Mensonges et boniments

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Collectif d'auteurs

Mensonges et boniments

Collection Dix de Plume

Editions Maruja Sener


ISBN : 978-2-917368-15-2 Copyright © Maruja Sener, Collection « Dix de Plume », 2009

http://dixdeplume.free.fr/ Achevé d'imprimer le 21 janvier 2009 Dépôt légal : 1er trimestre 2009 Droits réservés Textes sous Licence Creative Commons by-nd


TABLE DES MATIERES

Le vrai du faux par Brigitte Vasseur ................................7 Confession par Jacques Païonni .....................................21 Impostures par Macha Sener .........................................55 Investiture par Stéphane Thomas ...................................73 Histoires de famille par Frédéric Vasseur ...................109 Boule de neige par Michèle Desmet .............................147 Point de vue par Pascal Hurbourg ...............................173 L'école des merveilles par Stéphane Thomas ..............195 Vie et mort d'un menteur par Léa Antony ...............209 Jeanne et Marie par Macha Sener ...............................223 Sous la chaleur de l'ennui par Frédéric Fabbri ...........233 LES AUTEURS........................................................255



Le vrai du faux par Brigitte Vasseur

« Voyez-vous, mon petit Maximilien, je me trouve bien embêté. » Celui qui vient de prononcer ces mots, c'est Monsieur de Champigny, le directeur du musée des Beaux-Arts. En ce moment, il fait les cent pas dans son bureau, l'air en effet très embêté. Et le petit Maximilien, c'est moi : Maximilien Margan, détective spécialisé dans les œuvres d'art. J'ai beau avoir 43 ans, je serai toujours son « petit Maximilien ». Il faut dire que notre collaboration ne date pas d'hier : j'ai d'abord été son élève avant qu'il s'aperçoive que je n'avais aucun talent artistique, mais que j'étais capable au premier coup d'œil de reconnaître l'auteur d'une œuvre, même sur un détail. J'en ai résolu, pour lui, des mystères ! Des œuvres données pour authentiques et qui se révélèrent n'être que de pâles copies, ou encore des tableaux disparus depuis des décennies que j'ai retrouvés comme par miracle. Ma méthode : une grande connaissance du 7


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monde de la peinture, une bonne équipe de « chiens de chasse » (comme moi, d'anciens élèves des BeauxArts), et surtout de l'instinct. Pendant que je me perds dans les méandres des souvenirs, Monsieur de Champigny m'explique l'affaire d'aujourd'hui : il a décidé d'organiser une rétrospective Ravillet, et un grand nombre de propriétaires ont accepté de lui confier les chefsd'œuvre en leur possession. Or, il se trouve que deux personnes différentes, ne se connaissant pas le moins du monde, avaient chez eux « Tempête à Dieppe ». Et Monsieur de Champigny se trouve bien en peine de savoir lequel est l'original. « Bien, dis-je en me levant, montrez-moi donc ces sujets de discorde, je vais vous donner mon opinion. » Il m'escorte jusque dans la pièce d'à côté, où des draps couvrent des dizaines de tableaux soigneusement entreposés. Il en découvre deux, et je ne puis m'empêcher d'émettre un sifflement : à première vue, en effet, impossible de distinguer le vrai du faux. Même à mon œil d'expert, la copie ne saute pas aux yeux. « Pouvez-vous les faire livrer chez moi, Monsieur de Champigny ? J'aurais besoin de les avoir à portée de mains, ou plutôt d'yeux, pour résoudre cette nouvelle énigme. Mais ne vous en faites pas, je réussirai, comme toujours. 8


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― Bien sûr, j'ai confiance en vous. Vous avez toujours résolu les affaires que je vous ai confiées. Je vous les ferai apporter dès ce soir. » En quittant le musée, je suis en proie à un doute. Cette affaire me paraît diantrement plus difficile que les autres. Le faussaire m'a l'air particulièrement doué cette fois. Ma réputation est en jeu. 

Voilà des heures que je m'use les pupilles sur ces tableaux. À mes côtés, toute la documentation que j'ai pu rassembler sur Ravillet, sa vie, son œuvre, comme on dit. Je vois bien des différences, ici un petit bosquet de fleurs mauves à droite, bleues à gauche, là une vague un peu plus haute, mais rien n'indique que cela n'est pas de la main du Maître : les couleurs utilisées, les coups de pinceau, tout sent l'authentique, et pourtant il faut bien que l'un ne le soit pas. Décidément, je n'y arriverai pas seul. Il va me falloir l'aide de tous mes limiers. 

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Déjà une semaine que j'ai mis tous mes hommes sur l'affaire, et pas grand-chose n'en est sorti. Toutes les informations récoltées sont déjà dans le domaine public : Ravillet, comme de nombreux peintres de l'époque, a vécu dans une misère profonde. Artiste prolifique, il donnait ses peintures contre un plat du jour ou une bouteille de vin. Il est mort à 27 ans d'une pneumonie, au cours d'un hiver particulièrement froid alors qu'il n'avait plus de bois pour se chauffer. Lorsque le propriétaire du local a fait vider les lieux, il a découvert bon nombre de tableaux qu'il a trouvés dignes d'intérêt et avec lesquels il a fait fortune. Et ce matin, Benjamin arrive tout excité pour m'apprendre que Ravillet, pendant toutes ces années, a partagé son atelier avec un autre artiste tout aussi fauché, Bellaire. Et comme je m'étonne que personne n'en ait jamais entendu parler, il me confie, d'un air fier, que Bellaire a été arrêté pour vol, mais qu'il a été jugé irresponsable pour déficience mentale, qu'il est ensuite allé en asile psychiatrique où il est mort peu de temps après. Comme il n'a jamais vendu quoi que ce soit, son nom est tombé dans l'oubli. Toutefois, sa fille est encore en vie, elle détient peut-être des informations intéressantes. Le sourire me revient, des fourmis me parcourent le corps. Je sens que nous tenons enfin une piste. 

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Je suis en train de prendre le thé en compagnie de Mademoiselle Bellaire, une vieille demoiselle tout à fait charmante. En effet, elle se souvient que son père a travaillé avec Ravillet. Il leur arrivait d'ailleurs de se donner mutuellement un coup de main pour finir une toile. Étrangement, lui-même n'a jamais rien vendu, et d'ailleurs aucun de ses tableaux n'est actuellement sur le marché. Je lui demande alors si elle peut me montrer une œuvre de son père. Elle sourit et m'indique du doigt un petit portrait que j'avais remarqué en entrant, sans y prêter particulièrement attention. « C'est ma mère, explique-t-elle. Elle était modèle à l'époque, et comme il arrivait souvent, elle a eu une liaison avec l'artiste pour qui elle posait ». C'est alors que j'ai un choc. Le style ! Les couleurs ! Les coups de pinceau ! Tout sent le Ravillet, sauf la signature bien entendu. Se pourrait-il que notre faussaire soit tout simplement le colocataire ? Je reprends contenance rapidement. « Auriez-vous des objets personnels ayant appartenu à votre père, ou à Ravillet ? Des esquisses, des correspondances ? » Elle a à nouveau un sourire. 11


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« Je vais vous montrer tout ce que j'ai. En contrepartie, promettez-moi de réparer une injustice et de faire connaître son nom au monde de l'art. » Je suis un peu mal à l'aise. Si ce n'est qu'un imitateur, j'aurai du mal à lui faire une place parmi les grands noms de la peinture. Toutefois, je suis tellement impatient de découvrir ses secrets que je n'hésite qu'un instant. « Soyez assurée, mademoiselle, que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour cela. » Elle se lève alors et, me faisant signe de la suivre, m'accompagne dans un petit réduit qui sent la poussière et l'abandon. « C'est là que ma mère a entreposé tout ce qu'elle a conservé de cette période de son histoire. Je vous demanderai de ne rien abîmer, et de tout remettre à sa place. » Émerveillé, je suis prêt à lui promettre tout ce qu'elle veut, même si elle m'avait demandé de danser la gigue dans le plus simple appareil. Ce que je vois là va au-delà de mes désirs les plus fous : la pièce est remplie de croquis, de papiers en tout genre, de tout ce qui fait le bonheur d'un détective dans mon genre. Tout en enfilant mes gants de chirurgien, j'ai l'impression que je vais y passer des heures, voire des jours, mais que ma patience finira par être récompensée. 12


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Elle me laisse alors en tête-à-tête avec le passé, en me souhaitant bon courage. 

Je passe en effet des heures à contempler les croquis. Bellaire avait vraiment du talent. Il aurait pu faire une grande carrière, si seulement il n'avait pas fini ses jours dans un asile psychiatrique. Quel gâchis ! Je me console en me disant qu'après tout, Ravillet, malgré son succès posthume, n'a pas eu une vie plus heureuse. J'essaie de garder un semblant d'ordre au fur et à mesure de mes investigations, comme Mademoiselle Bellaire me l'a demandé. D'ailleurs, malgré un fouillis apparent, les choses sont plutôt bien rangées et l'effort n'est pas trop difficile. Et là, en prenant une autre pile de croquis, je tombe sur le jackpot : il s'agit des esquisses du tableau « Tempête à Dieppe ». Surexcité, je détaille chaque coup de crayon avec une intensité surhumaine. Il y a des dizaines d'essais, tous signés Ravillet, et tous différents. Je retrouve les deux tableaux du musée, mais aussi beaucoup d'autres différents. Cela m'ouvre des perspectives inconnues : les deux tableaux seraient donc tous deux des originaux ! Fiévreux, je continue mon examen 13


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minutieux. Ravillet semblait comme obsédé par ce tableau, au vu du nombre de croquis sur le sujet. Toutes ces recherches sont passionnantes, mais je n'ai toujours aucune preuve formelle, seulement une conviction profonde, que les deux tableaux sont de Ravillet. Il serait d'ailleurs intéressant de savoir si d'autres « Tempête à Dieppe » existent de par le monde. Je souris à la perspective d'un musée uniquement dédié à cette œuvre, les murs couverts de falaises blanches et de mers déchaînées. Je remets tout minutieusement à sa place, hormis la pile de croquis de la fameuse œuvre. Je demanderai à Mademoiselle Bellaire la permission de les emmener pour convaincre Monsieur de Champigny. Un détail titille mon subconscient au moment de ranger les papiers dans le secrétaire, mais je n'y prête pas attention sur le moment. Je prends congé de Mademoiselle Bellaire en la remerciant sincèrement et chaleureusement de la faveur qu'elle m'a accordée en me permettant de consulter les affaires personnelles de son père. 

Comme je l'avais prédit, Monsieur de Champigny a été rassuré, mais pas entièrement convaincu, par les 14


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croquis. Oui, les œuvres peuvent être considérées toutes deux comme des originaux, mais en l'absence de preuve certaine, le doute subsistera toujours. Enfin, pour le moment cela permet au moins d'ouvrir l'exposition au public et d'avoir une explication plausible à l'existence de deux tableaux sur le même sujet. Je garde pour moi l'hypothèse d'autres toiles « Tempête à Dieppe », inutile de donner un infarctus à ce pauvre Monsieur de Champigny. 

Je me réveille en pleine nuit, sans raison apparente. Quelque chose m'a traversé l'esprit fugacement, mais impossible de mettre la main dessus. Énervé, je tente de me rendormir, quand tout à coup le détail surgit : lorsque j'ai rangé les documents dans le secrétaire, la profondeur interne du tiroir était inférieure à la place disponible compte tenu de la taille du meuble. Se pourrait-il qu'il y ait un double fond ? Avec d'autres documents ? Excité cette fois, je lutte avec moi-même pour ne pas courir immédiatement chez Mademoiselle Bellaire pour vérifier. Mais la nuit va être longue. 

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Je me présente chez Mademoiselle Bellaire aussi tôt que la politesse me le permet. Lorsqu'elle m'ouvre, son regard s'attarde un instant sur mes cernes et mon air hagard, mais elle ne fait aucune réflexion. Je dois déjà passer pour un fou à ses yeux. Mais après tout, son père ne l'était-il pas également ? « Je vous prie de m'excuser de vous déranger à nouveau, mais j'ai l'impression d'être passé à côté de certaines choses en consultant les souvenirs de votre père. Auriez-vous la bonté de me laisser encore un peu de temps dans cette pièce ? » Avec son petit sourire que je commence à connaître, elle s'efface et me laisse pénétrer chez elle. Je me retiens pour ne pas courir jusqu'au débarras. « Merci encore de votre obligeance, mademoiselle. Je m'abstiendrai de déranger quoi que ce soit. » Sitôt entré, je me précipite vers le secrétaire et ouvre fébrilement le fameux tiroir. J'enlève précautionneusement les documents déjà consultés, et tape délicatement sur le fond. Il sonne creux ! Il y a donc bien un double fond. Je cherche en vain le mécanisme. Décidément, Monsieur de Champigny avait raison, je n'ai aucun talent hormis la reconnaissance de la peinture. J'ai besoin d'un spécialiste. Je sors de la pièce et demande à Mademoiselle 16


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Bellaire si je peux faire venir un de mes amis pour m'aider dans mes recherches. Elle accepte gentiment. J'appelle donc mon ami Thibaut, ébéniste spécialisé dans la restauration des meubles anciens. J'insiste sur le caractère urgent de ma requête. J'alterne les menaces et les flatteries. Il finit par accepter, plus probablement par curiosité que par désir de me rendre service, mais au moins il arrive. Son coup de sonnette me fait sursauter. Décidément, je prends cette affaire bien à cœur. Je le présente à Mademoiselle Bellaire comme un expert en documents anciens. Il hausse les sourcils, étonné, mais a la bonté de ne pas me contredire. Nous nous retrouvons tous deux dans la petite pièce aux souvenirs, où je lui expose ma demande. C'est alors qu'une petite étincelle apparaît dans son œil. Il est dans son élément. Je le laisse opérer en rongeant mon frein. Quand enfin un déclic annonce le succès de ses manipulations, je pousse une exclamation de joie. Il me regarde avec surprise. « Dis donc, tu t'attendrais à trouver des lingots d'or que tu ne serais pas plus excité. Pour ta gouverne, il n'y a là qu'un vieux cahier tout abîmé. C'est bien la peine de se donner tout ce mal. Enfin, je t'envoie ma facture, comme d'habitude. » Cette vieille plaisanterie ne me fait même pas sourire. Comme en transe, je fixe ce qu'il tient dans 17


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sa main. J'ai reconnu l'écriture de Ravillet. Je lui arrache presque le manuscrit des mains et là je manque de défaillir de joie : c'est apparemment le journal intime de Ravillet. Je serre Thibaut dans mes bras en l'assurant de ma gratitude éternelle. Il me regarde d'un drôle d'air, et repart en bougonnant que j'ai définitivement pété un plomb. Je prends congé de Mademoiselle Bellaire en emportant le journal de Ravillet. Elle me demande si la réhabilitation de son père est en bonne voie. Je rougis en me rendant compte que c'est le cadet de mes soucis, mais je n'ose pas lui faire de la peine et lui dis que les démarches sont en cours. 

J'ai terminé la lecture du journal de Ravillet. Il était bien obsédé par ce tableau « Tempête à Dieppe », suite à un traumatisme d'enfance où il a failli se noyer. Et j'avais raison, il a peint douze tableaux quasi identiques. Il en reste donc dix à découvrir. Je sens que cette quête sera mon prochain défi. Après tout, n'est-ce pas l'une de mes spécialités ? En revanche, il n'a jamais rien peint d'autre. 18


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Mademoiselle Bellaire sera satisfaite, son père va bien être réhabilité dans le monde de la peinture. Par contre, Monsieur de Champigny va me tuer.

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Confession par Jacques Païonni

Je t’écoute mon fils… Agenouillé sur cette planche dure, inconfortable, mes articulations souffrent. Celui qui a imaginé les confessionnaux savait ce qu’il faisait. J’ai douze ans. L’abbé Godasse (Soulier de son vrai nom, mais que voulez-vous, il ne pouvait y échapper). L’abbé donc attend que je libère ma conscience. C’est ainsi. Afin de recevoir l’Eucharistie pour la première communion, chaque jeune catholique doit en passer par là. C’est le défilé. Les garçons à droite avec l’abbé, les filles à gauche avec le curé. À cette époque, les paroisses ne connaissent pas la crise de vocation. Déjà, avant moi, Alain et Gérard sont passés. Ils sont ressortis concentrés, se dirigeant directement vers les bancs, devant la chapelle. À voix basse, ils récitent leurs prières.

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Maintenant c’est à moi de déballer mon passé lourd de fautes. Un bruit de verrou et, derrière le petit quadrillage de bois, le visage de l’abbé paraît. — Je t’écoute mon fils. — J’ai dit des mots grossiers ! — Bien, continue Continue, il en a de bonnes ! Comme si c’était facile de se rappeler. Déjà, des gros mots (c’est comme ça qu’on dit en langage courant) je n’en dis pas. Presque pas… — J’ai menti à mes parents ! — Oui ! À peine. Juste quelques omissions ; le cahier à faire signer qui sort du cartable le lundi matin. Le célèbre « j’ai pas de leçon » pour aller plus vite jouer au foot… C’est fou ce que les parents sont naïfs. Maintenant il faut trouver quelque chose. Je ne vais pas m’en tirer comme ça. Voyant mon hésitation, l’abbé m’aide un peu : — Tu as volé ? Ha oui, voler, ça m’est arrivé pas plus tard que jeudi dernier. En sortant du caté, avec les copains on a piqué chacun une pomme sur l’étal de l’épicier. Mais ça, pas question de le dire. L’abbé et l’épicier 22


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sont copains, ils jouent aux cartes ensemble chez Raoul, le bistrot de la place. — Non, je n’ai pas volé. — C’est bien. Mais tu as peut-être désobéi ? À ton maître ou à tes parents ? Je réfléchis. Dois-je avouer ? La seule chose que l’on m’interdit, c’est de franchir la clôture du jardin du couvent. Seulement elle borde le terrain de foot, et quand le ballon va de l’autre côté, impossible de faire autrement. Pas question de parler de ça, il faut trouver autre chose… — J’ai désobéi à ma mère. — En quelle occasion ? Tu parles si j’ai compté. « Jacques, viens à table ! Oui j’arrive » bing, un péché ! Je vais lui faire une liste : — Je n’ai pas rangé ma chambre, je n’ai pas lavé mes mains… J’aperçois son visage long et anguleux derrière le tamis en bois. Il me semble qu’il endure toutes mes fautes commises. S’il savait qu’en ce moment je mens, rien que pour lui faire plaisir, qu’il ait de quoi m’infliger une expiation. Qu’il puisse faire son boulot. — Tu réciteras deux « Notre Père », deux « Je vous salue Marie » et un « Acte de Contrition ». 23


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Il me bénit et ferme le volet. C’est fini, je peux sortir. Je n’ai pas osé lui dire que l’acte de contrition, je ne le savais pas. Je ne l’ai jamais aimé. Les deux autres prières, oui, je les connais par cœur, mais celuilà, il ne passe pas. Trop technique ou trop compliqué… Il n’entre pas. Tant pis, je le saute. Pas de chance, à peine sorti de confesse, déjà je suis en faute. Je rejoins mes copains. Ils terminent leur litanie. Je me dépêche de réciter mes prières, un signe de croix et nous sortons de l’église. Il fait soleil. Alain me dit : — T’y crois toi à ces salades ? Je suis séché. — Bien sûr que j’y crois… — Mon père dit que c’est du bidon. Comment peut-on douter ? Tous les gamins de la cité vont au patronage, font leur caté et vont à la messe le dimanche. Uniquement les gamins. Les parents n’y vont pas. Les grands non plus, sauf ceux qui ont un petit frère dans l’année de sa communion ou ma sœur qui se prend pour une sainte. — Tu l’as avoué pour les pommes ? — T’es louf ! Le père Constant nous tue s’il le sait. Gérard n’y a même pas pensé. 24


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— Qu’est-ce que tu as dit ? — J’ai inventé. — Moi aussi ! Ça soulage de savoir qu’on est comme les autres. Que depuis des siècles, les gosses s’inventent des péchés pour avoir quelque chose à dire. Et que penser des bigotes qui vont à confesse chaque semaine ? Au fil des mois qui suivent, client fidèle de l’église, et surtout du patronage, je me force à imaginer des astuces pour ne plus retourner dans cette grosse boîte en bois vernis. Quand l’abbé me prend à part pour me dire : — Ça fait longtemps que je ne t’ai pas confessé ! Je balbutie un mensonge un peu gros, mais qui passe : — J’y suis allé avec ma sœur, je suis passé avec monsieur le curé. — C’est bien ! La confiance ! On ne peut lui reprocher un manque de confiance. Il me croit. Avec le recul, je n’arrive pas à imaginer les prêtres en meeting, faisant le compte des ouailles venues se confesser. Ma sœur veut devenir bonne sœur. En tout cas, tout le monde le croit, sauf moi. Le dimanche matin, 25


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nous partons à jeun à cause de la communion. Dans la poche, une petite pièce pour nous acheter un pain au lait après messe. Si ma sœur a une attirance naturelle pour le spirituel, elle en a encore plus pour les pâtisseries. La boulangerie est encore déserte avant l’office, alors qu’elle se remplit après. Nous faisons donc une déviance à la règle. Le petit Jésus (sous forme d’hostie) devra partager nos estomacs avec les gâteaux. Une fois, je lui ai posé la question, car elle est une fervente du confessionnal : — Tu le dis ça ? — Bien sûr, je suis obligée ! — Et le curé ? Il te gronde ? — Non, il me dit que je viens trop souvent. De toute façon, il est obligé de m’absoudre. C’est un mot compliqué, trop pour moi. Je préfère laisser couler. Au patronage (le patro), les activités sont variées ; foot, cinéma (en noir et blanc) balades et jeux. Et surtout, la rituelle Kermesse annuelle. Cette année-là, un concours d’affiche a lieu, et tous, grands et petits s’y mettent. Je suis Cœur Vaillant, une copie des scouts orientés catho. Chaque jeudi je lis le magazine « Cœur-Vaillant », normal. Je m’inspire des personnages d’une BD pour faire mon affiche, et comme je 26


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ne suis pas un as du dessin, je trouve une combine pour couper mes personnages en les cachant à demi derrière les lettres de la pub. Quelle fierté, c’est mon affiche qui gagne ! Je suis plutôt content. Une équipe est formée pour la reproduire en grande taille. L’abbé sélectionne cinq ou six grands, dont mon frère. Pas moi ! Les personnages de leur affiche seront bien moins ressemblants que sur la mienne, bien fait ! L’injustice d’une telle décision me fend le cœur. On ne me verra plus au patro ! Je passe ma communion. Vêtu d’une robe en aube blanche, je me sens ridicule. Un cierge en main je défile avec mes copains, les garçons à gauche, les filles à droite. À cette époque je ne regarde pas les filles, je m’en fiche. Je commence à me lasser du protocole, et entre nous, le jeu consiste à traduire les paroles incompréhensibles des prières en latin. Le célèbre Kyrie eleison devient où qu’il est le hérisson, et c’est forcément des pouffés de rires à chaque fois. Je deviens rebelle, au point de relever la tête au moment où sonne la clochette… Mais là, j’ai la trouille. Premier dimanche sans aller à la messe ! — Pas question, tu te lèves et tu accompagnes ta 27


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sœur, tu as encore ta confirmation à faire ! Je me croyais tranquille, c’est reparti. Pas pour longtemps. L’heureuse tradition qui consiste à séparer les sexes me permet de lâcher ma sœur et d’aller rejoindre d’autres parias dans le parc. Quoi qu’il en soit, je me retrouve inscrit pour une année de plus au catéchisme. L’abbé Godasse nous sépare en petits groupes pour analyser des textes. Il se trouve que mon groupe est placé dans un recoin, là où est camouflé l’orgue (pas les grandes orgues, le petit qu’il faut activer en pompant avec une poignée sur le côté). Profitant de l’absence du prêtre, je me mets au clavier, et je joue pour mes copains un air que tous connaissent bien : le curé de Camaret. Pas de chance… Ou plutôt coup de chance ; l’abbé arrive sur le fait. Illico je suis viré de l’église et du caté avec la terrible menace de ne pouvoir y revenir qu’après être venu me confesser ! L’après-midi même, honteux et repentant, je me présente. Il y a la queue ! Une dizaine de bonnes femmes en noir qui me détaillent des pieds à la tête. Sûr qu’elles lisent en moi, qu’elles savent qui je suis, ce que j’ai fait ! J’attends mon tour. C’est le défilé. L’une après l’autre, elles entrent ou sortent de la cabine, vont s’agenouiller face au chœur 28


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et se prosternent en récitant des chapelets entiers de prières. Un moment, l’abbé sort pour respirer. Il vient sans doute d’absoudre une grosse quantité de pipeletteries, racontars et autres déballages de voisinage. Il a besoin d’air. Son regard croise le mien, il fronce les sourcils. Je tremble. Avec le recul, je pense maintenant qu’il s’est demandé ce que je faisais là, il avait déjà oublié ma stupidité du matin. Mais moi je compris différemment. Je me suis vu condamné à réciter des tonnes d’Actes de Contrition… Je me suis échappé ! Les confessionnaux ne m’ont jamais revu. Les églises non plus, excepté, comme tout le monde, aux mariages, baptêmes, enterrements… Et de temps en temps des visites culturelles. Les églises font partie du patrimoine incontournable et j’en ai vu de par le monde. Elles possèdent toutes leur confessionnal. Pourquoi, mais pourquoi donc, à chaque fois que j’en aperçois un, je suis poussé à faire un détour ? De France et Navarre, du Pérou à Malte, chaque fois c’est la même chose. Ma fraîcheur juvénile a dû en prendre un coup, c’est en moi. Je ne peux faire autrement que de me détourner et contourner cet objet de honte. Chaque fois je revois les yeux accusateurs de l’abbé. Il est là, il me guette. Tout confessionnal est, pour moi, un lieu de purgation, gardé secrètement en moi ! 29


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Trente ans plus tard, je débarque sur une île grecque ; Simi. Le bateau est à quai dans le port de Parnormitis, nos amis font la sieste après plusieurs heures de navigation. Une amie m’entraîne dans les petites rues aux maisons blanches, aux volets bleus. C’est une belle journée de juin, il fait chaud. Je rêve d’une bière à une terrasse. — Viens, on va monter au-dessus de la ville, le panorama doit être superbe. Je me laisse entraîner sur un sentier à chèvres. On se tord les pieds sur les cailloux, mais les parfums sont magnifiques. Nous arrivons près d’une minuscule chapelle, en pleine nature… Je pose mes fesses sur une souche pour admirer la vue. Elle s’approche de moi et me susurre à l’oreille : — On ne l’a jamais fait dans un confessionnal ! Je bondis ! — Tu es folle ? — Ben quoi ? Tu as peur ? Peur moi ? De quoi grand Dieu… Je ne vais pas lui déballer mes obsessions. Sacré confessionnal, tu m’obliges une fois de plus à mentir. — Ça ne se fait pas, si quelqu’un venait ! 30


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— Mais il n’y a personne, on est en pleine Nature ! — On ne sait jamais… Elle est redescendue en boudant, alors qu’en chemin, une chaise isolée était là, face à la mer. Elle aurait bien fait mon affaire. Mais je n’ai pas voulu me déjuger. Un gamin, un âne, des touristes auraient pu survenir. Ce jour-là j’ai compris qu’il était temps de régler le problème. Pour la première fois, je me suis confié à quelqu’un. Quelqu’une devrais-je dire, car c’est vers ma sœur que je me suis tourné. Son parcours avait légèrement bifurqué avec ses premières surboums et le contact des garçons. Elle tient maintenant une boîte de nuit à Pigalle après avoir été reine de la nuit au Paradis Latin. Elle a écouté ma confession avec compassion et m’a recommandé d’aller en pèlerinage à Lourdes. — Justement, j’ai deux danseuses qui y vont le mois prochain, tu pourrais les accompagner. Ainsi, je me suis retrouvé dans la foule de croyants, avançant à petits pas vers la piscine. Je tombais de sommeil. M’y étant pris trop tard, je n’avais pas trouvé d’hôtel. Les filles m’avaient hébergé dans leur chambre. Ella et Vérone sont 31


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danseuses nues, elles ne connaissent pas la pudeur, vous imaginez la nuit que j’ai passée ! Je suis revenu de ce déplacement dans un état de fatigue important, n’ayant pas réglé (ni abordé) le problème des confessionnaux. Que faire alors ? C’est le hasard qui m’a sorti de l’impasse. Je randonnais avec quelques amis dans le sud de la France. Nous marchions, sac au dos depuis le petit jour, sous un soleil de plomb. La fringale commençait à titiller nos estomacs. Nous arrivions en vue d’un village surplombant une gorge où coulait une rivière. La vue était digne d’un tableau, et parmi nous, il y avait un artiste peintre. L’occasion était belle de faire une pause, mais nous voulions un coin à l’ombre. Or, au détour du chemin, un ancien monastère nous apparut, entouré de grands chênes, offrant des possibilités de s’installer pour un piquenique improvisé. Après avoir avalé les olives, les tranches de jambon de Paris et le fromage de chèvre, nous nous sommes dispersés. Certains ont choisi de faire une sieste dans l’herbe, JP s’est mis à peindre et d’autres, comme moi, sommes rentrés dans le monastère. L’endroit était propre, entretenu, les boiseries lustrées, comme si les moines habitaient encore les lieux. Mes amis se sont enfoncés dans la chapelle. J’ai 32


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préféré en faire le tour. Sur le côté, il y avait un vieux cimetière. Quelques herbes sauvages délimitaient des monticules sur lesquels une simple croix de bois était plantée. Pas de nom, rien pour identifier ceux qui dormaient là depuis peut-être des centaines d’années. Un courant d’air glacial m’a soudain enveloppé. J’ai frissonné, troublé par ce phénomène, un peu inquiet. Je me suis éloigné et j’ai rejoint mes compagnons, dans la chapelle. Mon visage devait être pâle, car ils m’ont regardé avec curiosité. — Ça va Jacques ? Tu es tout drôle. — Ah bon ? Non, tout va bien, ai-je menti. J’ai contemplé l’intérieur de la chapelle. Il y avait un orgue majestueux suspendu au-dessus du portail. Un petit escalier en colimaçon permettait d’y grimper. Je m’y suis laissé porter comme un automate. C’était une vieille machinerie compliquée, il m’a fallu plusieurs minutes pour en comprendre le fonctionnement. J’ai commencé à jouer, lentement, en cherchant les touches. Une berceuse de Jehan Alain. La musique s’est installée dans la chapelle, elle a envahi l’espace, vibrante et vivante. Curieusement, je ne me sentais pas seul, j’étais comme accompagné, comme habité. La dernière note a résonné longtemps avant que mes amis applaudissent. Michel a crié « encore ». J’ai tâtonné, 33


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les touches, encore sous l’emprise de cette sensation vivante… les notes sont venues seules… J’ai joué « le curé de Camaret », comme une marionnette, me laissant guider par cette présence… Les harmonies rendaient la mélodie difficile à reconnaître pour des non-initiés, la majesté des accords qui résonnaient dans les bourdons, ces gros tubes d’étain, emplissait le site de consonances féeriques. Dans un sursaut, je me suis arraché à ce pressentiment d’influence, la musique a cessé. Le silence est revenu lentement. Je suis redescendu vers mes amis, ils se dirigeaient vers la sortie, personne n’avait été chagriné ou outré du dernier morceau joué. Je me suis retrouvé seul. Devant moi, un meuble rustique en bois noir occupait un angle ; le confessionnal ! Je m’en suis approché à pas de loup, sans peur, mais avec le doute d’en voir surgir un abbé en soutane. Un rideau obstruait la place du pécheur. Je l’ai écarté pour jeter un coup d’oeil, puis j’ai entrebâillé la porte de l’isoloir. Je m’y suis installé en refermant la porte sur moi. J’ai écarté le volet de bois pour vérifier si le prêtre pouvait reconnaître son paroissien. Rien, je ne ressentais rien. Ce lieu ne m’impressionnait pas, contrairement à mes craintes. Une voix dans la chapelle m’a appelé. Elle était 34


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faible, ténue. Des pas se sont approchés du confessionnal. Je ne disais rien, restant silencieux, persuadé qu’un de mes amis me cherchait. Une silhouette est passée. Une bonne blague à faire, au moment où elle était toute proche, j’ai cogné contre le bois en poussant un cri rauque. Rien ! Pas de réaction. Je suis ressorti de la chapelle, mes amis s’équipaient pour repartir. Je les ai rejoints. — Où étais-tu ? On te cherchait. — Dans le confessionnal. Vous n’avez vu personne sortir avant moi ? — Personne, il n’y a que nous ici… Pourquoi ? — Rien ! ai-je menti. Un courant d’air m’a décoiffé, presque caressé. J’ai pris conscience de ma bêtise. J’ai corrigé : — J’avais cru voir une ombre, une présence. Ils ont ri. — Tu as vu un fantôme. Ils sont partis, me laissant en arrière. Je me suis retourné pour contempler une dernière fois la chapelle. Alors, j’ai remarqué une chose sur un muret. Comme un clin d’œil, un pardon, une excuse, une 35


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sorte de complicité. L’explication d’un destin partagé : Un soulier !

J. P

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Le dossier

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Bonjour. Je suis tombé par hasard sur le texte signé J. P. Quelle ne fut pas ma surprise d’y découvrir mon nom. En effet, je suis l’abbé Claude Soulier, celui qui est surnommé l’abbé Godasse dans son texte. Passé ma première surprise, j’ai fouillé ma mémoire pour retrouver trace de ce que prétend ce monsieur. Il se trouve qu’en effet, j’ai bien organisé un concours d’affiches lorsque j’encadrais des jeunes dans la paroisse de Sceaux. Je me souviens que, si son projet avait beaucoup plu, l’auteur n’avait démontré aucun talent, d’ailleurs un stratagème astucieux lui permettait de cacher ses sujets derrière des lettres. C’est pourquoi j’avais décidé de ne pas l’intégrer à l’équipe qui devait réaliser l’affiche en grand. À cette époque, il était normal que les enfants passent à confesse. Je déplore que cette pratique soit tombée en désuétude. Quoi qu'il en soit, si le Jacques est celui dont je me souviens, je tiens à rectifier quelques détails importants. L’enfant en question n’était pas si sage qu’il essaie de le faire croire. Je savais par des voisins, sa sœur et la mère supérieure des carmélites qu’il n’avait pas du tout l’attitude d’un petit ange : Il prétend qu’il ne passait la clôture du couvent que pour aller récupérer le ballon de foot. C’est faux ! Il prenait plaisir à piller les arbres fruitiers et le potager, mangeant des radis, des carottes, des prunes 38


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ou des pommes qui auraient dû terminer sur la table des nonnes. Il doit s’en souvenir, car par espièglerie, il cueillait les fruits encore verts, ce qui lui a causé pas mal de désagrément d’ordre digestif. De plus, les nonnes ayant fait vœu de silence, et de ce fait ne pouvant répondre, il les provoquait en les sifflant et même en leur montrant son Zizi. Même s’il n’avait que huit ou neuf ans, ce n’est pas le geste d’un petit saint. Et comment oublier ce numéro d’orgue dans l’église. À le lire, on jurerait qu’il ne l’a fait qu’une fois, alors qu’il m’a fallu des mois pour le confondre. J’ajoute à son dossier ; - Qu’il mettait des têtards dans le bénitier. - Qu’il y organisait des concours de pêche. - Qu’il nouait la chasuble du curé afin qu’il ne puisse l’enfiler. - Qu’il mettait du vinaigre dans le vin de messe. - Qu’il collait du coton dans la clochette de messe. - Qu’il raccourcissait la corde des cloches, obligeant le bedeau à grimper sur une chaise pour les sonner. - Qu’il mettait du cirage sur le prie-Dieu du confessionnal. - Qu’il glissait des images cochonnes dans les 39


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missels. Et j’en passe… Ce monsieur vous ment !!!

