Éloge de la limite dans les projets de maisons individuelles d’Aires Mateus
Franck Demaria dir.: RĂŠmy Marciano
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En couverture: Extrait de croquis d’étude pour le plan du centre scolaire à Villa Nova de Barquinha, Portugal 2006-2011
«Au delà des valeurs plastiques, plus ou moins bidimensionnelles, qui sont traditionnellement associées à la façade, cette bordure peut être vue comme une entité spatiale au sein de laquelle les possibilités de vivre à une échelle différente sont simultanément reconnues et explorées.» Manuel A. Mateus
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SOMMAIRE
CHAPITRE I La naissance L’architecture et la limite
Qu’est-ce que la limite ? Le poché comme technique de représentation L’espace du poché
CHAPITRE II Le voyage initiatique Habiter et ressentir la limite
Le mur massif habité La maison à Brejos de Azeitão Le mur creux continu La maison à Alvale Le mur creux discontinu La maison à Alcácer do Sal ou Sesimbra La masse habitée La maison à Monsaraz
CHAPITRE III Le temps retrouvé Limite et transgression
Transgression rhétorique:
Représentation de la limite
Transgression temporelle:
Limite plastique et espace mémoriel
Transgression du rapport à l’habiter:
Limites physiques et oeuvre construite 5
Prologue
Longtemps, je me suis levé de bonne heure. Parfois, à l’heure où le réveil sonnait, je dormais si profondément que je l’intégrais à mes songes. Et, quelques minutes plus tard, la scène qui occupait mon esprit pendant la sonnerie, revenait, dans un contexte légèrement différent, mais j’avais l’impression désagréable d’un déjà vu, d’une bobine de cinéma qui tout à coup saute et rejoue la même scène, mais cette fois-ci de façon plus rapide, exacerbant le bruit du réveil et le rappelant à ma conscience qui dans un réflexe électrique faisait se dresser ma tête. Mes yeux s’ouvraient, auscultaient la pièce dans l’épaisseur obscure de la nuit, cherchaient à tâtons des repères familiers, rebondissaient sur les lames des volets traversées d’une lueur blanchâtre, glissaient sur le scintillement de la clé en fer de l’armoire et s’arrêtaient enfin sur la porte par l’embrasure de laquelle une lumière jaillissait, jaune, chaude, lumière familière à l’odeur de pain grillé du petit déjeuner que me préparait ma mère, je m’éveillais alors.
CHAPITRE I La naissance L’architecture et la limite
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Photo de la sortie du musÊe d’art moderne et contemporain Berardo, Lisbonne, architectes: Vittorio Gregotti et Manuel Salgado, 1993
Qu’est-ce que la limite ?
«La définition d’un espace intérieur est inévitablement atteinte par sa démarcation de ce qui est et demeure en dehors de lui.» Aires Mateus
Il y a des jours qui vous font être et d’autres qui vous font devenir. Une vision, une parole, un accident peuvent, d’une seconde à l’autre créer un après. Je suis né un 20 juillet à l’âge de 18 ans. Surveillant de musée, c’est vraiment la planque pour un boulot d’étudiant, tout ce que j’avais à faire était de regarder passer les visiteurs, ne pas leur parler, ne pas leur sourire, et les rappeler à l’ordre s’ils franchissaient les lignes au sol. Elles étaient constituées des bandes rouges collées sur le parquet, parfaitement droites, parallèles aux murs, ce qui m’impressionnait beaucoup, et je me disais que jamais je n’aurais pu poser ces lignes de façon aussi appliquée quand je vis une chaussure noire, poussiéreuse, laissant découvrir une paire de chaussettes rouges, franchir allègrement la ligne. J’avais pris l’habitude de regarder les chaussure des visiteurs car toute la journée j’entendais le bruit de leur pas sur le parquet. J’imaginais alors quelle pouvait être l’allure de ces godillots, et par extension celle de la silhouette qui les promenait au grès de sa déambulation. Parfois je les dessinais sur un carnet, en quelques traits, puis je levais la tête pour valider ou invalider ma proposition. Mais dans ce cas-ci, ces souliers indisciplinés n’avaient pas retenus mon attention et je les découvrais sur le fait accompli. Je me levai donc promptement pour demander au propriétaire de bien vouloir reculer et de ne pas franchir la limite. Alors que je m’approchais, le profil de cet homme dégageait un air négligé, il était assez trapu, la barbe de trois jours, la peau mate, ses cheveux noirs milongs ondulaient au dessus d’un complet en jean. A mes paroles, l’homme se tourna, affichant un regard franc, pénétrant, fixe, lourd, un regard de boxeur. Il n’y avait pourtant pas d’agressivité, mais je me suis senti dans la position d’un élève qui a fauté en face de son professeur. «Jeune homme, me dit-il, ce morceau de ruban n’est pas une limite. ―― Ah si monsieur, je suis désolé mais vous ne devez pas franchir cette bande rouge, et je fis un geste vertical avec mon bras gauche surplombant la ligne.» Il recula d’un pas, pointa son index vers la marque au sol, et dit sans desserrer sa mâchoire: «Que ce morceau de ruban rouge soit la représentation d’une limite à l’espace de déambulation de mes pieds, je pourrais le concevoir avec beaucoup de bonne volonté, mais pourquoi constituerait-il une limite à mon espace. Parce qu’il y a un mur vertical devant moi je dois en déduire que ce ruban est aussi une limite verticale à mon espace ?
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Milk run II, James Turrell, 2007
―― Euh... ―― Vous ne trouvez pas que c’est une vision un peu restrictive de la réalité? Avec tous les biberons de géométrie euclidienne que l’on vous a fait ingurgiter à l’école, vous n’apprenez plus à voir l’espace, tout est orthogonal, orthonormé et normé ! ―― Euh je voulais juste vous dire de ne pas franchir la limite, c’est tout. ―― Je sais bien, mais j’essaie de vous faire comprendre ce qu’est la limite. Ce bout de ruban n’est pas une limite. C’est la matérialisation d’une règle rappelant au visiteur qu’il ne doit pas s’approcher trop près et toucher l’œuvre exposée, afin de ne pas l’abîmer. Mais voyez-vous je pourrais toucher l’œuvre même si j’étais derrière la ligne, et si vous la repoussez je pourrais encore la toucher en sautant… Bref ceci n’est pas une limite, c’est un rappel. ―― «Mais», dis-je balbutiant et une octave trop haute, «tout le monde ici parle de cela comme de la limite à ne pas franchir, mon responsable me dit…» Il m’interrompit d’un balayage de la main, se rapprocha de moi avec une vivacité qui me surprit, mis sa main droite sur mon épaule gauche, me faisant courber le dos, puis approcha son visage du mien, puis il me raccompagna vers ma chaise en me disant avec une colère contenue : «Tout le monde est un con !! mets-toi bien ça dans la tête sinon tu ne t’en sortiras jamais dans la vie mon petit. Les limites à nos mouvements, à nos pensés, c’est ce que le peuple a vécu pendant l’«Estado Novo», et je combattrai cela toute ma vie. Le jour où une petite partie du peuple a compris que les limites imposées par ce régime totalitaire n’étaient en réalité pas plus fondées qu’une ligne au sol, ce régime a été renversé. Tout ceci n’est qu’un problème de perception. As-tu vu l’exposition de James Turrell l’année dernière ? ―― Non Monsieur je viens d’être embauché, c’est mon travail d’été... ―― «Bon très bien», m’interrompit-il ne voulant pas perdre le fil de son discours. «James Turrel est un artiste américain qui travaille sur la lumière. Il a exposé l’année dernière ici son œuvre intitulée «Milk run» où il nous montre que la lumière, immatérielle peut devenir un véritable matériau qui va limiter notre espace en influant sur notre perception. La lumière devient un élément que notre perception prend pour un matériau, et donc comme limite physique, et personne ne s’aventure dans cette limite car ce que l’on ne voit pas nous fait peur, et c’est là dessus que toutes les manipulations sont fondées. C’est en quelque sorte l’allégorie de la caverne de Platon, pendant des années on nous a mis au fond d’une caverne à regarder nos ombres, et puis un jour certains sont sortis et ont dit aux autres à l’intérieur, venez, le monde est de l’autre côté, et là tout le monde a été ébloui... il faut désormais réapprendre la liberté, l’absence de limites …» Je pris mon courage à deux mains pour l’interrompre et glisser la phrase fétiche de mon père : « Mais s’il n’y a pas de limites Monsieur, la société est anarchique et les gens vont - je fis une pause au mauvais moment de ma phrase mais je voulais trouver l’exemple le plus pertinent afin de le contredirevenir librement détruire des œuvres dans les musées par exemple, et personne ne pourra rien dire, ce n’est pas bien.» 11
Schéma retranscrit en négatif de l’homme du musée
Il planta à nouveau ses yeux noirs droits dans les miens, il les plissât d’abord légèrement comme s’il s’en servait d’outil chirurgical pour observer le fond de ma rétine, puis suivre le nerf optique jusqu’à mon cerveau d’où il ressortit soudain d’un sursaut de paupières ; puis son regard s’apaisât, il se fit presque rond, compréhensif. «Tout le monde ne peut pas être révolutionnaire , dit-il dans un soupir. Puis il reprit d’un mouvement de son corps vers l’avant: « pour paraphraser John Stuart Mill, « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ». Les lois, les règles de politesses sont des limites politiques qui visent à faire respecter ce dogme. Le problème se pose quand ces règles sont des leurres pour limiter la liberté des individus. Il faut alors arriver à voir au delà des apparences comme nous le montre Turrel et accéder à la liberté. En réalité l’homme n’a pas d’autres limites que physiques et intellectuelles pour certains...» ces derniers mots étant soulignés d’un rictus qui souleva toute sa joue droite, laissant entrevoir le clinquant d’une couronne en or. «Tous ceux qui ont fait avancé l’Art et la société ont transgressé les règles et limites, le combat est une condition nécessaire...» Je m’assis, comme pour demander une pause. L’homme resta debout, planté devant moi, à regarder dans le vide. Mais il reprit aussitôt: «Regarde ce plan d’évacuation, dit-il en me montrant la petite affichette qui surplombait ma tête. Tout est blanc ou noir, plein ou vide. C’est une sorte de radiographie du musée, faisant du mur un élément plein qui sépare deux espaces. Ce plan ne témoigne pas de l’espace vécu par le visiteur. Quand tu es dans cette pièce, tu n’as aucune connaissance de ce qui se déroule derrière ce mur, et nous n’avons aucune idée de son épaisseur avant de le franchir. Notre espace se limite à celui de la pièce, et à la profondeur de vue que l’on a depuis cette pièce vers les suivantes; mais c’est tout.» Il prit son feutre noir pour me dessiner cet espace (voir schéma ci-contre, où le visiteur est représenté par un petit cerlce au centre), puis il continua: «Alors nous pourrions même imaginer qu’il y a un monde tout entier dans cette zone que l’on ne perçoit pas, dans cette limite qu’est le mur. ―― Comment ça ? ―― Regarde en face de toi... ―― Je ne vois rien. ―― Je ne te demande pas de voir, je te demande de regarder. Il s’en suivit un court silence, et répondant à mes grands yeux sourds, il dit: «bon très bien, je vais te montrer, viens.»
