Sous l'arc-en-ciel

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Collectif d'auteurs

Sous l'arc-en-ciel

Collection Dix de Plume

Editions Maruja Sener


DÉJÀ PARUS DANS LA COLLECTION DIX DE PLUME : - Mensonges et boniments - Psychopathes et Compagnie - Petites Grivoiseries - Nouveaux départs - Chocoplumes *** Image de couverture : Rainbow flag flapping in the wind with blue skies and the sun. October 05, 2008 at 15:27 Ludovic Bertron from New York City, USA sous licence Creative Commons Paternité version 2.0.

*** ISBN : 978-2-917368-25-1 Copyright © Maruja Sener, Collection « Dix de Plume » 2011

http://dixdeplume.free.fr/ Achevé d'imprimer le 1er février 2011 Dépôt légal : 1er trimestre 2011 Droits réservés Textes sous Licence Creative Commons by-nd


TABLE DES MATIÈRES

1/ Nouvelles Des couleurs plein les yeux par Emmanuelle Cart-Tanneur ......9 Ni bleue ni verte par Michèle Desmet ........................................19 L'enfant aux mille sourires par Marie H. Marathée ...............47 Kaléidoscope par Macha Sener .................................................81 Bonnes vacances par Macha Sener ...........................................89 Terre d'ombre brûlée par Ludmila Safyane ...........................101 Le noir refuge de mes couleurs par Audrey Megia ..............113 Le dernier jour de Vade Makowka par Jacques Païonni .......137 Emma par Frédéric Fabbri ........................................................151 Les anneaux par Stéphane Thomas ..........................................169 Monochrome par Gérald Bitschy ............................................191 L'œuvre de sa vie par Brigitte Vasseur ....................................203 Un joli mois de mai par Jacques Païonni .................................233 En noir et blanc par Delphine Vasseur ...................................241

2/ Poèmes Chagrin d'amour par Audrey Megia .......................................251 Haïkus par Frédéric Vasseur .....................................................253 Six poèmes par Laura Vanel-Coytte ........................................255


Patchwork hivernal par Jean Gualbert ....................................261 L'océan bleu qui m'attend par Jacques Païonni ......................263 Patchwork par Anne Courset ...................................................265 Des coups l'heure par Stéphane Thomas ................................269 Sang par Mélanie Biron .............................................................271 Paresse citron par Jacques Païonni ...........................................275 Le bleu de la mélancolie par Ludovic Chaptal ......................277 Coucher de soleil par Guilhem Corot .....................................279 LES AUTEURS.........................................................283


Nouvelles



Des couleurs plein les yeux par Emmanuelle Cart-Tanneur

Alors il advint que le Monde s'abîma, et la pénombre fut. La terre ravagée ne sut pas s'abreuver au lit des rivières fuligineuses ; partout ce n'étaient plus que tas de cendres, débris calcinés, restes incinérés des témoins ultimes de ce qu'avait été la vie. Le ciel obscurci drainait des stratus anthracite au gré d'un vent froid qui ne soufflait plus qu'à travers des murailles effondrées. Ce souffle glacé était le seul son perceptible à la surface du sol désolé. Cela faisait trois jours que l'âme du Monde avait été anéantie quand l'enfant sortit de son abri. Une grotte profonde, où elle avait aimé jouer à cache-cache avec ses amis, s'improviser exploratrice ou se réfugier quand l'envie d'être seule était trop forte, lui avait épargné le bruit et la fureur qui s'étaient abattus sur son village. Le souffle brûlant et le tonnerre de feu n'avaient pu pénétrer jusqu'au 9


Des couleurs plein les yeux

fond de la caverne où elle s'était endormie, fatiguée par la longue promenade solitaire qu'elle avait faite le matin. Ils l'avaient éveillée brutalement, et elle n'avait pu que presser les poings contre ses oreilles pour atténuer le vacarme, et fermer les yeux pour ne pas être aveuglée par l'éclair incandescent qui avait un instant envahi son refuge. Tumulte et foudre s'étaient finalement retirés, ne laissant derrière eux que l'écho sur la roche de hurlements inhumains. L'enfant ne se sentit pas sombrer dans un évanouissement de terreur qui la garda deux jours entiers à l'abri de ce qu'elle allait découvrir. Elle s'éveilla un soir, du moins le crut-elle tant le ciel était sombre. Des débris de roches explosées et de troncs calcinés obstruaient l'entrée de la grotte, et la petite dut déblayer tant bien que mal un espace suffisant à son passage. Elle s'y glissa, puis se redressa, contemplant ce qui restait de son monde alentour : rien. Rien de ce qu'elle avait connu. Plus rien de cette forêt vert foncé qui abritait ses balades, rien du bruissement du ruisseau qui coulait non loin, rien des senteurs chaudes de cet été qui avait commencé ; elle n'était plus nulle part. Elle se dirigea, les bras écartés comme un funambule qui assure son équilibre, posant un pied après l'autre entre les rochers encore fumants et les souches carbonisées, vers le lieu où devait se trouver 10


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sa maison, peu de temps auparavant. Ses yeux restèrent secs, sa gorge muette et ses bras soudainement ballants, inutiles et impuissants, quand elle découvrit qu'il n'en restait rien non plus ; rien, qu'un coin de murs contre lequel elle se laissa glisser, rassemblant ses mains autour de ses genoux. Elle y posa la tête, prit son pouce dans sa bouche, ferma les yeux et se mit à fredonner à mi-voix : Jaune, rose, vert, brun ou bleu J'ai des couleurs plein les yeux Rouge, orange, mauve, comme tu veux Tout en couleur c'est bien mieux... … une comptine d'école qui lui revenait, qui lui rappelait la chaleur et la joie, et la vie, et les couleurs de la vie : elle força sa mémoire à en retracer la mélodie et c'est ainsi, bercée de l'illusion qu'elle se donnait, qu'elle s'endormit, sa voix faiblissant à mesure que l'épuisement de l'émotion l'emportait. La petite fille se réveilla lorsqu'une goutte d'eau frappa le dessus de sa tête affaissée sur ses genoux. Son premier réflexe fut de se relever, tendre son visage vers le ciel et recueillir dans sa bouche grande ouverte la fraîcheur de l'eau qui la désaltéra avec un bonheur qu'elle n'aurait pas soupçonné. Tout à fait réveillée, elle rajusta ses vêtements et se hissa sur un muret de hauteur suffisante pour lui permettre un 11


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regard alentour. Il était temps de reprendre contact avec la réalité, et cette pluie bienfaisante lui en avait donné un semblant d'énergie. L'enfant considéra de nouveau le paysage qui l'entourait : son sang se glaça quand elle eut la sinistre impression d'avoir atterri dans un monde décoloré. Seules subsistaient des nuances de gris, du plus clair au plus foncé, de la cendre blanchie au noir des braises éteintes ; le ciel bas n'avait plus de son immensité passée que l'esprit évanoui, chargé de lourdes traînées nuageuses semblables à des traces de suie. Nulle part son regard n'était accroché par quelque touche de couleur que ce fût. Elle sentit un spasme de désespoir affluer à sa poitrine, mais réussit à le contenir, dans un éclair de volonté et de colère venu du plus profond d'elle-même. Elle resta ainsi un long moment, dans cette contemplation hagarde et retenant son souffle, comme si cela eût pu la protéger de cette noirceur mortifère. Puis elle sauta au bas du muret et partit droit devant elle, après avoir arrangé les quelques pierres qui avaient abrité son repos de façon à pouvoir les retrouver à son retour – après tout, c'était encore sa maison. Et elle n'avait nul autre foyer. Elle ne savait pas où elle allait, ignorant tout du nouveau paysage dans lequel elle progressait ; elle avait un peu l'étrange impression de retrouver son 12


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âme d'exploratrice amateur, l'exaltation de ses jeux d'enfant, quand elle partait à la découverte des recoins de la forêt, derrière chez elle ; et elle s'efforçait de se prendre elle-même au jeu de la découverte imaginaire qui masquait l'horreur de la réalité. Malgré sa bonne volonté, elle peinait à retenir ses larmes devant le désespoir qu'exhalait le paysage monochrome. Où étaient passées les couleurs des fleurs, du ciel, des oiseaux, le criard mais joyeux décor de son passé, affiches polychromes, murs peinturlurés, jardins enluminés de tous les tons de rouge, de jaune, de vert ? Elle clignait des yeux de crainte que sa vision elle-même ne fût altérée, mais la vérité, la terrifiante vérité, était bien là et elle devait le reconnaître : les couleurs étaient mortes avec le Monde. Elle revint sur ses pas à temps pour retrouver son refuge et se prépara à une nouvelle nuit grise et sombre. Elle dormit peu. Mais fit un rêve multicolore. Au petit matin, elle repartit, et cette fois, elle savait quelle était sa quête. Le premier signe lui apparut au détour d'un éboulis : là, au bout de sa main tendue, c'était bien cela, cette tache pâle mais bien colorée, d'un mauve délicat, aux reflets irisés encore brillants de rosée : un tricholome ! Un « pied violet » comme le lui avait appris son grand-père quand il l'emmenait ramasser 13


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des champignons dans la forêt ; une petite trace de vie, fragile mais bien stable sur son pied, tendant la tête vers un ciel pourtant hostile ! L'enfant le recueillit avec précaution et le déposa au centre de son mouchoir qu'elle noua en baluchon. Elle y glissa une branche souple et reprit son chemin, son précieux fardeau sur l'épaule. Sa récolte de couleurs avait commencé ; elle savait qu'en le voulant très fort, elle en trouverait d'autres. La terre autour d'elle restait sombre et grisâtre, mais elle sentait la confiance renaître en elle. Si un champignon avait résisté, il devait bien y avoir d'autres vestiges de vie à trouver. Peu de temps après, son regard fut attiré par une éclaboussure jaune d'or qui semblait tapisser un rocher : du lichen ! La couverture moelleuse et douce semblait appeler au repos et sa teinte ensoleillée promettre chaleur et bien-être. L'enfant s'y assit le temps de détendre ses jambes fatiguées, puis elle en préleva un fragment qui rejoignit le tricholome au fond du mouchoir. La chasse était bonne, et malgré sa faiblesse la petite trouva le courage de continuer, persuadée qu'elle trouverait ce qu'elle cherchait. C'est au creux d'un rocher, à l'abri d'une anfractuosité, que surgit devant elle le miracle qu'elle n'aurait osé imaginer : une jeune pousse verte, d'un éclat vernissé, dont la vigueur semblait défier l'âpreté du milieu extérieur, la toisait, la mettant au défi de savoir survivre aussi bien qu'elle. C'est le sourire aux 14


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lèvres que l'enfant la recueillit avec précautions et lui fit rejoindre ses compagnons mauve et jaune au cœur du baluchon maintenant chargé de couleurs. Trois déjà ! Elle avait eu raison d'y croire. Elle y arriverait. Mais il se fit tard : elle dut rentrer. Dès son arrivée, elle disposa sur un muret, face à celui contre lequel elle avait dormi, ses trois merveilleuses trouvailles : mauve, jaune, vert, puis s'installa face à elles. L'éclat de leurs couleurs, qui contrastait avec la grisaille du décor et que le soleil pâle parvint à éclairer une dernière fois, réjouit ses yeux jusqu'à ce qu'elle tombe de fatigue. Demain serait un autre jour. Le lendemain fut une journée chargée de promesses : dès le matin, l'enfant tomba nez à nez avec une coccinelle rouge vif qui parut satisfaite d'avoir trouvé asile et protection auprès de l'enfant : celle-ci l'installa sur ce qu'elle avait baptisé son muret aux couleurs, et l'insecte sembla s'en accommoder en n'en bougeant plus. Mauve, jaune, vert et rouge, les pierres ainsi parées semblaient illuminer le décor dévasté de la maison détruite. Malheureusement, la chance tourna pour l'enfant : sa longue marche de l'après-midi ne lui apporta aucune joie colorée – le gris lui parut gagner la partie, tandis que le champignon flétrissait et que la feuille noircissait. Une nouvelle journée s'acheva dans la tristesse et la tentation du désespoir. Le matin suivant, la petite fille fut réveillée par un 15


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bruit inattendu dans cet univers où le souffle du vent était le seul son qui régnât encore : on respirait, pas loin ! Il y avait quelqu'un ! Elle se redressa, se frotta les yeux et son regard fut immédiatement attiré par un éclair orange vif, juste à côté des quatre autres, installé avec soin comme pour une exposition artistique et de fait, sa couleur semblait si intense, si vivante, que la petite ne put retenir un cri de joie. Elle approcha, et sursauta. Derrière le muret se cachait, apeuré, un petit garçon aux joues noircies mais au sourire hésitant, qui lui dit timidement : — J'ai trouvé une limace, regarde : elle est belle, n'est-ce pas ? Tu n'avais pas d'orange encore... La petite lui sourit, lui prit la main et les deux enfants s'installèrent face à leur collection de couleurs, qui s'éclairait sous leurs yeux réjouis à mesure que le jour se levait. — Tu sais, il va falloir faire vite pour le bleu, dit le garçonnet : ma limace va vouloir s'en aller, et le champignon sera bientôt sec ; j'aimerais bien les voir toutes ensemble, nos couleurs… La fillette en avait envie, elle aussi ; mais où trouver du bleu ? Elle réalisait avec tristesse qu'il leur serait difficile d'enrichir leur palette et qu'il leur faudrait sans doute se contenter du nuancier éphémère qu'ils contempleraient une dernière fois, le soir venu, avant de se réveiller dans un monde à nouveau décoloré. 16


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Mais les éléments prirent part à la folle entreprise… Une pluie fine se mit à tomber dans l'après-midi ; les deux enfants en apprécièrent la providentielle fraîcheur qui fut apportée à leurs trésors asséchés, ceux-ci reprenant une vigueur qui leur garantissait quelques heures de survie encore. La vue du mauve, du jaune, du rouge, du vert et de l'orange continuait de réchauffer le cœur des enfants malgré le froid de l'averse. Quand elle cessa, ils s'approchèrent du muret : à la suite des cinq éléments, une petite flaque s'était formée au creux d'une pierre, qui avait recueilli un peu de l'eau du ciel. Le petit garçon se pencha au-dessus et poussa un cri : — Regarde ! Le bleu ! Il est là !! La petite fille approcha et ce qu'elle vit lui fit monter les larmes aux yeux : la petite flaque était bleue, d'un bleu pâle apaisant, doux, si beau à regarder ! Jamais elle n'aurait cru qu'une couleur eût pu autant lui manquer ! Puis elle recula, et réalisa que si l'eau était bleue, c'est qu'elle reflétait… ce qui la surplombait ! Levant les yeux, elle admira, sans pouvoir maintenant retenir ses larmes, le ciel, serein à nouveau, bleu, enfin, comme avant, dont les vents avaient chassé les ténèbres et qui semblait promettre au Monde de nouveaux lendemains. Les deux enfants se prirent la main et, les yeux tous deux levés vers le ciel, assistèrent à l'apparition 17


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d'un arc-en-ciel fragile. — Écoute, dit la fillette, je vais t'apprendre une chanson : Jaune, rose, vert, brun ou bleu J'ai des couleurs plein les yeux Rouge, orange, mauve, comme tu veux Tout en couleur c'est bien mieux...

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Ni bleue ni verte par Michèle Desmet

Comme, de par ma nature particulière, il peut y avoir entre nous certaines difficultés de communication, je ne sais si j'arriverai à bien me faire comprendre... Vous êtes tellement obtus, parfois, soit dit sans vouloir vous offenser. Tant pis, je me lance, vous n'avez qu'à faire un effort, un tout petit effort. Essayez de vous mettre dans ma tête, pour une fois, je ne vois pas pourquoi ce serait toujours à moi de faire le boulot. Figurez-vous que chacun de vous est entouré d’un halo diffus, qui n’appartient qu’à lui. Une sorte d’auréole mouvante, légèrement colorée. Ne me demandez pas pourquoi c'est justement tombé sur moi, de voir des trucs pareils, je n'en ai pas la moindre idée. J'ai essayé de me renseigner discrètement, mais on m'a regardé comme une bête curieuse, sitôt que j'ai soulevé la question. 19


Ni bleue ni verte

— Une auréole, mec ? T'as fumé la moquette ou quoi ? Voilà le commentaire auquel j'ai eu droit, la première fois que j’en ai parlé. Pourtant, j'aurais bien pensé que Roly comprendrait. C'est un chouette pote, Roly, marrant et tout. Dommage que du côté de l'intellect, ça coince un peu. — C'est vrai, tu vois rien ? C'est comme un petit nuage qui flotte autour d’eux, et ça a des couleurs qui dansent... Il m'a regardé sous la truffe. — Un nuage, maintenant ! J'sais pas ce qu'ils ont mis dans tes croquettes, mais tu dérapes grave, mec ! Bien sûr, je n'ai pas insisté. Je suis resté là, avec mes interrogations sans réponse. Déjà que les autres sont d'avis que je suis un peu zinzin, ce n'est pas la peine d'enfoncer le clou. D'ailleurs, c'est comme ça qu'Eugène a failli m'appeler, Zinzin, quand je suis arrivé ici, il y a déjà un bon bout de temps. Puis il a changé d'avis, quand on a vraiment lié connaissance et qu’il s’est rendu compte que chez moi, l’air ne faisait pas forcément la chanson. Ludovic, c'est quand même mieux, ça a de la gueule. Ludo pour les copains. 20


Ni bleue ni verte

Que je vous parle d'Eugène, c'est un vrai chouette gars. Quand on le voit pour la première fois, on ne se rend pas compte que sous le béret, il y a une tête, et sous la chemise à carreaux, un cœur. Je veux dire, une tête capable de penser à autre chose qu'à bouffer et gagner du fric, et un cœur qui ne sert pas uniquement à pomper le sang. Heureusement, moi, avec ce don particulier que je possède sans savoir pourquoi, j'ai bien compris qu'Eugène, c'est un grand monsieur, même s'il n'en a pas l'air. Un type franc comme l'or, comme on dit. Et c'est vrai que son nuage à lui ressemble à de la crème, un peu jaune, avec un soupçon de caramel. Un nuage appétissant, qu’on a envie de lécher. « Ludo, mon pov'vieux, qu'est-ce qu'on va faire de toi ? Je te garderais bien, mais Fernande ne veut pas... Et puis, faut dire que dans un petit deux-piècescuisine, pas évident, non, vraiment pas évident. » Nous sommes seuls tous les deux, dans la grande pièce où j'ai vécu, ces dernières années. Aujourd'hui, ce lieu, naguère si fourmillant de vie, si riche d'odeurs, est étrangement vide et silencieux. En allé, Roly, avec ses blagues scatologiques et son humour au ras des pâquerettes. Une dame est venue le chercher, elle le trouvait « craquant » avec ses poils toujours emmêlés qui lui retombent sur les yeux. Heureusement que la dame ne peut 21


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comprendre le langage particulier de Roly, elle ne le trouverait plus aussi « craquant ». Même, elle le ramènerait sans doute ici, fissa. En allée Zolie, avec ses pattes fines comme des aiguilles à tricoter. Elle va habiter avec un couple et deux moutards qui, je l’espère, ne l’asticoteront pas trop... Je la regretterai, Zolie et ses yeux brillants comme des morceaux de verre coloré. Elle avait du chien. Au fil des jours, ils sont tous partis, les copains, et je voyais bien qu'Eugène se faisait du mouron pour moi. J'aurais voulu lui dire que ce n'était pas la peine, que je me débrouillerais bien tout seul. Mais, entre nous, la compréhension est souvent à sens unique et mes discours lui passent par-dessus les méninges. Dommage. Il est en train de me caresser la tête là où j'aime, un peu au-dessus des yeux, quand le téléphone sonne. Bien sûr, mes oreilles se dressent tout droit, il n'est pas question que je perde un mot de la conversation qui va s'engager. Ce qui m'a toujours permis de faire mon chemin dans la vie, c'est une mémoire fidèle et surtout, une insatiable curiosité. « Allo, le chenil Machinchouette, j'écoute. » Bien sûr, il ne dit pas Machinchouette, ça c'est moi qui invente car le vrai nom du chenil ne vous dirait rien. Et puis, d'ailleurs, il n'existe plus, ce chenil. 22


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Aujourd'hui est le dernier jour de travail d'Eugène, avant la retraite. « Un chien de garde, monsieur ? Attendez que je réfléchisse... » En fait de réflexion, il se tourne vers moi et lève glorieusement le pouce avec un grand sourire. Je pousse un petit « wouf ! » d'approbation. « J'ai exactement ce qu'il vous faut ! Une bête superbe, dressée de manière impeccable... C'est parfait, monsieur, je vous attends ! » Sitôt la communication coupée, nous exécutons en chœur un petit entrechat de victoire. Eugène a oublié ses rhumatismes. Moi, je ne sais pas encore très bien ce qu'on attend de moi, mais j'improviserai, pas de souci. Elle entre dans la pièce et mon cœur rate un battement. La couleur est étrange, ni bleue ni verte, mais un subtil mélange des deux. Une couleur absolument parfaite, qui l'enveloppe comme un manteau. Une nuance indescriptible. Je n'aurais jamais pensé qu'un jour viendrait où je verrais cette couleur autrement qu'en rêve. Eh bien, ce jour est arrivé, qu'est-ce que vous dites de ça ? Et Roly qui n'est plus là, zut alors ! Une couleur pareille, il n'aurait pas pu ne pas la voir, Roly ! Ça lui en aurait bouché un coin ! 23


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Je me mets à remuer la queue comme un malade, puis je me souviens que je suis promu chien de garde, un genre de fonctionnaire, quoi. Du coup, c’est obligé, je prends un air sérieux. Eugène me surveille du coin de l'œil, je veux qu'il soit content, ce brave gars. Qu'il puisse rentrer tranquille dans son deuxpièces-cuisine, ce soir, chez sa Fernande qui ne veut pas de moi. Elle n'est pas seule, il y a un grand type à côté d'Elle, mais vous pensez bien que ce quidam ne m'intéresse pas. D'ailleurs, sa couleur est terne, comme éteinte. Moi, les gens à la couleur éteinte, je pense qu'on en a vite fait le tour. Quelle que soit leur situation dans la vie, ils n'abusent que leurs pareils, les humains, je veux dire. À moi, on ne la fait pas ! Eugène me présente dans les règles : « Voici Ludo, le plus féroce de nos chiens de garde. Avec lui, vous pouvez avoir confiance, il connaît son boulot ! » Elle me regarde et je m'efforce de rester impassible, ce qui est une gageure. Inutile de dire que j'ai envie de sautiller, de frétiller de la queue et de la truffe, de me tenir debout sur mes deux pattes avant... Mais ce qu'ils veulent, ces gens, c'est un chien de garde, pas un chien de cirque, alors je me fais violence. Elle a les yeux de la même couleur que son nuage, c'est le détail qui tue. À nouveau, mon cœur 24


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disjoncte. Pourvu que je ne m'affale pas comme une mauviette sur le sol, ça craindrait pour mon pedigree ! D'autant plus que, de pedigree, je n'en ai pas. C'est justement ce que remarque le grand type, d'une voix aussi inintéressante que lui. — Mais ce n'est pas un chien de race ! Eugène ne s'émeut pas pour si peu. — Si fait, monsieur, regardez-le bien ! Il est de plusieurs races différentes, et des meilleures ! Il y a en lui du bouvier, du berger, du labrador... Il continue à parler, énumérant la longue litanie de mes ancêtres inconnus. Le grand type me regarde comme si j'étais une crotte de chien. Mais je m'en fous. Ce qui compte, c'est la petite étincelle qui danse dans son regard à Elle. Vous avez compris, je suis tombé amoureux. Comme ça, d'un coup, paf ! Assommé, étendu pour le compte. Je ne savais même pas que ça existait vraiment, le coup de foudre, je croyais que c’était du cinéma. J’en avais encore des choses à apprendre, dans la vie ! — Vraiment, je ne crois pas... commence le grand type en accentuant son air dégoûté. — Je le prends ! coupe-t-Elle. Nous marchons dans la rue, moi au bout d'une 25


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laisse en cuir, le grand type attaché à l’autre bout. Eugène a poussé le souci du détail jusqu'à me passer une muselière, vous imaginez ! Plus chien de garde que moi, tu meurs. Les gens qui nous croisent me regardent avec une crainte révérencieuse, je dois avoir l'air vraiment terrible. Moi, je suis comme sur un petit nuage ni bleu ni vert. Il me semble que mes pattes ne touchent pas terre, pour un peu je m’envolerais. Le grand type me fait monter à l'arrière d'un break, puis se met au volant. Elle s'assied à côté de lui, non sans me jeter un coup d’œil qui me fait chaud au cœur. Entre le siège arrière et moi, il y a un grillage composé de grosses cordes bien tendues. J'ai l'impression d'être dans un zoo. — Quand même, Maman, un chien pareil... — Allons, Robert, ça suffit ! Cet animal a une bonne tête, tu ne trouves pas ? Regarde-le ! Il se retourne de mauvaise grâce, me jette un coup d’œil. Dire qu'il semble convaincu serait nettement exagéré. D'ailleurs, avec ma muselière, je dois avoir un air plutôt patibulaire, c'est fou ce que certains accessoires peuvent changer une physionomie, parfois. — Évidemment, c'est un chien de garde, marmonne-t-il. J'espère qu'avec lui dans le jardin, 26


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aucun rôdeur ne se risquera à s'aventurer chez toi. Tu sais très bien que je ne suis pas tranquille en te sachant seule dans cette grande baraque. — Robert, ne recommençons pas la même éternelle discussion, je te prie ! Il n’est pas question que je m’installe dans une Résidence, comme tu appelles ça. Elle a l'air excédé. Pour lui montrer que je suis de son côté contre tous les grands types ternes de la terre, j'émets un grognement terrifiant. Ça ne rate pas, il capitule. — Finalement, tu en as toujours fait à ta tête, Maman, ça ne sert à rien de vouloir te faire entendre raison. Si tu te fais dévorer par ce fauve, tu n'auras à t'en prendre qu'à toi-même. Sur ce, il démarre sec. Il râle, c’est bien fait. De tous mes yeux, je contemple le paysage qui défile. Un paysage de campagne, comme je n'en ai plus vu depuis longtemps. Du vert partout, avec deci, de-là, quelques taches brunes et grises. Par-dessus tout ça, le ciel, d'un bleu pâle. Herbe et ciel, vert et bleu, qui s'accordent avec cette étrange lueur ni bleue ni verte qui émane d'Elle. Nous ne roulons pas très longtemps. Peu à peu la route lisse fait place à un chemin cahoteux, au bout duquel nous attend la demeure où je vais vivre 27


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désormais. Une bâtisse de pierre grise, entourée d'un immense jardin. La voiture freine devant le perron, les portières claquent. Quelques instants après, on vient me délivrer. Conscient de mon rôle et de mes responsabilités nouvelles, je descends majestueusement du break et, l'air martial, regarde autour de moi. Si un rôdeur a le malheur de passer par ici à cette minute, je le bouffe tout cru, comme un steak ! Rien que pour clouer le bec au Robert qui me dévisage toujours comme s'il n'en croyait pas ses yeux. « Décidément, ce n'est pas un chien, c'est un veau », commente-t-il. Et alors ? Est-ce ma faute si je suis grand et large ? À mon avis, c'est la jalousie qui le fait parler, il doit envier mon poitrail et mes muscles puissants. Lui, on dirait qu'il marche sur des échasses et je parie que les épaules de son veston sont rembourrées. À voir sa tête renfrognée, ses yeux méfiants et ce halo tout maigrichon qui n'arrive même pas à l'entourer de manière coquette, pas besoin d'être grand clebs... Pardon, grand clerc pour poser un diagnostic : ce mec est rongé par les complexes, bouffé par l'angoisse. Un gibier de psy. Je compatis, parce que je suis bon zigue, mais ne me demandez quand même pas de le prendre sous mon aile protectrice pour lui rendre un peu le goût 28


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de vivre, je ne le ferais pas. Il ne faut quand même pas me prendre pour Mère Térésa. D'ailleurs, lui non plus ne me demande rien, bien au contraire. Je crois que nos planètes respectives gravitent à des milliards d'années-lumière l'une de l'autre. Il secoue la laisse et, dignement, je condescends à l'accompagner jusqu'au domaine qui, en principe, m'est réservé : un enclos assez vaste, grillagé, au fond duquel trône une niche de bonne dimension. Pas trop mal, après l'espace exigu que j'ai occupé si longtemps dans le chenil d'Eugène, mais un peu désert. Il y manque la chaleur de l'amitié où j’ai baigné, ces dernières années. Et puis, ce grillage ! Il est vrai que je suis censé être une bête féroce, je l'oublie toujours. Avant de me lâcher dans ce coin de jardin sécurisé, le Robert prend son courage à deux mains pour m'ôter ma laisse, puis ma muselière. C'est avec une jubilation intérieure que je sens ses mains trembler légèrement, alors qu'il dénoue les lanières de cuir. Elle, debout près de nous, contemple la scène avec un je ne sais quoi de narquois dans le regard. — Rassure-toi, il ne va pas te mordre ! Il est parfaitement dressé, son ancien maître nous l'a certifié. Il lui jette un coup d’œil sceptique, mais ne répond pas. Une fois libre, histoire de justifier la bonne 29


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opinion qu'Elle semble avoir de moi, je réfrène mon envie dévorante de flanquer une bonne frousse au grand Robert, rien que pour rigoler. Point trop n'en faut, il n’en mène déjà pas large, soyons indulgent... et diplomate. Je me contente donc de pénétrer nonchalamment dans l’enclos dont la porte grillagée se referme sur moi. « Ouf ! » dit-il. Après avoir exploré mon nouveau territoire, visité la niche tapissée d'une couverture de laine et goûté le contenu d'une gamelle métallique posée sur le sol (des croquettes, comme chez Eugène. J'avais espéré un peu plus de variété dans les menus, mais on fera avec !), je me couche sur le sol et pose la tête entre mes pattes antérieures, afin de réfléchir un peu à ma situation présente qui, vous n'avez pas été sans le remarquer, comporte des avantages certains, assortis toutefois de quelques bémols. Avantage principal, et pas des moindres : j'ai échappé à l'euthanasie... Pas question de se voiler la face, c'est le sort qui m'attendait si, à la fermeture du chenil, je m'étais retrouvé ce soir sans feu ni lieu. Par charité, pour m'éviter la lente descente aux enfers des SDF, on aurait mis fin à mes misères supposées, par la vertu d'une piqûre pieusement accordée : dors en paix, mon fils ! 30


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Cerise sur le gâteau : j'ai été adopté par Elle, l'Unique, qui d'un regard m'a enchaîné à son char. Ma princesse de conte de fées ! Alors là, c'est un fameux coup de pot : je suis vraiment un mec verni. Sauver ma peau et trouver l'Amour par la même occasion, ce n'est pas donné à tout le monde. Le revers de la médaille, c'est que je n'ai pas été engagé comme prince charmant, mais comme garde du corps. Un rôle de second plan, vous en conviendrez. Bien sûr, il y a des princesses qui éprouvent un gros coup de cœur pour leur garde du corps, mais c'est assez rare... De plus, je n'aurai pas la joie d'escorter ma belle dans ses déplacements pour la protéger contre les brigands de grand chemin, non. Je suis assigné à demeure, on me demande de surveiller des murs. Au fond, je suis encore moins qu'un garde du corps, mon job c’est gardien de nuit. Autant dire que je commence au bas de l’échelle. Plongé dans de profondes réflexions où j’élabore des plans d’avancement de carrière plus inventifs les uns que les autres, c’est à peine si je prends garde au départ du grand Robert. — Maman, fais bien attention quand tu nourris ton fauve et le lâches au jardin, la tête de cette bestiole ne me revient décidément pas. — Mon chéri, tu as toujours eu une fâcheuse tendance à juger les êtres sur les apparences. Bonne 31


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route, tu embrasseras Angela de ma part. Une nuance de tendresse a teinté cette dernière phrase et je l’enregistre automatiquement. Dorénavant, tout ce qu’Elle dira et fera, ses moindres intonations, ses moindres gestes, seront précieusement engrangés dans le coffret de ma mémoire. J’aurai ainsi un os à ronger quand je serai seul, dans ma niche le jour et au jardin la nuit. Le break a disparu au détour du chemin. Elle reste immobile quelques instants, à écouter décroître le ronflement du moteur, puis Elle se détourne et se dirige vers le grillage au travers duquel je l’observe, la queue fouettant l’air avec énergie. Sans hésitation, Elle ouvre la porte de l’enclos pour me rejoindre. Ce qu’Elle fait et dit ensuite, jamais je ne l’aurais imaginé. Elle se penche de manière à se retrouver à ma hauteur (pour ça, elle n’a pas de grands efforts à faire) et me gratouille la tête juste là où j’aime, un peu au-dessus des yeux. « Ludovic… » murmure-t-elle. Elle prononce mon nom d’une voix chantante, avec un bref intervalle entre les deux dernières syllabes : Ludo-vic. Je ne m’étais jamais rendu compte que j’avais un si beau prénom. D’ailleurs, comment peut-elle le connaître ? Eugène m’a présenté comme « Ludo », non ? Je n’ai pas le temps de m’appesantir sur ce mystère, ma princesse éclate 32


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subitement de rire. « Tu es le cabot le plus cabotin que j’aie jamais vu ! » My God, je suis démasqué ! — Au fait, moi, c’est Julie. — Waouh, wouf ! approuvé-je. C’est beau, Julie, c’est un prénom distingué, qui me plaît. Je n’aurais pas aimé qu’elle s’appelle Alphonsine ou Étiennette, question de goût. Julie, ça s’accorde bien avec cette lumière de couleur spéciale qui la nimbe, ni bleue ni verte mais juste entre les deux. Elle bavarde, tout en préparant le repas. Avec application, elle découpe en petits cubes réguliers un énorme pavé de viande. Quelque chose me dit que ce festin est pour moi, et je ne me trompe pas. « Les croquettes, c’est peut-être bon pour la santé et pour les dents, mais c’est monotone, tu ne trouves pas ? On va faire un petit extra pour fêter ton arrivée à la maison ! » Ben oui, je suis « à la maison », dans le vrai sens du terme. Déambulant dans la cuisine délicieusement odorante, j’explore tous les coins en frémissant de la truffe. « Tu ne pensais quand même pas que j’allais te 33


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laisser dans une niche, toi, avec le bon regard que tu as ? La niche, ce sera pour la frime, quand Robert passera par ici. Tu es d’accord ? Ça te donnera l’occasion d’exercer tes talents de comédien, ils sont bluffants ! » Bien sûr que je suis d’accord, cette question ! Il y a juste un petit problème : comme aucun gardien ne veille sur la propriété durant la nuit (je dors au pied du lit de ma Julie), ma réputation de chien de garde en prendrait un coup, si un cambrioleur avait l’idée farfelue de faire un petit tour par ici. Tant pis, nous assumons le risque. Le cas échéant, Julie prétendrait qu’on m’a drogué et, de mon côté, j’arborerais une tête hagarde très convaincante, un vrai rôle de composition. C’est convenu entre nous. Et le temps passe. Les jours, les mois, les années. Combien d’années ? Je n’en ai pas la moindre idée, d’ailleurs cette question est purement théorique, puisque le temps ne coule pas de la même façon pour Julie et pour moi. C’est d’ailleurs une des injustices de la condition canine : on vieillit sept fois trop vite. Si je tenais le sadique qui a inventé cette saloperie de « loi naturelle », je lui apprendrais à remettre les pendules à l’heure, nom d’un cabot ! 34


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Toujours est-il que, grosso modo, je peux considérer que Julie et moi avons maintenant atteint le même âge, aux alentours de la soixantaine en termes humains. Ce n’est pas dramatique, nous avons encore de beaux jours devant nous. Il y a des gens qui disent qu’on s’habitue au bonheur. Eh bien, foi de Ludo, ce n’est pas vrai. Tous les matins, je me réveille en croyant que j’ai rêvé et qu’en fait de princesse, je retrouverai mon vieux copain Eugène, le chenil désert et la perspective de la piqûre ultime. Et puis, je prends conscience de la merveilleuse réalité. C’est super, évidemment, mais il ne s’agit pas d’avoir le palpitant fragile : un excès de joie, ça peut aussi vous ouvrir la voie royale qui mène tout droit à l’infarctus et, comme je vous l’ai expliqué, je ne suis plus de la première jeunesse. Alors, je m’efforce quand même de m’y habituer un peu, au bonheur, histoire d’en profiter le plus longtemps possible. La chambre est toute emplie de cette brume ni bleue ni verte qu’émet Julie, même durant son sommeil. Je la respire avec précaution, pour ne pas l’abîmer. C’est fragile, une brume et il m’a semblé, ces derniers temps, percevoir comme une altération dans la texture de cette soie si fine. Je préfère ne pas y penser, il est fort probable que je me trompe, après tout. Pourquoi se faire du mouron pour une vague impression ? 35


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« Ludo-vic, tu es déjà réveillé, mon trésor ? » C’est une question de pure forme, parce que je suis toujours debout avant elle et elle le sait. Cela fait partie de notre rituel du matin. Les gestes, les phrases… toujours les mêmes. Nous célébrons tous les deux comme une liturgie, celle de notre amour. Elle prononce les mots sacrés et, religieusement, je me charge des répons : « Wouhouwouf ! » Dans notre vie à tous les deux, il y a aussi Angela. Vous vous souvenez d’Angela ? Il y a longtemps, le jour où je suis arrivé ici, Julie y a fait allusion : « Embrasse Angela de ma part. » Peu de jours après, nous avons vu arriver le break de Robert au bas du perron. Par précaution, Julie m’a fait sortir par la porte de la cuisine, celle qui donne sur l’arrière de la propriété. De là, ni vu ni connu, je gagnai en quelques bonds l’enclos qui, en théorie, est le seul territoire qui me soit permis. — Maman, vous êtes là ? C’est moi ! Une jeune femme vive, menue, gravit en courant les marches du perron. Transportée de joie, radieuse. — Angela, ma chérie ! Et, à pleine voix : « Ludo, tu peux revenir ! » Inutile de me le dire deux fois ! Je me suis précipité, accueilli par un grand éclat de rire de la jeune femme : 36


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— Ainsi, sanguinaire !

voilà

donc

le

fauve,

Ludo

le

— Wouf ! approuvai-je poliment et, m’asseyant devant elle, je lui présentai ma patte droite qui fut serrée avec douceur. — Maman, il est extraordinaire ! — Ma chérie, tu dis vrai, Ludo et moi nous sommes aimés au premier regard. Robert, lui, n’a pas succombé à son charme… — Je le sais bien, je crois même qu’il s’en méfie comme de la peste. — Il faut le comprendre, un chien l’a mordu quand il était petit. Plus de peur que de mal, mais cette peur ne l’a plus quitté. Pauvre Robert ! En conversant, les deux femmes se dirigèrent vers la cuisine et Julie s’activa à préparer du café qu’elles sirotèrent lentement, assises à la table de bois brut. Les rejoignant silencieusement, je posai la tête sur les genoux de ma princesse. On ne s’habitue pas au bonheur. — Maman, c’est une merveilleuse nouvelle que je viens vous annoncer ! Après tous ces espoirs déçus, j’en suis sûre maintenant : vous serez grand-mère dans quelques mois. — Mon Dieu ! C’est vrai ? Comme vous devez être heureux tous les deux ! 37