Abbé Soulier.

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Couvent des carmélites Direction générale Gestion du personnel Madame, Monsieur, Ayant pris connaissance par mon ami l’abbé Soulier du différend qui l’oppose au sieur Jacques P. , je crois de mon devoir d’apporter un témoignage digne de foi en ce qui concerne les mœurs de ce monsieur. En effet, à cette époque, j’étais une jeune carmélite, appartenant à la congrégation du couvent de Sceaux. Nos bâtiments bordaient le terrain de football, à peu de distance de la cité de la rue de la Chrétienté. Je me souviens très bien de cette bande de gamins qui, utilisant des arbustes souples, écrasaient la clôture en grillage pour venir piller nos plantations. Ces petits effrontés n’avaient peur de rien, ils nous narguaient, nous montraient leur derrière, voire plus, et nous interpellaient. Le résultat fut que, dans un premier temps nous abandonnâmes notre verger afin de nous retrancher derrière les murs du couvent. Murs qu’ils ne tardèrent pas à escalader pour venir voler des 41


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châtaignes. Je me souviens particulièrement de celui qui devait être un des meneurs. Âgé de dix/douze ans, il s’en prenait surtout aux jeunes religieuses, ne cachant pas ses idées perverses. J’ai vu ainsi deux novices chassées du couvent pour avoir dérogé à la règle du silence. J’ajoute que notre couvent a déménagé, chassé par la fronde de ces petits vauriens, nous avons quitté la région parisienne et sommes à présent installées dans un village du Vaucluse.

Mère supérieure Anne de Tendukuine

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Madame, Monsieur, Mon ami Jacques P. m’a informé qu’une campagne diffamatoire se fomentait contre lui. Il me demande d’apporter une rectification aux dires d’une certaine Mère Anne, religieuse de son état. J’ai grandi dans la même cité que Jacques, et j’affirme que nous n’avons jamais franchi la clôture du couvent sans un motif sérieux ; aller chercher un ballon par exemple. Il faut savoir que le couvent était un lieu très impressionnant pour nous, et que c’est toujours avec la crainte d’être vus que nous y allions. J’avoue cependant qu’il est vrai que nous en profitions pour aller grappiller au passage quelques fruits ou légumes (pas souvent mûrs), et qu’au cours d’une de ces expéditions, l’abus de prunes vertes avait provoqué chez les jeunes enfants que nous étions une colique fulgurante. Nous dûmes baisser culotte pour nous soulager. C’est dans cette position que nous fûmes surpris. Les sœurs s’étant plaintes à la mairie, des policiers sont intervenus auprès de nos parents et nous fumes sévèrement corrigés. La mairie prit en charge les travaux de réparation de la très vieille clôture. Bien joué les bonnes sœurs. De plus, étant à présent chef d’entreprise dans le bâtiment, j’ai participé aux négociations d’achat des 43


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propriétés du couvent. Les bâtiments classés ont été réhabilités en lieux culturels et les terrains jouxtant le parc de Sceaux ont permis une opération immobilière de grand luxe. J’affirme que les sœurs n’ont pas été chassées par une bande de gamins, mais uniquement par le chèque d’un montant substantiel que leur a versé la SCI Montroux. Elles ont pu racheter un vaste domaine dans le sud où elles produisent un vin de qualité, du miel et des livres d’art.

Louis Montroux PDG de la SCI Montroux.

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Confession

Bonjour Je m’appelle Vérone Lemarchant. Je tiens à témoigner que monsieur Jacques P. n’a aucune responsabilité dans le fait que, novice, j’ai quitté le couvent des carmélites de Sceaux. S’il est vrai qu’il y avait eu un courant de sympathie entre ce jeune garçon de 17 ans et moi, c’est uniquement parce que, cloîtrée dans un silence pesant, ne pouvant me confier à quiconque sans enfreindre la règle, excepté lors de confesse auprès de l’abbé Soulier, j’ai trouvé auprès de lui une amitié sincère et réconfortante. Je n’ai jamais su comment la mère supérieure avait eu connaissance de cette relation, mais confrontée au conseil de discipline, face à la mère et à l’abbé, j’ai préféré abandonner le voile et revenir à la vie civile. J’ajoute qu’à cette époque, grâce à Jacques qui m’a présenté sa sœur, je ne me suis pas retrouvée à la rue. Nicole venait d’ouvrir son cabaret rue Labat. J’ai gardé de bonnes relations avec Jacques que je ne vois que rarement, mais qui reste un ami fidèle.

V Lemarchant. 45


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Hello I am John Comred. Je visitais la France, good pays quand j’ai rencontré Jacques. Il m’a servi de guide. Il était étudiant et il connaissait beaucoup de choses sur l’art. J’ai pu, grâce à lui, rapporter à New York des objets précieux tenant à l’art religieux du XIV siècle. Notre collaboration a duré plusieurs mois, sans aucun problème. C’est aussi grâce à lui que j’ai rencontré celle qui devait devenir ma troisième femme : Ella, une amie de sa sœur. Il est le parrain de notre fils Jack.

J.W Comred. Chaiman of Comred Ltd.

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Confession

Monsieur l’avocat Vous m’avez demandé, suite à la plainte que l’abbé Soulier a déposée contre Jacques P. de vous écrire pour vous apporter mon témoignage sur ce que j’avais pu retenir de ces années-là. À l’époque des faits, j’étais le bedeau de l’église de Sceaux. Ne m’en veuillez pas si ma mémoire n’est plus très précise sur les dates, mais j’ai 95 ans et même si j’ai gardé bon pied bon œil, ici, à la maison de retraite, il m’arrive de mélanger certains souvenirs. L’enfant dont il est question était un bon petit gars, serviable et d’un comportement très agréable, même si certains disaient de lui qu’il était un chenapan. Il m’a souvent aidé dans la préparation de la messe. Il s’occupait des burettes qu’il remplissait pendant que j’installais les bancs dans l’église, et j’avais toute confiance en lui. Par exemple, quand l’abbé, qui devait célébrer quatre baptêmes le même jour a eu son malaise ; il titubait le pauvre et voulait bénir un grand-père au lieu du bébé. C’est le petit Jacques qui a prévenu monsieur le curé et qui a permis à la cérémonie de continuer. L’abbé a été très malade jusqu’au lendemain. Il a prétendu que le vin de la messe du matin avait un goût de gnôle et m’a accusé... J’en ai 47


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été fâché. Cependant, l’abbé était juste, et pour l’affaire de l’affiche, il a pris la bonne décision, Jacques dessinait très mal. D’ailleurs je reconnaissais facilement son style sur les graffitis inscrits derrière l’église, ils étaient souvent drôles et je me suis toujours arrangé pour les effacer avant que le curé ne les voie. Je pense que le différend entre l’abbé et Jacques a réellement commencé au cours du match de foot. L’abbé avait fait deux équipes, lui et les grands contre les petits. C’est vrai qu’il n’aimait pas perdre. Et ce jour-là, Jacques a d’une part, marqué les deux buts contre les grands, mais en plus, il a fait un croche-pied à l’abbé l’envoyant rouler dans la boue. Il y a eu penalty, mais l’abbé a raté son tir et envoyé le ballon de l’autre côté de la clôture, chez les sœurs. C’est Jacques qui a dû aller le récupérer, l’abbé lui faisant la courte échelle. L’abbé a toujours été un bon prêtre, très ouvert et à l’écoute des gens. Il n’avait qu’un petit défaut, le poker chez Raoul avec l’épicier. Je me porte garant pour lui et regrette ce différend, car tous les deux m’ont laissé de bons souvenirs. Lucien, ex-bedeau. 48


Confession

Monsieur le juge, ci-dessous un extrait d’une lettre de la sœur de Jacques P, interceptée par le contrôle et figurant au dossier de son procès.

Mon cher Jacques, Je t’envoie des nouvelles du cabaret et des filles. Ici tout le monde a été surpris par ton arrestation. Le bruit court que tu aurais été dénoncé comme proxénète par jalousie, on pense à la petite Annette ou à Magali. Sans preuve, nous ne saurons jamais. Quoi qu'il en soit, les flics ne pourront rien prouver, car le fait de manager des filles en boîte de nuit n’a rien à voir avec la prostitution. C’est ce que j’ai expliqué à la juge. Par contre, la découverte des pièces d’art religieux trouvées dans ton appartement de la rue Blanche va peser lourd. La juge m’a parlé de deux ans de prison. Je pensais mettre le trafic en veilleuse pendant quelque temps, mais le hasard va nous être favorable. Tu te souviens que nous avions retrouvé l’abbé Godasse au club 43. Sa passion pour le poker lui a joué un vilain tour et va nous servir. Il a contracté une grosse dette de jeu, et je lui ai prêté l’argent. En échange, il va nous aider dans notre commerce. 49


Confession

J’espère que tu ne désespères pas trop, on m’a dit que la Santé était une prison assez cool. Je passerai te voir la semaine prochaine.

Nicole

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Confession

Monsieur le juge, Conformément à votre demande, voici les extraits des casiers judiciaires demandés : Abbé Soulier : 1 condamnation pour recel d’œuvres d’art. Amnistié en mai 1981. Jacques P : 1 condamnation pour recel d’œuvres d’art. 1 condamnation pour proxénétisme Amnistié en mai 1981.

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Confession

Monsieur le juge, Après la confrontation, et sur les conseils de mon avocat, j'ai décidé de retirer ma plainte contre Jacques P. Le Seigneur n'a-t-il pas dit de pardonner à ceux qui nous ont offensés ? Je ne suis qu'un homme, même si je suis prêtre, et la colère m'a aveuglé. Je prierai pour vous, salutations distinguées.

Abbé Soulier

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Confession

Cher abbé, Je viens d'apprendre que tu avais retiré ta plainte et je t'en remercie, ce stupide malentendu nous a éloignés un peu plus l'un de l'autre. Puisque tu passes l'éponge sur mes velléités de devenir écrivain, je te propose de venir au cabaret boire le verre de l'amitié. Les filles s'en réjouissent d'avance. De plus, Nicole a aménagé une des caves, elle y a installé des tables de jeu. Les cartes t’attendent. Pour te prouver que je n'ai pas de rancune, je te rends les trois soutanes que je t'avais gagnées au poker. Et comme je suis généreux, j'y ajoute une paire de godasses...

Jacques ***

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Impostures par Macha Sener

Madame Cholet trottine tranquillement vers la boulangerie. Elle porte, aujourd'hui comme tous les jours, une robe noire informe sur son corps un peu voûté. Un foulard terne couvre ses cheveux gris tirés en arrière, des chaussures de marche bleu marine couvrent ses petits pieds rapides. Madame Cholet a soixante ans, quatre-vingts ans... ou cent ans peutêtre. Elle n'est qu'une vieille dame, calme et tranquille, qui vient de s'installer dans le quartier. Faubourg d'une petite ville de province, c'est un quartier sans tapage et sans joie, où il ne se passe rien. Le matin, la plupart des habitants partent travailler vers la ville, généralement en transports en commun. Les enfants, eux, sont parqués pour la journée dans les écoles et les garderies, et les vieux marchent timidement dans les rues, à petits pas, comme Madame Cholet. Le soir, les parents reviennent par leurs autobus ou leurs trains, et rentrent chez eux en prenant leurs enfants au 55


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passage. Il n'y a alors plus personne dans les rues. Les vieux sont terrés devant leur poste de télévision. Il n'y a pas de jeunes dans le quartier, sages ou dissipés ils sont tous à la grande ville. Il n'y a pas de couleurs sur les balcons, ni sur les peaux. Il n'y a pas de gaieté dans les cœurs. Madame Cholet est arrivée à la petite boulangerie du coin de la rue. Dans la file d'attente, elle répond à demi-mots aux questions d'une de ses consœurs, membre de la tribu des petites vieilles qui suivent leurs routines, les quotidiennes, les hebdomadaires, les mensuelles, sans hâte ni état d'âme. Aujourd'hui, c'est lundi. C'est le jour du pain. Une fois par semaine, « on vient prendre un demi-bâtard, oh c'est qu'il n'en faut pas beaucoup plus, on a de petits estomacs à nos âges, n'est-ce pas ? » Madame Cholet répond dans un hochement de tête. « Oui, oui, c'est sûr, et de petits appétits. Un demi-bâtard pour moi aussi ! » Sa voisine de file enchaîne un sourire satisfait. Et poursuit son bavardage. — Vous êtes bien arrivée le mois dernier, n'est-ce pas ? Ce n'est pas trop dur de s'habituer à un nouveau quartier ? Vous étiez où avant ? Dans votre famille ? Moi c'est bien simple, je ne vois plus du tout mes enfants. Quelle tristesse cette génération ! Je 56


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crois qu'on leur a trop donné, voilà ce que je dis. Ils n'ont pas eu assez de vrais soucis, c'est pas comme nous. Alors, tout leur est dû, et ils ne veulent pas s'embêter avec les pauvres vieux que nous sommes ! Si c'est pas malheureux une telle ingratitude ! Prenant à peine le temps de reprendre son souffle, la vieille reprend : — Et à quelle pharmacie vous allez ? Je vous demande ça parce que je ne vous ai jamais vue chez Monsieur Darant. Pourtant, il est bien, Monsieur Darant. Il est serviable et il a toujours tout sous la main, au pire il passe une commande et on a tout le lendemain. Moi je vais toujours chez Monsieur Darant. Si vous y allez, vous pourrez lui répéter ce que je vous ai dit, hein. Moi il me connaît bien, diteslui que vous venez de la part de Madame Henry, avec un i grec. C'est important le i grec, parce qu'il y a une Mademoiselle Henri avec un « i », et ce n'est pas moi. La vieille rit, puis ajoute : « En plus, elle est beaucoup plus vieille que moi ! » Puis Madame Henry prend congé de Madame Cholet, pour rentrer soigner ses chats. « Parce que les chats aussi, ils vieillissent et ils ont besoin de soins. Et de compagnie. Même s'ils ne le montrent pas autant que les chiens, il faut quand même s'en occuper, et leur parler, et être auprès d'eux. Mais les chats, pas besoin de les sortir pour faire leurs besoins au parc. Heureusement, hein, parce qu'avec les 57


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douleurs... et ce temps qui reste humide là, ça n'arrange rien. » Enfin, Madame Cholet peut se libérer de cet assommant bavardage et rentrer chez elle. Une fois la porte de son petit appartement refermée, elle pousse un profond soupir de soulagement. Elle enlève le fichu terne, et les cheveux gris, la vieille robe noire, et les postiches qui déforment sa silhouette. Madame Cholet, alias Mélanie Chapirot, coiffe devant son miroir ses splendides cheveux roux, abîmés par le filet serré sous la perruque. Puis, elle se passe sur le visage un papier recouvert d'une épaisse crème blanche, pour enlever le maquillage. Elle maudit ses postiches, son grimage, ses chaussures basses et sa robe noire et moche. Elle maudit les petites vieilles qui la fatiguent de leurs discours lassants, de leurs commentaires convenus et de leurs questions insidieuses. Elle maudit surtout Paul Lafloque, dit Paulo le désosseur, qui la recherche depuis six longs mois. Et elle se dit qu'il vaut mieux, malgré tout, continuer ces simagrées que de tomber entre les mains de Paulo ou de ses sbires. Mélanie remet d'un air dégoûté la robe noire dans la penderie, à côté de deux autres robes noires quasiment identiques. Dans un profond soupir, elle se rappelle les jolis tailleurs et les tenues sexy et 58


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colorées qu'elle pouvait mettre avant, quand elle travaillait pour Paulo au club 43. Jolie jeune femme au regard mutin et à la chevelure flamboyante, Mélanie n'a jamais fait d'études supérieures. Pourtant, elle a déjà joué les secrétaires médicales, les comptables, les étudiantes en architecture, les riches héritières et, pour Paulo, une avocate fondée de pouvoir d'origine italienne, fraîchement débarquée en France avec des diplômes intraduisibles, experte en comptes « discrets » grâce à un oncle calabrais. Quand elle est partie avec la caisse, Paulo le désosseur, avait failli en mourir d'apoplexie et de rage. Une rapide enquête lui avait fait savoir qu'il n'était pas le premier à se laisser prendre au joli sourire de Mélanie Chapirot alias Margarita Andressi, et qu'il ne faisait qu'allonger la liste des petits truands qu'elle avait bernés. Avec le pactole qu'elle lui a détourné, elle peut encore tenir largement plusieurs mois sans inventer de nouvelle manigance. Et puis, une petite vieille ça consomme peu, ça vit chichement. Avec la vie qu'elle mène maintenant, son pactole lui permet même peutêtre de vivre encore un an. Un an ! À mettre cette horrible perruque et cette robe infâme ? Un an, pour 59


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se faire oublier de Paulo, de ses amis, des amis de ses amis, même de ses ennemis aussi, et surtout de ses armes... Mélanie s'installe devant son poste de télévision allumé. Elle coupe une tranche de son demi-bâtard, tout frais rapporté de la boulangerie, et entame une tablette de chocolat au lait pour accompagner sa tartine. Avec un thé fumant et les programmes lobotomisants de l'après-midi, la voici tout à fait dans la peau d'une Madame Cholet. Il ne manque plus que le chat sur les genoux, se dit-elle tristement en baissant la tête. Le lendemain, Mélanie, sous le grimage et l'accoutrement de Madame Cholet, sort de son petit appartement étouffant pour faire une promenade à l'air libre. Cette promenade a aussi pour objectif de lui rapporter de précieuses informations. Il faut qu'elle sache à quelle distance se trouve Paulo de sa cachette, et pour cela il faut qu'elle se connecte à Internet. Mais une petite vieille qui part acheter un ordinateur, ce n'est pas très discret. Surtout au moment de rapporter l'engin à la maison. Utiliser les services d'un cybercafé avec cette couverture n'est pas facile non plus. Alors, Mélanie cherche des idées, en prenant l'air sur un banc dans le petit parc en bas de sa résidence. Où elle se fait très rapidement accoster par la 60


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Madame Henry de la boulangerie de la veille. C'est à croire que cette bavarde l'attendait derrière un tronc d'arbre ! Mélanie se méfie mais, par expérience, elle sait qu'il vaut mieux se montrer très affable plutôt que trop sauvage. Quelqu'un qui se cache ou se tait attire beaucoup plus l'attention qu'un vague sourire et une phrase banale et imprécise en réponse à des questions indiscrètes. Et pour être indiscrète, cette Madame Henry l'est décidément beaucoup, autant qu'elle est commère. Elle raconte à Mélanie ses habitudes, ses lieux fétiches, ses amis, morts ou vivants, et aussi - très longuement - la biographie complète des différents médecins du quartier, de leurs réputations respectives, des facilités ou difficultés à se procurer tel ou tel médicament... Une véritable obsession de la maladie et des douleurs anime la pauvre vieille. Mélanie préférerait en savoir plus sur les magasins d'électronique et les accès libres à des postes informatiques connectés sur la Toile, mais elle n'a pas vraiment le choix du sujet de conversation. Alors, elle écoute d'une oreille distraite, et polie, la généalogie de tous les vieillards du quartier. Jusqu'au moment où un mot magique émerge de la logorrhée de la vieille. Elle a un ordinateur chez elle, cette rombière. Un ordinateur sur lequel vient jouer chaque semaine un petit voisin d'une douzaine d'années. 61


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Mélanie croit rêver. À son tour, elle demande quelques explications à cette femme qui devient, en quelques minutes, sa meilleure amie. — Oui, c'est ce gamin, là, Antoine. Pauvre gosse, ses parents le déposent tous les mercredis chez leur tante. Vous savez, cette Mademoiselle Henri dont je vous ai parlé. Qu'est-ce qu'elle est vieille, cette femme-là ! À son âge, on ne peut plus s'occuper correctement d'un enfant. Ah ! Vraiment, les jeunes parents de maintenant, ce ne sont que des irresponsables. Il pourrait arriver n'importe quoi à ce garçon quand il passe la journée avec cette pauvre femme qui est presque grabataire. Et Madame Henry expose sans vergogne les problèmes de santé de sa voisine, en long et en large, avec une avalanche de détails. Mélanie a toutes les peines du monde à la faire revenir au sujet qui l'intéresse vraiment. — Mais vous avez un ordinateur ? Drôle de machine, quand même ! Et vous savez vous en servir ? — Oh, pas vraiment. Ce sont mes enfants qui me l'ont offert pour Noël. Quelle drôle d'idée, on voit bien qu'ils ne se sont pas cassé la tête ! Ils ont dû en acheter un pour chacun de leurs fils, et ils en ont eu trois pour le prix de deux ! Je suis sûre qu'il y a quelque chose comme ça là-dessous. Que voulezvous que je fasse d'un ordinateur, moi ? En tout cas, 62


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Antoine, lui, il sait s'en servir. Plusieurs fois, il a essayé de m'expliquer, et puis il a renoncé. Comment voulez-vous que nous nous mettions à l'informatique à nos âges ? C'est que nous n'avons plus la même concentration, ni la même mémoire qu'à vingt ans. Il faut admettre que le temps passe, et que la santé décline. Et Madame Henry retourne aux longs récits de ses consultations avec ses médecins fétiches, du contenu de ses ordonnances, des charmes de son pharmacien préféré... Mélanie décide que cette femme sera sa guide et son sauveur, à son insu. Puisqu'il faut se montrer à la pharmacie pour faire partie du clan, elle ira. La plus grande difficulté étant de trouver une ordonnance à falsifier, si elle pouvait faire d'une pierre deux coups, et récupérer en même temps ordonnance et ordinateur ? Pour se faire inviter sans avoir à rendre la politesse, Mélanie dès qu'elle peut reprendre la parole se plaint de sa solitude, et de l'exiguïté de son logement. L'hameçon est avalé immédiatement par une Madame Henry avide de papotages et de compagnie, qui invite aussitôt sa nouvelle amie à prendre le thé chez elle, pour le lendemain. « Ah non, en fait demain c'est mercredi, c'est le jour d'Antoine, mais vous viendrez jeudi, hein, jeudi, qu'est-ce que vous en pensez ? » Mélanie accepte avec un tendre sourire. 63


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Mélanie passe toute la journée du mercredi à se morfondre dans son appartement. Elle sait que l'impatience n'est pas d'une grande aide. L'art de la manipulation demande une patience infinie, mais aussi de saisir sa chance au bon moment, sans la laisser passer. Mélanie qui n'a pas cent ans, mais à peine le quart a du mal à se contenir. Demain, il ne faut pas qu'elle rate son coup. Elle dresse la liste des éléments dont elle a besoin pour poursuivre son but. Idéalement, elle doit mettre la main sur un ordinateur avec une connexion Internet, et une ordonnance qu'elle pourra utiliser avec sa carte de sécurité sociale trafiquée. Pas simple. Elle échafaude toutes sortes de scénarios, en fonction de ce qui pourrait arriver et de ce qu'elle pourrait trouver chez Madame Henry. Comment faire pour apporter discrètement des éléments électroniques, et installer de nouveaux logiciels, si l'ordinateur n'est pas connecté sur Internet, par exemple ? Enfin, le jeudi après-midi arrive. Heure du thé. Mélanie est passée à la petite boulangerie prendre quelques gâteaux avant d'aller à l'appartement de Madame Henry. Sur les boîtes aux lettres, elle voit que Madame Henry habite au quatrième étage. Mademoiselle Henri au troisième. Elle monte les étages à pied le cœur battant, s'arrête au troisième pour bien repérer les lieux. La porte sera facile à 64


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ouvrir. Ça s'annonce bien. Au quatrième, sa nouvelle amie lui ouvre la porte en souriant. La cérémonie du thé et des petits gâteaux commence, dure, s'éternise, Mélanie croit mourir d'ennui. Enfin, son hôtesse s'éclipse pour aller aux toilettes, non sans avoir d'abord raconté à Mélanie par le menu ce qu'elle va y faire, pourquoi et comment. Enfin, Mélanie peut rapidement visiter le reste de l'appartement, localiser l'ordinateur, et constater avec soulagement que la machine est déjà connectée sur Internet. Voici déjà un problème de réglé ! Maintenant, se renseigner sur les horaires de l'une et de l'autre... et dès le retour de Madame Henry, qui retrouve Mélanie assise bien sagement devant sa tasse de thé, la jeune femme obtient les précieux renseignements. Son hôtesse lui raconte le programme de son week-end, toujours le même depuis de nombreuses années, et s'étonne ostensiblement de ne pas encore avoir vu Madame Cholet à la messe du dimanche. Mélanie répond avec un petit sourire qu'elle est protestante, et Madame Henry se confond en platitudes gênées, n'osant questionner son invitée sur les détails de sa religion. Quant à Mademoiselle Henri, elle est toujours chez elle, se fait tout livrer et ne sort jamais. Elle éteint chaque soir ses lumières dès 19 heures. « C'est à dire dans... un quart d'heure 65


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déjà ! Oh, mais qu'est-ce qu'il est tard ! » Mélanie présente ses excuses pour être restée jusqu'à cette heure avancée. Mais c'est vrai que lorsqu'on est en bonne compagnie, on ne voit pas le temps passer. Non, vraiment, elle ne veut pas dîner, elle ne veut pas déranger, elle va vite rentrer chez elle, mais merci beaucoup, elle a passé un excellent moment, vraiment. Madame Henry l'accompagne jusqu'à la porte de l'ascenseur. Mélanie la remercie chaleureusement pour cet après-midi délicieux, et attend la fermeture de la porte de l'ascenseur pour dégrafer le sourire accroché à son visage. Une fois arrivée au rez-dechaussée, elle attend encore quelques instants avant de remonter discrètement par l'escalier. Comme elle s'en est doutée, la porte de l'appartement de la vieille Mademoiselle Henri est très facile à crocheter. Un modèle d'antiquité, sans aucune sécurité. Une fois à l'intérieur, Mélanie retient son souffle. L'appartement est plongé dans l'obscurité, et aucun bruit ne se fait entendre. La jeune femme sort de la poche de son vieux manteau une petite torche électrique, et pénètre dans le salon sur le bout de ses chaussures orthopédiques. Avec le faisceau de sa lampe, elle éclaire parcimonieusement, morceau par morceau, une pièce vétuste et encombrée. Enfin, elle repère une pile de papiers sur un guéridon. En s'approchant, elle remarque une 66


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odeur d'urine et de vieillesse, dont semblent empreints tous les meubles, murs et tapis. Mieux vaut ne pas s'attarder ici, pense-t-elle. Parmi tous les papiers, elle trouve plusieurs ordonnances, dont l'écriture sera facile à maquiller. Le souffle court, le cœur dans la gorge, Mélanie repart très rapidement, remettant dans ses grandes poches la lampe et les papiers convoités. Elle presse le pas dans les rues désertes. À cette heure, tout le monde est déjà rentré chez soi par ici, il ne faut pas faire exception, ne pas se faire remarquer par un comportement différent. Vite, vite, Mélanie rentre chez elle, et s'installe avec son attirail de mystificatrice sur le coin de la table. Changer le nom sur l'ordonnance, et changer les prescriptions pour ne garder que les médicaments les moins suspects et les plus vraisemblables. Mélanie se sert des quelques compétences médicales acquises au cours de ses précédents rôles, mais aussi des renseignements pris au cours des longs monologues de sa nouvelle amie, qui se montre décidément fort utile dans l'entreprise de la jolie faussaire. Dès le lendemain, Mélanie va à la pharmacie rejoindre la file des vieux et vieilles du quartier, qui attendent de remplir leurs sacs de médicaments pour le week-end. Elle y retrouve avec une surprise feinte Madame Henry, manifestement soulagée de la voir 67


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rejoindre enfin ses pairs dans ce Saint des Saints, l'incontournable officine, lieu sacré des maux et des plaintes. Et Madame Henry est aussi ravie que Mélanie alias Madame Cholet - fasse la connaissance de Monsieur Darant, le pharmacien. Parce que Monsieur Darant, quand même, il est charmant. Ce dont Mélanie ne peut douter. C'est vrai qu'il est charmant ce jeune homme. Charmant au point d'en perdre étrangement la tête. D'une voix douce et caressante, quand Monsieur Darant parle à Mélanie, posant sur elle de magnifiques yeux bleus bordés de longs cils noirs, elle se trouble et se maudit intérieurement. Attention danger, voici que l'émotion qui l'envahit, nourrie d'hormones qu'elle n'est plus censée avoir depuis longtemps, pourrait la trahir. Heureusement que la couche épaisse de maquillage dissimule les changements de coloration de ses joues, enflammées par une embarrassante agitation. Ce n'est qu'une fois rentrée chez elle que Mélanie reprend peu à peu ses esprits. Le dimanche matin, elle profite de la messe pour rendre une petite visite à l'appartement de Madame Henry et allume l'ordinateur de la vieille. En ouvrant le logiciel de messagerie, Mélanie s'amuse à lire les messages envoyés et reçus par le jeune Antoine... et tombe des nues. Le garçon se fait passer sur un site 68


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de rencontre pour un trentenaire marié, médecin, père de deux enfants. Depuis plusieurs mois, il entretient une relation virtuelle suivie avec une femme en instance de divorce. Mélanie trouve aussi, discrètement mises à l'écart dans un dossier caché, de bizarres photographies qui interpellent sa curiosité. Soit le garçon est vraiment très avancé, soit c'est la vieille qui cache bien son jeu, mais il y a un pervers dans cette maison ! La jeune femme n'est pas là pour lancer une enquête, seulement pour entrer en contact avec ses indicateurs. Elle laisse donc de côté les interrogations concernant les mœurs suspectes des utilisateurs habituels de la machine, pour se consacrer à sa tâche. Une fois la communication établie, elle apprend avec soulagement que Paulo le désosseur n'a pour l'instant aucune piste sérieuse pour la retrouver. Elle peut donc tranquillement éteindre l'ordinateur, après avoir effacé ses traces, et poursuivre sa vie rangée de petite vieille. La semaine qui suit lui apporte quand même un moment de plaisir, malgré le bavardage incessant de Madame Henry qu'elle continue de croiser à chaque coin de rue. Mélanie a en effet rendez-vous vendredi avec le beau pharmacien. Du moins est-ce ainsi qu'elle se raconte l'histoire. Et le vendredi matin, elle coiffe longuement ses beaux cheveux roux devant sa 69


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glace, juste avant pourtant de les emprisonner dans ce filet atroce, sous la perruque du chignon gris. Elle aimerait tant se maquiller pour se mettre en valeur avant d'aller voir celui qui occupe l'essentiel de ses pensées, au lieu d'appliquer une couche épaisse de prothèses plastiques et de fond de teint pour se vieillir, s'enlaidissant au lieu de se faire belle. Elle aimerait tant mettre une jolie robe ajustée sur son corps pulpeux, au lieu de se couvrir de rembourrages détestés, et de l'une des robes noires informes de sa penderie. De semaine en semaine, les habitudes de Mélanie se font de plus en plus éprouvantes. Le vendredi : aller chercher à la pharmacie les médicaments prescrits sur une ordonnance falsifiée récupérée la nuit dans l'appartement triste et malodorant de Mademoiselle Henri. Tous les dimanches matins : se connecter sur l'ordinateur de Madame Henry pendant la messe, lire distraitement les messages échangés entre Antoine, douze ans, alias Docteur Mamoor, et une femme aux abois de vingt ans plus âgée que lui, puis s'informer de l'avancée des recherches de Paulo, qui semble malheureusement sur une piste qui le rapproche dangereusement de la planque de Mélanie.

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Un vendredi, en prenant son sac de médicaments, Mélanie effleure du bout des doigts la main du pharmacien, et son cœur bat si fort dans sa poitrine qu'elle pense bientôt se trouver mal. Cette couverture va être difficile à tenir très longtemps. Trop de frustrations, trop de contacts. Trop de cette Madame Henry toujours épiante et fouinarde. Enfin, un dimanche matin, le message redouté parvient à Mélanie : Paulo est sur ses traces, il a trouvé des informations d'une importance majeure. Il ne reste à Mélanie que vingt-quatre heures pour trouver une autre cachette et déménager. Le lundi, avant de quitter définitivement les parages, Mélanie ne peut s'empêcher de passer par la pharmacie. Grimée en Madame Cholet, elle explique au charmant jeune homme qu'elle doit partir de façon urgente. Elle passe juste lui dire au revoir avant de prendre son train. Avec un regard appuyé, elle lui tend une main moite que le jeune homme touche à peine, du bout des doigts. Mélanie, la mort dans l'âme, prend congé en pensant que l'amour est décidément bien aveugle. Il aurait dû comprendre, il aurait dû savoir, ses sentiments à elle auraient dû transparaître sous les fards. Elle pense que sa vie est décidément bien compliquée et que peut-être elle n'a pas fait le meilleur choix dans son orientation professionnelle. 71


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Elle réfléchit aussi à sa prochaine planque, à son prochain rôle... et se perd à nouveau rêveusement dans les grands yeux bleus de son beau pharmacien. À la fin de la journée, Monsieur Darant ferme la grille de la pharmacie avant de rentrer chez lui. Il n'a aucune pensée pour cette malheureuse vieille qui est passée ce matin lui dire au revoir avec sa valise mitée. Il ne pense à aucun de ses clients, à aucun de leurs problèmes, à aucun de leurs malheurs, généreusement racontés par les uns sur les autres. Il pense seulement que ce matin il a trop serré la bande et qu'elle lui fait mal. Une fois passée la porte de son appartement, il arrache ses vêtements, le foulard qui cache une inexistante pomme d'Adam, puis la bande qui lui enserre le torse, libérant deux seins lourds. « Prendre une bonne douche, enfin ! » se dit-elle.

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Investiture par Stéphane Thomas

Avertissement : Bien que certains personnages de ce récit soient réels, les liens entre ces personnages ainsi que les événements qui y sont décrits sont de pure fiction.