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Plans des niveaux 2 (en haut) et 3 (en bas) du château de Comlongon, Dumfriesshire, XVème siècle
Le poché comme technique de représentation
«L’intérêt [du poché] est qu’il attribue à l’espace de la pièce le pouvoir physique de manger le mur» Donald Drew Egbert
Je le suivis, et nous allâmes droit vers le tableau qui était en face de nous. Il s’agissait d’une sorte de schéma noir et blanc que je voyais en face de moi depuis des jours sans savoir ce qu’il représentait mais je me plaisais à imaginer que.. ―― Que représentent ces plans ? dit l’homme interrompant mes pensées. ―― J’y vois une machine complexe, une sorte de char de guerre avec des roues, un canon et des pots d’échappements. Cette description le fit rire à gorge déployée, dévoilant par là deux nouvelles étincelantes dents en or, «mais où a-t-il pu trouver tout cet or ?» me demandais-je. ―― Une machine, oui, reprit-il, une grande machine de protection, il s’agit du plan d’un château écossais du XVème siècle. Sauf que la machine que tu voyais dessinée en blanc sur un fond noir est en réalité la partie vide, où il y a les espaces de vie. Tu vois qu’il y a ici une inversion entre le fond et la forme. Le fond est le noir, que l’on appelle poché, et la forme est l’espace praticable en blanc. Le noir, la masse, devient un contenant et non un plein. Le poché permet de préciser les caractéristiques spatiales du bâtiment; son intérêt «est qu’il attribue à l’espace de la pièce le pouvoir physique de manger le mur... L’espace est une forme positive, effaçant les masses passives que sont les murs»1. D’ailleurs, pour en revenir à nos propos sur la limite, on voit ici que la limite, qui est le noir, contient des espaces de vie. Ces mots résonnèrent en moi. Cet homme avait décidément une façon bien particulière de regarder les choses qui l’entourent. J’étais comme absorbé par ses paroles. ―― Oui, dis-je, on a l’impression que le blanc a creusé le noir pour pouvoir se faire une place. ―― En réalité, c’est l’effet de contraste qui donne cette impression, car le noir «absorbe la lumière et dramatise les informations qu’il contient... Le noir structure, répare, affirme et renvoie sans cesse à l’origine du signe et de l’écriture.»2 Pour faire un parallèle avec la peinture, celui qui a révolutionné cette approche dans la représentation picturale est Le Caravage; je le vis alors plonger sa main dans sa poche pour en ressortir un téléphone, qu’il tapota nerveusement. Lorsqu’il me mit cet appareil devant les yeux, je vis d’abord une lueur au centre de l’écran, je me tournai pour éviter le contre jour et là je vis cette lueur se trans1 Donald Drew Egbert, Le poché en architecture, Lucan 2 Ruddy Ricciotti, Architecture émotionnelle
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David, Le Caravage, vers 1606
former en corps humain, la tête sortit presque de l’écran pour venir éclabousser de son sang mes mains, qui dans un réflexe lâchèrent l’appareil. ―― Non mais ça ne va pas mon garçon me dit l’homme ramassant son téléphone, qu’est-ce qu’il se passe ? Des têtes se tournèrent vers moi, je repris mes esprits et me confondis en excuses, tout en demandant à cet homme pourquoi m’avait-il montré une telle photo, et d’où elle provenait ? ―― Ceci n’est pas une photo jeune homme, quoi que je comprends mieux ta réaction maintenant, il s’agit d’une peinture, et j’ai bien peur que le clair obscur t’ai eu ! Je répondu à son rire de compassion par une moue un peu crispée d’incompréhension. ―― Le clair obscur, enchaîna-t-il, est cette technique inventée par Le Caravage et qui lui permet de nous retranscrire l’intensité exceptionnelle de cette scène biblique où l’on voit David revenant triomphant de Goliath. Et quand je dis qu’il t’a eu c’est que l’effet recherché par le peintre est exactement celui que tu as ressenti. ―― Votre téléphone aussi l’a ressenti, désolé. ―― Ce n’est pas grave, il est de toute façon programmé pour mourir, contrairement à la peinture du Caravage qui a un côté éternel... il me remontra l’image en se mettant à côté de moi, puis il dit, les yeux brillants d’appétit: ―― «Le Caravage utilise un éclairage qui ressemble à celui des projecteurs,. Les zones touchées par la lumière semblent avancer, comme si elles étaient en relief»3, et c’est ce qui t’a fait bondir. Tout comme dans les plans précédents, «il s’agit ici plus de relief que de profondeur, il est impossible d’entrer dans le tableau, (...), le noir agit comme un mur. En revanche, les figures sont prêtes à surgir de l’image.(...) Le spectateur se retrouve piégé et sa surprise est totale.»4 ―― Plus que cacher, le noir et donc le poché permettrait alors de révéler. ―― Exactement, s’emporta-t-il, tu vois que tu comprends !! ―― En revanche, je ne comprends toujours pas comment le noir peut être un espace, car on voit bien que dans ce tableau, justement ce n’est pas un espace, et c’est ce qui donne à la scène sa force.