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— Vous devriez voir Robert, il est comme fou, je ne le reconnais plus ! Angela, je pourrais l’aimer énormément, si je n’avais pas le cœur si plein de Julie. Son nuage à elle est d’une merveilleuse teinte orangée et douce, qui donne une impression de totale sécurité. Je serais encore chiot, je me pelotonnerais contre elle sans bouger. Mais, quand elle a regagné le break pour retourner chez elle, encore exaltée et heureuse en cette dernière minute, j’ai vu le sang qui, lentement, commençait à imbiber le tissu de son jean. Le malheur, on ne s’y habitue pas vraiment non plus, je l’ai compris ce jour-là. On fait semblant, comme Angela et Robert pendant des années, pour avoir le courage de continuer. Ces derniers temps, Julie devient comme diaphane et, par moments, semble s’absenter d’elle-même. Ces moments, je suis le seul à les voir arriver, puisque je suis seul à distinguer l’altération de cette merveilleuse couleur qui l’accompagne à chaque instant de sa vie. Naguère encore ni bleue ni verte mais juste entre les deux, elle oscille à présent de l’une à l’autre de ces nuances sans plus trouver son équilibre. À chaque fois, j’offre ma présence protectrice, mon affection sans faille. Durant ces instants de précarité qui me paraissent des heures, je suis vraiment « garde du 38


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corps », puisqu’il n’y a plus ici qu’un corps sans âme. Puis le temps se remet à couler et Julie pose sur moi son regard à nouveau habité où scintille l’étincelle familière. Tout va bien, l’alerte est passée. C’est merveilleux, le bonheur, quand il revient. — Robert et moi, nous commençons à y penser sérieusement. À l’adoption, je veux dire. — Voilà une excellente idée, approuve doucement Julie. Je me demandais quand vous alliez y venir. Les yeux d’Angela s’éclairent. — C’est aussi votre opinion ? Jusqu’à présent, j’hésitais encore, mais je crois que nous allons franchir le pas. Finalement, offrir un foyer à un petit déshérité de la vie, c’est aussi bien que donner la vie soi-même, n’est-ce pas ? — C’est exactement ce que je pense, moi aussi. Je me demande pourquoi les gens éprouvent toujours le besoin de se justifier, quand ils prennent une décision importante. C’est une réaction typiquement humaine et Angela n’échappe pas à la règle. — Ce sera un orphelin d’un pays défavorisé, un bébé qui, à cette heure, n’est sans doute pas encore né. Je crois que c’est mieux ainsi, vous pas ? — Wouf ! 39


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Après tout, j’ai bien le droit d’introduire mon grain de sel dans les conversations familiales, non ? Je suis inquiet, quelque chose ne va pas. Julie empile quelques vêtements dans une petite valise : des chemises de nuit, sa robe de chambre, des chaussons, une trousse de toilette… Envisagerait-elle de partir en vacances sans moi ? Je ne peux le croire. Durant notre vie commune, nous sommes partis plusieurs fois au bord de la mer. Nous logions dans une petite maison de pêcheur que possède ma princesse aux environs d’Etretat. La première fois, je n’en revenais pas : jamais de ma vie, je n’avais vu un paysage pareil. Ensuite, je me suis amusé comme un fou, courant de toutes mes forces sur la grève, aboyant au vent. Julie riait si fort que des larmes lui roulaient sur les joues. Maintenant, elle ne rit plus et un pli s’est creusé entre ses sourcils. Après avoir claqué, d’un geste sec, le couvercle de sa valise, elle se tourne vers moi. — Ludo-vic, mon trésor… Ce sont les mots de notre rituel, nos mots d’amour. Au moins, elle m’aime toujours, j’en ai la certitude. Du coup, je me calme. Comme elle a pris place dans le petit fauteuil de la chambre, je cale, d’un geste familier, ma tête sur ses genoux pour qu’elle me caresse là où j’aime, un peu au-dessus des yeux. 40


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— Ludo, il va falloir être raisonnable… et patient. De sa voix douce et chantante, elle explique : elle va devoir s’absenter pour quelque temps. Pas très longtemps, plusieurs semaines quand même. Moi, je vais rester ici, avec Angela et Robert qui viendront s’installer temporairement à la maison. Je ne manquerai de rien. — Tu aimes beaucoup Angela, n’est-ce pas ? Tu sais que c’est réciproque… Quant à Robert… Un sourire lui effleure la bouche. — Essaie de ne pas te laisser aller à tes instincts taquins : ne t’amuse pas à lui faire peur, d’accord ? Je peux compter sur toi ? — Wouf ! — Et surtout, ne sois pas triste, mon gros toutou, je reviendrai. Je te promets que je reviendrai. Elle est partie et je reste désemparé. D’accord, je ne « manque de rien », comme elle l’a dit, sauf de l’essentiel : cette couleur incomparable qui m’a dérobé le cœur. Mais qu’est-ce qu’une couleur, après tout, même si elle est absolument parfaite, ni bleue ni verte, juste entre les deux ? Les jours passent et je continue ma vie ordinaire, en apparence du moins. Je mange, je dors. Et surtout, j’attends. 41


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Elle m’a dit : « Il va falloir être patient. » Ça fait longtemps, maintenant. Sûrement plus que « plusieurs semaines », je ne sais pas exactement. Je ne me pose pas de questions inutiles, je me contente d’attendre. Elle a promis de revenir, alors c’est sûr à cent pour cent : elle reviendra. J’espère quand même que je ne serai pas trop vieux à ce moment-là. Je ne ressens plus, pour la vie familiale, le même intérêt passionné qu’autrefois. Il y a quelque temps, je me suis quand même demandé pourquoi Angela fondait en larmes à tout bout de champ. Pourquoi le grand Robert me regardait avec une sorte d’empathie dans les yeux. Ça, c’était vraiment une grosse surprise : il m’a même permis d’entrer dans mon ancienne chambre, celle de ma Julie et quand j’ai sauté sur le lit en remuant la queue, il a pleuré. Sur le coup, ça m’a flanqué les jetons, j’ai eu comme un grand choc au cœur, puis je me suis raisonné : il est comme ça, le Robert, tout ou rien. Au début, il ne peut pas me sentir et maintenant, c’est tout juste s’il ne se réfugie pas entre mes grosses pattes comme si j’étais une mère de substitution : mère Térésa, par exemple. Figurez-vous que son nuage est moins terne qu’avant, il acquiert une certaine texture. Parfois, j’y distingue même comme des reflets dorés. Malgré les 42


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innombrables années-lumière qui nous séparent, nous finirons peut-être par nous rejoindre, le Robert et moi, qui sait ? C’est Julie qui va être étonnée, à son retour. Bien sûr, vous pensez bien qu’il y a belle lurette qu’on ne parle plus de niche ni d’enclos. Je dors dans la cuisine, au cœur de la maison, et tout le monde est très gentil avec moi. C’est cool, je ne savais pas qu’on m’appréciait autant, mais peut-être que je le mérite, après tout. J’ai toujours été bon zigue et j’ai bien fait attention à ne pas effrayer Robert. Peut-être même que je l’ai réconcilié avec la race canine. « Ta mère l’aimait tant ! » a dit Angela. Depuis quelques jours, je perçois comme une atmosphère nouvelle dans la maison, une fébrilité qui électrise l’air. J’en remue la queue malgré moi, gagné par l’allégresse générale. « Elle va arriver, tu comprends ? » me crie Angela en me jetant ses bras autour du cou, et nous restons enlacés. Ma queue se met à battre le sol, tant je suis content. Bien sûr que je comprends : Julie revient, comme promis. Ils vont la chercher à l’aéroport et moi, je reste à la maison, à attendre. Inutile de vous dire que je ne tiens pas en place. Je vais, je viens, je frétille de la truffe. Je réfrène l’envie irrépressible de lever la patte dans un coin : Julie ne serait pas contente. Moi je la 43


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trouve géniale, ma petite odeur perso, mais je me suis rendu compte que ce n’était pas l’avis de tout le monde. Alors je me retiens. Ils entrent, et mon cœur rate un battement. Elle est toute petite, dans les bras d’Angela. Elle a la peau plus foncée qu’avant, et ses yeux sont fermés. Sa bouche minuscule fait la moue et ses petits poings sont serrés. Mais la couleur est la même : ni bleue ni verte, mais entre les deux, en équilibre parfait. La soie en est légère, aérienne, tissée serré pour toute une vie. Bien sûr, comme autrefois, je dors dans sa chambre. Plus au pied de son lit, non. Il a fait comme elle, son lit, il a rétréci. C’est devenu un berceau et ma place désignée est un tapis moelleux à ses côtés. La nuit, je reste volontairement éveillé, écoutant ce miracle qu’est sa respiration régulière. Je me sens plus garde du corps que jamais. Avec ravissement, je la regarde grandir. Je suis beaucoup plus vieux qu’elle, à présent. Elle a entamé un nouveau parcours, alors que j’en suis encore à l’ancien. Mais ce n’est pas grave, à chacun son tour. Elle a maintenant cinq ans et je suis un vieux, très vieux chien. Depuis hier, j’ai du mal à me lever et une faiblesse dans les reins. Elle s’agenouille près de moi, 44


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me prend la tête dans ses petits bras. Elle me regarde, dans ses yeux danse l’étincelle qui m’est si chère. « Ludo-vic », murmure-t-elle. Que peut-on répondre à ça, si ce n’est, faiblement mais du fond du cœur… « Wouf ! »

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L'enfant aux mille sourires par Marie H. Marathée

Les doigts agiles glissent sur la toile avec tellement de dextérité que les yeux émerveillés de l’enfant s’emplissent de larmes. Il ne connaît pas encore les mots qui pourraient décrire ce qu’il est en train de vivre. Cela viendra plus tard, ou peut-être pas. Peut-être que ces mots-là n’existent pas. Hypnotisé par le mouvement gracieux et rythmé des mains qui dansent dans la lumière du soir, il en a oublié le but de sa visite. Il fixe intensément le splendide ballet où virevoltent les ombres portées, les reliefs délicats qui accrochent la lumière, les pleins et les déliés soyeux, les douces courbes colorées qui explosent, parfois même avec violence, sur la toile éclatante. Il en a des frissons le long du corps. Cet homme qui dompte les éléments et domine la tempête des nuages chatoyants aux reflets écarlates, il le prend pour un dieu. La puissance qu’il dégage, ce qu’il fait naître sous ses doigts, tout cela déclenche dans son âme juvénile un bouillonnement qu’il ne maîtrise pas. Tout à coup, il comprend. Il sait. Ces instants 47


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resteront gravés en lui à tout jamais. Deux heures plus tard, l’homme se retourne d’un geste vif et dévisage avec surprise cet enfant immobile qui l’observe sans ciller et dont il n’a pas perçu la présence jusqu’alors. Que peut-il bien faire ici, ce mioche ? On dirait une ombre, tapie contre le mur en contre-jour, une ombre chinoise qui contraste avec la toile sublimée par l’artiste dont les couleurs débordent de la pénombre. L’enfant relève la tête lentement et à ce moment-là, quelque chose d’incroyable se produit. Il sourit. Tout simplement, il sourit. Et ce sourire illumine son visage d’une clarté extraordinaire. L’homme s’arrête. Le temps s’arrête. « Qu’est-ce que tu fais là, toi le mioche ? » L’enfant sourit toujours, l’artiste se sent ému. « Ça fait longtemps que tu es là ? » Doucement, le petit fait un signe de la tête. Puis sa toute petite voix s’élève, claire dans l’obscurité. « Je suis venu pour apporter la gazette de l’aprèsmidi. Seulement deux francs, c’est une affaire ! Les nouvelles du jour, demandez les nouvelles du jour, elles sont toutes fraîches ! » Maladroitement, il se relève et sautille d’un pied sur l’autre pour se donner une contenance, il lui tend alors l’imprimé de la main gauche. Le regard de l’homme s’attarde un instant sur le quotidien avant de revenir vers l’enfant. Ce tout petit être lui semble 48


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presque fragile avec ses grands yeux étonnés qui lui mangent le visage. « Tu as attendu tout ce temps pour me vendre un vulgaire journal ? » Le gamin hausse les épaules et jette un coup d’œil circulaire dans la pièce, brusquement, sa présence en ces lieux lui semble incongrue. Depuis combien de temps est-il là ? Il ne le sait pas. Alors il fait demitour et se dirige vers la porte d’un pas hésitant avec le sentiment diffus de s’être immiscé dans un lieu sacré où sa présence est une aberration, comme s’il avait volé quelques minutes d’éternité à ce dieu des couleurs. Au moment où il va franchir la porte, l’homme l’interpelle rudement : « Elle te plaît ma toile au moins ? » L’enfant suspend son geste et, très lentement, pivote sur lui-même. Alors, il sourit de nouveau. Dans ce sourire éblouissant, le peintre aperçoit le ciel, la terre et les étoiles. Le souffle lui manque, il pose son pinceau sur la vieille table de bois usée. « Tu aimerais que je t’apprenne à peindre ? » L’enfant reste sans voix, lui qui n’a jamais touché ne serait-ce qu’un crayon de couleur, lui qui n’a jamais su tenir un stylo sans trembler et que l’école a rejeté. Lui que ces lettres inquiétantes et difformes hantent encore, parfois même jusque dans son sommeil. Elles se mélangent avec ironie dans ses rêves, se fondant en un informe magma dyslexique 49


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qui menace inlassablement de l’engloutir. Lui dont les pantalons élimés jusqu’à la corde provoquaient parfois l’hilarité générale. Lui, qui doit travailler pour assurer sa pitance, lui, le pauvre petit Paul. Ce mot pauvre, Paul le connaît depuis toujours, il a très vite compris que ce simple petit mot, cet assemblage de lettres hostiles, le renvoyait du mauvais côté de la barrière. Ces lettres qu’il ne parvient pas à apprivoiser l’ont marqué au fer rouge. Et cet homme extraordinaire voudrait lui apprendre à être un dieu et à commander aux couleurs ? Les larmes montent, comme c’est cruel, comme c’est injuste, comme si c’était possible ! Pourtant, l’homme s’avance vers lui et lui tend un pinceau : — Oublie tout ce que l’école t’a appris. Les couleurs ont leur propre langage. — Ce ne sera pas bien long, l’école n’a rien voulu m’apprendre. * Claire Roche pénétra dans la pièce sombre, une odeur de renfermé emplit ses narines et, instinctivement, elle retint sa respiration. La jeune femme s’immobilisa et attendit un instant que ses 50


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yeux s’accoutument à la pénombre. C’était la partie de son travail qu’elle aimait le moins, finalement, cela ne la dérangeait pas trop de rester assise des heures durant, solitaire face à son bureau dans l’étude. Elle pouvait étudier un dossier indéfiniment, lire et relire les clauses, les alinéas sans jamais se lasser. Elle aimait les mots et les articles de droit, en fait, elle les adorait. La législation, rébarbative pour certains, lui apparaissait comme une amie fidèle sur laquelle elle pouvait compter en toutes circonstances. Quoi qu’il arrive, elle pouvait toujours s’appuyer sur un texte, un référé, un arrêté, un jugement. Dans ce monde-là, les choses étaient simples et carrées. Seulement voilà, il ne suffisait plus à présent d’être une gratte-papier lorsqu’on travaillait dans une étude notariale, il fallait également se transformer en commerciale et démarcher les gens. On nageait dans l’absurde, pourtant c’était bel et bien la réalité. Démarchage était un bien grand mot étant donné que c’était tout de même le client qui faisait appel à eux. Néanmoins, le résultat était le même, elle devait se déplacer dans cet hôpital miteux afin de recueillir le testament de ce vieil homme impotent. Certes c’était un service humain qu’elle rendait, cependant, elle aurait nettement préféré que le client rédige lui-même le document et le leur expédie par la poste ! La vieillesse rendait les gens capricieux et farfelus. Claire rajusta ses lunettes aux montures dorées et vérifia la tenue de son joli tailleur couleur crème. Elle était impeccable, comme toujours. 51


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Le vieil homme était là, étendu sur le lit, à présent elle distinguait la forme imprécise de son corps. Elle se racla la gorge et s’approcha prudemment. — Bonjour, je suis Claire Roche. Je viens de l’étude de maître Agosto. Vous avez fait appel à nos services ? Il y eut un bruissement de draps et une main ridée glissa lentement le long du lit, comme une ombre. La jeune femme sursauta lorsque la lumière jaillit brutalement dans la pièce. — Bonjour mademoiselle monsieur Lutin.

Roche,

je

suis

Claire fit face avec surprise à son client dont les yeux gris perçants l’observaient avec une lueur amusée. Un instant déstabilisée, elle reprit vite ses esprits et sortit un petit calepin d’un geste assuré. — Je vais prendre des notes si vous le permettez, cela m’aidera par la suite à rédiger le document. Lorsque celui-ci sera prêt, je reviendrai vous en faire la lecture et vous pourrez y apposer votre signature. La procédure est très simple en fait. Donc, vous souhaitez établir un testament, qui en est le bénéficiaire ? Le vieil homme l’observait toujours, il secoua alors la tête d’un air contrit : — Vous ne comprenez pas mademoiselle Roche, ce n’est pas ainsi qu’il faut procéder ! 52


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Claire reposa lentement le stylo dont elle s’était emparée et tapota nerveusement ses ongles parfaitement manucurés sur la table basse. — Ah non ? Que proposez-vous alors ? Vous souhaitez bien rédiger un testament, n’est-ce pas ? Le vieil homme rejeta la tête en arrière et s’adossa aux oreillers d’un air vaguement contrarié. — Évidemment, sinon je n’aurais pas fait appel à vous ! Je ne suis pas encore complètement sénile ! — Ce n’est pas ce que j’ai dit. — Non, pourtant c’est ce que vous pensez. — Je ne pense rien. Je suis ici pour vous aider à réaliser un document officiel et je souhaite faire mon travail du mieux possible. — Parfait ! Dans ce cas, commençons par le commencement. — Que voulez-vous dire ? — Vous ne pouvez pas rédiger le testament d’un homme sans savoir qui il est. Claire plongea dans le regard gris. C’était bien sa chance ! Le vieillard, probablement mort d’ennui dans ce lieu sinistre, avait l’intention de lui raconter sa vie. La démarche allait prendre plus de temps qu’elle ne l’avait espéré. — Si, je le peux. Sans compter que je sais qui vous êtes, vous êtes monsieur Arthur Lutin, artiste 53


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peintre. Toutefois je vous écoute, qu’avez-vous envie de me dire ? Le vieil homme soupira avec aise et ses yeux se mirent à pétiller. — Claire, vous n’imaginez tout de même pas que je suis né sous ce nom-là, n’est-ce pas ? Les artistes sont un peu comme des caméléons, ils ont une fâcheuse tendance à changer de nom lorsque la gloire leur sourit. Vous prendrez bien une tasse de thé en ma compagnie ? * Tous les jours, l’enfant se rendait chez l’homme aux pinceaux, c’était un instant magique, un instant hors du temps. À peine son travail quotidien était-il achevé qu’il se hâtait à travers la forêt, défiant les ronces et parfois même les averses automnales. Il avait des ailes, il était léger comme l’air. Le ciel le portait comme on porte un souffle frais et pur, aucun obstacle n’aurait pu l’arrêter ou le freiner dans sa course. Lorsqu’enfin il franchissait la porte de la bâtisse de pierre, immanquablement, l’homme absorbé par l’une de ses toiles se retournait et ses yeux gris clair lui souriaient. « Tiens, te voilà toi ! Toujours à traîner dans le coin ! » 54


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Paul ne disait rien, il souriait également et son regard rayonnait. « Viens un peu par ici, que je te montre un ou deux trucs ! » L’enfant s’avançait alors d’un pas hésitant vers l’homme-dieu dont le tablier était maculé de teintes et de nuances, de pourpres et d’écarlates, d’ocre et de terre de Sienne. Sous son regard fasciné, les formes et les couleurs se mettaient à danser en harmonie avec la main de leur maître dans une farandole délirante, et l’espace immaculé accouchait peu à peu d’une œuvre frisant davantage la perfection à chaque seconde. Parfois, la création se matérialisait dans la douleur, d’autres fois, la naissance était sereine et appliquée mais toujours, elle provoquait en lui une vague d’émotions incontrôlées qui lui coupaient le souffle et le laissaient étourdi et chancelant. La main du maître était un instrument divin, une synergie parfaite, une symbiose totale entre l’être humain et les éléments extérieurs. Puis, l’homme au regard clair reculait légèrement, se passait la main sur le front et contemplait en silence sa création. Ensuite, d’un air décidé, il l’ôtait vivement de son support, laissant apparaître une nouvelle étendue immaculée et neutre. Paul aimait ce blanc si pur et tellement plein de promesses. C’était comme un nouveau monde à conquérir, un océan de vide à combler. Soudain il se sentait tout-puissant, cette feuille blanche était son domaine, il devait l’apprivoiser, et ce monde-là lui 55


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appartenait. Ce vaste univers frêle et tremblant balançant sa nudité au bout du chevalet de bois devenait son royaume. Alors, il saisissait le pinceau que lui tendait l’homme avec autorité, il fermait les yeux et la magie opérait. Sous le regard attentif d’Hendricus, l’enfant s’appropriait le paradis blanc. Il n’était plus le petit Paul que tout le monde méprisait, brusquement il se divinisait, frôlant la luminescence suprême. Un arcen-ciel éclatait dans sa tête et sa vision s’élargissait brutalement, ses pupilles se dilataient et son corps se mettait petit à petit en mouvement. Son esprit n’était plus que formes, couleurs et images qui se superposaient les unes aux autres dans une inlassable sarabande. Les somptueux dégradés dorés et ocres, les bleus profonds et infinis des océans, les verts tendres et soyeux de la nature bourgeonnante, les pourpres bouillonnant au plus profond de nos tripes le traversaient en déchirant ses pensées comme mille étoiles filantes. Il ne maîtrisait pas le phénomène, il le vivait. Son petit bras maigre s’agitait de plus en plus vite, ses oreilles aiguisées captaient les conseils du maître et les mettaient instinctivement en application, avant même d’en avoir saisi le sens. La première fois, Hendricus était resté sans voix, son âme avait frémi au contact de cet enfant en haillons qui savait sourire de mille façons différentes. Ce petit bonhomme maigrichon et haut comme trois pommes était l’un des siens. Le génie ne s’explique 56


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pas, il est c’est tout. Il était présent dans ce petit corps, une parcelle infime de divinité, un éclat de Dieu. Un tout petit éclat d’éternité. Bien sûr, les traits étaient hésitants et parfois même maladroits, naïfs. Bien sûr, Paul ne connaissait rien à la perspective ni aux lois qui régissent les proportions dans l’espace. Pourtant tout était là, au bout de cette petite main aux doigts fins et un rien suffisait à le faire exploser à la surface. Naturellement, comme il respirait, l’enfant peignait et assemblait les couleurs dans un équilibre parfait. — Sais-tu que chaque couleur a un code, un sens, une signification profonde ? — Les couleurs décident elles-mêmes de ce qu’elles veulent, n’est-ce pas ? — Oui. Elles correspondent à des émotions particulières, elles ont leur propre langage. — Racontez-moi maître Hendricus, s’il vous plaît. Je veux apprendre le langage des couleurs. — Appelle-moi Dries. * Le silence se fit dans la pièce, Claire releva la tête vers le vieil homme et posa sur lui un regard perplexe. 57


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— Je ne voudrais pas vous manquer de respect, cependant je ne saisis pas véritablement la pertinence de votre récit. De quoi êtes-vous en train de me parler au juste ? — Je vous parle de couleurs. — De couleurs ? — Parfaitement, de couleurs. La jeune femme soupira légèrement avec lassitude et, aussi imperceptible qu’il soit, ce soupir n’échappa pas à son interlocuteur. — Les couleurs ne vous parlent pas, Claire ? — La seule personne qui me parle ici, c’est vous et j’avoue, sans vouloir faire de mauvais jeux de mots, que pour l’instant c’est assez obscur… Un sourire se dessina sur le visage ridé du vieil homme et une petite étincelle s’alluma dans son regard. — Avez-vous une passion dans la vie ? Quelque chose qui vous donne envie de vous lever tous les matins ? Quelque chose qui vous pousse toujours plus loin vers l’avant ? — Certainement, mon métier. Monsieur Lutin eut un petit sourire dépité. — Vous avez envie de vous lever tous les matins pour rédiger des testaments ? 58


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— J’aime les chiffres et les textes bien tournés. J’aime le travail bien fait et j’aime avoir l’illusion que je rends service à mon prochain. — Je vois. Un autre silence s’installa durant quelques secondes. La jeune femme tapota une nouvelle fois ses ongles sur la table basse. Il fallait le laisser terminer, elle n’avait pas le choix. Elle avait suffisamment d’expérience pour savoir que cet homme-là était déterminé et qu’elle n’obtiendrait rien par la force. — Ainsi, vous avez « francisé » votre nom. Pourtant je trouve que Dries, cela sonnait plutôt bien pour un artiste. Cet enfant auquel vous faites allusion, ce petit Paul, chercheriez-vous à le retrouver pour en faire votre héritier ? Une étrange lueur se peignit sur le visage ridé. — C’est ce que vous croyez ? — Je ne crois rien, j’essaie juste de comprendre. — C’est légitime. Vous cherchez une solution à un problème donné et on vous a appris que deux et deux font quatre, bravo pour votre force de déduction. Mais méfiez-vous tout de même des conclusions trop rapides… — Je pense ne pas me tromper en disant que vous voulez faire de cet enfant votre héritier parce que vous partagez, ou avez partagé, la même passion 59


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pour la peinture. Voyons, il est probablement devenu adulte, connaissez-vous son adresse actuelle afin que nous puissions le contacter ? Un sourire amusé flottait sur les lèvres du vieil homme lorsqu’il reprit la parole : — Voilà qui me paraît fort intéressant, vous reprendrez bien une tasse de thé, mademoiselle Roche ? * — Tout d’abord, tu dois savoir que les couleurs sont des ondes et qu’elles agissent sur notre environnement, elles vibrent et sont en interaction permanente avec les êtres humains. Paul ne comprenait pas toujours les mots qui sortaient de la bouche du maître, néanmoins il aimait leur musique. Quant à Hendricus, il aimait le silence de l’enfant, un silence gorgé de promesses balbutiantes et de mille sourires extraordinaires. — Elles s’appellent et se répondent, ne pouvant exister les unes sans les autres. Certaines sont complémentaires, un peu comme le jour et la nuit ou le ciel et la terre. Mais commençons par le début, les primaires : le rouge, le jaune et le bleu. À elles trois, elles contiennent une infinité de possibilités, elles sont la base de tout, les fondamentales. Si tu les 60


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mélanges entre elles, tu donneras naissance aux couleurs secondaires. Marie du jaune à du bleu pour obtenir du vert. Marie du rouge et du jaune pour obtenir… — De l’orange ! — Parfaitement ! Du rouge et du bleu… — Violet ? — Bien ! Hendricus jubilait, ses yeux clairs brillaient d’excitation. Il saisit prestement un vieux chiffon qui traînait sur la table de bois et le brandit devant le visage de Paul. — De quelle couleur est ce bout de tissu ? — Bleu. — Exact ! Sais-tu pourquoi ton œil le perçoit ainsi ? L’enfant se contenta de fixer intensément l’étoffe. Dries se mit alors à agiter frénétiquement le bras sous le regard étonné de son élève. — Il est bleu, il est bleu ! Parce qu’il absorbe tous les rayons sauf le bleu ! C’est ce qu’il renvoie à notre œil ! Tu comprends ? — Je trouve ça un peu étrange… — Notre œil joue un rôle très important dans la perception que nous avons des couleurs, il faut être 61


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un véritable artiste pour les équilibrer. Nous allons jouer à un petit jeu. Hendricus déboucha un tube de gouache et s’empara de son pinceau. Avec application, il étala un carmin lumineux sur sa palette jusqu’à ce que celui-ci recouvre entièrement la surface. Il tendit ensuite le bout de bois à Paul et déclara d’une voix vibrante : — Regarde, observe. Abreuve tes yeux d’écarlate jusqu’à t’en faire pleurer des larmes de douleur et d’obstination. Docilement, l’enfant saisit la palette et observa. Petit à petit, sa rétine s’emplit de rouge. Le carmin envahit son esprit et il n’y eut plus rien d’autre. Ses yeux commençaient à piquer et il luttait afin de poursuivre l’expérience et ne pas décevoir le maître. Brusquement, Hendricus lui reprit la palette des mains et le poussa face à la toile immaculée. — Et maintenant, que vois-tu ? Paul cligna plusieurs fois des yeux avant d’apercevoir nettement la pureté de la toile vierge. Pourtant, la toile n’était pas vierge, des arrondis se dessinaient de façon aléatoire, des formes fuyantes aux contours flous dont la teinte dominante était le vert. Des verts pâles et impalpables, transparents et immatériels. — Je vois un arc-en-ciel, tout vert ! — Ce n’est pas un arc-en-ciel ! Ton œil fabrique 62


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la couleur complémentaire du rouge et il se trouve que c’est le vert ! — C’est incroyable ! Pourquoi ? — Voilà ce qu’on appelle les couleurs complémentaires ! Le rouge est la seule couleur primaire qui n’entre pas dans la composition du vert. — Parce que le vert est fabriqué avec du jaune et du bleu ? — Parfaitement ! Ainsi, le rouge et le vert sont complémentaires. Si tu observes une surface rouge pendant suffisamment longtemps et que tu portes ensuite ton regard vers une surface neutre, ton œil fabrique obligatoirement la complémentaire. Paul était stupéfait par la découverte, il plissa son nez durant quelques secondes dans un effort de réflexion avant de poursuivre : — Alors, le violet et le jaune sont également complémentaires ? — Tu as compris mon petit gars ! Les complémentaires s’équilibrent entres elles et sont agréables à l’œil, elles offrent une meilleure harmonie. Pourtant, c’est loin d’être le seul secret… — Je veux apprendre encore, s’il vous plaît ! Le peintre sourit avec complaisance. — Soit, nous allons faire une autre expérience. Tu vois cette feuille blanche, je veux que tu dessines 63


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un cercle que tu rempliras de secteurs de toutes les couleurs : rouge, orange, jaune, vert, bleu et violet. Intrigué, l’enfant s’exécuta avec application. Lorsque le cercle fut achevé, Hendricus le découpa soigneusement et planta un crayon en son centre. — Maintenant, fais-le tourner ! Paul s’approcha alors de la table et, utilisant le crayon à la manière d’une toupie, envoya une impulsion rotative. — Plus vite ! ordonna la voix de Dries. Le cercle se mit à tournoyer de plus en plus rapidement et les couleurs se mélangèrent progressivement, jusqu’à disparaître sous le regard ébahi de l’enfant. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Ça veut dire, cher petit Paul, que le blanc n’est autre que la superposition de toutes les autres couleurs ! Le blanc est un tout ! * La voix du vieil homme se tut et, une nouvelle fois, Claire releva la tête vers lui. — Que se passe-t-il ? — Je suis fatigué. — Voulez-vous que nous en restions là pour 64


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aujourd’hui ? — C’est, je le crains, la seule chose à faire. La jeune femme observa son client, effectivement, elle devinait une grande lassitude dans sa voix. Elle se leva et fit quelques étirements afin de détendre ses muscles endoloris par une longue immobilité. — Dans ce cas, je reviendrai demain et nous pourrons poursuivre notre entretien. — Si tel est votre souhait, je suis d’accord. — Que voulez-vous dire ? Vous souhaitez toujours bénéficier de nos services, n’est-ce pas ? — Oui, néanmoins la question est : êtes-vous prête à revenir partager un moment avec un vieil homme ennuyeux ? Un sourire furtif traversa le visage de Claire tandis qu’elle rangeait soigneusement ses notes. — Je n’ai jamais dit que je vous trouvais ennuyeux. — Effectivement, vous ne l’avez pas dit. — Alors qu'est-ce qui vous fait croire que c’est ce que je pense ? — Je ne crois rien Claire, j’ai un don pour certaines choses. — Voulez-vous que j’appelle l’infirmière afin 65


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qu’elle vous prépare pour la nuit ? Il fait très sombre dans la pièce. — Ne vous inquiétez pas pour moi, la solitude est une amie fidèle et il me plaît de m’y abandonner parfois. Je vous souhaite une bonne soirée et j’espère vous revoir. — Soyez tranquille, vous me reverrez. Les pas de la jeune femme résonnèrent dans le couloir comme un écho lointain qui s’intensifiait à chaque instant. Claire réalisa alors qu’elle avait la migraine. Une migraine insidieuse qu’elle n’avait pas sentie arriver. Elle ouvrit son sac à main de cuir et explora minutieusement l’intérieur à la recherche de paracétamol. Zut, dire qu’habituellement elle en avait toujours sur elle… Son esprit analytique chercha alors à faire un bilan, quelle étrange journée. Faire un bilan ce soir n’était pas une chose aisée, elle devait tout de même avouer que l’interruption brutale de l’entretien l’avait contrariée. Le récit de cet homme lui avait tout d’abord semblé insipide, pourtant, il fallait bien admettre qu’il avait réussi à piquer sa curiosité. Toutes ces choses qu’il racontait à propos de la peinture et des couleurs, toute cette passion qu’elle devinait contenue dans chacun de ses mots, avaient quelque chose de touchant et d’intimidant. Elle avait toujours aimé les chiffres et jamais elle ne s’était interrogée sur l’art, la peinture, ou les couleurs. Elle savait forcément que ces choses existaient, néanmoins ce monde-là lui était étranger et ne 66


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l’intéressait pas particulièrement. Pourtant ce soir, elle avait vibré malgré elle au rythme des phrases de cet homme et pour la première fois, elle s’était mise dans la peau d’un artiste. Les couleurs qui composaient le monde lui apparaissaient à présent sous un angle différent, les jaunes, les bleus, les rouges, les ocres, tout cela tournoyait dans sa tête sans qu’elle parvienne à les refréner. Monsieur Lutin avait raison, il y avait probablement un je-ne-saisquoi de magique et de divin dans tout cela, comment expliquer la création dans le cas contraire ? Le vieil homme avait ouvert son esprit sur un monde dont elle ignorait tout jusqu’à présent et elle avait envie d’en entendre davantage. Oui, elle s’était prise au jeu. Que s’était-il donc passé dans la vie de cet homme et de cet enfant ? Avait-il perdu la trace du gamin et cherchait-il désespérément à le retrouver, à se racheter peut-être ? Se racheter de quoi ? Peu lui importait après tout ! Elle ne devait pas laisser le travail déborder sur sa vie privée ! Elle sourit d’un air entendu, quelle vie privée au juste ? Son programme était identique presque tous les soirs et il débutait par un petit passage à la salle de sport afin de se maintenir en forme en exécutant une séance d’exercices trépidants. Pourtant aujourd’hui sur le chemin du retour, elle ferait une halte au fast food Bio afin de déguster, bien au chaud dans son appartement du centre-ville, son inséparable salade de quinoa rouge du vendredi. Quelques dossiers en attente et la soirée serait vite bouclée ! Une vie saine 67


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et bien organisée, c’était le secret de la réussite ! Cette nuit-là, le sommeil de Claire fut hanté par de fantasques formes aux couleurs vives. Elle percevait un son de tambours au loin mais ne pouvait en définir l’origine exacte. C’était la première fois que la jeune femme rêvait en couleurs. Elles ondulaient autour d’elle en une lente farandole, se mouvant en cadence à un rythme presque lancinant. Les couleurs se superposaient, se mélangeant et s’étirant tour à tour dans une opacité incertaine. Brusquement, tout s’immobilisa et une ombre chinoise apparut lentement, provoquant un étonnant contraste avec le magma coloré qui bouillonnait tout autour. Fascinée, Claire l’observa tandis qu’elle se déployait gracieusement, la jeune femme réalisa alors que la forme représentait un enfant. Elle ne pouvait distinguer son visage car il était entièrement dans la pénombre. Une voix grave s’éleva du ciel : « L’enfant est la clef ! Tu dois le retrouver. Hendricus te mènera à lui ! » Un long frisson parcourut Claire au moment où la forme sombre s’évanouissait brutalement. Les tambours résonnèrent à nouveau et les couleurs reprirent leur course folle, le rythme s’accéléra et bientôt elles ne furent plus qu’un immense amas lumineux qui tournoyait à une cadence infernale, jusqu’à épuisement. * 68


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Il était neuf heures trente lorsque Claire poussa la porte de la chambre numéro douze. Comme la veille, celle-ci était plongée dans l’obscurité. — Bonjour monsieur Lutin ! Vous n’ouvrez jamais les rideaux ? Vous qui aimez tant les couleurs, il fait un temps radieux dehors ! La jeune femme déposa son attaché-case sur la table et, d’un geste décidé, fit coulisser les tentures de tissu opaque qui maintenaient la pièce dans la pénombre. Aussitôt un flot de lumière blonde déferla en cascades dorées depuis la fenêtre et imprégna lentement les lieux. Claire se tourna alors vers le vieil homme qui, clignant des yeux, semblait vaguement hébété. — Voilà qui est mieux ! — Quelle entrée éclatante, mademoiselle Roche ! — Merci. Vous n’avez rien contre la lumière matinale ? — En fait, je la trouve un peu brutale, elle est pure, soyeuse mais elle s’accroche à votre rétine d’une façon lancinante. L’éclairage du soir a ma préférence, plus doux et caressant, il met en valeur les reliefs et les teintes chatoyantes. Cela dit, ce n’est que mon avis. — Je trouve que le matin est toujours plein de promesses et d’espérance. Le vieil homme se dérida peu à peu, songeur, il 69


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l’observa un instant avant de lui adresser un léger clin d’œil. — Évidemment, à votre âge, chaque matin doit être la promesse d’un monde meilleur ! — Je ne milite pas pour un monde meilleur. — Ah non ? Alors pour quoi militez-vous ? — Pourquoi voulez-vous que je milite ? J’essaie simplement de mener une existence saine et bien remplie. — Remplie de quoi ? Claire fronça les sourcils, la conversation prenait une tournure qui ne lui plaisait pas, de quoi se mêlaitil ce vieil original ! Elle ouvrit son porte-documents d’un geste assuré et en retira son carnet de notes. — Et si nous reprenions là où nous nous étions arrêtés, qu’en pensez-vous ? — Mes élucubrations vous intéressent donc ? — Oui, vous m’intéressez. — J’en suis ravi. De quoi dois-je vous parler à présent… Blanche ? — Excusez-moi, je m’appelle Claire ! Monsieur Lutin lui jeta alors un étrange regard. — C’est drôle, la similitude m’avait échappé ! * 70


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Ce soir-là, le petit Paul se hâtait vers la maison d’Hendricus, il avait mis plus de temps que de coutume à vendre ses journaux, à croire que les gens ne s’intéressaient plus aux gros titres ! Les nouvelles de ce monde, l’enfant n’en avait que faire, seules comptaient les explosions permanentes de couleurs et l’odeur âcre de la peinture. Les ombres de la forêt s’étiraient déjà vers la nuit lorsqu’il franchit le seuil de la porte. Il s’immobilisa immédiatement, il y avait une autre personne dans la pièce et celle-ci tourna vers lui le plus beau visage qu’il ait jamais vu. Un visage lisse et soyeux, des yeux rieurs, une fossette au menton et une petite bouche joliment dessinée, presque en forme de cœur. Interloqués, les deux enfants s’observèrent. Hendricus, jusqu’alors absorbé par son travail, se détourna de la toile en cours qui représentait le même visage magnifique et s’écria joyeusement : — Ah, te voilà, toi ! Je te présente ma nièce, Blanche ! Elle vient parfois en vacances ici, se mettre au vert, comme dit ma sœur. En fait, je dois lui apprendre à peindre. Hélas, je crois qu’elle n’aime pas ça, alors c’est moi qui la peins… La petite, dont les bouclettes blondes tombaient jusqu’au milieu du dos, le fusilla de son regard de velours caramel. — Ne dis pas ça, j’aime peindre ! Je préfère te regarder c’est tout. Te regarder peindre, c’est comme regarder un aigle qui plane dans le ciel. Même en 71