« Match nul ! » titre le Washington Post de ce 21 mai. La veille en effet, Barack Obama remportait la primaire démocrate dans l’Oregon tandis qu’Hillary Clinton obtenait une large victoire dans le Kentucky. Mais Beverly ignore le distributeur de journaux et, vêtue d’un short bleu et d’un t-shirt blanc, elle continue de courir au petit trot le long des pelouses des larges allées du National Mall. Les colonnes et le dôme majestueux du Capitole sont encore loin. Alors qu’à sa droite se dressent les tours improbables du « Château », le bâtiment rouge brique qui abrite derrière sa rosace la Smithsonian Institution, Beverly 73


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décide de s’arrêter. Elle écarte les jambes, tend les bras vers le ciel qui s’assombrit, puis les tire vers l’arrière. Tout en continuant ses étirements, elle observe les nombreux joggeurs qui viennent quotidiennement entretenir leur forme dans cet écrin de verdure. Après quelques minutes d’assouplissements, elle reprend sa course et ses cheveux blonds, noués en queue de cheval, rebondissent en rythme d’une omoplate à l’autre. Aussitôt une autre joggeuse la rattrape et lui tend un papier qu’elle a vu tomber de sa poche pendant que la jeune femme exécutait ses mouvements. ― Tu as perdu ça ! lui dit-elle avec un large sourire en lui tendant le papier. La femme est grande, très brune, imposante, belle. La transpiration coule le long de ses joues mates, son t-shirt est imbibé de sueur, ce qui paradoxalement la rend plus jolie encore. ― Je m’appelle Pat, renchérit-elle, Pat Baster. Tu viens souvent courir sur le Mall ? ― Merci, mais ce n’est qu’une liste de courses ! Oui, je viens en moyenne deux fois par semaine, toujours entre dix-sept et dix-huit heures. ― Moi aussi ! Je m’étonne de ne t’avoir jamais croisée ! Beverly reprend sa course, Pat se place à ses côtés et adapte sa course au rythme des foulées de Beverly. 74


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Cela ne semble pas la déranger et quelques minutes plus tard, elles tournent à gauche dans la troisième rue, longent le Capitole qui se reflète dans les eaux limpides du Reflecting Pool puis reprennent à gauche en direction du Washington Monument. Elles continuent de courir ensemble, sans dire un mot. Quand elles atteignent enfin l’immense obélisque, Beverly s’arrête et, tandis qu’elle reprend son souffle, Pat lui fait une proposition : ― Nous courons au même rythme. Ça te dirait de courir avec moi ? Je viens chaque lundi et jeudi. ― Pourquoi pas… ― Tu as un peu de temps, là, maintenant, pour prendre un thé ou un chocolat chaud ? ― Euh, oui, d'accord, mais tu me laisses le temps de me changer. J’habite dans la 21e, je peux te retrouver d’ici une heure. ― Et moi dans New Hampshire. Il y a un petit bar sympa au coin de K Street, tout près du rondpoint. Ça te va ? ― D’accord, à tout de suite. Beverly a gardé la queue de cheval qui met si bien en valeur la finesse de ses traits. Elle entre en souriant et rejoint Pat qui vient d’entamer son chocolat. À peine s’assied-elle que la jolie brune 75


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prend la parole : ― Je suis une privilégiée ! J’habite et je travaille dans le quartier ! Mais tu vois, je n’arrive pas à m’en satisfaire. J’ai tout pour être heureuse, sauf l’essentiel : un mec beau, intelligent, sensible, romantique, fidèle…et riche ! ― Mon intuition me souffle que tu n’es pas près d’être heureuse ! Elles éclatent de rire, complices comme si elles se connaissaient depuis toujours. ― Et toi tu fais quoi dans la vie ? demande Beverly pour changer de conversation. ― Je travaille pour la Maison Blanche, dans un bâtiment annexe. C’est sur Pennsylvania, juste en face du siège du FMI. Et toi ? ― Je suis journaliste. Free-lance. Je fais des piges pour différents magazines, féminins en général. Pas aussi passionnant que ton job, je suppose, mais ça me convient. Je suis libre, je gagne pas mal de fric, je rencontre des gens connus. Je n’en demande pas plus ! ― Et toi ? Il y a un mec dans ta trépidante vie ? Beverly commande un café. Dehors une pluie fine se met à tomber. Les passants, tous ou presque en costume sombre ou en tailleur strict, accélèrent le pas. 76


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La foule est compacte en ce 28 août, jour anniversaire du célèbre discours « I have a dream » prononcé par Martin Luther King devant la statue monumentale du Lincoln Memorial. Le stade Invesco de Denver est plein à craquer et une immense ovation salue l’arrivée du candidat métis qui dans quelques minutes sera officiellement investi par le parti démocrate. Son discours est retransmis en direct sur les principales chaînes de télévision et en particulier sur CNN. Pat et Beverly viennent de rentrer de leur footing. Elles ont pris leur douche et sont tranquillement installées sur le canapé rouge et noir que Beverly a récemment acheté. La pizza au fromage qu’elles partagent n’est pas fameuse, mais elles sont ensemble, elles se sentent bien, et le reste n’a guère d’importance. Célibataires endurcies par leurs vies professionnelles respectives, bien que très différentes de caractère, Beverly la blonde spontanée et Pat la brune discrète sont rapidement devenues des amies quasi inséparables. ― Enfin, le monde va changer ! Car Barack l’emportera en novembre, c’est sûr ! Pat acquiesce : ― Je l’espère ! Ces huit d’années d’administration Bush ont causé beaucoup de tort au pays et aux citoyens américains. Il faut que ça change ! Bien que je travaille à la Maison Blanche, j’ai toujours été une démocrate convaincue, et ses origines lui 77


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permettront, je pense, d’avoir une vision plus sociale encore que Clinton. Les minorités auront enfin des droits reconnus, respectés et appliqués dans notre société ! ― Et puis Barack saura nous sortir du guêpier irakien. La plus grande faute de cet incapable de W ! ― À moins, renchérit Pat, que lui aussi ne soit qu’un bonimenteur, et qu’une fois installé à la Maison Blanche il oublie comme les autres ses promesses ou trouve de bonnes raisons pour ne pas les tenir ! ― Non, je ne crois pas. Ce type me paraît sincère, il vient d’un milieu modeste, il a souffert du racisme, il sait comme la vie est difficile pour les pauvres. Il travaillera pour eux et pour nous, j’en suis convaincue. La vie sera plus facile ! En plus, il est très beau, je trouve ! Beverly éclate de rire, elle insiste : ― Oui il est vraiment beau garçon. J’en ferais bien mon quatre heures ! ― Tu l’as dit ! Seulement il y a un hic : il est marié, n’oublie pas. Sévèrement marié même ! On n’a aucune chance… ― Si on peut même plus rêver ! Moi tu vois, je fais un rêve… Pat l’interrompt, manifestement lassée d’un coup par le sujet de conversation : 78


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« Ça te dirait un délire shopping ? Il y a longtemps que je n’ai pas arpenté les allées du mall de M Street. » À peine le temps d’enfiler une petite veste et les voilà dans la rue la plus commerçante de Washington, parmi de nombreux passants. Elles s’arrêtent devant une bijouterie. Beverly choisit virtuellement la bague de ses rêves tandis que Pat jette son dévolu sur une magnifique montre ovale sur laquelle deux diamants sont solidement sertis. ― En plus, elle donne l’heure ! se moque Beverly. ― Maintenant que tu as trouvé ta bague de fiançailles, il ne te reste qu’à trouver un prince charmant assez riche pour te l’offrir. Assez riche et assez fou ! Plus loin, après s’être arrêtées sans conviction devant quelques vitrines comme pour retarder l’instant qu’elles attendent tant, elles s’engouffrent enfin dans le luxueux magasin Dolce & Gabbana. Beverly remarque immédiatement une robe courte noire, toute de satin et tulle, tandis que Pat préfère une jupe mi-longue en serge de laine fendue dans le dos, puis un très joli cardigan en cachemire bleu nuit, avec un col en V qui pour sûr mettrait en valeur son décolleté. Elles passent ainsi d’une jupe à un manteau, d’un chemisier à un pantalon, elles essaient de nombreux articles, sous les yeux d’une vendeuse patiente et intéressée. Sans ôter les cintres, elles 79


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plaquent divers articles sur leurs poitrines, se regardent longuement dans les miroirs, prennent la pause, attendent les compliments, se trouvent irrésistibles, éclatent de rire, et finissent par sortir une bonne heure plus tard, bredouilles, mais les yeux encore pétillants d’envie. À peine ont-elles quitté le magasin que Beverly s’arrête devant la vitrine de la boutique d’un chausseur de luxe : ― Il me faut cette paire de ballerines ! Le temps d’entrer, de demander sa pointure, de sortir au hasard une de ses nombreuses cartes de crédit et la voilà qui sort avec un sachet dans les mains et un large sourire sur son visage radieux. Pat n’a même pas eu le temps de l’accompagner ! ― Tu ne peux pas t’en empêcher, c’est plus fort que toi ! L’addiction te guette ! ― Eh oui, je suis une acheteuse compulsive ! Mais j’assume ! ― Moi aussi, mais je n’assume pas. Je n’ai pas les moyens d’assumer ! Je ne fréquente pas les stars hollywoodiennes, moi ! Le ton sarcastique sur lequel Pat a lancé sa remarque étonne un peu Beverly qui ne lui répond pas. Les jeunes femmes s’arrêtent encore devant quelques vitrines, puis décident de se séparer. Pat se sentant fatiguée, elle préfère rentrer chez elle et se reposer. 80


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L’automne a déshabillé les arbres du National Mall. Pat a couru seule ce soir. Beverly devait en effet se rendre à un important rendez-vous dont elle n’a rien voulu lui confier. « Ce sera une grande et belle surprise si ça marche », lui a-t-elle seulement révélé. Sur le chemin du retour vers New Hampshire, la jeune fonctionnaire, intriguée et un soupçon jalouse, réfléchit à ce que pourrait bien être cette grande et belle surprise. Beverly a l’habitude d’interviewer les célébrités… ― Non, elle n’a quand même pas décroché un rendez-vous avec Obama ! Non, c’est impossible. Mais alors ? La campagne bat son plein et les attaques personnelles entre les deux candidats ainsi qu’entre leurs éventuels futurs vice-présidents ne se font plus à fleurets mouchetés. Obama est accusé d’être un proche de certains milieux terroristes et, insulte suprême, Sarah Palin le traite de « socialiste ». Puis, alors que le sénateur de l’Illinois interrompt sa campagne pour se rendre au chevet de sa grand-mère gravement malade, il reçoit le soutien de diverses personnalités républicaines. Ceci, cependant, n’a guère d’influence sur les intentions de vote et le candidat Mc Cain remonte dans les sondages grâce à ses intéressantes et novatrices propositions économiques. Pat est perplexe. L’élection approche à 81


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grands pas et elle réalise que finalement rien n’est joué. Elle commence même à douter de la victoire du jeune sénateur démocrate. La sonnette retentit. Pat actionne l’ouverture automatique et quelques courts instants plus tard, Beverly entre, toute essoufflée, toute excitée et sans même prendre le temps de retirer son manteau elle se jette pleine d’enthousiasme au cou de Pat : ― J’ai réussi ma belle ! J’ai réussi ! Je suis la femme la plus heureuse du monde ! ― Mais tu as réussi quoi ? Je ne sais même pas de quoi tu parles ! ― C’est trop génial ! Jamais je n’aurais pensé pouvoir y arriver ! Oh si tu savais comme je suis heureuse ! ― Vas-tu me dire enfin ? Comment veux-tu que je partage ta joie si je ne sais même pas de quoi tu te réjouis ? ― Tu as devant toi… tu as devant toi la… ― La quoi ? Tu m’énerves à la fin ! ― Mais calme-toi, tu ne veux tout de même pas gâcher mon plaisir ? ― Je ne sais pas de quel plaisir tu parles ! crie-telle soudain. Elle attrape sa veste de velours noir et sort, très 82


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énervée. La porte claque laissant Beverly pantoise, mais toujours souriante. Depuis des mois elle travaillait en secret dans ce seul et unique but : devenir la biographe officielle de Michelle Obama. Et son rêve est devenu réalité. ― Mission accomplie, mon destin peut désormais suivre son cours historique ! Les journaux télévisés, toutes chaînes confondues, ne parlent que de ça, ne montrent que ça : les longues files d’attente devant les bureaux de vote. La participation sera sans doute exceptionnelle comme le prédisent tous les sondages. Les citoyens doivent faire preuve d’une grande patience, en ce mardi, pour remplir leur devoir électoral. Pat éteint la télévision et s’en va dans la grisaille vers une journée de travail exceptionnelle. Non pas parce qu’elle ne rejoindra le bureau que très tard dans la matinée, après elle aussi avoir longuement piétiné dans une queue avant de voter, mais parce que dans tous les services de la Maison Blanche l’humeur et les pensées ne seront guère dans les dossiers. Elles seront plutôt dans l’actualité. Sur le chemin du retour, alors que la nuit tombe progressivement sur les larges avenues de Washington, Beverly l’appelle : ― Je prends quelques hamburgers et on passe la 83


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soirée chez moi ? On vivra le suspense ensemble, en espérant qu’il n’y aura pas de suspense ! OK ? ― Ça marche ! Je serai là dans une heure. Elle appuie sur le bouton rouge et replace le téléphone dans sa housse. Cette soirée, elle aurait souhaité la passer seule, car elle ne doit pas quitter sa ligne de conduite. Tant pis, elle passera ses coups de fil demain. Après tout, il n’y a aucune urgence. Tout au long de la nuit, les résultats sont égrenés et commentés par les innombrables correspondants envoyés dans les différentes capitales. La tendance est nette : Obama gagne successivement plusieurs états clefs et la victoire tant attendue se dessine petit à petit. Beverly s’exclame à chaque information favorable. Pour elle le succès est déjà acquis, l’Amérique vit un jour historique. ― Calme-toi, je t’en prie ! N’oublie pas qu’il y a huit ans, les machines à voter ont démontré leurs limites. Plusieurs semaines ont été nécessaires pour connaître les résultats de la Floride. Tant que la victoire n’est pas officielle, ne compte pas sur moi pour la fêter ! ― Ne sois pas rabat-joie Pat ! Tu vois bien que l’écart se creuse à chaque résultat qui tombe. Aucun litige ne peut désormais inverser la tendance ! 84


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Elle se lève, ouvre le réfrigérateur et en sort la bouteille de Champagne qu’elle y a couchée il y a plus de deux mois. ― Je ne sais pas. Je ne sais pas ! se met à hurler soudainement Pat en se précipitant vers l’escalier. Beverly, inquiète, pose la bouteille et d’un bond la rattrape par la manche : ― Reste ! Enfin, Pat ! Mais qu’est-ce qu’il t’arrive ? On dirait que ton mec t’a larguée ! En plus, tu n’as même pas de mec ! Allez viens… s'il te plaît ! ― Ce n’est rien, pardonne-moi. Lui répond la brune. Je suis nerveuse parce que tu arroses la victoire avant qu’elle ne soit sûre. J’ai peur que tu lui portes la poisse, voilà tout ! ― Toi, tu me caches quelque chose ! Ou plutôt quelqu’un ! Il est beau ? Qu’est-ce qu’il fait dans la vie ? Hein, dis-moi tout ! Ce disant, elle chatouille son amie, résolument décidée à la faire rire, à chasser cette étrange angoisse qui l’a gagnée sans crier gare. Il est riche ? T’a-t-il emmenée visiter les démons magiques du septième ciel ? Hein, dis-moi tout, dismoi tout, cachottière ! Pat se rassoit, mais ne répond pas. D’un regard, elle explique à Beverly qu’elle n’est pas d’humeur à rire, encore moins sur ce sujet. Beverly, qui désormais connaît bien son amie comprend qu’il est résolument inutile d’insister. Elle change de ton : 85


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― Si tu as des soucis parle-moi, Pat, je suis ton amie. Si je peux t’aider… ― Tu es gentille. Merci. Ce n’est rien. Je n’ai pas le cœur à rire ce soir, voilà tout. Ça ira mieux demain, dit-elle sans conviction. ― Très bien. Si tu changes d’avis, tu sais que je suis là. Beverly la rejoint sur le canapé, tandis que les succès d’Obama continuent de s’enchaîner au fil des duplex de CNN. Mais le cœur n’y est plus. Le surprenant mouvement d’humeur de Pat a cassé l’ambiance. Beverly, déçue, décide alors de rejoindre quelques-unes de ses collègues qu’elle sait suivre la nuit électorale non loin de là, dans un restaurant installé sur la rive du Potomac. ― Je vais prendre l’air Pat. Mon portable est allumé, n’hésite pas ! Elle s’habille sans un mot. Pat ne lui adresse pas le moindre regard quand elle franchit la porte et la referme sur les claquements pressés de ses talons qui résonnent dans l’escalier. Pat décide alors de rentrer chez elle. Une vingtaine de minutes plus tard, sans prendre le temps de se doucher ni de se démaquiller, elle s’assoit sur son lit, tire la lourde table de nuit, ôte la garniture de contreplaqué qui se ferme sur une minuscule cachette et en sort un téléphone. Elle l’allume, tape les quatre chiffres du code PIN, obtient 86


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le réseau. Aucun numéro ne figure sur le répertoire. C’est inutile, elle connaît le numéro par cœur. Elle compose les sept chiffres. Deux sonneries, puis : ― Allo ? ― C’est moi ! ― Comment ça se passe ? ― Tout va bien jusqu’ici, la victoire se dessine, n’est-ce pas ? ― Oui, mais de ton côté ? Rien à signaler ? ― Non. RAS. Je te rappelle demain. ? Pat est de plus en plus nerveuse. Elle sait qu’elle a trahi une des règles les plus élémentaires liées à sa mission : ne jamais se lier d’amitié avec qui que ce soit. La mission, rien que la mission. Mais elle est tellement sympathique, Beverly. Elles sont l’ombre et la lumière, parfaitement complémentaires pour qu’une journée soit belle. Il n’est que quatre heures ce samedi quand Pat ouvre un œil. Depuis le 4 novembre et l’élection du candidat noir, elle a du mal à trouver le sommeil. Elle allume la télé, et zappe d’une image du nouveau président à une autre. Tout le réseau est obnubilé par l’événement, certes historique. Enfin, elle trouve un dessin animé, pour le moins niais. 87


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« Ça fera parfaitement l’affaire », se dit-elle, tout à fait consciente qu’il lui est inutile de se recoucher et de chercher à replonger pour quelques heures de sommeil. Son esprit vagabonde tandis qu’un chien aussi énorme que maladroit essaie vainement d’extirper sa tête d’un seau étroit sous le regard moqueur du chat du voisin. Le temps passe. Le soleil ose une timide apparition, se frayant un chemin entre quelques nuages pacifiques qui, c’est une certitude, ne donneront pas de pluie. Pat continue de rêvasser devant l’insipide écran. Cela fait plusieurs jours, plusieurs semaines même qu’elle ne voit plus Beverly, ou alors en coup de vent. Finies leurs folles aventures dans les boutiques du centre-ville, envolés les éclats de rire au passage d’un élégant jeune homme, étonné mais flatté, terminées les pizzas à six dollars d’Aldo. Leur amitié, pourtant fulgurante s’éteint doucement comme la passion violente d’un couple fougueux qui jour après jour sombre dans le vide de la routine. Beverly, en effet, ne cherche pas non plus à passer du temps avec son amie. Elle semble se satisfaire de cette situation. Elle se contente d’attendre les rares appels de Pat. Ce soir pourtant, Beverly prend l’initiative et, vers vingt heures, elles se retrouvent dans la file d’attente d’un cinéma. Pendant la projection, animées par une connivence feinte, elles sourient poliment à l’humour 88


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léger de la gentille comédie sentimentale qui vient de sortir sur les écrans américains. À la sortie du complexe multisalle, Beverly entre dans le vif du sujet en commentant la une du Washington Post qu’un crieur tente de lui vendre. ― Demain les Grands Électeurs voteront pour élire définitivement Barack. Bien entendu, ils suivront la volonté du peuple, mais tu sais, dans l’absolu, ils pourraient retourner leur veste et voter Mc Cain ! ― Ne parle pas de malheur, lui répond Pat d’un ton glacial. Obama est élu, un point c’est tout. Tu es pénible à la fin, il n’y donc rien d’autre qui t’intéresse ? Parle-moi de Galliano, de Gauthier, il n’y a pas qu’Obama dans la vie, il y aussi des choses sérieuses ! Beverly ne relève pas ce qu’elle n’est pas sûre d’être une blague : ― Mais tu sais bien que non ! Qui s’intéresserait à la vie de Michelle si son mari n’avait pas été élu ? Personne ! Alors que désormais, elle est la première dame des États-Unis. Et moi, Beverly Dale, je suis chargée d’écrire sa vie. Je suis la biographe OF-FICIELLE de Madame Obama ! Et demain, tu sais quoi, j’ai rendez-vous avec elle ! Sur ce, comme Gene Kelly, elle se met à chanter et à danser, en pleine rue, sous le regard médusé des passants toujours sages et policés de Pennsylvania 89


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Avenue. Quelques instants plus tard, les deux jeunes femmes se séparent et reprennent à pied, chacune de son côté, le chemin de leurs appartements. Pat doit se lever tôt demain. Le soleil n’a pas terminé son ascension dans le ciel bleuté. Pat marche d’un pas rapide vers l’immeuble qui abrite les bureaux de son service. Bien qu’on soit dimanche, elle doit boucler un compte-rendu. De nombreux dossiers sont urgents à la Maison Blanche ces dernières semaines, et aucun des employés de l’Administration Bush, qui doivent désormais réussir la transition, n’est épargné par ces journées de travail supplémentaires. Pourtant, le sens du devoir l’emporte et c’est finalement de bon gré que les fonctionnaires consciencieux rejoignent leur poste. Beverly quant à elle a rendez-vous avez son amie Mary, une de ses consœurs, qu’elle apprécie et respecte, mais à qui elle aura grand plaisir quand même à raconter sa nouvelle et passionnante aventure journalistique. Au même moment, non loin de là, Pat démonte la façade arrière de sa table de nuit, extrait le téléphone de sa cachette, compose le code, puis le numéro : ― C’est moi ! Quelles sont les consignes ? ― Le rendez-vous est confirmé pour le 19, à 90


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vingt et une heures. Aucun contact d’ici là sauf urgence extrême. Tut… tut… tut… La voix a raccroché. Une étrange atmosphère règne ce dimanche sur Washington. Pourtant, les touristes déambulent comme d’habitude, sur les marches du Lincoln Mémorial, puis se répartissent les uns sur le très réaliste mémorial de la guerre de Corée, les autres sur la terrifiante liste des victimes tombées au Viêt Nam, une rose à la main, ou un simple bandeau de papier sur lequel ils gravent en silence le nom de leur frère ou de leur père, de leur fils ou de leur épouse. Ce dimanche, comme à Washington, l’ensemble du pays respire l’Histoire. Le lendemain, à onze heures pile, Beverly s’engouffre dans un hôtel au coin de la 10e nord-est et de North Carolina. Elle s’adresse au réceptionniste : ― Beverly Dale, je suis attendue. ― Un instant je vous prie. Il décroche son téléphone. Madame Dale est arrivée. Il raccroche. Suite 4100. Quatrième, sur votre droite. ― Merci ! Beverly se précipite vers l’ascenseur. Quelques instants plus tard, la porte de la suite 4100 s’ouvre, une ravissante femme noire lui sourit : 91


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― Entrez je vous prie, nous vous attendions. Michelle Obama est accompagnée de deux athlètes, étonnamment vêtus de jeans et de sweatshirts. ― Souci de discrétion que vous comprenez, bien sûr ! ironise Madame Obama devant la surprise de Beverly, tandis que d’un geste courtois, elle invite les gardes du corps à rejoindre la pièce voisine. Les deux femmes s’installent alors sur la terrasse qui offre une vue magnifique sur Lincoln Park. ― Je suis prête. Pouvons-nous commencer, Madame Dale ? ― Je vous écoute ! Beverly met en marche son dictaphone. Record ! Chaque matin, depuis ce jour-là, Beverly reçoit un SMS avec l’adresse à laquelle elle doit se rendre le plus discrètement possible. Complètement absorbée par sa nouvelle mission, elle délaisse son amie tandis que de son côté Pat passe de plus en plus de temps au bureau. Chez elle, le téléphone est en place, derrière le contreplaqué. Elle n’y a plus touché depuis la courte et énigmatique conversation du dimanche passé. Malgré l’importante quantité de travail, ces derniers jours lui ont semblé longs, surtout ceux qui ont précédé Noël et Nouvel An. Les fêtes ont été 92


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pour beaucoup l’occasion de descendre dans la rue pour célébrer la nouvelle Amérique qui les attend. Pour Pat, ce furent deux jours et deux nuits presque banals puisque, devant travailler, elle s’est couchée tôt. Beverly, toujours toute à sa joie, court depuis un mois de son appartement vers un hôtel et d’un hôtel vers son appartement. Elle prend juste le temps de partager un café avec ses collègues. Elle leur raconte qu’elle ne peut rien leur raconter. « Une terrible tempête de neige s’est abattue sur la région de Chicago cette nuit… » Beverly éteint la télé qu’elle vient pourtant d’allumer : « De toute façon, demain ils seront tous devant leur écran à Chicago, même si le soleil brille et qu’il fait 80 degrés ! » Elle n’a pas de rendez-vous aujourd’hui, préparatifs obligent. La cérémonie tant attendue aura en effet lieu demain. Pat quant à elle, est totalement recluse chez elle depuis trois jours. Elle n’a pas même appelé Beverly pour prendre ni donner de ses nouvelles. Ce soir pourtant elle sortira, et se rendra à son rendez-vous. J-1… Aussi, Beverly décide de l’appeler, car même si les liens ne sont plus ce qu’ils étaient, elle tient à partager ce jour historique tant attendu avec celle qui reste malgré tout sa seule et 93


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unique amie : ― Coucou toi ! Tu vas bien ? Je ne t’entends plus ? Tu es prête pour demain ? On y va ensemble ? Pat hésite : ― C’est que… Bon d’accord. lui répond Pat sans conviction. ― On s’organise comment ? ― Eh bien… je te propose de nous rendre dès cette nuit devant le Capitole, avec un duvet, un bon manteau, des sandwiches et du café, histoire d’être aussi proches que possible des barrières et du service de sécurité, et donc du Président. Qu’en dis-tu ? ― J’en dis que c’est parfait ! Tu me prends à 23 heures ? ― Entendu Beverly ! À ce soir. La foule est immense devant le Capitole. Il fait beau en cette fin de matinée. C’est un excellent présage tant pour cet Inauguration Day que pour la mandature d’Obama. La nuit que Pat et Beverly ont passée dans le froid leur a semblé longue, bien qu’elles se soient blotties chacune de son côté dans la chaleur de leur duvet. Mais l’heure approche et, à quelques mètres devant elles, les derniers préparatifs vont bon train : une armée de techniciens, le laisserpasser bien en évidence sur la poitrine, branchent, 94


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connectent et tirent des câbles sous l’œil extrêmement vigilant des nombreux agents chargés de la sécurité. Sur les toits des bâtiments alentours, jusqu’au National Gallery of Art, des dizaines de tireurs d'élite sont déjà en poste. Ils scrutent la foule qui continue de se densifier. Les écrans géants s’allument, les essais de sonorisation sont concluants, tout est prêt. Bientôt le cortège présidentiel arrive, sous les sirènes hurlantes d’un escadron d’une vingtaine de motards. Les portières des limousines s’ouvrent. Le Président et son Vice-président, entourés de très près par de nombreux gardes du corps, quittent leurs véhicules blindés et rejoignent leur emplacement sur les marches du Capitole. La foule est en liesse, mais se fait silencieuse quand le maître de cérémonie prend la parole et annonce que Joe Biden va prêter serment. « …sans aucune réserve mentale ni esprit de m'en distraire et je vais bien et loyalement m'acquitter des devoirs de la charge que je m'apprête à prendre. Alors que Dieu m'aide. » La foule applaudit à tout rompre, les gens s’embrassent. Les tambours roulent et les clairons sonnent alors l’hymne présidentiel avant que Barack Obama s’approche de la tribune. L’instant est solennel et la foule respectueuse observe de nouveau un silence quasi religieux. Le Président s’avance, il 95


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n’est qu’à quelques mètres de Pat et Beverly. Il lève la main droite : « Je jure solennellement que j'exécuterai loyalement la charge de président des États-Unis et que du mieux de mes capacités, je préserverai, protégerai et défendrai la Constitution des ÉtatsUnis. » Pat, alors que la foule exulte de nouveau, sort le téléphone qu’on lui a remis la veille au soir et compose le seul numéro inscrit dans le répertoire. « Je viens de brouiller le réseau, ça ne répondra pas ! » lui lance alors Beverly tandis que les trois hommes qui les entouraient discrètement depuis la veille au soir se saisissent de Pat, ahurie, et l’évacuent manu militari, sans toutefois affoler la foule. Les gens pensent qu’il s’agit d’une spectatrice victime d’un malaise suite à l’interminable attente conjuguée à l’intense émotion de vivre un moment historique. Sur les marches du Capitole, la cérémonie se déroule comme si rien ne s’était passé. La fanfare reprend les quatre « Ruffles ans Flourishes » et « Hail to the Chief », puis vingt-et-un coups de canon résonnent dans le ciel dégagé de la capitale. Barack Obama entame alors son premier discours de Président en exercice. Beverly saisit à son tour son téléphone : ― Mission accomplie Vince ! Le numéro est le 96


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458 9891. ― Bien joué Carol. » Beverly s’inquiète malgré tout et scrute les toits des immeubles alentour. Sur l’un d’entre eux, elle aperçoit trois agents cagoulés qui se saisissent d’un tireur d’élite, le plaquent au sol et lui arrachent son arme sans ménagement. La voilà rassurée… Une semaine plus tard, le 27 janvier, BeverlyCarol obtient un nouveau rendez-vous avec Michelle. Une entrevue très spéciale ce matin, puisqu’un an jour pour jour après avoir reçu le soutien du clan Kennedy, la journaliste a obtenu l’autorisation très symbolique d’interviewer l’ensemble des membres de la famille présidentielle, y compris le Président en personne qui lui accorde une dizaine de minutes avant de s’envoler pour Berlin où il sera reçu par Angela Merkel. La conversation vient de commencer quand le chef de la sécurité se présente à la porte du bureau ovale et demande à s’entretenir un court instant avec le Président. Celui-ci se lève et s’approche de l’homme. Pendant ce temps, Carol enlève d’un geste précis la barrette qui tient ses cheveux, en fait pivoter le motif argenté, et verse en un éclair une poudre blanche dans le café du Président avant de se recoiffer d’un geste vif et précis. Obama, souriant, 97


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revient s’asseoir en s’excusant. La conversation reprend, il porte la tasse à sa bouche. L’assassinat de Barack Obama a plongé les ÉtatsUnis et le reste du monde dans une crise économique et diplomatique aiguë mais, sur les marches de la Maison-Blanche, Joe Biden, devant une nuée de journalistes, rassure le monde en affirmant qu’il mènera à son terme la totalité du projet de société du président assassiné. Le 11 février, le monde apprend que Carol Taylor, alias Beverly Dale, a été retrouvée morte, pendue dans sa cellule du quartier pour femmes de la prison militaire de Guantanamo. Le 4 juillet, jour de la fête nationale, les Américains, passionnés par l’assassinat de celui qu’on appelait déjà de son vivant le « Kennedy noir » et toujours à l’affût d’une révélation, se précipitent sur l’édition du jour du Washington Post, et tout particulièrement sur l’article qui en fait la une : « JFK 1963, Obama 2009 : le peuple exige la vérité ! » Un véritable scoop signé Mike Bernstein - digne héritier de son père Carl - que le jeune journaliste a rédigé en s’appuyant sur un rapport ultraconfidentiel de la CIA qu’il a néanmoins pu se procurer : 98


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Washington DC, le 22 février 2009 L’agent « EAGLE » A Monsieur le Directeur de la Central Intelligence Agency

ATTENTAT DU 26 JANVIER CONTRE LE PRESIDENT OBAMA RAPPORT PRELIMINAIRE

Phase 1 : Attentat manqué du 20 janvier 2009 Le 20 janvier 2009, jour de l’investiture de Barack Obama, un attentat a été déjoué pendant la prestation de serment du Président. Cet attentat devait être commis par un des tireurs d’élite de l’équipe sécurité, John Connors. Posté sur le toit du National Gallery of Art, Connors attendait l’appel téléphonique qui devait lui donner le feu vert pour ouvrir le feu sur le Président. Cet appel, c’est Pat Baster, qui assistait à la cérémonie postée dans les premiers rangs du public qui était chargée de le lui passer. La tentative d’attentat s’est soldée par 99


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un échec grâce à l’intervention d’un agent de l’agence qui a utilisé un système de brouillage électronique et a ainsi pu neutraliser le téléphone de Baster. Personnes en cause : Patxika Basterretxea alias Pat Baster : Citoyenne américaine d’origine basque, elle est chargée de formation au service juridique de la présidence depuis octobre 2004. Bien notée, elle donne entière satisfaction à sa hiérarchie qui lui accorde sa confiance. Basterretxea est cependant un membre actif d’Euskadie Ta Askatasuna, l’armée séparatiste basque plus connue sous le sigle ETA, et ce, depuis 1999. Yona Norzabal, alias John Connors. Citoyen américain, ancien Marine, expert en armes, expert en explosifs, tireur d’élite. Il entre en septembre 2007 dans l’équipe spéciale chargée de la protection de la famille présidentielle. D’origine basque lui aussi, Norzabal est également un militant actif de l’ETA, depuis 2002. Deborah Dee Adams, alias Carol Tyler, alias Beverly Dale, nom de code « Diamond ». Agent undercover en mission depuis le mois de mars 2008, chargée d’infiltrer le réseau actif d’ETA. Le 27 janvier elle assassine le président dans les conditions que l’on sait et qui sont analysées ci-dessous.

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Phase 2 : Attentat du 27 janvier 2009 Le 27 janvier, alors qu’il répond à une interview de Beverly Dale, biographe officielle de son épouse Michelle, le Président Obama est assassiné dans le bureau ovale de la Maison-Blanche, empoisonné au cyanure de potassium par la fausse journaliste. Celle-ci se suicide par pendaison dans sa cellule le 10 février 2009. Personnes en cause : Carol Tyler, alias Beverly Dale. Recrutée par l’agence au lendemain des attentats du 11 septembre. De son véritable nom Deborah Dee Adams, elle est la sœur cadette de Catherine et de Shawn Dee Adams, militants actifs du Klan, arrêtés et condamnés pour différents crimes en 1997 après avoir plaidé coupable. Elle est elle-même un membre très actif du Ku Klux Klan depuis son adolescence. Vince Brook, chef de la sécurité du Président, complice présumé. Aucune appartenance répertoriée, selon nos services, à l’exception d’une adhésion au parti démocrate en septembre 2005 qui peut être considérée comme tardive compte tenu du poste occupé. Commentaires : En première analyse, il apparaît surprenant d’une part que l’organisation séparatiste basque ETA ait attenté à la vie 101


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du président des États-Unis et d’autre part que la meurtrière du Président ait déjoué une semaine auparavant le complot fomenté par les Basques contre la vie de Barack Obama. L’explication en est toutefois logique. Si la question basque n’est pas liée, directement du moins, à la politique américaine, il a depuis longtemps été établi que les organisations terroristes travaillent en réseau, voire en collaboration, quelles que soient leurs revendications religieuses ou politiques. Des liens ont ainsi pu être démontrés entre ETA et Al Qaïda, notamment pour ce qui concerne le trafic d’armes et le blanchiment de l’argent du crime organisé. Les agents de mon service ont mis en lumière des transactions portant sur une somme de deux millions de dollars qui ont été versés à ETA par Al Qaida en échange de la « location » de deux terroristes mercenaires ayant les qualités requises pour perpétrer l’attentat du 20 janvier. L’intervention de Dee Adams quant à elle, a été décidée suite à la décision prise la semaine précédant la cérémonie d’investiture par la sécurité rapprochée du Président de déployer un paravent de verre blindé, en sus des éléments définis par le protocole officiel de sécurité, autour de la tribune où Barack Obama a prononcé son discours, juste après sa prestation de serment. Ce paravent, qui réduisait considérablement l’angle de tir de Norzabal, compromettait les chances de Norzabal de faire mouche malgré ses qualités de tireur. La probabilité d’un échec était grande et cette tentative 102


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d’attentat avortée aurait eu pour conséquence immédiate un nouveau et spectaculaire renforcement de la sécurité du Président. Le projet de Dee Adams étant beaucoup mieux préparé et beaucoup plus efficace dans sa conception, il fallait qu’Al Qaida et ses mercenaires basques soient neutralisés discrètement avant toute tentative, pour laisser les coudées franches à l’organisation à laquelle Dee Adams appartenait, le Ku Klux Klan (voir ci-dessous). Il fallait de surcroît attendre le dernier moment pour intervenir pour pallier la mise en œuvre par Al Qaida d’un éventuel « plan B » non identifié par l’agent Tyler. Le 31 janvier, la phase 16 du plan 9-11 a été immédiatement mise en œuvre : Basterretxea et Norzabal sont actuellement détenus dans une cellule de notre prison spéciale T06, sous le sceau du secret absolu. Conformément aux directives du plan 9-11, aucune autorité du pays n’a été informée de l’arrivée des terroristes sur son territoire. Le 11 février, à 6 h 30, au lendemain d’un entretien avec son avocat, le corps sans vie de Dee Adams est découvert par un gardien, baignant dans son sang, la gorge tranchée, probablement par un cutter retrouvé à côté du corps. Il apparaît très improbable que Dee Adams se soit suicidée, toutefois, il a été décidé au plus haut niveau de l’État que la version officielle sera le suicide par pendaison. Par précaution, le corps a été incinéré sans délai. 103


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Les terroristes et le commanditaire présumés : Les « World Knights » du Ku Klux Klan, autrement dit les « Chevaliers du Monde », forment un groupuscule basé dans le Maryland qui ne cesse de croître depuis l’année 2000 sous le commandement de Gordon Young, étendant même son influence sur d’autres états comme la Virginie. La récente arrestation de Young, reconnu coupable de sept crimes racistes, n’a en rien ralenti l’extension des « World Knights ». Le KKK est particulièrement actif et en constant et fort développement dans les états du Maryland, du New Jersey et de la Pennsylvanie, états frontaliers du Delaware dont Joe Biden est sénateur et où il réside toujours. L’élection du Président Obama a encore considérablement renforcé l’influence de cette organisation. Aucun élément tangible ne peut à ce jour étayer la thèse selon laquelle Joe Biden serait un membre du Klan. Toutefois, il convient de prendre en compte le fait que Gordon Young a étudié à l’Université de Syracuse, dans l’état de New York, durant les années pendant lesquelles Biden y préparait ses diplômes d’histoire et de sciences politiques. En outre, Vince Brook, chef de la sécurité du Président, a été nommé par Joe Biden. Or, il n’est autre que le père de Warren Brook avec qui Dee Adams a eu une liaison 104


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amoureuse pendant qu’elle était étudiante. On se souvient que c’est l’intervention de Brook, pendant l’interview fatale, qui a fait diversion et a permis à Dee Adams de verser le poison dans la tasse du Président. Trois jours avant le « suicide » de Dee Adams dans sa cellule, une certaine Nathalie Jones, décédée seulement deux semaines plus tard d’un cancer du cerveau foudroyant et également incinérée immédiatement, a également été incarcérée à Guantanamo, pour des faits d’espionnage présumés n’ayant officiellement aucun rapport avec l’assassinat du Président. Toutefois, en 1975 et pendant six mois, Nathalie Jones a été stagiaire au sein du cabinet du sénateur Biden. Jones était membre du Klan depuis le début des années soixante-dix. Enfin, Michael Brady, le gardien chargé de la surveillance de l’entrevue du 10 février entre Dee Adams et son avocat Don Collins, qui a défendu plusieurs membres du Klan, certifie que ce dernier a transmis verbalement à Dee Adams un message de félicitations d’un mystérieux « Finnegan » : « Grâce à ton geste, tu consolides la suprématie de la race blanche aux États-Unis » Or cette phrase reprend presque mot pour mot la « phrase programme » du Général sudiste Forrest, premier « Grand Sorcier » du Klan : « Vous devez assurer la suprématie de la race blanche dans cette République ». Or, étrangement, Finnegan est le nom de jeune fille de la mère de Biden. 105


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De ses éléments, il apparaît possible, voire probable que le Vice-président Biden soit impliqué dans l’assassinat du Président. Le Sénateur Biden n’avait aucune chance de devenir président, car selon toutes les études menées par les politologues, il n’aurait jamais été en mesure de franchir le cap des primaires démocrates. Son accession au poste suprême n’était donc possible que par la voie vice-présidentielle, en comptant sur une démission ou le décès du président. Après un long et fidèle travail aux côtés de Barack Obama, il fut récompensé de sa patience et de sa « loyauté » en obtenant de figurer sur le ticket démocrate. C’est également lui qui aurait personnellement dirigé l’équipe qui a neutralisé la tentative du 20 janvier. Compte tenu des éléments ci-dessus, je sollicite de Monsieur le Directeur de la Central Intelligence Agency l’obtention d’un mandat spécial aux fins de poursuivre cette enquête et de la mener à son terme en démontrant que Joe Biden, membre présumé du Ku Klux Klan est le commanditaire de l’assassinat du Président Obama, perpétré par un groupe de militants actifs de cette organisation terroriste placés sous ses ordres.