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BARBE-GALL F. (2002), Comment parler d’art aux enfants, Adam Biro, p100 Ibidem
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Louis I. Kahn, plan pour le projet de la maison Adler, Philadelphie, 1954-55
Louis I. Kahn, plan du RdC des bains de Trenton, 1954-59
L’espace du poché
«J’ai fait du mur un contenant au lieu d’un plein»5
Louis I Khan
―― Ah nous touchons ici à la différence qu’il y a entre la peinture et l’architecture. Ce qui est montré dans le tableau du Caravage est un focus, un coup de projecteur, tout le reste est fondu dans la profondeur abyssale du noir qui absorbe toutes les couleurs, quelles soient montagnes ou océans. L’architecture ne peut pas s’abstraire du contexte. Elle ne pourrait pas faire l’impasse sur l’armée entière qui était avec David, sur le paysage dans lequel ils évoluaient. Car l’architecture est fondée, elle s’encre dans un territoire qui la génère et en retour elle modifie ce territoire par sa présence. L’architecture s’inscrit dans la durée, dans le temps, ce n’est pas un instantané comme cette peinture. ―― Pourtant vous disiez que cette peinture était éternelle, l’interrompis-je. ―― Comme toutes les choses sur cette terre, cette peinture connaîtra l’érosion du temps,Ce qui est éternel c’est le sentiment qu’elle dégage et inspire au spectateur. Quand tu t’adresses à l’humanité de l’homme, à son sentiment d’existence, alors tu touches à l’universel et à l’éternel. Le silence s’établit, nous n’étions plus que deux, tout était noir autour de nous, et les paroles de cet homme résonnaient en moi. Je ne comprenais pas tout, mais je savais que ses mots je voulais les faire miens. ―― Je vois que tout ceci te fais réfléchir, c’est bien... mais nous nous sommes éloignés de ta question: le noir et l’espace, le poché et l’espace... Ah quelle belle question à se poser lorsque l’on se trouve à une exposition sur Louis I. Kahn ! dit-il accompagné d’une tape sur mon épaule. Il regarda sa montre, ses yeux balayèrent les tableaux exposés avant de se reposer sur mon visage, alors aussi impassible qu’une nature morte. ―― Bon j’ai peu de temps, donc nous allons faire vite, suis-moi ! puis il entrepris un monologue tout en passant en revue les plans accrochés : ―― Alors que ses contemporains réfléchissaient à comment supprimer le mur massif périphérique des constructions traditionnelles et s’orientaient vers le plan libre et la façade libre, Kahn s’est intéressé à comment réécrire cette enveloppe du bâtiment tout en en conservant son côté massif et protecteur, afin de séparer clairement l’intérieur de l’extérieur. Nous voyons ici l’évolution de son travail où il a commencé avec des poteaux massifs aux angles de la maison Adler. Dans ce plan, chaque espace possède sa propre structure, avec son propre toit, se trouvant ainsi clairement caractérisé et défini. Puis la composition spatiale fait de ces parties un tout. Kahn ira plus loin avec les bains de Trenton avec des colonnes plus volumineuses, et désormais creuses. Ces colonnes sont structurelles car elles supportent le toit pyramidal, mais elles contiennent en plus des fonctions, comme des distributions ou des sanitaires. C’est avec ce bâtiment qu’apparaît chez Kahn la notion d’espaces servants (les 5«Khan on Beaux-Arts training», The architectural review, n°928, juin 1974, p332
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Louis I. Kahn, plan de la synagogue Mikveh Israel, Philadelphie, 1961-72
Louis I. Kahn, plan du bâtiment de l’Assemblée nationale du Bengladesh, Dakha, 1974
«colonnes creuses») et d’espaces servis (le volume libre de la pièce). Il marqua une pause le temps que j’ingurgite les informations, puis il me montra l’écriteau sous l’encadrement du plan. Il y avait une citation de Kahn que je le lus à voix basse: «Vous savez ce qu’est un «pochet» (sic) ? Chacun des supports de la Trenton Bath House est constitué de quatre murs enfermant un espace, ce qui nous vient des anciens bâtiments, qui ont d’énormes zones (areas) de «pochet» qui sont des espaces à l’intérieur des structures de support.»6 ―― C’est comme le plan du château de tout à l’heure dis-je, avec ses grandes masses noires. ―― Exactement, poursuivit-il. On lit clairement dans le plan du château écossais qu’il y a une pièce principale, puis des éléments satellites qui ont été creusés dans le mur épais (poché). L’espace du poché structure l’espace de la pièce, autant qu’il définit une gradation entre les espaces qu’il contient et les espace qu’il enclos. Les espaces contenus peuvent alors s’étirer jusqu’à faire devenir le mur creux. Ce mur réduit à deux parois parallèles se retrouve dans le plan de la synagogue Miskveh Israel, dans laquelle le il permet de circuler et de relier les colonnes creuses qui sont ici des puits de lumière. La structure (les colonnes) devient source lumineuse, c’est un élément de seuil qui filtre la lumière pour la «servir» de façon maîtrisée dans l’espace principal. Ces espaces servants gagnent ici en qualités architecturales, ils deviennent de véritables espaces, qui vont être amenés à se développer afin d’acquérir leur autonomie propre. C’est ce que nous voyons ici sur le plan de l’Assemblée nationale du Bengladesh, à Dakha. La colonne creuse devient un élément de composition. La distinction entre les espaces servants et servis se retrouve toujours, mais les espaces servants, situés en périphérie, deviennent de véritables lieux de vie, avec leurs qualités propres et leur fonctionnement propre. ―― Mais il n’y a plus de poché dans ces plans, m’hasardai-je. ―― En effet, sauf que c’est le poché qui a permis cela. Ces espaces sont des espaces qui découlent du mur creux et de la colonne creuse, de l’espace au sein du poché. Il faudrait que tu regardes pour comprendre cela le travail d’architectes portugais qui s’appellent Aires Mateus, tu pourrais même aller visiter certaines de leurs maisons cet été si tu peux. ―― Oui ça m’intéresse ! ―― Dans ce cas prends un bouquin sur leur travail et... il sortit de sa poche un petit tas de cartes de visites qu’il parcouru rapidement et en tira une... tiens je te laisse le numéro d’un ami qui pourra t’en faire visiter une, appelle-le de ma part ! puis il écrivit son nom à l’arrière de la carte et partit d’un pas pressé.
6 LUCAN J. (2004), Généalogie du poché, matières, p42
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Intermède
J’allais souvent chez mes grand-parents l’été, ils habitaient une maison dans la campagne de l’Alentejo, près de la petite ville d’Ourique. La chaleur y était étouffante. L’après-midi, ma grand-mère fermait la porte de ma chambre afin que je ne sorte pas pendant leur sieste. Sitôt la serrure fermée, j’entendais déjà le ronflement grave de mon grand-père qui traversait les murs de son rythme régulier et impassible, preuve selon moi qu’il était d’une grande sagesse. J’allais alors à la fenêtre, me blottir dans la fraîcheur relative du souffle d’air qui passait par l’entrebâillement des persiennes, et j’observais le paysage aride qui s’étirait à l’horizon et ondulait entre les pentes douces des collines environnantes. Mais rapidement mon regard se détournait du paysage pour s’orienter vers le terrain des voisins dont la maison mitoyenne de la notre était dotée d’un bassin, et que j’arrivais à apercevoir nettement depuis le premier étage où se situait ma chambre. Les voisins étaient des cousins de mon grand-père, mais une brouille familiale avait fait ériger le long de la mitoyenneté un mur de séparation qui interdisait tout échange. Ils avaient l’âge de mes grand-parents et avaient une petite fille qui leur rendait parfois visite et venait se baigner ici. Quand j’entendais des bruits d’eau, je savais qu’elle était là, alors je me précipitais à la fenêtre pour la regarder nager. C’était une jeune étudiante, sa mère restait à lire sous le gros olivier qui teintait sa peau d’ombres mouvantes et argentées. Elle avait toujours le même rituel: d’abord dix longueurs de bassin en brasse, une pause, puis deux sous l’eau, puis une pause et enfin elle sortait de la piscine dans un mouvement énergique qui propulsait avec elle des litres d’eau. Elle restait alors debout, immobile au bord du bassin, à regarder l’eau s’écouler le long des pierres poreuses jusqu’à rejoindre l’herbe du jardin. D’un regard liquide et caressant, je parcourais son corps sculpté et distant. Elle avait la peau très blanche, et les filets d’eau qui ruisselaient le long de ses jambes leurs donnaient des reflets de marbre à faire pâlir une déesse grecque. La serrure de ma porte s’ouvrait, je me jetais alors sur mon lit, faisant mine de dormir.