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levant les bras très haut, personne ne peut l’atteindre. Hendricus sourit et Paul imagina un aigle. De quelle couleur était le monde vu d’en haut ? Hendricus adorait sa nièce, à chaque visite, c’était pour lui un immense bonheur, une bouffée d’oxygène dans son monde solitaire peuplé d’ombres colorées. Blanche ne peignait pas, pourtant, elle voyait des choses que peu de personnes étaient capables de voir. Elle avait une sensibilité hors du commun et elle s’émerveillait sans cesse, distinguant la beauté dans chaque feuille, dans chaque pétale du jardin, dans chaque souffle d’air qui faisait vibrer ses cheveux brillants. Paul n’avait jamais rencontré quelqu’un comme elle auparavant. Elle utilisait de jolis mots qui produisaient des sons mélodieux. Sa parole était comme un chant doux et léger. Mais plus que tout, Paul ne se lassait pas de voir ses petits doigts courir sur les touches jaunies du vieux piano qui reposait dans l’entrée de la vieille bâtisse. Instantanément, elle donnait vie à l’instrument et la pièce semblait soudain se gorger de lumière. La musique s’élevait, immatérielle comme un rêve. Hendricus et son jeune ami posaient alors leurs pinceaux et entraient dans le monde merveilleux de la petite fille. Blanche caressait les touches, elle les effleurait avec une merveilleuse dextérité. Tour à tour, les notes vous transportaient dans un monde de grâce et de douceur ou au contraire, elles faisaient rugir des tempêtes d’émotions qui déferlaient 72


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jusqu’au bord de l’âme. À sa façon, Blanche dialoguait directement avec Dieu, et il lui répondait. Très vite, l’enfant des rues fut subjugué par l’enfant au regard caramel et ils devinrent inséparables. Elle face à l’instrument extraordinaire dont le son ravissait les oreilles, et lui face à son propre univers, celui qu’il créait de toutes pièces à chaque fois. C’était une communion magique, l’énergie circulait comme un souffle entre les trois êtres et l’art se sublimait, magnifiant tout sur son passage. Le temps installa nonchalamment quelques habitudes et il tissa peu à peu une ou deux certitudes. Chaque été que Blanche venait passer chez son oncle se transformait en une fête créative, un feu d’artifice multicolore. La peinture et la musique se mêlaient merveilleusement, les souvenirs s’accumulaient avec bonheur et les années s'égrenaient. * — C’est votre nièce la bénéficiaire, n’est-ce pas ? C’est à elle que vous voulez léguer votre fortune ! Bien sûr, c’est logique ! Pouvez-vous me dire où elle se trouve à présent ? Le savez-vous ? Monsieur Lutin ? 73


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Le vieil homme, qui semblait plongé dans une sorte de transe, revint brutalement à la réalité et son regard se troubla. — J’ignore où elle est aujourd’hui. Toutefois vous avez raison, j’aimerais faire d’elle mon héritière car je n’ai pas d’autre famille sur cette terre. Vous devez effectivement retrouver sa trace. S’il vous plaît ! Une fenêtre s’ouvrit dans l’esprit de la jeune femme, enfin ! À présent, elle savait ce qu’on attendait d’elle. Évidemment l’affaire n’était pas gagnée, il fallait obtenir un maximum de renseignements et faire parler le vieil homme. — D’accord. Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ? De quels éléments disposez-vous qui pourraient me mettre sur la piste ? — Je n’ai hélas pas beaucoup d’éléments à vous communiquer… — Allons voyons, bien sûr que vous avez des éléments, racontez-moi ! * Une légère brise agitait lentement les branches bourgeonnantes des arbustes de la forêt, comme un doux bruissement qui s’élevait dans l’air cristallin du matin. Ce chemin, Paul le connaissait par cœur, chaque branche, chaque aspérité du terrain, chaque 74


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caillou, tout lui était familier. Il faut dire qu’il sillonnait ainsi cette forêt depuis plus d’une dizaine d’années, toujours avec la même impatience au ventre, toujours tendu vers le même objectif, la vieille bâtisse au fond de la clairière. Hendricus ne manquait jamais un rendez-vous. Impassible, c’est pourtant avec la même impatience au ventre qu’il attendait son élève. L’air était chargé de lilas, la senteur fraîche et délicate faisait du bien à Paul. Bientôt, bientôt l’été serait là. Blanche allait revenir et tout allait refleurir avec elle. Cette année, il lui dirait. Il ferait éclore un nouvel univers aux promesses éclatantes, une aurore boréale scintillante dans laquelle s’inscrirait leur avenir. Lorsque Paul poussa la porte d’entrée, quelque chose le frappa. Quelque chose d’inhabituel. C’était là, pourtant il n’aurait su dire ce que c’était exactement. Il avança lentement le long du couloir en direction de l’atelier. La silhouette de Dries se dessina au fond de la pièce, fidèle au poste. Un flash jaillit alors dans l’esprit de l’élève, la peinture ! Il manquait l’odeur âcre tellement familière des couleurs. Le maître ne peignait pas, ses épaules étaient affaissées comme sous le poids de la terre entière. Le cœur battant, Paul s’avança. Hendricus leva lentement la tête. — Elles sont parties, Paul. — Parties ? Qui ? 75


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— Blanche et sa mère. — Blanche… — Elles sont retournées en Ukraine. — C’est où l’Ukraine ? — C’est très loin d’ici, trop loin. Jamais je n’aurais cru qu’Elizabetha repartirait… La voix du maître se brisa et il s’abandonna sur sa chaise, comme vaincu par une force supérieure, terrassé par la tristesse. — Dries, je ne comprends pas ! — Elizabetha et moi avons immigré en France alors que nous étions encore des enfants. Impuissants, nos ancêtres tsaristes ont vu leur monde voler en éclats, pulvérisé par des idéologies nouvelles. Nos origines aristocratiques nous plaçaient dans la ligne de mire des bolcheviques. Alors, nos parents en quête d’un monde meilleur ont quitté cette terre stérile où la guerre civile asservissait jusqu’aux nobles couleurs ! Les Blancs, les Rouges, l’Armée Verte des paysans, un chaos barbare et bariolé… Une déchirure brutale et sanguinaire. Les couleurs ne devraient jamais servir la guerre, les couleurs sont la vie. Elle est repartie là-bas Paul, et elle a emmené Blanche avec elle. — Un pays où les couleurs se font la guerre ? J’irai en Ukraine, j’irai la chercher et je la ramènerai ! — Mon cher petit, j’irais moi-même si je savais 76


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où la trouver… Je n’ai qu’une lettre qui ne dit rien, rien de plus que : Je repars Dries, je dois retrouver mes racines. Mais les racines, Paul, sont dans la terre où l’on grandit, celle qui nous berce et nous offre un avenir, celle qui nous abreuve de véritables couleurs pleines et épanouies jour après jour, pas celle qui s’éteint dans nos mémoires ! La lumière venait de s’éteindre dans le cœur des deux êtres assis face à face dans la pénombre. * Les larmes ruisselaient le long des joues de Claire, malgré elle, l’émotion avait pris le pas sur la femme d’affaires. Après que l’homme se fût tu, elle se racla discrètement la gorge. Le son de sa propre voix la fit sursauter lorsqu’elle prononça : — Donc, Elizabetha est retournée en Ukraine ? Vous a-t-elle donné des nouvelles ? — Je n’ai jamais eu de nouvelles. Toutes ces années, pas une lettre, rien. — C’est incroyable, votre sœur ne vous a jamais écrit ? — Ma sœur ? — Elizabetha ! — Mais, Elizabetha n’était pas ma sœur ! 77


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— Je ne comprends pas… Le vieil homme sourit avec douceur et dans ce sourire, Claire aperçut le ciel, la terre et les étoiles. En un éclair, elle comprit. — Mon Dieu, Blanche a votre âge n’est-ce pas ? Le regard gris s’adoucit encore. — Si elle a des descendants Claire, je veux que ma fortune leur revienne. S’ils sont encore en Ukraine, il faudra du temps pour les retrouver et le mien est compté. Que Blanche vous ouvre la voie et que sa lumière vous guide et vous éclaire. Son souvenir n’a jamais quitté ma mémoire, toutes ces années, jour après jour, minute après minute et seconde après seconde. J’aurais dû la rechercher avant, seulement j’avais l’impression de courir après un rêve d’enfant… Pourtant, au soir de la vie, ce sont ces rêves qui prennent le pas sur tout le reste. Soyez consciente de cela jeune fille, et ne remettez jamais au lendemain ce qui a vraiment de l’importance. Une vie entière, même lorsqu’elle est bien remplie et consacrée entièrement à l’art, n’efface pas un rêve d’enfant. Le vieil homme ferma les yeux, Claire sourit dans la nuit. Son regard se porta à travers la fenêtre et elle observa un instant la lune qui brillait d’une clarté immatérielle, presque fantomatique. Elle réalisa à cet instant que ce vieil homme venait de changer le cours de son existence. Cette rencontre bouleversait l’ordre 78


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des choses à tout jamais et la projetait sur une nouvelle route, loin de sa routine et de ses petites habitudes. Aucun doute n’était possible dans son esprit, même si c’était une folie, elle savait ce qu’elle devait faire, une certitude qui semblait implantée là depuis des millénaires et peu importait l’ampleur de la tâche. Elle y consacrerait sa vie entière s’il le fallait, sillonnerait le monde dans ses moindres recoins en quête d’un rêve d’enfant. Un jour proche ou lointain, inévitablement, la route des couleurs la mènerait jusqu’à Blanche.

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Kaléidoscope par Macha Sener

Josek titube de fatigue et d'angoisse. Le vieil homme essoufflé avance en se retenant péniblement aux tréteaux, aux baraques et aux comptoirs qui se succèdent. Autour de lui, la fête foraine explose de couleurs et de cris. Il est assailli par tous ces gens, ces odeurs, et ces bruits. Il traverse jeunesse et énergie, alors qu'il ne ressent que peine et effort. Dans sa tête, il voit d'autres visages, entend d'autres voix. Il n'est pas dans une fête foraine. Chaque son lui rappelle autre chose, chaque parfum le transporte dans un autre univers, chaque image lui évoque un autre souvenir. Comme en un kaléidoscope multicolore, son esprit passe de scène en scène, variant les lieux et les âges, les émotions et les sensations. Chaque fois, son monde intérieur semble plus cohérent et plus crédible au vieil homme que la fête qui bat son plein tout autour de lui. Là, tout de suite, maintenant, il fuit la haine, la terreur au ventre. Il a franchi les barbelés, échappé 81


Kaléidoscope

aux chiens, survécu à la faim, c'était inespéré. Il a laissé l'horreur ‒ et les siens ‒ derrière lui. Il a sauvé sa vie, l'âme déchirée. Il traverse désormais un pays étranger, revenant à pied, sur des centaines de kilomètres, vers les vestiges fumants du sien. Sait-il seulement que ce n'est pas la première fois ? Se souvient-il qu'il a déjà vécu cela une fois, que sa mémoire ensuite lui a fait y retourner deux fois, dix fois, cent fois ? Il fait une courte pause devant un stand de sucreries. Son regard glisse sans s'arrêter vraiment sur les fraises en guimauve, les rouleaux de réglisse et les langues de chat citriques. Le bruit de la machine à barbapapas qui ronflonne et cliquète doucement lui rappelle d'autres machines. Le ronflement d'un gigantesque four, le cliquetis de lourdes portes... En passant une main écorchée sur son visage et ses cheveux blancs, il y laisse une fine trace de sang. La sueur et peut-être aussi les larmes piquent et brûlent ses écorchures. Il est tombé tellement souvent, ses mains se sont écharpées sur la terre, le gravier et les pierres. Alors, juste à côté des pommes d'amour il saisit un des jolis sachets en papier bien alignés, qui attendent d'être remplis de bonbons et pesés, et s'en sert pour essuyer le dos de sa main. Le sac, vite trempé, se délite. Il en prend un autre, puis un autre, et d'autres encore pour effacer la sueur et les traces ensanglantées sur sa peau froissée de vieil homme fatigué. Il jette ensuite d'un geste vif les 82


Kaléidoscope

sachets devenus rouges sur le sol, sous la table recouverte d'une nappe en vichy à carreaux roses assortie aux petits sacs empilés. Il hésite au passage à se saisir d'une des belles pommes vermillon, fruit de la tentation, pour la croquer immédiatement. Il devrait avoir faim. Il avait faim avant. Il se souvient d'avoir eu faim. Pourtant, son estomac ne lui réclame rien. Josek se dit que c'est tant mieux après tout, s'il peut se passer de manger. Il ira plus vite aussi s'il n'est pas chargé. Mais il faudra penser plus tard à reprendre des forces, à relancer la machinerie de son corps décharné, délabré par les mauvais traitements et les privations. Quelque chose lui fait sentir confusément que cela prendra du temps. Qu'il ne sera plus jamais, plus jamais indemne. Josek se retourne, lance un regard inquiet vers cette foule, derrière lui. Qu'y a-t-il derrière qu'il n'y a pas devant ? Où est le danger ? Où est le salut ? Il reprend son chemin pourtant. Devant lui, un vendeur de ballons attend les enfants et les portemonnaie de leurs parents. Josek en passant trébuche et se rattrape maladroitement, détachant au passage un ballon orange vif qui s'envole doucement. — Eh ! Ça va pas non ! Faut pas s'gêner ! — Excusez-moi... — Nan mais, faut payer, là ! Maintenant !... Oh !

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Kaléidoscope

Le vieil homme s'éloigne, un petit peu plus loin, un petit peu plus vite, bredouillant encore quelques mots d'excuse qu'il est désormais le seul à entendre. Le cœur battant aux tempes, à moitié étourdi, il voit des flammes lécher ses paupières fourbues qu'il lui coûte d'ouvrir. Flammes de peine, que son esprit transforme en flammes de joie. Il est à la fête des lumières, de la confiance et de l'espoir. La voix profonde de son père récite les prières, les beignets parfument toute la maison, les bougies alignées dansent gaiement devant les fenêtres, les mains douces de sa mère tendent à Josek et ses frères et sœurs, enfants émerveillés, les petits paquets du jour. Puis il retrouve Hanna dans l'escalier de leur immeuble, après le dîner. Ils échangent tous les deux leurs cadeaux, un peu intimidés. Et bientôt les girandoles de la fête foraine font le même bruit que les toupies de bois jetées sur les marches. — Kochasz mnie ?... Kochasz mnie już ? 1 Des exclamations enthousiastes parviennent d'un stand de tir, dans l'allée voisine. Aux cris de joie succèdent les claquements et percussions des armes. Josek instantanément porte les mains crispées sur son ventre, à l'endroit où, sous sa chemise, on peut encore distinguer les cicatrices d'anciennes entailles. Josek s'étonne que ses plaies ne saignent pas, puisqu'il a déjà mal. Sa mémoire emmêlée a rappelé la 1 « M'aimeras-tu ?... M'aimes-tu déjà ? » en polonais.

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Kaléidoscope

douleur, au premier plan. Les blessures de son corps sont refermées pourtant, depuis très longtemps. Dans l'allée, un groupe d'hommes un peu éméchés, engagés dans une discussion enflammée, entoure deux chiens d'attaque arc-boutés l'un en face de l'autre, les babines relevées devant des crocs impressionnants. Josek essaie de les contourner furtivement mais, surgissant du centre de la bande, un des Rottweillers se précipite vers lui en aboyant furieusement, l'oeil jaune injecté de sang, le regard fou. Josek terrorisé tombe sur ses genoux et s'éloigne pratiquement à quatre pattes, en murmurant : — Hunde... Hunde...2 — Mais qu'est-ce qu'y dit, ce vioque ? — Ch'sais pas, on dirait : Oun-deux, Oun-deux... — N'importe quoi ! — Pis c'est pas la peine d'avoir peur de mon clebs comme ça. Eh, le vieux ! Reviens ! Y mord pas ! — Te fatigue pas, il est déjà parti ! — J'espère qu'y va pas mourir de peur, hin hin hin. — Bon, allez on remet ça ? — Ouais, t'as raison, fait soif ! La main sur le cœur, Josek cherche instinctive2 « Chiens » en allemand.

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ment la pièce de tissu familière. Il ne la trouve pas. Il n'y a rien d'autre qu'une simple poche cousue sur sa poitrine. Des vagues de panique lui mettent l'estomac au bord des lèvres. Comment est-ce possible ? Est-ce que sa mère s'est trompée en préparant ses vêtements ? Est-ce lui qui serait sorti de l'immeuble en ne portant inconsidérément que cette chemise douce de coton, qui ressemble à un pyjama sans l'immanquable étoile jaune ? Si on l'arrête dans cette tenue, il pourrait être emmené et questionné à la Kommandantur, emprisonné ou jeté dans un train comme ses cousins, ne plus jamais revoir ses parents... ni Hanna... Josek s'est caché derrière des tonneaux vides, sous une bâche de toile verte. Paniqué, il attend de récupérer son souffle avant de reprendre sa course. Le chien ne l'a pas suivi. Peut-être que les hommes sont en train de poursuivre quelqu'un d'autre, ou déroutés sur une fausse piste. Ah non, quelqu'un s'approche, pourvu que... Il voit le bas d'un pantalon de treillis vert-de-gris. Mais les chaussures, de gros souliers kaki à lacets, ne ressemblent pas à de fines bottes de cuir. La veste vient bien d'un surplus militaire, mais elle n'a pas la tenue d'un véritable uniforme. Si c'est un soldat, il est vraiment attifé n'importe comment. Josek commence à respirer un peu mieux. Pas dangereux. — Nicht Gestapo3. 3 « Pas la Gestapo » en allemand.

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Kaléidoscope

Il se mord les lèvres d'avoir parlé tout haut. Mais le jeune homme n'a rien entendu, et s'éloigne à grands pas pour rejoindre une jeune fille, habillée comme lui d'un uniforme approximatif, et chaussée de baskets vert pomme à lacets criards. Sous la bâche, l'odeur mêlée de la terre sur le sol et du bois des tonneaux rappelle à Josek les promenades avec Hanna dans la campagne polonaise. L'été de leur mariage, alors qu'ils sortent tous les deux à peine de l'enfance. Les parties de cache-cache sous les arbres. Il fait chaud. Hanna rit, court et se cache dans une grange. Ils ne sont pas chez eux, il faut faire attention, c'est dangereux, si on les trouvait dans cette remise qui sent le vieux bois et la paille humide ? Mais Hanna pouffe, et défie Josek du fond de sa cachette. Il la rejoint tout doucement, embrasse du bout des lèvres les boutons de son corsage, puis ses lèvres douces qui ne rient plus et lui rendent ses baisers. Les bras d'Hanna se referment sur lui. Elle sent si bon... Josek lève ses yeux bleu acier vers le ciel. Il est épuisé. Mais il doit continuer. Il doit trouver encore un peu de courage, et survivre. Comme il a survécu au ghetto, au premier camp, puis au deuxième. Pour Hanna qui l'attend. Sa douce Hanna aux yeux d'azur. Hanna qui doit être là, devant. Non, non, Hanna n'est pas derrière. Non, elle n'est pas derrière les barbelés du ghetto. Ni dans le wagon à bestiaux. Non, elle n'est pas restée à Auschwitz. Non, il ne l'a 87


Kaléidoscope

pas vue, partir vers la chambre à gaz en pleine nuit, sous les projecteurs, avec la grand-mère qu'elle n'a pas voulu quitter, et les enfants les plus jeunes. Non, Josek ne s'en souviendra pas. Pas encore. Pas cette fois. Josek tend le bras pour se relever et sortir de dessous la bâche en s'agrippant aux tréteaux de bois vacillants. Sur son bras gauche, six chiffres mauves sont tatoués. Depuis si longtemps qu'ils en paraissent tout délavés. Deux hommes en vestes blanches arrivent au même moment en courant dans l'allée. Eux aussi sont essoufflés. Ils aperçoivent Josek s'extirper de sa cachette et le hèlent : — Joseph ! Joseph Goldman ! — Mais non, imbécile, il s'appelle Josek Goldberg ! Monsieur Goldberg ! Monsieur Goldberg ! Attendez-nous ! — Ben quoi ? rumine l'autre infirmier. Goldberg ou Goldman, c'est pareil, non ? — T'es vraiment un abruti, toi. Et en plus tu t'appelles Dupond ! Alors, si on t'appelait Durand, ou Duschnock, ou Ducon, ça te ferait pareil ? — Oh, la ferme ! L'essentiel, c'est qu'on l'ait retrouvé notre Alzheimer là, non ? *** 88


Bonnes vacances par Macha Sener

— Allo ? — Michel ? C'est Rebecca ! — Oh, Rebecca ! Bonjour ! Comment vas-tu ? Dès les premières secondes, il avait reconnu la voix grave et mélodieuse de son interlocutrice. Michel a le coeur qui bat à tout rompre, les mains qui tremblent. Alors qu'il est un « quadra » déjà bien tassé, grisonnant et un peu voûté, il vient de perdre une bonne trentaine d'années en quelques secondes. Là tout de suite, il a quatorze, quinze ans à tout casser, et la plus belle fille du lycée vient de l'appeler. Lui. Il frémit de la tête aux pieds. — Ça va bien, mais écoute j'ai un petit problème, est-ce que tu pourrais m'aider ? — Bien sûr, dis-moi ce qui se passe. — Voilà, mon départ en vacances a été un peu avancé, je dois prendre l'avion cet après-midi, mais ma voiture n'est pas encore prête. Je l'avais déposée 89


Bonnes vacances

chez le garagiste en espérant l'avoir à temps, mais comme mes plans ont été modifiés... — Aucun souci, tu veux que je t'emmène à l'aéroport ? — Oui, si ce n'est pas trop te demander. Comme on est samedi, j'ai pensé... — Tu as bien fait ! coupe Michel. Aucun problème. Dis-moi où je te retrouve. Rebecca lui donne l'adresse d'un café en bas de chez elle. Michel est un peu déçu. Il aurait préféré connaître son adresse à elle, plutôt que celle du café. Et même pouvoir aller la chercher directement à domicile, pour savoir où elle vit, comment... et avec qui. Zut. Avant de partir à leur rendez-vous, il reprend une douche, se rase pour la deuxième fois de la journée, se coupe évidemment et se retrouve avec la peau du visage très irritée, change trois fois de chemise, tache la plus belle avec le sang de sa coupure au menton, et finit par être presque en retard. Mais Rebecca arrive quand même longtemps après lui au café, chargée de bagages, exaltée par son départ en vacances. Michel n'ose pas trop lui poser de questions. Il se lance malgré tout, pour savoir où elle va, et surtout, quand est-ce qu'elle rentre ? Ah, dans trois semaines ? Ah oui, c'est long. « Pas assez ! » répond Rebecca en riant. Dans le fil de la conversation, elle lui donne l'heure et la date de son 90


Bonnes vacances

vol de retour, qu'il mémorise consciencieusement. Michel passe les meilleures heures de tout son été pendant qu'il emmène Rebecca à l'aéroport, et qu'ils attendent ensemble le moment de son embarquement. Il se sent tellement bien avec elle. Elle est tellement belle, à sa façon, tellement douce, tellement... différente. Il aime parler avec elle, de tout, de rien. Mais il est trop intimidé par ce qu'il ressent, par l'importance que cette femme a prise pour lui, il devient rapidement gauche, maladroit, il se trouve ridicule. Ce n'est pas bien grave, tant qu'elle est avec lui... Les heures ont passé trop vite, Michel regarde le ventre blanc de l'avion qui emporte Rebecca vers ses vacances, vers le soleil, peut-être aussi vers un autre homme. Il ne lui a toujours pas demandé si elle avait quelqu'un dans sa vie. Il rentre tristement chez lui, le cœur lourd. Trois semaines... sans la voir, sans l'entendre, sans même pouvoir lui écrire un email... qu'est-ce qu'elles vont être longues, ces trois semaines ! * Rebecca profite de ses vacances, dans un hôtel charmant au bord de la Méditerranée. De l'autre côté d'une anse généreuse où voguent de jolis voiliers 91


Bonnes vacances

blancs, elle admire chaque jour les petites maisons du village, toutes blanches elles aussi. Le long des routes, les massifs de fleurs explosent de toutes les couleurs, avec une large dominante de rouge, celui des hibiscus et des bougainvillées. Le mercredi, c'est le jour du marché au village. Rebecca y va à pied, pour y passer toute la journée. Elle flâne le long des étals colorés, flaire les épices parfumées, s'enivre du safran orangé et de son voisin le cumin, plus foncé. Les petits ânes la font toujours rire, surtout quand ils résistent aux ordres de leurs maîtres, elle aime marcher entre les chèvres par les sentiers caillouteux, pour éviter les grandes routes et les bus de touristes. Le soir, elle profite du coucher du soleil, en buvant un thé à la menthe sous le store jaune et blanc de la terrasse de sa chambre. Elle pense à Michel, souvent. Elle se rappelle comme elle se sent bien quand elle est avec lui. Il est tellement gentil, à sa façon, tellement touchant, tellement... différent. Elle aime parler avec lui, de tout, de rien. Elle aime sa maladresse, et sa sincérité. Ah que c'est bon d'être en vacances, se dit-elle, de pouvoir enfin s'occuper de soi. Oublier le quotidien trop stressant, les affaires trop sordides et les magistrats incompétents. Oublier les clients, qu'ils soient coupables ou innocents. Oublier tous les dossiers. Ne penser qu'à Michel. Profiter de son 92


Bonnes vacances

absence pour rêver plus fort encore de sa présence. Prendre le temps de se demander, en détail, de quoi on aurait envie là, maintenant, tout de suite. Elle ne veut pas savoir si c'est important, si c'est pour longtemps, si ça compte vraiment. Mais simplement, chaque soir, Rebecca s'endort en se blottissant virtuellement dans les bras de Michel. Elle s'amuse d'abord à imaginer comme ils seraient maladroits, au début, s'ils partageaient le même lit, parce qu'ils ont encore tout à découvrir l'un de l'autre. Au bout d'un moment, ils n'auraient certainement plus beaucoup de vêtements sur eux. Ils n'auraient certainement plus beaucoup de questions en tête non plus. Ils ne trouveraient que des réponses, sous leurs mains, sous leurs doigts, sous leurs lèvres, dans leurs corps. Rebecca n'a jamais aussi bien dormi que pendant ces vacances en Grèce. * Michel accumule les insomnies. Chaque jour qui passe est une torture. Chaque nuit est une épreuve. Le retour de Rebecca est encore trop loin, le temps est beaucoup trop long. Un samedi, Michel retrouve un couple de ses amis dans un café pour partager un verre. 93


Bonnes vacances

Une semaine encore à tenir... — Tu as une tête de déterré, Michel ! Il faut que tu t'occupes un peu plus de toi. — Mais fiche-lui la paix, Valérie !... Sa copine est partie en vacances. — Ce n'est pas ma copine. — Ouais, ben la fille dont tu nous parles tout le temps d'habitude, là, comment elle s'appelle déjà ? Sarah ? — Nan. Rebecca. — Elle est partie où ? — En Grèce. — Avec qui ? — Je ne sais paââââs ! — Arrête ton interrogatoire, Valérie, laisse-le respirer. — M'enfin Michel, tu ne lui as toujours pas demandé si elle était libre ? — Non, voilà ! Je ne lui ai toujours pas demandé. Pas eu l'occasion. (Ni osé, ajoute Michel en son for intérieur). — Dis donc, Rebecca, c'est pas un prénom feuj, ça ? interroge David. — Oui. Elle est juive. 94


Bonnes vacances

— T'es déjà sorti avec une feuj ? — Qu'est-ce que ça peut bien faire ? répond Michel, un peu énervé. — Nan, j'sais pas, c'est juste que ça doit être un peu chiant, à cause des interdictions alimentaires, comme les musulmans, tout ça... — Il y a des gens beaucoup plus chiants et pénibles, qui ne sont ni juifs ni musulmans ! — Oh, c'est bon, excuse-moi ! — De toute façon... il y a d'autres problèmes, rajoute Michel avec un air découragé. — Comment ça ? demande Valérie. — Elle est avocate. Et moi, je suis juste un employé, on ne fait pas partie du même monde. — Alors là, si elle est assez conne pour s'arrêter à ça, autant que tu laisses tomber tout de suite ! lance David excédé. — Je ne pense pas qu'elle pense comme ça ! s'embrouille Michel. C'est juste que, comme on se croise généralement là où elle travaille, j'ai peur que ça lui pose des problèmes, avec ses collègues, ou avec les miens, enfin... c'est compliqué. — Et ton pessimisme, tu le soignes comment ? demande David. — Comment ça ? 95


Bonnes vacances

— À force de te mettre ce genre de conneries dans la tête, ça ne marchera jamais. Tu pars en ayant déjà perdu d'avance !... Fonce ! Tu verras bien ! — C'est vrai qu'au pire, tu te prendras une veste, mais au moins tu sauras à quoi t'en tenir, ajoute Valérie. — Ce n'est pas la veste qui me fait peur. — Ben alors quoi ? — C'est de perdre son amitié. Si je me chope une veste, après, elle sera gênée, elle ne saura plus comment me parler, elle prendra encore plus de distance. — Oh, Michel, tu te fais trop de nœuds dans la tête ! Relax ! — Écoute, je suis d'accord avec David, c'est sûrement beaucoup moins compliqué que tu l'imagines, tu devrais te détendre, et arrêter de voir des problèmes là où il n'y en a probablement pas. — Et puis tu devrais t'occuper, aussi ! Faire du sport ! Sortir un peu. — Ça, c'est vrai, tu as vraiment une tête de déterré. — Tu me l'as déjà dit, Valérie. — Allez, viens faire un jogging demain avec moi ! Rendez-vous à 7 heures, je passe te prendre chez toi, tu verras, rien de tel pour te vider la tête, mon pote ! 96


Bonnes vacances

— OK, OK. Passe demain. Bon, en attendant je vais rentrer. — Essaie de te reposer, tu vas voir, David, c'est une flèche, il est difficile à suivre, tu as intérêt à faire une bonne nuit de sommeil avant ! — Et ne rêve pas trop de Jessica ! lance David derrière Michel. Pas Jessica : Rebecca !... Il m'énerve lui, des fois... maugrée Michel intérieurement. Et puis, si elle a quelqu'un dans sa vie, j'aurais l'air fin, moi, de lui faire des propositions inappropriées... Et puis, ne pas en rêver... il en a de bonnes, c'est facile à dire ! Alors que la seule chose à laquelle je pense, jour après jour, nuit après nuit, c'est de frotter ma peau contre la sienne. Toute ma peau, contre toute la sienne. Chercher ses douceurs, ses rondeurs, ses odeurs... partager ses murmures, ses impatiences, ses désirs, ses soupirs. Trouver ses déclics... Une violente douleur l'assomme debout, brutalement interrompu dans sa marche et sa rêverie par une rencontre inopinée avec un réverbère. — Ah putain, mais quel con ! gémit Michel à voix haute. Il faut trouver une pharmacie le plus vite possible, ou un poste de soins, n'importe quoi pour arrêter ce sang qui dégouline de son front sur sa chemise en poissant son cou au passage. Vite, une croix verte ! De son oeil valide, celui qui n'est pas 97


Bonnes vacances

fermé par la douleur et le sang chaud qui coule généreusement, Michel voit l'enseigne d'une pharmacie juste au coin de la rue. Quand il entre, titubant, encore à moitié assommé par le choc, le pharmacien sort de derrière son comptoir à toute vitesse, l'attrape fermement par le bras et l'assoit sur une chaise avec autorité. Quelques instants plus tard, il a nettoyé la blessure et paraît plus rassuré, il annonce à Michel : — Ce n'est pas très grave, vous vous êtes juste un peu ouvert l'arcade sourcilière, ça va s'arranger. Il faudra quand même voir un médecin rapidement. En attendant, je vous mets des stéristrip. Je ne crois pas que vous aurez besoin de points de suture, mais ça va vous faire mal encore pendant un bon moment ! — Ah la la. Est-ce que je peux rester assis encore un peu ? — Oui, bien sûr, prenez votre temps. Ne vous levez que quand vous vous sentirez mieux. Vous voulez que je vous appelle un taxi, pour aller à l'hôpital ou pour rentrer chez vous ? — Non, non, merci. Ça va aller. Merci beaucoup. Quelques minutes plus tard, Michel ressort de la pharmacie et rentre chez lui, la tête lourde, douloureuse, et le moral en berne. * 98


Bonnes vacances

Rebecca admire le bleu de la Méditerranée qui se déploie sous la carlingue de l'avion. Mentalement, elle dit au revoir à son petit hôtel tranquille, au marché aux épices, aux hibiscus, aux bougainvillées et aux petits ânes entêtés. Son séjour l'a apaisée, ressourcée, profondément. Mais elle est contente de rentrer. Deux heures avant l'arrivée, elle se réfugie dans les toilettes de l'appareil pour changer de tenue, sortant de son bagage à main une jolie robe violette qu'elle défroisse avec application avant de l'enfiler. Elle se maquille lentement, se parfume, se recoiffe attentivement. Elle prend tout son temps, pour se sentir fraîche et dispose malgré la fatigue du voyage. Elle n'est pas du tout surprise de voir Michel, un bouquet de fleurs à la main, à l'arrivée des passagers. — Tu as passé de bonnes vacances ? demande Michel. — Oui, c'était génial, toutes ces couleurs, ces odeurs, ces saveurs ! Formidable ! Je me sens regonflée à bloc, au moins jusqu'à l'hiver. — Ah. Je suis bien content (que tes vacances soient terminées... non je ne peux pas lui dire ça) que tes vacances se soient bien passées. (Tu m'as manqué.) Tu l'as bien mérité. Et ça se voit que tu es beaucoup plus détendue qu'avant ton départ, ça t'a bien réussi, ce séjour... 99


Bonnes vacances

— Mais dis donc, il t'est arrivé quoi, là, au-dessus de l'oeil ? — Oh rien, j'étais distrait, j'ai embrassé un réverbère... Elle lui prend la main en souriant. — On va boire un café ? — Gghhh... oui d'accord ! OK ! bredouille Michel décontenancé. — On va où ? — Où tu veux ! (quand tu veux, comme tu veux, tout ce que tu veux...) Je n'ai pas d'idée (et si je pouvais même récupérer un seul neurone en état de marche, qu'est-ce que je serais content !). — On récupère mes bagages et tu me ramènes chez moi ? Je te ferai un thé à la menthe que j'ai rapporté, si tu veux. Tu verras, il est délicieux... Ils s'éloignent tous les deux, main dans la main, vers l'incertitude du moment, et celle du lendemain.