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Les bureaux de la Maison-Blanche ont repris une activité normale. Les nombreux conseillers et membres de l’Administration Biden s’affairent nerveusement aux quatre coins du bâtiment présidentiel. Dans le bureau ovale, le Président, concentré, étudie le dernier rapport du général commandant les forces américaines en Irak. Son portable privé sonne. Il décroche : — Allo, Joe ? C’est Deb ! …

***

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Histoires de famille par Frédéric Vasseur

Roxburrough, 17 juin. Lord Hampton a été retrouvé mort le 15 juin, à 15h30. C’est Edward, le maître d’hôtel, qui a donné l’alerte après avoir vu son employeur couché par terre dans le salon, visiblement tombé de son fauteuil. Le visage grimaçant et les lèvres bleuies indiquaient clairement les causes du décès : empoisonnement. Immédiatement prévenue, la police a dépêché l’inspecteur Wellborn sur les lieux afin de procéder aux premières constatations. Une rapide enquête a démontré que le poison se trouvait dans le thé que Lord Hampton était en train de boire. Sa tasse gisait d’ailleurs par terre à côté de lui, le breuvage répandu sur le tapis.

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Histoires de famille

Le château, 19 juin. — Bonjour, tout le monde — Ralph ? Qu’est-ce que tu fais là ? — Quel accueil ! Tu n’es pas content de me voir, petit frère ? — Pas précisément, non. Et au cas où tu ne le saurais pas, ton retour tombe très mal. Reginald, John et Robert, les trois fils de Lord Hampton, étaient réunis dans le grand salon et préparaient les funérailles, entourés de leurs épouses. Le nouveau venu, qui avait appelé Reginald « petit frère », était un individu de haute taille, au visage envahi par la couperose, et à la mine souriante. — C’est justement pour ça que je suis là. J’ai pensé qu’il valait mieux que je vienne. — C’est une affaire privée, Ralph. Ça ne concerne que la famille. — Et donc ça m’élimine, c’est ça ? — C’est ça, oui. Et ça vaut mieux pour toi, parce que ça te raye de la liste des suspects. — Comment ça, les suspects ? — Le poison n’est pas arrivé là par hasard, et rien ne permet de croire à un suicide. Père a été assassiné. 110


Histoires de famille

Ralph eut un haussement de sourcil. — Assassiné ? — Eh oui, reprit Robert. L’enquête officielle ne se terminera qu’après l’enterrement, et en attendant, nous avons été priés de rester ici. — Priés ? — Tu sais très bien ce que ça veut dire. John l’interrompit. — Nous en revenons donc à la question de Reginald : que fais-tu ici ? Tu n’es pas de la famille. — Va savoir, mon vieux. Va savoir.   

Quarante ans plus tôt, l’une des femmes de chambre de Lord Hampton était tombée enceinte. Comme elle ne voulait pas révéler le nom du père, tout le personnel de maison en vint à une conclusion évidente : le jeune Lord n’était pas innocent. Ce soupçon fut renforcé lorsque les gens virent que la servante n’était pas chassée, et les bavardages atteignirent des sommets peu après la naissance, quand la mère reprit ses fonctions. Un homme de si bonne famille aurait-il accepté la situation si le petit Ralph n’avait pas été son fils ? 111


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Quelques mois plus tard, Lord Hampton épousa la fille d’un riche marchand de la région. Mésalliance pour certains, c’était un véritable mariage sincère, sans arrière-pensée ni calcul de la part des époux. Le petit Reginald naquit environ un an plus tard, pour le plus grand bonheur de Dame Gladys qui se sentait un fort instinct maternel. À cette époque, Ralph avait presque deux ans et apprenait à parler. Il venait souvent voir le nouveauné, et passait de longs moments à lui faire d’incompréhensibles discours. Un jour, Lord Hampton trouva les deux enfants ensemble, le plus petit dans son berceau et l’autre debout à côté. — Alors bonhomme, tu parles à mon bébé ? — Bébé ? — Oui, c’est un bébé. — Bébé ! Le garçon répéta ce mot deux ou trois fois, l’air ravi. Puis il tendit le doigt vers le Lord et dit « Père ». — Oui, je suis son père. — Père ! La servante entra à ce moment, les bras chargés de linge. Elle entendit simplement le dernier mot, et rougit. — Ralph, tu ne dois pas parler comme ça à Sa 112


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Seigneurie ! — Il me disait que j’étais le père de Reginald. Il n’y a aucun mal à ça. — Oh ! Je n’avais pas entendu, veuillez me pardonner. — Bien sûr. Se sentit-il encouragé ? À partir de ce jour, le petit cessa d’appeler le Maître « M’lord » et se mit à l’appeler « Père ». Le Lord sembla trouver cela plutôt amusant, et même son épouse sourit lorsqu’on lui eut expliqué la raison de cette appellation incongrue. Le personnel de maison ne disait rien, mais les visages réprobateurs montraient clairement les opinions. Après Reginald vinrent John puis Robert. Les trois frères grandirent sans histoires, malgré les quelques bêtises dans lesquelles les entraînait Ralph. Celui-ci avait continué à appeler Lord Hampton « Père », sur un ton à la fois respectueux et ironique. Les années passant, personne n’y faisait plus attention et, un peu par dérision, en arrivant à l’adolescence il se mit à appeler « Petit frère » chacun des trois fils du Lord. Tout cela dura jusqu’à l’entrée à l’Université de Robert. À cette époque, Ralph travaillait au château comme intendant. L’ancien avait pris sa retraite, et le jeune homme avait proposé sa candidature. À la grande surprise de tout le monde, le Maître avait accepté et aussitôt Ralph avait pris en 113


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main la gestion du domaine. Malgré son âge adulte et sa nouvelle fonction, il continuait à appeler son employeur « Père », et c’était tellement habituel que plus personne n’y trouvait à redire. Quatre ans plus tard, alors que Dame Gladys revenait de Londres où elle avait fait quelques courses, sa voiture fut violemment heurtée par un camion dont le conducteur avait perdu le contrôle. La Bentley fut renversée et fit plusieurs tonneaux. Appelés sur les lieux, les secours ne purent que constater le décès de la Lady et de la mère de Ralph, qui l’avait accompagnée ce jour-là pour porter les paquets. Très amoureux de son épouse, Lord Hampton fut ébranlé, et ne répondit que distraitement aux gendarmes venus l’avertir. Il prit néanmoins sur luimême pour convoquer Ralph dans son bureau, et l’informer de l’accident. Il l’assura qu’Edwige serait enterrée dans le caveau familial, au côté de la maîtresse qui l’appréciait et qu’elle avait servie jusqu’au dernier instant. Le jeune homme le remercia, sollicita la permission de se retirer, sortit du bureau et disparut. On le rechercha pendant deux jours, mais sans trouver la moindre trace. Il semblait avoir quitté la région. De fait, les funérailles eurent lieu sans lui, et sa mère fut mise au tombeau avec Lady Gladys, ce qui ne manqua pas de scandaliser les gens de la 114


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région. Ce fut l’occasion de faire renaître de vieux ragots : quels étaient les liens réels entre le Lord et la femme de chambre ? L’appellation ironique « Père » ne cachait-elle pas une vérité ? C’est à cette époque que les trois fils prirent réellement conscience de la situation. Ils avaient grandi avec Ralph et lui gardaient toute leur affection, mais le doute s’installa. Était-il simplement leur ami d’enfance, ou bel et bien leur demi-frère ? Nul n’osait interroger Lord Hampton, de peur de déclencher sa colère ou au contraire de lui faire de la peine. Quelques mois passèrent. Robert avait repris ses études tandis que Reginald et John, déjà diplômés, étaient rentrés chez eux et retournés à leur travail. Vers la fin d’année, tous trois reçurent un message de leur père les invitant à passer Noël chez lui. Le soir du vingt-quatre décembre, ils étaient assis tous les quatre dans le grand salon, contemplant les flammes dans la cheminée. Le maître d’hôtel leur servit des liqueurs, puis sortit et les laissa entre eux. Après un long silence, Lord Hampton poussa un soupir et prit la parole. — La mort de votre mère nous rappelle que nous sommes fragiles. — S’il te plait, père, ne parlons pas de ça. — J’ai pourtant bien l’intention d’en parler, parce que c’est pour ça que je vous ai fait venir. 115


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— Tu y tiens vraiment ? — Oui, John. C’est important pour moi et, même si vous ne vous en rendez pas encore compte, c’est important pour vous aussi. — Bien. Continue. — J’ai vu maître Watts cet été, et j’ai fait mon testament. — Si jeune ? — Ta mère aussi était jeune. — Oui, c’est vrai, mais c’était un accident. — Et ça peut justement nous arriver à tous ! J’ai donc fait enregistrer mes volontés ainsi qu’un document annexe. Tout ce que je possède sera partagé entre mes quatre fils. — Quatre ? Comment ça ? — C’est le document annexe dont je vous parlais. J’ai adopté Ralph. John et Reginald bondirent sur leurs pieds. Robert, plus posé, dévisagea son père d’un regard suspicieux. Pendant que ses deux frères exprimaient bruyamment leur indignation, il prit calmement la parole. — Je suppose qu’il y a une raison à cela. — En effet, il y en a une. Il a toujours été très 116


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proche de vous trois, il a partagé vos jeux et une partie de votre éducation. Il a ensuite travaillé pour moi, de manière très compétente et consciencieuse. Et sa mère est morte aux côtés de la vôtre, ne l’oublie pas. Vous deux, asseyez-vous. Les deux frères encore debout se laissèrent tomber dans leurs fauteuils. Un silence un peu morose suivit, tandis que Lord Hampton semblait plongé dans ses pensées. Ce fut Reginald qui, le premier, osa poser la question. — Alors, tout ce qu’on raconte au village sur Ralph et toi, ce serait vrai ? — Arrête ! Le Lord se leva brusquement, et gifla son fils. Jamais encore il n’avait levé la main sur ses enfants, et même lui semblait sidéré par son acte. Il se rassit brusquement et détourna la tête, mais tous avaient clairement vu son expression. Ce n’était pas de la colère qui brillait dans ses yeux, mais plutôt du désespoir et de la honte. — Bon, cela ne nous regarde pas vraiment. Nous avons donc un nouveau frère. Sais-tu où il est ? — Non, Reginald, je n’en ai aucune idée. — Alors comment lui as-tu annoncé la nouvelle ? — Je ne lui ai rien dit, puisque je ne sais pas où le trouver. Il n’est pas au courant. 117


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Une fois de plus, la conversation retomba, jusqu’à ce que John se lève. Il s’étira bruyamment, puis se tourna vers les autres. — Je suis fatigué. Si ça ne vous gêne pas, je vais monter me coucher. — Même chose pour moi. — Pareil. Le Lord se leva à son tour, eut un petit signe de tête vers ses fils, et prit le chemin de sa propre chambre. John adressa un regard discret à ses frères, qui le suivirent dans sa chambre. — Alors, qu’en pensez-vous ? Reginald ? — À ton avis ? De toute façon, on n’a rien à dire, c’est comme ça et c’est tout. — Vous croyez que c’est vraiment notre frère ? — Je ne sais pas. Si on en croit les gens du coin, oui. Robert faisait les cent pas, tandis que ses frères étaient assis sur le lit. — Bon, on fait quoi ? — On ne fait rien du tout. Il a le droit de partager sa fortune comme il l’entend. — De toute manière, si tu l’énerves, il pourrait bien supprimer ta part. 118


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— Mais je m’en fiche ! Vous ne comprenez pas ce que je veux dire ? Si Ralph n’est pas son fils, qu’at-il fait pour se retrouver sur le testament à parts égales avec nous ? Les fêtes de Noël passèrent sans qu’ils ne reparlent de Ralph ou du testament. Lord Hampton avait l’air heureux d’avoir ses fils près de lui, et eux étaient contents de se retrouver tous ensemble. Peu après le jour de l’an, Reginald et John retournèrent chez eux. Robert retourna à l’internat et le Lord reprit sa vie solitaire, entouré uniquement d’un personnel de maison désormais restreint.   

L’accueil froid que reçut Ralph lors de son arrivée imprévue montrait clairement le ressentiment des trois frères envers lui. Il ne parut pas s’en formaliser, et se tourna vers les jeunes femmes assises sur le sofa. — Eh bien, me présenterez-vous ces charmantes personnes ? Mû par un réflexe de politesse, Robert les désigna toutes les trois à tour de rôle. — Sofia, Julie et Lucy, nos épouses. Et voici Ralph, le fils d’Edwige, la femme de chambre qui est 119


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morte en même temps que notre mère. Les trois femmes adressèrent un salut aimable à Ralph, qui reprit aussitôt. — Merci, petit frère. Mesdames, je suis charmé de vous rencontrer. Sofia eut un petit sourire. — Me permettrez-vous une question, monsieur ? — Je vous en prie. Ralph, pas monsieur. — Pourquoi appelez-vous Robert « petit frère » ? — Si Lord Hampton était mon père, ses fils sont donc mes frères. — Votre père ? Vraiment ? — Ma foi, je l’ai toujours appelé ainsi et il ne s’en est jamais formalisé. John intervint brusquement. — Mais justement, j’aimerais bien savoir pourquoi il tolérait ça. — Ça, petit frère, c’était entre lui et moi. Reginald devança John, qui allait répondre. — Et alors ? Es-tu son fils ? — Je pourrais. Maintenant, si vous voulez bien… Il désigna la desserte sur laquelle était posée une bouteille de whisky entourée de verres. Sans attendre 120


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de permission, il se servit un verre qu’il leva en direction des personnes présentes. — À la mémoire de Lord Hampton ! Personne ne pouvait refuser de boire à cela. Tous se servirent, levèrent leur verre puis burent en silence. Ralph s’approcha de la porte-fenêtre, et relança la conversation. — Alors, qui l’a tué, d’après vous ? Reginald explosa. — Cette fois, tu dépasses les bornes ! Tu es venu pour l’enterrement, j’imagine ? Eh bien nous allons te trouver une chambre en ville, et nous te ferons connaître la date et l’heure de la cérémonie. Donc pour le moment, tu dégages d’ici. Le maître d’hôtel est en cuisine, va le voir, il s’occupera de tout. — Ma présence te gêne, vieux ? — Et pourquoi elle me gênerait ? — Tu as peur que je ne m’occupe de tes affaires, non ? Ou tu leur a déjà dit, que c’était toi qui avais buté le vieux pour récupérer son fric et rembourser tes dettes ? D’un bond, Reginald fut contre lui. Il le saisit à la gorge, et se mit à serrer en hurlant. — Comment peux-tu dire ça ? Et qui me dit que ce n’est pas toi, d’abord ? 121


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— Reginald, arrête. La voix de Sofia avait claqué comme un fouet. — Laisse-le. Ralph, je crois que vous devriez partir. L’interpellé rajusta ses vêtements, lança un regard circulaire, puis s’inclina profondément et ouvrit la porte-fenêtre pour sortir. Il la referma derrière lui.   

L’enquête préliminaire avait conclu à un décès par empoisonnement, mais malgré les recherches, la police n’avait pu trouver le coupable. Lord Hampton était dans le grand fauteuil, le dos tourné vers la porte-fenêtre, et celle-ci était ouverte. Il était très facile pour une personne venue de l’extérieur de verser le poison dans la tasse, et le produit utilisé était suffisamment courant pour qu’aucun pharmacien de la région ne se souvienne des personnes à qui il en avait vendu. C’est donc dans un climat de suspicion que se déroulèrent les funérailles. Ralph se tenait à l’écart, les yeux dans le vague, tandis que les trois frères restaient côte à côte, un rang devant leurs épouses. Une fois le Lord mis en terre, tous prirent le chemin du château, où le notaire de la famille devait leur 122


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donner lecture du testament. Robert se tourna vers Ralph, qui venait de bousculer Reginald et suivait un peu en retrait. — Tu tiens réellement à venir ? — C’était mon père, non ? — Encore cette vieille histoire ! — Eh oui. Après tout, vraie ou pas, elle aurait pu. — Ça veut dire quoi, ça ? — Simplement que si je ne suis pas réellement ton frère, ce n’est pas la faute de ton père. — Ce qui veut dire ? — Écoute, ça va commencer. Le notaire avait pris place dans un fauteuil, et les autres s’étaient installés en face de lui. Reginald tâtait ses poches une à une, l’air embarrassé. Robert et Ralph les rejoignirent rapidement, et s’assirent silencieusement, tout en échangeant des regards noirs. — Je ne vais pas vous lire l’intégralité du document. Il est très long et très expansif, aussi je préfère aller droit au but. Un cinquième de la fortune de Lord Hampton sera partagé entre tout le personnel de maison, qui lui a toujours donné entière satisfaction. Debout au fond de la salle, les intéressés eurent, 123


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après un instant de stupéfaction, des sourires embarrassés et même quelques larmes. Le notaire reprit. — Les quatre cinquièmes restants seront divisés en parts égales entre les trois fils de Lord Hampton et Ralph, le fils d’Edwige et fils adoptif de Lord Hampton. Mon client espérait que ceci solderait sa dette une fois pour toutes, et rachèterait sa faute passée. — Maître, pardonnez-vous, de quelle faute parlez-vous ? — L’ignorez-vous réellement, John ? — Oui. De quoi s’agit-il ? — Ralph, m’autorisez-vous à révéler cette affaire ? — Je vous en prie, mon cher maître. — Messieurs… un soir, il y a longtemps, votre père est venu trouver Edwige dans sa chambre. Devant l’air horrifié de John, le notaire s’interrompit. — Vous voulez dire que notre père et Edwige, euh – — Non, pas du tout. Elle a résisté, s’est débattue, et il a renoncé. Il est sorti de la chambre, et elle ne l’a plus revu de la nuit. Le lendemain, elle a eu un 124


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entretien avec Lord Hampton. Suite à cela, votre père a doublé ses gages. Elle voyait régulièrement un jeune homme du village, un bon à rien sans situation. Quand elle est tombée enceinte, elle a de nouveau eu un tête à tête avec votre père, qui lui a permis de conserver sa place. De même, quand le poste d’intendant du château s’est libéré, plusieurs années après, elle a exigé que cette charge soit confiée à son fils. — Mais c’est du chantage ! — Oui, Robert. C’est exactement cela. — Vous devez faire erreur. Tout cela ne correspond pas du tout à mon père. — C’est lui-même qui m’a raconté cette histoire. Il ne savait plus ce qui l’avait pris ce soir-là, mais après tout ce temps les regrets et la honte étaient intacts. En donnant une partie de sa fortune à Ralph, il voulait faire cesser tout cela. Il y a une clause dans le testament, qui dit que cette somme n’est acquise que si Ralph promet d’oublier toute cette histoire. — Comment ça, oublier ? — Votre père ne voulait pas vous transmettre sa dette. John se tourna vers Ralph, qui écoutait sans mot dire. — Tu le faisais chanter ? 125


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— Quel vilain mot ! — Réponds, Ralph. — Ton père me versait chaque mois mon salaire d’intendant. — Mais tu es parti depuis des années ! — Je sais, mais il a tout de même continué à me payer. Il estimait probablement avoir une dette envers moi. Les gens de maison s’éclipsèrent discrètement, sentant bien que leur présence n’était plus la bienvenue. Robert se tourna franchement vers Ralph. — À propos, tu pourrais nous expliquer ce que tu as dit l’autre jour ? — C’est à dire ? — Ta remarque concernant des dettes de Reginald. Celui-ci se leva brusquement. — Tu ne vas tout de même pas écouter des trucs pareils ! — Justement, si. Tu as eu l’air particulièrement énervé par cette petite phrase, et j’aimerais bien comprendre. — Comprendre quoi ? C’est du flan, une histoire qu’il a inventée pour détourner la conversation. 126


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— Donc tu n’as pas de soucis financiers ? — Bien sûr que non ! — Comment se fait-il que ton compte soit en rouge, et que tu aies reçu une sommation par un avocat ? Sofia interpella sèchement son mari. — Reginald, c’est vrai ? — Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ? — Réponds. Robert le devança, et tendit un papier à sa bellesœur. — Tiens, Sofia. — Euh, merci. Elle déplia la feuille, et la lut attentivement. — Eh bien Reginald ? Il se tourna vers son frère. — Où as-tu trouvé ça ? — Par terre, juste devant la porte d’entrée. C’était là-dedans. Il lui montra un portefeuille. Reginald tendit la main. — Eh, c’est à moi ! Je le cherche depuis tout à l’heure. 127


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— Je sais bien que c’est à toi. Bon sang, si tu as des dettes, tu pourrais nous en parler, non ? On peut t’aider. — Ce serait toujours mieux que de tuer ton père, intervint Ralph. Reginald se retourna brusquement, et lui expédia violemment son poing dans la figure. Robert et John se précipitèrent et les séparèrent. Ils les obligèrent à s’asseoir, et se tinrent près d’eux. Lucy s’approcha de son mari. — Tu crois que c’était le bon moment pour ça ? — J’en ai bien l’impression, oui. Si Reginald n’a rien à se reprocher, tout le monde doit le savoir. Écoute, frangin, je te l’ai dit, on peut t’aider. — Fiche-moi la paix. Depuis le début de l’altercation, Julie regardait fixement Ralph. Elle s’adressa sèchement à lui. — Dites-moi, quand vous êtes entré, l’autre jour, vous étiez dans la région depuis longtemps ? — Je venais d’arriver, pourquoi ? — Tout juste ? — Oui, par le train de Londres. J’ai juste pris le temps de me trouver une chambre et d’y déposer mes bagages, et je suis venu. — Alors comment se fait-il que je vous aie vu 128


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dans le jardin le jour du meurtre ? — Quoi ? — Mon beau-père m’avait demandé de passer le voir. Il voulait changer la composition des platesbandes, et je devais choisir avec lui. On avait fini de discuter, et je retournais vers ma voiture quand je vous ai vu. — Certainement pas ! — Je peux me tromper, mais ça me surprendrait beaucoup. Je suis quasiment certaine de vous avoir vu ce jour-là. J’ai déjeuné avec Lord Hampton en même temps que nous choisissions les espèces, puis je suis partie quand il a demandé à Edward de lui préparer un thé. Il devait être environ 14h30. — Vous avez eu raison de partir ! — Pour vous laisser la place ? Peut-être que c’est vous qui avez versé le poison quand je suis partie. — Oh non, pas pour ça. Mais si vous étiez partie plus tard, vous auriez raté votre rendez-vous avec Nelson. — Qui est Nelson, intervint John ? — Décidément, tu ne sais rien, mon pauvre vieux. Tu ignores même que ta femme se fait faire des massages ? — Ah, ça. Je suis au courant, figure-toi. 129


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— Et ça ne te gêne pas ? Bon, je ne suis qu’un gars de la campagne, mais chez moi, les massages ça se fait seulement avec les mains, et pas dans un lit. Tu ne crois pas ? John se tourna vers son épouse. — Julie ? — Quoi ? Tu ne vas pas me dire que tu crois à des histoires pareilles ? — Ça suffit, intervint Lucy. Ce n’est ni le lieu, ni l’endroit pour déballer tout ça. — Au contraire, voyons, reprit Ralph. Puisque c’est une réunion familiale, il n’y a pas de secret, on peut tout se dire. Le notaire avait suivi tous ces échanges, mais était resté muet jusque là. Il se leva et prit la parole. — Excusez-moi. Si vous le permettez, je vais aller boire un verre d’eau en cuisine. Il sortit rapidement et referma la porte derrière lui. Dans le salon, tous se regardaient en chiens de faïence et personne n’osait rompre le silence. Au bout d’un long moment, Ralph se leva. — Bon, je crois que nous connaissons l’essentiel. Je retourne à mon hôtel, je reviendrai demain matin. Bon après-midi ! — Tu ne vas nulle part ! 130


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— Oui, Robert, tu m’as parlé ? — Tu as très bien entendu. Qu’est-ce que tu cherches, au juste ? Tu arrives ici, tu lances des accusations contre Reginald et Julie, et tu crois pouvoir partir sans t’expliquer ? — Tu as suivi la conversation, non ? Chaque fois que j’ai essayé d’expliquer quelque chose, on m’a soit tapé dessus soit coupé la parole. Puisque vous ne voulez pas m’entendre, je n’ai plus rien à faire ici. Nous réglerons les détails de la succession demain, mais pour le moment je voudrais me reposer. Et réfléchir. — À quoi ? — À ce qu’a dit Julie. Je trouve ça particulièrement intéressant. Pas toi ? Allez, j’espère que l’ambiance de l’hôtel Excelsior sera plus agréable. Sur ces mots, il sortit rapidement par la portefenêtre et se dirigea vers les grilles de la propriété. Stupéfaits, tous le laissèrent partir sans esquisser le moindre mouvement pour le retenir. — Reginald ? — C’est pas le moment, Sofia. — Je crois que si, justement. C’est quoi, cette histoire de dettes ? — Écoute, j’allais t’en parler, mais plus tard. Mon affaire va mal, mais j’attends un prêt important qui 131


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devrait me renflouer. — Un prêt ? Et tu penses pouvoir le rembourser ? — Bien sûr. C’est une question de temps, c’est tout, et il me fallait un peu de réserve pour attendre des commandes. — Attendre ? Et si ça ne vient pas, tu feras quoi ? — Banqueroute. Mais on n’en est pas encore là. — Tu aurais tout de même pu m’en parler. Si tu m’as caché ça, qu’est-ce que tu dissimules d’autre ? — Rien du tout ! Ne va surtout pas imaginer je ne sais quoi. Je ne t’ai pas avertie parce que je n’ai pas encore tout essayé, mais c’est tout. Moi, au moins, je n’ai rien à cacher. — Et ça veut dire quoi, ça ? — Apparemment ce n’est pas le cas de tout le monde. Il eut un regard appuyé vers Julie, qui le fixa un moment avant de lui allonger une claque phénoménale. John intervint. — Reginald, occupe-toi de tes affaires. — Occupe-toi des tiennes, mon vieux Avant de faire la leçon aux autres, on regarde chez soi. — Ferme-la, je t’ai dit. 132


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Lucy les interrompit tous les deux. — C’est pas faux, ce qu’il disait. — Quoi ? — Ralph. D’après lui, ce qu’a dit Julie était particulièrement intéressant. Eh bien je suis d’accord, ça ouvre pas mal de perspectives ! — Qu’est-ce que j’ai dit de si spécial ? — Tu as vu Ralph dans le jardin le jour du meurtre, non ? — Oui, et ? — Tu es certaine que c’était lui ? — Absolument ! — Ah. À nouveau, un silence s’installa, rompu par Robert au bout d’un long moment. — Que veut dire ce « Ah » ? — Rien. Rien du tout. — Alors explique-nous ton rien, reprit John. — C’est la deuxième fois qu’on le rencontre, et je ne l’ai pas trouvé particulièrement remarquable. Je trouve juste bizarre que Julie soit aussi affirmative. Elle se tourna vers sa belle-sœur. — Tu le connaissais déjà ? 133


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— Moi ? Non. Qu’est-ce qui te fait dire ça ? — Je ne me souvenais pas que tu étais aussi physionomiste, c’est tout. Lucy semblait hésitante, comme si elle voulait dire autre chose mais n’osait pas.   

L’hôtel Excelsior était une grande bâtisse ancienne située en dehors du village. Il fournissait un excellent point de chute aux touristes qui venaient dans la région pour en parcourir les nombreux terrains de golf. Au bord d’une rivière et au milieu d’une région verte, il offrait aussi à ceux qui le souhaitaient repos et dépaysement. C’est ce dont profitait le plus Ralph, paresseusement allongé dans son lit. Le soleil filtrait au travers des épais rideaux, annonçant que l’heure de se lever était très proche, voire dépassée. La sonnerie du téléphone retentit. — Oui ? — Vous avez de la visite, monsieur. Madame Hampton. — Euh, oui, faites-la monter, s’il vous plait. — Très bien. Il se leva brusquement et passa un peignoir. Des 134


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petits coups discrets lui annoncèrent l’arrivée de sa visiteuse, à qui il ouvrit. — Bonjour Sofia. — Ralph. — Entrez, je vous en prie. Elle fit quelques pas à l’intérieur, et il referma la porte. Passant devant elle, il s’assit derrière le petit bureau et l’invita du geste à faire de même. — Vous me gênez, Sofia. Que penserait votre mari s’il vous trouvait dans ma chambre à cette heure ? — Gêné ? Vous ? Je n’ai pas eu l’impression que vous pouviez ressentir une telle émotion. Après tout, votre splendide démonstration hier n’a pas semblé vous perturber, non ? — Démonstration. Tiens donc. Et qu’aurais-je démontré, selon vous ? — C’est ce que je n’ai pas encore compris. Reginald est au bord de la faillite, Julie a une liaison avec son masseur – joli cliché, ceci dit – et voilà que Lucy se demande de manière à peine voilée si vous ne connaissiez pas Julie avant d’arriver. C’est un peu trop embrouillé pour moi. — Oh ? Lucy se pose des questions à propos de Julie ? 135


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— Et de vous, oui. Vous n’avez rien oublié, dans votre petit discours ? — Je ne crois pas, non. — Et cette accusation ? Vous avez dit que Reginald avait tué son père. — Vous n’y croyez pas ? — Mon mari a quelques défauts, mais certainement pas celui-là. Ce n’est pas un assassin. — Non, pas de sang-froid, mais sous le coup de la colère, tout le monde peut commettre une erreur. — La colère ? — Bien sûr. Imaginez par exemple qu’il demande à Lord Hampton de lui avancer de l’argent, et qu’il refuse. Vous connaissiez bien votre beau-père ? — Assez bien, oui. — Alors vous connaissez sa rigidité morale. Tout ce qui pouvait paraître déshonorant lui faisait horreur, et en particulier les dettes d’argent. Il a probablement envoyé son fils sur les roses. — Rigidité morale ? Après ce qu’il a fait à votre mère ? — Elle n’a jamais compris son attitude de ce soirlà. Il n’avait pas l’air ivre, paraît-il. Toujours est-il que, depuis ce jour-là, il est devenu encore plus strict tant avec lui-même qu’avec son entourage. J’imagine que 136


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chacun peut avoir un instant de faiblesse dans sa vie. — Et donc, d’après vous, il a refusé de renflouer Reginald, et c’est pour ça qu’il a été tué ? — Quelque chose comme ça, oui. Sofia se leva et, sans un mot, sortit de la chambre.   