CHAPITRE II Le voyage initiatique Habiter et ressentir la limite
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Plans du RdC et du 1er étage de la maison à Brejos de Azeitão, Setúbal, Portugal, 1999-2000
Le mur massif habité
«A Azeitao, l’enveloppe existante devient un système porteur qui libère les pièces «en suspension» définissant l’espace principal». Aires Mateus
Toledo m’avait donné rendez-vous à 15h ce dimanche pour visiter la maison. Il m’avait dit que la salle d’exposition située au rez-de-chaussée de sa maison et dans laquelle il présentait ses photos était fermée aujourd’hui, et que cela nous laisserait le temps de bien visiter les lieux. J’arrivais donc à l’heure dite, le coeur serré car je n’avais jamais rencontré d’artistes, et ces gens-là me paraissaient bien mystérieux et imprévisibles. Je fus surpris du premier contact avec Toledo qui était un homme élégant, assez grand et mince et qui avait une voix calme et très grave. Il m’accueillit chaleureusement et me demanda des nouvelles de Manuel, l’homme du musée, ce à quoi je répondis de façon assez floue. Il s’en suivit deux ou trois anecdotes sur Manuel pendant la révolution, puis il me fit rentrer dans sa maison-exposition. C’était un grand volume blanc avec des boîtes qui semblaient flotter en l’air. Il y avait des photos exposées sur les murs, sous les boîtes, et l’on apercevait en haut la vieille charpente de la bâtisse d’origine qui avait été conservée. ―― Quand j’ai vu le plan de cette maison, dit-il, j’ai tout de suite compris qu’elle était faite pour moi. Il me sortit un papier avec les plans en question. ―― Tu vois toute cette masse noire. Les murs de la maison appartiennent à la terre, et l’espace enclos par ces murs épais, massifs, a comme été creusé par un taupe qui serait venu s’y réfugier. Rien ne peut arriver quand tu es dans cet espace, il a un côté immuable, protecteur. Il établit une barrière de protection avec l’extérieur. La lumière est maîtrisée, les regards sont maîtrisés. Cela me permet d’être plus libre ici et j’ai l’impression que mes photos sont conservées dans un coffre fort, c’est important pour moi. ―― Plus libre, comment ça ? demandai-je. ―― Grâce à l’épaisseur de l’enveloppe et son opacité, on atteint directement à l’intérieur de la maison un degrés d’intimité important, ici tu abandonnes ta carapace de protection, tu es libre. ―― Oui c’est vrai que l’on voit l’épaisseur des murs à l’entrée, c’est impressionnant. Pour autant, je vois des passages dans le mur, cela veut-il dire que le mur est creux ? ―― «Oui c’est ce qui est génial», s’emporta-t-il en m’attirant avec lui vers l’entrée de la salle d’eau avant de poursuivre: «c’est que dans l’épaisseur du mur, j’ai tous les espaces fonctionnels et les circulations, éclairés par les murs pignons. Il y a une hiérarchie forte entre ces espaces fonctionnels et l’espace de la pièce principale qu’ils desservent. Cette organisation permet de laisser tous les murs intérieurs disponibles pour exposer mes photos, je n’ai pas une cuisine en plein milieu de la pièce, et même mieux, j’ai transformé ma cuisine en chambre noire ! Si demain je veux changer mon
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Oiseaux de Georgie du Sud, Hiroshi Sugimoto, 2012
atelier de peinture en bureaux ou en salle de danse, je peux ! ―― L’espace est complètement libre oui, poursuivis-je, mais ce que je voulais dire c’est donc que l’épaisseur des murs que l’on voit sur les plans n’est en fait pas réelle, c’est un mur creux là derrière. ―― Le plan nous parle de l’espace perçu, ce n’est pas la stricte réalité constructive, mais qu’importe ! tu as dit toi même qu’en rentrant tu avais vu et ressenti l’épaisseur du mur. Le fait que l’on vienne l’habiter ensuite par des fonctions n’enlève rien à ce que tu as ressenti. Au contraire, je trouve qu’avec les techniques de constructions actuelles, cela n’a pas de sens de construire des murs pleins de deux mètres de large. Alors autant venir les habiter ! ―― Oui c’est sûr, mais je trouve cela un peu ironique. ―― Ironique ?! Mais regarde le monde autour de toi ! s’emporta-t-il, qu’est-ce qui n’est pas ironique ici ! Il jeta un rapide coup d’oeil dans la salle puis se dirigea vers le centre de la pièce, je le suivis. ―― Tiens par exemple, regarde cette photo, que représente-t-elle pour toi ? ―― Une photo de la nature avec des manchots, dis-je du bout des lèvres, mes yeux cherchant un signe d’approbation. ―― Oui c’est ça, exactement, sauf que tout est faux. Les animaux sont des animaux empaillés, le paysage est un décor peint ! rit-il. J’ai pris cette photo au muséum d’histoire naturelle de New-York, puis il continua en plaisantant: «Je fais de l’authentique à partir du faux (...). Je suis faussaire de faux.»7 Je ne savais pas trop comment réagir, je ne savais pas s’il plaisantait vraiment ou s’il pensait ce qu’il disait et le dissimulait sur le ton de la plaisanterie car au fond de lui cela le gênait de l’admettre. Puis il reprit sur un ton plus sérieux, en me faisant face, les yeux plantés dans les miens, les mains en avant: ―― En montrant cette réalité-fiction, je veux faire prendre conscience à l’homme de ce qu’est la nature sans lui. Je me fais le médiateur d’un monde sans les hommes pour justement leur montrer leur impact sur la destruction de la nature. L’harmonie de ces paysages nous renvoie au chaos de nos villes industrielles... il reprit son souffle, puis continua sur un rythme plus lent en tournant autour de moi. Dans le cas des plans de la maison, Aires Mateus utilisent une démarche similaire. Leur technique de représentation nous indique ce que serait ce lieu sans domestication de l’homme. Ils nous donnent à voir la perception que l’on a de l’espace. On n’a pas besoin de savoir ce qu’il se passe dans les murs, c’est une histoire annexe, une machinerie qui permet à l’espace d’exister. C’est en quelque sorte un retour aux sources de ce que veut être un espace, c’est à dire avant tout une liberté.
7 Sugimoto, le vrai du faux. M le magazine du monde, 28/06/2013, Claire Guillot
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Plans du RdC (version pochĂŠe ou non) de la maison Ă Alvalade, Alentejo, Portugal, 1999-2000
Le mur creux continu
«Les zones de services sont construites comme un mur continu et habité qui interconnectent les parties principales, configurées une par une, couvertes ou non.»8
Je retrouvais Inácio sur le parking, côté est. C’était un homme fin, de taille moyenne avec une couronne de cheveux autour de la tête et de petites lunettes rondes à montures métalliques. Il portait un costume colonial blanc, avec un chapeau au bras gauche. Il pris un air distingué quoique hautin pour me saluer et m’invita à rentrer après les présentations d’usages. Il me fit visiter sa maison avec un certain empressement qui me fit penser que je le dérangeait. Nous passâmes d’abord dans le salon avec ses larges canapés en cuir, puis dans la cuisine où sa femme préparait le dîner qui allait être servi dans le patio qui lui faisait face, puis nous entrâmes dans la salle de jeu des enfants qui était vide, pour ressortir dans un patio où il y avait le bassin avec quelques poissons, puis enfin nous sommes revenus au salon. Inácio me proposa de m’asseoir et me demanda si je désirais boire un whisky, ou autre. J’acceptais volontiers un verre d’eau, et j’en profitais alors pour lui poser quelques questions sur sa vie ici. ―― Comme tu as pu le voir, la maison est située sur un terrain immense, j’aime son côté introverti, car si l’on veut être à l’extérieur, on peut aller dans le terrain, et là on a cette liberté, ou bien on peut utiliser la maison comme un promontoire et se mettre sur le toit terrasse, et là on est en relation avec le bâti et avec la nature, mais évidemment, en plein été on n’y va pas, et on préfère utiliser les patios qui sont à l’ombre.. Les espaces intérieurs sont très agréables, ils ont chacun leurs caractéristiques propres, tant au niveau de leur volume que de la lumière. La maison semblait déserte, je lui demandais s’ils avaient des enfants. Il me dit cinq en tout, et qu’ils étaient là en ce moment, ce qui me surpris beaucoup, c’est pourquoi je me risquai à demander: ―― J’ai pu remarquer qu’il y avait beaucoup de couloirs, est-ce que cela vous embêterait de me les montrer afin que je comprenne comment la maison s’organise ? ―― Bien sûr me répondit-il, mais je vais vous laisser voir cela avec mon major d’homme... attendez un instant, je vais le chercher. Je le vis sortir de la pièce et prendre le couloir, puis, quelques instants plus tard il réapparut dans l’ouverture qui était dans mon dos, mais cette fois-ci habillé totalement en noir, avec une casquette noire et des gants blancs. ―― Veuillez me suivre me dit-il, le comte Inácio m’a dit que vous vouliez visiter le labyrinthe. ―― Oui merci Monsieur répondis-je avec un sourire qui laissait la possibilité à mon interlocuteur de dévoiler sa blague, mais son air grave ne changea pas d’une once. 8 Aires Mateus, «Casa em Alvalade, Alentejo», Aires Mateus, edicoes Almenida, 2005
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Waterfall, M.C Escher, 1961
Il me fit d’abord ‘descendre’ par le couloir le long du patio qui contenait le bassin, puis tourner à droite pour passer devant le patio sud, puis encore une fois à droite pour ‘remonter’ le long du couloir qui passait devant les chambres. Une petite fille blonde sortit de sa chambre et courut dans notre direction, ce qui nous obligea à nous coller contre le mur pour la laisser passer... mais le «major d’homme» restât impassible et il dit: ―― On a l’impression d’être dans une galerie creusée par l’homme ici vous ne trouvez pas ? Comme si c’était l’homme qui avait dû faire son propre passage dans la masse de ces murs afin de rejoindre les espaces libres. ―― Oui c’est vrai, le plafond est bas... ―― et il n’a aucune ouvertures zénithales, continua-t-il, contrairement aux pièces de vie. Le passage est étroit et les ouvertures son disposées de façon symétriques de part et d’autre du couloir, ce qui fait penser à un espace monolithique qui a été traversé par un percement. ―― L’effet est réussi conclus-je. ―― Don Inácio, me dit-il, n’aime pas passer dans le labyrinthe, il trouve que c’est un espace trop petit pour sa grande personne. Pourtant moi je le trouve bien cet espace, il est éclairé par les grands patios comme celui sur notre droite, mais aussi par tous les petits patios qui sont entre les chambres. Ce couloir est un seuil qui sépare les espaces principaux autant qu’il les distribue. Vous pouvez choisir de traverser les espaces principaux de façon directe ou bien de les contourner en passant par le labyrinthe. Ainsi, nous ne nous croisons jamais avec le comte. Je le suivais encore bien que désarçonné par cette scène, mais je choisis de ne rien dire et de le laisser me faire découvrir les lieux. «Comme vous pouvez le voir, les enfants adorent cet espace, ils viennent y jouer, s’y cacher, se faire peur même le soir. Il leur permet d’avoir une certaine indépendance car ils peuvent éviter leur parents comme cela. Les grands surveillent les plus petits, car vous savez dans les familles recomposées, il y a souvent de grandes différences d’âges et la maison doit pouvoir s’adapter à la vie de chacun.» Il s’arrêta soudain devant un tableau accroché sur le mur. «J’aime ce tableau dit-il, il est à l’image de ce labyrinthe: un cycle infini qui relie des espaces. Plusieurs mondes coexistent ici, c’est ce que mon beau-frère, psychiatre, appelle la zone grise. C’est un espace de transition, d’entre-deux, mais qui est stable, on peut y rester et y demeurer, c’est ce que je fais.»