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Terre d'ombre brûlée par Ludmila Safyane

Il ne comprend pas ce qui lui arrive. C’est la première fois, la première en deux ans de trois-huit. S’endormir sur la chaîne de montage, merde ! Et en plein milieu encore. Quelle engueulade il s’est pris ! Une sacrée rouste. Y’a intérêt à faire gaffe s’il ne veut pas aller pointer au chomdu demain matin. Putain, comment c’est possible ça ? Comment il a pu s’endormir en plein boulot ? Et pourtant... Pourtant… Il était bon son rêve. Il s’était laissé glisser dans ce monde étrange et doux et triste et coloré. Maintenant il ne s’en remet pas. Maintenant sa vie est grise. Et pourtant… Grise, mais avec un espoir de couleurs… Il ne comprend rien. Qu’est-ce qui lui arrive 101


Terre d'ombre brûlée

putain ? Son rêve, tout d’abord. Son rêve. Que du noir. De grands couloirs noirs, de longs longs longs corridors noirs. Un musée, la nuit. Une nuit au musée. Sans blague… non, non, pas le film américain avec l’autre gugusse, les cow-boys et les dinosaures, non pas ça. Un truc d’art. Vous savez ? Comme ceux de New-York ou Paris ou Madrid ou quelque chose dans le genre. En fait il ne sait pas trop. Les musées c’est pas tellement son truc. Il n’y a jamais été. Ou peut-être une fois. Un petit musée. Quand il était petit. Une sortie scolaire, en CM1. Peut-être en CE2 ? Son rêve tout d’abord. Son rêve. Flippant. Seul, on a dit. Tout seul dans le noir, on a dit. Et puis, au détour d’un couloir, d’un coup, comme ça, sans prévenir, les rêves c’est pas prévenant, de grands panneaux, immenses, 102


Terre d'ombre brûlée

gigantesques, démesurés, de toutes les couleurs. Des couleurs comme si ça lui tombait dessus. Du jaune, de l’orange, du rouge brillant, un soleil vu de très très très près, une pluie de soleil rouge et jaune et orange. Ça l’a chauffé tout partout, c’était bon, c’était doux. Il se demande maintenant s’il a parlé dans son sommeil à ce moment-là. Peut-être qu’il a gémi, grogné un truc... la honte ! Devant les collègues. Tous les autres, ils ont ri après. Après. Le réveil. Brutal. Inhumain. C’est le chef qui l’a réveillé. En plein milieu de la chaîne, changement de programme. Passer de la pluie de couleurs à ça. Violence. Et les autres qui rigolaient. Si ça se trouve ce sont eux qui ont mis un truc dans son café, pour qu’il dorme et qu’il fasse des rêves zarbi, juste pour se marrer, il a pensé. Il leur a fait un signe de la main quand le chef s’en allait. Il ne leur en veut pas, au fond, on s’ennuie ferme la nuit à l’usine. Il pense qu’ils ont bien fait de lui mettre un truc dans le café, au fond, tout au fond. Maintenant il a un musée à lui, juste à lui, avec du chaud et du jaune et du rouge brillant, et quand il y pense il se sent vivant. Au fond, tout au fond. C’est un peu égoïste quand même, il pense, les musées des autres, il ne les connaît pas. Ça ne l’intéresse pas. C’est un peu égoïste. 103


Terre d'ombre brûlée

Il ne comprend pas. Ça a recommencé encore cette nuit. Le rêve bizarre. Ça a recommencé. Mais ce coup-ci il n’était pas à l’usine. Ça a recommencé, chez lui. Il était seul. Y’avait que du café dans son café. Il en est sûr, les autres n’y sont pour rien, c’est lui. Lui seul. Il doit être bizarre. Il a toujours su qu’il était un peu différent, il a toujours fait comme si. Comme quoi ? Mais un jour il faut voir les choses en face. C’est lui. Il doit être un peu fou. Cette fois-ci, il y avait des gens, des choses, des lieux dans son rêve. Des images. Bien nettes. Frappantes. Tata Garance tout d’abord. Tata Garance de toutes les couleurs, avec un œil rose et l’autre jaune, les cheveux vert menthe, et quelques mèches violettes, et elle scintillait comme une fée. C’était sa Tata Garance à lui, celle qui brille à l’intérieur de lui, celle de son souvenir, belle, souriante, comme il y a si longtemps. Tellement vraie. Ça l’a secoué de la voir. De la revoir. Au fond il avait oublié son visage et il ne le savait pas. Il croyait se souvenir d’elle. Il l’avait oubliée. Il ne le savait pas. Il n’a même pas une photo, c’est à cause de l’incendie. Ça l’a secoué. Et il a vu le tonton aussi, et la maison et le village 104


Terre d'ombre brûlée

et les rues entremêlées en noir et blanc avec en arrière-plan la maîtresse de CE2, et les copains qui rigolaient. Quand il s’est réveillé, il a eu peur. Tous ces trucs bizarres, trop bizarres qui lui venaient en tête d’un seul coup. Il doit être fou. D’habitude il fait des rêves normaux. Normaux ça veut dire des trucs en gris et en blanc, des trucs vrais, ou au moins réels, l’usine, la chaîne, le chef, les copains qui rigolent. Des trucs normaux quoi. À la rigueur, un musée normal, il aurait pu comprendre, un avec des tableaux connus qui coûtent cher, comme ceux qu’il y avait chez eux. Plein les murs dans des petits cadres. Tata Garance, elle s’y connaissait un peu en culture normale, elle achetait toujours les calendriers artistiques et elle découpait les petits tableaux, et elle en faisait de petits cadres qu’elle mettait partout dans la maison. Alors forcément, il se rappelle deux ou trois images : les nénuphars flous, la laitière de Chambourcy et sa copine avec le turban bleu, ou encore les deux qui prient vers la meule de foin. Il les connaît un peu, comme des amis d’enfance, même s’ils ont tous la taille calendrier des postes, à peine plus gros qu’un timbre. C’est comme les stars de la télé qui vivent dans son salon, il les connaît aussi, un peu, mais elles sont plus grandes, elles ont la taille poste TV. Tenez, ça par exemple, rêver des stars de la télé en carré et en couleur, ça serait un rêve normal, non ? Tout le monde rêve des 105


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stars, même pas besoin de dormir pour ça. Mais rêver de Tata Garance bizarre avec des couleurs bizarres dans un musée bizarre, même si ça lui fait du bien, c’est trop pour lui. Il ne comprend pas. Alors ça lui fait mal aussi. Les nuits suivantes ça continue le rêve, ça continue, toutes les nuits le rêve fou et ça le rend fou et il y a de plus en plus de Tata Garance, des tas de Tata Garance partout de toutes les tailles de toutes les couleurs de toutes les formes. Et puis plus loin il voit la maison. Biscornue, mais encore entière et claire. Et sa chambre de quand il était môme, avec ses billes qui brillent, et au milieu, la rouge, la plus belle, énorme comme un soleil. Et l’ombre du tonton dans son fauteuil. Sombre l’ombre. Et le pré qui descend vers chez les Thibaud. La pipe du tonton est posée en plein milieu du pré, presque aussi grande que la baraque, on dirait un paquebot, le Titanic peut-être, et la bille grosse comme une planète plane au-dessus. C’est sa préférée, une Neptune. Dans tous ces trucs bizarres, bizarrement il s’y retrouve. Pas en exactitude mais en vérité. Et il pense que tiens, c’est vraiment comme dans son souvenir. Que s’il pouvait prendre une photo de son rêve, ou brancher une imprimante sur son rêve, il pourrait garder les images pour toujours, et garder Tata Garance et la maison et les regarder quand il le voudrait. Ce serait bien. 106


Terre d'ombre brûlée

C’est idiot de penser à une imprimante, il se dit, il saurait même pas comment s’en servir, il n’a même pas un ordinateur. La télé c’est tout. Ce rêve, c’est sa vérité. C’est venu comme ça la phrase, d’un coup ça lui est tombé dessus, les phrases c’est pas prévenant. Ce rêve est vrai, plus vrai que ma réalité, plus vrai que ce boulot de merde à l’usine, plus vrai que les rues grises de cette banlieue grise, plus vrai que chers téléspectateurs ne zappez pas… il a pensé. Et il a chialé. Parce qu’il n’avait jamais pensé « boulot de merde » avant, qu’il n’avait jamais vu que les rues étaient aussi tristes, parce que son rêve ne reviendra peut-être pas la nuit prochaine, parce qu’il s’est vu enchaîné par le temps, par la glu du réel, enchaîné par son usine demain matin et par son super de proximité demain soir et par sa télécommande qui commande, et par les gens qu’il croise sans les connaître vraiment, des gens qu’il aime bien au fond, mais peut-être pas tant que ça, peut-être pas autant que sa maîtresse de CE2 en noir et blanc sur fond jaune, pas autant que l’ombre de la pipe du tonton, pas autant que le regard rose de Tata Garance. Et il a chialé comme un morveux. Saloperies de pensées. Il ne comprend pas. Les rêves continuent. 107


Terre d'ombre brûlée

Continuent les rêves. Tant bien que mal. Tant mal que bien. Il se fragilise et se trouve. À l’usine les gars ont bien vu qu’il changeait. L’autre jour l’un a lancé « Eh, oh, le maillon faible, tu veux le numéro de la Belle au bois dormant ? » Et les gars ont rigolé. C’est foutu, on ne peut pas revenir en arrière. Un de ces jours il va basculer pour de vrai. Peut-être que c’est déjà fait. Est-ce qu’on sait quand on bascule ? Il a déjà viré sa télé. Hier soir, il a balancé Pujadas par la fenêtre. En rentrant de l’usine ce matin il est passé devant un magasin de couleurs. C’est joli comme nom pour un magasin. D’habitude il serait passé droit. Mais là, il a ralenti le pas. Il s’est dit, comme ça, pourquoi pas ? C’était tôt mais déjà ouvert. Acheter des couleurs, on peut acheter les couleurs ? Alors ça y est. Il a pris deux pinceaux et quatre tubes. Le vendeur lui a dit cinq, il en faut cinq pour tout faire, il a essayé de l’entuber avec ses teintes primitives, mais lui il n’est pas né d’hier et il a bien vu que dans ce que lui tendait le marchand y’avait pas le rose des yeux de Tata Garance. Alors il a choisi tout seul, le rouge, celui de la Neptune, celui qui réchauffe de l’intérieur. Laque de Garance elle s’appelle la couleur, comme Tata, il en est resté baba. Pour le champ de blé aussi il s’est débrouillé tout seul, un jaune citron de 108


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Cadmium, un drôle de nom pour un agrume, une sorte d’OGM sans doute. Pour l’œil il a trouvé, violet de Cobalt c’est marqué, un peu froid, un peu inquiétant aussi, un regard tendre et chimique. Et une terre d’ombre brûlée, pour l’ombre du tonton, pour l’absence des souvenirs, pour les contours de la maîtresse, et pour la différence, il s’est dit. Quatre tubes pour commencer ça ira, ça changera des tubes cathodiques. Il est sorti en sifflotant. Il ne comprend pas. Il ne comprend pas. Comment ça lui est venu tout ça ? Tout d’abord ? Ces foutus rêves ? La vie trop dure, tous les morts, même pas une photo, la solitude ? Ou c’est peut-être à cause de l’usine, à force de peindre des xsara picasso il fallait s’y attendre. Faut croire que l’ouvrier un peu fragile, un peu sensible, à force de voir le nom du peintre toute la nuit devant ses yeux, il gamberge, il s’identifie, c’est humain. Les chaînes et les artistes, si on les met ensemble, il faut s’attendre à tout. Il ne comprend pas. Il a tout largué. L’usine, le chef, les gars, le super de proximité. Et son appartement, il a bien fallu qu’il le laisse, même si les taches et les lignes sur les murs, jaunes, roses, vertes, il trouvait que c’était joli, contrairement à ce qu’a gueulé le proprio. Il ne comprend pas. Le problème, c’est que c’est là qu’il a été largué 109


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lui aussi. Ils l’ont lâché. Lâchement lâché. De très haut. Ses rêves. Et depuis il essaie de les retrouver ces salauds de rêves, il essaie de s’y raccrocher, c’est pas fiable les rêves. Il a essayé sur des cartons, des planches de bois trouvées dans la rue, des toiles aussi mais c’est plus cher, il a essayé de les imprimer, ses rêves, avec la peinture qu’il avait achetée, il en a acheté beaucoup des couleurs, avec l’argent qu’il avait mis de côté pendant les années grises, il en a volé un peu aussi, et puis il a eu de nouveaux amis, des amis de peinture, pas les copains de l’usine, moins marrants des fois. Pourtant, il n’a pas réussi, pas réussi à retrouver vraiment la vérité vraie de ses rêves. Son musée est resté à l’intérieur de lui, tout au fond. Les gens aiment bien ce qu’il fait, on dit que ce sont des œuvres d’art, on dit que c’est singulier. Mais c’est drôle, lui, on dirait qu’il s’en fout, que ça ne lui fait pas plaisir de plaire. Lui se désespère, il a perdu ses rêves, il continue à chercher. Les yeux de Tata Garance ne s’achètent pas dans un magasin de couleurs. Même pas une photo. Ses rêves étaient venus le choper sur la chaîne, une nuit, il n’avait rien demandé, il avait cru au café truqué. Ils l’ont porté loin, loin, très haut, beaucoup trop haut. Des rêves présomptueux sans doute. Et 110


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puis d’un coup. Zappe. Zappe. Ça change de chaîne. Tchao. Ça se barre. Il tombe. Comme Icare, ça brûle, Neptune, Garance, et il tombe, et il roule sur luimême dans sa chute orangée, et il tombe, et traverse le champ des Thibaut, traverse les terres d’ombres brûlées, croise des visages oubliés, jeunes filles emperlées, liseuses, prieuses de Vermeer ou Millet, et il n’en finit plus de tomber, et c’est long, très long, parce qu’il est parti de vraiment très haut, et dans sa chute désespérée, une chute calculée en années, il vomit çà et là les couleurs qui lui restent en mémoire, sur des bouts de papier, des toiles récupérées, des murs abandonnés, et il espère, toujours, il espère, recréer, retrouver, garder, regarder, les yeux de…, la forme de…, juste l’ombre…, au moins l’ombre…, une idée de l’ombre de…, au moins l’idée de l’absence de l’ombre de… Rien. Ses rêves l’ont lâché. C’est pas revenant un rêve. Il tombe. À la Galerie d’Art Contemporain une rétrospective lui est consacrée. On peut y voir de belles plaquettes en plexiglas que le public branché apprécie : artiste autodidacte – artiste maudit – ââârrrrtiste – un peu autiste aussi, une enfance difficile, solitaire, oui, oui – zappe, zappe – des copains, oui, des copains bien sûrs – pas de femme – 111


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une petite amie ? – un peintre gay peut-être ? – un type bizarre ! – dites-vous ? un incendie, une pipe oubliée, un champ de blé – morts – morts – tous morts – petit miraculé, mais les séquelles, ahhh, les séquelles – zappe – un miracle de l’art, un élément important de l’actuelle mouvance picturale – râle – râle – zappe – un maillon de la chaîne artistique – maillon – de la chaîne – zappe – défenestré ditesvous ? – mort prématurée, oui, oui – quel dommage – zappe, zappe – une telle vivacité dans les couleurs – leurre – leurre. Mais les ombres, vous les voyez, vous, les ombres ? Zappe.

***

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Le noir refuge de mes couleurs par Audrey Megia

Blondie Freya alluma la radio de la voiture, il était encore bien tôt, mais elle avait renoncé aux grasses matinées depuis longtemps. On venait de lui confier un nouveau dossier : une série de meurtres s'étendant sur toute la moitié Nord de la France. Une bonne partie de la nuit, elle avait lu les comptes-rendus des différents enquêteurs en évitant soigneusement les conclusions de ses collègues. Elle voulait avant tout pouvoir réfléchir avec son équipe sans être influencée par les raisonnements des autres : cela leur permettrait peut-être de dégager de nouvelles pistes. Elle démarra le MP3 sur sa radio. Vincent Rey, son coéquipier qui avait constaté le dernier meurtre sur le secteur de Reims était tombé à court de pistes. Il avait alors recherché les meurtres similaires dans toute la région. Un assassinat du même type avait été trouvé à Paris, alors dans le doute le policier avait décidé de faire une demande à l'échelle nationale. Au total, cinq meurtres suivaient le même mode 113


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opératoire. Vincent avait transmis le dossier à sa supérieure, accompagné du signalement des victimes compilé par lui-même sur un fichier MP3. « Madame Stein, 23 ans, mariée à un ingénieur allemand, travaillait en tant que designer à Nantes. D'après son mari, elle était très douée pour ce qu'elle faisait. Résultat, elle se donnait à fond dans son travail, et elle était toujours super stressée, trop sérieuse. Il la décrit comme attentionnée, mais il est clair qu'il aurait aimé la voir plus souvent à la maison. C'était une femme discrète, elle détestait qu'on s'occupe de ses affaires. Au bureau tout le monde s'était fait remettre en place au moins une fois pour avoir été trop curieux. On l'appréciait beaucoup, et tous les employés vouaient un culte à ses nems. Ah oui, elle était d'origine vietnamienne, d'où les nems. D'après les témoignages, pour une jeune femme de 23 ans elle faisait preuve d'une grande maturité et d'un fort caractère. Elle ne se laissait pas conter d'histoires. Mademoiselle Morgan, 30 ans, célibataire, du moins au moment des faits. Elle enseignait à l'université de Lille. D'après ses collègues, elle était sérieuse dans son travail, mais elle était plutôt connue pour être la boute-en-train du département d'anglais. On la croisait souvent dans les mêmes boîtes que ses élèves. C'était une femme cultivée, elle fréquentait les musées, les expos, et elle voyageait pas mal. Elle 114


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connaissait beaucoup de monde, il y a une sacrée quantité de témoignages. Tout le monde s'accorde à dire qu'elle était toujours prête à rire, bouger ou boire un verre... Il est déjà arrivé que quelques discussions dégénèrent car d'après elle rien ne valait l'Angleterre, son pays natal, mais rien de bien grave. Le frère de la victime déplore le nombre impressionnant de ses exs et amants, et son sale caractère qui la rendait invivable et immature. Madame Harris, 68 ans, veuve. Peu appréciée des habitants du village de Creuilly (en Normandie), cette horticultrice à la retraite avait écopé du surnom de sorcière. Toujours en train de médire sur les uns et les autres, elle ne se montrait jamais aimable avec personne. Parfois, elle acceptait de donner un conseil sur les plantations, mais pas plus. Elle se baladait en permanence avec sa griffe de jardinage, et se vantait d'avoir fait fuir un gitan avec celle-ci. Et on la croit sans peine, plusieurs gamins se sont plaints d'avoir été menacés. Elle ne sortait pas beaucoup, et n'avait pas beaucoup de relations avec les autres villageois. Mademoiselle Martin, 17 ans, célibataire, vivait à Paris. C'était une lycéenne appréciée, sans histoires, elle faisait partie des bons élèves et d'un club de boxe française. Ses parents se plaignaient néanmoins de ses mauvaises fréquentations. Skins party – conceptuellement alcool, médicaments et sexe avec n'importe qui –, soirées louches avec les bobos du coin. Les parents avaient bien du mal à imposer leurs règles : en dehors 115


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de ces fêtes, la jeune fille se comportait de manière irréprochable. Ses amis du lycée la décrivent comme quelqu'un de terre-à-terre, elle savait travailler quand c'était nécessaire et s'amuser quand il fallait. On ne lui connaissait pas de petit ami sérieux, ni d'ennemis particuliers. Madame Santi, 53 ans, divorcée. Elle avait deux enfants à l'université. Elle occupait une place d'ouvrière agricole près de Reims où elle habitait. Elle vivait dans un quartier populaire, le voisinage la connaissait bien. Ils la décrivent comme sans histoires et travailleuse. Elle adorait ses deux fils, et faisait tout son possible pour payer leurs études. On lui connaissait quelques problèmes financiers, mais la banque n'avait pas à la harceler. Elle restait pourtant généreuse, et malgré les mises en garde de ses voisins, elle avait tendance à accueillir sans trop se poser de questions ceux qui passaient par là. Elle affirmait que comme ses enfants ne venaient pas souvent, ça lui tenait compagnie. Toutes ces femmes n'ont apparemment... » « Colore le monde, sans feutres, sans épreuves ni bombes, colore le ciel...* » Blondie avait l'habitude de prendre cette route, mais absorbée par l'écoute du signalement elle avait complètement oublié l'énorme ralentisseur... et évidemment, le lecteur n'avait pas * Colore – Les innocents in Post- Partum

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apprécié le choc à 50 km/h. Elle espérait que son matériel n'était pas abîmé. Comme il ne lui restait que deux minutes de trajet, elle préféra laisser la radio. * Blondie salua l'agent à l'accueil, puis s'installa dans son bureau. Elle avait organisé son « désordre » en une seule pile afin d'obtenir un espace suffisant pour étaler le nouveau dossier. De sa voix haute mais puissante (certains vont jusqu'à prétendre que ces notes aiguës sont tellement désagréables que personne n'y résiste), elle appela Vincent et Timothée. Vincent était un type brun et rarement rasé de près, de taille et de corpulence moyennes. Il se montrait un tantinet maniaque (sauf pour sa barbe, ce que Blondie ne manquait jamais de lui rappeler) et passait un temps fou à classer ses papiers au bureau. Il préférait de loin les enquêtes de terrain qui lui permettaient d'échapper à cette manie. Timothée, un jeune homme grand et sec, aux cheveux courts, quant à lui passait pour un doux rêveur à l'air inoffensif. On l'imaginait mal en train de poursuivre les mécréants et il se plaisait dans le travail d'analyste. — Blondie, comment veux-tu qu'on s'y retrouve dans ce bordel ! — Je me permets de te rappeler que tant que tu ne seras pas toi-même impeccablement ordonné – 117


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elle désigna sa barbe de dix jours – je ne prendrai même pas note de cette remarque. Vincent soupira, Dieu ce qu'elle pouvait être horripilante dès le matin : elle lui rappelait sa mère ! Il jeta un œil à Timothée, dans l'espoir de trouver un soutien, mais le gringalet arborait comme toujours une peau parfaitement lisse, et donnerait de toute manière raison à « la Chef ». D'après Vincent, le grade ne jouait aucun rôle dans ce dévouement aveugle, cependant il se garda bien de dire quoi que ce soit, c'était le matin, et contrairement à certaines, il évitait les sujets délicats le matin. — Alors qu'est-ce que tu en penses MarieAntoinette ? s'enquit calmement l'analyste. — C'est Blondie, soupira la jeune femme. — Blondie, Toinie quelle importance...! s'agaça Vincent. — Alors voilà ce que nous savons, vous m'arrêtez si je me trompe, ou si vous avez un complément d'information. Nos victimes sont toutes des femmes, l'âge semble importer peu puisqu'elles ont entre 17 et 68 ans. Elles vivent toutes dans le Nord de la France, grosso modo de la Bretagne à la Champagne. Elles viennent de différents milieux socio-professionnels. Leurs origines semblent ne pas avoir d'incidence : vietnamienne, italienne, française... Jade Stein est mariée, Violette Harris est veuve, les autres sont célibataires ou divorcée.... Peu importe à 118


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notre meurtrier ! D'après les témoignages, elles ne se connaissent pas. A priori, elles n'ont rien en commun... — On peut juste noter qu'elles prennent les transports en commun, que ce sont toutes des femmes de caractère, a priori ce ne sont pas des proies faciles... — Ni un dossier facile, pfft, aucun lien entre elles... On a reçu tous les comptes-rendus du labo ? — Nous avons seulement reçu ceux de Paris et de Reims, les autres ne devraient pas tarder. Mais pour le moment, rien de significatif ! Le silence tomba. Chacun était occupé à connecter ses synapses dans le but de rétablir le lien entre toutes ces femmes. Blondie griffonnait sur son calepin, Timothée auscultait une carte de France, quant à Vincent, il était absorbé dans les photos des scènes de crimes. Rien ne leur sautait aux yeux, cela aurait été trop simple. Frustrée, Blondie partit se chercher un café. Un moyen aussi de fuir le tropplein qui bridait son esprit. Le brigadier Arno se chargea de la libérer de son langage coloré : « Bordel ! Avec leur ralentisseur rehaussé, j'ai failli racler la bagnole ! » * Blondie laissa son café dans la machine, et 119


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retourna aussi sec vers son bureau. Elle tenait quelque chose, elle en était certaine, mais quoi ? Vincent lui jeta un regard dubitatif, parfois elle avait un air de folle échappée de l'asile, un air de génie peut-être, mais tout à fait effrayant. — Les gars je crois que j'ai trouvé. Ralentisseur, ça a fait tilt. — Je ne te suis pas, je ne te suis pas ! osa Vincent, qui était persuadé que le tilt était plutôt un court-circuit : un ralentisseur, il ne voyait pas quel était le rapport… — Arno a mentionné le ralentisseur, et j'ai soudain été sûre de connaître la réponse. À quelle question j'en sais vraiment rien – la jeune femme fouilla ses souvenirs – J'ai pris la voiture, j'ai écouté le compte-rendu de Vincent, j'ai pris le ralentisseur, et je suis venue ici. J'ai pris le ralentisseur, la radio a sauté... J'ai pris le ralentisseur, la radio a... Donnezmoi les prénoms des victimes ! Timothée haussa les épaules, jeta un regard compréhensif à Vincent, mais récita néanmoins les prénoms : — Cerise, Clémentine ?

Violette,

Jade,

Sapphire,

et

— Nom de dieu ! Rien ne vous frappe ? Timo, Vincent ? — Désolé, Saint Ralentisseur n'a pas illuminé 120


Le noir refuge de mes couleurs

mon esprit, railla Vincent. — C'est pas le ralentisseur, à la radio, ils ont joué la chanson « colore le monde ». Et les prénoms ont tous un rapport avec les couleurs ! — C'est tordu, mais c'est le seul lien plausible qu'on ait. Il est peu probable de tomber sur cinq prénoms comme ceux-ci par hasard. — Encore faut-il pouvoir en déduire quelque chose... Je pense qu'on devrait essayer de rédiger un profil avec ce qu'on a, ça sera un bon point de départ. Chacun attrapa ses notes et développa ses réflexions. Puis quand le grincement du stylo sur le papier eut disparu totalement, Blondie prit la parole : — Je dirais que c'est un individu lambda, probablement caucasien, entre trente et quarante ans. Il peut passer aussi bien pour un collègue, que pour un père ou un fils. Il a pu s'approcher de ses victimes sans que cela paraisse suspect pour un témoin potentiel. — Je pense que c'est un homme qui a un problème avec les femmes. Pourtant, on ne trouve rien de sexuel dans ses meurtres. Je ne pense pas que ce soit le mobile. Il doit avoir une certaine force physique, puisqu'il étrangle et déplace ses victimes. — Il n'est pas aussi sûr de lui qu'il essaye de le faire paraître, ces femmes ont été attaquées par 121


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surprise, jamais de front. Elles n'ont probablement jamais vu leur agresseur. — Il n'est peut-être pas sûr de lui, mais il veut clairement montrer sa domination, prouver quelque chose. Il s'en prend à des cibles précises et dans des lieux fréquentés. N'oubliez pas qu'elles ont toutes été tuées à proximité des transports en commun. — Paris se trouve sur la même ligne que tous ces meurtres, on peut supposer qu'il rayonne à partir de là. — Et enfin, il doit avoir le temps d'observer ses victimes, le chemin qu'elles empruntent pour connaître leur ligne de bus ou métro... Blondie soupira, cela restait vague et précis à la fois, il pouvait exercer le métier de livreur ou de routier, ressembler à monsieur tout le monde, il pouvait s'arrêter là, ou recommencer encore et dans quel but ? Elle lança une recherche dans les fichiers, afin de savoir si des ex-détenus pouvaient avoir embrassé une carrière dans ces domaines, mais les résultats ne la satisfirent pas. Elle ne pouvait pas interroger tous les postiers et coursiers de Paris pour leur demander ce qu'ils avaient fait ces six derniers mois. Timothée lui effleura l'épaule d'une caresse. « Je vais reprendre les analyses, peut-être qu’un détail significatif m'a échappé. Rentre chez toi. »

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Il était déjà 20 h 45, et la jeune femme avait le sentiment d'avoir piétiné et réfléchi toute la journée pour n'obtenir qu'un maigre résultat. Un tueur obsédé par les prénoms colorés, capable de se déplacer dans tout le nord du pays sans qu'elle puisse l'arrêter. Réjouissant. * Blondie fut réveillée par la sonnerie du téléphone, stridente et insistante. Elle maugréa, espérant que ce n'était qu'une mauvaise farce de son sommeil, mais elle dut se rendre à l'évidence, aujourd'hui encore elle ne dormirait pas jusqu'à sept heures. D'un ronchonnement elle répondit à son analyste. — J'espère que tu as au moins obtenu l'ADN du type et son portrait-robot pour me réveiller à cette heure-ci. — Ah... pas vraiment, mais j'ai quand même du bon, Toinie. Le labo vient d'ouvrir et de m'envoyer tous les rapports. A priori rien de nouveau... mais il y a un mais. — J'espère bien, sans quoi je te fais avaler les rapports en guise de « petit-déj' ». Accouche. — Il y a des points communs dans les objets trouvés sur les victimes. À première vue, cela n'avait 123


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rien d'étonnant, on fourre tous des papiers dans nos poches. Mais là, toutes ces femmes possèdent des cartes de visite dans leurs poches. Pas les mêmes bien sûr. Entendant de l'eau couler, il marqua une pause : — Arrête-moi si je t'ennuie, mais... tu es sous la douche là ?! — Oui, j'ai un bon haut-parleur, continue, je serai bientôt prête. — C'est déstabilisant... Donc elles avaient ces cartes de visite, toutes pour des entreprises assez particulières, des plantes rares, du matériel de peinture, des cours de séduction. Pour le moment rien ne se rejoint, mais je vais creuser, je crois que je tiens quelque chose. — Je me prépare et je rappelle, d'ici là on réfléchit et on en discute. La jeune femme s'était habillée, avait réussi à engloutir un bol de café et quelques cookies en un temps record, et s'apprêtait à entrer dans sa voiture quand le téléphone sonna de nouveau. Timothée avait trouvé le lien entre les mystérieuses cartes de visite. La manœuvre était en fait assez simple, en cherchant simultanément toutes les entreprises sur internet, il était tombé sur le site d'une compagnie de livraison distribuant ces marques. Le standard n'ouvrait que dans une demi-heure, mais il savait déjà que la firme n'avait pas eu de problème avec les 124


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services de police depuis sa création. Blondie nota le numéro, et remercia l'analyste pour son travail. Finalement, elle décida de rester travailler chez elle. À sept heures tapantes, elle s'empara du combiné et composa le numéro de Transcare. Le standardiste ne fit aucun problème pour lui passer le patron sur sa ligne personnelle (M. Clersac était toujours prêt à parler avec la police). Brièvement, elle expliqua la situation et demanda à avoir accès au fichier des employés ainsi que, le cas échéant, celui des soustraitants – inexistants, assura le directeur – avec si possible, la liste des personnes se déplaçant dans la moitié Nord de la France. Il fallait bien sûr qu'un de ses collègues vienne dans l'entreprise interroger les employés et le chef des ressources humaines, afin d'obtenir de plus amples informations. Monsieur Clersac assura que les fichiers seraient envoyés dans l'heure, et qu'ils accueilleraient avec plaisir le Lieutenant Rey. Il coopérait régulièrement avec la direction des douanes. La jeune femme reçut rapidement les données et fit chauffer l'imprimante au détriment de la couche d'ozone et des forêts, mais un crime à la fois se ditelle. Une trentaine de livreurs s'occupaient de desservir le nord, mais le champ de recherche pouvait être réduit. Elle commença par retirer de la pile les employées, et les hommes de moins de 30 ans qui a priori ne collaient pas au profil. Elle continua 125


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en mettant de côté les personnes qui ne travaillaient pas les jours des meurtres, il était peu probable que le criminel ait utilisé son véhicule personnel pour parcourir tous ces kilomètres. Il restait neuf personnes, dont elle communiqua les noms à Vincent. — Timo t'a mis au courant ? — Oui oui, je suis en route, tu peux annoncer la suite des opérations ! — Tu vas interroger ces employés : Bruno Mercier, Frédéric Martinez, Marc Bossé, Albin Garcia, Nicolas Klein, Léon Tardif et Luis Mojica. Les questions de routine : leur emploi du temps, balancer leurs petits camarades, tu essayes de repérer ceux qui ont l'air perturbé plus que nécessaire par les questions. Enfin je ne t'apprends rien. Et tu vois aussi Emrah Bayard c'est le responsable des ressources humaines. Il dirige les entretiens d'embauche, vois si certains présentent des profils particuliers. — Bien reçu mon Capitaine, je fais le point avec toi à midi. Sauf si je découvre un élément décisif avant. — Merci, je m'occupe de préparer la paperasse et les procédures. Vincent s'étira, son cerveau commençait à s'alourdir sous le flux des informations. Il sentait pourtant que l'Info ne s'était pas encore dévoilée. Les 126


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employés présents sur les lieux n'avaient rien à se reprocher, et il était de toute manière convaincu qu'ils ne correspondaient pas au profil. Bossé, Garcia et Klein livraient déjà, mais l'enquêteur avait rendezvous avec M. Bayard qui pourrait le renseigner. Le DRH s'excusa tout d'abord pour l'absence des trois livreurs qui étaient partis avant que l'ordre de rester au parking ne soit donné, et s'engagea à fournir leurs coordonnées GPS si cela s'avérait nécessaire. Vincent était surpris et un peu méfiant face à une collaboration si entière. Le responsable expliqua qu'il était important que l'entreprise garde une bonne image auprès de ses fournisseurs. Les biens qu'elle transportait étant rares ou de grande valeur, il ne pouvait pas se permettre de perdre leur confiance. L'enquêteur soupçonnait néanmoins quelques accords avec la douane, ce qui ne le regardait absolument pas. Il se contenta de cette réponse et entra dans le vif du sujet : « Avez-vous remarqué des comportements étranges chez vos employés ? » Vincent sauta dans sa voiture : pour le moins qu'on puisse dire, Emrah Bayad connaissait bien ses employés, et ses dossiers étaient fournis. Tout était inscrit : les enfants, les loisirs, le caractère, Transcare choisissait avec attention son personnel. Et malgré cela, un meurtrier avait franchi la barrière... À proximité de Reims, une fois qu'il eut mis ses idées au clair, il téléphona au bureau pour informer la patronne. Au même instant la sonnette retentissait 127


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chez Blondie Freya. * Timothée se triturait l'esprit depuis un moment : pourquoi connaissait-il Transcare ? Ce nom lui rappelait quelque chose, et pourtant il n'avait jamais eu affaire à cette entreprise. Vincent ne commandait jamais rien sur internet, encore moins des objets rares, quant à Blondie, elle achetait tout et n'importe quoi. Le mois dernier, elle hésitait entre il ne savait quel obscur comic books américain et une hideuse statuette nipponne pour l'anniversaire de son petit cousin. Et soudain, tout devint aussi clair que la sonnerie du téléphone. Blondie ouvrit la porte, sa commande Japimport était arrivée. L'homme se montra très professionnel, il la laissa ouvrir le paquet, vérifier l'état de sa commande et signer les papiers en se contentant de sa carte de police. Mademoiselle Marie-Antoinette Freya s'était en effet arrangée pour modifier son prénom sur celle-ci, ce qui n'est évidemment pas possible sur une carte d'identité. Elle ne comptait pas se voir refuser une figurine aussi coûteuse à cause de son stupide prénom ! D'aucuns auraient ajouté qu'elle aurait pu se contenter de commander en utilisant sa vraie identité, mais c'était s'engager dans un dialogue de sourds... 128


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— J'ai un gros suspect, tu peux me passer Blondie ? — Non, elle bosse chez elle. Il faut que j'arrive à tout prix à la joindre, elle a commandé chez un distributeur de Transcare. Et j'ai consulté son compte en ligne, l'expédition date de cette semaine. — Le type livre sur le secteur. Je vais directement chez elle, essaye de la joindre. Si la jeune femme appréciait le sérieux de son livreur, elle ne pouvait pas s'empêcher de le trouver bizarre, ainsi emmitouflé avec une grosse casquette, un foulard, et une veste... Certes la région ne brillait pas par ses températures tropicales, mais la camionnette devait sûrement avoir la climatisation, et elle estimait que la température de son appartement était agréable. Le livreur rangea ses documents et la salua, puis lui tourna le dos. Elle s'apprêtait à refermer la porte lorsqu'elle s'aperçut qu'elle connaissait le logo sur la veste de l’homme. Alors, elle s'élança dans le couloir à sa suite, sans prêter attention à la sonnerie du téléphone. Évidemment, Blondie Freya n'était jamais joignable quand on avait besoin d'elle. Vincent roula aussi vite que possible jusqu'à son appartement, sans prendre le risque de se signaler avec le gyrophare. La camionnette Transcare était garée en face de l'immeuble. Alors qu'il l'inspectait, la concierge lui 129


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indiqua que pour un livreur, celui-ci ne livrait pas beaucoup, car le fourgon n'avait pas bougé depuis ce matin. Vincent adorait les concierges. Il entra dans le hall et appela l'ascenseur. Blondie s'engouffra dans l'élévateur juste avant que les portes ne se referment. — Je dois aller chercher mon courrier. Vous travaillez depuis longtemps chez Transcare ? — Non, seulement huit mois. Mais je ne compte pas rester très longtemps. C'est prenant. — Je veux bien vous croire, vous livrez dans la région ? — Tout le Nord de la France — C'est intéressant ! Ce furent quelques paroles de trop. Albin Garcia ne voulait pas perdre de temps avec le jaune mais rien ne se passait comme prévu. Il pensait attendre dans sa camionnette qu’elle se rende à son travail. Quand elle passerait devant lui pour rejoindre le parking, il n'aurait plus qu’à s’occuper d’elle. Voilà la marche à suivre, son mode opératoire habituel, qui ne comportait pas de bavardages dans l’ascenseur ! Qui était-elle celle-là pour perturber le plan ? Fou de rage, il se jeta sur l'inspectrice : c'était à lui de décider. La porte de l'ascenseur s'ouvrit sur un combat acharné entre Blondie et un homme blafard à la musculature impressionnante. Profitant du chaos, 130


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Vincent allongea un croche-pied au suspect, et l'immobilisa au sol à l'aide de tout son poids. Albin abandonna la lutte, résigné. Une fois de plus il perdait le combat. * Dans la salle de garde à vue, Albin glissa les doigts dans la poche de sa chemise, et déplia soigneusement la photographie qu'elle contenait. Il ferma les yeux, et avança lentement dans la forêt verdoyante. Il caressa l'herbe émeraude et s'allongea sous le ciel de jade. Surplombant le clapotis du lagon, un éclat de rire, de rêve : Élisa sortit de l'eau turquoise. Son reflet étincelant et légèrement bleuté donnait un avant-goût de sa beauté. Il quitta des yeux la lagune et posa le regard sur sa femme. Elle resplendissait dans sa robe écarlate tel un coquelicot s'épanouissant dans un écrin de verdure. D'un pas léger, elle vint s'asseoir à ses côtés sur la couverture orangée et déposa un baiser sur son front. Du bout des doigts, il caressa son pendentif mauve améthyste, celui qu'elle ne quittait jamais, et presque innocemment il frôla sa poitrine. L'instant couronné par un soleil d'or touchait à la perfection. Une larme tomba sur la photo froissée. Si seulement ce moment avait pu durer une éternité. Seize années étoilées : un bonheur égoïste. 131


Le noir refuge de mes couleurs

Mais la vie en avait décidé autrement : Albin et sa femme apprirent à combattre. Le crabe se déplace de côté, mais il fallut prendre le problème de front. Élisa soutint son mari avec dévouement, accompagna chacun de ses pas, comme on protège un enfant. Marche après marche, ils essuyèrent l'affront, chassèrent le cancer. Albin parvint à se reconstruire : il dévora la vie à pleines dents pour se forger à nouveau un corps d'homme. Il pouvait reprendre une place de mari et non plus de mourant. Élisa était soulagée de retrouver sa vie de couple, des bras forts... Albin travaillait de nouveau, et leur offrit une nouvelle stabilité. Mais la vie sortit à nouveau ses bâtons et les lança dans leurs roues. Un changement subreptice, presque délicat vint gâcher ce bonheur retrouvé. Un matin, Albin fut convoqué par le responsable du personnel, il ne pouvait malheureusement pas le garder, son aspect maladif repoussait les clients. L'homme tomba des nues. Il n'était pas chétif, il avait repris la musculation, il était rasé de près sans être imberbe. Jour après jour, il s'inspectait devant la glace, jusqu'à comprendre enfin. Il se tut dans un premier temps, pour ne pas ennuyer Élisa qui se plaignait de son humeur maussade. Il avait vaincu la mort, il fallait chercher du boulot, et se réjouir de vivre encore. Mais comment se réjouir, quand on perd ses couleurs ?

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Le noir refuge de mes couleurs

En effet, suite au traitement, Albin subissait une dépigmentation de la peau. Il consulta son médecin qui lança une batterie de tests. Il en parla finalement à sa femme qui s'effondra. Élisa ne se sentait pas prête à endurer cela une seconde fois. Progressivement, rongeant avec délectation chacun des replis de son âme, la neurasthénie s’installa chez Albin. L’invitée de choix sournoise et bavarde profita de chaque occasion pour introduire son poison. « Quoi que tu fasses Albin, tu ne seras plus jamais quelqu’un, tu resteras un de ces faibles, un de ces rebuts, regarde-toi. Ta propre femme n’ose plus te toucher. Pourquoi restes-tu là, à ne rien faire ? Rends-toi utile, mais le peux-tu ? Qui pourrait bien te trouver encore bon à quelque chose ? Tu es tellement usé. » La dépression de son mari, encore une nouvelle maladie : elle n'avait plus la force. Alors, Élisa partit, se confondant en excuses, mais sans laisser d'espoir. Albin pleura toutes les larmes de son corps, et lutta contre l'absence. Elle lui avait arraché une partie de lui, le laissant mutilé sur le sol, seul, affaibli face au monde hostile. Elle voulait qu'il se batte, qu'il profite de la vie. Il ne savait pas comment faire sans elle. Mais il savait qu'il devait essayer pour elle. Alors, il chercha un nouveau travail. Il frappa à des dizaines de portes sans faire la fine bouche, et pourtant aucune ne s'ouvrit. Neurasthénie martela son esprit : « Attache une 133


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corde à ton cou, ne vois-tu pas que tu les dégoûtes ? Qu’as-tu à perdre ici ? Tu n’as ni femme ni enfant, tu ne laisseras aucune trace. Il est temps de partir. Tu es vert de peur ! La lâcheté est un luxe que tu ne peux pas te permettre. » Mais Albin dans un sursaut d’amour-propre continua sa tâche, il devait trouver un travail, il ne laisserait personne lui dicter sa conduite, pas même cette chose au fond de lui. Cette horrible mégère qui le faisait voir en noir, le rendait maintenant rouge de colère. Il était temps de se battre. Il gagnerait le job et le cœur d’Élisa. Il frappa à nouveau de porte en porte. Jusqu'au jour où Transcare lui fit passer un entretien. Emrah Bayard fut touché par son histoire, et décida de l'embaucher : une telle fureur de vivre, de travailler devait être encouragée. Le nouvel employé ne le déçut pas, il réalisait ses tâches avec soin, sans jamais se plaindre, et toujours avec un semblant de bonne humeur. Mais la neurasthénie devint la fièvre de la folie… Sans relâche il occupa ses mains, sans répit il tritura son esprit. Il trouverait le moyen de leur montrer à tous, qu’il n’était pas un raté, il deviendrait un homme exemplaire. Jamais plus on ne se soucierait d'argent, jamais plus Élisa ne ressentirait de manque. Les problèmes n’existeraient plus. Albin voulait reconquérir sa femme et il vaincrait. « C’est un bon moyen », se disait-il tous les matins. Depuis qu'il avait reçu LA révélation. Ce jour-là il devait livrer chez une certaine Jade Stein. Ce nom lui évoquait la forêt de leurs premières amours, les arbres verts. Soudain, il 134


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sut qu'il devait repeindre le tableau, retrouver ses couleurs pour pouvoir embrasser Élisa. Il emploierait tous les moyens, il invoquerait même la folie, susurrant des horreurs à son oreille. La quête commença : le bleu de l'eau, le vert de la forêt, la robe rouge, la couverture orange, le pendentif violet et le soleil étincelant. Sapphire Morgan, Jade Stein, Cerise Martin,Violette Harris, Clémentine Santi, et Blondie Freya.

