toujours perçu le travail des enfants dans les auberges grecques comme une tâche plus de soin, au sens fort du terme, qu’un travail. Une extension de l’utile de la famille, plus que comme une tâche sanctionnée comme l’idée d’un travail. Et il me semble que dans la garde d’un petit ou d’une petite par un plus grand ou une plus grande, il y aussi cette idée de rendre des services à l’intérieur d’un monde d’affects, sans que le fait de rendre des services soit automatiquement assimilé à cet espèce d’équarrissage que représente la notion de travail. Il me semble qu’à ce moment-là, il y a vraiment un appauvrissement de ce qu’implique le fait d’être avec des autres dans un univers d’affects, comme une famille par exemple. Ce sont des économies informelles qui font valoir une sollicitude des personnes. Après, il y a toute la question du «travail des enfants» qui, là, correspond à une exploitation quand la logique d’accompagnement d’une activité de l'enfant a totalement disparu. Là, je dirais qu’on passe à quelque chose comme un saccage de l’enfance. Le travail est une forme de visibilité sociale: est-ce que l’absence de travail est une forme d’invisibilité sociale? Et

Citrouille 36 Juin 2010

comment qualifier le travail domestique des femmes qu’elles soient mères au foyer ou qu’elles cumulent travail à l’extérieur plus travail à la maison…

Le travail domestique des femmes tend à être doublement rendu invisible, d’une part parce que non reconnu en tant que travail domestique comme travail réel, et d’autre part nié comme double travail qui s’ajoute au travail à l’extérieur. Ce qui fait que la question du travail domestique – qui devrait être une question «dégenrée», autant une question du travail domestique des hommes que des femmes – c’est la question aussi de savoir comment cette part de travail est reconnue à l’intérieur du processus de travail au sens large. Les féministes ont montré qu’il faut prendre en compte l’intégralité du parcours du travail. Le travail de l’homme, à l’extérieur, est rendu possible parce que quelqu’un d’autre se confronte avec les tâches domestiques, les tâches de soins, etc. La fin du raisonnement c’est plutôt, me semble-t-il, qu’il faut réégaliser les conditions d’accès au travail entre les hommes et les femmes et ré-égaliser aussi les conditions hommes/femmes des tâches domestiques. De manière à ce qu’il y ait une vraie égalité dans les deux sphères, privée et publique. Ce n’est pas pour tout de suite!… Et que dire de ceux qui préfèrent vivre sans travail, qui ne sont pas seulement dans la contrainte?

C’est toute la question du rapport à l’assistance, c’est compliqué… En même temps, je pense qu’une société doit reconnaître qu’il y a des formes d’activités qui ne relèvent pas de la forme travail et qui ont une place prépondérante dans la société. L’enjeu est de faire évoluer certaines formes d’activités qui sont extérieures au travail de façon à ce qu’elles deviennent de nouvelles formes de travail. C’est un enjeu important. Je pense en particulier à des nouvelles formes de tâches de soin, qui ne sont pas encore considérées comme du travail et qui pourraient l’être si on acceptait d’ouvrir le spectre du travail à des formes d’activités reléguées hors travail. Ceci étant dit, ce qui est intéressant dans la notion d’activité c’est qu’il y a une inventivité des vies qui ne se réduit


« J’essaie de penser la question du travail contre une logique très répandue aujourd’hui de la dimension uniquement négative du travail, comme aliénation, souffrance. C’est d’autant plus important que je m’adresse à des enfants, c’est-à-dire à des êtres qui n’ont pas encore eu de rapports à cette aventure-là.»

pas à l’activité rémunérée. Il y a un aspect entonnoir dans le travail. C’est important qu’une société dise: «Attention, on ne peut pas évaluer nos normes de vies collectives à la seule logique de cet entonnoir». Plusieurs logiques sont à l’œuvre dans le fait de ne pas vouloir travailler. Comme ne pas vouloir travailler dans certaines conditions – et je pense que c’est le cas le plus souvent pour les gens qui ne veulent pas, ou plus, travailler. Mais il y a aussi une marge de vies qui veulent vraiment être hors travail. Ces vies, il faut bien qu’une société puisse admettre leur possibilité. Il est important qu’une société reconnaisse qu’elle est composée d’une pluralité de formes de vies. C’est une question qui rejoint celle des étrangers. Une société n’a pas à se replier sur une identité nationale ou sociale. Elle doit penser que la déstabilisation par des formes de vies connexes, à condition qu’il y ait une tolérance réciproque, est peutêtre l’occasion de se réouvrir à de

nouvelles formes de vies. Après tout, la forme travail qu’on connaît aujourd’hui n’a pas toujours existé et n’existera peut-être pas toujours. Il faut envisager que ce qui est aujourd’hui minoritaire peut trouver accès à de nouvelles façons d’envisager l’aventure qu’est le fait de vivre ensemble. Philosopher est-ce travailler?

Dans le fait de philosopher il y a cette relation entre être chez les autres et être avec soi, en ce sens c’est une activité qui peut s’apparenter à un travail. On est bien situé dans le monde des autres, le patrimoine de tous les philosophes… Quand on fait de la philosophie, on est toujours précédé par une histoire

de la philosophie et aussi accompagné d’un certain nombre de penseurs par rapport auxquels on se positionne. C’est ce qui m’intéresse beaucoup dans la question du travail, c’est comment on est amené à faire à sa manière une chose qui est pourtant fixée comme étant hors manière. Réaliser le travail c’est toujours le réaliser de façon surprenante, singulière. Dans la philosophie, je ressens ça: la possibilité, peut-être encore plus importante, de pouvoir se développer à sa manière dans le monde des autres. Propos recueillis et retranscrits par Ariane Tapinos et Corinne Chiaradia, librairie Comptines

Dessin de Louis

Citrouille 37 Juin 2010


Paul: Moi je préférerais gagner beaucoup de sous pour m’acheter une maison. David: Ce n’est pas l’argent qui compte pour moi. Jules: Je veux travailler beaucoup pour gagner beaucoup d’argent et passer beaucoup de temps avec mes enfants.

Et vous les enfants, qu'en pensez-vous? Morceaux choisis d’un échange avec une classe de CP de l’école SaintVictrice de Bihorel (76), encadré par leur institutrice Émilie. - Qu’est ce que c’est, le travail? Paul: Faire de l’électricité comme mon papa. Jules: Gagner de l’argent quand on est grand. Louane: Les enfants travaillent aussi. Lola: Lire un livre. David: Apprendre à écrire. Marine: Fabriquer des choses c’est un travail.

- Est-ce que plus tard, lorsque vous aurez un métier, vous voudrez travailler, un peu, beaucoup ou moyennement? Lola: Moi je veux beaucoup travailler parce que je n’ai pas envie d’être pauvre. Jules: Je travaillerai beaucoup pour faire manger mes enfants. Léandre: Je travaillerai un petit peu parce que sinon, on rentre à minuit. Marie: Moi je ne travaillerai pas toujours parce qu’après je serai trop fatiguée. Marine: Moi, je travaillerai beaucoup pour le plaisir et pour ne pas m’ennuyer à la maison. Paul: Moi, même aujourd’hui, j’aime beaucoup travailler. - Avec quel travail on ne gagne pas d’argent? À l’unanimité: L’école! - Comment ça se fait? Lola: Quand on est un enfant, on ne peut pas gagner de l’argent. Léandre: On ne peut pas aller chercher de l’argent à la banque parce qu’on est trop petits. - Est-ce que quand on est adulte, on peut ne pas avoir de travail?

- Est ce qu’on est obligé de travailler lorsque l’on est adulte? À l’unanimité: OUI.

Jules: Oui, mon papa n’a pas de travail. Marine: Des fois quand on ne travaille pas bien on peut perdre son travail. Léandre: Oui parce que des fois on a pas assez de sous. Kylian: On peut démissionner. - Est-ce que le travail c’est du plaisir? Par exemple, est-ce que ça vous fait plaisir de ranger votre chambre? OUI suivi de quelques NON. - Il faut dire la vérité! Jules: C’est bien, mais ça nous fait du boulot. Bilal: Recopier dix fois un mot ça peut faire mal aux mains. Louane: J’aime bien parce que ça nous entraîne les mains. Lola: J’aime bien parce que j’apprends des choses pour plus tard comme l’écriture. - Est-ce qu’il y a des métiers qui peuvent être fatiguants? David: Écrivain. Léandre: Conducteur de train parce qu’ils travaillent la nuit. Lola: Infirmière. - Est-ce que le travail ce n’est que le métier pour les adultes? Qu'est-ce qui est du travail aussi? Marie: Repasser du linge c’est du travail. Marine: Plier des affaires aussi. Louane: Laver. David: Écrivain. - Est-ce que c’est un métier écrivain? À l’unanimité: NON. - C’est important ce qu’on fait après le travail. Que font vos parents après le travail? Jules: Mon papa, il est cuisinier, il travaille la nuit et je peux pas beaucoup le voir. Marie: Mon père il regarde la télé ou il joue à l’ordinateur. Léandre: Ils vont chercher leurs enfants à l’école. Lola: Maman fait le ménage.