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Plans de la maison Ă Serra de Mirra de Aire, FĂĄtima, Portugal, 2001
Le mur creux discontinu
«Dans la maison à Mira de Aire nous avons donné de la densité aux espaces principaux en concevant des murs habités qui se croisent sur les deux niveaux.»
Ma soeur aînée habitait à Mira de Aire, c’était environ à deux heures de route de Lisbonne, dans une région vallonnée assez aride où dominent le maquis, les pins et la pierre calcaire. Je profitais d’une de nos visites avec mes parents pour aller voir une maison d’Aires Mateus. Elle était située sur un terrain à l’extérieur de la ville, sur le flanc d’une colline avec une pente assez marquée, où les murs de soutènements en pierres sèches dessinaient des courbes de niveaux et délimitaient les terrains. Je me garais en haut du terrain, et décidais d’emprunter le sentier piéton pour descendre à la maison. J’arrivais devant la porte et sonnais pour me présenter. C’est alors qu’un homme vint m’ouvrir. Je fus impressionné par sa carrure. Il n’était pas très grand, de ma taille environ, mais me faisait deux fois en largeur et épaisseur. Ce sont ses mains qui m’ont le plus impressionnées quand je les lui ai serrées. Des mains musclées, épaisses, calleuses même, des mains de labeur. Il avait une moustache fournie qui faisait place à un sourire bienveillant lorsque je lui expliquai les raisons de ma visite à l’improviste. Il me dit que je n’étais pas le premier à faire cette démarche, et qu’il trouvait cela intéressant de se confronter avec le terrain car «ce n’était pas à l’école que j’allais apprendre la vie, la vraie». Je vis tout à coup passer derrière lui un enfant déguisé en indien qui tournais sur lui même tout en tapotant sa bouche de la main droite, pour livrer à l’assemblée des «ouh ouh» guerriers. C’est alors que Raimundo se décala de l’embrasure de la porte, et me fit signe de rentrer. «C’est l’anniversaire de nos enfants aujourd’hui, je vous en prie, venez, peut-être que votre présence les calmera !!» dit-il en riant dans sa moustache. L’entrée se faisait à l’étage et elle s’ouvrait sur l’espace du séjour en contre-bas, alors que face à moi, encadré par deux monolithes de bétons, la vue s’ouvrait sur le paysage. L’indien se tenait là, contre le garde corps, il ne semblait pas faire attention à ma présence, et continuait sa démonstration de force devant cet auditoire que je découvrais alors, constitué de sa mère et de son frère, déguisé lui en policier. «Venez je vais vous présenter ma femme» dit Raimundo. Nous avons contourné le bloc sur notre droite, pour accéder à un escalier pincé entre deux parois. Il y avait une grande diversité spatiale, avec des vides et des pleins qui s’entremêlaient, aussi je n’eus pas le temps d’appréhender le lieu car Edite vint vers moi m’accueillit avec un large sourire et beaucoup de sensibilité. Elle me posa plusieurs question sur moi et alors que son mari intervenait pour séparer les enfants qui avaient commencé à se bagarrer, elle m’invita à nous asseoir. «Ils sont toujours comme ça» me dit-elle. «C’est une lutte permanente où chacun veut définir son territoire.» «Ils sont jumeaux ?» demandai-je. «Oui, se sont des «faux-jumeaux», même si je n’aime pas ce terme, car comme vous le voyez, ils sont biens vrais ! plaisanta-t-elle en masquant son épuisement. Vous avez des frères ou soeurs ?»
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Photo de la maquette de principe, maison Ă Serra de Mirra de Aire
«J’ai une soeur aînée... mais elle a sept ans de plus que moi...» elle me coupa alors la parole. «Moi ils étaient deux à se partager mon ventre, vous savez ça doit forger un caractère ! Chacun d’eux devait assuré son propre développement au sein d’un même espace fini. S’il y en avait un qui voulait plus de place, cela se faisait au détriment de l’autre. Ils ont donc commencé très tôt cette lutte pour la définition de leur propre espace vital... mais j’espère que cela va se terminer un jour !» Sur ce, Raimundo revint vers nous, et comme un peu gêné par la discussion entamée par sa femme, il nous dit : ―― «Aller Edite, ce jeune homme est venu pour voir la maison, pas nos enfants... suivez-moi... euh...» ««Francisco», dis-je». ―― «Je suis un ancien docker», commença-t-il tout en me faisant un signe de la tête pour que je le suive. «Ce qui m’a fasciné dans cette maison c’est ces gros blocs de béton. On dirait des conteneurs que l’on a empilés, les uns derrières les autres, les uns sur les autres. Chaque bloc est ouvert à ses extrémités et contient les espaces privés: chambres avec salle de bain, buanderie, dressing, etc. Alors qu’entre les blocs, il y a les espaces de vie, notamment le séjour où nous nous trouvons.» ―― Ah oui c’est très intéressant, dis-je, car quand je regardais le plan de votre maison, j’avais l’impression que c’était un monolithe dans lequel on était venu creuser les espaces de vie, mais c’est vrai qu’en réalité il s’agit plus de blocs indépendants, combinés pour créer un espace. On dirait même que ces blocs sortent de terre car la couleur du béton est quasiment la même que celle des pierres que l’on voit à l’extérieur. ―― L’avantage, c’est que tout le monde a son espace privé. Et ce sont ces monolithes privés qui définissent l’espace commun, lequel devient en quelque sorte un espace résiduel. Il y a une interdépendance des espaces, chacun étant défini dans une lutte avec l’autre. ―― «Un peu comme vos enfants ! dis-je en rigolant. Puis, voyant que mon effet n’avais pas les conséquences escomptées, je poursuivis: «c’est en effet l’inverse des autres maisons que j’ai pu visiter, où l’espace principal imposait sa géométrie aux espaces de services. J’ai l’impression ici de retrouver des plans que j’ai vu au musée dans lequel je travaille, le musée Berardo de Lisbonne. J’y ai vu les plans d’un architecte qui a défini ce qu’il appelle une «colonne creuse», c’est à dire que c’est un élément de la structure du bâtiment qui a été évidé et dans lequel on est venu mettre des fonctions. Ici le concept est étendu car la colonne devient un véritable mur creux habité.»
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Eloge de la lumière XII (en bas) et XIII (en haut), Chillida, 1969
La masse habitée
«A Melídes, l’épaisseur est faite par des ‘patios horizontaux’, des murs
de plus petite échelle qui connectent les pièces avec le paysage.»