« Pourquoi le blanc non-couleur ? C'est comme le silence en musique, c'est un temps musical aussi. » Ingrid Caven, Jean-Jacques Schuhl

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Le dernier jour de Vade Makowka par Jacques Païonni

Comme chaque matin, il travaillait dans son atelier. Une douce lumière descendait de la verrière, l’entourant d’une aura cotonneuse. Un miroir au tain fatigué, égratigné d’usures et d’éclaboussures de peinture, lui renvoyait l’image d’un visage fatigué et flétri. Il posa son pinceau pour boire une gorgée de thé. Sa main tremblait, la boisson était froide. Il soupira, observa son portrait au front ridé, aux joues creuses et jaunies, aux lèvres fines et sèches. Il constata que la fossette de son menton avait fondu, perdue dans les méandres de sa peau flasque. Seuls ses sourcils restaient bruns et fournis, alors que les quelques cheveux qu’il lui restait semblaient se dissoudre en touffes fades et misérables. Il reprit son travail. Son énième autoportrait. Œuvre qui finirait comme les autres, dans un placard, un grenier ou une cave. À moins qu’un neveu ne s’en débarrasse en le jetant aux ordures… Qu’importe ! 137


Le dernier jour de Vade Makowka

Vade ne recevait plus beaucoup de visites. Sa famille se résumait à une sœur atteinte d’Alzheimer, placée depuis dix ans en centre spécialisé. Plus aucun contact avec elle. Quant à ses neveux, ils vivaient loin de Paris et se fichaient pas mal de leur vieil oncle. Seuls quelques anciens amis encore valides prenaient de ses nouvelles. Léon Debuis, le marchand d’art de la place du Tertre, à deux pas d’ici, qui lui devait une partie de sa prospérité, passait de temps en temps. Il était retiré des affaires, mais son œil expérimenté ne se trompait pas sur la qualité des peintures de Vade. Quand il venait, il ne disait pas grand-chose, il soulevait les nouvelles toiles une à une, les contemplait et bougonnait dans sa barbe des mots inintelligibles… Daniel Tonca passait aussi. En souvenir des leçons que lui enseignait le vieux peintre et parce que l’admiration pour son talent n’avait jamais cessé. Il venait fréquemment boire un thé en sa compagnie. Daniel avait abandonné ses idées de peinture depuis longtemps pour s’orienter vers la musique. Il venait de prendre sa retraite de l’orchestre de la garde républicaine et s’était remis modestement aux pinceaux. Il possédait quelques tableaux de Vade. Des compositions admirables qui ne finiraient jamais dans un musée. Qui voudrait acheter du Makowka ? Car son œuvre était originale. Vade n’utilisait qu’une couleur. Le jaune. La variation des tons lui permettait d’exprimer 138


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toutes les nuances des jaunes. Uniquement le jaune. En portraits, en paysages, en natures mortes… il n’y avait que le jaune ! Des centaines d’œuvres qui se desséchaient dans son grenier. Artiste incompris, il végétait depuis des décennies, sans se décourager, sans baisser les bras, sans changer de cap. Vers midi, Vade posa sa palette. Il descendit dans la cuisine, ouvrit le frigo pour en sortir un restant de quiche qu’il avala sans la réchauffer. Il sortait peu, selon le temps. Il faisait beau, il descendit la rue pavée jusqu’au carrefour pour aller au tabac acheter ses Gauloises et boire une vodka-bison glacée. Il prit le temps de parcourir le journal qui traînait sur le comptoir du bar. Il échangea quelques mots avec le patron et retourna dans son antre pour replonger dans son monde de couleurs. Les habitués du bar riaient sous cape : — Tiens, voila le fêlé du pinceau… — Pas encore mort le vieux fou ? — Il vend des trucs ? — Rien, sa peinture ne ressemble à rien. — J’ai une de ses toiles au grenier. Il me devait une ardoise salée et je lui en ai pris une en échange, à l’époque il n’avait pas un rond. — Parce qu’il en a maintenant ? 139


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— Faut croire, il paie cash ! Paraît que les Américains aiment ce qu’il fait. — Ben garde ton tableau, il va peut-être prendre de la valeur… Vade ne vendait pas aux Américains. Il ne vendait à personne. Mais il avait un petit pécule en banque, pas grand-chose, juste de quoi vivre chichement en comptant et sans faire de folies. Ce pécule, il le devait à Léon Debuis, le marchand d’art, et surtout à son talent. D’ailleurs, autrefois, quand ils étaient encore vigoureux, Léon lui disait souvent : — Si tu ne t’entêtais pas à faire du jaune, tu serais reconnu comme un grand bonhomme, l’un des meilleurs du siècle. Dans ces cas-là, Vade souriait sans répondre. Il se moquait bien d’être reconnu ! Faute de vendre, il bossait la nuit pour gagner quelques sous en déchargeant les cageots d’un grossiste en fruits et légumes. À l’époque, Léon n’avait que des croûtes dans sa galerie. Quelques jeunes peintres, rodant place du Tertre, lui laissaient leurs invendus. Parfois un quidam lui proposait un tableau trouvé dans le grenier… Rien de bien tentant pour le vrai amateur. Vade apportait ses « jaunes » que Léon prenait par 140


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charité. — S'il te plaît, fais-moi autre chose que tes portraits ou tes couchers de soleil citronnés. Les touristes veulent du Paname, du Sacré-Cœur genre Utrillo. Tu saurais faire ça ! Non ? Comme d’habitude, Vade n’avait rien dit, mais le lendemain il se présenta devant Léon avec une toile toute fraîche représentant la rue Cortot. Il la déposa sur un chevalet. Léon faillit s’étrangler : — Où l’as-tu trouvée ? Vade lui répondit par un coup d’œil en biais et ajouta : — Ce n’est pas difficile à faire. — C’est de toi ? — Qui veux-tu d’autre ? Utrillo ? — Il n’est pas signé. — Je ne signe pas les torchons ! Sur ce, Vade quitta les lieux. Léon, souffle coupé, décortiqua l’œuvre de fond en comble sans lui trouver le moindre défaut. Il soupira dix fois en passant devant la toile. Il tourna et retourna le problème et finit par convenir que, sans la signature du peintre, on ne pouvait pas dire s’il était ou non d’Utrillo. 141


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Alors, le soir venu, il ressortit ses tubes et ses pinceaux et se mit au travail. Du talent, il n’en avait pas, mais imiter une signature ne relevait que de l’entraînement. Il y passa des heures, des nuits, sans s’accorder la moindre indulgence. Enfin, après dix jours de laborieux essais, il posa la prestigieuse signature au bas du tableau. Mai 1965, treize années après la mort du peintre, un nouveau chef-d’œuvre d’Utrillo prenait vie. Il le présenta à maître Amiens, le célèbre expert, lui expliquant qu’un ami, désirant conserver la plus stricte discrétion, désirait vendre quelques toiles de cet acabit. L’expert n’y vit que du feu. Le tableau fut authentifié sans problème et acheté dans la minute par le Musée du Louvre. Léon garda pour lui le secret du tableau, il n’en parla même pas à Vade, mais lui remit vingt pour cent du montant de la vente en lui faisant croire qu’il avait réussi à placer vingt de ses tableaux à un collectionneur. Pour la première fois de sa vie, Vade pénétra dans une banque pour y ouvrir un compte. La somme qu’il déposa était suffisamment rondelette pour qu’il bénéficie de larges sourires et des avis éclairés d’un conseiller. Vade, sûr que sa peinture commençait à trouver des amateurs, se rua sur ses toiles et vida des dizaines de tubes de jaune : jaune safran, jaune indien, jaune 142


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du Cambodge ou quercitron. Il put investir dans des couleurs plus chères telles l’auréolin, jaune de Naples ou jaune bouton d'or. Du jaune de baryte, jaune de strontiane, jaune de praséodyme, jaune pridérite. Il dénicha d’autres jaunes rares, des jaunes organiques de synthèse : jaunes azoïques, jaunes benzimidazolones, jaunes diazoïques, jaune anthraquinonique, jaunes isoindolinones, jaune azométhine, et même du jaune de quinophtalone. Des noms imprononçables mais le rêve absolu ! C’est à cette époque qu’il reçut une lettre de sa propriétaire, lui faisant part de sa volonté de vendre la maison et lui demandant donc de bien vouloir plier bagage. La vieille dame expliquait qu’elle devait financer sa place en maison de retraite et qu’elle lui faisait cadeau des mois de retard pour les loyers s’il partait sans compliquer l’affaire. Vade s’en ouvrit à Léon. — Je dois me trouver un autre atelier, la vieille dame vend la maison. — Elle vaut combien la bicoque ? La toiture est à refaire, il n’y a pas de jardin, les chiottes sont dans la cour, les fenêtres sont de guingois. Demande combien elle en veut, je peux t’aider… Pour une mansarde étriquée du vieux Montmartre, le prix était raisonnable. Léon lui avança 143


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les fonds. Vade lui fut reconnaissant du geste. — Bah, ce n’est pas grand-chose, mais si pour me remercier tu me faisais quelques toiles comme celle de l’autre fois, ça me ferait bien plaisir. Sans conviction, mais par reconnaissance, Vade expédia trois toiles dans la même soirée. Il les déposa à la galerie quelques jours plus tard. — Je te pose un paquet dans le coin, c’est pour toi. — OK, lui répondit Léon, absorbé par une négociation avec un couple de Brésiliens au sujet d’un portrait façon Picasso sans grand reflet. Ce n’est qu’au moment de la fermeture qu’il s’y intéressa. Il tomba littéralement sur les fesses ! La femme assise nonchalamment sur une chaise, semblant rêver, était sans aucun doute de Modigliani. Le paysage de campagne au pointillisme caractéristique ne pouvait être que de Seurat. Quant à la ruelle de Paris sous la pluie, seul Pissarro avait pu la peindre. S’ensuivirent des nuits de labeur fastidieux pour s’approprier leurs signatures. Elles devaient être naturelles, sans équivoque, comme l’étaient les toiles. Il y parvint et confiant, reprit contact avec maître Amiens. — C’est toujours votre ami qui vend ? 144


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— Lui-même. — Il a une collection remarquable. Cette fois, les toiles furent vendues aux enchères, salle Drouot. Un collectionneur russe obtint le Pissarro. Le Modigliani partit à New York au Metropolitan Museum of Art. Le Seurat resta à Paris, au Louvre. Ainsi Vade devint propriétaire de la bicoque sise rue saint Rustique, aux murs décrépis, au portail rouillé, coincée entre d’autres cambuses aussi fatiguées. Pour justifier le nouvel apport d’argent, Léon dut dévaliser Vade de presque toutes ses toiles jaunes qu’il entassa dans le sous-sol de sa nouvelle résidence, un hôtel particulier à Neuilly. Léon ouvrit deux autres galeries, dont une largement dédiée aux jaunes de Vade, mais au bout de quelques mois il dut renouveler les présentoirs, car aucune vente n’avait abouti. Par contre, il était devenu une référence et bon nombre d’artistes connus lui confièrent leurs toiles pour des expos. La notoriété attire le succès. Le banquier conseilla Vade, plutôt bien, en lui recommandant des placements à long terme qui lui permirent de toucher une modeste rente. Pas la fortune, mais de quoi vivre en achetant ses cigarettes et ses tubes sans avoir à continuer de décharger les camions. Vade n’en demandait pas plus. Obstinément, il se concentra sur son travail pour explorer le 145


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monde du jaune, mêlant canari, citrons et bananes dans des fresques torturées et grandioses. Dans la cuisine, sur la table, entre les croûtes de pain et les assiettes sales, une motte de beurre le laissait rêveur pendant des heures. Un pissenlit perçant les fissures du trottoir le remplissait de joie, et quand il croisait une voiture de la poste, il ne pouvait s’empêcher de caresser la carrosserie comme s’il en cherchait le secret. La vaisselle s’entassait dans l’évier, les toiles d’araignées occupaient tous les angles des pièces… Il s’en fichait. Seul le travail de recherche sur la puissance et l’esprit du jaune comptait ! Vade s’alluma une Gauloise en remontant la rue vers sa maisonnette. Quelques hirondelles virevoltaient. Le ciel se couvrait de nuages noirs. Les touristes égarés pressaient le pas. Il s’arrêta devant un jardinet fleuri, repensa à un tableau inachevé et rentra retrouver ses toiles. L’orage éclata brutalement, plongeant la ville dans une sorte de nuit lugubre. Il dut allumer pour contempler sa dernière œuvre. L’autoportrait était achevé. « Quelle décrépitude » pensa-t-il. Il ressentit un pincement du côté de l’épaule gauche. Une petite douleur qu’il négligea. Vade se soignait à la vodka, il ne connaissait pas de médecin. Il posait à peine son pinceau quand une déchirure lui 146


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traversa la poitrine. L’expression de surprise qui se marqua sur son visage lui parut intéressante dans le reflet du miroir. Mais il perdit connaissance rapidement et s’effondra en renversant le chevalet et les couleurs. Daniel Tonca poussa la grille et traversa la cour. Il ne remarqua pas la lumière allumée, alors qu’il faisait grand jour depuis longtemps. Il entra dans la maison qui n’était jamais fermée à clef et monta directement à l’étage. Le silence était habituel, le désordre aussi, mais le corps de Vade allongé au milieu des pinceaux et des tubes avait quelque chose d’irréel. Le SAMU arriva quelques minutes plus tard. Le médecin constata la mort qu’il estima survenue depuis deux jours. Léon débarqua sur le fait et prit en charge les formalités à son compte. Il exigea que le corps de son ami fût installé dans la chambre du bas. Il fit venir sa femme de ménage qui, aidée de deux personnes, mit de l’ordre et nettoya la maison. Enfin, grâce à ses relations, il obtint pour Vade une place au Père-Lachaise. Dans la soirée, alors que tout était redevenu calme, Daniel et Léon restèrent pour veiller leur ami. Le long corps maigre allongé sur le lit était éclairé par une veilleuse à l’abat-jour crasseux. Le papier des murs se décollait par endroits, il était jauni par la fumée du tabac. — Ce pauvre Vade est mort comme il a vécu, en 147


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misérable. — J’aurais tant aimé qu’il soit reconnu par ses pairs. Il avait pourtant un sacré talent le bougre. — Il m’a enseigné la peinture, il avait un don fantastique. — Je lui dois ma fortune. — Ce pauvre Vade a passé sa vie en solitaire. Qui se soucie de lui aujourd’hui ? Ses neveux ne viendront même pas aux obsèques… Ils se turent tristement. * Vade reprit connaissance. Il fut surpris de se retrouver sur son lit. Il remarqua alors des mouvements dans la chambre. Il se releva sur un coude. Une foule de gens discutaient sans faire attention à lui. Juste là, assis, Léon et Daniel restaient silencieux, comme étrangers aux mouvements qui les entouraient. — Que se passe-t-il ? Ses amis ne semblèrent pas l’entendre, mais par contre, l’entourage se rassembla autour du lit. Une forte lumière éclairait le plafond, l’éblouissant, plaçant en contre-jour les visages qui se penchaient sur lui. Une main se tendit qu’il prit pour se lever. Il 148


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remarqua alors que Daniel et Léon ne bougeaient pas, qu’ils continuaient à regarder le lit. Il se retourna. Il était là ! — Ça surprend la première fois, dit une voix marquée d’une pointe d’accent italien. C’était un homme barbu au poil argenté. — Qui êtes-vous ? Qu’est-ce qui se passe ? — L’académie des peintres de l’au-delà est venue vous accueillir, je m’appelle Léonardo… Voici des amis qui ont tous voté pour votre admission immédiate. Et je vous rassure, ce n’est pas pour vos faux, magnifiquement peints, mais bien pour vos travaux sur le jaune que nous avons suivis avec passion. — Mes faux ? — Ne vous inquiétez pas, nous savons que vous n’êtes pas au courant. Rien ne nous échappe vu de làhaut. Des mains se tendirent qu’il serra et chaque fois un illustre nom de la peinture éclairait une face réjouie. Un chemin de lumière s’entrouvrit, irisé de pureté et de douceur. Reprenant leurs conversations par groupes de deux ou trois, les peintres s’y engagèrent, entraînant Vade avec eux.

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Emma par Frédéric Fabbri

— Assieds-toi là, miss, là sur la banquette, je me mets en face sur la chaise. Sa main a du mal à lâcher la mienne. — Quelle couleur la banquette ? — Rouge. — Comme la voiture ? — Oui, comme la voiture, ma puce… — Et ta chaise ? — Rouge aussi ! — J’en étais sûre, j’aime le rouge, enfin je pense. Puis d’un ton ferme elle affirme : — Oui j’aime le rouge ! *

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Emma

Emma est aveugle de naissance. Sa mère et moi avons de suite été désemparés. Un peu comme des parents à qui l’on apprend qu’ils vont avoir des quintuplés alors qu'ils viennent d’aménager dans un minuscule trois-pièces, avec une minuscule chambre d’enfant et ses minuscules jouets avec d’aussi minuscules ambitions. Un peu comme si la nuit qui se dissimulait derrière son regard envahissait notre vie dans sa robe de doutes et de peurs. Aussi je ne peux en vouloir à Mihaela d’être partie. Comment pourrais-je la juger ? Peut-être a-telle eu un courage que je n’ai pas eu sur le moment. Quand j’ai eu envie de courir, mes jambes se sont dérobées. Quelques jours après l’accouchement, Mihaela quitta sa chambre, sans un mot, sans un bruit, laissant Emma à la nurserie. Plus jamais nous n’avons eu de nouvelles. Sûrement est-elle allée retrouver un parent en Roumanie. Toujours est-il que le jour de la sortie j’ai emmailloté Emma dans un épais pull de laine verte, j’ai couvert sa tête d’un bonnet violet et j’ai déposé un baiser sur son front et dès cet instant, ce bref instant, j’ai compris que si cela avait été lâcheté de rester, la lâcheté ne faisait pas de moi moins qu’un homme, bien au contraire, je touchais du doigt l’essence même d’« être un homme ». Et puis, on dit que l’amour est aveugle, je pense maintenant tout le contraire, on ne voit jamais aussi bien 152


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que lorsque l’on aime de cet amour véritable. Chaque fois que je pose les yeux sur toi, c’est ta maman que je vois, une beauté sucrée comme de la guimauve. Au-delà de ce menton et ces grands yeux, il y a ce caractère effrontément têtu qui vous va avec grâce. * — Tu sais ce que tu vas commander papa ? Parce que moi j’ai une faim de loup… une énnnnnnnnorme faim ! Cette gosse a toujours le sourire. Je souris tout autant. Puis en se tapotant la tête de l’index elle ajoute : — Là dedans si je veux le loup il peut être rose... ou bien mauve. C’est un avantage non ? — Un sacré même ! — Quelle couleur je préfère des deux ? — Le rose. — Oui. Et en choeur : — La couleur des princesses. * 153


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Je ne sais pas comment elle appréhende les couleurs, ni même comment elle imagine le loup. Si elle s’en fait une image ou une sensation. J’ai pu lire tout et son contraire jusqu’à ce que je sorte ma tête de ces bouquins sur son handicap, pour lui en lire d’autres avec comme histoires ces fameux loups, princesses ou autres châteaux. Au fil des promenades dans les mondes féeriques, il y a eu ce coup de foudre : Emma et les couleurs. Les chevaux blancs, les vertes prairies, les aurores multicolores, les grands océans et leur éventail de bleus rivalisant avec le ciel à la manière d’un miroir. Couleurs qu’elle voit mieux que moi, couleurs qui la touchent quand pour moi elles ne sont qu’évidences. J’ai pu voir Emma des heures sur notre petit balcon en train de nager la brasse en m’affirmant que lorsque le soleil couche ses rayons sur sa peau, elle nage dans la plus belle des piscines, qu’il n’y a rien de meilleur qu’un bain de jaune. Je sais qu’un jour elle grandira, je sais qu’un jour tout sera évidemment plus dur, et c’est en la regardant comme ça des heures durant que j’ai compris que ça devait se jouer maintenant. Alors, on a tout abandonné et pris la route. * 154


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« Dis-moi papa, la perruque ne te tire pas trop les cheveux ? » Lorsque l’on est entré dans cette cafétéria d’aire de repos d’autoroute, tous les regards se sont tournés vers nous. Je donnais la main à Emma, j’avais du mal à sentir ses doigts minces avec les gros gants blancs que je porte. Tout autant que le sol sur lequel je marche avec ces chaussures de toile jaune démesurément grandes. Une petite clochette que je porte à la ceinture marque le pas. Ces yeux tournés vers nous. Vers ma fille habillée en rose bonbon dans son costume de princesse, ses longs cheveux bruns qu’elle nomme « bluns ». Parce qu’une véritable princesse les a « blonds » m’a-t-elle expliqué un jour, alors si elle devait orner son front d’un diadème, elle ne pouvait être brune. Elle en est arrivée alors à la conclusion que « blune » serait un bon compromis. Regards tournés vers moi aussi bien sûr, gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix et de près de cent kilos vêtu d’un costume de clown. Un chapeau violet minuscule porté sur une énorme chevelure jaune et orange, une chemise déclinant un arc-en-ciel façon Picasso, un gilet rouge, un pantalon large plastifié bleu. Mon visage maquillé à la hâte de manière inexpérimentée : rouge à lèvres vif, rouge comme le nez et une sorte de talc abrasif sur le reste de la surface. Le résultat tient plus des clowns tristes de Bernard Buffet que du clown de cabaret. Mais Emma y tenait si fort, un peu comme si j’incarnais alors LA couleur, couleur à laquelle elle pouvait donner la main, caresser le bras 155


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et écouter la voix. Couleur qui lui offrirait toute son attention. Autant d’attention que les sentiments qu’elle lui porte. J’ai fondu en sentant, alors que je conduisais, sa main tâtonner ma joue. Ces regards portés sur moi, sur nous, j’imaginais qu’ils seraient tendres avant notre départ, je les imaginais emplis de compassion pour mon bébé tandis que je garais la voiture, mais ils s’avéraient au contraire mauvais, médisants, comme si l’on était un couple de braqueurs, comme si l’on incarnait le mal, mal qui devait rester sagement à la maison, sorte de mal parce que ce spectacle leur gâchait leur weekend. Eh oui, une enfant aveugle, un père se pliant en quatre, ça ne permettait plus de se plaindre de son boulot, de son voisin de parking ou autre ineptie pendant un repas. Le monde est mauvais et parfois je suis heureux que tu ne puisses le voir. C’est cruel mais lorsque l’on est père on peut comprendre. Il était alors clair que notre choix de départ était la meilleure des solutions. J’espérais pouvoir lui construire un monde. Je serrais un peu plus la main d’Emma, sentant la mienne moite, mes mandibules s’écrasant toujours plus à chacun de mes pas. Se rappeler que la seule 156


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importance se tient à mes côtés, bien accrochée à ma main. Être aveugle aussi à ce qui n’est pas elle et moi. D’un pas hésitant, les yeux fermés, on a avancé entre les tables en se guidant des sons, des dos de chaise, en étant deux contre tous. * Bien avant sa naissance, à une époque dont je me souviens comme d’un film que j’aurais vu, vécu par d’autres, je suis né une première fois, avec une première vie. Vie qui se résumait autour d’un axe, seul et unique : la boxe. Ring, course à pied, corde à sauter, shadow, frappe, punch, vitesse, concentration, tension. Repas que l’on pèse, calcule, additionne, fractionne. Viande blanche, œufs, céréales complètes, manger, manger encore, passer de catégorie en catégorie. À chaque fois la balance. Les cordes, le cuir, l’odeur du gymnase, le sang. Les os qui se brisent. Nez, mâchoire, phalanges, épaules, côtes. Regarder ses dents dans un miroir, et ne pas y voir la même chose mois après mois. Pourtant l’odeur des victoires, l’exaltation alors que l’on monte sur le ring, la chaleur d’un coin. Puiser ce qu’il y a de plus animal. Les spots qui éblouissent et inondent comme les gouttes sur nos fronts. Les doigts des masseurs, les tapes amicales, les poignées de main. Puis, les défaites, les combats qui ne paient plus, les factures, les bitures, les paris, quelques dettes, la solitude. Je 157


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remonte, me refais puis reperds, puis remonte et une boucle qui ne se reboucle plus jamais. Jusqu’à… Dans ma vie je ne pourrai aimer qu’une femme, pourtant cet amour n’est rien comparé à combien je t’aime toi. Un soir où je suis au tapis après un vilain crochet à la tempe droite, couché au sol, j’imagine mon visage plus que déformé. Un épais filet de sang qui coule sur mon protège-dents au sol je regarde les quelques spectateurs autour. Mihaela est juste devant, elle semble d’une autre époque, celle où les femmes étaient des « dames », un chapeau vert sur des cheveux aux reflets orangés tirés en arrière. Un châle autour du cou. De fines mains posées sur la bouche en horreur. Sans me soucier de me lever pendant que j’entends le compte, je lui fais le plus beau des sourires que l’on puisse se permettre d’offrir lorsque l’on est au bord du k-o. Lorsque mes paupières se ferment et que je perds connaissance, je ne sais plus si j’entre dans le rêve ou sors de la réalité mais je suis certain qu’elle me rend mon sourire. On m’assoit sur le tabouret, me badigeonne le visage d’eau.

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— Combien de doigts ? Combien de doigts, Nathan ? La voix de mon oncle, celui qui me suit depuis mes débuts. — Ça dépend si je compte le morceau d’annulaire que tu as perdu à la scierie. Je dirais quatre et demi. — Merde Nathan, il n’en manque qu’un petit bout ! Personne ne le remarque à part toi. Bon, on va dire que t’es bien revenu parmi les vivants. — J’avais peur que tu te tires avec mon chèque ! Peur qui m’aide à rester debout à chaque combat ! Comme quoi ça a du bon d’avoir un manager roublard ! Mon cher oncle, compagnon d’infortune de combats perdants en combats perdants. J’ai très bien conscience que ce bout de doigt n’a pas été perdu à la scierie mais dans un de ces fameux paris où une grande partie de la famille s’est égarée. Je crois que c’était du poker cette fois-là. Et s’il boite, c’était une série perdante à l’hippodrome. On n’en parle jamais. Je ne sais même pas s’il a conscience du fait que je sois au courant. Il rit jaune : — Tu m’as quand même bien fait flipper ce soir. À la douzième reprise, il faut que tu t’écroules ? À quelques secondes de la fin… ajoute-t-il d’un ton désolé. À la dernière ! — Désolé tonton, la prochaine fois j’essaierai à la 159


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treizième. Dis, il y a toujours la petite rouquine au premier rang derrière moi ? — J’imagine que ça veut dire que tu vas bien. Oui elle est là, mais vu la tête que tu te paies, n’espère rien ce soir ! Mon oncle écarte les deux cordes supérieures alors que j’enfile mon peignoir et me dirige vers les vestiaires. — Mihaela. — Pardon ? Je suis en nage, le visage me brûle, ma peau est irritée, mes dents et mes lèvres me font un mal terrible. Elle se tient à ma droite. — Je m’appelle Mihaela, et c’était un très beau combat… dit-elle avec un doux accent de l’Est. — Nathan… mais j’ai eu des soirs, comment dire, un peu meilleurs. Vous n’avez pas parié sur moi j’espère ? Une si jolie fille habillée de la sorte, dans ce type de salle si glauque ne pouvait qu’essayer de gagner un peu d’argent, une mise sur un bourricot. Elle rougit : — Non, je suis désolée Nathan. — Il ne faut pas… j’imagine que je n’aurais pas 160


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parié sur moi non plus, je fais office de relique face à ce… — Je me disais qu’avec ce que vous m’avez fait gagn… enfin… avec ce que j’ai pu gagner, je peux vous offrir un verre ? * — Papa, j’hésite vraiment entre un steak/frites ou une omelette/frites ! Elle semble contrariée devant cette incertitude des plus complexes. Il est trop tôt pour t’inquiéter ma belle. Je ne sais pas comment tu vois derrière tes yeux de nacre. Ni comment tu me vois. Certainement beaucoup mieux que la majorité des gens ne me perçoit généralement. Le nez un peu empâté, les arcades tombantes sur lesquelles un réseau de minces cicatrices se mêle aux rides de l’imbattable combat de l’âge, le menton carré, des pommettes disparues. Une gueule de ciné. Une horreur que l’on cache à l’arrière lors des photos de famille, le cousin néandertalien. — Ma puce je pense qu’on devrait commander les deux comme ça on pourrait partager le steak et l’omelette. J’ai moi-même très envie des deux. Ne 161


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bouge pas je vais commander directement pour qu’on puisse reprendre la route au plus vite. D’accord ma chérie ? — Tu penses à demander du ketchup ? Pas de mayo… j’ai envie d’une journée en rouge ! — Tout ce que vous voulez princesse, je suis votre valet… Elle rit : — Ah non ! Tu es mon fou ! Je regarde ma tenue : — C’est plus que probable. Peut-on qualifier un choix de mauvais lorsque ce choix est le seul à être évident ? * On a mis dans le coffre de la voiture tout ce que l’on pouvait y rentrer. Il n’est pas bien grand et on ne peut pas dire que l’on ait des choses vraiment essentielles. Des photos auxquelles on tient, on en a peu, une dizaine environ et c’est Emma qui les garde. Elle n’en a conservé aucune de sa mère, je ne lui ai pourtant jamais dit aucun mal d’elle, au contraire. J’ai essayé de lui en parler quelques fois, mais elle n’a jamais voulu s’y attarder. Elle ne s’y est pas plus 162


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intéressée que si on lui avait donné un cours sur Charles Quint. À des siècles de son histoire. Par contre, elle a des photos de nous deux alors qu’elle était encore bébé. Une photo du chien du voisin. Et une de la petite maison où j’ai grandi. Elle connaît chacune d’elle par cœur. Avec la pointe d’un compas, elle les a marquées pour les reconnaître et m’a demandé de les décrire et les décrire encore. Situant du bout de l’index méticuleusement chaque détail. Et elle a appris. Lorsqu’elle en sort une et se met à en parler, j’ai l’impression qu’elle voit. C’est peut-être bien le cas d’une certaine façon. Il y a ses déguisements : celui de princesse qu’elle porte mais aussi un de chat et un autre de fée. Sans oublier celui de fantôme. Quant à moi, à part quelques jeans, teeshirts et chemises, je n’ai pas grand-chose. En moins d’une heure on embarquait et laissait tout. — Emma, c’est toi qui a pris les poissons, parce que moi je ne les ai pas et si toi non plus on les a oubliés. — Mais on n’a pas de poissons papa. — Ah bien alors ça c’est une bonne nouvelle. Et on éclata de rire. Elle s’est mise à pianoter sur la façade de l’auto radio et m’a fait un cours sur ce qui était beau dans la 163


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musique. Quelles chansons « valaient le coup » et d’autres non. Pourquoi un château est difficile à entretenir. Puis elle s’est endormie. Chaque jour depuis, a ressemblé à celui-ci. Depuis deux mois maintenant chaque jour est une merveille. — Pourquoi on roule papa ? — Parce que là on est libre, ouvre la vitre ma chérie… oui oui, tu peux l’ouvrir. C’est très bien, maintenant glisse ta main dehors. Tu sens l’air ? — Oui ! Il est fort ! — Et bien là tu sens la route, et c’est exactement ce que l’on fait : « de la route ». — Pourquoi ? — Parce qu’on va vers une nouvelle vie rien qu’à toi et moi. Un peu à la manière de lorsque tu prends une feuille et que tu dessines au pastel. Tu sens du bout des doigts tes passages. Là c’est la même chose, tu traces les traits que tu veux. On est en train de prendre une feuille blanche. — C’est magique papa. Raconte-moi la route que tu vois, je veux la voir aussi papa. — Et bien la route est beige et ocre et… — C’est joli ? — L’ocre a la bonne odeur de l’aiguille de sapin et le beige le goût du miel. 164


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— Huuuum, oui c’est beau alors, et puis ? — Et puis sur le bas-côté il y a la forêt. — Des deux côtés ? — Je ne choisis que ce qu’il y a de plus beau pour vous, mademoiselle. À l’orée l’herbe est très courte et très fraîche, le vert est d’un brillant intense, je ne peux compter les fleurs tant il y en a, plus lumineuses les unes que les autres, — Comme des étoiles ? — Exactement. Le ciel est clair, un bleu qui tend vers le blanc, les abeilles dans leurs jolis pulls à rayures sèment les graines, des papillons volent en tous sens. Et puis il y a les biches qui sautillent sur les pierres. Avec de doux filets d’eau entre leurs pattes. — Fais attention à ne pas les écraser ! — Les biches ou les papillons ? — Les deuuuuuuux. — Et où va-t-on ? — Je ne sais pas, dans la campagne ? Une maison dans la forêt, tu voudrais ? Elle serait tout de bois. Lorsque le matin à l’aube on ouvrirait les fenêtres, il y aurait une pluie de rayons de soleil entre des arbres gigantesques. — On pourrait élever des chiens ! 165


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— Ma foi, oui ! — J’ai entendu dire que dans certains chenils il y en avait des milliers. — Si tu le dis, je ne sais pas... mais on pourrait en avoir. — Des milliers ? — Quelques-uns pour commencer. — Tu sais quoi papa ? — Non ma chérie ? — Elle me plaît bien cette nouvelle vie. Son regard se fixa sur je ne sais quoi à l’horizon, elle sembla satisfaite, un grand sourire aux lèvres. Avec une finesse qui lui est propre, elle augmenta le son de la musique. Et on respira pendant de nombreux kilomètres l’odeur des sous-bois. * Je m’éloigne : « oui oui pas de mayo, c’est noté. » — Tu ne pensais pas t’en tirer aussi facilement. Je ne pouvais pas m’en tirer aussi facilement. J’en étais bien conscient. Dieu m’en est témoin. 166


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Je ne connais pas cette voix pourtant je la connais par cœur. J’ai eu cette voix. J’ai été ce qu’est cet homme. À peu de chose près. Une voix froide et assurée en apparence, mais une voix qui résonne le déclin, la voie de garage. Je ne le regarde pas, mais je sais qu’il est au moins un mi-lourd, sinon un lourd. Il doit avoir à peine moins de trente ans, peut-être même cinq ans de moins. Son visage doit être marqué, il porte les défaites, ou les victoires trop à l'arraché. Il est sûrement habillé le plus élégamment qu’il croit. Il est fini et commence à le comprendre. Il sera à ma place tôt ou tard. Il doit certainement plus que moi et se donne un grand air. Je l’ai fait, je ne peux l’en blâmer. Je pourrais lui dire « pas ici, il y a ma fille », je pourrais lui décocher en coup de boule, mais il est préparé à tout ça. Et puis ça n’est pas à un si mauvais moment, tout s’est passé pour le mieux et de toute manière je savais que cela allait arriver. Emprunter à ce genre de personnes sans avoir un sou à rembourser. Des prêts de quelques jours ça finit toujours de cette manière. Je tourne la tête, Emma est magnifique, une princesse qui boit son coca à la paille. Je lui fais un petit signe de la main inutile. La lame entre les côtes et le sol se dérobe. — Appelez un médecin ! crie une voix. Je suis couché par terre et je vois un couloir de visages. J’essaie de distinguer Emma. 167


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— Ma fille… ma fille ? — Elle arrive, de suite, elle arrive, gémit une voix inconnue plus paniquée que moi. Il y a un instant elle me regardait d’un air mauvais. — Papa, que fais-tu allongé ? — Hum… le clown. Je n’ai jamais passé de moments aussi beaux… aussi colorés Emma. Elle a du sang plein les mains. C’est rouge Emma, je t’ai toujours dit que le rouge était la couleur la plus chaude. — « La couleur de l’amour ». — Le vrai oui ma belle.