- Pourquoi? Lola: Pour gagner de l’argent. Marie: Pour gagner de l’argent pour donner à manger à ses enfants. - Est-ce qu’on est obligé d’avoir beaucoup d’argent? Qu’est ce que ça change? Bilal: Oui, moi si j’ai beaucoup d’argent j’en donnerai aux pauvres. Marine: Je veux gagner de l’argent pour acheter des trucs. Louane: Je préfèrerais passer du temps avec mes enfants.

Propos recueillis par Carole Aillaud, librairie Le Rivage des Livres Dessin de Lola

Citrouille 38 Juin 2010



«On habitait en Alsace et les curés étaient rémunérés, mon père voyait ça comme la planque.» Une interview de Mathis qui, avant de devenir auteur et illustrateur, a été maçon comme son papa. Propos recueillis par Madeline Roth, librairie L'Eau Vive (Avignon).

Faire et défaire M athis est l'auteur (et souvent aussi l'illustrateur) de très nombreux livres, certains très drôles, quelques-uns plutôt tristes, mais il y en a deux qui restent un peu à part pour moi. Maçon comme papa, pour les plus petits et, pour les plus grands, Faire et défaire, paru deux ans plus tard, sont deux livres très justes, avec une écriture sensible, douce, intime. Les deux racontent la même chose, même si les personnages n'ont pas le même âge. Un enfant / un ado qui accompagnent leur père sur les chantiers et qui apprennent sans doute d'abord à passer du temps avec lui, et puis ensuite ce que veut dire travailler, suer, avoir mal - mais aussi la satisfaction finale d'avoir accompli quelque chose. Le jour où j'ai contacté Mathis pour lui demander un entretien, il m'a répondu: «Oui, je veux bien, d'autant, et c'est un peu troublant, que votre demande coïncide avec l'anniversaire de mon père. Il aurait soixante-huit ans aujourd'hui. Le travail, c'était un truc important pour mes parents. Et ces Ill. de Mathis, extraite de livres sont un peu autobioHenri, fils de ses parents (Le Potager Moderne) graphiques…»

MADELINE ROTH: Maçon comme papa est paru en 2005, Faire et défaire en 2007. Vous aviez l'impression de ne pas avoir tout dit?? MATHIS: J'avais déjà écrit ce genre d'histoires mais en bandes dessinées, en 1993 dans la revue À suivre; et puis il y a eu cet album qui s'appelait Henri, fils de ses parents, paru au Potager Moderne… J'évoquais déjà ça, ce petit garçon persuadé d'être indispensable. Mais en réalité j'ai écrit Faire et défaire d'abord, et l'idée de Maçon comme papa est venue pendant cette écriture. Les hasards de l'édition ont fait paraître Maçon comme papa en premier… Le début de Maçon comme papa est entiè-

rement vrai. Un jour je suis rentré de l'école en disant à ma mère que les enfants étaient tous des abrutis et que je ne voulais plus y aller. À l'époque mon père me faisait un peu peur, je devais passer par ma mère pour lui parler. Je lui ai demandé de l'accompagner sur ses chantiers. J'avais deux frères et deux sœurs et on dormait tous dans la même chambre. Mon rêve c'était d'avoir une chambre à moi. Alors je pensais que si je travaillais, j'allais devenir riche et que je pourrais acheter une maison à mes parents avec une chambre rien que pour moi. Le truc quand j'étais petit, c'était de gagner de l'argent. Je me rendais compte que c'était un souci pour mes parents. Je voulais être utile. Participer à tout ça. Mais bon j'étais trop petit… Sur internet j'ai trouvé une émission de radio enregistrée avec des enfants autour de Maçon comme papa, où vous racontez que votre père voulait que vous deveniez curé. C'était plutôt drôle ça, pourquoi ne pas l'avoir écrit?

On habitait en Alsace et les curés étaient rémunérés, mon père voyait ça comme la planque… Et puis c'était une sorte de blague aussi parce que, petit, j'avais été enfant de chœur. Mais la religion est beaucoup moins présente dans nos vies aujourd'hui, et comme je m'adresse aux enfants d'aujourd'hui, dans Maçon comme papa «curé» est devenu «Président de la république». Jean-Noël Blanc (qui est notamment l'auteur du recueil Couper court dans la collection Nouvelles) dit qu'il écrit des «romans-par-nouvelles». C'est un peu ce que vous avez fait avec Faire et défaire?

Oui, on me l'a déjà dit, ça. Que j'avais fait un roman déguisé. J'avais ces histoires dans la tête depuis un petit moment, mais je n'avais pas trouvé comment les raconter.

Citrouille 42 Juin 2010


Soazig Le Bail et Mikaël Ollivier, qui dirigent la collection, m'ont demandé d'écrire un recueil et j'ai repensé à ces histoires, j'ai pensé que ce serait bien de les utiliser. Mais je ne suis pas fan des nouvelles. Par contre j'aime bien les séries télé, et puis les bandes dessinées. J'ai pensé que j'allais faire un peu ça comme une série, où on retrouve le même personnage. Comment réagissent les enfants et les ados que vous rencontrez autour de ces deux livres? Ils ne trouvent pas ça étrange, ce gamin qui préfère passer ses samedis à travailler plutôt que d'être avec ses copains?

Mais c'était déjà étrange quand j'étais ado! J'ai commencé à aller sur les chantiers à partir de douze ans, jusqu'à dix-neuf ans. Deux à trois samedis par mois. Mon père travaillait au noir et j'avais le désir d'aller avec lui, sans doute davantage pour être avec lui que pour travailler. Mais il n'y avait que moi qui faisait ça, personne d'autre ne le faisait! J'étais déjà un extraterrestre. Les jeunes ne se projettent pas encore dans le monde du travail à cet âge. Certains m'ont dit qu'ils trouvaient le personnage trop sérieux, trop posé. Je rencontre surtout des ados qui ont des problèmes de lecture… La plupart, je ne sais pas ce qu'ils pensent du livre. Quelquefois ils lisent une seule nouvelle, par exemple celle avec la chaussette blanche. Ce qui les intéresse en général, c'est de savoir ce qui est vrai ou pas. Mais les petits, Maçon comme papa ça les fait marrer. Souvent ils profitent du livre pour faire ensuite un travail sur les métiers. Et il y a des enfants, de huit/neuf ans donc, ils ne savent pas ce que font leurs parents. C'est dommage non? Quand on passe huit heures par jour au travail, c'est bien d'en parler non? Dans une critique de Faire et défaire, j'ai lu un «un tout petit, petit regret», celui que les femmes soient si caricaturales et stéréotypées…

Eh bien je ne suis pas du tout d'accord! Dans le livre, les hommes ne sont pas mal non plus! Ils sont mêmes pires que les femmes. Et puis c'était pas mon but de parler des hommes et des femmes. Je raconte des histoires, et quand il n'y a rien à

dire, il n'y a pas d'histoires, alors forcément, si je raconte des choses qui dérapent, ça fait des personnages un peu spéciaux, peut-être… L'alcool est pas mal présent dans Faire et défaire, aussi. J'ai eu une fois une réflexion d'une professeure de français, dans un CAP maçonnerie, qui était très contente de trouver mon livre pour l'étudier avec les élèves, mais qui regrettait que le langage soit si familier. Elle disait que c'était comme une caricature: maçon égale litron. Mais c'est pas une caricature! Non, pas du tout. C'est comme un rituel, on discute avec des gens, donc forcément on boit un coup. Ado, c'était ma norme, mais je ne m'en rendais pas compte. Et puis l'alcool c'est aussi un sujet qui m'intéresse. En cherchant, toujours sur internet, j'ai trouvé un extrait de François Cavanna, que je trouve très beau. Je vous le lis? C'est dans Mignonne, allons voir si la rose... «J'étais destiné à devenir maçon, comme papa, ou employé des postes, ce qui aurait fait tellement plaisir à maman. J'aurais été l'un ou l'autre sans regret, j'aurais, je le sais, fait joyeusement mon boulot, j'aurais été un maçon habile et consciencieux ou un postier qui aurait grimpé les échelons. J'ai d'ailleurs été l'un et l'autre, successivement. Si je ne m'y suis pas tenu, c'est que mes réactions devant les hasards de la vie, en une époque tout spécialement épouvantable, m'ont projeté hors de l'orbite assignée. Et voilà que j'ai fait métier de dessiner, et puis d'écrire, et que j'ai pu aider, pendant la plus fructueuse partie de ma vie, de plus jeunes que moi à dessiner et à écrire.»