— Ralph, je peux te parler un instant ? — Pourquoi pas ? Viens, montons. Il prit l’ascenseur, suivi de son beau-frère. Une fois assis, personne ne prit la parole. Ce n’est qu’après plusieurs soupirs que Robert posa sa question. — Qu’est-ce que tu es en train de faire, exactement ? — Comment ça ? — Tu débarques alors qu’on ne t’a pas vu depuis des années, tu accuses Reginald de meurtre, tu amènes des soupçons entre John et Julie, et je me demande… — Quoi ? — Non, rien. Mais réponds-moi : qu’est-ce que tu fabriques ? 137


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— J’essaie de vous montrer que la vie n’est pas forcément aussi simple que ce que vous pourriez croire. — En nous faisant du mal ? — C’est un mal pour un bien, tu ne crois pas ? Par exemple, maintenant, Sofia sait que son mari a des ennuis, et au moins moralement elle va le soutenir. C’est positif, non ? — Et pour John et Julie ? Et moi, qu’est-ce que tu me prépares ? — Tu t’inquiètes trop. Pareil pour Reginald, d’ailleurs. — Tu ne comptes pas en parler à la police ? — Pour quoi faire ? Tout ça, c’est entre nous. Affaire de famille, pour ainsi dire. N’est-ce pas, petit frère ? — Arrête ça. Nous ne sommes pas frères, et tu le sais très bien. — Évidemment, mais depuis le temps je me suis habitué à vous appeler tous comme ça. Et puis, si tout s’était passé comme ton père l’avait voulu, tu serais réellement mon frère. — Tu lui en veux encore ? Pour ce qu’il a fait à ta mère, je veux dire ? — Oh, pour ça, non. 138


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— Alors quoi ? Tu veux quoi, bon sang ? — Tu ne t’en souviens peut-être pas mais, quand j’avais huit ans et toi trois, ma mère s’est absentée plusieurs mois. — Je ne m’en rappelle pas, mais j’en ai entendu parler. Quelqu’un de malade dans sa famille, non ? Elle nous a quittés pour s’en occuper, et elle est revenue après le décès. — Tu as vraiment cru à toute cette histoire ? Ma mère était enceinte, et son petit ami venait de la quitter. Cette fois elle n’a pas voulu travailler pendant sa grossesse. Ton père lui a donc offert un séjour dans une maison de repos. — Offert ? — Il ne lui refusait rien, tu sais très bien pourquoi. D’autant plus qu’elle n’abusait pas. — Question de point de vue. Et alors ? Qu’est devenu l’enfant ? — Elle ne l’a jamais amenée au château, mais quand elle est revenue elle a dit à ton père que sa fille était mort-née. — Je ne savais pas. — Moi, si, figure-toi Mais je ne connais ma demisœur que depuis peu de temps. Elle et moi, nous avons été séparés pendant toute notre jeunesse. Alors je voulais que, vous aussi, vous sachiez ce que c’est 139


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que d’être une famille désunie. Et ce n’est qu’un début. — Alors elle était vivante ? Tu l’as retrouvée ? Pourquoi tu ne l’as pas amenée ? La fille d’Edwige a sa place parmi nous, tout comme toi. — On a beau avoir vécu ensemble pendant des années, toi et moi ne sommes pas du même milieu. C’est encore plus vrai pour ma sœur. Quand on n’a pas une vie facile, on se la construit. Et quand on n’a pas d’argent, on en prend là où il y en a. — Comment ça ? — Ma sœur est une voleuse, mon gars. Plus précisément, elle a une petite affaire sympathique qui lui permet d’attirer des clients et de les plumer. Donc ne t’occupe pas d’elle, et pense à tes frères, avec qui tu vas bientôt te brouiller. En particulier l’assassin. — Arrête avec ça ! — Pourquoi ? Tu as peur de la vérité ? Je l’ai vu, figure-toi. Julie a raison, j’étais ici le jour du meurtre. Je voulais rencontrer ton père, pour lui parler une fois pour toutes. Déballer tout, et on n’en parlait plus. J’ai vu Julie partir, et ton frère arriver. Il a présenté des excuses à ton père, il lui a dit qu’il assumerait. À ce moment je n’ai pas compris de quoi il parlait. Quand il a versé quelque chose dans la tasse, j’ai compris et je me suis dit qu’il était temps de déguerpir. Je ne voulais pas être mêlé à ça. 140


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— Et tu crois que je vais avaler un truc pareil ? C’est ta sœur qui a inventé tout ça ?   

— Et voilà toute l’histoire. Robert avait invité les autres chez lui. Arrivé en retard à cause de la circulation, il les avait trouvés un peu irrités et leur avait répété ce que Ralph avait expliqué. — C’est tout ? Il a été séparé de sa sœur pendant toute leur enfance, alors il veut nous brouiller entre nous ? — Il croyait vraiment que ça marcherait ? — Ça a bien failli, non ? — Vous êtes vraiment naïfs à ce point ? Tout le monde se tourna vers Lucy, qui venait de les apostropher ainsi. Elle continua. — Vous êtes prêts à gober n’importe quoi ? Désolée, mais ce n’est pas crédible. La mère aurait disparu pour avoir une fille dont elle se serait séparée après pour retourner chez son patron ? — Pour le salaire, peut-être ? Il lui donnait assez pour qu’elle envoie de l’argent à ceux qui s’occupaient de sa fille. 141


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— Et tu crois à ça, toi ? — Pourquoi pas ? — Écoute, Reginald, il y a une différence entre naïf et idiot. Alors reste du bon côté de la barrière. — Tu me prends pour un abruti ? — Noooooon. Pas du tout, voyons. — Robert, tu ne veux pas dire à ta femme de la fermer avant que je ne m’en charge ? — Commence par dire moins de bêtises, on verra après. La conversation fut interrompue par la sonnette de l’entrée. Au bout de quelques instants, le maître d’hôtel annonça l’inspecteur Wellborn. — Bonjour. — Inspecteur. Vous avez du nouveau concernant mon père ? — Non, monsieur. C’est une toute autre chose qui m’amène. Vous permettez ? — Je vous en prie. Le policier s’approcha de Lucy. — Madame Hampton, voudriez-vous m’accompagner s’il vous plait ? — Et pourquoi ? 142


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— Votre frère a été renversé par une voiture. Il est à l’hôpital, dans le coma. Nous avons dû fouiller son portefeuille pour l’identifier, et nous y avons trouvé plusieurs documents à votre sujet. Nous souhaiterions vous interroger à propos de votre activité professionnelle. — Mon activité ? Vous avez besoin d’un conseil en gestion ? Robert s’était levé. — Excusez-moi, vous devez faire erreur. Ma femme n’a pas de frère. — À proprement parler, non, en effet. Pardonnez-moi, je voulais parler de son demi-frère. — Même chose. Elle n’a pas de famille. — En êtes-vous certain ? Madame, nous souhaiterions vous entendre à propos d’irrégularités dans les comptes de vos clients. Lucy s’était soudain effondrée. — Inspecteur, s’il vous plait. Ralph va s’en sortir ? — Les médecins pensent que oui. On pourra passer le voir, si vous voulez. — Je vous accompagne. Elle se leva et sortit, accompagnée du policier.   

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— Bonjour Ralph. Je peux entrer ? — Sofia ? Oui, bien sûr. Je suis surpris de vous voir. J’imagine que Robert vous a raconté notre discussion, et je ne pensais pas que vous ne voudriez encore me parler après ça. — Je n’en meurs pas d’envie, mais il y a des choses que je voudrais savoir. — Asseyez-vous, vous serez mieux. Elle regarda autour d’elle. Une chambre d’hôpital comme les autres, avec le grand lit au milieu et tout le matériel de surveillance à côté. Depuis deux semaines maintenant, elle attendait cet instant. Ralph s’était réveillé depuis deux jours, et les médecins avaient autorisé de brèves visites. Elle était donc là, hésitante, ne sachant plus vraiment comment poser sa question. Elle prit le tabouret, s’assit et regarda Ralph quelques instants. Il souriait doucement, l’air pas très à l’aise. — Pourquoi vous nous faites ça ? — Robert ne vous l’a pas dit ? — Je veux dire, à Julie et à moi. Nous n’avons rien à voir dans tout ça. — Je sais. Je me suis un peu laissé embobiner par Lucy. — C’est vraiment votre demi-sœur ? — Apparemment, oui. C’est tout nouveau pour 144


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moi : il n’y a que trois mois que je l’ai retrouvée. Ou plutôt, qu’elle est venue sonner chez moi. — Elle vous cherchait ? — Oui, et c’est en fouillant dans les papiers de son beau-père qu’elle a trouvé mon adresse. — Elle a fait ça ? Bon sang, je l’ai toujours trouvée plus délurée que Julie ou moi, mais je ne pensais pas que c’était à ce point ! La police l’a arrêtée, vous savez. Un de ses clients s’est rendu compte de ses détournements et a porté plainte. — Je viens juste de la retrouver, je vais déjà la perdre ! — Et vous, comment ça va ? — Plutôt bien. J’ai du mal à réaliser que je suis resté dans le coma : pour moi c’est comme si l’accident avait eu lieu hier. Le salopard ! J’aurais pourtant dû m’en douter… — Comment ça ? — Vous n’êtes pas au courant ? C’est Robert qui m’a heurté. Il a vraiment essayé de me tuer. Il n’a pas dû aimer ce que je lui ai raconté. — Robert ? Non, impossible ! — Eh oui. J’ai réussi, Sofia. Cette petite famille si propre sur soi est déjà nettement moins respectable, maintenant. 145


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— C’est de ça que je voulais vous parler. Tout est parti de là : Reginald. Pourquoi avez-vous dit ça ? Vous avez même affirmé l’avoir vu, mais mon mari n’est pas comme ça ! Pourquoi une telle accusation ? C’est très grave ! Vous dites l’avoir vu ! Pourquoi, Ralph ? Pourquoi tous ces mensonges ? — Sofia ? — Oui ? — Je n’ai pas menti.

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Boule de neige par Michèle Desmet

― Bonjour Madame Poravsky, belle matinée, pas vrai ? ― Ne m’en parlez pas, mon bon Monsieur Lambert, ne m’en parlez pas ! Regardez, là, sur l’escalier, ces traces de pas, toutes boueuses ! J’avais nettoyé hier, et voilà qu’il me faut recommencer, moi, princesse Poravsky ! Où va le monde, je vous le demande ! Un profond soupir ponctue cette tirade. Tristement, la princesse contemple l’escalier, source de quotidiennes déceptions. Monsieur Lambert émet un petit claquement de langue compatissant. En son for intérieur, il regrette d’avoir souhaité la bonne journée à sa concierge : il aurait bien dû se douter que cette excellente personne allait en profiter pour étaler ses doléances sur la place publique… Il regrette encore plus que le conseil de gérance 147


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de l’immeuble ait décidé, par un jour d’aberration et peut-être d’éthylisme, d’offrir ce poste de gardienne à l’unique descendante du dernier Russe blanc du quartier. Même si la princesse, née en exil et trente années trop tard, n’a jamais eu la joie d’apprécier les avantages liés à son rang en la lointaine Russie de Nicolas II, elle en garde une sirupeuse nostalgie, exprimée bruyamment à grand renfort de « rrr » soigneusement et facticement roulés. ― Je suis sûrrrre, Monsieur Lambert, qu’il s’agit du jeunot qui habite au second, avec ses cheveux grrrras et son air abrrrruti. Vous savez, celui dont le père est soi-disant directeur de société (mon œil !) et la mère… Bon, je n’en parle pas, ça vaut mieux. À cet âge-là, ces gamins, ça n’a aucun respect pour le travail des autres ! Enfin, chacun de nous doit bien porter sa croix en ce bas monde, comme on dit, et… Elle interrompt ses jérémiades, s’apercevant que Monsieur Lambert s’est lâchement esquivé. ― Tous les mêmes ! soliloque-t-elle en clopinant vers sa loge pour y aller quérir un seau et une serpillière. Toujours trop pressés pour dire un petit bonjour ou quelques paroles aimables ! Pourtant, c’est pas tout du beau monde, ça non ! Pas tout du beau monde ! J’en sais quelque chose. * 148


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« Atomes Crochus », forum de rencontres virtuelles… et plus, si affinités. En ligne : Pardaillan Eh bien voilà, je viens de m’affilier sur ce forum qui me semble correspondre à mon attente… J’ai opté pour le pseudo de Pardaillan, parce que j’ai quelque chose de ce personnage : je suis à la fois fier et romantique, pas tout à fait à l’aise dans ce vingt-et unième siècle bassement matérialiste. Physiquement, je suis grand, brun et élancé, avec quelque chose d’ombrageux dans le regard. Je rêve de grands espaces vierges aux contrées non encore explorées. J’ai vingt-cinq ans, et aucune de mes anciennes amies n’a pu me retenir dans ses bras. Peut-être, ici, trouverai-je mon bonheur… Je serais heureux de correspondre avec une jeune fille blonde et douce… * ― Gilbert ! C’est la troisième fois que je t’appelle ! Viens manger ta soupe ! ― Une seconde, M’man, je termine un travail urgent pour l’école… ― Tu termineras ça plus tard, pour le moment ton potage refroidit ! 149


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Gilbert pousse un profond soupir. Tous les grands esprits sont confrontés à l’incompréhension du monde extérieur, c’est connu. À plus forte raison les grands esprits de dix-sept ans, injustement assujettis à l’autorité maternelle. Pour se venger, arrivé à table, il tire les nattes de sa jeune sœur, Élodie dite Chouquette, six ans et des taches de rousseur. Même les grands esprits peuvent être odieux, à l’occasion, surtout s’ils sont victimes d’une poussée d’acné dont la virulence leur gâche la vie... ― Aïe ! Arrête ou je te mords ! se défend la gamine, toutes griffes et dents dehors. ― Pauv’bestiole, va ! Tiens, c’est quoi, ça ? Ricanant, il tend un doigt vers la cheminée où vacillent, sur des bûches factices, des flammes simulées par des lampes tournantes. Un pur produit des années soixante, ce faux foyer, souvenir de grands-parents trop lointains dans le temps. Dommage, d’ailleurs, car ils promettaient, ces grands-parents-là. Ils auraient pu faire des aïeuls parfaitement convenables et fréquentables, s’ils ne s’étaient pas bêtement tués en pleine jeunesse, sur la corniche de l’Estérel, par une belle aube d’été. Après une nuit passée à faire la java et à fumer d’innombrables joints, ils étaient montés à bord de leur voiture-sport en s’imaginant piloter un 150


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hélicoptère. C’est sans surprise aucune qu’ils s’étaient vus, au sortir d’un virage, planer durant une seconde par-dessus les flots bleus. Comme quoi le cerveau peut se laisser prendre à certains mirages tristement mensongers… Devant la cheminée, sur une assiette, deux morceaux de sucre, une carotte et un navet. ― Tu prépares un pot-au-feu ? Le souffle coupé, la petite le dévisage, n’en pouvant croire ses oreilles. Un tel sacrilège… ― Eh, Gigi ! Tu sais pas quelle date on est ? chuchote-t-elle. ― Ben quoi, quelle date ? On est le cinq décembre et après ? ― Mais… C’est cette nuit que va passer SaintNicolas ! La nourriture, c’est pour son âne… Le rire forcé de Gilbert fait trembler les vitres. ― Pauvre poire ! Tu avales ces salades ? SaintNicolas, non mais des fois ! Et l’âne, andouille, l’âne c’est toi ! ― Mais… ― Tu vas pas me dire que tu y crois, aux mensonges des parents ! Surgie de la cuisine à la vitesse de l’éclair, la mère n’y va pas de main morte. C’est avec une stupeur 151


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médusée que Gilbert se sent saisi par les oreilles, avec une force qui lui arrache un cri. ― Ouille ! ― Toi, dans ta chambre ! Tout de suite ! ― Hé-ho ! J’ai pas six ans, moi ! ― Non, pour l’âge mental tu ne les atteins pas. File, et plus vite que ça ! ― Mais, M’man… J’ai rien fait ! ― Si tu crois que je n’ai pas tout entendu ! Dans ta chambre ! Quand on ne fait pas le poids, mieux vaut s’exécuter… Surtout lorsqu’on a une mère exchampionne de boxe et ceinture noire de judo. ― Maman… C’est vrai ce qu’il dit, Gigi, pour Saint-Nicolas ? Que Papa et toi, vous racontez des histoires ? ― Non, ma Chouquette, le menteur c’est lui. Il a dit ça pour te taquiner. ― Pourtant, quand je suis rentrée tout à l’heure avec ma carotte et mon navet, j’ai rencontré Madame Poravsky. Elle m’a demandé à quoi ça servait, ces légumes, et quand je lui ai expliqué, elle a ri, mais alors, ri ! Elle a dit : « Alors comme ça, à ton âge, on croit encore au père Noël ? » Pourquoi elle a dit ça, Maman ? Je parlais de Saint-Nicolas, pas du père 152


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Noël ! Je sais bien que le père Noël n’existe pas ! ― Heu… Peut-être que Madame Poravsky a confondu. (Quelle teigne, cette bonne femme, vraiment ! Comment vais-je m’en sortir, moi ?) Sois tranquille, ma Chouquette, Saint-Nicolas passera cette nuit et son âne mangera les friandises dans la cheminée comme chaque année, c’est promis ! Rassurée, Chouquette respire. Les parents, ça ne ment jamais, tout le monde sait ça. Non mais, qu’il est bête ce Gilbert ! C’est sans doute un effet de sa maladie, Chouquette en a entendu parler Papa, l’autre jour : Gilbert souffre de la dolescence ou quelque chose comme ça. Il a des crises, a dit Papa. Chouquette espère que cela ne fait pas trop mal et que Gilbert guérira vite. Finalement, elle l’aime bien, son grand frère, même s’il est pénible, parfois. * Eh bien, franchement, il y a des gens qui n’ont pas honte ! Que moi, princesse russe, j’en sois réduite à faire des ménages, c’est déjà le signe que quelque chose ne tourne plus rond sur terre, mais que tout le monde s’en fiche, c’est sidérant, non ? Quand, pour arrondir mes petites fins de mois (une concierge, 153


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même de sang bleu, ne roule pas sur l’or), j’ai proposé aux locataires de l’immeuble mes services en qualité de dame technicienne de surface, comme on dit, je ne m’attendais pas à ce que j’allais trouver derrière ces portes closes… Ils auraient pu nettoyer avant mon arrivée, quand même ! Mais non, il a fallu que je m’y mette. Moi qui, jadis, ai mangé du pudding avec des petites cuillères en or ayant appartenu au Tsar de toutes les Russies, que Dieu le bénisse où il est, le pauvre homme ! Ces ultimes reliques d’un passé glorieux ont franchi la frontière avec mon pauvre cher papa, quand il a dû fuir son pays natal… Un jour de dèche, hélas, j’ai été obligée de les porter au Mont-de-piété… Quant à notre Petit Père le Tsar… Quelle misère ! Chaque soir, agenouillée devant l’icône qui orne le coin de mon salon, je prie pour le repos de son âme… C’est mon pauvre cher papa qui m’a bien recommandé de faire cela, tous les soirs de ma vie. Parfois, je me demande ce qu’il pouvait bien avoir à se faire pardonner, le Tsar, pour avoir besoin de tellement de prières, au kilogramme et au kilomètre. Rien que pour ma part, j’ai dû lui gagner un bon petit carré de paradis, j’espère qu’il m’en sera tenu compte. Peut-être que là-haut, il m’invitera à un souper de gala, avec couverts en or, caviar à la louche et champagne à gogo… J’espère aussi qu’il ne dira rien, pour les petites cuillères. 154


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Enfin, je m’égare, ce n’est pas de ça que je voulais parler... Revenons à nos moutons, ou plutôt aux locataires de l’immeuble. Le laisser-aller de ces gens, voilà qui est stupéfiant ! Monsieur Lambert, ça va encore, il rince sa cabine de douche et essuie soigneusement l’évier de sa cuisine après avoir fait sa petite vaisselle. J’apprécie. Au début, je me disais : « Voilà un homme comme il faut ! » Son ordinateur aussi est impeccablement entretenu, l’écran bien nettoyé, ce n’est pas comme chez d’autres, que je ne nommerai pas. Si vous saviez quels claviers dégueulasses je découvre, chez certaines personnes ! On aurait peur d’y poser les doigts. Mais chez Monsieur Lambert, c’est nickel. Notez que, d’un côté, c’est normal : Monsieur Lambert est fonctionnaire, contrôleur aux Contributions, s’il vous plaît ! Ça fait partie de sa fonction, la méticulosité. Naguère encore, dans l’obscurité de mes nuits solitaires, il m’arrivait de penser que même une princesse russe aurait pu baisser ses regards vers un individu de cette espèce, un peu terre-à-terre peutêtre, mais civilisé. Civilisé, mon Dieu ! Qu’allais-je penser là ? J’ai bien déchanté, le jour où après avoir, par mégarde, crocheté la serrure de sa table de nuit avec 155


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une épingle de mon chignon, je suis involontairement tombée sur des objets étranges que, dans mon innocence, j’identifiai tant bien que mal : des cassettes vidéo. L’une de ces cassettes s’étant inexplicablement retrouvée dans le magnétophone situé dans le salon de mon employeur, mon balai heurta malencontreusement le bouton de mise en marche de l’appareil. Sans cette succession de hasards, jamais je n’aurais imaginé dans quel antre j’avais posé mes pas. Dès la première scène, j’ai été édifiée. Pour me faire une idée de la profondeur des turpitudes entrevues, j’ai regardé la cassette en son intégralité. J’ai bu le calice jusqu’à la lie, comme on dit. Jamais je n’aurais pensé qu’on pouvait passer trois heures nonstop à faire des acrobaties sur un lit à baldaquin en hurlant des Oooooh ! et des Aaaaah ! pour tout dialogue. On en apprend tous les jours. Après, bien sûr, j’ai soigneusement remis la cassette à sa place et j’ai re-crocheté la serrure de la table de nuit, dans l’autre sens. À la fin du mois, j’ai envoyé ma note à Monsieur Lambert, en comptant en catimini double tarif pour les trois heures de visionnage de la cassette, ça lui apprendrait ! C’est très malpoli de laisser traîner dans son appartement des objets pareils, qui pourraient tomber sous les yeux d’une personne de qualité. J’avais pensé l’aviser également que mes multiples 156


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occupations m’empêcheraient, à l’avenir, de continuer à faire son petit ménage, mais je me suis ravisée. Finalement, il n’y a pas beaucoup de nettoyage à faire dans cet appartement et le fauteuil placé devant la télévision (et le magnétoscope) est bien rembourré… Il va falloir que je m’achète de nouvelles épingles pour mon chignon, j’en fais grande consommation, ces derniers temps. * « Atomes Crochus », forum de rencontres virtuelles… et plus, si affinités. En ligne : Pardaillan Oui, mes amis, vous avez raison : ma vie est un véritable roman ! Lorsque nous nous connaîtrons mieux (car après tout je suis tout nouveau sur ce forum, il faut que j’y trouve mes marques), je vous raconterai certaines de mes aventures. Ainsi, la fois où, perdu en plein désert, mourant de soif, je me suis trouvé face à face avec un lion affamé… *

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Quelqu’un a touché à mes cassettes, cette fois, j’en suis sûr ! Je m’en doutais depuis quelque temps, aussi ai-je placé, exprès, un cheveu sur Galipettes au pensionnat et un autre sur Américaines en gondole et voici que ces cheveux ont disparu ! Quelqu’un entre dans mon appartement sans permission et, en plus, fouille dans mes tiroirs ! Pourtant, ma table de nuit est soigneusement fermée à clé, ce « quelqu’un » userait-il d’un passepartout ? Est-ce que cela existe, d’ailleurs, des passepartout pour armoires ? La concierge ? Impensable. Elle vient faire mon ménage deux fois par semaine, possède un double de mes clés, mais ne se permettrait pas d’indiscrétion de cet ordre. Une princesse, quand même ! Et puis, elle ne pourrait pas ouvrir cette table de nuit, ni d’ailleurs la refermer, car j’en garde la clé sur moi. Là est le nœud du problème : comment a-t-on pu fureter dans ce meuble ? J’ai beau réfléchir, je ne vois pas. C’est un véritable mystère, encore plus casse-tête que celui de la chambre jaune…. * « Atomes Crochus », forum de rencontres virtuelles… et plus, si affinités. 158


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En ligne : Nina Ah, Pardaillan, comme tes aventures me font rêver ! Moi aussi, je suis toute nouvelle sur ce forum et voilà que je rencontre un authentique explorateur, un chevalier sans peur et sans reproche ! Je n’en espérais pas tant ! Je me présente : Nina, vingt ans depuis le mois de mai. J’habite Rio de Janeiro. Je suis mince, blonde avec des yeux bleu foncé. Tout le monde me trouve très jolie, mais moi je pense que la beauté doit être intérieure… Ce n’est pas ton avis ? Je t’envoie en message privé une photo de moi… Elle est un peu floue et tu croiras peut-être qu’il s’agit de Brigitte Bardot lorsqu’elle était jeune fille. Je t’accorde que la ressemblance est étonnante, mais c’est bien moi… * Sur le tableau noir, en belle ronde, sont tracés les mots : « Merci aux animaux, qui nous donnent tant de choses… » Chouquette recopie, soigneusement et avec ferveur : Merci à la vache qui nous donne son lait, sa viande et son cuir… Merci au cochon qui… La cloche sonne la récréation, pas trop tôt ! 159


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Chouquette a envie de se dégourdir les jambes, mais en même temps, elle pense encore au sujet de la leçon. ― C’est vrai que les animaux sont quand même formidables, de nous donner tout ça ! constate-t-elle à l’intention de sa meilleure amie, Mathilde. ― Tu rigoles ! Ne me dis pas que tu crois cette niaiserie ! Mathilde a un an de plus que Chouquette et vit dans une ferme, ce qui lui permet d’appeler un chat un chat et de regarder de haut les petites citadines mal dégrossies. C’est une fameuse piétineuse d’illusions. ― Tu ne t’imagines quand même pas que la vache t’offre son lait avec un grand sourire, genre : « Tiens, Chouquette, cadeau ! » Elle doit avoir un veau chaque année, la vache, c’est pour lui qu’elle fabrique du lait, et on le lui vole ! Tu trouves ça bien, toi ? Assommée, Chouquette ne réagit pas. Mathilde continue, histoire de faire l’éducation de cette petite dinde qui croit tout ce que les grandes personnes racontent : ― Et sa viande, et son cuir ! Tu crois qu’elle est contente d’aller à l’abattoir, la vache ? Et le cochon, c’est encore pire : on le gâte, on le gave, on l’engraisse et puis on lui coupe la gorge. Tu as déjà entendu comme ça crie, un cochon à qui on coupe la 160


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gorge ? Non, Chouquette n’a jamais entendu. Elle en bée de stupeur horrifiée. ― Tu veux dire… articule-t-elle péniblement, que le cochon, toute sa vie, il croit qu’on l’aime, puisqu’on lui donne tant à manger ? Et puis, après, il comprend qu’on lui a menti… ― Mais non, on ne lui a pas menti ! C’est vrai qu’on l’aime, mais pas de la façon qu’il croyait. On aime son lard, ses oreilles, ses jambons… Chouquette n’écoute plus : elle file aux toilettes, y rendre son déjeuner. Du rôti de porc, justement. * « Atomes Crochus », forum de rencontres virtuelles… et plus, si affinités. En ligne : Pardaillan. Message privé à Nina. Nina, cette fois j’en suis sûr, tu es celle que j’attendais sans le savoir, durant toutes ces années ! Nos dialogues sur le forum me sont devenus indispensables et je me permets de te l’avouer par ce message privé que toi seule liras. Quand je 161


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m’assois devant mon écran, c’est avec le cœur battant : y aurat-il un message de Nina, aujourd’hui ? Si oui, mon existence est ensoleillée. Si non… * ― Chère Madame Poravsky, j’ai une question délicate à vous poser. ― Oui, Monsieur Lambert ? ― Lors de votre nettoyage bi-hebdomadaire dans mon appartement, n’avez-vous jamais constaté… Comment dirais-je… Des traces d’intrusion ? ― Que voulez-vous dire, Monsieur Lambert ? (Qu’est-ce qui lui passe par la tête, à ce zigoto ?) ― Madame Poravsky, je ne tournerai pas davantage autour du pot : quelqu’un s’introduit régulièrement dans mon appartement lorsque je suis au Ministère, et fouille dans mes tiroirs ! ― Dans vos… Mais c’est impossible ça, Monsieur Lambert ! (Comment a-t-il pu le remarquer ?) ― Je le croyais aussi… Mais j’ai la certitude qu’un individu peu scrupuleux est entré dans ma chambre et a fureté dans ma table de chevet ! ― Oh ! On vous a volé quelque chose ? (Ce n’est pas moi qui t’aurais piqué une seule de tes cassettes, mon 162


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vieux, elles se valent. Pas une pour racheter l’autre, je le sais puisque je les ai toutes regardées !) ― Non… Mais vous comprendrez que dans une table de chevet, on conserve des objets… personnels. Des lettres, des photos, des souvenirs d’une valeur sentimentale… ― Ah oui, Monsieur Lambert, je comprends ! (Gros cochon, va !) « Ce ne peut être elle… On lui donnerait le bon Dieu sans confession, et puis il faut dire qu’elle n’est pas bien maligne, la pauvre femme ! Elle serait bien incapable de mentir avec cet aplomb. Après tout, un contrôleur aux Contributions a un sixième sens pour détecter le mensonge et j’en ai déjoué, des tentatives de fraude fiscale ! Alors, qui ? Essaierait-on de me faire chanter ? De prendre barre sur moi pour que, dans l’exercice de ma profession… Ce serait épouvantable ! » ― Monsieur Lambert… Pardonnez-moi de vous poser cette question, mais je me demande… ― Oui, Madame Poravsky ? ― Êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez ? (Distiller le doute, et puis forcer le point faible, c’est une tactique éprouvée, ça. Il n’en mérite pas plus, cet hypocrite !) ― Comment, si j’en suis sûr ? J’en suis absolument certain ! 163


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― C’est que, Monsieur Lambert, je ne voulais pas vous inquiéter, mais… (profond soupir). Vous devriez peut-être demander conseil à votre médecin. ― Que voulez-vous dire ? ― Je crois que vous êtes très, très fatigué… Tenez, regardez-vous dans ce miroir, vous êtes tout blanc ! Et j’ai constaté, en venant travailler chez vous… ― Quoi ? Quoi ? ― Venez, pauvre Monsieur Lambert, venez vous asseoir un moment dans ma loge. Personne ne doit entendre ce que je vais vous révéler ! (On dirait qu’il va tourner de l’œil, allons-y mollo.) Tenez, buvez cette petite vodka de ma réserve personnelle… (Un vrai tordboyaux, ça va le réveiller.) ― Argh ! ― C’est fort, n’est-ce pas ? Alors, voilà ce que je voulais vous dire : depuis quelque temps, on dirait que tout est rangé de travers dans votre appartement. Le cirage à chaussures dans le frigidaire, le saucisson dans votre beau vase en cristal du Val-Saint-Lambert, des chaussettes sales avec les torchons de cuisine… ― Ce n’est pas possible ! ― Mais si, mon pauvre Monsieur, mais si… C’est au point que je consacre régulièrement une demiheure de mon temps de nettoyage à remettre tout en 164


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place. Je ne voulais pas vous le dire, mais comme à présent, vous croyez dur comme fer qu’on fouille dans vos armoires… (Tu es un malade, mon vieux, metstoi ça dans la tête !) ― Ah ! Oh ! Heu… Je... Je crois que je vais aller m’allonger un peu. ― Bonne idée, Monsieur Lambert, reposez-vous bien. Vous allez voir, vous vous sentirez vite mieux, ce n’est peut-être qu’un peu de fatigue passagère… « Mon Dieu ! C’est affreux, je suis atteint de démence sénile précoce ! Les mêmes symptômes que ma pauvre défunte maman ! Ça commence par des pertes de mémoire, et puis… Quelle horreur ! » Il a vraiment une tête épouvantable, je me demande si je n’ai pas un peu exagéré. * Petit dialogue entre époux aimants et parents attentifs. ― Je ne sais pas ce qu’a notre Chouquette, il me semble qu’elle file un mauvais coton. Son institutrice me dit qu’elle ne fait plus rien de bon à l’école et même, qu’elle devient insolente. Il y a quelques jours, elle a déchiré devant toute la classe un devoir se rapportant aux animaux, tu te rends compte ? 165


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― C’est peut-être un problème de croissance ? Un manque de vitamines ou quelque chose comme ça ? ― Cela date de la Saint-Nicolas, j’en suis sûre. Elle a changé à partir de ce moment-là. C’est à peine si elle a touché aux jouets que j’avais mis dans la cheminée, à la place de son assiette de carottes et de navets. Elle dit qu’elle ne croit plus à ces bêtises de gosse et que ce n’est plus la peine de lui mentir. ― C’est bien ce que je dis : un problème de croissance. Si elle ne croit plus en Saint-Nicolas, c’est qu’elle grandit, c’est inévitable. ― Mais tous les enfants croient en Saint-Nicolas dans leur jeune âge et aucun n’en fait une maladie quand il apprend la vérité ! Pourquoi faut-il que cela tombe sur nous ? Déjà que Gilbert n’est pas facile à vivre, si maintenant Chouquette s’y met aussi, nous voilà partis pour des années de psychothérapie, à ce rythme ! ― Les enfants d’aujourd’hui sont trop gâtés, voilà ce que je dis. De mon temps… Refrain trop souvent rabâché. Inévitablement, le ton monte, la courtoisie décline d’autant. ― Fiche-moi la paix, de ton temps, ce n’était pas mieux ! Quand on voit le résultat… Déjà, tes parents avaient un fameux grain dans le ciboulot : faire du vol plané sur la corniche de l’Estérel, franchement ! 166


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― Et ta mère à toi, alors ? Complètement siphonnée ! Si les gosses sont marteaux, pas besoin d’aller chercher loin pour savoir d’où ça vient ! Bonjour l’ambiance. * PAN ! Mais c’est pas vrai, c’est pas vrai ! Je grimpe les escaliers quatre à quatre. D’une main tremblante, j’introduis la clé dans la serrure, j’ouvre la porte. Personne dans le salon. Le cœur battant à tout rompre, je vais jeter un coup d’œil dans la chambre… et je le vois.. Et merrrrde ! Il m’a tout salopé, l’imbécile ! Il y a du sang partout : sur le lit, les murs… Des morceaux de cervelle aussi, beurk ! Et qui c’est qui va encore devoir nettoyer tout ça ? C’est bibi, bien sûr ! On a téléphoné à la police, ça a fait tout un foin. Maintenant, il y a des scellés sur la porte de l’appartement, personne ne peut plus y entrer, même pas moi ! Il paraît qu’il n’a pas laissé de lettre, rien pour 167


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expliquer son geste. C’est irresponsable, de sa part, si vous voulez mon avis. Du coup, les flics se demandent si c’est bien un suicide. Ils passent tout au peigne fin, interrogent tout le monde dans l’immeuble. Personne n’a rien à dire, bien sûr. Il était tellement terne, tellement ordinaire, Monsieur Lambert ! Il menait une vie réglée comme une horloge, à un point que c’en était suspect, finalement. Je me demande bien pourquoi il a fait ça. Ce n’était pas son genre, se flinguer comme dans un film de série B. J’y pense, il était peut-être agent secret ? Ou victime d’un chantage, à cause de ses cassettes vidéo ? Un fonctionnaire, ça doit rester irréprochable, tout le monde sait cela. Ou alors, il faisait de la fraude fiscale, ce qui doit être l’enfance de l’art pour un contrôleur aux Contributions ? Du blanchiment d’argent, peut-être ? C’est embêtant de ne pas savoir, ma curiosité est à son comble. Tout à l’heure, devant mon icône, je prierai pour le repos de son âme et pour lui assurer un petit coin de paradis, à lui aussi. Quand nous nous retrouverons là-haut, lors du grand banquet présidé par le Tsar, peut-être qu’il me dira ce qui lui est passé par la tête, au point de la faire exploser. * 168


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« Atomes Crochus », forum de rencontres virtuelles… et plus, si affinités. En ligne : Pardaillan. Message privé à Nina. Nina, Nina ? Voilà plusieurs jours que tu ne m’écris plus, que tu ne viens même plus sur le forum… Que se passet-il ? C’est à cause de moi ? Quelque chose que j’ai dit ? Que je n’ai pas dit ? Je suis désespéré. Nina, si tu ne reviens pas, la vie ne vaudra plus la peine d’être vécue. Si tu m’aimes un peu, réponds-moi. * Je crois que les locataires du deuxième ont des ennuis. Vous savez, le type soi-disant directeur de société et sa femme baraquée comme un catcheur. Ils ont deux gosses, un gamin de dix-sept ans plutôt godiche, et une petite, assez gentille mais taiseuse et à côté de ses pompes, ces derniers temps. Deux fois par semaine, je fais le ménage chez eux aussi. Rien que la chambre du moutard me prend deux heures à chaque fois, c’en est révoltant. Les enfants devraient apprendre à ranger leurs affaires, 169


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c’est ce que je dis toujours, mais par les temps qui courent, il y a du laisser-aller dans tout, il n’y a plus d’éducation, tout comme il n’y a plus de saisons. Quand je parlais d’un clavier d’ordinateur crado, c’est à celui-là que je pensais. Le clavier du gamin. Tout gras, pouah ! Avec des empreintes digitales visqueuses. Il m’a fallu une bonne savonnée et de l’eau de Javel pour décaper ça. Après, pour voir si, malgré mes précautions, je n’avais rien bousillé dans la machine, j’ai fait un petit tour sur Internet, en cliquant sur le dernier site consulté. Vous me croirez si vous voulez, mais j’ai bien rigolé. Mine de rien, il est fantaisiste, ce gamin, c’est tordant, les histoires qu’il a pu inventer pour abuser son monde. Finalement, sur Internet, on peut se faire passer pour n’importe qui. Il y a quelques jours, il a fait une fugue. Quand on l’a rattrapé, il s’apprêtait à s’embarquer clandestinement dans un avion à destination de Rio de Janeiro. Il avait imaginé de s‘introduire dans la soute à bagages, vous vous rendez compte ? Paraît qu’il voulait découvrir de grands espaces inexplorés et il a pété un câble en se voyant repris. Il s’est bagarré avec le policier qui l’a interpellé et lui a cassé trois dents, ce qui n’était vraiment pas malin de sa part. Maintenant, il est en cure dans une maison de santé, il explore le désert de son cerveau, ça doit lui 170


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prendre pas mal de temps. Parfois, quand je réfléchis à tout ça, je me demande s’il n’y a pas un peu de ma faute dans cette succession d’événements. Un tout petit, petit peu. Comme la boule de neige qu’on lance distraitement sur une pente et qui provoque une avalanche. Je n’aime pas trop y penser. Les flics ont embarqué l’ordinateur de Monsieur Lambert, il paraît qu’ils vont en examiner le disque dur. Pauvre Monsieur Lambert, s’il savait la réputation qu’il va se prendre, post-mortem ! J’en ai presque de la peine. À coup sûr, ils vont s’imaginer que Nina, c’était lui… Je ne vais pas les détromper, quand même !