Un hangar industriel à l’extérieur du village de Melídes. C’est là que je devais rencontrer Cândida, dans son atelier de sculpture. Je ne connaissais pas son travail mais j’avais vu sur internet qu’elle était connue. ―― «Entre Francisco !» me dit-elle en me voyant hésiter sur le pas de l’immense porte d’entrée du hangar. « Entre, elles ne vont pas te manger» fit-elle en me montrant ses sculptures. «Tu sais je connais bien les frères Aires Mateus, c’est pour cela qu’ils ont accepté de faire ma maison. Je trouvais cela intéressant que nous nous retrouvions ici avant de voir la maison, car peut être que par mon travail tu comprendras mieux leur architecture. Elle me conduisit vers une étagère où étaient stocké tout un tas de sculptures d’assez petites tailles. Elle en sortit deux et les posa côte à côte sur une table. ―― C’est du marbre ? demandai-je ―― Oui, elles s’appellent «Eloge de la lumière», ce sont des sculptures qui se répondent dans la forme, et dans les matériaux. La recherche sur la lumière est une de mes recherches fondamentales, et ce qui m’a amené à être sculpteur. J’ai eu une révélation après un séjour en Grèce. Quand je suis revenu ici, dans mon pays natal, je me suis dit: «La ‘lumière noire’, c’est à la lumière noire que j’appartiens»9, c’est la lumière de la côte atlantique, qui va même jusqu’à l’Europe du Nord. Elle est différente de la lumière de la Méditerranée, qui est une lumière blanche, lumière du soleil écrasant. La «lumière noire» est plus celle de la terre. C’est pour cela que je me suis interressé pendant tout une période aux matériaux plutôt sombres et surtout au fer: cette force qui vient de la terre et que je mettais à la lumière. J’ai aussi beaucoup travaillé l’albatre utilisés dans ces sculptures, et notamment dans la plus foncée: Eloge de la lumière XII. Dans cette sculpture, la lumière prend possession de l’espace, elle révèle la beauté du matériau, la beauté des courbes. Mais en contre partie, la sculpture éclaire la lumière, elle en révèle également la beauté, les subtilités, les propriétés même, de sorte que l’on voit mieux la lumière avec la sculpture que sans. La sculpture est un projecteur braqué sur la lumière. ―― Et c’est quelque chose que vous retrouvez dans l’architecture d’Aires Mateus ? demandai-je un peu perdu par ce flot ininterrompu que j’avais eu du mal à suivre. ―― Oui tout à fait ! Tu m’as dit que tu avais vu le plan de la maison non ? ―― «Je l’ai même ici !» dis-je en m’empressant de le sortir, sentant qu’il ne fallait pas gâcher la dynamique du moment. Elle se saisit du livre et s’exclama: «Et faites place à la «lumière noire» !!» en plaquant le livre sur la table, l’index pointé sur une zone pochée du plan. 9
DE BEITSEGUI M. (2011), Elode de Chillida: poétique de la matière, Gourcuff Gradenigo, p42
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Plans du RdC (en version pochée et non pochée) de la maison à Melídes, Alentejo, Portugal, 2000
―― Comment ça ? ―― Là sur le plan, c’est noir, mais en fait c’est de la lumière tout ça. Il y a des patios qu’ils ont appelés «horizontaux» qui sont chargés d’amené de la lumière indirecte dans toute cette zone pochée. Ici on travaille avec les subtilités de la lumière, on la tempère, on la modèle... c’est comme un joyaux que l’on façonne pour que ses éclats illuminent à leur tour. C’est très différent de la zone blanche qui elle bénéficie d’une lumière directe, qui la traverse, à l’image de l’espace qui est traversant d’un bout à l’autre de la maison. Alors que comme tu peux le voir, dans la zone noire, le mur périphérique est plein. ―― C’est le premier plan où je vois une zone pochée aussi importante, normalement, ce sont des murs épais, ou des colonnes creuses qui sont pochées. Ici on est carrément dans le cas où le poché joue à jeu égal avec le blanc. Et du coup je ne comprends pas la différence entre les deux espaces qui pourrait justifier l’utilisation du poché, cette «lumière noire», est-ce vraiment réel ? ―― Il s’agit ici d’une représentation métaphorique, qui est faite pour que l’on comprenne que justement ces deux espaces sont de natures totalement différentes. La limite du bâtiment est en réalité tout l’espace poché, on arrive à une épaisseur telle pour cette limite que l’on peut parler de «masse habitée» car la limite joue à jeu égal avec l’espace principal, donc on peut l’interpréter comme un espace qui a été excavé. Il y a «une dualité entre les espaces contenus -dans la limite- et les espaces enclos -par la limite-.»10 Il n’y a plus de hiérarchie spatiale comme dans le cas du mur massif. ―― C’est-à-dire que l’on sort de la conception et de la séparation entre les espaces servants et les espaces servis? demandai-je me rappelant de l’homme du musée. ―― Oui exactement, c’est «une conception des espaces basée sur le vide»11. Et c’est ce que veut nous montrer la technique de représentation qui met en jeu l’opposition binaire entre le plein et le vide, il n’y a pas de hiérarchisation des espaces, de seuil de transition, ou d’espace au service de l’autre. Les espaces contenus dans la limite sont des «espaces de permanences, spatialement figés»12. A l’inverse, l’espace enclos est conçu «comme un espace changeant, de fonction indéterminée, ou peu déterminée.»13 C’est pour cela qu’il n’y a aucun aménagement dans cet espace. On a l’impression que l’homme n’est pas présent dans ce travail. C’est un peu comme si cela pouvait exister sans lui, ou plutôt que cela existait avant lui. Je trouve que leur travail pose cette question - tout comme le mien d’ailleurs - qui est la question de l’homme, «de sa place dans la nature en tant qu’il lui appartient»14. Quand tu regardes ces sculptures, on a l’impression que ce n’est pas l’homme qui a fait cela, que c’est quelque chose de naturel, que l’eau est venu creuser la matière, lentement, qu’elle en a établit les contours, les creux... le vide est créé par la nature et la lumière vient remplir l’espace, mais cela pourrait tout aussi bien être l’homme qui viendrait l’habiter !
10 11 12 13 14
LAURENT B. et PUISSANT M. (dir. J. LUCAN), Le mur habité, Marne la Vallée, 2011, p. 47 D’après Jacques Lucan, dans «Généalogie du poché», Matières n°7, 2004 Aires Mateus, «Liminal» article écrit par Delfim Sardo, Aires Mateus, edicoes Almenida, 2005 LAURENT B. et PUISSANT M, Op. cit., p. 49 propos tirés du livre «Eloge de Chillida» de Miguel de Beitsegui.
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Intermède
«La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur» dis-je à Bárbara alors que j’étais en train de peindre son portrait. ―― C’est beau, c’est de toi ? ―― Non Paul Eluard, «la courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur, un rond de danse et de douceur». Rien ne peux égaler ces vers... ―― Oh toi et tes poètes français... Puis je commençai à lui dire, tout en écrivant les mots sur la toile: «Ta peau est l’ombre de mes désirs, elle brille d’une lumière noire que seul l’architecte de tes contours a pu concevoir sans rougir. Eloge de la beauté du simple état de nos âmes jumelées. Eloge de cette limite charnelle qui prend vit sous l’épaisseur de mon pinceau Eloge du rêve que je bâtis pour Elle avec les pierres de tes yeux verdots Si la terre ne te donne pas ce que tu veux C’est dans mon coeur qu’il faudra le chercher A travers mes os, à travers ma chair, ce qu’il y a de plus précieux, je pourrai te le donner. Mais avant mieux... Un pays de murs et de lumière par tes mains em-poché nous délivrera de nos armures. Comme la vie dépend de toi, ô ma muse je t’en prie, donne moi la liberté de t’aimer, en ces murs et entre tes seins.»
Chapitre III: Le temps retrouvĂŠ Transgerssion de la limite
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Plan et coupe transversale de la maison Ă Coruche, Portugal, 2008
Transgression rhétorique: la représentation de la limite
Plus tard, allongé à l’ombre d’un sapin, alanguis par le chant d’un rossignol, je m’interrogeais sur le parcours que j’avais accompli; depuis le jour où cet homme dans le musée m’avait montré que je ne regardais pas le monde qui m’entourait, jusqu’à ce sculpteur et son discours sur la lumière, sur ce monde sensible qui m’échappe encore mais que je sais aujourd’hui vouloir comprendre et ressentir. Une phrase de l’homme du musée ne me quittait pas: «Tous ceux qui ont fait avancé l’Art et la société ont transgressé les règles et limites». Je me demandais alors comment se positionnaient les frères Aires Mateus par rapport à cette transgression. Pouvait-on parler d’un travail transgressif, défendaient-ils une cause, avaient-ils un combat ? Comment est-ce que l’on peut exprimer un combat dans l’architecture ? Toutes ces questions me donnèrent faim... J’ouvris mon sac à la recherche d’une pastéis, et je tombais sur le livre de F. Cacciatore que j’avais acheté pour avoir les plans des maisons d’Aires Mateus. Je le pris machinalement et commençai à le feuilleter, sans objectif. Je fus à nouveau frappé par la beauté graphique des plans. Ils étaient comme de véritables tableaux. Je me rappelais alors des plans de l’exposition au musée Berardo, de ce fameux architecte Kahn qui revendiquait l’utilisation du poché. Je me remémore ses plans et pourtant je n’arrive pas à y voir ce travail graphique, ce poids du noir par rapport au blanc. Je tombais alors sur le plan de la maison de Cândida qui présentait côte à côte le même plan de la maison, mais sous un format poché ou non poché (cf. p. 38)... puis en tournant les pages, je vis le plan de la maison à Coruche (cf. ci-contre); «De la com, c’est de la com !!» m’écriai-je tout à coup; «Leur transgression est de faire exprimer au plan ce qu’ils veulent qu’il exprime, grâce au poché !!» En transgressant les règles strictes de l’utilisation du poché, qui est sensé signifier ce qui est plein, les architectes signifient ce qui est perçu, voire même, un processus de conception15. Ils veulent nous signifier que leur conception est basée sur l’excavation, c’est une conception par le vide. Il partent d’une géométrie simple, qu’ils considèrent comme une masse et ensuite ils viennent l’excaver, la creuser pour y amener du vide, dans lequel la vie prendra place. C’est une représentation métaphorique. On est dans le poché comme on est à côté du poché, mais l’espace du poché est différent de celui d’à côté. «Mais quel est le but d’une telle démarche ?» me demandai-je, prêt à y voir une forme de manipulation... Puis je me souvins des propos de Cândida lorsqu’elle me fit visiter sa maison: «l’architecte doit exprimer en deux dimensions ce qui est fondamentalement en trois dimensions. Si l’on devait me demander de dessiner mes sculptures en 2D, personne n’y comprendrait rien !» «Peut-être qu’Aires Mateus veut faire une sculpture» me dis-je.