Oui, c'est beau. Je connais pas trop Cavanna. Moi j'ai mis très longtemps à savoir ce que je voulais faire. J'avais des aptitudes pour dessiner. Après la troisième j'ai demandé à mes parents de faire des études artistiques, sans savoir du tout ce que ça voulait dire. Mais mon père avait une vision très négative des artistes. Pour lui c'était des drogués, des homos, des fainéants. Il disait «toi tu vas pas faire ça». Le dessin, la lecture, pour lui c'était des conneries. Avec un grand C. Il disait Citrouille 43 Juin 2010

«T'apprends un métier et après tu feras tes conneries». J'ai d'abord fait un BEP de dessinateur en bâtiment et travaux publics au cours duquel j'ai fait un stage de trois semaines chez un architecte. Et les deux dernières semaines du stage, j'ai fait pratiquement le même cauchemar toutes les nuits. J'avais très chaud, je marchais dans un tunnel incroyablement long, interminable, et au bout du tunnel il y avait une toute petite lumière, mais elle restait toujours toute petite, je ne l'atteignais jamais. Je me suis dit «Ouh la la mon p'tit bonhomme, tu vas pas travailler dans le bâtiment!». C'était bien d'aller sur les chantiers avec mon père mais je ne me voyais pas vraiment faire ça plus tard. Après le BEP, j'ai fait un CAP puis un bac technique et puis j'ai été au chômage et j'ai fait mon service militaire, où je me suis beaucoup ennuyé, et où donc j'ai pu réfléchir à ce que je voulais. À mon retour j'ai passé le concours des Beaux-Arts, à Epinal, et voilà, j'ai fait cinq ans de BeauxArts. Maçon comme papa et Faire et défaire, ce sont deux très beaux titres…

«Faire et défaire c'est toujours travailler». C'est un truc que disait mon père quand j'étais petit. Que je ne comprenais pas d'ailleurs. Propos recueillis par Madeline Roth, librairie L'Eau Vive


«C’est quoi "travailler", les enfants?». Rencontre avec trois classes d'école maternelle de Lyon, autour de quatre albums… et d'un Goûter philo. Un article de Carole Ohana et Cédric Chaffard, librairie A Titre d'Aile (Lyon).

Le travail «à hauteur d’enfants» L es débats autour des thèmes abordés dans la littérature de jeunesse auraient bien du mal à se priver de la vision, de la réaction, et de la réflexion de cette même jeunesse, à qui la littérature s’adresse. Le thème du travail n’échappant donc pas à la règle, nous avons choisi d’aller recueillir «des mots d’enfants» sur le dit sujet. Nous sommes parties de quatre albums: Après le travail de Mario Ramos, Maxime Loupiot de MarieOdile Judes, illustré par Martine Bourre, Voyons de Colin Mc Naughton, aux éditions Gallimard et Que faire de notre temps? par Dieter Böge, illustré par Bernd Mölck Tassel. Delphine et Lydie m’ont accueillie dans leurs deux classes de grande section, Corinne m’a ouvert la porte de ses moyens. Toutes trois enseignent en maternelle, à l’école des Tables Claudiennes à Lyon, dans le 1er arrondissement. Je les remercie pour leur spontanéité, leur engouement à l’idée du projet, je crois qu’elles aiment leur travail… Ces trois classes avaient chacune travaillé pendant l’année sur la thématique des métiers, il m’a semblé opportun de profiter de leur activité, de leur sensibilisation

au thème et de les associer au dossier de Citrouille. Nous avons convenu avec Carole de quelques albums (voir encadré), qui seraient lus en classe et sur la base desquels nous pourrions nous rencontrer, débattre, échanger, dessiner, rire…

Je me saisis d’un livre de la collection Goûter philo, Le Travail et l’argent, aux éditions Milan. Corinne est un peu surprise que je le choisisse pour ses élèves de moyenne section. Je l’utilise dans son contenu le plus fictif, le moins documentaire: c’est l’histoire d’un pays magique. Tous les soirs, les gens déposent devant la porte de leur maison une petite enveloppe. Ils y glissent une liste de tout ce qu’il leur faut: des fruits, de la viande, du lait, du chocolat, des vêtements, des livres, des jeux, des CD, des bonbons… Pendant qu’ils dorment, une fée ramasse les enveloppes et revient déposer devant chez eux ce qu’ils ont demandé. Elle n’oublie jamais, jamais rien. Un jour, sans que personne comprenne pourquoi, la fée disparaît. Les gens ne trouvent plus rien devant leur porte. Ils doivent alors sortir tous les matins pour labourer

Ill. de Mario Ramos, extraites de Après le travail (École des Loisirs)

Citrouille 44 Juin 2010


Classe des Moyens-Grands de Lydie, école des Tables Claudiennes, Lyon 1

la terre, faire pousser les légumes, récolter les fruits, traire les vaches, aller à la chasse, à la pêche, couper du bois pour se chauffer… Ils font des choses qu’ils faisaient déjà quand la fée était là, comme pêcher ou construire des bateaux. Mais la grande différence, c’est que, maintenant, ils sont obligés de le faire. Bon, les enfants restent un peu «pantois». J’ai du mal à interpréter leur silence. L’histoire les laissent-ils sceptiques? Rêveurs? En tout cas, le récit nous permet d’introduire la notion de travail et la notion d’obligation liée à cette dernière. Contrairement aux animaux, les hommes ont besoin des autres pour assurer leur survie. On évoque le tigre: A-t-il besoin des autres pour se nourrir? A-t-il besoin de travailler? «Il chasse et n’a pas besoin des autres.» On revient à l’homme, on remonte aux temps de la préhistoire: Il y a ceux qui chassaient (les plus forts sans doute) et qui rapportaient la bête tuée, il y a ceux qui «allaient chercher de l’eau, parce qu’ils savaient où étaient les sources», «ceux qui savaient tailler et qui fabriquaient les lances et les armes pour chasser», il y avait les sentinelles qui

veillaient à l’entrée des grottes, pendant le sommeil des chasseurs… «C’est quoi «travailler» les enfants? Pourquoi travaille-t-on?» La notion d’argent fuse de toutes les bouches… La notion d’achat tout autant. Je suis surprise de constater à quel point ces enfants de cinq ans à peine sont déjà embarqués sur «les rails de la consommation»… «Est-ce que c’est dur de travailler?» Ils évoquent les «briques lourdes du maçon», la difficulté à «creuser pour l’archéologue», «la peur du policier…» Les enfants on beaucoup travaillé sur les métiers, ils connaissent les métiers des parents des uns et des autres, on ressent aussi beaucoup de complicité à se rappeler les professions de leurs parents. «Archéologue, comme la maman de Iona», «Policier, comme toi tu veux être…» La lecture de l’album de Ramos Après le travail résonne beaucoup auprès de ces enfants déjà sensibilisés. Ils attendent avec impatience le métier de chacun, il y a un grand silence à la lecture, dans les trois classes d’ailleurs. Du silence mais aussi des rires… On se rappelle le Citrouille 45 Juin 2010

cas de Gontran, l’orang-outan, qui s’empiffre de cacahuètes devant le petit écran après le travail, il est boulanger-pâtissier, spécialisé dans les gâteaux à la noix de coco… On se dit alors qu’ «il doit en avoir assez de la noix de coco toute la journée…». Le cas de Pascal, le cheval, qui travaille plus pour gagner plus, n’a pas résonné comme il le fait dans la tête des adultes, les enfants le trouvent «fatigué», «triste», «il n’a pas dû réussir à terminer son travail alors il continue en rentrant...» En ce qui concerne Valentin, le lapin, qui fait des galipettes avec ses enfants en rentrant du travail, les enfants sourient, commentent le nombre important des enfants… On évoque alors ensemble l’activité de papa ou maman après le travail: «Ils viennent me chercher à l’école», «Papa joue à l’ordinateur», «ils allument la télé…» Alors on se dit ce qu’on aimerait bien qu’ils fassent après le boulot: Il revient alors plusieurs fois: «Je voudrais que papa ou maman joue avec moi aux playmobils…» «Est-ce que l’on peut avoir du plaisir à travailler?» Il y a dans chaque classe un «oui» non argumenté. On


cherche alors ensemble… Qu’est-ce qui peut nous rendre heureux au travail… Les enfants ne voient toujours pas, la question est trop abstraite, d’autant plus que de leur côté ils ne voient que très rarement ce qui se passe au travail de leurs parents (les enfants de commerçants ne sont apparemment pas très représentés dans les trois classes visitées). Il y a une petite fille qui intervient en disant que l’on peut être heureux en allant travailler «parce que l’on retrouve ses amis…» On évoque alors la profession qu’ils peuvent vivre un peu tous les jours: le métier d’enseignante. Qu’est-ce qui peut rendre votre maîtresse heureuse de venir à l’école le matin? Il est possible qu'elle quitte aussi ses enfants le matin et pour-