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Point de vue (Trois barreaux et quatre murs gris) par Pascal Hurbourg

Chapitre 1 - Armand Ernest de la Varelle Je m'appelle Armand Ernest de la Varelle, je suis né le 11 novembre 1918, je viens d’avoir quatrevingt-huit ans et j'ai passé cinquante ans de ma vie en prison pour le meurtre de ma femme et de son bébé. Je suis le plus ancien et aussi le plus vieux détenu de France, triste performance pour laquelle je ne figurerai jamais sans doute dans le moindre livre des records. Mon crime a très rapidement été enterré et j’ai toujours su que jamais le pardon ne me serait accordé. Aucune remise de peine, aucune liberté conditionnelle, aucun recours en grâce ne seraient jamais entendus. D'ailleurs, durant toutes ces années, je n'ai jamais souhaité faire de telles démarches. 173


Point de vue

Je ne suis pas amer, loin de là. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, mes années de prison sont les meilleures de ma vie. Ce n'est pas que le milieu carcéral soit une maison de repos, mais malgré les souffrances, les brimades et aussi les tortures qui m'ont été infligées, j'étais enfin en paix avec moimême, en paix avec la vie. Après cinquante-et-un mois de conflit, officiellement, le dernier soldat français tué pendant la Première Guerre mondiale, à la 11e heure du 11e jour du 11e mois de l'année 1918 est l'agent de liaison Auguste Trébuchon (40 ans), tué par une balle alors qu'il portait un ordre concernant le rassemblement du régiment pour le ravitaillement des troupes. Je suis arrivé à la vie exactement au même instant, à la 11e heure du 11e jour du 11e mois de l'année 1918 alors que mon père perdait la sienne lui aussi, à ce moment précis. L’histoire n’a pas retenu son nom, car il est mort d’une balle dans le dos en désertant. En réalité, il fuyait pour retrouver sa femme et son enfant qui allait naître, mais cela n’a jamais compté. Pour tous, je suis le fils d’un déserteur, en plus d'être un criminel qui a commis le plus atroce de tous les crimes avec une barbarie sans nom. Vous n’avez sans doute jamais ou très peu entendu parler de mon histoire qui n’a jamais fait la une des journaux à sensation. Quand un meurtre particulièrement inhumain est commis, on se sert d’autres histoires 174


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horribles, que la mienne, comme épouvantail, pour choquer l’opinion publique et faire en sorte que certaines personnes soient condamnées à la peine maximum. Je ne cherche pas à me justifier, ni à vouloir expliquer mon geste. Nous y reviendrons plus tard, quand vous me connaîtrez mieux, quand vous saurez comment et pourquoi un homme peut en arriver là. Aujourd’hui, je veux seulement être un témoin. Maman est née Marie Léonce Demont-Sceaux avec la fin du 19e siècle le 1er janvier 1900 dans une petite ville de province de l'ouest de la France, St Jean de Pemnezec dans le Morbihan. Ses parents tenaient alors une filature prospère « Au Linge de Bretagne » ; fournisseur officiel en linge de corps de l'armée française. Maman est toujours vivante et je pense qu'elle me survivra malgré ses cent-six ans. Comble de l'ironie, elle est la dernière Française en vie, femme de poilu. Toutes les recherches que j'ai pu effectuer du fond de ma cellule le prouvent, mais à cause de moi et de ce que j'ai fait, elle ne sera jamais reconnue comme telle, car il faudrait alors parler de moi et de mon crime. Parce que je suis né le 11 novembre 1918 au moment même où l'armistice était signé, il était préférable qu’on enterre mon crime. Cela m’a protégé, quelque part je suis un symbole pour la France et la mère patrie ne tue pas ses symboles. 175


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Mais à jamais interdit de pardon à cause de mon crime et aussi, je pense, de mon père déserteur. D'ailleurs, ce lourd passé est la cause indirecte des actes qui m'ont conduit jusqu'en prison. On a préféré m'oublier et faire comme si je n'avais jamais existé. Bien que je sois le plus vieux en âge, quatre-vingthuit ans, et le plus ancien en durée, cinquante ans, parmi tous les détenus de l'histoire de notre chère patrie - chair patrie - mon nom et mon histoire ne sont pas répertoriés. L'Histoire en a retenu d'autres pour alimenter les gazettes et aujourd'hui on continue de se déchirer pour des affaires dont on connaît tout. Que ce soit les affaires Dreyfus, ou Seznec, le docteur Petiot ou Landru, Violette Nozière ou Mata Hari, toutes ont connu un retentissement hors de proportion avec la réalité des faits. Dreyfus coupable désigné par une hiérarchie militaire en déroute, il a ensuite servi de modèle, à son corps défendant, à tous ceux qui ont voulu faire de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme leur cheval de bataille pour accéder au pouvoir. Aujourd'hui encore, le simple fait de citer le capitaine Dreyfus peut déchaîner des passions encore vivaces. Violette Nozière, son principal crime est d'être une femme, une femme qui a été broyée par un système contrôlé par des hommes incapables de se rendre compte que deux guerres successives avaient placé les femmes au centre de la vie. Mata Hari à qui l'on a attribué tellement d'amants et de forfaitures 176


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qu'il lui aurait fallu au moins deux vies pour en vivre ne serait-ce que la moitié. Plus tard, ce furent Patrick Henry et Christian Ranucci avec qui j’ai pu correspondre pendant quelques mois. Quant à moi, très vite mon crime a été oublié, "on" a fait en sorte que je reste dans l'ombre en silence et je dois avouer que cela me convenait parfaitement. Il y a bien eu quelques velléités pour faire de moi un monstre sanguinaire. Un grand chroniqueur avait écrit à mon sujet : « Il n'y a pas de crime plus horrible que celui commis par cet homme indigne. Cet homme a perdu le droit de vivre en ôtant la vie de sa femme et celle de l'enfant qu'elle portait. » Rapidement, je suis passé à la trappe, "on" avait trop intérêt à ne pas ébruiter mon affaire. Mon procès est passé totalement inaperçu et j'ai échappé à la peine capitale uniquement à cause de ma date de naissance. Pourtant, ce que je suis devenu découle directement de cette date. Enfin pas seulement, mais le poids du passé a été si lourd à porter au quotidien que j'étais condamné d'avance. Je me souviens d'un prisonnier marocain qui a partagé ma cellule pendant quelque temps et à qui j'ai raconté mon histoire. Celui-ci m'avait alors simplement dit : « Mektoub ! » Ce qui peut se traduire par : « C'était écrit. » 177


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J'ai mis plusieurs mois à comprendre le sens profond de ce simple mot. C'était tellement évident. Alors, je me mis à rire, à rire en criant : « MEKTOUB, MEKTOUB, MEKTOUB ! » Je riais, je pleurais et cela me valut 30 jours de cachot, on me croyait devenu définitivement fou. On était en 1962, mon compagnon de cellule s'appelait Maher Achémaoui. Je venais d'avoir quarante-quatre ans et je découvrais que quoi que l'on fasse, ce qui doit arriver, arrive. Tous mes efforts pour oublier mon passé, mes racines, tout ce que j'avais accompli c'était « Mektoub ». Ce fut mon premier pas vers l'acceptation. Maher était un opposant du régime du roi Hassan II. Il avait dû fuir son pays en passant par l'Algérie pour finir en France où il pensait trouver une terre d'asile. Manipulé par les barbouzes de l'O.A.S., pourchassé par les sbires de la police secrète du roi, il avait échappé à ses poursuivants en commettant un hold-up foireux pour se faire emprisonner et disparaître dans l'anonymat. Il m'a raconté son pays, sa vie, ses rêves. Il parlait souvent par énigmes ou en citant des proverbes sur lesquels il me laissait réfléchir pendant des jours entiers sans me donner d'explication. C'était parfois évident, d'autres fois totalement hermétique. Quand j'avais abordé avec lui, le chemin qui avait fini par le conduire en cellule, il m'avait répondu : « Je suis 178


Point de vue

responsable de mes actes, mais ma vie est entre les mains du Prophète. » Puis il s'était tu et avait sorti son coran pour le lire et psalmodier je ne sais quelles incantations. Au début, cette attitude avait le don de m'énerver puis je compris qu'il me poussait à m'interroger sur moimême et que ses silences étaient autant d'invitations à une meilleure connaissance de soi pour accepter et s'ouvrir vers les autres et le divin. Il me montrait la voie de la sagesse, la seule possible pour une personne comme moi pour qui la vie se résumait à trois barreaux et quatre murs gris. Cela ne s'est pas fait en une semaine, ni un mois. D'ailleurs, je crois n'avoir vraiment saisi toute la portée de son enseignement, car cela en fut un, que bien longtemps après qu'il ait été libéré. La dernière fois que j'ai entendu parler de lui ce fut en 1965 lors de ce qui devint par la suite l'affaire "Ben Barka". Son nom fut cité dans les journaux. Je n'ai jamais su quel âge avait exactement Maher, il aurait pu avoir trente ans comme cinquante, quand je lui posais la question, il me répondait invariablement par la même énigme : « Je suis comme le sable, porté par le vent. Ça serait faire offense au Prophète que de compter chaque jour qu'il me donne, comme il serait vaniteux de vouloir compter les grains de sable du désert. » Puis un jour Maher se livra à moi, sans que je lui 179


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demande rien. Je me souviens de la date, un 10 août. Il faisait particulièrement chaud cet été de 1962 et je célébrais ma sixième année d'emprisonnement. Pour nous protéger de l'ardeur du soleil, nous avions tendu un drap devant la fenêtre de la cellule et nous tentions, à tour de rôle, de le maintenir humide pour avoir un peu de fraîcheur. Toute la prison somnolait et même les gardiens se montraient plus cléments avec des horaires de promenades qui avaient été aménagés en dehors des heures les plus chaudes de la journée. Sa confession dura un mois entier et nous restions jusque tard dans la nuit à parler ensemble. Ces nuits, auxquelles je n'ai jamais réussi à m'habituer tout au long de ces cinquante années, étaient ponctuées de bruits et de cris. Les bruits des portes qui grincent au fur et à mesure des rondes nocturnes. J'avais appris à reconnaître chacune d'entre elles et je pouvais suivre à l'oreille la progression des gardiens. À la démarche, à la manière dont les verrous étaient tirés, je pouvais même dire qui était de service ce soir là et à la légèreté de son pas s'il était de bonne humeur ou pas. Mais en prison la nuit il y a d'autres cris. Les hurlements de ceux qui font des cauchemars et se réveillent en sueur, le cœur qui bat la chamade avec dans les yeux une expression de terreur indicible. Les pleurs et les gémissements de ceux que l'on force, qui vont souvent de pair avec des halètements et des grognements de satisfaction. 180


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Enfin, il y a les coups, reçus, infligés, le son mat des poings qui cognent et le gémissement étouffé qui suit presque immédiatement. En prison, la nuit, celui qui dort est un mort en sursis.

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Chapitre 2 - Le notaire Cette histoire s'est achevée avec le décès d’Armand de la Varelle presque un an jour pour jour après qu'il eut commencé à écrire ces lignes. Des centaines de pages écrites d'une fine écriture serrée, très lisible malgré son âge et les conditions dans lesquelles elles ont été écrites. Ce document n'a jamais été fait pour être publié et je ne saurais pas dire ce qui a poussé Armand à écrire. Lui-même n'a pas répondu à cette interrogation, il a juste voulu faire "le point" en quelque sorte. Ce n'est pas un testament, ni un repentir, j'ai connu Armand il y a presque un demi-siècle déjà, alors que j'étais tout jeune clerc de notaire, j’avais à peine vingt-cinq ans. Je me rendais environ deux fois par an en prison pour lui rendre visite et lui donner des nouvelles de sa mère. Il m'écoutait, sans rien dire ou presque, je n'ai jamais été à même de le comprendre, comme il n'a jamais fait aucun effort pour expliquer ou justifier quoi que ce soit. Il était comme indifférent à ce qui l'entourait et jamais je ne l'ai entendu se plaindre, même quand j'essayais de le pousser dans ses retranchements pour comprendre. Aujourd'hui, en tant qu'exécuteur testamentaire de sa mère, qui ne lui a survécu que de quelques mois, j'ai eu à prendre une décision lourde de conséquences sur le plan moral. En l'absence de tout 182


Point de vue

héritier, que devais-je faire de cette histoire ? Je n’ai pas encore pris de décision définitive, je vous livre ici les éléments que j’ai pu rassembler sur l’histoire peu banale de cet homme qui a passé cinquante années de sa vie en prison pour un crime, que, j'en suis sûr maintenant, il n’a pas commis. Mais il n'était pas innocent pour autant, car s’il était condamné pour un meurtre dont il n'était pas coupable, il a commis en prison un acte pour lequel il n’a jamais été jugé, mais qu’il a décidé d’expier de luimême.

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Point de vue

Chapitre 3 - Commissaire Antoine Grandin Note manuscrite retrouvée par les héritiers du commissaire Antoine Grandin. Ce document n'est pas daté et il semble qu'à l'origine cette note accompagnait un rapport officiel destiné à sa hiérarchie. Elle a très certainement été écrite lorsqu’Armand de la Varelle a été déféré au parquet. Dans cette affaire, il subsiste des zones d'ombres sur lesquelles de la Varelle n'a jamais voulu donner la moindre explication. L'affaire est très certainement beaucoup plus compliquée que ce que nous pensions. Les aveux, si précis, si détaillés ne laissent planer aucun doute sur les crimes qui lui sont reprochés et pourtant de la Varelle ne s'est jamais expliqué sur les raisons profondes qui l'ont poussé à commettre ce crime. Je pense que sa mère, elle aussi, en sait beaucoup plus qu'elle ne veut le dire. Je ne sais quel secret se cache derrière cette sordide histoire et j'ai l'intime conviction que de la Varelle endosse volontairement toute la responsabilité du crime et qu'il nous cache un élément déterminant. De la Varelle n'était pas seul, il couvre quelqu'un pour des raisons que j'ignore. Ce n'est pas sa mère, celle-ci se trouvait à des centaines de kilomètres de là quand le crime a été commis, mais je suis sûr qu’elle sait de qui il s'agit. On a pu facilement écarter la piste d'un amant ou une sombre affaire de mœurs. Pendant un 184


Point de vue

temps, j'ai pensé que de la Varelle avait un amant, mais rien n’est jamais venu étayer cette hypothèse. En attendant le procès, je continuerais mes investigations en espérant que de la Varelle finisse par craquer et tout nous dire. Autres notes manuscrites du commissaire divisionnaire Antoine Grandin (après le procès le commissaire a été promu), celles-ci sont datées : Le 15 octobre 1958 Je n’avais pas revu de la Varelle depuis son procès. La prison semble n’avoir aucun effet sur lui. Ou plutôt si : on croirait que ça lui est bénéfique, je l’ai trouvé calme, plus que dans mes souvenirs, comme apaisé. Il acceptait son sort et ne se plaignait pas. Je lui ai de nouveau demandé de me dire toute la vérité, de me livrer le nom de celui qu’il couvrait et que s’il le désirait je pouvais faire rouvrir l’enquête sur la base de faits nouveaux. Il m’a souri – je crois qu’il m’appréciait quelque part – et il m’a répondu : « Commissaire, vous ne pouvez pas comprendre, ici je suis à ma place. » Il s’est levé lentement et a demandé au gardien qu’on le reconduise en cellule. Implicitement il venait de reconnaître que j’avais raison, il expiait pour un crime qu’il n’était pas seul à avoir commis.

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10 avril 1968 Cela fait maintenant douze ans que de la Varelle est incarcéré. J’ai pris l’habitude ces douze dernières années d’aller lui rendre visite une fois par an. Je n’ai pas renoncé à comprendre. Dans quelques mois, en septembre, je serai à la retraite. Je pense que cette occasion est la dernière qui me soit donnée de le faire parler. Le temps n’a pas de prise sur lui, il entre dans sa cinquantième année et physiquement il n’a pas changé. C’est à peine si son front s’est un peu dégarni et ses cheveux sont toujours aussi bruns. Rien à voir avec moi, avec mon ventre proéminent, mon souffle court, mes poches sous les yeux et mes quelques rares cheveux blancs, je pourrais passer pour son grand-père alors que nous avons à peine dix ans d’écart. Quel paradoxe tout de même, je me suis usé physiquement et nerveusement à enfermer toutes sortes de criminels et c’est comme si, lui, je l’avais envoyé en cure se refaire une santé. Avec perspicacité, il s’aperçut à ma manière de l’observer, que je le comparais mentalement à moi. ― Vous voyez commissaire, je vous l’avais dit, ici je suis à ma place. ― Me direz-vous enfin la vérité ? ― La vérité ? Allons commissaire, vous la connaissez aussi bien que moi. Je suis coupable et je paye pour mes crimes, c’est aussi simple que cela. 186


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― Je ne vous crois pas, je n’ai jamais cru à votre pseudo crise de démence. Vous le savez très bien. ― Je ne ferai pas offense plus longtemps à votre intelligence commissaire, bientôt je vous dirai tout ce que vous voulez savoir. Encore un peu de patience, dans quelques semaines beaucoup de choses vont changer. Notre entretien en resta là, que voulait-il dire ? pensait-il que les grèves et les émeutes qui couvaient allaient changer quelque chose ? Que cherchait-il à me dire ? Le commissaire principal Grandin ne connut jamais le secret d’Armand de la Varelle. Le 1er mai 1968, il mourut d’une crise d’apoplexie en conduisant une intervention sur des barricades rue de Rennes. Mort en service commandé et honoré comme il se doit, il ne reçut jamais la lettre que lui écrivit Armand de la Varelle ce même jour de mai. Cette lettre qui est parvenue à sa veuve, plusieurs mois seulement après le décès du commissaire, n’avait pas été ouverte par celle-ci. D’ailleurs l’auraitelle fait que cela ne lui aurait rien appris, il y avait juste écrit : 30 avril 1968 - Maximilien Andeuze. Votre dévoué Armand de la Varelle. 187


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Chapitre 4 - Maximilien Andeuze Le commissaire Grandin décédé, il n'y avait personne pour donner une explication au billet énigmatique que lui avait fait parvenir de la Varelle. Le nom et la date n'évoquaient rien aux oreilles de la famille du commissaire, ils n'en avaient jamais entendu parler et le commissaire de son vivant ne parlait pas des affaires dont il s'occupait, de ce côté, toute chance de trouver une piste était quasi nulle. Je décidai alors, près de quarante ans plus tard, de tenter de trouver une explication. Je ne sais pourquoi, mais je me sentais investi d'une mission et cette sombre affaire jamais élucidée tout comme la personnalité très particulière d’Armand Ernest de la Varelle m'intriguaient au plus haut point. Comme beaucoup de notaires, j'ai souvent eu l'occasion de faire, ou de faire faire, des recherches pour retrouver des héritiers. Pour cela, il faut enquêter dans le passé et retrouver les traces des disparus. Je commençai donc mes recherches de cette manière, en remontant lentement le temps pour tirer un à un les fils qui me mèneraient peut-être à la vérité. Le point de départ le plus évident consistait à interroger les registres d'état civil, pour cela il me suffisait d'obtenir une copie de l'acte de décès. Je supposais, à juste titre, que Maximilien Andeuze, cité par de la Varelle était un codétenu et grâce à quelques 188


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relations bien placées je pus me faire communiquer un certain nombre de pièces qui confirmaient mon intuition et m’ont permis de mieux cerner le personnage. Maximilien Andeuze était ce qu’on peut appeler un traîne-savates, un bon à rien qui, au cours de sa vie, a passé plus de temps en cellule que dehors. Rien dans son parcours ne le reliait d’une manière évidente à de la Varelle, ils étaient aux antipodes l’un de l’autre. Autant l’un était rustre, brutal et vulgaire, autant l’autre était raffiné et avait en quelque sorte une très grande classe. Leur seul point commun, semblait-il, était qu'ils avaient été détenus dans la même prison. Le 30 avril 1968, Maximilien Andeuze était retrouvé pendu dans les douches. On ne put jamais déterminer si c’était un suicide ou un meurtre et l’affaire en resta là. Qui allait se soucier d’un détenu mort en cellule surtout en plein pendant les évènements de mai 68 ? L’affaire fut donc prestement étouffée et une enquête sommaire conclut au suicide. Mais alors pourquoi ce billet envoyé au commissaire par de la Varelle ? J’ai passé de longues semaines à tenter de comprendre et un jour par hasard en classant pour la nième fois des documents personnels de feu madame de la Varelle, je retrouvai un billet faisant état d’un certain M. A. qui avait été engagé comme jardinier pour la propriété familiale où vivait Armand de la 189


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Varelle et son épouse. Je ne doutai pas un seul instant que ce mystérieux M. A. était le fameux Maximilien et compte tenu du bonhomme et de son passé j’étais fermement convaincu d’avoir trouvé, sinon l’auteur des crimes odieux pour lesquels de la Varelle avait été condamné, une nouvelle piste totalement inexploitée. Mais cela n’expliquait pas la raison qui avait poussé de la Varelle à endosser le crime. Même dans les années cinquante, un crime passionnel aurait permis à de la Varelle de s’en tirer avec des circonstances atténuantes. Cela ne tenait pas debout, mais je sentais que j’étais sur la piste d’une histoire encore plus extraordinaire que tout ce qu’on avait jamais pu imaginer.

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Chapitre 5 - La vérité Qui a dit que l’histoire était une succession de hasards ? Je ne sais plus et peu importe. En continuant de fouiller dans les affaires de la famille de la Varelle, je découvris un nouvel élément à verser au dossier. Armand Ernest était stérile. À la suite d’une malformation, il ne pouvait pas concevoir. Il n’était donc pas le père de l’enfant que portait sa femme, peut-être tenais-je là une nouvelle pièce du puzzle et si je trouvais un lien avec le mystérieux M.A, la clé de ce crime odieux ? Mais l’explication était presque trop évidente, depuis le début dans cette histoire tout avait été fait pour cacher la vérité. Un épais et sordide mensonge pesait sur toute l’affaire. Il me fallait continuer à chercher pour découvrir ce qui se cachait derrière cette histoire. Et si la solution se trouvait du côté de son épouse ? Une fois de plus je me fiai à mon intuition, je décidai de me procurer les comptes rendus d’autopsie de l’époque et je demandai à un médecin que je connaissais ce qu’il en pensait. Ce qu’il m’apprit alors me stupéfia et changea totalement ma vision de l’histoire. D’après lui, madame de la Varelle s’était soit suicidée, soit était morte d’une hémorragie en faisant 191


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une tentative d’avortement. Mais en aucun cas, elle n’avait été assassinée. Il ne comprenait pas comment les médecins de l’époque avaient pu conclure à autre chose. Je lui expliquai alors qu’on avait trouvé de la Varelle couvert du sang de son épouse et de son enfant, et qu’il avait spontanément tout avoué. Alors tout naturellement la piste du meurtre avait été la seule envisagée. À la lumière de cette information capitale, il s’avérait que de la Varelle avait tenté de déguiser le suicide de sa femme enceinte en un crime ignoble pour lequel, il le savait sans doute, il serait condamné, d’autant plus qu’il avait tout avoué. En poursuivant mes recherches, j’appris que Maximilien Andeuze, à l’époque du meurtre, purgeait une peine de dix ans pour vols aggravés. Tout commençait à se mettre en place. Je supposais que le mystérieux M.A. avait eu une relation avec l’épouse de la Varelle, relation consentie ou forcée, on ne saura jamais. Mais je penchais pour la seconde hypothèse et surtout madame de la Varelle n’en avait jamais fait état. À la suite de cela elle était tombée enceinte et sachant son mari stérile, elle avait préféré se donner la mort plutôt que d’affronter l’humiliation de mettre au monde un enfant qui lui rappellerait toute sa vie ce qui s’était produit. Je pense que de la Varelle était au courant du viol de son épouse et qu’il connaissait le coupable, mais il n’avait rien dit lui non plus, sans doute était-il prêt à 192


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accueillir cet enfant pour l’élever comme le sien. Lui, qui jamais ne pourrait être père. Le suicide de son épouse lui fit certainement imaginer ce plan diabolique pour se venger. Aux yeux de la justice des hommes, il était un meurtrier, à ses yeux c’était une question d’honneur et de toute manière, il paierait pour son crime, qu’importe la raison officielle. Lui savait, et c’était l’essentiel. Voilà l’histoire telle que j’ai pu la reconstituer. J’avoue avoir comblé des blancs avec mon imagination, mais je sais que j’ai raison. De la Varelle a agi en héros, en chevalier, et jamais personne n’en a rien su. Sauf vous et moi.

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L'école des merveilles par Stéphane Thomas

À l’école des Merveilles Il y a toujours du soleil Marinette et son p’tit frère Ce fripon de Philibert Sont toujours de bonne humeur Pour apprendre le bonheur Émilie est une adorable petite fille de six ans et demi. Pas six ans, non, six ans et demi. Elle y tient ! Comme tous les matins elle accompagne en chantant le générique de son dessin animé préféré. Il est 7 heures 40 et bientôt sa maman l’emmènera à l’école. Mais pour l’instant, celle-ci est encore dans la salle de bain. Elle y effectue un dernier passage qu’elle qualifie de rapide, mais tout est relatif comme chacun sait. Et pour pouvoir se coiffer, se coiffer encore, se poudrer les joues car elle se trouve mauvaise mine, allonger ses cils à coup d’eye-liner et porter la touche finale du bout de son bâton de 195


L'école des merveilles

rouge à lèvres, elle a besoin de calme et de concentration. Et de temps. C’est pourquoi, chaque matin, elle installe sa fille sur le canapé devant « L’École des Merveilles », un dessin animé éducatif diffusé par une chaîne spécialisée. Émilie adore Marinette et Philibert. Ils sont trop cool ! Ce matin, sa maman est prête avant la fin de l’épisode. — Tu ne t’es pas faite assez belle Maman, c’est pas fini ! Bien que légèrement vexée par cette maladresse, la jeune femme sourit et laisse la petite découvrir la fin du dessin animé. Le Papa ? Il est au travail depuis une heure déjà. Émilie dort encore quand « d’une pression sur la télécommande, il referme la porte électrique du garage derrière le ronflement feutré des six cylindres de son cabriolet », comme il se vante devant ses copains et plus encore s’il y a une copine parmi ses copains. Il part tôt, car il a un vrai travail, lui ! Du moins, c’est ce qu'Émilie a compris de certaines conversations qu’elle n’est pas censée entendre. Mais après tout, s’ils ne veulent pas que leur fille entende, ils n’ont qu’à crier moins fort. L’épisode diffusé ce matin était particulièrement intéressant. L'école des Merveilles est une grande école, très grande même. Les classes sont réparties dans quatre bâtiments aux murs fraîchement crépis et aux toits couverts de jolies tuiles rouges qui s’étirent autour 196


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d’une cour parfaitement goudronnée. Au centre de ce vaste espace, quatre balançoires rouges, deux minitoboggans jaune et vert de tailles différentes et cinq motos à ressorts sont disposés autour d’un immense platane, à la disposition des petits enfants. Ils adorent s’y amuser et patientent sans le moindre incident en attendant leur tour, sous l’œil bienveillant de la jeune et jolie institutrice, Martine. La cloche retentit. Quelques instants plus tard, les élèves sont installés dans la classe : une salle au parquet impeccablement ciré sur lequel sont alignées douze tables jumelles, une salle qui sent bon la craie. Derrière leur pupitre, les enfants ont pris place sans bruit. Sur les murs, sont affichés quelques dessins exécutés en juin dernier par les élèves à l’occasion de la fête de l’école ainsi qu’un planisphère illustré de photos exotiques et deux cartes de France : une administrative avec les départements et leur préfecture, une autre géographique avec les grands fleuves et les massifs montagneux que tous les enfants connaissent par cœur. Sur l’estrade, Martine, vêtue d’un chemisier rose et d’une jupe plissée bleu marine assortie à son gilet, écrit la date de sa magnifique écriture ronde, tandis que les enfants appliqués, dans un parfait silence, la recopient sur leur cahier du jour : lundi 12 janvier 2009. Au pied de l’estrade, Tobby, le bichon de Martine, mordille un os en plastique lové dans son 197


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panier en osier. « … y apprennent le bonheur ! » Dès la fin du générique, une voix off annonce le titre de l’épisode du jour : « LE MENSONGE DE LÉNA » Le soleil brille au cœur d’un ciel uniformément bleu. Une rutilante voiture de sport s’arrête juste devant le portail de l’école. Une charmante jeune femme, très souriante et très élégante dans sa jolie robe violette en descend. Martine s’approche et les deux femmes s’embrassent, tandis que Marinette et Philibert, vifs comme l’éclair, leur cartable dans le dos, ont déjà rejoint leurs amis autour des balançoires. Leur arrivée est fêtée par une salve de cris de joie. Poupouce, le caniche nain de Marinette et Philibert est lui aussi descendu de la voiture. Comme chaque matin, il se précipite vers son ami Tobby, et comme chaque matin ils se reniflent en remuant la queue. Un oiseau multicolore virevolte en pépiant au-dessus des jeunes femmes pour leur souhaiter une bonne journée. Mais l’heure tourne et la maman de nos héros doit se dépêcher, car il lui faut être à l’heure au travail. Elle salue Martine et reprend le volant. Poupouce qui connaît le chemin par cœur rentrera seul, sans oublier de prendre le journal en chemin. Bien serré entre les dents, le chien le ramènera fièrement au Papi qui l’attend impatiemment, assis dans l’immense fauteuil du 198


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salon. Ce matin, Martine donne un cours de géographie. Tandis qu’elle les indique du bout de sa longue règle plate, les enfants, tous en chœur, nomment consciencieusement les principaux fleuves du pays : « La - Loire ! »…. « La – Seine ! » Mais déjà, Firmin, le brave concierge de l’école des Merveilles agite la vieille cloche de cuivre qui a libéré bien des générations d’écoliers. C’est la récré ! — Vous rangez correctement vos cahiers dans les casiers, puis vous sortez doucement et sans bruit ! dit Martine inutilement. En effet, les enfants se sont déjà précipités en criant vers la cour, précédés de Tobby qui jappe avec frénésie, tant il adore lui aussi la récréation. Tandis que les enfants jouent, rient, courent, s’attrapent, Martine aperçoit Léna qui semble se cacher derrière l’immense platane. La petite fille pleure à chaudes larmes. C’est qu’il en a connu des chagrins le platane centenaire ! Mais rien ce matin ne semble pouvoir consoler Léna. Martine s’approche : — Eh bien Léna, que t’arrive-t-il ? Pourquoi pleures-tu ? — C’est Philibert, répond-elle simplement entre deux sanglots. — Qu’est ce qu’il t’a fait Philibert ? s’enquiert l’institutrice. 199


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— Il m’a tiré les cheveux ! C’est un méchant ! Et les larmes de couler de plus belle. — Alors il sera puni, ne t’inquiète pas. La sentence prononcée a un effet magique. Léna se relève et, d’un pas décidé, elle se rue sur Philibert. La colère a remplacé les larmes : — Voilà, bien fait pour toi ! Tu seras puni ! Philibert ne comprend pas ce qui se passe. Interloqué, il ouvre la bouche pour toute réponse. Pas un son n’en sort. Martine s’approche de lui et effectivement lui annonce que pour avoir violemment tiré les cheveux de Léna, il sera privé de récréation jusqu’à la fin de la semaine et devra faire des exercices de conjugaison pendant que ses amis s’amusent. Cette fois Philibert tente une défense : — Mais je n’ai rien fait, Maîtresse ! Je vous jure ! Le ton implorant de Philibert est sans influence sur la décision prise. Martine confirme la punition. Philibert se met alors à pleurer à son tour. Il dit que c’est injuste et que c’est Léna qui est méchante d’avoir inventé tout ça. Mais la maîtresse reste inflexible. À la reprise de la classe, elle explique la situation devant tous les élèves et rappelle que chaque acte de violence, comme toute entorse au règlement de l’école, doit être sanctionné pour le 200


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bien-être de tous. Marinette lève le doigt. — Oui, Marinette, je t’écoute. — Ça ne peut pas être Philibert, Maîtresse, qui a tiré les cheveux de Léna, il jouait avec moi à la balançoire. Martine s’adresse alors à la petite victime : — Léna ! Es-tu bien sûre que c’est Philibert qui t’a fait mal ? — Oui Maîtresse, c’est Philibert, répond Léna avec une grande assurance et un aplomb à toute épreuve. Soudain, Tobby jaillit de son panier et s’approche de Léna en aboyant. Intriguée, Martine le rappelle à l’ordre – il n’a pas le droit de quitter son panier pendant la classe – mais le chien au contraire insiste. Des aboiements il passe aux grognements et Léna, apeurée, se met de nouveau à pleurer. Martine intervient et renvoie avec autorité le petit chien au panier. Tobby reprend sa place et Martine reprend le cours. — Nous en reparlerons plus tard. Sortez vos cahiers de dessins ! En fin d’après-midi, tandis que Firmin sonne la cloche de cuivre, Martine libère ses élèves, mais retient Léna et Philibert. — Tu vois Léna, dit-elle à la petite fille, je suis 201


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sûre que Tobby tout à l’heure a voulu me montrer que tu as menti et que Philibert n’a rien fait. N’est-ce pas ? — Oui Maîtresse, avoue la petite, confuse. Philibert comprend immédiatement que sa punition va être levée : — Alors, je ne suis plus puni ? — Non Philibert, lui répond Martine en souriant. J’aurai dû t’écouter. Pardonne-moi. Et le garçonnet file sans demander son reste. Léna, penaude, s’est remise à pleureur doucement. — Pourquoi as-tu accusé Philibert, puisqu’il n’a rien fait ? Dis-moi la vérité Léna, qui t’a tiré les cheveux ? — Personne, Maîtresse, mais Philibert il ne m’aime pas. Il préfère toujours jouer avec les autres filles. — Et tu penses qu’il va t’aimer davantage si tu le fais punir alors qu’il n’a rien fait de mal ? — Non Maîtresse. — Bien. Mais puisque tu as menti, je vais devoir te punir. Alors demain, au début de la classe, tu devras dire à tout le monde que tu as inventé cette histoire, et que tu le regrettes, car ce n’est pas bien du tout. Ce sera ta punition. 202