15 Voir à ce sujet l’article de Delfim Sardo (critique d’art) dans le catalogue de l’exposition «The VOIDS».
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Photos de la maquette des vides (en haut), et de la maquette de la maison (en bas), maison à Alcácer do Sal, Portugal, 2003
Photo du toit de l’église St. Georges à Lalibela, Ethiopie, XIIIème siècle
Transgression temporelle: limite plastique et espace mémoriel
Mais si tel est le cas, comme dans toute sculpture par enlèvement de matière, c’est le vide qu’ils sculptent, et «le travail du vide met en oeuvre un processus de soustraction, une absence de construction dans une masse bâtie»16. Cela implique donc que le plein est une forme résiduelle, or le plein est ce qui va devoir être construit au final. Il y a donc une inversion ici par rapport au processus traditionnel de construction, qui est additif, où chaque mur, chaque pierre est ajouté. Et on voit bien sur les plans que cela correspond à l’inversion qu’il y a entre la figure et le fond. Le fond est en noir, et la figure (l’espace vide) en blanc. Le projet de la maison à Alcacer do Sal (cf photos ci-contre) illustre bien cette démarche. La forme du vide a été calquée sur les archétypes des maisons classiques. C’est comme si l’on était venu couler une chape de béton par dessus des maisons traditionnelles et qu’on les avait ensuite retirées. Je me suis demandé comment ils avaient pu réaliser cela. Puis en regardant de plus près les plans, des traits blancs font figurer la structure.... les murs sont en béton armés, les toits des vides sont en plaques de plâtre avec un «vide technique» sous le toit terrasse. C’est du décor alors me suis-dit, oui mais un décor qui fait sens en rapport du propos tenu par les architectes. Ils doivent s’adapter aux techniques de constructions actuelles, tout en voulant faire référence à une architecture d’excavation. D’ailleurs j’ai pu voir dans un livre que pour le projet du centre culturel de Sines (2005), ils ont travaillé sur la structure de chaque partie du bâtiment afin d’arriver à une «unité constructive totale»17, «qui tend à développer une réponse constructive en accord avec la métaphore du mur habité»18 et de l’excavation. Ma faim repris... je me levai donc et marchais en direction du centre ville, à la recherche d’un restaurant. Le premier que je trouvai était un restaurant Ethiopien. Curieux, j’y entrai. Il y avait trois tables; le lieu était minuscule, mais l’accueil du patron excellent. Il m’offrit tout de suite un table et un thé, puis m’apporta le menu. Sur la première page, il y avait une photo qui m’interpella «est-ce que c’est une sculpture de Cândida ?» demandai-je au patron. «Je ne sais pas qui est Cândida, jeune homme, mais non il s’agit d’une église, une des églises de la ville sainte de Lalibela en Ethiopie, elle a été creusée par l’homme à même le rocher au XIIIeme siècle.» me répondit-il. Je n’arrivais pas à le croire. En Ethiopie, une église de ce genre ?! Je fis alors discrètement des recherches sur mon téléphone... mais je fus vite interrompu... «C’est important de savoir que cela existe, que l’homme, sans les machines a pu réaliser de telles choses. C’est comme les pyramides d’Egypte !» me dit-il. «Nous avons tous en nous la mémoire de ces architectures. D’architectures faites à la main, gagnées dans la nature. Le sol comme support, comme matériau. Il suffit d’aller voir dans nos campagnes les cabanons et les murs de soutènement en pierre. Tout est fait avec le matériau local. On creuse pour l’extraire. Les maisons s’adossent à la pente, c’est une protection supplémentaire. D’ailleurs mon frère...» 16 LAURENT B. et PUISSANT M, Op. cit., p. 57 17 Aires Mateus, «Centre culturel de Sines», Aires Mateus, edicoes Almenida, 2005 18 LAURENT B. et PUISSANT M, Op. cit., p. 64-65
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Plan et coupe de la maison Ă Monsaraz, Portugal, 2005
Je décrochais à ce moment là du discours, occupé par mes pensées, dodelinant de la tête pour faire croire au restaurateur que je l’écoutais toujours.... L’excavation, me dis-je, fait appel à notre mémoire collective de ce qu’est l’habitat, l’architecture primitive. Quand on voit une architecture d’excavation, on a l’impression qu’elle va être éternelle. Elle est comme figée, implantée, rattachée au sol. Indissociable du sol. Elle nous fait replonger dans nos racines profondes. Elle n’a pas besoin de fondations, le sol est son fondement, comme le montrent les dessins d’Aires Mateus ne font jamais figurer de fondations sur leurs coupes (cf coupe maison à Monsaraz ci-contre), le sol remonte dans les volumes pochés. On retrouve également ce côté immuable sur les plans, comme le disait Cândida, les espaces pochés «semblent être spatialement figés». Ils appartiennent au sol. Dans leurs plans, les formes géométriques utilisées fond également penser à des processus naturels, comme si l’excavation avait été réalisée par la nature elle même. On revient à un stade primitif, antérieur à l’homme qui ramène ce dernier à ses racines profondes. L’architecture échappe alors au temps. Elle paraît immuable, inébranlable, et répond ainsi au besoin de protection de l’homme dans son «habitatabri». Les projets récents de maisons individuelles Les espaces principaux, en blanc, ne sont jamais aménagés. Cela me rappelle également les propos de Cândida et du photographe de la maison à Brejos de Azeitão, c’est comme si la recherche dans ces plans était de montrer un espace qui existe «en lui-même», qui n’a pas besoin de l’homme pour exister, et même un espace qui était là avant l’homme. Aires Mateus renverse ainsi le rapport à l’architecture, en renversant le rapport au temps de l’architecture: cette architecture existe a un stade précédent l’homme. Ce dernier vient ensuite la coloniser, mais dans le futur, cet espace pourra être utilisé pour (ou par) autre chose. L’architecture d’Aires Mateus rend floues les limites du temps. En faisant référence au passé et aux archétypes traditionnels, elle renvoie l’homme à sa mémoire et s’ancre dans le territoire, jusqu’à devenir le territoire. En adoptant une plastique contemporaine, elle s’adresse à l’homme du présent. Et enfin, en représentant des oppositions claires entre des espaces (pochés) immuables, figés, et des espaces libres, évolutifs, elle s’adresse au futur. Cette concomitances des temps dans un même lieu transgresse le rapport au lieu et transcende l’architecture pour la faire exister au delà de sa fonction propre.
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Photos de l’extérieur de la maison à Melídes, Alentejo, Portugal, 2000 (cf p. 38)
Transgression du rapport à l’habiter: limites physiques et oeuvre construite
Au delà de ce rapport au paysage, au lieu, et à la forme, je m’interroge sur le rapport à l’habiter qu’entretiennent les maisons d’Aires Mateus. Les personnes que j’avais rencontrées avaient toutes des vies et des usages très différents et pourtant, elles avaient toutes développées un rapport fort à «habiter le lieu». Cela n’est pas une évidence car ces maisons ont une identité forte, une volonté d’existence propre, et elles entretiennent une dualité dans leur rapport à l’habiter entre détermination et indétermination. En effet, leur spatialité et leur géométrie sont déterminées, comme je le disais plus haut, principalement par leur rapport au lieu, au paysage, aux phénomènes naturels. Cela entraîne par conséquent que les limites de la maison sont fortement déterminées car comme l’affirment Aires Mateus: «pour mettre en évidence le centre d’un espace, nous devons donner forme aux limites, non comme une identité indépendante, mais comme l’élément central du projet.»19 . En revanche, la vie à l’intérieur des maisons reste très indéterminée, dans la pratique du lieu, dans les usages, tout est à définir. L’espace intérieur est à coloniser, et cette indétermination laisse la possibilité à la transgression du lieu par les habitants, facteur déterminant d’appropriation du lieu. La limite physique permet donc, par son affirmation, la liberté d’appropriation du lieu. Dans les projets que j’ai pu voir, il y a deux types de limites et d’espaces pochés: les perméables, et les non-perméables. Les perméables jouent le rôle de seuil, qui permettent d’assurer une transition entre des espaces différents, qu’ils soient intérieur/extérieur ou intérieur/intérieur. Ces «zones grises» sont «le terrain commun grâce auquel des extrêmes incompatibles peuvent encore devenir des phénomènes jumeaux»20, elles permettent la coexistence d’espaces de natures et d’usages très différents au sein d’une même entité. Les non-perméables sont très différentes selon qu’elles définissent une limite intra-espace, comme des colonnes creuses ou des murs habités, ou qu’elles définissent une limite entre l’intérieur et l’extérieur, se trouvant ainsi en périphérie de l’espace central. Dans ce dernier cas, Aires Mateus montrent une transgression par rapport au mode d’habiter contemporain. Dans le prolongement du modernisme qui tentait d’abolir la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, les contemporains maintiennent une limite très poreuse et permissive entre l’intérieur et l’extérieur. Aires Mateus recherchent quant à eux un rapport pudique à l’habiter. L’intériorité est réaffirmée par l’épaisseur et la densité de la limite (voir photos ci-contre). Leur opacité demande ensuite de creuser le volume, par le toit, en relation directe avec le ciel pour y amener la lumière zénithale, soit de façon directe, soit indirecte. Grâce à cette épaisseur, l’espace se fait intime. Il est en général basé sur une forme géométrique simple qui renvoie à une centralité, laquelle renvoie à son tour à la question de la matérialité de la limite car pour Aires Mateus : «la matérialité est cruciale, en cela qu’elle définit une frontière, un champ de forces bien défini, une nouvelle centralité.»21 Il est clair que la question de la matérialité est cruciale dans leur approche, car 19 Aires Mateus, Aires Mateus, edicoes Almenida, 2005 20 Robert Venturi, citation de Aldo Van Eyck, De l’ambiguïté en architecture, ed. Dunod, 1996 21 CACCIATORE Francesco, Abitare il limite, Siracuse, Ed. Lettera Ventidue, 2011, p. 11