tant elle peut être contente en arrivant: «Elle est contente de nous apprendre des choses…», «elle aime bien être à l’école…» Ils sont super calés sur les métiers mais il faut revenir à eux pour éclairer le sujet! «Et vous les enfants, est-ce que vous travaillez?» À l’unanimité c’est un grand oui. Ah oui effectivement, vous travaillez, vous devez vous lever pour venir à l’école, vous apprenez, mais qu’est ce que vous gagnez? «On gagne pas d’argent... » C’est vrai, mais pourtant vous ne travaillez pas pour rien, qu’est-ce que vous apprenez? «On apprend à être assis ensemble», «on apprend à s’écouter…» (là je suis admirative…), «on apprend les lettres», «on apprend à écrire son prénom…» Nous l’avons vu, ces trois classes

avaient beaucoup travaillé sur la notion de métiers, ils avaient visité quelques commerces, quelques artisans, ils avaient reçu la visite de quelques parents venus parler de leurs professions. Ils avaient une idée claire, précise, de ce que faisait chacun d’entre eux. Je n’ai pas souhaité épiloguer davantage sur le travail à proprement parler, car la discussion tournait beaucoup autour de l’argent qu’il fallait gagner et plus on en gagnait plus on pouvait «acheter de choses». Nous avons alors orienté le débat sur la notion «d’échange», de troc, ce petit mot qu’ils ont eu plaisir à prononcer et à répéter ensuite. Nous sommes partis du constat que chacun savait bien faire quelque chose (savoir-faire, savoir être aussi) et que l’on pouvait l’échanger contre autre chose, contre un autre savoir-faire. Le plus difficile pour les enfants étaient de trouver quelque chose qu’ils savaient bien faire… C’était intéressant de pouvoir mettre l’accent sur ce qu’ils réussissaient bien, je me suis dit alors qu’on les sollicitait souvent davantage pour l’inverse… Finalement tout le monde savait bien faire quelque chose en particulier et on a décidé de «troquer» avec quelqu’un de qui on aimerait profiter d’un autre savoir-faire… L’idée d’échanger un travail contre un autre travail leur a, semble-t-il, paru ludique, elle aura permis de mettre en valeur chacun des enfants tout en nous écartant de la notion d’argent qui leur paressait incontournable au début. Les enfants ont réalisé les dessins mettant en scène leurs compétences et ce qu’ils aimeraient échanger. Le troc, l’échange, voilà comment nous aurons pu aborder cette notion de travail (un peu abstraite en dehors des métiers) avec les plus petits. Carole Ohana et Cédric Chaffard, librairie A Titre d'Aile

Citrouille 46 Juin 2010


Les albums choisis pour la rencontre avec les classes Maxime Loupiot Marie-Odile Judes, Martine Bourre Père Castor, Flammarion Maxime Loupiot, petit loup, rêve de devenir fleuriste, au grand désarroi de Monsieur Loupiot, son père. Le ton est à l’humour, parce que si la décision du petit semble sans appel, que sa détermination est argumentée et légitime, celle de papa loup en revanche et les différents stratagèmes de persuasion mis en place semblent inefficaces, enfantins et drôles finalement. Pourtant, il doit souffrir ce papa, de sentir son fils lui échapper, emprunter une autre voie. Ça fait peur et c’est sans compter le regard des autres… Il doit se battre cet «enfant» pour affronter l' autorité paternelle (en plus ce n’est pas n’importe quel animal, c’est un loup, et dans les yeux d’un enfant, même d’un louveteau, un loup reste un loup!). C’est l’humour qui triomphe pourtant dans les yeux des enfants et qui apporte beaucoup de positif à l’ouverture d’une discussion pas

amoindrie pourtant de réflexion… C’est en redécouvrant cet album du père castor que j’ai pensé à un album plus récent, aux éditions Belin, Peo Peo… Un père (indien?) fait les cent pas devant la tente où sa femme met leur enfant au monde… Il est impatient, peut-être pas tant d’avoir un enfant que celui d’avoir un fils, qui sera un courageux guerrier comme lui… Le texte est dur et les illustrations de Judith Gueffier viennent le colorer d’une forme plus poétique. Le père est submergé par la violence éprouvée envers cet enfant qui, en grandissant, ressemble si peu à celui qu’il espérait… La souffrance de l’enfant est cette fois largement perceptible, palpable… L’auteur place le lecteur en empathie avec cet enfant, brutalisé dans sa personne, dans son identité propre. Si l’échappée est poétique elle n’en demeure pas moins ambivalente dans son dénouement… Voyons... Colin McNaughton Folio Benjamin, Gallimard Jeunesse Une véritable mise en scène théâtrale pour cet album: un décor minimaliste (une fenêtre), une scène, un huis clos plus exactement, entre deux personnages, un cochon (en position «Juliette au balcon ») et un loup, en contrebas, mené par le bout du museau par le groin du précédent. La forme est aux «bulles» où Citrouille 47 Juin 2010


nous sont retranscrits dialogues et parties «imaginées». Un loup donc bien mis en appétit par un cochon physiquement inaccessible, perfide et pervers, proposant au loup, catalogue de métiers (de travail) lui permettant de gagner sa nourriture. Le tout fait rire nos petits et devient prétexte à l’énumération de différents métiers, proposés par l’un et revisités (customisés?) par les projections d’un loup affamé. Après Maxime Loupiot et Peo Peo, peutêtre une troisième forme (pour un troisième père) donnée à la préoccupation d’un parent pour l’avenir professionnel de son enfant (cf. dédicace au début de l’album: «À mon fils Tim qui est en train de décider de son avenir»)

Après le travail Mario Ramos Pastel, Ecole Des Loisirs Après le travail, c’est un peu le jardin secret de tous ceux, qui, une fois la «blouse tombée» et raccrochée au vestiaire vont pouvoir se livrer à une activité «libre». Celle qu’ils ont choisie. Ramos nous fait entrer dans l’intimité (le plus souvent la maison: salle de bain, salon, bureau, chambre, atelier…) d’un catalogue d’animaux personnifiés: «Après le travail, Ciboule, la poule, prépare une délicieuse tarte aux pommes pour ses petits poussins. Ciboule est hôtesse de l’air.» Et bien oui, il y a beaucoup de plaisir à découvrir les passions secrètes, les petites gourmandises, les talents cachés, les plaisirs simples de chacun de ces personnages, «après le travail». C’est d’affection que l’on se

prend parfois pour ces «professionnels» souvent si éloignés de leurs missions et compétences «après le travail». Les enfants attendent avec impatience le métier exercé par chacun d’eux, ils l’attendent à chaque fois comme une chute improbable et drôle au regard de ce qu’ils partagent au préalable de leur intimité par l’image et le texte. Que faire de notre temps? Dieter Boge, Bernd Mölck-Tassel Joie De Lire Une entrée du travail par la notion de temps. «Survol original de quelques professions qui devraient nous inviter à réfléchir à nos diverses activités, ainsi qu’à notre oisiveté» nous dit la quatrième de couverture. Chaque activité est titrée d’un verbe à l’infinitif: Construire, aider, chercher, faire comme ci, ne rien faire… Activité professionnelle ou pas, nous consacrons notre temps à des actions qui nous mettent les uns en rapport des autres (plus ou moins consciemment, plus ou moins directement) et nous faisons avancer le monde dans un «ensemble à distance». Sont abordées aussi largement, les activités non productives de biens matériels (tel que le chant ou même le temps que l’on s’accorde à soi…) mais qui finissent, par les bienfaits qu’ils apportent ou nous apportent, par rejaillir sur les autres. Ce tour du monde du temps résonne comme un long fil rouge, nous reliant les uns aux autres. Actifs, passifs, oisifs influencent le cours du monde, sans hiérarchie. Carole Ohana, librairie A Titre d'Aile

Ill. de Mario Ramos, extraites de Après le travail (École des Loisirs)

Citrouille 48 Juin 2010


Travailler: pour quoi? Il y a des réponses chez Charles Vildrac, l'auteur de L'île rose, un roman paru en 1924 et réédité en 2006 par Thierry Magnier. Un article de Claude André, librairie L'Autre Rive (Nancy).