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— Oui Maîtresse. Le lendemain, Léna exécute sa punition. Tous les élèves lui pardonnent, Philibert en tête. Tobby est félicité et tout le monde se retrouve ensuite en chantant autour d’un grand gâteau au chocolat que Martine a confectionné pour l’occasion. Tobby quant à lui a gagné un os énorme. Tout est bien qui finit bien ! ○○○ Le ciel est désespérément gris. Une pluie glaciale inonde les rues encombrées par des dizaines de véhicules nerveux. La vieille 205 rouge parvient enfin à proximité de l’école. Mais bien sûr il est impossible de trouver une place libre en cette heure de pointe. La maman d’Émilie décide de s’arrêter en double file. Elle n’a pas le choix. Immédiatement, la symphonie des klaxons redouble fortissimo. La jeune femme, emmitouflée dans son long manteau noir houspille Émilie qui ne sort pas assez vite de la voiture. Elles courent jusqu’à la porte de l’école où la maîtresse regarde entrer les enfants, les saluant à peine, pas davantage que les mamans qui de toute façon n’ont pas le temps de s’attarder. La maman d’Émilie doit encore, comme chaque matin, s’arrêter au tabac et acheter le journal du jour 203


L'école des merveilles

pour sa belle-mère, puis faire rentrer le chien. À cet instant, un oiseau très adroit se soulage d’une fiente qui atterrit sur son épaule. Bien sûr, elle a oublié ses mouchoirs ! Et sur du noir, ça se voit très bien ! Et ça pue en plus ! Bien entendu la rue est cette fois complètement paralysée : pas de doute, elle sera en retard et son chef de service, narquois et vindicatif, lui indiquera encore sa montre de son index droit. « Dire qu’il croit que je m’amuse, cet imbécile ! » Elle maudit à voix haute son mari qui dénigre sans cesse son emploi d’assistante de direction comme s’il s’agissait d’un passe-temps. À l’autre bout de la ville, alors que sa charmante secrétaire lui amène un café en souriant, le papa d’Émilie a les oreilles qui sifflent. Une heure trente plus tard, les enfants sont en récréation dans une cour où souvent ils n’ont pas accès à cause de la météo, du taux élevé d’ozone ou de la lenteur des travaux destinés à la remettre petit à petit aux normes. La pluie a cessé, laissant d’énormes flaques d’eau dans les nombreux trous qui jalonnent le pitoyable revêtement de la pauvre cour. Les enfants tapent du pied dans les flaques, s’éclaboussent en criant sous le regard indifférent des institutrices trop occupées à débattre encore et encore des classes surchargées, des antennes et relais installés à proximité immédiate, de leur salaire de misère, de la réforme programmée et donc de la 204


L'école des merveilles

prochaine grève. L’une d’entre elles aperçoit Émilie qui pleure derrière le tronc dénudé d’un arbre, mort il y a bien longtemps déjà, mais qu’il revient trop cher d’arracher et de remplacer. Elle s’avance vers la petite fille : — Eh bien Émilie, que t’arrive-t-il ? Pourquoi pleures-tu ? — C’est Mathieu, répond-elle simplement entre deux sanglots. — Qu’est ce qu’il t’a fait, Mathieu ? s’enquiert l’institutrice. — Il m’a tiré les cheveux ! C’est un méchant ! Et les larmes de couler de plus belle. — Alors il sera puni, ne t’inquiète pas. L’effet de la sentence prononcée est immédiat. Comme par enchantement, Émilie se relève et, d’un pas décidé, elle se rue sur Mathieu : — Voilà, bien fait pour toi. Tu seras puni ! La maîtresse de Mathieu vient alors signifier au garçon qu’il n’ira pas en récréation l’après-midi, qu’il ne doit pas tirer les cheveux des filles, que les filles ne sont pas les jouets des garçons, qu’elle en parlera à sa maman. Mathieu clame son innocence, mais en vain. D’autant que, spontanément, trois petites camarades d’Émilie confirment avoir effectivement vu Mathieu tirer très violemment et à plusieurs reprises les 205


L'école des merveilles

couettes de la petite fille. Mathieu crie à l’injustice, s’énerve violemment, jette le contenu de son cartable par terre et court s’enfermer dans les toilettes malgré l’odeur insupportable qui y règne. Le soir, alors que la maman de Mathieu vient récupérer sa progéniture, l’institutrice fustige le comportement de l’enfant et conseille vivement à la maman de l’emmener consulter un psychologue. Une telle violence, absolument gratuite, n’est ni habituelle à cet âge, ni compatible avec le bon déroulement de la scolarité des autres élèves. Bref, l’attitude de Mathieu est inadmissible au sein de cet établissement. La maman de Mathieu, surprise, est perturbée par cet événement et, envahie par la culpabilité, répond à l’enseignante qu’elle suivra son conseil. Il suffit d’un entretien au psychologue pour pouvoir rassurer la maman du garçonnet : Mathieu est un sujet non violent qui, au contraire, présente d’étonnantes facultés de réflexion sur les causes et effets de tels comportements, un enfant qui vient d’être victime d’une injustice, une notion toute nouvelle à ses yeux candides. Mathieu est à la fois blessé et déçu par l’attitude d’Émilie. Le praticien est formel, le garçon ne ment pas quand il affirme que jamais il n’a fait de mal à qui que ce soit, que jamais il n’a arraché la moindre aile à la moindre mouche, que jamais il n’a tiré les cheveux d’Émilie. Plutôt que de passer ses mercredis à discuter avec ce vieil homme 206


L'école des merveilles

qui utilise des mots très bizarres, Mathieu pourra se défouler sainement sur le terrain de football communal. Et dans quelques années, cela ne fait aucun doute, il sera professionnel et portera même ce fameux maillot bleu dont il rêve depuis toujours. Toutefois, Mathieu est profondément marqué par cette triste expérience. Le matin suivant, en arrivant à l’école, il veut en avoir le cœur net. Il demande à Émilie qui attend son tour au pied de l’échelle du toboggan jaune : — Pourquoi m’as-tu accusé, je ne t’ai rien fait. À cause de toi, j’ai dû raconter ma vie à un homme que je ne connais même pas ! Et surtout à cause de toi, je n’ai pas pu aller au foot ! Tu es une méchante ! — T’avais qu’à pas embrasser Julie ! Je t’ai vu, tu l’as embrassée ! — Elle est gentille, Julie. C’est pas comme toi ! Et puis d'abord, c’est même pas vrai, je ne l’ai jamais embrassée, Julie ! Vexée comme un pou, plutôt que de répondre, Émilie décoche soudain un coup de pied violent et précis sur la jambe gauche de Mathieu qui n’a pas le temps de l’esquiver. — Aiiiiiiie ! hurle-t-il. Mathieu comprend en un éclair pourquoi son entraîneur oblige ses footballeurs en herbe à porter 207


L'école des merveilles

des protège-tibias. La douleur est si intense qu’il saute à cloche-pied sur sa jambe valide. Il envisage une terrible riposte, mais il change aussitôt d’avis, car il déteste la violence et en connaît désormais les conséquences éventuelles. Content de s’être maîtrisé, il décide en boitillant d’aller se plaindre à la maîtresse, mais se ravise à nouveau. « Ça ne servira à rien ! » se dit-il. Et puis l’institutrice pour clore l’incident pourrait les punir tous les deux. Mathieu préfère donc en rester là. Sans pouvoir mettre un mot sur ses sentiments, Mathieu découvre que le mépris et l’ignorance sont de bien meilleures armes face à cette petite peste. Il aperçoit alors Julie qui vient d’arriver à l’école. Il se précipite à sa rencontre. Émilie descend le toboggan, et tandis qu’elle reprend sa place dans la file d’attente, elle entend la voix de Mathieu : — Salut Julie ! Je peux jouer avec toi ? Le lendemain matin, Émilie chante devant son téléviseur : — À l’école des Merveilles, il y a toujours du soleil ! Émilie adore ce dessin animé. À l’étage, devant sa glace, sa maman se félicite d’avoir une aussi gentille petite fille. Elle est si sage Émilie ! *** 208


Vie et mort d'un menteur par Léa Antony

Par un après-midi d'août, je posais mes valises dans la gare de Barreiros. Éternelle voyageuse sans cesse en fuite vers le monde idéal, j'étais arrivée par hasard dans ce village espagnol, seul signe d'humanité dans la plaine étroite bordée de montagnes. Ici, les meules de foin attendent Don Quichotte. Ici, la vie marche au rythme des carrioles où s'entassent récoltes et voyageurs. Je m'engageais dans la rue principale aux volets clos. Un coq s'arrêta pour me regarder passer, pointant de côté un œil inquisiteur. Entre une porcherie et une grange, devant le store baissé de l'épicerie générale, quelques vieux, assis sur le banc, appuyés sur leurs cannes, attendaient en discutant à voix basse. Un nuage de poussière se rapprochait, un prêtre et des enfants de chœur apparurent, des hommes et des femmes en noir puis un cercueil porté par quatre colosses aux visages usés par le soleil. Les chants, portés par l'air brûlant, jetaient sur les cœurs un filet 209


Vie et mort d'un menteur

de tristesse. J’observais les hommes, le pas lent, alourdi par la marche du temps ; les femmes courbées sous le poids du destin. Devant l’épicerie générale, les vieux, l'un après l'autre, se levèrent, s'appuyant sur le courage de leur voisin. Le visage crispé et les reins bloqués, ils se joignirent à la marche. Laissant là mes valises, je les suivis. D'une voix de basse à vous faire vibrer le cœur, un homme dans la procession entonna un Ave Maria. Une vieille femme voilée de noir pleurait, le nez enfoui dans un mouchoir à carreaux. Je commençais à ressentir des picotements dans les yeux quand un homme en chapeau haut de forme démodé se retourna pour me dévisager. Je crispais mes lèvres en un faible sourire, se voulant tout à la fois excuse pour mon étrange présence, et message de condoléances. Le cortège s'engageait sur un chemin aride bordé de pins et d'eucalyptus. L'homme au chapeau, ralentissant sa marche, biaisa à travers l'escorte funèbre. Les mains jointes derrière le dos, le haut-de-forme penché sur ses épais sourcils gris, il se trouva bientôt à mes côtés, alignant son pas sur le mien. C'était un homme à l'allure soignée avec une petite barbe taillée en pointe. Il me demanda, d'un ton affecté où perçait la curiosité, si j'étais une amie du défunt. Bien que comprenant parfaitement l'espagnol, il me fut difficile de cacher 210


Vie et mort d'un menteur

mon embarras. Je lui avouais, qu'attirée par la solennité de la cérémonie, charmée de tant d'authenticité, moi qui arrivais d'une grande ville française, je n'avais pu m'empêcher de suivre le cortège. Au mot de France, son visage s'éclaira. Me serrant alors chaleureusement la main, il me glissa à l'oreille, désignant le cercueil : « Il aurait été ravi d'avoir une jolie Française à son enterrement. » À la porte du cimetière, ils se dispersèrent. « Monsieur Arribal, instituteur » se présenta l’homme au chapeau. À l'ombre parcimonieuse des eucalyptus, je pris le chemin du village en sa compagnie. Des chèvres broutaient au son de leurs clochettes. Il enleva son chapeau pour s'éponger le front et me conta l'histoire. « Monsieur François est arrivé dans le pays il y a trois ans, il a loué une chambre à la veuve Delgado qui tient l'épicerie-bar-hôtel-restaurant. À vrai dire, il a toujours été le seul client de l'hôtel. C'était une véritable promotion pour notre village d'avoir un hôtel, même si, au début, les paysans pensaient que la vue d'un touriste ferait tourner le lait des vaches. Pendant les premières semaines, les enfants ont scruté ses habitudes de vie, passant leurs heures de liberté sous l'unique fenêtre de l'hôtel. Les hommes se méfiaient, les femmes se regroupaient régulièrement chez la Diaz, la vieille un peu sorcière 211


Vie et mort d'un menteur

qui fait parler les esprits. On ne le voyait pas au prêche, alors le curé ne l'a plus salué et a pensé faire appel à un exorciste. Quelques semaines après son arrivée, les esprits étaient agités et les paysans affirmaient, à voix basse, que les récoltes seraient mauvaises. Les enfants, durant mes cours, devenaient distraits et même dissipés, occupés à se raconter, en chuchotant, je ne sais quelles inventions concernant l'inconnu. Les langues allaient bon train, les enfants y voyaient un chevalier banni, le curé, le diable, les paysans, un paresseux à moitié fou, les jeunes filles s'imaginaient un homme exilé tentant d'oublier un Amour malheureux. Les vieilles, elles, se rangeaient à l'avis du curé. Cet homme, à moi, m'inspirait la pitié. Il fallait le voir, dans les premiers jours, marcher le long des chemins empierrés : silhouette grande et maigre sur laquelle se découpait un crâne à moitié chauve. Il ne quittait jamais son short jaune vif et une veste de jogging qu'il portait à même le corps. Sa démarche vacillante, rendue pénible par des charentaises évasées, le faisait ressembler à un automate en quête d'équilibre. Voyez-vous, je le trouvais pittoresque. Un soir, je me décidais à l'aborder. En l'approchant, je fus frappé par son teint pâle – le teint d'un homme qui méconnaît le grand air – et ses longues mains fines. Il portait en collier une barbe grise et filandreuse. De mon premier face à face avec 212


Vie et mort d'un menteur

cet homme étrange, je garde en mémoire l'agréable surprise qu'il me fit en s'exprimant dans un espagnol parfait. Il me donna l'impression, jamais démentie en trois ans, d'un homme courtois et savant. Nous avions pris l'habitude, guidés par le hasard, de nous rencontrer chaque soir à la porte de l'école et de regagner le village au pas ralenti de nos discussions. J'appris qu'il venait de France. Un homme d'affaires retiré du monde actif, pour des raisons qu'il a toujours tenues secrètes. Il avait beaucoup voyagé. Il arrivait du Venezuela avant de s'installer chez nous. Il avait vécu au Canada, en Suède et même en Amérique. Il aimait se reposer chez un ami en Bretagne, et avait une maison à Biarritz. Il connaissait l'histoire et la littérature. Il y avait pour moi un réel et vif plaisir à échanger des idées avec lui. Fier d'avoir trouvé un homme si intelligent en la personne de monsieur François, je fis part de ma découverte au curé et à quelques-uns de mes amis paysans. Mademoiselle, quel dépit je ressentis quand, redoublant de méfiance, ils le soupçonnèrent d'être un agitateur politique ! Les hommes ici sont bons, mais peu instruits et récalcitrants à la nouveauté. Ainsi, cette situation de méfiance, profitable à notre amitié, dura encore quelque temps. Je crois pouvoir dire que six mois après son arrivée, il n'y avait que moi à lui adresser la parole. Il passait les journées 213


Vie et mort d'un menteur

dans la fraîcheur de sa chambre – il avait fait venir un ventilateur de France – à lire, écrire ou se reposer. » L'instituteur, après un regard circulaire sur le village écrasé de lumière, reprit : « Tout a changé en avril. Alors que les hommes étaient aux champs et que les enfants profitaient de leur jour de congé pour courir à travers la campagne, monsieur François a rencontré un groupe de très jeunes faisant cercle autour d'un corps à terre. Le petit Ballesteras, sept ans, vomissait et pleurait. Nous n'avons pas de médecin au village, nous n'avons que Lopez, un vieux rebouteux qu'un aîné était déjà parti chercher. Monsieur François, avec ses connaissances médicales acquises au cours de ses voyages, a tout de suite parlé d'appendicite et a envoyé les enfants chercher une voiture. Le petit Ballesteras a été opéré le soir même à la ville. Les médecins ont parlé d'une péritonite. Lopez n'aurait rien pu faire, il l'a avoué luimême. Les hommes en rentrant le soir ont écouté le récit de leurs femmes. Les vieux, eux, assis comme à l'accoutumée devant l'épicerie, avaient vécu l'événement du jour, mais les enfants, à grand renfort de cris et de gesticulations, n'avaient de cesse de leur raconter encore. Madame Ballesteras pleurait de reconnaissance, et Ballesteras tripotait maladroitement sa pipe quand je suis passé, tard le soir, pour prendre des nouvelles du petit. Martha, la veuve de Delgado, qui tient l'épicerie - bar - hôtel, était fière 214


Vie et mort d'un menteur

d'héberger sous son toit le héros de la journée. Je l'entendis même en passant, dire à la Diaz : « J'ai toujours su que c'était un brave homme ! Mais pardi ! Il ne se nourrit pas assez, c'est pour ça qu'il est tout pâle. Tiens, ce soir j'm'en vais lui porter un bol de soupe. » Alors, mademoiselle, j'ai su que monsieur François ne serait plus seul. Le lendemain matin, les Ballesteras l'invitèrent à dîner, les vieilles le saluèrent de sourires édentés, les vieux se levèrent pour lui serrer la main, il fit sa promenade du soir accompagné des enfants. Comme je le félicitais à mon tour, il prit un air modeste et m'affirma que quiconque à sa place aurait agi de la même façon. Pas une semaine sans qu'il soit invité à partager le repas d'une famille, il était de toutes nos fêtes. Les hommes, agitaient les bras en salut quand ils l'apercevaient. Curieusement, au début, j'observais que ce revirement de situation ne semblait pas rendre monsieur François plus heureux. Il semblait vouloir se refermer sur lui-même et oublier son acte salvateur. Mais la jovialité de nos villageois est communicative. Le petit Ballesteras est rentré au bout d'une quinzaine de jours et les marques de respect envers monsieur François ont redoublé. Le petit reprenait des forces et des couleurs. Monsieur François devint le compagnon de jeu favori des enfants. Il était redoutable aux billes, m'a-t-on dit. Nous avions, dans le tumulte de l'affection qu'à 215


Vie et mort d'un menteur

présent chacun lui portait, promenades au crépuscule.

sauvegardé

nos

Un soir, il me confia le projet de faire venir auprès de lui la femme qu'il aimait. Elle vint. Dieu quelle femme ! Rosalie forçait l'admiration par sa beauté et sa gentillesse. Si je puis dire, elle lui vola la vedette. Elle était exubérante et moderne, mais son influence sur les jeunes filles d'ici ne fut, semble-t-il, pas mauvaise, quoi qu'en dise monsieur le curé. Elle aimait monsieur François, que d'attentions elle avait pour lui ! Ils se promenaient main dans la main, faisant rêver sur leur passage les femmes. Je crois qu'ils nous ont aidés à mieux vivre avec leur richesse de cœur et leur gentillesse. Madame Rosalie échangeait des recettes de cuisine et monsieur François racontait ses voyages aux vieux, aux hommes et aux jeunes gens qui depuis ne rêvent plus que de parcourir le monde. Quel exemple pour nos jeunes esprits que cette réussite fondée sur le travail et la volonté ! Ils étaient bien intégrés à notre vie simple, ils en étaient le piment. Ils n'ont jamais cessé de représenter la nouveauté. » Monsieur Arribal s’arrêta pour s’éponger le front, je fis de même, tachant de contenir ma curiosité. « Le destin est bien terrible, mademoiselle. Il y a trois jours Rosalie est partie pour se rendre au chevet d'une amie en France. Le lendemain, la vieille Martha a trouvé le corps inanimé de monsieur François. On 216


Vie et mort d'un menteur

a fait venir le docteur Vergeras, le médecin de la ville. Il est arrivé dans une Seat bleue, les vieux étaient inquiets. Le docteur Vergeras a dit « arrêt cardiaque ». Rosalie n'a pas laissé d'adresse, nous n'avons rien pu faire pour lui communiquer la triste nouvelle... » Nous longions la rue principale et l’instituteur m’annonça : « Je vous laisse, il faut que j'aille aider Martha à ranger la chambre. » Pensif, il se dirigeait vers la porte de l'épicerie bar - hôtel, devant laquelle mes valises étaient posées. Fixant ses souliers, il s'arrêta. Essuyant furtivement ses yeux d'un revers de manche, il me demanda abruptement : « Monsieur François était mon ami. Il y a plein de papiers en français dans sa chambre. Peut-être pourriez-vous venir m’aider à les trier ? » Je gravis avec lui l'escalier rustique qui conduisait au premier étage. La chambre, située au-dessus de la porcherie dont l'odeur nous parvenait par la fenêtre ouverte, était petite et nue. Le lit était intact, les vêtements rangés dans la penderie, entassés dans un carton : des relevés de banque, des factures, un livret de famille, un carnet de santé, des talons de chèque. Je classais en piles à même le sol. Monsieur Arribal rangeait en les pliant les affaires de la penderie sur le lit. Entre une feuille d’impôt vieille de dix ans et une 217


Vie et mort d'un menteur

taxe d’habitation de Biarritz, je trouvais deux feuillets pliés en quatre. Je les pris, d'une main qui, je crois, tremblait un peu. M’appuyant au rebord de la fenêtre, voici ce que je lus : Vie et Mort d'un Menteur Je m'étais pourtant juré de ne plus mentir, de ne plus vivre. Et puis, j'ai malheureusement sauvé le petit Ballesteras d'une méchante appendicite. La vieille Martha m'a apporté ma soupe le soir de l'opération. À son sourire, j'ai su que j'allais raconter mes vies inventées à mes heures d'évasion, que j'allais recommencer à parler de ce moi enragé qui ne veut plus se taire, embarqué dans les labyrinthes de l'imagination. Je me croyais à l'abri de moi-même depuis mon arrivée. J'ai fui Biarritz où mes anciens collègues riaient de moi. En somme, je voulais quitter à tout jamais ce pays où je me suis ridiculisé de trop d'histoires nées de ma trop grande volubilité. Avec ma retraite, je savais pouvoir vivre confortablement dans ce petit village espagnol, choisi au hasard sur la carte. Au début je lisais à l'air frais de mon ventilateur, le soir, je me promenais dans cette campagne encore baignée de lumière, séchée par le soleil, apaisante et même exotique. Je faisais route avec monsieur Arribal, un homme brave et sincère pour lequel je ressens une profonde amitié. J'ai fait venir Rosalie. Une fille qui partageait mes nuits à Biarritz. Je l'avais rencontrée par l'intermédiaire d'une agence spécialisée. Rosalie est de ces filles sublimes et qu'on paye cher. Elle a accepté de venir ici moyennant une forte 218


Vie et mort d'un menteur

rétribution. Et moi, je l’ai fait passer pour une amante passionnée. Rosalie a amené les gens d'ici à me voir autrement, à me respecter. Même monsieur le curé en est resté tout étourdi quand il nous a croisés. Il me savait damné, le pauvre, mais je sentais de la compréhension en ses yeux, se damner pour une pareille créature paraissait presque excusable ! Les jeunes filles me regardaient comme un beau parti. Je ne me flatte pas ici. À quoi servirait un testament de l'âme s'il n'était qu'un miroir déformant ? J'ai usé ma vie à modifier mon image. Ce soir, alors que des éclairs zèbrent un ciel sans nuage, je veux, non pas me juger, mais me peindre. Je veux voir l'être concret que je suis. Je me rends compte à présent de la vanité de cette lettre. Même moi, je ne peux répondre au « qui suis-je ? ». Me raconter revient à narrer par le menu morceau tous mes mensonges. Le Venezuela, l'Amérique, tous ces voyages appris dans les livres. Une fois tombé le masque de l'homme d'affaires important, que reste-t-il de moi ? Dénudé de mes mensonges, je n'ai plus qu'un nom, tout juste un visage. Je demande pardon aux hommes pour les avoir leurrés. Ici, j'ai trouvé le respect et l'amitié. On me salue dans le village, même les vieilles hochent la tête à mon passage et lâchent leur chapelet pour quelques mots de conversation. Mais ce n'est pas moi que l'on respecte, c'est le personnage factice que je leur ai présenté, ce n'est pas avec moi que monsieur Arribal aime tant à discuter, mais avec mes mensonges. J'ai tissé de ma voix cette toile de non-vérité ; ce voile mensonger, prison opaque est devenue ma réalité. J'ai vu dans le mensonge, au début, la 219


Vie et mort d'un menteur

liberté, une ouverture à d'infinies variations. J'ai cru pouvoir à jamais vagabonder au cours de mes vies inventées. En parlant, je m'enivrais de vies nouvelles venant d'affleurer à mon esprit. D'autres et d'autres encore, voyages ou drames à raconter. J'étais sans cesse surpris, je l'avoue, par ces mots porteurs d'une vie rocambolesque, qui sortaient de ma bouche pour captiver l'auditeur. Il m'arrivait, avec émerveillement, d'écouter mes histoires. La magie du mensonge me distrayait. Les mensonges jaillissent dans des mots amenés là par hasard, sans qu'on ait eu l'intention de les inventer, sans préméditation. Et puis, pour couper court aux ricanements sceptiques, j'ai inventé, encore et toujours. Je n'ai pas vu l’impasse, mais j'ai de mes propres mots obstrué toutes les sorties. C'était ici ma dernière chance de vivre pour de vrai. Je ne peux plus payer Rosalie. Comment pourrais-je avec ma petite retraite des PTT ? Je veux clore à jamais cette vie de menteur. Je vais ranger la chambre, demain, ils me trouveront mort. Les médicaments sont dans la table de nuit. Vais-je trouver la force de détruire cette lettre, bilan pour moi-même ? Ici, je crois qu’ils m’ont aimé. M’aimeront-ils encore s’ils savent ? Dois-je faire disparaître ce testament de l’âme ou dois-je espérer qu’ils liront (mais où trouveraient-ils un traducteur ?) et qu’ils sauront me pardonner ? * 220


Vie et mort d'un menteur

La pénombre, à présent, envahissait peu à peu l'horizon et la chambre. L'air doux et chaud d'une fin de journée gorgée de lumière entrait en brise légère dans la pièce, faisant imperceptiblement vibrer les feuillets entre mes mains. Monsieur Arribal, assis sur une chaise, me fixait, cachant mal sa curiosité teintée d'inquiétude. J'accrochais un instant mon regard aux montagnes, géantes masses sombres semblant vouloir englober en leur sein le village silencieux. « C’est une lettre destinée à son notaire pour régler des affaires en France » me suis-je entendue dire. Monsieur Arribal me proposa de dîner en sa compagnie. Je déclinais, arguant de la fatigue du voyage. Il rentra chez lui. La vieille Martha me logea dans une petite pièce contiguë à la cuisine. À l'aube, faisant mes adieux à la veuve Martha Delgado, je fis transmettre un au revoir à monsieur Arribal. Je promis de remettre les papiers au notaire en France et, la lettre en poche, je pris le premier train, pour ailleurs.

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Jeanne et Marie par Macha Sener

Il y a huit jours exactement, le cercueil de Jeanne quittait la belle maison aux volets bleus. Depuis, dans ce village calme au pied du mont Ventoux, un voile de tristesse s'est ajouté à la brume écrasante d'une funeste canicule. On en entend parler tous les jours à la radio, de cette chaleur et de ses dangers. Les annonces se succèdent, et les conseils aussi. Beaucoup boire, à petites gorgées. Rester à l'ombre, à la fraîche, ne sortir que couvert de chapeaux ou d'ombrelles, pour éviter les rayons accablants d'un soleil meurtrier. Et surtout, veiller aux plus fragiles. Les enfants très jeunes, les malades très faibles, les vieillards trop vulnérables. Comme la vieille Jeanne, dont une Parque un peu trop impatiente a brûlé le dernier fil de vie avec quelques degrés de trop au ciel de Provence. Jeanne, douce et généreuse. Ses nombreux amis franchissent chaque jour, à pas comptés, la porte de 223


Jeanne et Marie

la maison aux volets bleus. Ils hésitent, ils soufflent et ils souffrent, mais ils ne peuvent résister au besoin de partager leur peine avec Marie. L'autre pauvre vieille, maintenant séparée de sa sœur à tout jamais. Ils viennent, et elle les chasse, d'un sourire triste, après leur avoir donné à boire. Elle leur reproche avec douceur de traverser les rues brûlantes aux heures les plus chaudes de la journée. Calme et sereine, chaque jour, elle les rassure sur sa santé. Leur montre qu'elle mange, qu'elle boit à petites gorgées. Elle rit même parfois, et se tourne aussitôt vers la chaise de Jeanne, comme pour lui raconter l'histoire drôle, partager avec l'ombre qu'elle a laissée les petits instants précieux, comme avant. Ce matin, le docteur est passé. Il a pris sa tension, l'a auscultée attentivement. Ils ont parlé de Jeanne, et de son départ brutal. Il a écouté attentivement sa patiente, surveillant son équilibre mental. Marie estelle en train de sombrer ? Est-ce qu'elle nie l'absence de sa sœur tant aimée ? Mais non, Marie est lucide, elle sait que Jeanne n'est plus là. Qu'elle ne reviendra pas. Elle garde juste quelques habitudes, de parler à haute voix, de se demander ce que Jeanne va penser de ci, ou de ça. Elle continue de chercher ce qui ferait plaisir à Jeanne pour le repas du soir. Elle lui prépare encore des tomates, alors qu'elle n'aime pas vraiment ça. Mais c'est normal, n'est-ce pas docteur ? Une semaine, c'est si court. Il faut du temps pour 224


Jeanne et Marie

s'habituer, pas vrai ? Le docteur est parti. Un peu rassuré, mais quand même aussi un peu inquiet. Avec cette chaleur meurtrière, comment savoir, comment prévoir ? Dans la cuisine silencieuse, Marie s'est assise, un grand album photo sur les genoux. Sur la table, elle a posé d'autres albums. Tous les albums. Il y a ceux qui étaient rangés dans le meuble du salon, récents et plastifiés. Il y a ceux qui étaient rangés dans l'armoire de la chambre, gonflés et reliés de cuir. Et il y a ceux qui étaient cachés dans les coffres au grenier, cartonnés, jaunis et gondolés. Marie est allée tous les chercher, lentement, en prenant son temps, elle les a posés un à un sur la table de la cuisine. Maintenant assise bien confortablement dans son fauteuil préféré, de ses douces mains parcheminées, elle tourne tranquillement les pages, égrenant les souvenirs, à l'envers. Au loin, on entend le bruit d'un train qui passe… Les photos récentes montrent deux femmes souriantes, aux cheveux blancs comme neige. Jeanne et Marie, les deux sœurs vieilles filles tant aimées du village, posent avec les enfants des autres… La canne hésitante, elles se rapprochent l'une de l'autre sur ces photos souvenirs, couple de vieilles devant leur porte bleue, joignant leurs mains tremblantes. 225


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Il y a les images d'honneurs et de récompenses, des visites, nombreuses, de monsieur le maire pour décorer les doyennes de son village, des prix presque annuels pour la maison la plus fleurie, des rubans de foire pour les ouvrages délicatement brodés par Jeanne, et pour les indétrônables et savoureuses tartes aux mirabelles de Marie. Il y a les clichés des anniversaires et de leurs impressionnants gâteaux, des non moins impressionnantes tablées, des flonflons et des bals, des récompenses et des gloires. Des portraits d'inconnus et de ceux dont Marie a complètement oublié le nom, mais aussi des amis fidèles, ceux qui sont toujours là, malgré le temps, les vies qui bougent, les corps qui changent, et les âmes aussi. Les amis et leurs générations successives, avec les enfants de leurs enfants, nombreux et turbulents, qui tournent autour des deux vieilles. Mais malgré les mouvements, les images sont nettes, brillantes, numériques. Les photos sont rectangulaires, et parfois même étrangement panoramiques. Les années remontent... Il y a moins d'inconnus. Moins de gloire et de rubans bleus. Dans l'anonymat de deux femmes simplement vieillissantes, Jeanne et Marie vivent tout 226


Jeanne et Marie

doucement, entourées de tendresse et de sympathie. Devant la porte bleue, leur pose favorite, les mains jointes et le regard tendre, elles accueillent les amis, déjà retraités, souvent voyageurs, et parfois accompagnés de leurs petits-enfants pour les vacances. Jeanne et Marie n'ont jamais voyagé. Elles se disent casanières. Elles sont terrorisées. La maison blanche aux volets bleus est leur seul port d'attache. Leur havre, et leur seul foyer. Le seul endroit où elles se sentent en sécurité. Elles y reçoivent, généreusement, tous ceux qui veulent bien les rencontrer. Elles y cultivent leurs fleurs et leurs amitiés. Elles en ont même fait un moyen de subsistance, grâce à une chambre d'hôte, qui fut rapidement réputée pour son confort. Mais jamais, jamais, elles ne l'ont quitté. Sur les photos, les décors sont toujours les mêmes, seuls les personnes et les formats des images ont changé. Maintenant, devant les yeux de Marie, des polaroïds carrés pétillent encore de couleurs vives, malgré les effets du temps. Les larges cols, les cheveux libres, les lourds colliers et les couronnes de fleurs... Marie croit sentir encore les odeurs d'encens. Elle sourit aux visages de tous ceux qui venaient partager leur toit, pendant une semaine, un mois, un an, avant de continuer leur route. Des musiques 227


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étranges, de jour comme de nuit, emplissaient la maison. On refaisait le monde, à longueur de veillées, en berçant les enfants déjà endormis, qui ne se réveillaient même pas quand on montait ensuite les coucher au milieu de la nuit. Certains, en partant, laissaient des trésors, des bijoux ou de l'argent, en affichant ostensiblement un mépris, profond et sincère, pour ces biens matériels sans aucun intérêt. D'autres, complètement fauchés, vivaient aussi longtemps que l'orgueil le leur permettait dans la jolie maison provençale. L'hospitalité des deux femmes n'avait pas de prix. Et Jeanne avait les cheveux gris. Avec encore au cœur une immense fierté, Marie retrouve ensuite les images de la maison en chantier, pour les réparations et les aménagements, quand elles ont enfin pu agrandir la vieille bâtisse, ajouter la véranda et la terrasse. Quand, d'une vieille maison moribonde, elles ont fabriqué de leurs mains courageuses une demeure confortable et spacieuse. Jeanne pose, avec des outils de forçat, épuisée mais radieuse. C'étaient les années de l'espoir. Elles se libéraient des servitudes et des doutes, construisaient un avenir aussi solide que leur maison nouvelle. Ancrées dans cette terre qui était devenue la leur, elles prenaient 228


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racine pour ce qui allait devenir une vie plus facile, et qui leur ressemblerait. Autour d'elles, le monde changeait aussi. D'autres espoirs, d'autres combats, entraient en écho avec leurs travaux de galériennes. Un souffle de liberté balayait le monde, et elles en étaient encouragées. Puis Marie se raidit. Des photos aux bords dentelés évoquent des années dures. Celles d'un labeur épuisant, et humiliant. Quand il fallait chercher, chez les autres, en mendiant, le moindre travail qui permettrait de survivre, de manger presque à sa faim, de s'habiller presque convenablement, et de rester dans cette maison sans avoir à la vendre. Jeanne cousait, chaque soir, chaque nuit. Marie lavait, à grandes bassines, le linge des autres, et les maisons des autres. Les gâteaux qu'elles cuisinaient étaient destinés à être vendus, elles, elles mangeaient du pain noir. Dans la cour alors mal pavée et venteuse, elles élevaient des poules. Pour leurs œufs. Elles allaient grappiller des graines sur les bords des chemins pour nourrir leurs volailles. Elles allaient glaner dans les champs pour ne pas céder à la faim. Sur les photos, elles ont le regard dur des femmes qui ne renonceront pas, quoi qu'il leur en coûte. Jeanne alors si brune, et Marie si blonde. C'était l'époque aussi des amoureux éconduits. Des hommes qui proposaient leur nom à chacune des deux belles, qui leur offraient la sécurité, un 229


Jeanne et Marie

avenir, des enfants, et qu'elles renvoyaient avec de grands sourires. Marie se souvient de celui-ci, excédé d’impatience, qui lui avait dit : « Il faudra la mort de ta sœur pour que tu connaisses enfin l’amour ». Des années après, elles en riaient encore. Et Marie retrouve les photos de leurs premières années ici. Juste après la guerre. Quand elles ont décidé que les volets seraient toujours bleus. Que les murs seraient toujours blancs. Qu'elles ne vendraient jamais. Et qu'elles seraient sœurs. Personne n'en a jamais douté. Jeanne si grande, au bras tatoué. Marie si frêle, immaculée… Mais personne n'a douté. Le sifflement d'un nouveau train rappelle à Marie des instants qui ne sont pas dans l'album. Quand elle était allée, affolée, chercher Jeanne à la gare. Une Jeanne amaigrie, qui revenait de l'horreur d'un camp. Sa Jeanne. Qu'elle avait connue en pension juste avant la guerre. Son seul amour. Sa seule amie. Elle s'était jetée dans ses bras sur ce quai de gare, lui offrant tout son héritage, tout ce que la guerre lui laissait. Quelques sous. Une maison dans un village calme, loin des villes, loin des souvenirs de guerre. Une maison qui les a abritées, pendant soixante années d’amour… Un autre train emporte au loin les ultimes 230


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souvenirs de Marie. Et son dernier souffle. La petite main ridée est tombée de l'album. Marie est partie rejoindre Jeanne. Sur la dernière page, une photo jaunie de deux jeunes femmes. Jeanne si brune. Et Marie si blonde.