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Les anneaux par Stéphane Thomas

La salle d’entraînement de l’INSEP ressemble à une fourmilière humaine : ça court, ça saute, ça lance, ça s’étire, ça discute, dans une apparente anarchie. Pourtant, chaque foulée, chaque geste est précis et correspond à un programme bien défini, avec des objectifs communs à tous les athlètes : affiner la technique, progresser, améliorer les performances. Sur la piste, Assina enchaîne les haies, vêtue de son éternel maillot violet et blanc, les couleurs de son club d’origine, le Toulouse Athlétic Club. Née à Blagnac d’une championne américaine et d’un journaliste ivoirien, la jolie métisse a très rapidement montré d’excellentes dispositions pour l’athlétisme et le sprint en particulier. Repérée par le directeur technique national, celui-ci l’a persuadée d’intégrer l’élite et de s’entraîner à Vincennes avec les meilleurs. Bien que sérieuse et appliquée, Assina n’est toujours pas convaincue de ses dons et son coach doit sans cesse lui répéter qu’elle peut se qualifier 169


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pour les prochains Jeux olympiques, qui auront lieu à Londres en 2012. Mais il lui faut pour cela réaliser les minima fixés par la fédération, dans une compétition officielle : 12’’ 88 ! Il lui reste encore cinq petits centièmes de seconde à grignoter. Cinq énormes centièmes. Cela lui semble un océan ! Alors, Assina travaille, chaque matin, pendant au moins deux heures. Le départ est son point fort, sa fréquence de course est de haut niveau. C’est pourquoi elle perfectionne surtout le passage des haies, qu’il ne convient pas de sauter, verticalement, mais d’avaler, horizontalement, pour que le corps s’écrase le moins possible à la réception. Plus loin, Michael se concentre. La perche bien en main, il s’élance et franchit aisément la barre placée à 5m30. Ce matin, il teste différentes perches afin de trouver le meilleur compromis entre une perche dure qui propulse très haut, mais difficile à plier, et une perche plus souple, plus facile à maîtriser, mais dont les performances sont moindres. Michael, lui, est d’ores et déjà qualifié pour les jeux. Lors du dernier meeting de Zurich, il a sauté une barre à 5m80 et remporté le concours. Mais l’objectif de cet Australien originaire des Philippines est d’entrer dans le club très fermé des athlètes ayant franchi la barre mythique des six mètres. C’est pourquoi il a choisi de travailler à l’INSEP avec Maurice Perrin, considéré comme le meilleur spécialiste du monde dans cette discipline. Superstitieux, Michael s’entraîne toujours avec le 170


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même maillot jaune. Certains pensent qu’il s’agit du maillot national australien. Il n’en est rien. Michael porte en fait les couleurs de l’Ukraine, le pays du dieu Bubka et de ses trente-cinq records du monde. La séance se termine. Les athlètes regagnent les vestiaires, certains satisfaits, d’autres moins, tous fatigués. Après une douche réparatrice, Michael retrouve Assina à la cantine, où ils échangent leurs impressions, dans un français encore approximatif pour le perchiste. Leur relation amoureuse est un mystère pour beaucoup : comment une fille comme Assina, toujours souriante, parfois insouciante, a-telle pu s’enticher d’un homme fier, hautain, austère, prétentieux et solitaire ? Intriguées, les copines d’entraînement d’Assina la questionnent souvent à ce sujet et obtiennent invariablement la même réponse : « Je n’en sais rien ! » * Les hôtesses terminent de débarrasser les plateaux, le commandant de bord annonce le début de la descente vers Pointe-à-Pitre. Progressivement, sans la moindre secousse, le Boeing 777 réduit l’altitude. Assina soulève le cache-hublot et découvre avec émerveillement un océan d’un bleu translucide. Bientôt l’archipel guadeloupéen est en vue et l’énorme appareil ne tarde pas à se poser avec légèreté sur le tarmac de Pôle Caraïbes. Une dizaine de minutes de patience et l’athlète foule enfin le sol 171


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antillais. Tandis que des centaines de valises défilent sur le tapis des bagages, les jolis yeux verts d’Assina sont attirés par les portraits géants qui ornent les murs de la salle d’arrivée : les anciennes gloires olympiques locales souhaitent la bienvenue aux passagers. Parmi elles : Marie-José Pérec, Christine Arron, Patricia Girard, toutes trois médaillées aux Jeux et aux championnats du monde. Assina récupère ses effets – une valise et trois sacs d’équipements – et franchit la douane non sans devoir expliquer ce qu’elle compte faire de tout cet attirail à une très jolie douanière, consciencieuse mais souriante. Saisie par la chaleur qui contraste avec la fraîcheur de l’avion et de l’aérogare climatisés, elle s’engouffre dans la voiture du représentant de la ligue de Guadeloupe venu l’accueillir. Un quart d’heure plus tard, fatiguée par les huit heures de vol, elle s’écroule sur le lit confortable de la chambre qui lui a été réservée dans un hôtel du Gosier. La décoration, sobre et chaleureuse, décline les différents tons d'orange, rappelant les couleurs – et les odeurs – des fruits et épices caribéens. Assina doit se coucher tôt pour absorber le décalage horaire et être en forme pour la course, qui aura lieu dans quarante-huit heures. Mais avant de s'endormir, happée par le sommeil, elle compose le numéro de Michael : — Allo ? La voix est lointaine, mais laisse percevoir un ton sec. — C’est moi ! 172


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— Je vois bien que c’est toi ! — Je suis bien arrivée, je suis à l’hôtel. — Évidemment, tu es bien arrivée, sinon tu n’appellerais pas. Assina est habituée à la froideur de son ami. Elle poursuit : — Je n’ai pas vu grand-chose, mais ça a l’air super ici ! Il fait super chaud ! Et puis j’ai une vue magnifique sur la mer. L’eau est turquoise, il y a un îlet avec un petit phare rouge et blanc juste en face… — Il faut que tu dormes. Et moi aussi. Il est presque minuit ici. Et toi, tu dois être en forme, tu as un temps à faire. — Je ne suis quand même pas à cinq minutes… — Allez couche-toi. Bonne nuit. — OK. Je t’embrasse mon chéri ! — Bonne nuit. Assina prend encore le temps d’une longue douche puis, de sa terrasse, admire le magnifique coucher de soleil qui embrase le ciel tropical. En quelques minutes, le soleil plonge dans la mer des Caraïbes tandis que le ciel se pare de mille couleurs improbables, du bleu électrique au jaune orangé puis au rouge brique, pendant que les rares nuages blancs se fondent doucement dans le gris, puis le noir 173


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intense de la nuit. Des milliers d’étoiles apparaissent lentement et font scintiller l’infini. Il faut dormir. Apaisée, elle ferme enfin les yeux. * La chaleur est suffocante en ce premier mai, et le taux d’humidité particulièrement élevé. Le ciel est couvert, menaçant. Depuis le début de la journée, les spectateurs ont envahi les tribunes du stade de BaieMahault et applaudissent en connaisseurs aux performances de haut niveau des athlètes venus de nombreux pays pour participer à cet événement. C’est l’heure. Les « hurdleuses » sont sur la ligne de départ. Assina se concentre. Elle se souvient des derniers mots de son entraîneur sur le terrain d’échauffement, des mots pleins d’humour et de détermination : « Tu prends un excellent départ, tu poursuis à fond, ensuite tu accélères et tu donnes tout dans les derniers mètres ! N’oublie pas, 12’’ 88 maxi ! » — À vos marques ! —… — Prêtes ! —… Le coup de feu du starter résonne dans le stade. Les sprinteuses s’élancent. Assina est au couloir trois. À ses côtés, deux athlètes guadeloupéennes, une 174


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Martiniquaise, une Grenadienne, une Barbadienne et les deux favorites : l’Allemande Lisa Urech et la Jamaïcaine Melaine Walker. Assina prend un bon départ, mais très vite les deux favorites prennent les devants. Elle franchit sans problème les obstacles, calant sa course sur les deux championnes. Très vite ce sont les derniers mètres. Elle allonge la foulée et s’arrache pour couper la ligne en troisième position. Les temps sont excellents : Walker l’emporte en 12’’ 51, devant l’Allemande en 12’’ 60. Assina attend avec fébrilité l’affichage officiel. 12’’ 69 ! Non seulement elle pulvérise son record personnel, mais surtout elle décroche l’inestimable ticket pour les Jeux. Elle tombe dans les bras de son entraîneur, qui en a les larmes aux yeux. Avant même de repartir vers le stade d’échauffement pour le retour au calme, elle ouvre son sac et en sort son téléphone portable. Il lui faut absolument et immédiatement annoncer la bonne nouvelle à Michael. Une sonnerie, puis deux, trois. Un bruit bizarre et un bip. Michael, qui n’a pas pris le temps d’enregistrer un message d’accueil ne décroche pas. Déçue et vexée, Assina raccroche. « Tant pis pour lui, se dit-elle, il restera dans l'ignorance, je ne lui laisse pas de message ! » De l’autre côté de l’Atlantique, il est vingt-deux heures. Michael regarde une vidéo qui détaille et explique la technique des plus grands : Bubka, Gataullin, Tarasov… Il a bien entendu sonner son portable, mais rien pour lui ne compte davantage que ce mur des six mètres. Un saut 175


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à six mètres et une médaille d’or olympique autour du cou. De retour au vestiaire, Assina appelle un à un ses proches, famille et amis, qui la félicitent chaleureusement, puis tente à nouveau de joindre Michael. Toujours pas de réponse. Quand trois heures plus tard, Michael décroche enfin et apprend la bonne nouvelle, il est très laconique : — Bravo, c’est très bien. — Tu es fier de moi, j’espère ! — Oui, c’est très bien. Mais il faut que tu travailles encore pour continuer de progresser. — Bien sûr, mais je vais aux Jeux ! Tu te rends compte ? C’est formidable non ? — Ce sera formidable si tu gagnes ma belle ! Je te laisse, je veux dormir. Je dois être en forme pour l’entraînement demain. Bonne nuit ! — Bonne nuit Michael… Il a déjà raccroché. Assina commence à se poser des questions sur le comportement de son ami. Pourtant, incorrigible, elle se rassure sans cesse : « C’est sa façon de m’aimer, se dit-elle, et puis il faut qu’il reste concentré sur son objectif. Nous aurons le temps plus tard pour une vraie vie de couple. » * 176


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Comme chaque samedi, les rues du centre de Londres sont envahies par une foule bigarrée. Les double deckers rouges vont et viennent le long d’Oxford Street, se libèrent de leurs passagers et se remplissent de touristes chargés de nombreux paquets. Ça et là, les légendaires taxis noirs sont hélés par les stars ou les anonymes qui en apprécient autant le confort que le flegme et la gentillesse de leurs chauffeurs. Parmi cette foule, Assina et son amie Élodie, une lanceuse de disque, autorisées par leurs coachs à arpenter les artères de cette incomparable capitale, après un entraînement très satisfaisant. Demain, au sein de la délégation française, elles feront leur entrée sur le stade olympique, lors de la cérémonie d’ouverture. Assina et son amie sont aussi surprises par la diversité des boutiques que par celle des tenues des hommes et des femmes qu’elles croisent. Ici, une vieille bourgeoise très victorienne, là une « fashion victim » manifestement fan de John Galliano qui croise un punk, clone de Sid Vicious, fier de sa crête trentenaire aussi verte qu’un chapeau royal. Plus loin, elles entrent dans Hyde Park et, au Speakers’ Corner, sourient au discours d’un illuminé qui tente de convaincre une vingtaine de badauds que seule la bombe nucléaire est la solution pour éradiquer les moustiques qui véhiculent le paludisme à travers le monde. Elles s’arrêtent un instant pour profiter du soleil sur un banc au bord de la Serpentine, puis rejoignent les jardins de Kensington. Mais elles n’auront pas le temps de les visiter. Il est 177


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déjà l’heure de s’engouffrer dans un taxi et de retrouver le village olympique. * Assina était nerveuse et émue avant-hier soir, lorsqu’elle fit son entrée sur le Stade Olympique, vêtue comme toutes les athlètes tricolores d’une perruque noire façon Louise Brooks, d’une magnifique robe de satin jaune-orangé, longue et plissée, dans le plus pur style des années folles, en hommage à la sublime Coco Chanel. Mais aujourd’hui, elle doit absolument chasser l’émotion intense de participer à la plus grande compétition sportive du monde, et trouver la concentration indispensable pour réussir une bonne course. Hasard de l’organisation, les séries du 100 mètres haies se déroulent ce matin, en même temps que les qualifications du saut à la perche. Aussi, Assina et Michael se retrouvent sur le stade d’échauffement, pour un lent footing. Aucun mot n’est échangé, mais Assina se sent en confiance et très motivée aux côtés de son champion d’amoureux. Quelques minutes plus tard, Assina et les sept autres concurrentes de la troisième série sont présentées au public. Le stade est plein à craquer, l’ambiance est très festive. A priori, si elle réédite son temps de Baie-Mahault, elle possède une bonne chance de qualification. Le départ est donné. Elle 178


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bondit, survole les obstacles et moins de treize secondes plus tard, décroche son billet pour les quarts de finale en finissant deuxième de la course. De l’autre côté de l'immense enceinte, Michael, après s’être fait peur en échouant à 5m45, franchit aisément 5m55 puis la barre qualificative à 5m65, comme les principaux favoris de la spécialité. Une pluie typiquement londonienne a fait son apparition sur le stade cet après-midi. Sur la ligne de départ les huit athlètes sont très concentrées. Assina n’a rien à perdre, mais si elle se qualifie pour les demi-finales, elle aura rempli l’objectif assigné par son entraîneur, elle qui n’était encore qu’une athlète parfaitement inconnue du grand public il y a un an. Assina se répète et visualise une dernière fois les fondamentaux de la course de haies : augmenter la vitesse horizontale au moment de l’impulsion, lancer le bassin, retrouver ses appuis à la réception sans quitter une attitude de course. Les huit jeunes femmes sont sous les ordres. Le coup de pistolet claque. Comme à son habitude, elle part bien, se redresse rapidement et enchaîne les dix haies sans problème. Mais elle est devancée sur la ligne d’arrivée par trois athlètes, Allemande, Russe et Espagnole. Or, les trois premières de chaque quart de finale et les quatre meilleurs temps accèderont aux demi-finales. Elle devra donc attendre les performances des deux autres courses. Trente minutes plus tard, Assina exulte, elle est qualifiée, avec un chrono pourtant 179


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moyen de 12’’ 85 ! Sur le chemin des vestiaires, elle passe devant la onzième haie, celle des journalistes accrédités, et s’arrête au micro de Nelson Montfort : — Quelle course ! Félicitations Assina, vous voilà en demi-finale ! — Oui, je n’y croyais pas, mais la pluie et le vent défavorable m’ont sans doute moins perturbée que mes concurrentes. Je suis tellement heureuse ! — Votre objectif est atteint, mais nous espérons tous vous voir en finale maintenant ! — Ouh la ! Non ! Ce serait un miracle ! s’exclame-t-elle en riant avant de se précipiter vers la sortie. — À demain, merci pour votre gentillesse, et n’attrapez pas froid !... Assina, un des plus jolis sourires de l’athlétisme français ! * C’est le grand jour. Le temps est toujours très britannique, avec un crachin persistant et un vent capricieux qui souffle en rafale. Le stade olympique est plein à craquer. Plus de quatre-vingt-dix mille supporters agitent des centaines de drapeaux aux couleurs de leurs pays. Dans un virage, quelques bannières bleu-blanc-rouge témoignent de la présence sur la piste de la sprinteuse française. Assina 180


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est au couloir deux. Autour d’elle, sept athlètes parmi les meilleures du monde. Elle n’a rien à perdre. Son entraîneur, lui, y croit dur comme fer : — Tu as ta chance. Une place dans les quatre, et c’est bon. Vas-y à fond, et ne te pose pas de questions ! lui disait-il ce matin au petit déjeuner. Le départ est donné. Les athlètes bondissent hors des starting-blocks. Assina, sur les conseils de son coach cale sa course sur la championne du monde, la Jamaïcaine Brigitte Foster. Comme sur un nuage, Assina réussit la course parfaite. Elle franchit les dix haies avec aisance et souplesse, ses reprises sont excellentes. Après le dernier obstacle, elle accélère encore et vient couper la ligne d’arrivée, loin derrière Foster, mais au coude-à-coude avec ses rivales. Seule la photo-finish pourra départager les jeunes femmes. Le suspense est insoutenable. Les sprinteuses retiennent leur souffle à peine retrouvé. Le verdict tombe : Assina est quatrième, et donc qualifiée. En dépit des conditions atmosphériques, elle bat son record une nouvelle fois : 12’’ 60 ! C’est incroyable ! Seule la magie des Jeux peut pousser les athlètes à se surpasser ainsi. Assina a l’impression de rêver, elle est aux anges. À dix-neuf heures, elle courra une finale olympique ! Dans les tribunes, une poignée de membres de l’Équipe de France est venue l’applaudir. Ils sont debout et lui offrent une très méritée et très amicale ovation. Parmi eux, Michael, les deux pouces levés en signe de victoire, pour une fois très souriant. 181


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Le soleil a enfin fait son apparition en cette fin d'après-midi. Les douze perchistes sont prêts à en découdre. Les données du concours sont relativement simples : deux grands favoris sortent du lot, Michael et son éternel rival, l’Allemand Franz Rodinger. Sauf accident, l’or reviendra à l’un de ces deux champions. Mais Rodinger relève de blessure et a annoncé que sa cheville ne pouvait supporter que deux tentatives quotidiennes ! Hier, lors des épreuves préliminaires, il n’a sauté qu’une fois, assurant sa place en finale en passant au premier essai la barre qualificative placée à 5m65. Le concours débute à 5m40. Un à un, les athlètes franchissent cette étape, mais certains ont déjà besoin de leurs trois essais. Sans surprise, Rodinger fait l’impasse, tout comme Michael. Lui aussi doit conserver son énergie pour les hauteurs suivantes. D’après les spécialistes, la médaille d’or se jouera à 5m85 au moins. Une heure plus tard, la barre est placée à 5m70. Il ne reste que cinq athlètes. Les trois qui ont franchi 5m60 et les deux favoris qui n’ont toujours pas sauté. Michael enlève son survêtement et se dirige vers l’extrémité de la piste d’élan. Il se concentre longuement, puis s’élance enfin. Au moment de l’envol, une bourrasque le déséquilibre, c’est l’échec. Plus loin, imperturbable, l’Allemand assiste à la scène. Quelques minutes plus tard, Michael retombe sur le tapis orange. Cette fois il est passé, avec une bonne marge, ce qui le rend très optimiste pour la suite de l’épreuve. 182


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C’est l’heure de la grande finale du 100 mètres haies. Assina est au couloir huit. Elle tente de faire le vide, mais c’est impossible : près de cent mille spectateurs et environ deux milliards de téléspectateurs n’ont d’yeux que pour les huit finalistes. Le speaker officiel égrène les noms des jeunes femmes qui saluent le public. Le starter appelle les concurrentes : — À vos marques ! Le silence envahit le stade. — Prêtes ! Deux coups de feu résonnent. Faux départ. Un carton jaune est donné à la Russe qui a volé le départ. Cette fois, plus le droit à l’erreur. Si une athlète provoque un nouveau faux départ, elle sera éliminée. — À vos marques ! — Prêtes ! Deux coups de feu ! Le juge s’approche de Foster, la championne du monde, et lui tend un carton rouge ! Quel coup de théâtre ! Celle-ci s’insurge : — Je n’ai pas bougé, crie-t-elle, je n’ai pas bougé ! Elle refuse de sortir. Un brouhaha monte du public, les commentateurs cherchent leurs mots pour décrire la scène : Foster s’est allongée en travers de la piste, les bras en croix, et continue à hurler sans 183


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relâche « Je - n’ai - pas - bougé ! » Il faudra dix bonnes minutes pour la ramener à la raison. Son entraîneur est venu lui parler. Elle accepte de quitter le stade, en larmes, la tête basse, sous les huées d’une partie de la foule, les acclamations d’une autre. Un nouveau départ est donné. Cette fois, c’est le bon. Assina prend tous les risques, elle jaillit dans le coup de feu. Elle est en tête au passage de la troisième haie. À cet instant, un nouveau rebondissement vient marquer cette finale : l’autre grande favorite, la sprinteuse slovène, au couloir quatre, accroche la quatrième haie, manque sa réception et chute, entraînant dans ses déboires les athlètes des couloirs deux et trois ! Trois filles au tapis, une éliminée, elles ne sont plus que quatre ! Assina ne franchit plus les haies, elle les survole, elle les avale ! Elle donne tout ce qu’elle a, réunit ses dernières forces, accélère encore et se jette sur la ligne d’arrivée… en troisième position ! Médaille de bronze ! Assina est médaillée olympique ! Le miracle a eu lieu. Un centième de seconde de mieux que la quatrième. La malchance des unes a fait le bonheur des autres, et surtout d’Assina. Au micro de Nelson Montfort, qui s’extasie comme à son habitude, Assina est en pleurs. Elle ne peut prononcer le moindre mot. Attendri, le journaliste, très paternel, la félicite au nom de toute la France, fleurissant son propos de moult superlatifs. De l’autre côté du stade, la tension est palpable autour du sautoir. La barre est désormais à 5m80. Michael a choisi de s'élancer avec une perche un peu 184


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plus dure, celle-là même qu’il expérimentait à l’INSEP il y a quelques mois. Il vérifie une dernière fois ses marques et enduit ses mains de magnésie, pour éviter que la perche glisse, et prend place face au sautoir. Le chronomètre égrène lentement les secondes dont il dispose pour s’élancer. Michael attend une accalmie du vent, qui ne vient pas. Il se décide. C’est parti. Sa foulée est très ample. Il en augmente progressivement la fréquence sans en réduire la longueur pour gagner de la vitesse. Un instant plus tard, il plante la perche dans le butoir, transmettant à celle-ci l’énergie cinétique de sa course. L’impulsion est bonne, la perche plie et le propulse très haut, légèrement vers l’avant. Il lance les pieds à l’assaut de la barre, se retourne, lâche la perche, écarte les bras, mais il accroche avec la poitrine, et la barre quitte les taquets. Sans se déconcentrer, Michael rejoint son banc, renfile son survêtement et ajuste son MP3 sur ses oreilles selon un rituel immuable. À chaque compétition, pour s’isoler et se concentrer, il écoute la même musique, l’album légendaire des Pink Floyd, « The dark side of the moon ». Le Biélorusse Markov, seul autre rescapé et donc assuré d’une médaille grâce à son saut à 5m75, échoue à son tour. Rodinger décide alors d’entrer dans le concours. Enfin. Michael regarde de l’autre côté du stade. L’Allemand s’élance, plante la perche, et franchit la barre, de justesse, prenant ainsi la tête de la compétition. Michael tente alors un coup de poker. Il décide de garder ses deux ultimes 185


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tentatives pour la hauteur suivante. Markov manque son troisième essai, et est donc éliminé. Au nombre des essais il obtient la médaille de bronze, ce qui le satisfait pleinement, les champions australien et allemand étant selon lui hors de portée. 5m85. Michael saute le premier. Quoi qu’il arrive, il est assuré de remporter une médaille d’argent. Mais seul l’or l’intéresse. Il tape des mains pour demander l’aide du public qui se met comme un seul homme à applaudir en rythme, de plus en vite. Michael prend son élan, mais une malencontreuse bourrasque le contraint à refuser l’obstacle. Il ne lui reste qu’un essai. Rodinger s’approche des juges et, fin stratège, leur annonce qu’il fait de nouveau l’impasse. Si Michael passe à 5m85, le titre se jouera à 5m90 et sa cheville convalescente ne lui accorde plus qu’un saut. Si Michael échoue, il est champion olympique. Le dos au mur, Michael se sent piégé. La pression est immense. S’il passe, il conserve ses chances d'être médaille d’or, s'il rate, il est médaille d’argent. Soutenu par le public, et tout particulièrement par Assina qui a rejoint la tribune, il s’engage vigoureusement sur la piste d’élan. Mais paralysé par l’enjeu, il manque complètement son saut. C’en est fini pour lui, il devra se contenter de l’argent. À quelques mètres de là, Rodinger est tout sourire, avec un seul bond à 5,80, il est sacré champion olympique ! Immédiatement, on lui amène un drapeau allemand, noir, rouge et jaune, duquel il se drape pour effectuer un tour d’honneur sous les 186


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applaudissements de la foule. Désappointé malgré sa médaille, Michael ne s’arrête pas devant les micros des journalistes et rejoint le vestiaire. Le soir, Assina et Michael sont invités sur le plateau de France 2. — Je vous sais très déçu Michael, mais vous remportez quand même une magnifique médaille d’argent, c’est une excellente performance. À vous deux, avec Assina, vos succès sont très symboliques : vous représentez l’Océanie alors que vous êtes d’origine asiatique, et votre amie Assina, Française d’origine américaine et africaine représente en quelque sorte les trois autres continents. Jaune et vert pour vous, bleu, noir et rouge pour Assina. En vous recevant tous deux ce soir, nous avons sur le plateau les cinq anneaux olympiques. — Je n’y avais pas pensé ! s’exclame Assina, toujours sur son nuage, mais oui, c’est merveilleux, et j’espère que ce symbole aidera à développer l’esprit multiculturel de la France, même si Michael est Australien ! — Il est français de cœur, nous le savons, n’est-ce pas Michael ? — Oui, si vous voulez. Mais vous comprenez, c’est un échec pour moi. Je n’ai pas franchi les six mètres et je n’ai pas gagné. Coubertin s’est trompé. Ce n’est pas important de participer si on ne gagne pas. En sport, seule la victoire est belle. 187


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— Nous vous la souhaitons pour les prochains Jeux, à Rio, dans quatre ans. — Merci. Pour ça, j’ai décidé de partir m’entraîner en Allemagne, avec le coach de Rodinger, car Frantz m’a dit que s’il gagnait ce soir, comme il a déjà trente ans, il arrêtait sa carrière. La nouvelle tombe comme un couperet. Assina n’en savait rien. Elle comprend que leur histoire, qu’elle croyait d’amour se termine ici, devant des millions de téléspectateurs, une magnifique médaille autour du cou, des larmes plein les yeux. * Demain, la cérémonie d’ouverture des premiers Jeux organisés en Amérique du Sud, dans la plus belle baie du monde, au pied du Pain de Sucre, ravira des milliards de gens avec un spectacle haut en couleur dont seul le Brésil détient le secret. Assina est désormais consultante pour France Télévision. Après les championnats du monde de 2014 où elle n’a pas pu franchir le cap des séries, elle a décidé d’être maman, à la grande joie d’Éric, le champion de France de décathlon avec qui elle partage aujourd’hui sa vie. Elle n’a jamais reçu de nouvelles de Michael qui de son côté a enchaîné les blessures, a dû renoncer à son mythique objectif et s’est reconverti dans l’enseignement du sport dans un collège de 188


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banlieue, dans un quasi-anonymat. Le long des plages de Copacabana et d’Ipanéma flottent de nombreux drapeaux blancs sur lesquels s’entrelacent cinq anneaux multicolores, symboles d’universalité et de paix.

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Monochrome par Gérald Bitschy

Il est déjà onze heures trente. Derrière cette petite lucarne je peux la voir sans qu’elle s’en doute. Elle est belle et fraîche comme au premier jour, malgré ces quinze années qui se sont écoulées. C’est le grand jour, il faut que ce soit une surprise pour tout le monde, mais surtout pour Elle. Je m’affaire aux préparatifs depuis ce matin. * Cinq heures trente précises, mon réveil sonne, comme tous les jours. Nous sommes le 14 juillet 2056. J’ai beaucoup de mal à ouvrir les yeux. Est-ce parce que j’ai mal dormi cette nuit ? Ou est-ce l’appréhension de retrouver, comme toujours, la couleur du papier peint de ma chambre. Non ! C’est à cause de la musique de mon réveil ! Cette musique de la Panthère Rose a le chic pour me mettre de 191


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mauvaise humeur. D’une humeur rose à vrai dire. Vous pourriez me dire qu’une humeur rose ce n’est pas si mal. Vous pourriez aussi me dire que je n’ai qu’à changer cette musique. Eh bien non, cela m’est impossible. Impossible, comme de changer la couleur rose des murs de ma chambre. Ou, impossible de changer la couleur rose de mes draps, ou impossible de changer la couleur rose de ma garde-robe, de ma tasse à café, de mes WC, de mon rideau de douche, de ma télévision, impossible de changer la vision de ma vie en rose. Tout est rose, rose, rose, et encore rose ! Je n’en peux plus du rose ! Mais pourquoi me mettre dans un état pareil ? Je n’ai pas le choix ! Je n’ai plus le choix. À vrai dire, nous n’avons plus le choix ! Tout a basculé un jour de mai 2027. Je sors du lit sans faire de bruit pour ne pas la réveiller. En fait, cela n’est pas très difficile car je l’ai sentie se glisser dans les draps vers trois heures du matin. Elle travaille toujours très tard. Une chance pour moi, car il faut que tout soit prêt pour midi, sans qu’elle se doute de rien, bien évidemment. Je lui dépose un baiser sur le front et la regarde dormir encore un court instant. Elle a l'air d’un ange quand elle enlace le traversin, comme si c’était mon corps. Je sors de la chambre pour aller prendre ma douche. Elle est si belle, je l’aime tant. Rose Rose était née le 1er janvier de l’an 2000, avec deux mois d’avance. Rose Rose… Non, ce n’est 192


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pas une faute de frappe. Son père ne se serait jamais douté que son manque d’imagination aurait, quelques années plus tard, de telles conséquences. C’est le 2 janvier, dans le service de l’état civil de la petite mairie de Mézel que Monsieur Charles Rose avait donnée à sa fille le prénom de Rose. Il était bien embarrassé car sa femme et lui-même n’avaient pas encore choisi le prénom de ce cadeau que la nature leur offrait deux mois trop tôt. Se souvenant de la couleur préférée de son épouse, ce prénom était sorti naturellement de sa bouche. Chose qui fit beaucoup rire l’employée municipale d’astreinte ce jour-là. D’ailleurs, tout au long de la vie de Rose, cela fit beaucoup rire les gens. Rose était un bébé joyeux. Ses parents n’avaient jamais eu à se plaindre d’elle. L’inverse par contre aurait été légitime car dans sa vie, tout son environnement était rose. Cette obstination parentale aurait pu la traumatiser, mais au contraire. La petite fille en grandissant devint adepte de cette couleur. Tout le monde sur son passage se retournait, car bien sûr, elle était toujours habillée de rose. Sa mère avait même poussé le vice jusqu’à lui teindre les cheveux. On aurait dit une grosse barbe à papa. Les gens ne se gênaient pas pour sortir quelques plaisanteries douteuses : « Pourquoi est-ce que tu bégaies quand tu dis ton nom ? Roooose… Rose » « Regardez ! La Panthère Rose s’est échappée ! » « Oh là ! Ça ne sent pas la rose, par ici ! » 193


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Je ne m’attarderai pas trop sur cette bêtise humaine car elle est trop ennuyeuse. Mais ceci dit, la petite fille, puis l’adolescente qu’elle devint, ne se fâchait jamais. Elle répondait toujours par cette petite phrase anodine : « Rassurez-vous, vous aussi un jour, vous verrez la vie en rose ». Six heures trente, je sors de la maison. Malgré l’encas léger que j’ai pris, j’ai une boule à l’estomac. Comme chaque matin, je lui ai préparé son petit déjeuner. Je lui ai mis son bol préféré sur la table, celui avec les trois petits cochons. J’ai fait chauffer son lait à la fraise et beurré ses tartines de tarama. Eh oui, ce premier repas n’est pas très conventionnel, mais je lui fais toujours ce qu’elle aime. Je lui ai mis, comme à mon habitude, une rose sur sa serviette et lui ai écrit un petit mot : « Passe une bonne journée mon amour, sois prudente. Depuis que je t’ai rencontrée ma vie est si colorée. Je t’aime à la folie. » Je savais que lorsqu’elle se lèverait, elle apprécierait cette délicate attention. Rose Rose n’était pas très douée à l’école. Elle avait fait de courtes études avant de s’orienter finalement vers l’horticulture. Hélas, ces études-là furent rapidement abrégées à leur tour. Elle n’avait qu’une idée en tête, modifier chaque espèce de fleurs, 194


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chaque espèce de plantes, pour obtenir une couleur unique : le rose. Ses professeurs étaient dépités car elle était douée mais n’en faisait qu’à sa tête et ne suivait pas le programme imposé. C’est à seize ans qu’elle se lança dans le monde du travail. Elle fit un nombre incalculable de petits boulots. Tantôt elle était vendeuse dans un magasin de confiserie, tantôt dans un magasin de chaussures, ou encore dans une baraque à glaces, sur les plages. Néanmoins, le problème était le même à chaque fois. Elle se faisait licencier car elle se fâchait lorsque les clients ne choisissaient pas les articles roses qu’elle leur proposait. C’est là que les vrais ennuis commencèrent pour nous. C’est le jour de ses 27 ans que cette idée germa dans sa petite tête rose. Sept heures trente, j’arrive sur mon lieu de travail. C’est vrai au fait, je ne me suis pas vraiment présenté. Je m’appelle Jean-Claude. Vous voulez connaître mon nom de famille je suppose ? Je m’appelle Jean-Claude Rose 221396. Étonnant n’est-ce pas ? Comme tous mes compatriotes, j’ai dû changer de nom. Je suis policier. D’après mes supérieurs, je suis un bon flic qui ne fait pas de vagues. Je suis affecté au service de la protection du président de la République. Je n’ai pas d’opinions politiques très précises. Je ne milite dans aucune structure. Je sers mon pays, c’est tout. Aujourd’hui je ne suis pas très attentif au débriefing de mon capitaine. Mes pensées vont vers ma petite 195


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femme. Enfin justement, ce n’est pas encore ma petite femme. Tout commença banalement par une campagne présidentielle comme toutes les autres. C’était en 2027. Tous les partis politiques se déchiraient en leur sein afin de savoir qui allait les représenter. Puis au bout de quelque temps, quand ils eurent élu leurs candidats, c’est entre partis politiques distincts qu’ils se querellèrent. Comme d’habitude, les sondages évaluaient l’abstention à 60 %. Ce qui n’affolait personne, car ce n’était que des sondages. Toutefois, c’était sans compter sur l’apparition d’une nouvelle tête sur la scène politique. Comme à chaque élection, un électron libre essaya de sortir du lot pour mettre en avant ses opinions. Sauf que cette fois, le petit électron était Rose. Je veux dire par là que c’était Rose Rose. Elle s’était mise dans l’idée de devenir présidente de la République. Ce qui en soi était tout à son honneur. Une fois les cinq cents signatures d’élus réunies, elle lança sa campagne. Son slogan était : « Avec moi, voyez la vie en Rose. » Au début, tout le monde rigolait bien, comme depuis toujours d’ailleurs. Mais petit à petit, elle fit son petit bonhomme de chemin dans les sondages. Les gens commençaient à aimer ce petit bout de femme tout rose, toujours souriant, qui dégageait un enthousiasme démesuré. C’est lorsqu’elle atteignit 15 % de sondages favorables que les grosses formations 196


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politiques commencèrent à s’inquiéter. Huit heures trente, je me trouve dans la salle de repos, un de mes collègues me fait remarquer que je ne suis pas très gai ce matin. Je lui dis que j’ai mal dormi et que je prépare une surprise pour ma compagne. Il se met à rire en faisant le geste de se passer une corde au cou et tire la langue comme s’il était en train de mourir, étranglé. J’esquisse un léger sourire et essaie de me concentrer sur ma mission du jour. Rose Rose avait élaboré un programme de campagne surprenant. Elle voulait relancer l’économie en redonnant la joie de vivre à la population. Il est vrai que depuis ce krach boursier de 2008, le monde, et notre pays plus particulièrement, s’était installé dans une morosité inquiétante. Le chômage ne faisait qu’augmenter, à tel point qu’il avait atteint la barre critique des dix millions. Les entreprises fermaient à tour de bras, les caisses de l’état étaient tellement vides que l’on avait dû les vendre. Les partis politiques tentèrent de récupérer Rose Rose à leur cause. Elle fut reçue par les plus grandes personnalités influentes de cette époque. C’est d’ailleurs lors de l’une de ces rencontres avec le président du moment que je l’ai vue pour la première fois. C’était en avril 2027. Les 197


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sondages lui donnaient 23 % des intentions de vote au premier tour. À cette époque, je me chargeais de la protection directe du Président. Je me souviens parfaitement de ce jour où elle est entrée dans le petit salon dans lequel je gardais la porte du bureau présidentiel. Elle entra par la porte qui se trouvait face à moi. Elle était vêtue d’une petite robe rose malgré le froid qu’il faisait dehors. Elle me lança un « bonjour » tout guilleret. Je lui répondis par un « bonjour » très sec et solennel. Apparemment cela ne lui plut pas vraiment puisqu’elle se dirigea vers moi pour me dire : « Eh bien vous n’êtes pas très drôle, vous verrez quand je serais présidente tout cela va changer. » Vu ma fonction, je ne bronchai pas d’un pouce. Pourtant, intérieurement je me disais : « Quelle petite prétentieuse celle-ci ! » Après son entretien avec le chef de l'État, juste avant de partir, elle se tourna vers moi et dit : « Avec moi, vous verrez la vie en Rose ». Cette fois-ci, je ne pus m’empêcher de dissimuler un petit sourire qui fut vite stoppé lorsque je vis la tête que faisait le Président. Apparemment, ces deux-là n’avaient pas réussi à se mettre d’accord sur une quelconque alliance. J’entends encore le Président vociférer ces quelques mots : « Petite sotte ! Je vais te faire plier l’échine au second tour, moi ! » Et il claqua la porte de son bureau. Neuf heures trente, je me rends à l’armurerie 198


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pour y prendre mon arme de service. La petite mallette renferme un fusil à lunette. J’ai pour mission aujourd’hui d’assurer la sécurité du chef de l’état à distance, tireur d’élite. J’ai été réaffecté à ce service peu après l’élection de 2032. Cela ne me plaît pas particulièrement car je suis un homme de contact, passer mes journées à attendre ne me réjouit pas trop. Mais je suis un soldat avant tout. Quelle ne fut pas ma surprise et celle du monde entier lorsque Rose Rose remporta les élections avec 55 % des votes, dès le premier tour ! Elle avait su redonner espoir à notre pays. C’était l’euphorie dans les rues. Les politiciens, battus à plates coutures, ne se faisaient pas trop de souci car elle n’avait aucun poids seule face au gouvernement. Mais c’était sans compter sur l’intelligence de Rose Rose. Dans les premiers mois de son mandat, elle bouleversa les choses en créant un parti politique. Dans tout le pays, les hommes et les femmes se rallièrent à sa cause, et ensemble ils eurent la majorité au gouvernement. Ses premières actions pour relancer l’économie furent de faire repeindre tous les bâtiments publics en rose. Grâce à cela, elle créa un grand nombre d’emplois. Puis, elle changea tous les uniformes des fonctionnaires, puis tout le mobilier. Tout ce qui appartenait à l'État devint rose. La population était enthousiaste, à tel point que la machine économique de notre pays se remit en route. Il est vrai qu’il était un peu étrange 199


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de mettre un costume rose tous les matins pour aller travailler. Mais il faut bien reconnaître qu’elle disait vrai, cela changeait tout. Les gens nous regardaient différemment car nous faisions partie des personnes qui travaillaient avec Rose Rose. Cela était très agréable, de voir sourire tout le monde sur notre passage. Ils ne faisaient pas ça par moquerie, au contraire, mais tout simplement parce qu’ils voyaient la vie en rose. D’ailleurs souvent Rose Rose en me croisant me disait : « Je vous trouve très gai aujourd’hui ». Dix heures trente, je suis en poste sur le toit du bâtiment nº 22. J’installe mon matériel et commence à attendre l’heure du défilé. Tout autour de la place mes collègues font la même chose. C’est la première fois de ma vie que je suis aussi nerveux. Certains appellent ça un engagement. Dans mon cas, il s’agit plutôt d’un sacrifice. Moi qui ai toujours vécu seul, sans jamais avoir pris la moindre décision qui aurait pu changer radicalement ma vie, là, je vais écrire une nouvelle page de notre histoire commune. Rose Rose avait gagné son pari. L’économie tournait rond, la population avait le moral au beau fixe. Cependant le monde que nous avions connu jusqu’ici bascula lors de son deuxième mandat. Elle fut réélue, toujours au premier tour, avec 75 % des 200


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voix. Forte de ce score, elle engagea une réforme globale des lois de notre pays et, petit à petit, tout devint rose. Les lois interdisaient de peindre sa maison d’une autre couleur. Une autre loi obligeait les entrepreneurs à ne fabriquer les choses que dans une palette de rose très restreinte. C’est ainsi que l’on se retrouva avec du café rose, des vêtements roses, des voitures roses… Au début, la population trouvait cela très amusant, moi aussi d’ailleurs. C’est à cette même époque que Rose Rose s’intéressa de plus en plus à ma personne. Elle avait le béguin pour moi, apparemment. Petit à petit, elle fit en sorte que je tombe dans ses filets. Ce qui arriva inévitablement un jour. En fait, c’était plutôt un soir. Elle avait voulu aller se promener sur les bords du fleuve. En voyant le coucher de soleil elle me dit : « J’aimerais tellement pouvoir changer aussi cette lumière en un rose éclatant. » Cela me fit beaucoup rire. C’est à ce moment-là qu’elle en profita pour m’embrasser. Nous avons emménagé ensemble peu de temps après. À vrai dire, cela avait été une grande surprise pour moi, le célibataire endurci. J’étais littéralement tombé sous ses charmes, totalement envoûté. Il faut dire qu’elle avait fait tout ce qu’il fallait pour que cela arrive. Elle obtenait toujours ce qu’elle voulait. Je ne me plaignais pas, j’étais devenu le premier homme du pays. J’étais éperdument amoureux de ce magnifique bonbon rose à la voix sucrée. Après plusieurs mois de vie commune, je m’aperçus qu’elle avait très souvent des sautes d’humeur. Je mettais cela sur le 201


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compte de la pression due à son travail. Quand j’y repense, c’est d’ailleurs à cause d’une banale histoire de chaussettes que je me suis retrouvé au service des tireurs d’élite. Eh oui, elle avait piqué une colère noire, pardon rose, parce que j’avais mis une vieille paire de chaussettes noires. Elle dirigeait absolument tout, aussi bien dans ma vie que dans le pays. La population ne bronchait pas, ils étaient euphoriques. Les pays frontaliers commençaient à s’inquiéter de ce qui se passait chez nous. Onze heures trente. Elle est là, belle et fraîche comme au premier jour, malgré ces quinze années qui se sont écoulées. Rose je t’aime. Sans aucune hésitation mon doigt appuie sur la détente… Elle s’écroule sans un cri, du sang jaillit de sa poitrine, mon étonnement est total… il n’est pas rose...