P

Le travail selon Charles Vildrac

arce qu’il n’y a pas si longtemps que cela un élu socialiste du Nord a dû rappeler à un de ses camarades que le mot ouvrier n’était pas un gros mot, parce qu’on n’entend plus sur les ondes la célèbre injonction «Travailleuses, travailleurs!», parce qu’on ose nous demander de travailler plus pour consommer plus, parce que le travail manque à tant et tant de femmes et d’hommes, l’envie m’est venue de traiter le thème si bienvenu de ce numéro de Citrouille en retrouvant des romans oubliés et qui avaient mis le travail au cœur de leur propos.

du soleil», dans l’île qu’il possède. Là, l’école, les jeux et activités utiles (dont la navigation) sont pensés pour l’épanouissement des enfants. Melle Gentil, l’institutrice, y enseigne en s’inspirant directement des méthodes de l’École Freinet fondée en 1920. Sur l’île Rose, Tifernand fait la découverte de la douceur de vivre, comme le firent dix ans plus tard les premiers travailleurs à prendre leurs congés payés, instaurés par le Front Populaire en 1936. Le riche propriétaire de l’Ile Rose offre à quelques enfants pauvres des loisirs qui ne sont pas encore devenus des droits. Malgré toutes les attentions dont il est l’objet, Tifernand ne supporte pas la séparation d’avec sa famille et M. Vincent, qu’on appelle désormais «l’enchanteur» les fait venir eux aussi sur l’Ile Rose, ainsi que M. Fanchet l’instituteur préféré de l’enfant. Ce «regroupement familial» comme la présence sur l’île d’une vingtaine d’adultes et d’enfants, permet à Charles Vildrac de développer dans le volume qui suit: La Colonie, un modèle de société communautaire inspiré du phalanstère. C’est parce que tous les nouveaux venus travaillent qu’ils ont leur place dans l’île, y compris la maman de Tifernand qui jusque là était femme au foyer: «Mme Lamandin qui coud et repasse très bien (sic), aide à la lingerie Melle Bernadette qui seule, était dépassée par cette besogne».

«C’est un quartier de pauvres où les rues sont vieilles et noires, souvent reliées entre elles par des passages misérables où le linge sèche aux fenêtres».

Charles Vildrac met en scène dans L’Ile Rose des enfants de la classe ouvrière et leurs parents, ce peuple laborieux qui pour la première fois sans doute devient héros à part entière d’un roman pour la jeunesse. On est en 1924, le réalisme socialiste n’en est L'Ile Rose (1924) qu’à ses prémices, et pourtant... Le père de Tifernand, M. Lamandin, est ouvrier emballeur, son grand frère est apprenti. Quand Tifernand va faire des courses pour sa maman, il passe voir son père à son travail et on le laisse jouer avec la charrette à bras. Les voisins des Lamandin travaillent dans leur appartement: «le père Ricordeau et les deux vieilles demoiselles Ricordeau fabriquent des boîtes en carton, spécialement pour la chaussure, le vermicelle et les jouets…» quand l’enfant leur rend visite, tout en continuant de travailler les demoiselles lui proposent de prendre les rognures de carton «avant qu’elles n’aillent chez le chiffonnier» et il s’en fera des jouets. M. Vincent, riche négociant, propose à Tifernand, qui jouait à imaginer qu’un enchanteur pourrait l’emporter dans un pays où il fait toujours beau, d’aller justement passer auprès d’autres enfants qui sont déjà ses hôtes quelque temps au «Pays

À la suite d’un revers de fortune, M. Vincent doit proposer à ses hôtes de quitter l’île ou de retrousser leurs manches: «Je suis arrivé aujourd’hui à cette conviction qu’après avoir trouvé à l’île Rose le bonheur, le bien-être et les plaisirs tout assurés, sans aucun effort, nous pourrons très bien les réaliser par le travail, par un tra-

Citrouille 49 Juin 2010


vail qui nous sera un nouveau plaisir». Ceux qui choisissent de rester dans l’île vont travailler d’arrachepied, subvenir à leurs besoins: femmes, hommes, enfants vont se mettre à l’agriculture, à la pêche et produire de quoi se nourrir comme de quoi vendre pour acheter ce qui manque. Il leur faudra bien de l’ardeur car une tornade ravagera leurs premières récoltes. Ils tiendront bon et réussiront à faire exister un modèle de vie collective fondée sur le travail partagé et qui a tous les charmes de l’utopie. Une utopie dont on ne peut que reconnaître l’intérêt aujourd’hui : « …notre existence matérielle une fois assurée, il nous reste à nous cultiver nous-mêmes, à nourrir notre esprit, à développer notre jugement, à pratiquer enfin tous les plaisirs qui élèvent et embellissent la vie… Il est évident que nous pourrions maintenant, comme on dit, donner de l’extension à notre affaire. Nous pourrions quadrupler l’étendue de nos plantations… À quoi bon?… Le monde entier souffre de trop produire. Les hommes ne savent plus que travailler et faire travailler les autres pour gagner de l’argent et acheter quantité d’objets inutiles... Nous ne développerons notre entreprise que juste assez pour assurer pleinement notre sécurité».

«Le monde entier souffre de trop produire. Les hommes ne savent plus que travailler et faire travailler les autres pour gagner de l’argent et acheter quantité d’objets inutiles... Nous ne développerons notre entreprise que juste assez pour assurer pleinement notre sécurité». L'Ile Rose (1924)

nous livrant là un véritable reportage sociologique sur les formes du travail. «Maintenant il va s’agir de trouver du travail»: voilà ce que se dit Milot, qui ne veut pas être à la charge des personnes bienveillantes qui l’hébergent le temps que son père, parti en mer pour quelques mois, revienne avec sa paie. Milot a quatorze ans, il a le certificat d’études, on est en 1933. Dans ces années de l’entre-deux guerres, et ce jusqu’en 1959 où fut votée la loi sur la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans, les enfants d’origine modeste quittaient presque tous l’école: nantis du «certif» ils devaient chercher du travail. Mais quel travail? Ce que veut Milot c’est

«trouver une occasion de gagner de l’argent ou trouver quelque chose d’amusant à faire ou encore tomber sur un petit filon.» Car à quoi sert de travailler? Cette question est au cœur de Milot, vers le travail, récit publié par la Société d’éditions et de librairie (SODEL) en 1933. Ce texte découpé en de très courts chapitres est conçu comme un manuel de lecture pour les élèves du primaire, et son objectif est délibérément pédagogique: on y suit les pérégrinations d’un adolescent qui «sorti de l’école va vers le travail». Il se rendra compte par lui-même que travailler peut être lassant, voire épuisant. Il refusera de se laisser exploiter en travaillant à la plonge dix heures par jour dans un restaurant de Marseille pour ne toucher que le tiers du

Mais Charles Vildrac n’a pas seulement rêvé une autre façon de travailler dans des conditions idéales, il s’est intéressé à la façon dont travaillaient adultes et jeunes adolescents dans la France des années trente,

Ill. Hervé Lacoste, extraite de L'île Rose (Bourrelier, 1968)

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salaire d’un adulte: «l’enfant savait maintenant qu’on exigeait de lui un labeur disproportionné à son gain. Il en éprouva un sentiment de révolte qui assombrit davantage ses journées, d’autant plus que ses patrons abusaient de lui de plus en plus». Il appréciera la diversité du travail agricole et le plaisir de travailler au grand air dans un mas de la région d’Avignon: «Milot travaillait toute la journée, mais sans ennui, bien qu’on ne l’employât qu’à des tâches de manœuvre…» mais y subissant la méchanceté du fils du patron il fuira cette jolie campagne et choisira finalement d’apprendre le métier de typographe auprès d’un ami de son père, à Rouen. Il a compris qu’il ne fait pas bon travailler aux côtés de personnes avec qui on ne peut s’entendre et qu’on ne peut se contenter d’un travail auquel on ne saurait donner du sens… Véritable récit d’initiation au travail, ce texte de Vildrac quoique didactique, se lit plaisamment car l’auteur a le sens du concret et sait faire la place à ces détails qui font exister un personnage et rendre vivante une fiction. Son héros de quatorze ans, quoique raisonnable, a bien les réactions d’un enfant, n’hésitant pas à flâner en dégustant un cornet de glace alors qu’il doit faire une course pour son patron ou se laissant attirer par des joueurs de dés qui le plumeront… Le célèbre livre de lecture de G. Bruno, Le Tour de France par deux enfants publié pour la première fois en 1873 et sans cesse réédité jusqu’à la fin de la première guerre mondiale, a sans doute inspiré Charles Vildrac, mais il s’en est bien émancipé, annonçant d’entrée de jeu qu’il n’a voulu écrire ni un livre de géographie ni un livre de leçons de choses, mais tout simplement donner le goût de la lecture. Milot, son jeune héros n’a pas la perfection morale si agaçante des deux héros du Tour de France par deux enfants. Son voyage, de Bordeaux à Rouen via Marseille, à la recherche d’une tante ou d’une famille qui l’accueillerait, est bien plus romanesque que le tour de France de Julien et André, les deux orphelins qui fuient Phalsbourg occupée pour retrouver quelque part dans la «vieille France» un oncle. G. Bruno n’utilisait ce point de départ

fictionnel que pour faire découvrir à ses jeunes lecteurs les régions de la France et les métiers de l’artisanat, de la terre et de l’industrie. Si André s’exerce au travail et si le petit Julien observe les travailleurs (il n’a que sept ans) c’est toujours pour permettre à l’auteur de tirer les leçons de leurs expériences et chaque chapitre s’ouvre sur un précepte moral: «Enfants, la vie entière pourrait être comparée à un voyage où l’on rencontre sans cesse des difficultés nouvelles». Le projet de ce livre de lecture consiste à célébrer la patrie (à cette époque l’Alsace et la Lorraine sont annexées par l’Allemagne) la religion, l’obéissance et le courage: «O mon frère, marchons toujours la main dans la main, unis par un même amour pour nos parents, notre patrie et notre devoir». Charles Vildrac, soixante ans plus tard, s’attache, lui, à éveiller la conscience de