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Sous la chaleur de l'ennui par Frédéric Fabbri

Lorsque Samantha est partie, a quitté sa demeure, tout le monde a pensé qu’elle avait agi sur un coup de tête. Elle-même aurait pu y croire si, depuis des mois, elle ne mettait de l’argent de côté, et toujours en liquide. Elle aurait pu y croire, si elle n’avait pas fait réviser la décapotable, et si elle n’avait pas vérifié chaque détail pour les semaines à venir afin de faciliter la tâche à Marc dans l’organisation de la maison avec les enfants. Il y aurait bien quelques accrocs, mais le temps allait l’aider pour rebondir, réapprendre la vie sans elle et gérer cette nouvelle famille raccourcie. Peut-être même avait-il déjà une ou plusieurs remplaçantes, attendant impatiemment un faux pas de Sam sur le banc de touche. Après tout, il plaisait énormément, on le lui disait, chacune de ses amies le lui disait, lui donnant la sensation de ne pas être à la hauteur. Elle le voyait aussi dans la rue, les femmes le regardaient, gracieux et viril, une 233


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démarche assurée et tiré à quatre épingles. Elles la regardaient elle, ensuite, presque incrédules. Mais en imaginant déjà être remplacée dans le coeur de Marc, c’était davantage elle qu’elle essayait de convaincre, ou au moins sa conscience. Marc l’aimait assurément. Elle avait revu tous ces films des années 50, ces actrices blond platine, ces femmes qui cherchaient à exister bien au-delà du fait d’être mère ou épouse. Le temps des premiers road-movies, le temps du caractère. Elle en était certaine, elle était de ces femmes-là, pas de celles qui restent tranquillement dans leur foyer. Elle avait vainement tenté de l’expliquer, pendant des années, de lancer quelques signaux, mais avec le temps Sam s’était résignée à cacher sa vraie nature. Un mensonge sinueux, celui-là même qui a dévoré la pomme, celui qui comme un cancer perturbe irrémédiablement chaque molécule de la chair jusqu’à ce que la vie cesse son chemin. Sam avait toujours ressenti dans chaque parcelle de sa vie, de son corps, jusqu’à l’infiniment petit qu’elle pouvait être une de ces femmes qui même sur un écran en noir et blanc arrivent à montrer qu’elles sont blondes. Quelques mèches blanches étaient apparues, camouflées à l’intérieur des boucles soigneusement sculptées sur sa tête, mais si la vie cessait d’être diffusée en technicolor, on n'y verrait alors que du feu. Il était temps qu’elle s’exprime. L’horloge 234


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tournait et ne l’attendait pas, ne l’attendrait plus. Liz Taylor, Marylin ou Audrey Hepburn l’avaient fait avant elle, c’était son tour. Marc le comprendrait, elle l’espérait. * Sam conduit sa décapotable, une Audi assez récente, qu’elle imagine en mustang blanche aux sièges rose bonbon, un large capot fort et ronronnant. Il résonne encore en elle les notes jouées par le piano alors qu’en partant elle a, comme un adieu, langoureusement laissé traîner le bout de ses doigts sur le piano droit Hoffman dans l’entrée. La douceur de sa caresse sur les noires et les blanches à la manière d’un châle posé nonchalamment. La légèreté des pas d’un félin. Elle a enfilé ses lunettes de soleil, larges et épaisses, sombres, en écaille. Ses cheveux flottent à l’arrière, couverts en leur sommet d’un foulard en toile. Fini le mensonge, enfin ! La route comme seule vérité. Sans but. Suivre simplement la nationale 7, la route bleue, un relent d’années 70, elle partira de Cannes et suivra la route, à un moment ou un autre un océan l'arrêtera, ou un flanc de montagne peutêtre enneigé. Quelque chose l'arrêtera, une vérité, parce que le hasard est la seule et unique vérité, il ne se cache derrière aucun masque. Peut-être que ce hasard sera aussi une nouvelle vie, un homme qui sait ? un métier ? une bouquinerie pourquoi pas ? 235


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Elle s'imagine bien dévorant ces livres de destins de femmes américaines, ces pages de journaux intimes où le moindre souci devient une crise existentielle, où elles arpentent accompagnées de leurs amies les rues de Manhattan. Elle se nommera Joyce, Joyce Sarah Divine, ça sonne bien ça et fait peut-être un peu plus jeune. Un coup d’œil dans le rétro intérieur, oui, elle peut aisément retrancher cinq ans à son âge et se vanter d’avoir à tout casser trente-cinq ans, et bien elle en aura trente-deux. Les rides ne se dessinent pas en noir et blanc, ou tout au moins s’atténuent. * Quelle aurait été la suite si au beau milieu de cette chaude journée, après plus de deux cents kilomètres de route Sam n’avait décidé que la nationale était bien trop ensoleillée pour un mois de septembre et qu’une départementale serait à l’abri des arbres, dont l’ombre par sa seule pensée lui rafraîchissait déjà la nuque. Oui il faisait chaud, oui un panneau indiquait une sortie à moins d’un kilomètre, mais déroger à un plan n’est-il pas un mensonge au passé ? C’est vrai que les grands arbres, pour l’essentiel de grands pins centenaires, hauts et humides, une épaisse mousse recouvrant leurs chevilles de hautes chaussettes d’hiver émeraude, un sol de terre meuble, sont comme une accalmie dans un moment douloureux, un air frais virevoltant entre les aiguilles 236


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d’une unique voix. Un air presque froid en contraste de la grande route qui balaie son visage. Un rictus se forme parce que justement c'est ça qu’elle désire au plus profond de son âme : un contraste. Contraste dans un monde brillant d’une lumière identique, comme si les jours n’enfantaient plus des nuits. Il y a des moments qui sont propices pour se relever d’un long sommeil, à la manière du baiser dans un conte, un baiser qui peut réveiller d'un sortilège. Un éveil s'est produit, le vent qui caresse ses joues en témoigne. « Tailler la route », rouler et rouler encore. Comme elle l’avait entendu dans un film « bouffer l’asphalte ». Jamais elle n’aurait employé ce genre d’expressions, mais là, Sam est envahie d'un sentiment de liberté, de frontière qui éclate. « Bouffer l’asphalte », le pied sur l’accélérateur, la vitesse augmente, les lacets se multiplient, le gravier sur le bord de la route part valdinguer à tout va, les pneus crissent, les doigts s'agrippent de plus en plus fort au volant, les phalanges blanchissent, ce volant caoutchouteux gris foncé lui paraît blanc nacré en plastique froid, les kilomètres passent. Une grande ligne droite, le compteur tourne, les arbres défilent. Le décor devient flou. Puis un grand bruit. Une explosion. Quelque chose qui paraît presque atomique. 237


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De la fumée. Cette sensation d’être happée de l’auto. Celle-ci ralentit. Un dernier « pfff », dernier souffle. De plus en plus lentement la fin de la ligne droite approche. Sam essaie d'évaluer les dégâts, elle est parvenue à garer la voiture sur le bas côté. L’avant n'est que fumée. Elle se doit de descendre, pense une seconde risquer un incendie, se voit déjà calcinée, mais une vision pire lui vient à l'esprit, à moins de trois cents kilomètres de chez elle, sa vie est loin d’être effacée, un retour n'est pourtant pas envisageable. Aussi, alors même que cette image de femme carbonisée sur le bord de la route à l’intérieur d’une carcasse noire lui est apparue, elle plonge son front dans ses mains jointes. Ça ne peut pas s’arrêter là. Pas maintenant. Pas comme ça. La portière s'ouvre, dévoilant d’abord ses pieds chaussés de souliers d’été blancs au talon bas, puis juste aux trois quarts du mollet une robe tout aussi blanche. Les pieds touchent le goudron. Une impression d’être à quelques centimètres du sol. Elle contourne l’Audi, le capot trop bouillant pour l’ouvrir, la fumée s’amenuise, il ne doit pas rester grand-chose à l’intérieur, se dit-elle. Elle avance vers le flanc de la colline. La vue est magnifique, du sommet où elle est placée. Les bras repliés sur euxmêmes, sa peau commence à se tendre par le froid, sa 238


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robe s’emplit d’air et ballotte, il n'y a rien qu’elle et le panorama : à perte de vue une forêt d’arbres verts, de pâturages déserts, quelque chose de sauvage et d’impersonnel qui pourrait se trouver dans n’importe quel coin du globe. Elle est en France, elle est en Australie, en Angleterre, en Hongrie ou dans le Maine. Elle peut être mademoiselle Divine à présent. Un regard à la voiture qui a cessé de fumer. Le soleil est en train de disparaître derrière la montagne en face et du même coup la route sinueuse qui la traverse comme une vilaine cicatrice disparaît elle aussi. Sam s’assoit et regarde le spectacle. Elle se met en boule. Ne veut pas perdre une miette de cette nouvelle vie, quitte à rester gelée, statue de glace, et laisse de côté l’idée de la veste dans le coffre à côté de la grande malle en cuir beige. Le temps peut bien s’enfuir maintenant. Ces quelques heures de liberté semblent valoir beaucoup plus que toutes ces années de mensonge à elle-même. Le soleil disparu, tout devient sombre. Sam ferme les yeux, ses ongles grattent la terre, elle sent la surface boueuse sous ses doigts. Le souffle se fait plus lent. Un calme absolu. * Quand les phares du pick-up ramènent Sam de ce doux rêve, elle n'a pas conscience du temps qu’elle a pu passer ici, quelques minutes ? une heure ? peutêtre plus… Il fait nuit noire. Moite aussi, maintenant 239


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que la vague de froid s'est dissipée. Une bruine légère et tiède mouille son châle et ses bras. Les phares sont à la fois aveuglants et violents, mais aussi un rayon vigilant et chaleureux. Des bottes de style cow-boy claquent sur le sol, une paire de jeans délavés les recouvre. Elle lève les yeux lentement, un torse musclé est engoncé dans un tee-shirt étriqué sale, les bras sont épais et les mains noueuses. Elle lève encore un peu les yeux et c’est un visage carré, fort, dur, de celui qui travaille à la campagne, une mèche un peu rebelle dans ses cheveux peignés en arrière et des yeux si doux, si mélancoliques, presque maquillés, une impression d’un instantané de nostalgie. — Vous avez un souci Mzelle ? Il la fixe les yeux dans les yeux. — Enfin, j’veux dire, j’peux vous aider ? Elle ne lui donne pas plus de 27 ou 28 ans, peutêtre moins même, mais surtout, à ce moment elle lui donnerait tout. — Euh… ma voiture... Elle la montre du doigt, se retourne rapidement et campe de nouveau sur sa position, les bras pliés sur sa poitrine. — Je roulais quand j’ai entendu une explosion, et il y a eu de la fumée. 240


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Il la regarde de ses yeux bruns et pénétrants, il hoche la tête à deux reprises, comme s’il cernait le problème. — Le radiateur, à mon avis c’est le radiateur, mais pour tout dire, je n’y comprends rien moi en voiture… il y a un mécanicien ici, par contre il est tard et il ne pourra pas vous dépanner avant demain, et encore il faut qu’il ait la pièce. Il réfléchit, il prend cet air qui déjà chavire Sam. « Dieu ! Qu'il est beau ! » est sa seule pensée. Exit la route, les kilomètres et son auto. — Bon, demain je pourrai me libérer pour aller vous chercher la pièce s’il le faut, vous comptiez aller où ce soir ? Il la regarde avec insistance, une réponse, oui il attend une réponse : — Et bien, je ne sais pas, je n’avais pas prévu la panne, puis je suis restée regarder le spectacle là, c’est beau non ? — Mzelle, je ne sais pas, je suis né ici. Je peux vous déposer quelque part si vous voulez. — Ça serait gentil oui. — Par contre pour passer la nuit… les hôtels sont fermés en cette période j’veux dire, j’pourrais vous proposer une chambre chez moi sans penser à mal bien sûr, ma maison est grande et j’y suis seul. 241


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Sam lui tend la main. Elle a confiance, c’est une évidence que d’avoir confiance là maintenant. — Joyce Divine, Joyce Sarah Divine. Il lui tend sa main à son tour : — Nathan mzelle, les gens m’appellent Nath. — Enchantée Nath. Elle avise l’arrière du pick-up où est entassée une cargaison de bois. — Vous êtes bûcheron ? — Ah ça ? Non… l’hiver approche et je fais des provisions, non je suis éleveur, j’ai quelques chiens. — Vous les dressez ? — En fait, je ramasse ces chiens dont plus personne ne veut et j’essaie de faire de mon mieux, parfois les gens les récupèrent, parfois ils paient et disparaissent. Je ne les abandonne pas moi, rentrez Joyce il fait froid. — Oui, c’est vrai oui, un instant je l’avais oublié. Elle vient de partir, de quitter Marc et les enfants sur un baiser. Quelques mots échangés après un week-end à la plage. Elle a réajusté la veste d’Adam, qui ne voulait pas en porter parce que ça signifiait que l’été se terminait, juste avant son départ le matin. Son cœur se pince en y pensant. Toutefois, à ce moment précis elle remarque que, depuis ce qui 242


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semble être des années, elle n’avait pas eu de vraie conversation, et là, juste là en quelques mots échangés le sang dans ses tempes frappe à nouveau. Le pick-up file avec assurance sur la route mal éclairée, Sam regarde à travers la vitre où ses yeux se perdent. — Mettez ça sur vos épaules mzelle, il n’en a pas l’air, mais il est propre ce pull. Il sourit de ses grandes dents blanches. Elle accepte et se couvre. Il appuie sur l’autoradio : — Vous aimez le jazz, Joyce ? — Je ne sais pas, j’en ai bien l’impression. Dit-elle dans un petit rire. — Moi j’adore, Billie Holiday, une femme avec une voix à vous donner la chair de poule, une femme qui dans un monde de machos a gagné l’équivalent d’un combat d’boxe, vous voyez ? Enfin, j’dois vous ennuyer… — Oh non pas du tout, bien au contraire, ça faisait longtemps justement que… Et d’instinct elle pose sa main sur celle de Nathan. — Vos mains sont froides mzelle Joyce… — Pourtant, j’ai chaud, ça va très bien Nathan, j’ai juste besoin de sommeil. 243


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Il garde ses yeux sur la route, et pendant une vingtaine de minutes sans un mot ils écoutent ce jazz, une mélopée qui est une de ses plus jolies discussions. Elle s’assoupit et s'endort. * Au réveil, le soleil passe au travers des rideaux, une lumière aveuglante. Quelques clignements d’yeux et tout devient net. Elle est dans un lit à baldaquin qu’elle ne connait pas, elle porte toujours sa robe, les draps ont une bonne odeur de lavande. Une odeur qu’elle n'a plus sentie depuis ses vacances chez sa grand-mère. La véritable odeur de lavande, une odeur qui porte une couleur, une odeur qu’elle aurait presque oubliée. Elle prend le haut du drap, le met en boule et respire profondément, les yeux fermés. Elle n'a pas fait d’erreur. C'est pour ça qu’elle est là. Ses poumons se remplissent. Elle enfile ses sandales, la malle est au pied du lit. Sam s'approche des rideaux. Le soleil est magnifique. L’herbe verte et fraîche de la rosée. La chambre est équipée d’une salle de bain. Sam se rafraîchit, se recoiffe rapidement. Elle a l’impression d’avoir encore rajeuni. Une crainte toutefois la glace lorsqu’elle prend la poignée dans sa main, Nathan, à la lumière du jour, risque d’être implacablement déçu en la voyant, il paraissait si jeune hier soir. Elle reste bien pétrifiée comme ça quelques minutes avant de 244


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tourner son poignet. Elle déambule un moment dans cette maison construite de plain-pied. Pas de Nathan, un grand salon dépouillé et rustique qui donne sur une cuisine toute aussi grande et éclairée par quatre fenêtres. Le jaune domine. Sur une table en bois, des toasts sont prêts, des œufs, des crêpes, des céréales, du lait et une boîte de café instantané. Un petit mot : « j’espère que vous trouverez quelque chose à votre goût pour le petit déjeuner. Je suis parti travailler (juste un peu en contrebas sur la route). Surtout faites comme chez vous ! » Elle grignote un peu de tout. Un petit déjeuner au calme, elle ne se rappelle pas de la dernière fois qu'elle en a profité. Aucune tâche aucun plan, se laisser porter simplement et écouter craquer les biscottes. Sam range ensuite comme elle peut, fait une rapide vaisselle, ouvre la porte-fenêtre et se laisse inonder d'air et de lumière. Le soleil la recouvre complètement, comme le plus doux des tissus. Elle dévale la pente. La route est un chemin de terre plus ou moins régulier, large pour le passage d'un véhicule au plus. Sam avance jusqu’à une sorte d’énorme poulailler grillagé, les aboiements sont de plus en plus assourdissants. Des chiens de toutes tailles courent, s'agitent, se reniflent. Il y en a bien une douzaine, à première vue tous des bâtards. Comme elle avait laissé ses doigts traîner sur le 245


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piano, elle effleure la maille rouillée du grillage. Les notes restées muettes et lentes, des blanches en suspens pense-t-elle. Son pas est léger. Le soleil balaie tendrement son visage. À contre-jour, elle voit Nathan, une ombre chinoise imposante jouant à courir au milieu des chiens. Spectacle magnifique. Le cœur de Sam s’emballe. Nathan laisse son corps choir dans l’herbe et la meute lui saute dessus, langues dehors et queues qui remuent. Sam l'entend rire pendant une bonne cinquantaine de mètres. Il tourne sur le côté, lance un regard vers Sam, qui les mains accrochées à la ferraille garde un sourire imprimé sur son visage. D’une main puissante il balaie les gueules des chiens, et se détend d’un bond, il la rejoint d’un petit pas léger, la sueur perle sur son tee-shirt, des chiens le suivent puis en retrouvent d’autres ailleurs, la récréation est terminée, sans qu'il leur ait dit un mot, ils le savent. — Bien dormi, Joyce ? — À vrai dire, je ne me souviens ni de m’être endormie, ni d’avoir aussi bien dormi de ma vie. Il arbore ce sourire latin. — Et votre petit déjeuner, c’était… Il pose ses doigts sur ceux de Sam au travers de la clôture métallique et répond simplement : — Normal. * 246


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Des jours qui suivent, on ne peut retenir que cette légèreté, ce goût de liberté, ces vérités profondes que l’on ressent. Les jours à le regarder avec les chiens, les soirs à se balader dans la nuit moite, puis fraîche. D’abord avec un léger pull et bientôt dans une énorme gabardine. Les mains se balancent sans qu’un mot ne soit échangé, des regards parfois, de longues conversations silencieuses. Jamais Nathan ne lui pose de question sur son passé, sur ses désirs mis à part le repas. Tout se fait si naturellement. Sam vit ici depuis quelques semaines, elle lit des livres achetés au village voisin et ceux trouvés dans la bibliothèque personnelle du père de Nathan. Pendant ce temps Nathan s'occupe de sa meute : Igor une espèce de dogue allemand, Victoria une chienne aux origines multiples et au résultat surprenant de puissance, il y a aussi Édouard, elle ne sait pas pourquoi, Nathan pense que c'est l’intellectuel de la bande, peut-être à cause de ses taches noires autour des yeux qui donnent l’impression qu'il porte des lunettes, Chuck est beige, malicieux, petit et très rapide, elle a une petite préférence pour lui, son passé certainement, un chien qui ne semble pas avoir été abandonné, mais plutôt de s'être enfui, il ne porte aucune trace de maltraitance, mais une joie de vivre, vivre ailleurs, ici. À quelques jours près ils sont arrivés ensemble et ont tous les deux déposé leurs bagages. 247


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La liste, elle la connaît par cœur, et même si au début les chiens se sont montrés assez méfiants, peu à peu la distance s'est volatilisée et elle fait partie intégrante de la fratrie. Bien que la voiture soit réparée, ni elle, ni Nathan n'ont évoqué la possibilité d’un départ. Deux jours après la panne, l’Audi était en état de marche, il n’était allé la chercher que deux semaines après. Elle est maintenant couverte de feuilles, de givre, de glace et quelques flocons s’y hasardent parfois. Les pneus sont de plus en plus plats. Aucun baiser n'a été échangé, c'est si parfait comme ça, ils se sentent bien l’un avec l’autre. La chambre de Nathan jouxte la sienne, de toute manière il se couche assez tôt prétextant une journée difficile le lendemain avec l’élevage, le bois ou quelques travaux pour la maison. Sam garde ses habitudes de citadine et se couche plus tard, elle lit près de la cheminée, et peut rester une heure à se laisser porter par la danse hypnotique des flammes. * Ce soir-là Sam va se coucher et pour la première fois le sommeil est difficile à trouver. Sa gorge la brûle un peu. Elle pense à un petit coup de froid. Il faudrait alors se soigner de lait chaud, de miel, de citron et de plantes. Elle prétextera ne pas vouloir voir de médecin et être partisane des médecines alternatives. Joyce Sarah Divine n'a bien entendu 248


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aucun numéro de sécurité sociale, elle n'existe que pour lui et pour elle. Cette idée lui plaît « lui et elle ». Elle se recroqueville sous les deux draps, la couverture et la couette, elle pense un instant à lui, qui ne dort que sous une simple toile. Il est habitué à ce froid et sans aucun doute elle le deviendra aussi. Une heure passe, et malgré la fièvre elle s'endort. Une porte claque. Parfois la nuit il sort. Sam ne sait pas pourquoi ni où il va. Peut-être, chercher dans la nuit Igor et Édouard qui ont fugué. Il est soucieux ces jours-ci et il essaie de le cacher. Il doit s’inquiéter pour eux. Elle se lève pour regarder par la fenêtre. Elle enfile une robe de chambre et ses pantoufles au passage. Elle entrebâille les rideaux. Nathan laisse entrer Chuck dans le pick-up et s’y engouffre à son tour. Il porte une casquette matelassée qui lui recouvre les oreilles, et une espèce de gros trenchcoat. Quelque chose la gêne, elle ne peut donner de nom à ce sentiment, mais maintenant, elle envisage un « lui et elle ». Elle prend en vitesse sa veste près de la porte. Elle sort juste au moment où Nathan s’en va. Elle peut entendre le moteur racler et démarrer. Les feux arrière s'allument, la radio crie son jazz. Les clefs de l’Audi en main elle ouvre la portière avec difficulté, le gel a créé une sorte de ventouse. Elle sent à peine le froid qui pourtant lui coupe le visage. Après trois ou quatre soubresauts, la voiture 249


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démarre. Une chance que la batterie ne soit pas HS. Feux éteints elle suit Nathan. Il roule assez vite et à plusieurs reprises elle passe très près de ravins. Les arbres sont des ombres menaçantes. Elle voit Nathan tourner à droite au bout d’une vingtaine de minutes vers un ancien terrain de foot pour les rares enfants des alentours. Elle avait accompagné Nathan là-bas un après-midi, il avait eu un rendez-vous avec un client, puis lui avait raconté quelques anecdotes sur ce lieu. À l’entrée du terrain, une lumière orangée flotte. Des flammes s'échappent de gros containers en tôle. Des 4X4 et d'autres gros véhicules forment un cercle. Du sable s'élève. Elle quitte son auto, ses chevilles sont rapidement griffées par de fines ronces. De petits traits d’abord blancs et gonflés apparaissent, suivis de petits filets rouges. Sam grimace et continue d'avancer. Des chiens grondent. Nathan avance vers le groupe, tenant Chuck en laisse. Il paraît déterminé. La queue de Chuck est à l’horizontale et ses dents commencent à sortir de sa gueule. Bientôt il se redresse pour aboyer, la bave aux lèvres, et Nathan doit rassembler toute ses forces, se cramponnant sur ses talons, pour le maîtriser. Un homme pleure audessus de son chien ensanglanté. Le cœur de Sam s'arrête. C'est évident, Nathan vient chercher ses chiens, Édouard et Igor, mais il n'a pour seule arme 250


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que ses poings et son chien. Un homme petit et maigrelet vient à sa rencontre, ils se serrent la main. Tout cela semble si solennel. Nathan hoche la tête. Il regarde la scène. Sam n'ose s’avancer. Nathan se penche au-dessus de Chuck, lui passe la main sur le crâne, le chien se radoucit aussitôt, se lèche les babines et tourne sa gueule vers Nathan pour lui lancer affectueusement la langue. Nathan lui passe du white spirit sur les pattes, et lui retire sa laisse. Après lui avoir caressé une dernière fois la tête, il lui tape les fesses. Le chien bondit entre les voitures et Sam se met à courir au même rythme. Elle voit Chuck gueule ouverte se faire retourner par un chien qui fait deux fois sa taille. Un bâtard aussi. Sam ne peut dire un mot et de grosses larmes coulent sur ses joues. Elle attrape Nathan par le bras et serre. Tous les deux regardent Chuck se défendre comme un beau diable. Il attaque le dos du molosse, mord et s'échappe. Il est plus rapide. Les deux chiens se regardent parfois calmement reprenant leur souffle. Chuck tourne autour de son adversaire. Ils sont tous les deux couverts de sang. Le molosse est mal en point, Chuck profite de l’occasion. Ce qui semble être un berger allemand croisé avec un ours se met à tourner sur luimême, lèche le sol, le white spirit détournant son attention. Alors, dents déployées, Chuck se jette à sa gorge, le chien s'écroule, mort. Un homme assez vieux se hasarde dans l’arène, mais déjà Chuck 251


Sous la chaleur de l'ennui

revient, claudiquant, vers Nathan. Le vieil homme pleure au-dessus de son chien qui tremble encore, les yeux grands ouverts. Nathan serre sa laisse entre ses mains et ne lâche pas Chuck du regard. Il se penche. Ses lèvres s'ouvrent et faiblement : « Viens là champion, viens, j’suis fier de toi » sa voix a repris toute la douceur qui la caractérise. Chuck pose sa tête dans les mains de Nathan « c’est fini champion, c’est fini ». Chuck tremble comme une feuille. * — Nathan, je ne comprends pas. — Joyce… Il cherche ses mots, et lui dit toujours aussi tendrement : — Joyce Divine, enfin Sam, c’est toi qui as fait tout ça… Il a l’air triste. Jamais elle n’avait vu un homme aussi malheureux. — Tu les as fait disparaître, Igor et Édouard, maintenant ça va être mon tour, puis nous deux, et ce monde. Tu es simplement en train d’oublier. Elle voudrait dire quelque chose, mais reste interloquée. Pétrifiée. Il lui prend les mains. Chuck s'appuie sur ses jambes et Sam comprend, elle pleure en regardant Nathan dans les yeux et articule : 252


Sous la chaleur de l'ennui

— C’était beau hein ? Elle prend une profonde inspiration : — Mais le froid commence à me faire mal, très mal. — Je sais Sam, tu commences à partir, j’ai aimé cette vie avec toi. — Je m’excuse Nath, mais je ne tiens plus. Son visage s'inonde de larmes, il la prend dans ses bras, les yeux embrumés de pleurs, les flammes et les lumières des voitures lui donnent une drôle de couleur. — C’était merveilleux oui Nath, mais j’ai si froid. — Chut, ça va aller, il ne reste plus longtemps, profite de ce souffle. * Jamais aucune voiture n'est venue chercher Sam sur le bord de la route lorsque le moteur de l’Audi a rendu l’âme. Sam n'a pas osé s’approcher de la voiture, de peur qu’elle explose. Elle s'est assise et a regardé l’immensité qui l’entourait. Alors, elle a rêvé de la vie qu’elle aurait pu avoir au milieu de tout ça. C’était si beau. Elle s'est couchée, s'est mise en boule pour avoir moins froid. On viendrait bien la chercher. Oui, un homme aussi beau que Marlon Brando, c’était ça qu’il fallait pour la Marylin qu’elle était. Et elle s'est endormie dans le froid. Deux jours 253


Sous la chaleur de l'ennui

plus tard, une voiture est passée. Les pompiers n'ont pas mis plus de vingt minutes pour arriver et constater la rigidité du corps. Ce mensonge valait peut-être une vie. — Salut je m’appelle Joyce, Joyce Divine, mais on m’appelle Sam. — Et moi c’est Nathan, vous pouvez m’appeler Nath.

***

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LES AUTEURS Retrouvez-les sur le site : http://dixdeplume.free.fr/ Ont collaboré à ce recueil : Léa ANTONY Michèle DESMET Frédéric FABBRI Pascal HURBOURG Jacques PAIONNI Macha SENER Stéphane THOMAS Brigitte VASSEUR Frédéric VASSEUR

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Les auteurs

Léa Antony http://www.lea-antony.com/ Déjà paru :

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Mon Mari Finaliste du Concours Nouvelle au pluriel Publication en recueil collectif Nouvelle au pluriel 2005 (Editinter), nouvelle également publiée sur http://www.toutpourlesfemmes.com

Vie et Mort d’un menteur Premier prix de la nouvelle – Riantec

Un couple parfait Premier prix du concours de nouvelles de l’association Bastet – publication en recueil collectif Bonne route (Bastet), nouvelle également publiée sur http://www.toutpourlesfemmes.com

Selon Cassandre Publication en recueil collectif Pourquoi pas (La passe du vent), Concours Quelles Nouvelles ?

Pourquoi les papillons deviennent-ils des chenilles ? Recueil collectif Couleur rose pourpre (Joseph Ouaknine éditions)

A côté de la plaque Publication en recueil collectif « Parler du travail elles et ils ont pris la plume - tome 3 »- Concours de l'ARACT

Papa Nouvelle nominée aux Joutes littéraires de Lyon – publication en recueil collectif « En noir et Or » (édition Licorne)

Bilan d’étape Prix spécial du Jury 15ème concours de la nouvelle – ville d’Issy-les- Moulineaux

23 octobre Nouvelle publiée aux éditions Filaplomb – http://www.filaplomb.fr/


Les auteurs

Michèle Desmet Déjà paru : ●

Chatte des villes & Chat des champs (Scouby Editions)

Avec les Recueils du Coeur (éditeur Marina Missier) : ●

Je n’ai pas la vocation ! ; Ah, les hommes ! (Recueil du Cœur nº 3) Nous, de la Cité des Mimosas ; Roman rose ; Ce n’est pas à un vieux singe… (Recueil du Cœur nº 4)

Avec le GR746 : ●

J'y crois pas ! (Quinze coups de griffes)

Grincements de dents (D'un rêve à l'autre)

Prix littéraires : ●

Nous parlerons d'Alice (Grand Prix de la Nouvelle Femmes d’Aujourd'hui) Pour François (Plumes et Nouvelles – Charleroi) Tu me dis (2ème prix poésie Woluwé-SaintLambert) 257


Les auteurs

Frédéric Fabbri http://myspace.com/salondethe Déjà paru : ● ●

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Corrida (concours Sky Prods 2008) Tous les chemins mènent à Rome (revue Antidata) Je vous ai reconnu (revue « Ce singe monté au ciel » chez Poussière Éditions)


Les auteurs

Pascal Hurbourg http://www.pascal-julien.com/ Déjà paru : ●

Le Voleur de Rêves (roman) sous le pseudonyme de Pascal Julien

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Les auteurs

Jacques Paionni (Jacqk) http://jacqk.magix.net/website/ http://jacqk.unblog.fr/ Déjà paru : ●

Les fourmis bleues (SF)

L'héritage du Danyon (SF)

L'homme sous la pluie (aventure fantastique)

Poivre des murailles (roman)

Le piquant du hérisson (policier)

Petite Ile (roman)

Des nouvelles d'ici et d'ailleurs (12 nouvelles de SF)

Humeurs Vagabondes (poésies)

Tomsk l'irascible (SF) février 2009

Avec le GR746 :

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Robots et compagnie (Explorateurs et autres découvertes)

Le secret du Paklin ; La maudite ; Guerrier le hérisson (Légendaire Svetlana)

Et si Pieck revenait ; Et si c'était lui le prophète (Et si)

Les rois de la bouteille ; Le marchand de couteaux ; Une échelle pour le père Noël (Contes pour Noël)

Belair et la chanson triste (Quinze coups de griffes)

Rêvalités (D'un rêve à l'autre)


Les auteurs

Macha Sener http://www.netvibes.com/machasener http://maruja.sener.free.fr/boutique Déjà paru : ●

Les Aventures du Chevalier Timothée et de la Princesse Jade, tomes 1 à 4 + hors série « l'amyotrophie spinale racontée aux enfants » (livres pour enfants) Ma Divine Comédie en poésies (recueil de poésies)

Avec le GR746 : ●

Noël gris (in Contes pour Noël)

Mission Zibéon (in Quinze coups de griffes)

Sentence (in D'un rêve à l'autre)

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Les auteurs

Stéphane Thomas http://camelice.e-monsite.com/ http://stores.lulu.com/stephanethomas Déjà paru : ●

Espère... (roman épistolaire)

Dean, un Géant à l'Est d'Eden (récit)

Boulogne-sur-Mer sous les bombes (récit)

Chanté Nwel (nouvelle)

Avec le GR746 : ●

Interview (in Contes pour Noël)

Mission Zibéon (in Quinze coups de griffes)

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L'Homme qui court ; Sentence (in D'un rêve à l'autre)


Les auteurs

Brigitte Vasseur http://www.new.facebook.com/profile.php?id=1494042302

Déjà paru : ●

Ces temps de réflexion (conjointement avec Frédéric Vasseur in Fragments, Studio LJA éditions)

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Les auteurs

Frédéric Vasseur http://www.fredv.fr/ Déjà paru : ● Svetlana et autres histoires (nouvelles) ● Une jeune fille tranquille (novella) ● Fragments (nouvelles) ● Mosaïque (nouvelles) ● Le bain (nouvelle courte) ● Millian (fantasy) ● Svetlana – les origines (fantastique) Avec les Recueils du Cœur (éditeur Marina Missier) : ●

Erwan ; Laurent Martin ; Clotilde ; Contact ; Perfection ; Préhistoire ou La Vérité sur les Origines de l’Homme ; Les Portraits ; Le Cratère ; Reconversion ; Une vie de rêve

Dans le recueil Pépin 2008 (éditeur Pierre Gévart) : ● Long Drink Dans la Gargotte Acide (http://www.gargotte-acide.fr/) : ● Quelle famille ! (publié par épisodes) Avec le GR746 : ● Un bon fils (Explorateurs et autres découvertes)

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Amour et mort ; Lilly, Helena, Olga et… Svetlana ; Regrets éternels (Légendaire Svetlana)

Et si nous n’étions pas seuls (Et si)

Icicébien ; Culpabilité (Contes pour Noël)

Les veilleurs (Quinze coups de griffes)

Belle étoile (D'un rêve à l'autre)


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