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L'œuvre de sa vie par Brigitte Vasseur

La journée commence bien. Un timide soleil d'avril annonce une journée agréable, le café est succulent, les croissants bien chauds (et au vrai beurre, pas à la margarine), et surtout je ne me suis pas coupé en me rasant. Bref, tout se conjugue pour me mettre de bonne humeur dès le matin. Me voici donc tranquillement à la terrasse d'un café pour un petit déjeuner tardif et je consulte le journal d'un œil distrait, plus pour passer le temps que pour me tenir au courant des nouvelles qui, dans l'ensemble, m'indiffèrent. J'entends soudain qu'on m'appelle. Je lève le nez de ma lecture et aperçois mon ami Antoine Lemarchand, artiste-peintre de profession, qui s'approche d'un pas guilleret. Nous nous sommes connus aux Beaux-Arts, mais lui en est sorti diplômé et moi désabusé. Nous nous serrons la main, et je lui propose un café. Il accepte volontiers. 203


L'œuvre de sa vie

— Tu as l'air tout gai, Antoine. Qu'est-ce qui te met de si bonne humeur ? Tu as gagné au loto ? — Presque. Le Musée d'Art Moderne m'a passé une commande pour une toile de grande dimension. Enfin le succès ! Connaissant ses thèmes de prédilection, je ne peux m'empêcher de le taquiner. — Et tu vas représenter quoi, cette fois ? Un étal de boucher ou une salle de médecin légiste ? — Tu peux rire, va. Mes œuvres sont le miroir du monde. Je n'invente rien, je ne fais que montrer aux hommes le pire de ce qu'ils sont capables de faire à leur semblable. En voyant l'une de mes toiles, tout être humain un tant soit peu intelligent doit comprendre qu'il peut être, selon les circonstances, acteur ou victime, et ça doit le faire réfléchir et l'améliorer. Ça y est, il s'emballe. J'ai déjà entendu ce discours des dizaines de fois et, bien qu'absolument pas convaincu par son argumentaire, je lui reconnais un talent certain dans son art. Je tente de le calmer. — Je te charriais, ne monte pas sur tes grands chevaux. Alors, c'est quoi ? — Les charniers de l'ex-Yougoslavie. Je grimace. Ça nous promet encore un vernissage interdit aux moins de dix-huit ans. — Tu n'es pas obligé d'aimer, Maximilien. 204


L'œuvre de sa vie

— Encore heureux ! Mais trêve de plaisanterie, je suis ravi pour toi. Tu mérites de la reconnaissance pour ton travail. — Au fait, ça tombe bien que je t'aie rencontré ce matin, j'ai un petit problème logistique. J'ai commandé le support, mais je ne peux pas le porter tout seul jusqu'à mon atelier. Tu veux bien m'aider ? — Et tu aurais fait comment si je n'avais pas été ici ? Il sourit. — J'aurais dû monter jusque chez toi. — Bon, d'accord. Finissons le petit déjeuner et allons-y. Arrivés chez son fournisseur, je laisse échapper un sifflement. En effet, la toile est de bonne dimension. À vue de nez, elle doit faire dans les trois mètres de large sur deux de haut. — Ça ne va jamais passer la porte, comment comptes-tu faire ? — Mais si, ça va passer, tu verras. Tu ne vas pas me laisser tomber maintenant ? — Non, non, j'ai dit que je t'aiderai et je le ferai. Avec un luxe de précautions, nous prenons le paquet chacun d'un côté, une main sous un coin et l'autre en hauteur. Je sens que le voyage va être long. 205


L'œuvre de sa vie

Le plus dur n'est pas de marcher dans la rue, une fois qu'on a pris le rythme c'est assez facile. Enfin, heureusement qu'il n'y a pas de vent et qu'il ne pleut pas. En revanche, monter chez lui est moins aisé. C'est un vieil immeuble haussmannien avec un escalier étroit et tournant. Enfin, nous y voilà. Nous posons la toile sur un support bas, contre le mur du fond. Antoine prend du recul et contemple la surface vierge. Ses yeux pétillent. — Ça va être grandiose. Il m'a déjà oublié. Je tente de reprendre ma respiration après cet effort inhabituel, tout en jetant un regard circulaire sur la pièce. Une rangée de pots de peinture n'attend plus que le pinceau. Les teintes manquent de variété : un peu de noir et de vert foncé, mais surtout du vermillon, du carmin, du pourpre, du lie-de-vin, du sang-de-boeuf... Dans un coin trônent quelques invendus. De loin, je ne vois que des taches de différentes nuances de rouge. En m'approchant, je distingue les motifs. J'aurais mieux fait de m'abstenir. Je grimace et reporte mon attention sur Antoine, perdu dans ses pensées. Comme il ne semble pas se souvenir de mon existence, je lui lance : — Tu n'aurais pas une bière fraîche ? Toujours pas de réaction. Il est déjà en train de peindre dans sa tête. J'insiste plus fort. Il sursaute. 206


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— Excuse-moi, tu disais ? — Je disais que j'avais chaud, soif, et que si tu avais une bière bien fraîche je suis candidat pour la boire. — Oui, bien sûr. Sers-toi dans le frigo. D'ailleurs, je vais en prendre une aussi. Pendant que nous sirotons nos boissons, il se lance dans la description de son tableau. Je l'écoute d'une oreille distraite mais il n'en a cure. Une fois ma bouteille vide, je me lève pour prendre congé. — Merci encore, Max. Tiens, pour te montrer que je ne suis pas un ingrat, je t'autorise à venir régulièrement voir comment mon œuvre évolue. Qu'en dis-tu ? Je suis conscient de l'immense faveur qu'il vient de me faire et, bien que ne goûtant pas tellement son style, je ne peux pas refuser. Nous convenons donc d'un rythme de visite hebdomadaire. Comme prévu, la semaine suivante je fais un saut à l'atelier d'Antoine. Dans l'escalier, je croise Lucie, son amie de cœur, que je connais de vue sans plus. Je la salue, mais elle répond à peine. Elle a l'air contrarié. Antoine m'ouvre la porte mais se renfrogne aussitôt. — Ah, c'est toi Max. Je croyais que c'était Lucie. 207


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— Je l'ai croisée en montant, mais elle s'en allait. Elle ne sortait pas d'ici ? — Si, mais nous nous sommes disputés. J'espérais qu'elle reviendrait et qu'on pourrait se réconcilier. Je suis gêné d'arriver à un moment si délicat. — Si tu préfères, je peux revenir un autre jour. — Non, non. Tu n'y es pour rien, et puis une promesse est une promesse. Il m'entraîne entre les outils et les pots de couleur – contenant de multiples nuances de rouge, comme d'habitude – qui traînent par terre, et me montre le tableau. Pour le moment, il n'y a qu'un crayonné mais le réalisme est déjà présent. J'admire la précision de son tracé. — Alors, qu'en penses-tu ? — C'est magnifique. Antoine, tu es un grand artiste. — Tu peux dire la vérité, tu sais. Je ne me vexerai pas. — Je t'assure, je trouve ça formidable. Il ne manque plus que la couleur. — Ça ne va pas tarder. Reviens la semaine prochaine, tu verras la différence. Il me raccompagne jusqu'à l'entrée, mais je m'inquiète pour lui. 208


L'œuvre de sa vie

— Tu es sûr que ça va aller ? Tu fais vraiment une drôle de tête. — Ne t'en fais pas pour moi. Tu sais ce que c'est, les couples ça se chamaille toujours. — Ah non, tu vois, je ne sais pas. — Désolé, j'oubliais qu'il n'y a pas de madame Margan. Raison de plus pour ne pas t'ennuyer avec mes histoires de cœur. Tu verras, ça finira par s'arranger. Lucie est une fille formidable, elle reviendra. — Bon, dans ce cas, à la semaine prochaine. Huit jours après, je retourne à l'atelier. Je frappe à la porte d'Antoine, mais il ne répond pas. Il doit être très concentré sur sa peinture, ou alors il est sorti. Je tourne la poignée, la porte s'ouvre, donc il est là. J'entre en m'annonçant, mais ce que je vois me fait pousser un cri. Une large tache rouge s'étale au sol. Je me calme et me moque de moi-même en constatant que ce n'est qu'une flaque de peinture. Antoine a dû renverser un pot de couleur. Je l'appelle, mais il ne répond pas. Il doit être dans la salle de bain en train de se nettoyer, s'il en a mis autant sur lui que par terre. Je suis les traces tout en plaisantant : — Alors, Antoine, tu as voulu refaire ton parquet ? 209


L'œuvre de sa vie

J'ouvre la porte mais me fige en découvrant mon ami au sol, entouré d'un liquide rouge. Je réalise alors que ce n'est pas de la peinture, mais bien du sang. Je me précipite pour l'aider. Au moment où je le touche, je constate que son corps est froid. Désormais convaincu de son décès, je tente tout de même de prendre son pouls, qui, comme je le supposais, ne bat plus. Tremblant, je prends mon téléphone portable et compose le numéro de l'inspecteur Lutti. — Allo, Roberto ? Ici Max. Maximilien Margan. Je viens de trouver Antoine Lemarchand mort dans son atelier. Je donne l'adresse et raccroche. Il m'a dit de ne pas bouger d'ici. Dans ma tête, mille explications se succèdent. A-t-il été assassiné ? A-t-il eu un accident ? S'est-il suicidé ? Pour le moment, je ne peux rien faire de plus que garder le corps en attendant l'arrivée de la police. Heureusement les forces de l'ordre ne tardent pas. L'inspecteur Lutti est venu en personne, accompagné d'un gardien de la paix et de deux membres de la police scientifique. Pendant que je raconte ma découverte, les deux hommes en blanc s'activent dans l'atelier. À la fin de mon récit, l'inspecteur me demande : — À ton avis, que s'est-il passé ? Je hausse les épaules. 210


L'œuvre de sa vie

— Je n'en ai aucune idée. Je me suis posé la même question en vous attendant, mais je n'ai trouvé aucune réponse plausible. — Bon, il n'y a plus qu'à attendre les résultats des expertises, alors. Sais-tu s'il avait de la famille, des amis, des proches ou des visiteurs réguliers ? — Il avait une petite amie, mais je ne connais que son prénom : Lucie. Sinon, pas de famille encore en vie. Pour les visiteurs réguliers, je ne peux pas te dire. Des commanditaires, peut-être, et puis le postier, la concierge, le livreur de pizza, comme tout le monde, je suppose. — Merci, nous allons vérifier tout ça. Tu peux rentrer chez toi. Je te conseille même de boire quelque chose de fort, tu es tout pâle. Passe demain au commissariat pour la déposition officielle. J'en saurai peut-être plus à ce moment. En repartant, je croise deux infirmiers avec un brancard et un sac noir. C'est certainement pour emmener le corps à la morgue. C'est à ce moment que je réalise que mon ami est définitivement parti. Le lendemain, Roberto m'accueille comme prévu pour prendre ma déposition. Une fois celle-ci terminée, je l'interroge : — As-tu du neuf sur ce qui est arrivé à Antoine ? — Nous avons quelques résultats. Tout d'abord, 211


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la mort remonte à deux jours, donc la veille de ta visite. Ensuite, il n'y a pas de trace de violence ou d'effraction, mais étant donné que sa porte était ouverte, ça ne veut rien dire. Il avait bien un gros hématome à la tête, mais impossible de savoir si quelqu'un l'a frappé ou s'il s'est fait ça en tombant. Enfin, il a perdu quasiment tout son sang à cause de deux entailles profondes au niveau de ses poignets. Je bondis de ma chaise. — Un suicide ? — Peut-être, ça reste à démontrer. Pourquoi faire ça dans son atelier et non dans sa baignoire, comme la plupart de ceux qui choisissent cette méthode ? En outre, il n'est pas resté sur place, il a perdu une grande quantité de sang sur son lieu de travail, et il a achevé de se vider dans sa salle de bains. Le couteau ayant servi aux coupures a été retrouvé à côté de son matériel de peintre. — Un accident, alors ? Il s'est coupé et a voulu se soigner mais n'est pas arrivé à temps ? — Qu'il se soit coupé une fois, d'accord, mais pas deux. Ou alors il était vraiment maladroit. — Donc reste l'assassinat. — C'est la thèse qui a notre préférence. Quelqu'un lui aurait coupé les veines pour faire croire à un suicide. — Et il se serait laissé faire ? 212


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— Il était peut-être inconscient, assommé. Ça expliquerait d'ailleurs le fait qu'il ait été retrouvé ailleurs que sur le lieu du crime. Il a pu se réveiller et tenter d'aller arrêter l'hémorragie, mais trop tard. Ah, et j'oubliais le principal : nous avons retrouvé des traces de Previscan dans son sang. — Qu'est-ce que c'est ? — Un anticoagulant. Avec ça dans le corps, toute hémorragie devient potentiellement mortelle, alors les veines ouvertes, tu imagines. Je réfléchis. Je ne vois pas Antoine se suicider, puisque tout lui souriait ces derniers temps. Tout ? Presque. — Au fait, tu as retrouvé sa petite amie ? — Oui, nous avons découvert son identité complète. Elle s'appelle Lucie Dutheil et est infirmière à l'hôpital. Mes hommes doivent d'ailleurs nous l'amener d'un instant à l'autre. — Je ne sais pas si ça a de l'importance pour l'enquête, mais quand je suis passé voir Antoine la semaine dernière, il venait de se disputer avec elle. — Ça peut, en effet. Il tape quelques lignes sur son ordinateur. — Bon, merci d'être passé. Si j'ai besoin d'autres informations, je te recontacte. J'hésite un instant. 213


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— Ma demande va te paraître étrange, mais est-ce que je peux assister à l'interrogatoire de la demoiselle ? — En principe, non. D'ailleurs, ce n'est pas encore un interrogatoire mais une convocation. Qu'est-ce que tu espères ? — Antoine était mon ami, j'aimerais me tenir au plus près de l'enquête. Je te promets de me faire tout petit et de ne pas te gêner. — Mmm... Je te propose autre chose. Disons que j'ai convoqué en même temps les deux personnes susceptibles d'avoir vu le peintre vivant en dernier, ça justifie ta présence. Seulement, tu te comportes comme un témoin, pas comme un investigateur. Ça te va ? — Parfaitement. Merci Roberto. Nous n'attendons pas longtemps avant qu'un policier n'annonce l'arrivée de Lucie Dutheil. Lorsqu'elle me voit, elle fronce légèrement les sourcils, comme si elle cherchait à se rappeler qui je suis. Il est vrai que nous nous connaissons très peu. De mon côté, je ne l'aurais pas forcément reconnue si je n'avais su qui elle était. L'inspecteur nous présente mutuellement. Le déclic se fait en elle, elle a un petit sourire et me tend une main que je serre. Nous nous asseyons en face de Roberto, qui se 214


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lance dans les explications. — Monsieur Margan, mademoiselle Dutheil, avez-vous une idée du motif pour lequel je vous ai convoqués tous les deux ? Je me tais, pour forcer ma voisine à répondre, ce qui ne tarde pas. — Pas vraiment, mais puisque notre seul point commun est que nous sommes des proches du peintre Antoine Lemarchand, je suppose que ça a un rapport avec lui. — En effet, mademoiselle, vous supposez bien. Honneur aux dames, donc, quand avez-vous vu votre ami pour la dernière fois ? — Ça remonte à une semaine environ. Pour dire vrai, nous nous sommes disputés et j'ai préféré prendre du recul. J'espérais qu'il m'appellerait pour s'excuser, mais ça n'a pas été le cas. — Quel a été le sujet de dissension entre vous ? — C'est assez délicat. Disons en gros qu'il me demandait de faire quelque chose pour lui et que j'ai refusé. Il se tourne ensuite vers moi. — Et vous, à quand remonte votre dernier contact avec monsieur Lemarchand ? — Une semaine également. D'ailleurs, j'ai croisé mademoiselle ici présente qui sortait de chez lui. 215


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— Vous confirmez, mademoiselle ? — Effectivement. Ça m'était sorti de l'esprit, mais nous nous sommes croisés dans l'escalier. Lui montait et je descendais. Elle prend soudain l'air soupçonneux. — Au fait, pourquoi nous posez-vous toutes ces questions ? Antoine a fait quelque chose de répréhensible ? — On ne peut pas dire ça, non. En réalité, il a été retrouvé mort dans son atelier. Elle prend l'air horrifié et porte les mains à sa bouche comme pour étouffer un cri. Heureusement, elle ne me prête aucune attention, car j'ai du mal à simuler la surprise, et pour cause. — Je le savais. Il n'avait pas l'air dans son assiette quand je l'ai quitté. Je craignais qu'il ne fasse une bêtise de ce genre. — Quel genre ? — Mais... se suicider. Ce n'est pas ce que vous avez dit ? — Pas du tout. J'ai dit qu'il avait été trouvé mort, pas qu'il s'était donné la mort. Qu'est-ce qui vous fait croire qu'il s'agit d'un suicide ? Lucie Dutheil est pour le moins déstabilisée. Elle tente de se reprendre. — Eh bien... Comme je vous le disais, il n'allait 216


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pas bien quand je l'ai quitté. Il était assez abattu, même. — Et vous l'avez laissé dans cet état ? Je croyais que vous étiez infirmière. — Sur le coup, j'étais surtout sa petite amie qui venait de se disputer avec lui. S'il m'avait appelé après, je serais venue sans hésiter, mais il ne l'a pas fait. — Bref, quand je vous annonce qu'il est mort, vous pensez tout de suite à un suicide. Roberto prend un ton incisif. — Je trouve étrange, mademoiselle Dutheil, que vous ayez tout de suite sauté sur cette conclusion. Toute autre personne à qui j'annoncerais une telle nouvelle aurait pensé à un accident, mais pas vous. Pourquoi ? — Mais, je ne sais pas, moi. Ça m'a paru logique sur le coup. — Logique ? Vous le quittez au bord de la dépression, mais vous ne vous inquiétez pas une seconde pendant toute une semaine. Vous trouvez ça toujours logique ? — Écoutez, je ne sais pas où vous voulez en venir, mais si ce n'est pas un suicide, c'est quoi ? Un accident ? — Ce n'est pas notre hypothèse favorite compte tenu des circonstances. 217


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Elle réfléchit. — Vous pensez à un crime ? Mais personne ne lui voulait du mal. Elle nous regarde tous les deux à tour de rôle, et tout d'un coup prend conscience de mon silence depuis le début. — Et pourquoi vous n'interrogez que moi ? Pourquoi pas lui ? — C'est moi qui pose les questions, ici. Mais puisque vous y tenez... Il se tourne vers moi. — Monsieur Margan, vous avez rendu visite à monsieur Lemarchand après le départ de sa petite amie. Comment l'avez-vous trouvé ? — Il m'a avoué s'être disputé avec elle, mais ça l'a contrarié sans plus. Je ne dirais pas que ça l'a plongé dans la déprime, ou alors c'est – c'était – un excellent comédien. Il m'a reçu normalement, m'a montré le tableau sur lequel il travaillait et m'a donné rendezvous pour la semaine suivante. Roberto prend la demoiselle à témoin. — Contrarié sans plus. Vous entendez, mademoiselle ? Rien à voir avec la description que vous nous avez fournie de son état lors de votre départ. — Ça ne veut rien dire. Monsieur Margan ne 218


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connaissait pas Antoine aussi bien que moi. Il a pu lui donner le change. — Mademoiselle, ça vous surprendra peut-être, mais Antoine et monsieur Margan se connaissaient depuis plus de vingt ans. Ils ont fait leurs études ensemble et ne se sont jamais quittés de vue. — Ça n'a rien à voir. On ne peut pas comparer une relation d'amitié et une relation amoureuse. — Admettons. Maintenant, passons à autre chose. Savez-vous qui hérite ? Elle prend une moue méprisante. — Si vous posez la question, c'est que vous avez la réponse. Sauf s'il a changé d'avis depuis, c'est moi. Mais ça ne doit pas aller bien loin. — Vous faites erreur, mademoiselle. Pas sur le bénéficiaire, c'est bien vous, mais sur le montant en question. Toutes ses toiles vous reviennent, et maintenant qu'il est mort, sa cote va grimper en flèche. Suivez mon raisonnement. Un artiste-peintre talentueux mais peu reconnu a un stock de tableaux invendus qui peut prendre de la valeur assez rapidement au cas où le succès arriverait. Seulement, le succès ne vient pas assez vite au goût de son amie qui se dit qu'il y a un moyen plus rapide d'accéder à la fortune. Un assassinat camouflé en suicide fera l'affaire. — Vous m'accusez de l'avoir tué ? Et pour de 219


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l'argent en plus ? Vous êtes un monstre ! Outrée, elle se lève et fait mine de s'en aller. C'est sans compter sur le gardien de la paix en forme d'armoire normande qui garde la porte et lui fait signe d'aller se rasseoir. Résignée, elle s'exécute. — Écoutez, je ne l'ai pas tué. Je l'aimais. Jamais je n'aurais fait une chose pareille. — C'est vous qui le dites. Moi, j'ai un cadavre sur les bras, et la thèse du suicide comme celle de l'accident ont été écartées. En face, j'ai quelqu'un qui dit l'aimer, mais qui ne prend pas de ses nouvelles pendant une semaine, et qui m'oriente tout de suite sur le suicide à l'annonce de sa mort. Avouez que c'est pour le moins troublant. — Et moi je suis convaincue que c'est un suicide. Elle hésite. — Mon refus de lui rendre le service qu'il m'avait demandé compromettait très fortement ses chances de terminer son tableau à temps. Il a pu se désespérer de ne pas pouvoir tenir ses engagements et ne voir que la mort comme porte de sortie honorable. — Que vous a-t-il demandé ? — Je ne peux pas le dire. C'est un secret. — Mais enfin, il est mort ! Pour qui voulez-vous garder le secret ? 220


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— Pour sa mémoire. Je ne vais pas le trahir maintenant. — Si vous vous entêtez, je n'aurai pas d'autre choix que de vous inculper pour homicide volontaire, vous en êtes consciente ? — De toute façon, je me sens responsable de sa mort, alors c'est aussi bien comme ça. — C'est vous qui l'aurez voulu. Il fait signe au policier à la porte. — Emmenez mademoiselle en garde à vue et prévenez le juge d'instruction. Elle se laisse faire, très digne. Restés seuls, l'inspecteur et moi nous regardons un moment en silence. C'est moi qui le brise en premier. — Tu crois à ce que tu lui as dit ? — Je ne sais plus. Je cherchais à la provoquer pour qu'elle perde son self-control et qu'elle parle sans retenue, mais au lieu de ça je n'ai fait que la renfermer sur elle-même. Elle sait quelque chose à propos de cette mort, mais elle refuse d'en parler. Compte tenu des circonstances, elle devient donc le principal suspect. — Tu optes donc définitivement pour un crime ? 221


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— Tu as reconnu toi-même que le suicide, comme l'accident, étaient peu probables. Jusqu'à preuve du contraire, je suis tenu de considérer que c'est un homicide. Reste à déterminer s'il est volontaire ou non, et qui l'a commis. Et là... Je nage en pleine panade. — Un vieil adage dit « à qui profite le crime ». — Ce n'est pas plus clair pour autant. Il n'avait pas d'ennemi connu, et ce que j'ai raconté à mademoiselle Dutheil pour la pousser hors de ses retranchements n'était que fanfaronnade. Je n'ai aucune idée du montant de l'héritage que son ex lui laisse. Donc pas de mobile, pas de coupable désigné. — Tu avoueras quand même que le mode opératoire est compliqué. Il y avait plus simple pour faire croire à un suicide, si tel était la volonté du meurtrier. — Oui, c'est sûr. Mais d'un autre côté, il fallait que la mort soit assurée. Une autre manière aurait été plus aléatoire, peut-être. De nouveau nous laissons le silence s'installer pendant que nous réfléchissons à tout ce qui a été dit. Je tente : — Et si nous faisions fausse route ? — C'est-à-dire ? — Si ce n'était pas un homicide ? — Alors là, il faudra qu'on m'explique ce qui s'est 222


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passé chez Lemarchand. — Bon, pour le moment, nous n'avons que sa fiancée pour nous éclairer un peu. Et encore, c'est peut-être également une fausse piste. Que comptestu faire à son sujet ? — J'aimerais avoir un moyen de la faire parler, de lui faire avouer ce qu'elle nous cache. Ça ne fera peut-être pas avancer l'enquête d'un pouce, mais au moins nous arrêterons de nous focaliser dessus et nous pourrons poursuivre d'autres pistes. — Je n'ai pas rêvé, tu as dit « nous ». Ça veut dire que tu m'autorises à enquêter avec toi ? — Non, je ne t'autorise pas, je te réquisitionne. Tu es plus à l'aise que moi dans le milieu que fréquentait ton ami, tu pourras probablement obtenir plus d'informations des gens qu'il a côtoyés que si c'était moi qui les interrogeais. J'accepte la mission avec reconnaissance. Je tiens tout autant que lui, sinon plus, à élucider cette affaire. Chou blanc sur toute la ligne. Ma première visite a été pour le conservateur du Musée d'Art Moderne. Cynique et hautain, il a juste regretté qu'Antoine ne soit pas mort après avoir livré le tableau, ça en aurait augmenté la valeur. Il a toutefois accepté de me donner le nom de l'heureux bénéficiaire de la place devenue vacante. Malheureu223


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sement, de ce côté-là non plus il n'y a rien à glaner. Le nouvel exposant peste contre le délai inhumain que le musée lui a accordé pour réaliser une œuvre de remplacement. Je ne le vois pas supprimer un concurrent juste pour prendre sa place dans une exposition. Rien non plus du côté des rares personnes qu'Antoine pouvait fréquenter. C'était vraiment un solitaire. Personne ne le voyait se suicider, personne ne lui connaissait d'ennemi. Aucun indice, aucune piste. Je me sens dans la peau d'un alpiniste qui tenterait d'escalader un glacier vertical à mains nues. De retour dans le bureau de l'inspecteur de police, je lui fais part de l'échec de mes investigations. De son côté, les recherches n'ont rien donné non plus. Antoine n'avait pas de famille, peu d'amis, pas d'ennemis connus, peu d'argent malgré la grande tirade de Roberto à Lucie, pas de possessions de valeurs, pas de double-vie. Les actuels détenteurs de ses œuvres sont la mairie et le châtelain du coin. Pas du tout le profil d'assassins, et surtout aucun mobile pour le faire. Nous récapitulons tous les éléments de l'affaire. — Nous avons trois possibilités : suicide, crime, accident. Commençons par le suicide. Quels sont les éléments pour et ceux contre ? — Pour : chagrin d'amour, peur de l'avenir, 224


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dépression passagère. Contre : aucun signe avantcoureur, le mode opératoire n'est pas celui qu'il aurait choisi à mon sens, le fait qu'il y ait deux emplacements où il a perdu son sang en grande quantité. Il note tout puis passe à la suite. — Accident ? — Pour : un accident peut arriver à tout le monde et à tout moment. Contre : on ne se coupe pas les deux poignets par accident, et on n'attend pas d'être presque mort pour aller se soigner. — Crime ? — Pour : choix par défaut compte tenu des deux conclusions précédentes. Contre : pas de mobile, pas de bénéficiaire de sa mort. Les deux seules personnes à qui son décès profite, si on veut, sont le peintre qui le remplace au musée et sa fiancée qui hérite. Le premier n'avait pas l'air franchement ravi de devoir travailler dans l'urgence, mais c'est peut-être un leurre, et la seconde a fait un mauvais calcul si c'est bien elle. Malheureusement, c'est tout de même la piste la plus sérieuse. — Ça t'embête ? — Oui, je ne crois pas qu'elle l'ait tué. — À vrai dire, moi non plus, du moins pas exprès. Il peut très bien s'agir d'un homicide involontaire. Il n'empêche qu'elle ne se défend pas, ou peu, et qu'elle refuse de nous livrer son secret qui, 225


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note-le bien, n'a peut-être aucun rapport avec la mort de son ami mais qui monopolise nos réflexions. — Et si je lui parlais ? Après tout, nous avons perdu un être cher tous les deux, elle pourrait plus facilement se confier à moi qu'à un policier. — Après tout, pourquoi pas ? Au point où nous en sommes, nous ne risquons rien à part perdre du temps. — Seulement, je veux que tu me fasses une promesse. Il prend un air méfiant. — Laquelle ? — Si elle se confie à moi, je veux pouvoir lui jurer de ne rien dire à mon tour, si ce qu'elle a à dire ne va pas dans le sens de sa culpabilité. — Tu veux rire ? — Pas du tout, c'est une question d'honneur. Elle se croit détentrice d'une information non divulguable parce qu'elle a promis à Antoine de ne pas en parler, et que même s'il est mort cette contrainte continue à s'appliquer. Or, il y a une toute petite chance pour qu'elle accepte de partager ce secret avec un ami proche comme moi. Si je dois te le répéter, elle refusera tout net. Et comme, tant que nous ne savons pas ce qu'elle cache, nous n'avons aucune certitude sur l'importance de cette information par rapport à la mort d'Antoine, ça empoisonne l'enquête pour rien. 226


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Soit ça n'a pas de lien, ou, au mieux, ça l'innocente, et je ne te dis rien d'autre que l'orientation que ça donne à l'affaire, soit ça augmente la probabilité qu'elle soit coupable et je t'en parle. — Dans ces conditions, et bien que ça ne m'enchante pas, j'accepte. Roberto nous fait entrer, Lucie et moi, dans une petite salle vacante où nous pouvons parler librement. Il n'y a pas d'autre issue que la porte d'entrée, derrière laquelle est placé un policier. L'inspecteur a beau me faire confiance, il prend quand même toutes les précautions d'usage. Je regarde mon interlocutrice. Ses yeux rougis me laissent à penser qu'elle a pleuré. Sinon, elle a toujours cet air têtu de notre dernière rencontre. Elle me fixe intensément, attendant que je fasse le premier pas. — Mademoiselle Dutheil, vous devez me faire confiance. J'étais un ami très proche d'Antoine. Il a certainement dû vous parler de moi, non ? Sans parler, elle acquiesce. Je poursuis : — Je ne crois pas que vous l'ayez tué, quoi que l'inspecteur en pense. Seulement, pour le prouver, j'ai besoin de votre entière collaboration. — Vous êtes avocat, maintenant ? — Non, mais je ne suis pas votre ennemi. Mon objectif est de comprendre ce qui s'est passé à 227


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l'atelier ce jour-là, et je suis certain que vous détenez une information capitale qui, outre le fait qu'elle va éclaircir la situation, doit pouvoir vous innocenter. Là, je m'avance un peu, mais j'ai besoin qu'elle se sente rassurée. Malheureusement, elle garde le silence. Je tente une autre approche. — Écoutez, Lucie – je peux vous appeler Lucie, n'est-ce pas ? – Antoine vous aimait énormément. Il n'aurait pas voulu que vous soyez punie pour sa mort alors que vous n'y êtes pour rien. À ces mots, les larmes se remettent à couler sur ses joues. Je sens que je tiens le bon bout. — Nous devons honorer sa mémoire en découvrant la vérité à son sujet. Si vous le souhaitez, et dans la mesure où votre secret ne vous désigne pas comme coupable d'homicide volontaire, je ne dirai rien à la police. — C'est gentil, mais je ne crois pas que vous ayez ce pouvoir. — L'inspecteur me l'a promis, et il est homme d'honneur. Visiblement, elle ne demande qu'à me croire. Elle a de toute évidence besoin de se décharger de ce poids sur sa conscience. Je pousse encore un peu mon avantage. — Si vous continuez à vous taire, un autre innocent sera peut-être accusé à son tour. 228


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Je ne suis pas très fier de moi, mais j'ai trop envie de savoir. Elle soupire et se décide enfin. — Vous avez déjà vu les tableaux d'Antoine, monsieur Margan ? — Je vous en prie, appelez-moi Max. Oui, je les ai vus. Je n'en accrocherai pas chez moi, mais il avait vraiment du talent. — En tant qu'infirmière, j'en vois de toutes les couleurs à mon travail, mais je suis toujours mal à l'aise devant ses œuvres. Elles sont d'un réalisme profond et malsain. — C'est l'effet qu'il recherchait. — Il a entièrement réussi en ce qui me concerne. Savez-vous pourquoi ? — Pas du tout. — Il travaillait sur la base de couleurs de sa composition. En particulier le rouge. Je ne sais pas tout ce qu'il mettait dedans, mais l'ingrédient de base était le sang. Son propre sang. Je suis abasourdi. — Comment ça ? — Quand il en avait besoin, je lui faisais un prélèvement, environ un demi-litre. C'est sans danger. Il mélangeait ensuite ce liquide avec un anticoagulant que je lui fournissais, pour éviter qu'il ne fige, puis d'autres ingrédients dont j'ignore la 229


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nature. Cette dose lui suffisait pour un tableau standard. Or, son nouveau projet exigeait une quantité beaucoup plus importante. Il m'a demandé de lui faire un prélèvement de deux litres, pour commencer. J'ai refusé, c'était bien trop dangereux pour lui. C'est pour cela que nous nous sommes disputés. Je suppose qu'il n'a pas supporté de ne pas pouvoir finir sa toile du fait de l'absence de matière première et qu'il a préféré se donner la mort que se déshonorer. Il était très « vieille France ». Mais, qu'avez-vous ? Vous êtes tout pâle ? Je suis en effet devenu blême en comprenant petit à petit la succession d'événements de ce jour. — Lucie, savez-vous comment Antoine est mort ? — Non, personne ne m'a renseigné à ce sujet. — Il est mort exsangue, les veines ouvertes après avoir absorbé du Previscan, délibérément ou non. L'information fait son chemin dans son esprit. Ses yeux s'écarquillent au fur et à mesure qu'elle réalise. — Il voulait juste de la peinture rouge ! — Oui, mais en votre absence, il n'a pas pris la bonne méthode. Il pensait pouvoir s'arrêter à temps, mais ça n'a pas été le cas. — C'est ma faute ! J'aurais dû être là, à ses côtés, je l'aurais sauvé ! 230


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Elle se prend la tête dans les mains et pleure à gros sanglots. Embarrassé, je la prends dans mes bras en tentant de la consoler. — Vous ne pouviez pas savoir, vous n'y êtes pour rien. C'est juste un tragique accident. — Mais je m'en veux tellement ! Si j'avais accepté sa demande, nous n'en serions pas là. Je ne sais que dire, je comprends son sentiment de culpabilité, même si elle n'a rien à se reprocher pénalement. Qui pouvait anticiper le geste fou d'Antoine ? — Reprenez-vous Lucie. Si vous aimiez sincèrement Antoine, vous devez vous ressaisir. Il n'aurait pas voulu que vous vous morfondiez de la sorte. Le seul coupable, c'est lui-même qui n'a pas su trouver ses limites. Il était tellement accaparé par son Art qu'il en a perdu tout sens commun. Si ça n'avait pas été ce jour-là, ça se serait produit plus tard, pour une nouvelle commande encore plus démesurée. C'était la fuite en avant. Le seul regret que nous puissions avoir, c'est d'avoir perdu autant de temps à essayer de comprendre. — Que va-t-il se passer maintenant ? — Eh bien, avec votre permission, je vais dire à l'inspecteur le minimum qu'il a à savoir pour vous innocenter. Je le connais bien il gardera le secret et vous serez libre. Après, il faudra reprendre le cours de votre vie. 231


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— Comment continuer à vivre comme si de rien n'était ? — Lucie, c'était un accident, vous n'êtes en rien responsable. Au contraire, vous l'avez aimé et aidé toutes ces années. J'ai beau faire le dur, je n'aimerais pas être à sa place. Elle va traîner ce poids sur la conscience tout le reste de sa vie. Une fois la situation résumée pour Roberto, ce dernier ne fait aucune difficulté pour libérer Lucie Dutheil. Il accepte bien entendu de ne pas divulguer le fin mot de l'histoire. Officiellement, Antoine Lemarchand s'est suicidé dans une crise dépressive passagère due à la fatigue induite par sa charge de travail. Nous ne serons que trois à connaître la vérité, et aucun de nous n'a d'intérêt à contredire cette version. Je me promets de prendre régulièrement des nouvelles de Lucie, histoire de m'assurer qu'elle remonte la pente. Je suis confiant, elle est jeune et forte. Elle n'oubliera pas – nous n'oublierons pas – mais le temps effacera la douleur. Adieu Antoine, paix à ton âme.

*** 232


Un joli mois de mai par Jacques Païonni

— Belle journée m’sieur ! — Tu l’as dit mon gars. Ça réchauffe mon vieux cœur. Et où rampes-tu comme ça ? — J’ai rendez-vous avec Cob, le hanneton. — Prends garde, les oiseaux sont déchaînés, un asticot de ton acabit leur ferait un très bon déjeuner. — Dites, vous savez où se trouve ma famille ? — Ta famille ? Tu ne ressembles pas à grand monde que je connaisse. Mais ma mémoire me joue des tours, en mes vertes années j’aurais pu te le dire… désolé. Le vieux criquet détendit ses lourdes cuisses et disparut dans les herbes de la prairie. Jad reprit son chemin. « Les oiseaux, pensa-t-il, faudrait qu’ils aient une sacrée bonne vue pour me repérer dans ce dédale de tiges. En plus, je suis riquiqui. Même que les copains 233


Un joli mois de mai

m’appellent le minus. » « Et aujourd’hui sera un grand jour… » Une ombre masqua le soleil. Un pivert passa haut dans le ciel. Jad se figea un instant… rien à craindre, il reprit son cheminement. Depuis toujours il savait qu’il fallait se méfier de tout ce qui vole… Il parvint aux abords d’une flaque, vestige des dernières pluies. Il aperçut son ami se désaltérant. — Ho Cob, me voici. — Salut Jad, es-tu toujours décidé ? — Plus que jamais ! — Alors en route, grimpe sur mon dos. Jad se glissa entre les élytres de son ami qui prit aussitôt son envol dans un froissement d’ailes bourdonnantes. — On va commencer par aller vers l’orée du bois. Il y a là une famille de mouches. M’étonnerait pas que tu sois des leurs. Tremblant d’impatience, Jad s’accrocha du mieux qu’il put. L’atterrissage fut vigoureux et il perdit l’équilibre, roulant sur le dos du hanneton et se retrouvant par terre, au milieu d’un groupe de vers tout blancs. Une grosse mouche aux reflets métalliques 234


Un joli mois de mai

intervint aussitôt : — Hep qui va là ? — C’est mon copain, il recherche sa famille et nous pensons qu’il pourrait être des vôtres. — Des nôtres ? Voyons, vous plaisantez, regardez son aspect. Il est fin alors que nos enfants sont dodus, et il est vert alors que nos jeunes sont blancs. Non mon garçon, tu ne ressembles pas à un asticot ! Allez voir plus loin, il y a une ruche… Dépités ils s’éloignèrent traînant les pattes pour arriver près du ruisseau qui s’écoulait en musique cristalline entre les mottes de terre et les cailloux. Des gargarismes les inquiétèrent, mais ce n’était qu’une querelle entre deux colverts, ces canards bruyants et mal embouchés. Jad reprit sa place sur le dos du hanneton et ils décollèrent. La ruche était un centre bouillonnant d’activités.

très

fréquenté

— Accroche toi, la piste est courte… Cob tenta une manœuvre audacieuse qui se termina par un choc contre la paroi de la ruche, le laissant KO. Jad roula jusque devant l’entrée principale, se retrouvant immédiatement entouré d’ouvrières affolées. — Qui va là ? demanda un garde au faciès rébarbatif. 235


Un joli mois de mai

— Je cherche ma famille, je suis égaré. On m’a dit que peut-être je serais de votre race… La foule éclata de rire : — Regardez ce minus ; il se prend pour une de nos larves. Le garde grimaça et rembarra tout le monde. — Allez ! Retournez au travail ! Quant à toi petit, on t’a mal informé, nos larves sont grasses et surtout pas de cette couleur olive. Va plutôt voir chez les fourmis… Cob s’étant réveillé, ils reprirent leur vol, se dirigeant vers un champ fraîchement labouré. Cette fois ils se posèrent sans encombre. — Tu sais où se trouvent ces fourmis ? — Pas vraiment, on devrait demander notre chemin. Écoute, j’entends quelqu’un qui s’approche en sifflant. Un grillon avançait vers eux, tenant un baluchon sur son épaule et marchant d’un bon pas rythmé par sa musique. — Excusez-moi monsieur, nous sommes un peu perdus… Le grillon s’arrêta pour les examiner… — Ne me dites pas que vous voulez aller dans ce champ. Regardez, il ne reste plus rien de consommable. C’est un chamboulement de mottes de terre. 236


Un joli mois de mai

— Nous cherchons une fourmilière… — Demi-tour, ce côté est sinistré. Moi je quitte ce coin, je vais me mettre au vert dans la prairie. Pourquoi voulez-vous voir ces fourmis ? — Je suis peut-être une fourmi… Le grillon éclata de rire. — Toi une fourmi ? C’est une blague ! Va plutôt voir du côté des chenilles. Je t’imagine assez en papillon. Mais pas en fourmi. Il reprit son baluchon et s’éloigna en riant… — Qu’est ce qu’on fait ? demanda Cob. — On va chez les fourmis ! Ils changèrent de cap et repartirent en survolant un chemin. Soudain Cob aperçut une file d’insectes noirs. Aussitôt il piqua sur elles et se posa en dérapant dans la poussière, coupant la colonne de fourmis. Elles transportaient des morceaux de feuilles. — Holà ! dit un membre de la sécurité. Ne gênez pas le trafic ! Écartez-vous. Vous êtes dans une zone d'activités. — Je veux juste vous poser une question, est-ce que je ressemble à une fourmi ? — À nos jeunes ? Désolé petit, tu es très différent. 237


Un joli mois de mai

Cob regardait les fourmis passer à la queue leu leu transportant leur chargement. — Qu’est-ce que vous faites de toutes ces feuilles ? — Elles nous servent à cultiver des champignons. C’est ainsi que la colonie se nourrit. — Vous êtes agriculteurs ? — En quelque sorte, mais ce sont uniquement les ouvrières qui cultivent, moi je m’occupe de la sécurité, je n’ai pas la main verte. Bon, circulez, la nuit approche. Vous devriez rentrer chez vous. Ils s’éloignèrent déçus. — On ferait mieux de trouver un endroit pour passer la nuit. Monte sur mon dos, je connais un grand châtaignier où l’on sera tranquille. Ils survolèrent un verger et s’approchèrent d’une grange. Le châtaignier était près de là. Ils se posèrent sur une grosse branche. — Voilà, ici nous serons tranquilles, dit Cob. Mais presque aussitôt, une grosse voix les fit tressaillir : — Qui vous a donné le feu vert pour vous poser ici ? Un solide cerf-volant apparu, bois levé, comme s’il allait les attaquer. 238