Pour redécouvrir Charles Vildrac : L’Ile Rose, éd. Thierry Magnier (première édition chez Tolmer en 1924) La Colonie, éd. Albin Michel, 1930 (épuisé) Milot, vers le travail, SUDEL, 1933 (épuisé) Et pour en savoir plus sur Charles Vildrac il faut lire le n°141 de La Revue des livres pour enfants. Citrouille 51 Juin 2010

son lecteur comme lorsqu’il donne la parole à Fiorini, réfugié politique italien devenu horloger: «Créer quelque chose avec ses mains ou avec son esprit c’est passionnant, surtout si on crée quelque chose d’utile. Si l’on m’obligeait à monter et démonter toute la journée le même ressort sur la même montre et à recommencer indéfiniment cet exercice absurde je crois que mon travail me deviendrait insupportable et même humiliant.» Avec Milot, Charles Vildrac propose une plongée réaliste et critique dans le monde du travail. Si on est convaincu que les livres de Charles Vildrac ont toujours de l’intérêt, il faut bien se demander s’ils peuvent intéresser les enfants d’aujourd’hui… Thierry Magnier l’a cru, qui a réédité il y a quelques années L’Ile Rose, L’Ile Rose qui s’ouvre sur une jolie scène où Tifernand et ses petites et petits camarades jouent avec les pavés en bois que des ouvriers utilisent pour repaver la rue de leur école. Ils jouent à édifier des tours, à la marchande de pain d’épices, à construire une voiture grâce à laquelle ils imaginent voyager… Or à quoi jouent les enfants aujourd’hui? À la dînette, au restaurant, à la maîtresse. Ils sont fascinés par le passage du camion-poubelle et par les travaux qui se font dans les rues de leurs villes. Ils jouent à travailler, le travail les intéresse, les intrigue. Quand je serai grand je serai… travailleur? Oui, pour gagner sa vie (quelle expression!) être indépendant…. Travailler pour quoi? Il y a des réponses chez Charles Vildrac. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a pas dans les romans qui s’écrivent aujourd’hui et qui prennent en compte les nouvelles réalités du travail, qui s’attellent à parler de la mondialisation et de la montée du chômage, mais là n’est pas le propos de cet article. Ce qui est intéressant et irremplaçable dans les romans de Vildrac, comme dans ceux de Colette Vivier dont il faudrait aussi parler, c’est qu’ils témoignent d’une époque où les personnages de roman comme les êtres dont ils s’inspiraient, pouvaient encore espérer que demain serait meilleur. Claude André, librairie L'Autre Rive


Travail? Chômage, grève… Oui, le chômage, la grève sont abordés dans les livres pour la jeunesse. Mais comment? par Annie Falzini et Claire Bretin, librairie L'Oiseau-Lire (Évreux) et Les Sandales d'Empédocle (Besançon).

Tous en grève ! I l y a quelques années, en 1996 paraissait Le Cabanon de l’oncle Jo de Brigitte Smadja. Une cité, une famille immigrée unie… Mais l’oncle Jo est assis devant la fenêtre, il ne parle plus, il ne communique plus, il regarde par la fenêtre… Il a perdu son travail. Un matin, il disparaît. Où? Il a tout simplement décidé de nettoyer le terrain vague, en face, d’en faire un potager et avoir ainsi, à nouveau, une raison de vivre. Dans ce roman, comme dans L’Envol du hérisson d’Agnès De Lestrade, on est «dans l’humain»: comment vit-on lorsque l’on est au chômage? Pas de grève, pas de manifestation, mais simplement: comment ne pas se sentir inutile, comment retrouver le goût de vivre?

dont les parents sont licenciés et Luce la fille du directeur, qui retiendra l’attention des lecteurs adolescents. Pourtant, contrairement au roman précédent, celui-ci nous plonge vraiment au cœur du drame social - Elva et sa famille sont confrontés aux tensions, au désespoir que la fermeture de l’usine va provoquer à court terme dans la ville. Mais pourquoi avoir ajouté cette histoire d’amour entre filles? Bien sûr c’est une question peu traitée dans la littérature jeunesse, mais cela finit par complètement

Peine maximale d’Anne Vantal, lui, est surtout un roman qui nous plonge d’une façon magistrale dans les coulisses d’un procès. Qu’a commis l’accusé? Il a perdu tout espoir quand lui est parvenue la lettre de l’ANPE lui annonçant qu’il était en fin de droits. Il est le seul soutien de la famille, alors il devient «fou» et tente un cambriolage. Ici ce sont les conséquences possibles du chômage, du désespoir… De son côté, dans Papa et maman sont dans un bateau, Marie-Aude Murail, avec tout son talent, nous plonge dans le harcèlement subi par les employés et le directeur d'une agence de transports routiers quand, après le rachat de l’entreprise, arrive le fils du patron pour restructurer et rentabiliser, puis licencier. De l’outrance (peu de directeur d’agence - on l'espère! - ont embauché un dealer, un assassin, un schizophrène), mais tellement de justesse et de tendresse de l'auteure pour ses personnages: on subit avec eux l’inhumanité infligée aux employés de l’agence. Avec Star-crossed Lovers, Mickaël Olivier conte aux adolescents une histoire d’amour, genre Roméo et Juliette, sur fond de conflit social. Bien sûr il y a licenciement, grève, manifestation, mais le sujet du roman est avant tout l’histoire d’amour entre la fille du syndicaliste et le fils du «salaud» qui licencie. Je ne suis pas sûre que les lecteurs ados, oubliant totalement le conflit social, y voient du coup autre chose qu’une histoire d’amour bravant les interdits… Dans La vie comme Elva de JeanPaul Nozière, c’est aussi une histoire d’amour, entre Elva Citrouille 52 Juin 2010


Croquis de Zaü, pour l'album La Grève (Michel Piquemal, éd. L'Édune)

occulter le vrai sujet du livre: la grève, les manifestations et à brève échéance la fermeture de la Francilienne. Les licenciements et le chômage sont d'une actualité si présente dans la vie de nombreux enfants et adolescents, qu'ils peuvent être touchés par un roman qui donne à partager ce que vivent et ressentent les travailleurs qui perdent leur emploi, et cela sans qu'il soit forcément utile d'y greffer des histoires d’amour. Faisons confiance à leur capacité de lecteur, de jugement et d'émotion sans nous croire

obligés de les appâter avec des histoires adolescentes. Le désespoir et le combat des personnages n'en sera pas moins les leurs. Pour finir, un récit d'enfant en album, un «presque documentaire», pour les plus jeunes: La Grève de Michel Piquemal. Il reprend tout ce que l’on entend lorsque l’on écoute une émission relatant une grève dans une usine. Mais il manque le recul permettant une vraie réflexion, surtout à l'âge du lecteur visé par cet ouvrage. Dommage… Et puis, si ce

Non à la fermeture de l’usine Parker! Une interview de Murielle Szac à propos de son roman La Grève, collection Karactère(s), éditions du Seuil - 8,50€ «Dans mes livres, nous dit Murielle Szac, il y a souvent du brouillard. Normal, je suis née à Lyon en 1964 mais j’ai passé mon enfance à Calais, alors la brume sur les fleuves et les canaux, je connais… Dans mes livres, il y a souvent une odeur de poudre et de colère, des révoltes et des combats, les mots ensemble et demain, une grosse envie de croire en l’homme, à sa capacité de changer le monde. Et puis des «Non» semés à foison. Parce que je suis écrivain mais aussi journaliste, je tricote mes histoires avec le fil du réel. S’il ne fallait retenir qu’un seul fil conducteur de tout mon travail ce serait celui-ci: la transmission. Pour choisir de devenir qui l’on

n'est une manifestante dessinée par Zaü en tête du cortège, seuls les papas sont en grève et manifestent! Par contre les femmes font les collectes… En réalité, les lecteurs ont peu de vrais romans, de romans émouvants, de romans forts qui les plongent au cœur du sujet. Le plus poignant est sans conteste La Grève de Muriel Szac, que je laisse ma collègue des Sandales d'Empédocle vous présenter.... Annie Falzini, librairie L'Oiseau lire

est, il faut savoir d’où l’on vient. Histoire des origines, histoires de nos origines. D’autres avant nous ont vécu, souffert, aimé, se sont battus. C’est eux qui nous tracent le chemin.» La Grève, son roman pour adolescents, dépeint ainsi de manière extrêmement touchante le combat des ouvrières de l’usine Parker à travers les yeux de Mélodie, treize ans, fille aînée qui a grandi dans la cité ouvrière du quartier Bosch (à côté de la fonderie qui a fermé, condamnant son père au chômage; celui-ci, quittant sa femme et ses quatre enfants, est parti vivre en ville). Le quartier de l’usine Parker, c'est aussi celui qui «engloutit sa mère le matin et la recrache le soir.». Mélodie considère la vie et le travail de sa mère avec honte et mépris. Pourtant, à la menace de fermeture de l’usine, tout va basculer. La grève commence, l’occupation de l’usine est votée par les ouvrières et, à sa grande surprise, sa mère s’investit dans la lutte. Mélodie demande à rester dans l’usine et se retrouve au cœur du combat. Elle prend alors conscience de l’importance de l’histoire, du savoir-faire, des conditions de travail de ces ouvrières. Cela va modifier complètement sa représentation du travail, passant du mépris à l’admiration pour ces femmes. Organisation, réunions, sollicitations de la presse, reprise de la production, tout y est amené avec justesse, sans commisération. On navigue