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Photos de l’extérieur de la maison à Leiria, Portugal, 2011
leur démarche de conception basée sur le vide et l’excavation, engendre une «condition unitaire»22 du projet, en ce sens que le matériau dans lequel on creuse doit être le même partout, comme dans les sculptures de Cândida. La réalisation doit concorder avec la démarche de conception. C’est en cela qu’ils recherchent dans leurs projets une «unité constructive totale»23 . «Une oeuvre !» m’exclamai-je tout à coup, faisant s’envoler le rossignol qui était sur la branche au-dessus de moi, puis je continuai à voix haute: «c’est une oeuvre identifiable même; en maîtrisant leur concept du début à la fin, dans les moindres détails de finition, ils arrivent à faire Oeuvre !» Je fus pris d’une subite jubilation, comme si je prenais conscience que je venais de découvrir quelque chose de rare. Je dus prendre alors le pin en interlocuteur: «tu vois toi, lui-dis-je, tu n’es pas une oeuvre, tu es un très bel exemple de la nature certes, mais tu n’as pas été fait par l’homme, contrairement à ces maisons» lui dis-je en montrant le livre que je tenais entre mes mains. «Mais tu as d’autres fonctions, rassure-toi» et je reposai à nouveau mon dos contre son tronc, et repris le cours de mes pensées. En maîtrisant leur concept du début à la fin, sans concession, ils réussissent à maîtriser ce tout qui fait une oeuvre identifiable à un auteur. La représentation des plans traduit leur parti de conception. Cette conception intègre les problématiques fonctionnelles, programmatiques, etc.. mais aussi structurelles, car dans la métaphore de l’excavation, aucun poteau, aucune retombée de poutre n’est toléré. Ensuite, les espaces construits traduisent la volonté affichée en plan, par leur caractéristiques volumétriques, lumineuses, et sensible. Leur matérialité exprime l’unité du parti initial, qui se retrouve dans les moindres détails de finition. De plus, l’architecture produite fait appel à la mémoire collective de l’habitat traditionnel, et convoque ainsi tout un univers imaginaire qui est projeté sur l’interprétation inconsciente de la construction, la sublimant ainsi de sa condition matérielle et sensible pour la hisser vers une interprétation métaphysique. Cette entièreté de l’approche et de la maîtrise de l’approche fait oeuvre, et fait de ses architectes des auteurs.
22 Article No string attached, de Emilo Tunon, extraite de Aires Mateus, edicoes Almenida, 2005. 23 Ibidem.
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Epilogue
A l’heure où tous ces souvenirs se précipitent en ma mémoire, j’observe leur jeunesse, j’observe leur odeur de vents marins, j’observe leurs couleurs formant un arc-en-ciel qui traverse mes yeux et vient se loger là, dans le creux de ma main inerte que j’observe à son tour, fripée, craquelée, sèche et déformée; mais sans elle, aucune idée, aucun tracé, aucune couleur ne serait sortie. Alors à cette heure où toute ma famille se presse autour de mon lit pour me voir une dernière fois, je sais que j’ai fait le bon choix, cet été là, de décider de devenir architecte.
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Biographie
Manuel Rocha de Aires Mateus (Lisbonne, 1963) Diplômé d(architecture à la faculté Technique de Lisbonne en 1986. Il a travaillé à l’agence de Gonçalo Byrne entre 1986 et 1988 année où il fonda Aires Mateus & Associés avec son frère. Il a été vacataire à l’université d’Harvard (2002) et à l’Académie d’architecture de Mendrisio en Suisse depuis 2001. Il a été enseignant à l’Université Lusíada de Lisbone depuis 1997 et à l’université Autonome depuis 1998. Il a participé à de nombreuses expositions, conférences et séminaires en Argentine, Brésil, Chili, Slovénie, Espagne, USA, Italie, Méxique, Norvège, Portugal, Royaume-Uni et en Suisse.
Francisco Xavier Rocha de Aires Mateus (Lisbonne, 1963) Diplômé d’architecture à la faculté Technique de Lisbonne en 1987. Entre 1984 et 1986 il a travaillé avec l’architecte Eduardo Trigo de Sousa et avec Gonçalo Byrne après 1983, avant de fonder Aires Mateus & Associés avec son frère en 1988. Il a été professeur assistant à l’Université Autonome de Lisbonne depuis 1998 et enseignant à l’Académie d’architecture de Mendrisio en Suisse en 2001-2002. Il a participé à diverses expositions et séminaires au Brésil, Italie, Portugal et en Suisse.
Prix et récompenses: Musée du phare de Santa Maria : Travail selectionné au prix de l’Union Européenne pour l’architecture contemporaine,prix Mies van der Rohe,2009 Centre culturel de Sines: prix Mies van der Rohe, 2007. prix AICA9, Portugal pour le centre culturel de Sines, 2006. Prix Contractworld, Hambourg, Allemagne, 2006. Prix ENOR, Vigo, Espagne, 2006 Restaurant de l’Université Aveiro: prix ‘architecture et urbanisme’, Aveiro, Portugal, 2005. Maison à Alenquer: Finalistes du prix FAD, Architecture et décoration d’intérieur, Barcelone, Espagne, 2003 Librairie Almedina, Lisbonne: Premier prix pour la : prix FAD, Architecture et décoration d’intérieur, Barcelone, Espagne, 2003. Résidence étudiante de l’Université de Coimbra: Premier prix à la 2nde biénale d’Architecture d’Amérique du sud, Mexico city, Mexique, 2001. Prix Luigi Cosenza à Naples, Italie, 2001.
Bibliographie
BARBARA Polla & ARDENNE Paul (coll.), Architecture émotionnelle, Lormont, Ed. La Muette, 2010 BARBE-GALL Françoise, Comment parler d’art aux enfants, Paris, Ed. Adam Biro, 2002 CACCIATORE Francesco, Abitare il limite, Siracuse, Ed. Lettera Ventidue, 2011 DE BEITSEGUI Miguel, Elode de Chillida: poétique de la matière, Gourcuff Gradenigo, 2011 PROUST Marcel, Du côté de chez Swann, Paris, Ed Gallimard, (1988) Mémoire de PFE: LAURENT B. et PUISSANT M. (dir. J. LUCAN), Le mur habité, Marne la Vallée, 2011 Articles: LUCAN Jacques, Généalogie du poché, Matières, 2004 Revues: 2G n.28, Aires Mateus, Barcelone, Ed Gustavo Gili, 2004 El Croquis N° 154, Aires Mateus: 2002-2011, El Croquis, 2011 A+ N°207 A+U N°249 Sites internet et vidéo: Structure du récit de «A la recherche du temps perdu»: http://www.webbynerd.com/artifice/dossierarchives/99.htm Conférence d’Aires Mateus au pavillon de l’Arsenal «1 architecte 1 bâtiment», sur la résidence Alcacer do Sal, 28/03/2013 Illustrations: Les plans et coupes des maisons sont tirées du livre de F. Cacciatore en majorité, ou du El Croquis N° 154.
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J’adresse de chaleureux remerciements à mon directeur de mémoire, M. Rémy Marciano pour ses conseils, son écoute, son soutien, et la liberté permise dans le traitement de ce mémoire tout au long de ce semestre.
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Éloge de la limite
dans les projets de maisons individuelles d’Aires Mateus.
Je m’assis, comme pour demander une pause. L’homme resta debout, planté devant moi, à regarder dans le vide. Mais il reprit aussitôt: «Regarde ce plan d’évacuation, dit-il en me montrant la petite affichette qui surplombait ma tête. Tout est blanc ou noir, plein ou vide. C’est une sorte de radiographie du musée, faisant du mur un élément plein qui sépare deux espaces. Ce plan ne témoigne pas de l’espace vécu par le visiteur. Quand tu es dans cette pièce, tu n’as aucune connaissance de ce qui se déroule derrière ce mur, et nous n’avons aucune idée de son épaisseur avant de le franchir. Notre espace se limite à celui de la pièce, et à la profondeur de vue que l’on a depuis cette pièce vers les suivantes; mais c’est tout.» Il prit son feutre noir pour me dessiner cet espace (...), puis il continua: «Alors nous pourrions même imaginer qu’il y a un monde tout entier dans cette zone que l’on ne perçoit pas, dans cette limite qu’est le mur. ―― Comment ça ? ―― Regarde en face de toi... ―― Je ne vois rien. ―― Je ne te demande pas de voir, je te demande de regarder. Il s’en suivit un court silence, et répondant à mes grands yeux sourds, il dit: «bon très bien, je vais te montrer, viens.»
Franck Demaria Mémoire de séminaire S9 Dir: Rémy Marcianio Janvier 2014
Ecole d’Architecture de Marseille Luminy