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contre les injustices… Lorsque jeune journaliste je suis partie en reportage dans le milieu ouvrier, déjà à l’époque je cherchais ce qu’il reste du monde ouvrier quand les usines ont fermé. De ces plongées, je me souviens d’être revenue avec la douloureuse impression d’une perte de transmission, d’une cassure dans la chaîne des générations. Ceux que l’on avait jetés de leur usine ne se sentaient plus bon à rien. Ils n’avaient jamais raconté à leurs enfants ou petits-enfants de quoi était fait leur travail quotidien. Et leurs valeurs même, ils n’avaient plus envie de les faire vivre. C’est de tout ce terreau qu’est né mon envie d’écrire ce roman. entre effervescence et découragement. Une grève, c’est aussi le sentiment de vivre un moment infini, hors du temps - le lecteur aussi a l’impression que tout s’est arrêté de tourner sauf l’usine Parker. C’est à travers le regard progressif de Mélodie que le lecteur éprouve avec elle ce fait de notre société, ô combien actuel, grâce à un récit percutant et une écriture admirable. CLAIRE BRETIN: Quelle est l’étincelle qui a déclenché l’envie d’écrire ce roman à propos d'une grève? MURIELLE SZAC: Ce livre coule de source pour moi, mais ces sources sont multiples. Il y a d’abord une fidélité aux valeurs dont je suis issue. Mon grand-père était cheminot, il réparait des trains dans un atelier SNCF en banlieue de Lyon. Mais ni lui, ni ses enfants ne partaient en vacances. Trop cher. Ma grand-mère s’usait les yeux à retoucher au pinceau des photos dans une pièce noire pour rendre les bourgeois plus beaux. Mais ni elle ni ses enfants n’étaient photographiés. Trop cher. Mon arrière-grand-père ouvrier canut à la Croix-Rousse fabriquait des rubans pour les riches. Mais ni lui ni ses enfants n’ont jamais porté de soie. Trop cher. Mes parents ne sont pas des ouvriers, moi non plus. Et pourtant être issue du monde ouvrier oriente profondément ce que je suis. J’ai reçu en héritage des valeurs, celles du partage, de la solidarité, la fierté du travail bien fait, la révolte aussi

Vous dites avoir retrouvé ces valeurs à l'occasion du tournage d'un film. Duquel s’agit-il?

Vous souvenez-vous de la grande grève des cheminots de novembredécembre 1995 contre la réforme des retraites? Ce qui m’a frappée c’était que les cheminots faisaient grève plus pour l’avenir de leurs enfants que pour eux-mêmes. Leurs enfants allaient vivre plus mal qu’eux et c’était cette fin de l’ascenseur social qui les rongeait. Après la fin de la grève, j’ai voulu en comprendre plus. Pendant un an j’ai filmé une famille entière dans la région de Rouen. Le père, Gilbert, venait de conduire son dernier train. La mère, Mauricette, faisait des ménages. Les quatre enfants avaient du mal à s’en sortir.

Mais ils étaient tous les héritiers des valeurs portées par leurs parents. Ce film qui s’appelle À quoi rêvonsnous? commence et finit par une manifestation. J’ai puisé chez eux la matrice de plusieurs personnages de mon roman. Tout au long du roman, le lecteur suit les événements à travers les yeux de Mélodie. Pourquoi avoir choisi le point de vue d'une adolescente?

Lorsque j’ai écrit ce livre, la crise et son cortège d’occupations d’usines n’avait pas encore éclatée. Les ados auxquels je voulais m’adresser étaient très loin du monde du travail et de celui de la grève. J’ai voulu que mon héroïne soit comme mes lecteurs, en pleine découverte. Et puis pour un jeune, une occupation d’usine, c’est aussi un formidable terrain d’aventures! J’avais envie de faire vivre cette grève comme une épopée. Comment la représentation du travail évolue-t-elle aux yeux de Mélodie? Et en quoi l’expérience de la grève aux côtés de sa mère la fait-elle «grandir»?

Mélodie, au début du livre est comme beaucoup de jeunes d’aujourd’hui, ignorante des réalités du travail de sa mère et même méprisante. J’ai voulu que, peu à peu, elle ait la révélation de tous les savoirfaire de sa mère, et aussi de ses conditions de travail difficiles. C’est un roman d’initiation: la jeune fille a grandi à la fin du livre. La maturité qui lui vient, passe par une vraie prise de conscience des réalités de l’usine et des solidarités ouvrières. Elle devient héritière à son tour des valeurs de ce monde qui s’écroule sous ses yeux mais dont elle ne peut que porter la flamme. On peut penser que les questions de grève, de chômage ou luttes sociales ne concernent que les adultes. En quoi est-ce important pour vous d'initier les jeunes à ces problématiques?

Les enfants ne vivent pas dans une bulle! Le monde dans lequel ils grandissent est dur, âpre. Je pense que nous ne pouvons pas assigner à la littérature la seule fonction récréative d’un loisir passe-temps. Un bon livre c’est celui dont on sort différent après la lecture. Il faut naturellement avoir été ému, emporté par de vrais Citrouille 54 Juin 2010


personnages et par un scénario qui nous tient en haleine; mais pas besoin de rester dans un monde de rêve pour cela. Est-ce que Cosette des Misérables, ou bien Étienne Lantier de Germinal ne sont pas d’abord de grands héros romanesques? Et pourtant, ne nous ont-ils pas fait prendre conscience des injustices de ce monde? N’ont-ils pas contribué à transformer notre regard? Vous dirigez l'excellente collection Ceux qui ont dit non, chez Actes Sud Junior. Pour vous, qu'est-ce qu'un écrivain engagé?

La littérature doit aussi offrir aux jeunes des espaces de projection, des personnages en qui ils peuvent chercher des pistes d’éclaircissement. Un livre trace un chemin. La collection que j’ai créée chez Actes Sud Junior en est à son quinzième livre en deux ans. Ces quinze romans offrent des personnages qui se sont levés pour défendre la liberté et les valeurs des Droits de l’Homme, des personnages qui ont dit non à ce qui leur paraissait inacceptable. Ils montrent com-

«La maturité qui lui vient, passe par une vraie prise de conscience des réalités de l’usine et des solidarités ouvrières. Elle devient héritière à son tour des valeurs de ce monde qui s’écroule sous ses yeux mais dont elle ne peut que porter la flamme.» ment les combats d’hier résonnent aujourd’hui. Les jeunes ne demandent que cela: pouvoir incarner leur envie de révolte. Comment diable auraient-ils envie de grandir dans un monde dont ils ne pourraient rien changer? Moi j’ai envie que nos livres leur disent l’inverse: vous pouvez améliorer ce monde qui n’est pas parfait, et c’est vous qui le rendrez meilleur. D’ailleurs sur le blog www.ceuxquiontditnon.fr, on leur propose de nous raconter eux aussi à quoi ils disent non. Voulez-vous une seule preuve que ces romans «engagés» rencontrent un écho chez les jeunes? Dans un collège du Pasde-Calais qui m’accueillait après

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avoir lu La Grève, j’ai été reçue sur le parking par une manif. Mégaphone, sifflets, banderoles, cris, rien ne manquait! Et que scandaient avec entrain les jeunes? «Non à la délocalisation», «Non à la fermeture de l’usine Parker». Parker, ce n’était pas une usine à côté de chez eux, c’est l’usine où travaille la maman de mon héroïne! Voyez, la force de la littérature… Alors si mes mots peuvent donner aux jeunes l’envie de résister, j’aurai touché mon but. Propos recueillis par Claire Bretin, Les Sandales d'Empédocle


Quand Big Mama a créé le monde… On aimerait voir réédité cet album. Histoire d'aider les enfants à envisager et construire un monde plus juste. Par Ariane Tapinos, librairie Comptines (Bordeaux).

Mères et pères au travail D ans les albums, c’est souvent en creux, par l’absence, qu’est abordée la question du travail des parents. Ce que font les parents quand ils déposent leurs enfants à la crèche ou à l’école, c’est un peu comme ce qu’ils font dans le secret de leurs nuits: un mystère! Ces parents au travail on les croise, pressés, aux portes des écoles, énervés quand il faut s’habiller et déjeuner en comptant jusqu’à trois (Je compte jusqu’à trois, Émile Jadoul, Pastel, 2005) et en retard pour récupérer leur progéniture à la garderie du soir. Ils laissent des enfants parfois désemparés, qui ont bien du mal à se séparer de leur parents pour la journée (Maman, ne t’en va pas!, Rosemary Wells, Gallimard Jeunesse, 2002), à moins que ce ne soit l’inverse… Ces parents sont souvent des papas le matin, en route pour le travail, et des mamans le soir, dont les activités quotidiennes (travail? À temps partiel?) semblent leur laisser le loisir de se rendre à 16h30 à l’école, pour ce qui s’appelle encore dans beaucoup d’écoles et dans quelques livres: «l’heure des mamans» (Gloups, Christine Naumann-Villemin et Marianne Barcilon, Kaléïdoscope, 2008).

personnages masculins: sur le corpus étudié (118 livres, albums, récits et bandes dessinées) 112 personnages masculins exercent une activité professionnelle, pour seulement 19 personnages féminins… Et le travail des protagonistes masculins se déploie au sein de 21 secteurs d’activités, tandis que les femmes doivent se contenter de moitié moins de possibilités professionnelles (dont la moitié limitée, à part égales, à l’agriculture, l’éducation et la politique - du fait des «Reines»). Plus généralement, ces chercheuses(²) observent que «la majorité des enfants et des femmes prend place dans un réseau familial», alors que les hommes sont majoritairement présentés comme des «électrons libres, détachés de tout lien familial». Les personnages féminins sont donc définis ailleurs que dans leur relation au travail. Un paradoxe quand on sait qu’aujourd’hui, en France, plus de 80% des femmes de 25 à 54 ans exercent une activité professionnelle(³).

C’est que, comme l’ont montré(¹) plusieurs chercheuses (et un chercheur) lors d’une enquête sur Féminin / Masculin dans la liste de littérature jeunesse de l’Éducation nationale (celle de 2002), le travail reste largement l’apanage des Citrouille 56 Juin 2010

En la matière, on retrouve cependant deux figures féminines et maternelles dans plusieurs albums: celle qui délaisse ses enfants pour son travail et celle qui, harassée de fatigue, subit la double, voire triple journée. La première est une mauvaise mère qui se rendra compte, à la fin de l’histoire, qu’elle doit réorganiser ses priorités (Que se passe-t-il, Théophile?, Claude K. Dubois, Pastel, 2004). Son pendant masculin


«On retrouve cependant deux figures féminines et maternelles dans plusieurs albums: celle qui délaisse ses enfants pour son travail et celle qui, harassée de fatigue, subit la double, voire triple journée.» est bien plus sympathique, soit parce qu’il est secondé par une maman disponible, soit parce qu’il est seul à élever son enfant (Anna et le gorille, Anthony Browne, Kaléïdoscope, 1994). Quelques rares fois, la scène des parents trop occupés se joue sur le mode mixte - après tout, les reines sont souvent affublées de rois - (Princesse Mortadelle et la fête des bisous, Didier Lévy et Nathalie Dieterlé, Nathan, 2009). La seconde figure, qui a toute notre sympathie, vient de retrouver l’une de ses glorieuses représentantes avec la réédition du formidable À

calicochon, d’Anthony Browne (Kaléïdoscope, 2010), où, tels les compagnons d’Ulysse, un père et ses deux fils se retrouvent transformés en cochons, juste punition pour l’égoïsme de leur conduite à l’égard d’une épouse et mère qui s’épuise dans son foyer avant, et après, sa journée de travail. Si on se réjouit de l’initiative de cette réédition, on s’afflige en revanche de son actualité: le livre d’Anthony Browne date de 1986 et en 2009, l’Institut National d’Études Démographiques indique que 80% des tâches domestiques sont, en France, effectuées par les femmes(⁴)…

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Pour rêver d’un monde plus juste, suggérons aux éditeurs une nouvelle publication d’un très bel album aujourd’hui épuisé Quand Big Mama a créé le monde… (Phyllis Root et Helen Oxenbury, Père Castor / Flammarion 2002). Histoire de reprendre le problème à sa source! Ariane Tapinos, librairie Comptines

(1) Compte-rendu de l’étude publié dans Travail, genre et société n° 21 Avril 2009 «Le sexisme au programme? Représentations sexuées dans les lectures de référence à l’école», Carole Brugeilles, Sylvie Cromer et Nathalie Panissal (2) L’unique homme de ce collectif nous pardonnera d’avoir préféré l’accord numérique à l’accord grammatical… (3) Observatoire des inégalités La précarité des femmes sur le marché du travail” mars 2006 (4) Population & Sociétés, n° 461, novembre 2009 / INED


Le jeu du libraire: un jeu de cartes de Thierry Chapeau, conçu pour les éditions Callicéphale (une maison d'édition dirigée par Jean-Luc Burger… libraire à Strasbourg).

Le jeu du libraire L ibraire, quel métier? Bon, nous aimions lire, nous lisions beaucoup et nous avons acheté une librairie – croyions!nous – pour ne pas y travailler… Vingt ans après les choses ont changé: si nous lisons toujours beaucoup, nous commandons surtout des livres aux représentants, nous conseillons les clients et leur trouvons le titre rare, portons des cartons, répondons à des appels d’offre, nous nous endormons sur la comptabilité… et nous assistons à des assemblées générales de l’Association des Librairies Spécialisées Jeunesse! Bref nous sommes devenus libraires. Libraires, c'est aussi de nombreuses rencontres avec des éditeurs, auteurs et illustrateurs souvent sympas - par-

fois un peu «compliqués»… Nous avons ainsi fait la connaissance de l’un d’eux qui est aussi créateur de jeux, Thierry Chapeau. Un soir, après quelques verres et puisque nous sommes aussi éditeur, la question est posée: «Thierry… et si on créait un jeu autour du métier de libraire?». Et nous voilà à aussitôt parler cible, mécanique de jeu… S'agirait-il: d'acquérir une boutique, une deuxième, puis de créer une chaîne et d'écraser les concurrents?… De faire du chiffre, un minimum de titres, un maximum de profit, et le plus gros salaire gagne?… D'avoir le bon livre quand le client se présente pour ne pas laisser un concurrent le lui procurer?… De piquer tous les marchés «collectivité» de la région avec les plus

De gauche à droite : Frédéric Pillot, Alexandre Roane et Thierry Chapeau.

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«Les cartes sont nées avec beaucoup de clins d’œil. La librairie: dans la vitrine il y a Lulu Vroumette; l’éditeur, le Jean-Luc, il est content, avec en main le manuscrit du siècle; la libraire, Dominique, est presque assommée par le livre qu’elle tire du rayon.» cartes, derrière sa caisse enregistreuse, elle a un sourire satisfait quand le client part avec le sachet après avoir payé. Et les vingt-trois albums disponibles sont bien tous (sauf un) illustrés par des anciens élèves de Claude Lapointe! Nous avons offert le jeu le jour de l’anniversaire de la librairie; maintenant nous le vendons car, ne l'oublions pas: un libraire est aussi un commerçant! Et nous continuons à jouer, à la librairie, dans des bibliothèques, aux salons du livre jeunesse: Colmar, Namur, Genève… Au salon de Montreuil nous avons organisé un concours avec des classes de CM… petites remises en bluffant sur les capacités?… ou d'associer les bonnes cartes (auteur-illustrateur, libraire, éditeur) pour faire naître un livre dans le but de le vendre?… Cette dernière idée solution fut adoptée et affinée, la carte maudite (MANQUANT!) créée… et le parti pris que les livres en jeu ne seraient que des albums illustrés par les anciens élèves de l’école des arts déco de Strasbourg nous sembla aller de soi!

– Thierry, et si tu nous imaginais le jeu de la bibliothécaire? Des livres à emprunter, qu’il faut commander, équiper, codifier, la carte maudite, le livre non rendu. – Et pourquoi pas aussi le jeu de l’imprimeur? Le choisir, définir avec lui le papier, la reliure... Jean-Luc Burger, librairie La Bouquinette

Les semaines et les mois qui ont suivi, nous avons beaucoup joué avec une maquette… et une règle qui ne cessait de changer! Libraires, illustrateurs, amis, enfants des amis, tous ont apporté leurs critiques. Jusqu'au jour où Thierry a dit «Stop! Au travail!». À l’illustration: Frédéric Pillot; à la couleur: Alexandre Roane; à la maquette: Michel Maitre. Les cartes sont nées avec beaucoup de clins d’œil. La librairie: dans la vitrine il y a Lulu Vroumette; l’éditeur, le Jean-Luc, il est content, avec en main le manuscrit du siècle; la libraire, Dominique, est presque assommée par le livre qu’elle tire du rayon, et au dos des Citrouille 59 Juin 2010


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