Un joli mois de mai

— C’est moi, Cob le hanneton ! — Cob ! Je ne t’avais pas reconnu. Avec tous ces squatteurs, je suis obligé de faire la police. Des menteurs prêts à raconter n’importe quoi pour venir nous envahir. Ah ! J’en entends des vertes et des pas mûres, je vous jure. — On va juste s’installer pour la nuit. — Pas de problème, mais pas de chahut, il faut respecter la tranquillité de tout le monde. Ils s’installèrent sur une feuille alors que la nuit tombait et que les étoiles s’allumaient une à une. — C’est beau le ciel étoilé. Tu aimes ? — Je trouve ça magique. — Bonne nuit. — Bonne nuit. Quand le jour se leva, Jad ouvrit les yeux et bâilla. Regardant autour de lui, il se leva avec un sentiment d’inquiétude, il se retrouvait seul, Cob avait disparu... Heureusement, parvenant d’une feuille juste audessus de lui, il reconnut le ronflement de son ami. — Cob ! Réveille-toi ! — Hum ? Laisse-moi, j’ai encore sommeil ! — Mais il fait jour, et nous devons reprendre notre enquête ! 239


Un joli mois de mai

La tête de Cob apparut au bord de la feuille. — Avant tout, il faut que tu consultes un docteur. À cause de toi j’ai très mal dormi. — J’ai ronflé ? — Pire que ça ! Le cerf-volant passait, il faisait sa ronde. — Alors les enfants, bien dormi ? — Non, pas terrible. Mon copain est bizarre, je crois qu’il est malade. — Malade ? Quels sont les symptômes ? — Il se prend pour un lampion, il est devenu tout vert, lumineux. Impossible de fermer l’œil. Le cerf-volant d’inquiétude.

examina

Jad

qui

tremblait

— C’est toi qui recherches ta famille ? — Oui monsieur. — Ben il ne faut plus t’en faire mon gars, tu dois être un lampyre. — Un quoi ? — Un ver luisant ! ***

240


En noir et blanc par Delphine Vasseur

Hourra ! J’ai enfin réussi ! J’ai préparé la potion qui rend invulnérable ! Finies, les guerres sanglantes ! Finies, les morts inutiles ! Vite, je dois ranger ce flacon avant que quelqu’un ne le voie. Mais où le mettre ? Ah, j’ai trouvé. Ce placard fera l’affaire. Qui donc pourrait penser que ma potion se trouve dans un placard avec mes expériences ratées ? Je suis un génie ! Alors, que faire maintenant ? Oh, je sais ! Je vais examiner un de mes échecs et le transformer en un produit formidable ! Tiens, qu’est-ce que c’est ? Ah oui ! Mon produit pour chasser les serpents ! N’importe quoi ! J’ai été envahi par les araignées pendant un mois quand je l’ai utilisé. Je vais bien m’amuser avec. Où ai-je mis mes outils ? Non, pas ici… Pas là non plus… Ici ? Raté. Ah, je crois que j’ai trouvé ! Oh non ! Quel idiot ! J’ai renversé le chasse241


En noir et blanc

serpents sur la peinture-verte-qui-devient-bleue ! Euh, c’est quoi cette couleur… ? On dirait du marron. Euh, mélangé à du jaune... Tiens, ça devient rouge… Berk ! C’est moche ! Zut, ça grossit. Sacrée bulle. Un peu violette avec une nuance noire à l’intérieur. Je crois que ça vient vers moi… Au secours ! * Super ! Le mélange a explosé, et maintenant les couleurs ont disparu ! Ma belle plante verte est toute grise ! Mon chat était roux légèrement doré, maintenant il est terne. Le pauvre. Oh non ! Et si le phénomène s’était répandu dans toute la ville, ou peut-être dans tout le pays ! L’horreur ! Tout ça à cause d’un stupide faux mouvement ! Je suis la honte de tous les inventeurs ! Je ne mérite pas de continuer à manipuler des produits dangereux. Je ferais mieux de devenir, euh, testeur de matelas ! C’est moins dangereux comme métier ! On ne risque pas de faire disparaître les couleurs du monde en restant allongé sur un lit pour voir s’il est confortable. Bon, j’y vais. Ce n’est pas en restant ici que je vais trouver mon nouveau métier. 242


En noir et blanc

Hein ? Mais, pourquoi cette porte refuse-t-elle de s’ouvrir ? Je viens pourtant de tourner la clef… Tiens, elle est bizarre, cette clef, d’ailleurs. Elle était noire et maintenant que les couleurs ont disparu elle est blanche. C’est normal, ça ? Je dois devenir dingue. Oui, c’est ça. Le choc de l’explosion m’a mis les neurones dans tous les sens. En fait, au lieu de chercher un nouveau boulot, je pense que je vais plutôt aller me coucher. Il va me falloir beaucoup de repos pour remettre tout le contenu de ma petite cervelle d’inventeur minable à l’endroit. Vraiment beaucoup de repos. * Tiens, je sais. Je vais faire un peu de rangement avant d’aller au lit. Je vais commencer par jeter mes expériences foireuses à la poubelle. Euh, au videordures, c’est plus prudent. Ou non, je vais plutôt étiqueter mes réussites d’abord, pour que quelqu’un les trouve un jour et sache quoi en faire. Oui, mais qui voudrait des produits fabriqués par un inventeur raté, qui a rendu le monde noir et blanc ? Bof, ce n’est pas grave. On verra bien. Mon produit qui rend invincible étant avec mes ratés, il manquerait plus que je me trompe et que je le jette avec les autres. Crétin comme je suis, c’est parfaitement possible. 243


En noir et blanc

Eh mais, ce placard n’avait pas cette couleur-là ! Enfin, il était devenu gris, mais là, il est vert ! Arg ! Les produits dedans sont tous verts eux aussi ! Mon chat est vert, mes murs sont verts ! Mais, mais, JE suis vert ! À l’aide ! Je deviens fou ! * Et allons-y pour le bleu ! Ce coup-là est signé peinture-verte-qui-devient-bleue. Oh, il est joli mon chat en bleu ciel. Ah, il devient marron-jaune. Les murs aussi, d’ailleurs. Ce n’est pas ma couleur préférée, le marron-jaune. C’est même relativement moche. C’est un peu la couleur du vomi. Je vais m’asseoir sur le canapé et regarder tranquillement ma maison devenir rouge. J’ai enfin compris l’ordre des couleurs : elles évoluent comme le mélange que j’ai fabriqué involontairement. Du violet ? Ah oui, je m’en souviens. La bulle était violette et noire avant d’exploser. Bon, il faudrait peut-être que je le fasse, mon rangement. Si je ne m’en occupe pas maintenant, je ne le ferais probablement jamais. Mon produit pour rapetisser est là, ma « potion magique » ici, et mon produit qui rend invincible est avec les ratés. Voilà. Je crois que je n’ai réussi que trois inventions 244


En noir et blanc

dans ma vie. Non, quatre. Mais où ai-je bien pu mettre la dernière ? Et puis, qu’est-ce que c’était ? Mon antifumée ? Non, il était plus que raté, celui-là. Le flacon a explosé et mes murs ont été « peints » en indigo. Arg ! Voilà que je me remets à penser à des couleurs ! C’est devenu une obsession ! Ah, ça y est, ça me revient, c’était ma potion pour devenir invisible ! Où peut-elle bien être ? Je crois qu’elle est dans l’armoire où je range mes vieux papiers. C’est ça. Au moins, mes affaires n’ont pas changé de place. C’est un bon point. Maintenant, occupons-nous des ratés. Un, deux, trois… eh ben ! Ils sont nombreux ! Enfin, c’est un peu normal, non ? Bon, le vide-ordures est par là. Et hop ! Adieu les horreurs ! Tiens, la maison devient orange, maintenant. C’est étrange, je ne me souviens pas que la bulle de tout à l’heure ait été orange. Je crois que je préférais le marron-jaune. Non, pas « je crois » ; je préfère très largement le marron-jaune de tout à l’heure. Je suis complètement taré, mais j’ai un minimum de goût en matière de couleurs. J’aimerais seulement comprendre pourquoi ma maison est devenue orange, tout d’un coup. Ce n’est pas en pensant à la couleur de ma pauvre vieille baraque que je vais y changer quelque chose. Je vais plutôt me coucher. * 245


En noir et blanc

Mais… ? Qu’est-ce que… ? La maison bouge ! Alors là, si j’y comprends quelque chose ! Normalement, elle devrait seulement changer de couleur comme un caméléon ! Caméléon… Ce mot me rappelle le dernier livre que j’ai lu, Xanth. Un bon livre. Il y avait juste un peu trop d’humour stupide, avec tous ces jeux de mots vaseux… Tiens, je vais réessayer de sortir d’ici. On n’emprisonne pas les gens chez eux sous prétexte qu’ils ont, à cause d’une fausse manœuvre, fait disparaître les couleurs ! Allez, j’y vais ! Arg ! Mais pourquoi cette porte refuse-t-elle de s’ouvrir, nom de Dieu ? J’en ai marre ! Je vais retourner dans le canapé, fermer les yeux et me calmer… Voilà… J’ai envie de dormir. Cette fois, je vais au lit pour de bon. Ô joie ! Ma chambre a repris ses couleurs ! Et les vraies, en plus ! Miracle ! Mon magnifique et tout plein de couleurs chat adoré ! Ma merveilleuse plante, plus verte que jamais ! Je vais dans mon lit bleu, tout heureux. Je ferme mes yeux verts et dorés, et puis je m’endors paisiblement. Quel beau programme ! C’est parti, je m’y mets ! *

246


En noir et blanc

L’inventeur se réveilla avec une idée en tête. Il courut à travers toute sa maison, et ouvrit son placard à vieux papiers. Là, quelle ne fut pas sa surprise d’y trouver sa potion pour devenir invisible ! Il se dépêcha d’ouvrir le tiroir d’à côté, et y trouva tous ses produits ratés ! « J’ai compris ! se dit-il. J’ai rêvé ! » Et il courut inventer la potion pour devenir invincible.

***

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Poèmes



Chagrin d'amour par Audrey Megia

Quand mon cœur rouge – passionné – Devenu artichaut verdelet Sombra dans une jaune jalousie Pour cette fleur qu’il lui offrit : Je chus de mon ciel orangé ! Voilà mes genoux ornés de bleu, Et mes yeux tout violets, D’avoir pleuré nos jeux.

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Haïkus par Frédéric Vasseur

Lueur du couchant Quand l’automne enfin survient Paraît le ciel rouge Un vieux pull orange Témoin d’un hiver trop long Traîne sur mon dos Reflet sur la mer Troublé par le vent d’automne Lune jaune qui brille L’herbe ne pousse plus Là où la forêt est morte Le vert a cédé 253


Haïkus

Larme sur la joue Coule en douceur vers la bouche Cascade bleue salée Jolie fleur très fière Du violet de ses pétales En ce beau printemps

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Six poèmes par Laura Vanel-Coytte

1. Rouge

R ouge, bouche baiser. Orgie de sensualité. U n appel à oser Goulûment goûter Et braver les limites autorisées. * 255


Six poèmes

2. Orange O-range-moi parmi tes mots et tes pages Orangés de lunes rousses et divines. O-range-moi tes peurs et tes doutes Orangés d’angoisses ignées et intimes. O-range-moi tes vers de bohême Orangés de citrouilles automnales. * 3. Un petit jaune Je n’aime pas le pastis ni le pamplemousse Mais j’aime le soleil sans modération aucune ; Je ne lézarde pas mais il est ma vitamine ; Quand il n’est pas là, je l’invente en poème Avec des mimosas, des narcisses et des jonquilles. Ah ! les œufs mimosas, souvenir d’enfance. Je suis comme un citron que l’on presse Trop pour qu’il ait encore du jus pour la truite. Or précieux, trésor des alchimistes, je te veux jaune.

* 256


Six poèmes

4. Vert Vert, j’espère ne pas être envoyé au diable Vauvert et pouvoir un jour très proche Me mettre au vert, dormir dans un rêve Vertigineux peuplé de fées et de gnomes Versatiles qui feraient fuir mes monstres Sans vergogne. Je veux sans attendre Verser dans le magique et le poétique Vernaculaire, aérien, parfumé ; la musique Véritable de l’âme des paysages. * 5. Bleu Le soleil sur les épaules Je lève les yeux vers le ciel Et ce bleu du Maroc, éternel M’en rappelle d’autres Le bleu des nus de Matisse Bras croisé derrière la nuque Jambe repliée devant le buste Le bleu du Maroc de Matisse

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Six poèmes « La porte de la Casbah » bleuLumière de l’Orient, unique Bleu de la mer ou de l’Atlantique Bleu de volume et de distance Comme pour son aîné Cézanne Qui peignit beaucoup de vases Bleus : bleu de cobalt, bleu de Prusse Bleu d’outremer, noir de pêche Le bleu de cobalt des faïences Et des maisons portugaises Le bleu d’outremer tiré d’une pierre Le « Prusse » plus bleu que le bleu pétrole. Le bleu utilisé par Majorelle Pour peindre sa villa marocaine Choqua tant de monde Qu’on l’appela « bleu Majorelle » C’est un bleu outremer intense Clair, doux qui tranche Avec le vert des plantes Et les fleurs jaunes, orange… « Plus bleu que le bleu de tes yeux, Je ne vois rien de mieux, Même le bleu des cieux » Chantait Édith Piaf à son amoureux.

* 258


Six poèmes

6. Je ne suis pas Je ne suis pas une violette timide Qui attend le printemps pour séduire. Mais j’aime me parer de pourpre Pour plaire aux arbres magiques Qui dressent leurs troncs solides Vers le ciel aux reflets mauves.

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Patchwork hivernal par Jean Gualbert

Lumière aveuglante – les sommets nappés de crème baignent dans l’azur.

Les boules de gui ornent l’arbre de vert vif – et sucent sa vie.

Les Pères Noël, tous à l’assaut des façades – pantins écarlates. 261


Patchwork hivernal

La lune s’éveille – croissant d’or sur fond d’étoiles figé par le gel.

Un disque de feu Troue la nuit d’un trait orange – Soir de Schieweschlawe.

Bottes violettes, cuir noir, drapés translucides – défilé d’hiver.

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L'océan bleu qui m'attend par Jacques Païonni

Un peu de bleu pour être heureux, L'Océan qui m'attend. Une musique douce, je file en douce, L'Océan qui m'attend. Un bateau blanc caresse le vent, L'Océan qui m'attend Pas de port, pas d'amarrage, je m'écarte du rivage Aucun lien, aucun cordage je file vers le grand large Le ciel est bleu j'ai l’coeur joyeux, L'océan qui m'attend. Le monde est flou complètement fou, L'océan qui m'attend.

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L'océan bleu qui m'attend

Un oiseau blanc m'guide en planant, L'océan qui m'attend. J'en ai marre des carnages, des soldats qu’ont la rage Ma tête est pleine d'images, cocotiers, blanches plages. Je fais au mieux ce que je peux, L'océan qui m'attend. Pas trop de sous ni corde au cou, L'océan qui m'attend. J'laisse tout en plan, bises à maman L'océan qui m'attend. Dans l'désert, y a des mirages, régalez-vous Rois Mages ! J'préfère les bestioles qui nagent, les jolis coquillages.

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Patchwork par Anne Courset

Sur le fil bleu de mon destin, Je cherche encore le rivage, Au lointain charme byzantin, Sur le fil bleu de mon destin, De l’âme, poison clandestin, La solitude me ravage, Sur le fil bleu de mon destin, Je cherche encore le rivage.

Sur le fil vert de mon tourment, Est gravé le signe funeste, Je frémis sans croire vraiment, Sur le fil vert de mon tourment, La faucheuse est un argument, Gros plan sur ma chanson de geste, Sur le fil vert de mon tourment, Est gravé le signe funeste.

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Patchwork

Sur le fil mauve du présent, Funambule aux pas aériens, Je scrute l’ombre de l’absent, Sur le fil mauve du présent Ce rôle au maintien décent, Me projette loin des miens, Sur le fil mauve du présent, Funambule aux pas aériens.

Sur le fil jaune de l’étoile, S’est perdue une grosse larme, Sur le manteau de laine et toile, Sur le fil jaune de l’étoile, Je me souviens de son voile, Vestale de ce cruel drame, Sur le fil jaune de l’étoile, S’est perdue une grosse larme.

Sur le fil rouge du chemin, Aux traces sanglantes de guerre, Les vestiges incarnadins, Sont, du peuple, le combat vain, En affrontement intestin, Dont le souvenir est en terre, Sur le fil rouge du chemin, Aux traces sanglantes de guerre. 266


Patchwork

Sur le fil orange du cœur, L’Homme chante fort sa victoire, Main dans la main du vrai bonheur, En ronde humaine sans peur, Plus d’otage ni de frayeur, Pour un temps, le credo est gloire, Sur le fil orange du cœur, L’Homme chante fort sa victoire.

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Des coups l'heure par Stéphane Thomas

Le soleil fatigué plonge dans un ciel orange Trop de jaunes engloutis au bar d’un triste bouge Est-ce de son innocence que ce soir il se venge Il l’aime lui dit-il mais le monstre voit rouge.

Son corps n’est plus que bleus ses jolis yeux violets Se ferment sur l’espoir d’une paisible île déserte L’ambulance évacue sa silhouette épuisée Puis confie son malheur à quatre blouses vertes.

Elles endurent un enfer de toutes les couleurs Sous les ignobles coups d’un amant d’un mari Fragiles mères du monde dont la vie n’est que pleurs Puis s’envolent légères vers le noir infini. *** 269



Sang par Mélanie Biron

Homme, Quel est ce dégoût Qui marque ton visage ? Pourquoi détournes-tu La tête quand tu vois Que quelques gouttes rouges S'attardent sur mes doigts, Qu'il s'écoule à ma cuisse Ce doux filet de soie ? Homme, Pourquoi ai-je honte Quand tu me vois ainsi ? Qu'ai-je fait pour subir Ce profond désaveu, Pour que tu ne veuilles plus La douceur de mes bras ? Dois-je alors me cacher Comme ce chien galeux ? 271


Sang

Homme, Dis-moi, par hasard, Si ce sang sur mes mains Est le sang d'un massacre ? Ai-je tué un humain, Pour que dans ton regard Se lise tant de mépris ? Est-ce d'avoir échoué À faire naître l'enfant, Quand toi tu en répands Des millions sans compter ?

Homme, Pourquoi fuis-tu Ma tendre compagnie Pour répandre le sang De tes frères par le monde ? Si ce sang est ici Celui de la victoire, Pourquoi considères-tu Que le mien est immonde, Quand il n'est pas issu De la haine et la gloire ?

Homme, Tu t'entêtes, vers la mort, À partir faire la guerre, 272


Sang

Quand bien même je m'offre À toi ! Mais il t'effraie, Ce sang que je déverse, Me rendant immortelle ! Car mon sang et ma chair Toujours me survivront, Toi le simple mortel, Tu préfères conjurer Ton si funeste sort En allant guerroyer. Homme, Vois comme mon sang Ne tache pas mes doigts. Dans l'eau, il disparaît, Je reste les mains propres, Quand le sang de tes frères Toujours maculera Ton honneur blessant, Ton habit militaire Et mon amour pour toi ! Homme, J'ose espérer qu'un jour Tu sauras faire une force Au lieu d'une faiblesse De ta sensualité, Ta douceur, ton adresse À donner des caresses De tes doigts délicats. 273


Sang

Lorsque tes mains se posent Comme une fleur sur moi, Je sais qu'au fond de toi Tu es doux et aimant.

Fillette, Regarde en ce miroir Et vois comme tu es faite... N'écoute pas huer Ces corbeaux sur ta tête ! La nature t'a donné Un présent si précieux Qu'il se peut qu'il inquiète Et semble pernicieux À tous ceux qui ignorent Que la vie est une fête. Or, il ne tient qu'à nous De faire du corps un art Et vivre sans remords Des moments délicieux.

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Paresse citron par Jacques Païonni

Aujourd’hui le jardin, me propose une sieste, Le citronnier me cache sous son ombre si fraîche. Pendant que le vent d’août, en douceur me caresse, Là, sur mon diabolo le citron coule en zeste.

L’océan parfumé de ses embruns me lèche, Sur le dos d’une chaise j’ai déposé ma veste. Le soleil trop hargneux me menace de ses flèches Qu’il régale les cactus, moi à l’abri je reste.

Ici je suis heureux, sans faire le moindre geste, Le citronnier m’invite par ces signes de tendresse, Les oiseaux et les fleurs eux aussi sont de mèche, Pour m’offrir cet endroit, digne de ma paresse ! *** 275



Le bleu de la mélancolie par Ludovic Chaptal

La largeur d’un ciel lourd qui descend droit du nord S’accroche à la montagne et se fond dans le port Où stagnent les navires, Les quais sont recouverts de tonneaux éventrés, De conteneurs dépeints et de colis postés Pour de lointains empires. Les moteurs fatigués de décolorer l’air S’avancent, dépressifs, sur le dos d’un polder En robe de bitume, Et, les marins troublés dans le bar des pêcheurs Laissent briller leurs yeux distraitement rêveurs Et remplis d’amertume. Au large, la marée attend des soirs meilleurs Et les ombres des mâts s’en vont vers un ailleurs Où nul ne les espère, Et, quelque part, là-bas, au bout de l’océan Un cloaque ouvre ses draps aux portes du néant Et s’absente une mère. 277


Le bleu de la mélancolie

Sous ce sombre décor où frissonne la mort, Le jour touche à sa fin et le soleil s’endort Avalé par la vague, Mais, avant que par l’Est monte l’obscurité, En tombant, l’œil de feu, sous l’azur vient teinter Le monde qui divague.

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Coucher de soleil par Guilhem Corot

Jaune solaire, goutte d'or liquide au loin, dans un ciel incarnat. Couleurs qui rayonnent, fusion éblouissante du ciel et de la terre, la nature se transforme. Assis dans l'herbe, en équilibre entre deux mondes, la fraîcheur du soir caresse ma peau. Muet, j'assiste à la fuite du temps. Peu à peu, le jour cède à la nuit, et un vent nouveau se lève sur ce bout de monde. Songeur, je fixe les braises rougeoyantes à l'horizon. C'est l'heure où, dans leurs foyers, les mères couchent leurs enfants, en les berçant de tendresse. Peut-être chez certaines brûlent encore semblables étincelles de vie, vestiges d'un feu qui leur réchauffe le corps. Moi, c'est mon âme qui s'abreuve à cette source chaude, et mes sentiments purifiés se déclinent en milliers de nuances solaires. Autour de moi, les créatures nocturnes s'éveillent 279


Coucher de soleil

à la vie. L'apparition des étoiles marquera pour eux l'avènement d'un nouveau jour. La fin d'une période et le début d'une autre, qui s'enchaînent sans heurts. Heureux d'assister à ce moment privilégié, je prends véritablement conscience du cycle de la vie auquel j'appartiens. Spectateur passif, je n'en fais pas moins partie de cette chaîne immense qui nous lie aux autres hommes, aux autres êtres vivants et à la Terre. Dans la voûte céleste, les étoiles tournent et le ciel enfile son manteau de nuit. Au-dessus de moi, le bleu se fait violet, de plus en plus profond, presque noir. Là-bas, droit devant, une petite boule de feu se perd derrière l'horizon ; les nuages lui rendent un ultime hommage en conservant un moment leur éclat flamboyant. Rouge. Mon esprit veut suivre cette boule de feu et se rend en Afrique. Sur cette terre nomade le soir tombe mais n'est pas consommé. Je m'imagine un monde orange là où la lumière déclinante se reflète sur le sable blanc. Je vois un monde de rire et de chants, de pleurs et de misère. Là-bas, tout est plus vif. 280


Coucher de soleil

Des gens en habits multicolores parlent fort en travaillant. Dans de vertes forêts luxuriantes, les rayons solaires ne percent plus les frondaisons. Plus que la journée, il est dangereux de s'y aventurer. Bêtes sauvages armées de crocs, trafiquants brandissant des fusils, tant de meutes obscures. Sur la peau nue des travailleurs rentrant chez eux, pèse la misère d'un monde. Là-bas, tout est plus vif, plus violent. Plus intense. Plus court. Les cycles de vies s'enchaînent à toute allure, la sagesse se heurte aux vices les plus abjects. Là-bas, tout est plus sourd. Une angoisse profonde monte du sol et s'enracine dans les cœurs. Peut-être les gens combattent-ils la peur avec des rires. Peut-être musique et chants réveillent les esprits apeurés, repoussent cette chape moite de leurs consciences. Demain ils iront travailler, dans le désert, la montagne, la côte, la forêt, que sais-je ? Luttant avec acharnement, ils iront grappiller le 281


Coucher de soleil

droit de vivre. Une réalité tellement différente, éclairée par un même soleil. Une lutte tellement plus noble, pour la vie et le bonheur, un mode de vie tellement plus sage, que celui de nombre des gens d'ici. Là-bas comme ailleurs, peut-être même plus qu'ailleurs, il existe des truands, des escrocs, des mercenaires sans pitié. Mais pour ceux qui n'y succombent pas, leur vie me semble aujourd'hui bien plus colorée que ma grisaille quotidienne de gens trop affairés pour seulement se saluer. Le soleil s'est couché et, assis dans la bise glacée, je me demande s'il n'existe pas autant de mondes sur cette terre que de couleurs, se déclinant dans toutes les nuances possibles.

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LES AUTEURS Retrouvez-les sur le site : http://dixdeplume.free.fr/ Ont participé à ce recueil : Mélanie BIRON

Audrey MEGIA

Gérald BITSCHY

Jacques PAIONNI

Emmanuelle CART-TANNEUR Ludovic CHAPTAL Guilhem COROT

Ludmila SAFYANE Macha SENER Stéphane THOMAS

Anne COURSET

Laura VANEL-COYTTE

Michèle DESMET

Brigitte VASSEUR

Frédéric FABBRI

Delphine VASSEUR

Jean GUALBERT

Frédéric VASSEUR

Marie H MARATHÉE

283


Les auteurs

Gérald Bitschy http://www.facebook.com/gbitschy http://www.facebook.com/pages/La-Troupe-CarpeDiem/364096194639 http://www.lulu.com/content/paperback-book/lamaison-de-poup%C3%A9e/856524 Déjà paru : •

La maison de poupées (pièce de théâtre)

En tant qu'auteur/metteur en scène de pièces de théâtre jouées actuellement par la troupe Carpe Diem : • •

284

L'auberge de la Vierge Noire Le cercle D'Ellipse


Les auteurs

Emmanuelle Cart-Tanneur http://www.thebookedition.com/livres-emmanuelle-carttanneur-auteur-11973.html http://emma-carpe-diem.bloxode.com/

Déjà parus : • Histoires sens dessus dessous • Série noire • Ça va mal finir Publications collectives : • La Lampe de Chevet 2008 et 2010, • Contes et Légendes de Vendée 2010, • ARACT 2010, • Du Souffle sous la Plume (Rezobook) nº 2-2010, • Éditions Grimal (Vélos) 2010 Distinctions littéraires : • Fontenoy-la-Joute 2008 (1er prix), • Saint-Gilles-Croix-de-Vie 2009 (4e prix), • Arts & Lettres de Rambouillet 2009 (1er prix), • Fenêtre sur PAM 2010 (2e prix), • Maison de la Francité 2010 (7e prix), • Corrençon-en-Vercors 2010 (Prix du Musée de l'Eau), • Bibliothèque Rollinat 2010 (3e prix), • Écrivains en Provence 2010 (2e prix), • Bibliothèque de Brignais 2010 (3e prix), • Salon du Livre des Pays de l'Ain (5e prix), • Bibliothèque de Gif-sur-Yvette 2010 (3e prix), • finaliste concours Notre Temps 2010

285


Les auteurs

Ludovic Chaptal http://allencpoesie.over-blog.com/ http://www.instant-poetique.com Ludovic a publié divers poèmes dans des recueils collectifs chez Rezobook / Les joueurs d'Astre : •

Recueil de poésie et de textes courts « De l'Art du Voyage » Anthologie « De l'Art de Jouir » (poésies) suivi « De l'Art du Mensonge » (nouvelles), novembre 2008

et obtenu de nombreuses distinctions, notamment : •

Prix de la Correspondance à Ruynes-enMargeride en 2007 Prix Jean-Jacques Bloch : « Le Nombre d’Or » au Concours Littéraire International Regards 2008 membre de l’Académie de la Poésie Française depuis mars 2009

Avec le Dix de Plume : •

286

La rencontre (Nouveaux départs)


Les auteurs

Anne Courset http://mesmotsdujour.centerblog.net Déjà parus : • • • • • • • •

Lointaines rencontres (roman, 2007) Un si joli chemin (roman, Éditions St Martin 2007) Vague à l'âme (roman, Éditions St Martin 2008) Désirs et soupirs (recueil de poèmes, Éditions Mémoires et Cultures 2008) Fatale constance (roman, Éditions Édilivre 2009) Reflets incertains (roman, Éditions Édilivre) Auspices et délices (recueil de poèmes, Éditions Édilivre) Résonance (recueil de nouvelles, Éditions Édilivre)

À paraître : •

Altitude (recueil poétique, Éditions Édilivre)

Récompense : •

premier prix de poésie aux Jeux floraux du Béarn en novembre 2009 pour le poème Argentina

Avec le Dix de Plume : •

Félicité gourmande (Chocoplumes)

287


Les auteurs

Michèle Desmet http://www.scouby.net Déjà parus : • • • • •

Chatte des villes & Chat des champs (Scouby Editions) La Valse des Chats Noirs (Scouby Editions) Miaou ! (Scouby Editions) Mam’zelle Ardoise, Chef de Meute (Scouby Editions) En voilà des Nouvelles ! (Scouby Editions)

Avec les Recueils du Coeur (éditeur Marina Missier) : • •

Je n’ai pas la vocation ! ; Ah, les hommes ! (Recueil du Cœur nº 3) Nous, de la Cité des Mimosas ; Roman rose ; Ce n’est pas à un vieux singe… (Recueil du Cœur nº 4)

Avec le GR746 / Babel la Ghilde des mondes : • • • •

J'y crois pas ! (Quinze coups de griffes) Grincements de dents (D'un rêve à l'autre) Je suis mort, et alors ? (Alice au Pays des morts anthologie Babel la Ghilde des mondes) Barbe Bleu ; Petit chat sur perron rouge (Babel fait ses contes)

Prix littéraires : • • •

Nous parlerons d'Alice (Grand Prix de la Nouvelle Femmes d’Aujourd'hui) Pour François (Plumes et Nouvelles – Charleroi) Tu me dis (2e prix de poésie Woluwé-Saint-Lambert)

Avec le Dix de Plume : • • • •

288

Boule de neige (Mensonges et boniments) La rivière a promis... (Psychopathes et Compagnie) Le mauvais œil ; Tu me dis ; Le sablier (Nouveaux départs) Choc à mort ! (Chocoplumes)


Les auteurs

Frédéric Fabbri http://myspace.com/salondethe Déjà parus : • •

Corrida (concours Sky Prods 2008) Tous les chemins mènent à Rome (revue Antidata) Je vous ai reconnu (revue « Ce singe monté au ciel » chez Poussière Éditions)

Avec le Dix de Plume : •

Sous la chaleur de l'ennui (Mensonges et boniments)

289


Les auteurs

Jean Gualbert Déjà parus : 2008 •

2009 • •

• • •

2010 • • • • • •

Première embauche. Nouvelle publiée par l'ARACT LanguedocRoussillon et la librairie Sauramps dans le recueil « Parler du travail : elles et ils ont pris la plume ». L’enfant. Poème publié par Les Dossiers d’Aquitaine dans le recueil « Rêves de poésie ». Demain, Québec. Nouvelle publiée par Rezobook/Les Joueurs d’Astres et Du Souffle sous la Plume dans le recueil « De l’art du voyage ». Le dernier des Coronas. Nouvelle publiée par la Mairie de Chalabre dans le recueil « Les lendemains verts ». Voyageurs du néant. Poème publié par les éditions Aljon dans l’anthologie « Le cœur et la plume ». Le dernier des Coronas. Nouvelle publiée par les éditions Les Grilles d’Or dans le recueil « Rouge anthracite ». Ode à une Sylphide et Belles de nuit. Poèmes publiés dans le recueil « Femmes des continents ». La porte franchie et Les boules de gui. Haïkus publiés dans la revue Ploc¡ nº 14. Belles de nuit. Poème et conte publiés par les éditions Grr… Art dans le recueil « Contes et légendes de Vendée ». Frimas de la nuit, Trottoir-patinoire et La porte franchie. Haïkus publiés dans la revue Gong. Théa des Coulmes. Nouvelle publiée par l’association Calipso dans le recueil « Entre chien et loup ». Traîneau de sapin, Les flocons s’envolent, Oubliées des vents, Trottoir-patinoire, Femme de granit, Sur le toit blanchi. Haïkus publiés dans le recueil « Coucher de soleil », anthologie francoroumaine par Valentin Nicolitov.

Avec le Dix de Plume : • • •

290

Le plus doux des hommes (Psychopathes et Compagnie) Petit soldat (Petites Grivoiseries) Rouge safran (Nouveaux départs)


Les auteurs

Marie H Marathée http://www.monpetitediteur.com/librairie/livre.php? produit=88 http://livre.fnac.com/a3067327/Marie-Helene-Marathee-Uneternel-commencement http://www.thebookedition.com/livres-marie-h-maratheeauteur-19077.html

http://www.cdiem.fr.fm/ Déjà parus : • •

L'échéance (novella) Anamanésia (livre photos de la comédie musicale) « Un éternel Commencement » chez Mon Petit Éditeur

Prix littéraire : •

Prix Coup de cœur (2e prix) du concours des Gascons de Bruxelles

Avec le Dix de Plume : •

Le secret de Luiggi (Chocoplumes)

291


Les auteurs

Audrey Megia http://encredebrume.blogspot.com Déjà parus : • Le

Ballet du vent; Frêles éclats d'automne; le Voyageur; le Concile d'hiver in Au vent des cimes aux éditions Souryami Blanchelicorne • Il était dit, in Prophéties enfouies, Codex Poeticus • Frêle éclat d'automne in Athématique, Codex Poeticus • Croisée Chat, in Songes des chimères, Codex Poeticus • La Lettre mystérieuse, in La feuille, Vers à Lyre nº 6 • Endommager pour mieux s'éveiller in Poésie Cybernétique et robotique, Codex Poeticus • Le concile d'hiver in Reflets d'ombre nº 15

Poèmes primés : • Compte

jusqu'à cent, seconde place poésie jeune espoir du concours Paul Verlaine de Metz • Le poète, mention d'honneur poésie jeune espoir du concours Paul Verlaine de Metz

Articles : • Traduction

"Les mangeurs de zombie sauvent la planète", de l'anglais "Glasgow Zombie-Flesh Eaters Save Planet" par Hal Duncan in Showy World New's • "VOUS AVEZ BESOIN D’ARGENT, ET VOTRE AMI CHERCHE UN BOULOT ?" in Showy World New's

Textes courts : • Sigyn méconnue in Perles des Scaldes, Codex Poeticus • Cher Alex, in Lettres d'Amitié, éditions Maison de l'Écriture

et de

la Lecture

À paraître : • Autour du feu d'Elfrydah in Je ne vois que du • Presque un secret, in Le secret, Vers à Lyre

feu, Codex Poeticus

Avec le Dix de Plume : • L'eau

292

d'à la bouche ; Petite fée gourmande (Chocoplumes)


Les auteurs

Jacques Paionni (Jacqk) http://jacqk.magix.net/website/ & http://jacqk.unblog.fr/ Déjà parus : • Les fourmis bleues (SF) • L'héritage du Danyon (SF) • Poivre des murailles (roman) • Petite Île (roman) • Humeurs Vagabondes (poésies) • Tomsk l'irascible (SF) • L'homme sous la pluie (aventure fantastique) • Le piquant du hérisson (policier) • Des nouvelles d'ici et d'ailleurs (12 nouvelles de SF) • La machine d'Évariste et autres contes (nouvelles) Avec le GR746 / Babel la Ghilde des mondes : • Robots et compagnie (Explorateurs et autres découvertes) • Le secret du Paklin ; La maudite ; Guerrier le hérisson (Légendaire Svetlana) • Et si Pieck revenait ; Et si c'était lui le prophète (Et si) • Les rois de la bouteille ; Le marchand de couteaux ; Une échelle pour le père Noël (Contes pour Noël) • Belair et la chanson triste (Quinze coups de griffes) • Rêvalités (D'un rêve à l'autre) • Alice et les couleurs du ciel (Alice au Pays des morts, anthologie Babel la Ghilde des mondes) • L'Alfred et le Rouquin ; Angelocchio (Babel fait ses contes) • Les fils s'emmêlent ; Paire de pères (Le retour du père) Avec le Dix de Plume : • Confession (Mensonges et boniments) • Léonard (Psychopathes et Compagnie) • Psychodrame

; divers poèmes (Petites Grivoiseries)

• L'homme-lion

; Faudrait que je sorte un jour ; Magne-toi facteur ; Le bâtard ; En fumée t'es parti (Nouveaux départs) • Magnesium ; Prunelles et chocolat (Chocoplumes)

293


Les auteurs

Ludmila Safyane http://www.facebook.com/profile.php?id=1225260555

Publications : 2008 : • •

2009 : • • • •

« Un Foulard de soie verte », Concours de nouvelles du Lecteur du Val « Le Grand-père de Robert », Concours de nouvelles de la mairie de Chalabres « La dernière Machine à temps », in Une Fissure dans le sablier, recueil de nouvelles, éditions Popfiction, « A la Recherche de Magdalena », 5e concours de nouvelles policières de Bessancourt « Derrière la vitre », Concours de nouvelles Espace Leclerc Limoges, « J’aime un peu, beaucoup… », Polars du Sud, Toulouse

2010 : • • • • •

« À vol d’oiseau », concours de nouvelles Mauves-enNoir « Le neuvième papillon », 6e concours de nouvelles policières de Bessancourt « Un petit miracle », concours de nouvelles de la mairie de Chalabres « Rue de la Paix », Concours de nouvelles du Lecteur du Val « Sur un air d’Eléna » in Douze cordes, nouvelles musicales, éditions Antidata

Avec le Dix de Plume : •

294

Un dernier pour la route (Chocoplumes)


Les auteurs

Macha Sener http://www.netvibes.com/machasener http://maruja.sener.free.fr/boutique Déjà parus : •

Les Aventures du Chevalier Timothée et de la Princesse Jade, tomes 1 à 5 + hors série « l'amyotrophie spinale racontée aux enfants » (livres pour enfants)

Hors-série : « Lililou, trachéotomie »

Ma Divine Comédie en poésies (recueil de poésies)

Yonis,

Myriam...

et

la

Avec le GR746 : •

Noël gris (Contes pour Noël)

Mission Zibéon (avec Stéphane Thomas in Quinze coups de griffes)

Sentence (avec Stéphane Thomas in D'un rêve à l'autre)

Avec le Dix de Plume : • • • •

Impostures ; Jeanne et Marie (Mensonges et boniments) Premier jour de soldes (Psychopathes et Compagnie) Rumeurs ; Psychodrame (avec Jacques Païonni) ; Rose de Noël (Petites Grivoiseries) Sous les cendres ; Rendez-vous ; Noces insolites ; Femme de marin (Nouveaux départs) Un chagrin ordinaire (Chocoplumes)

295


Les auteurs

Stéphane Thomas http://camelice.e-monsite.com/ http://stores.lulu.com/stephanethomas Déjà parus : • • • • •

Espère... (roman épistolaire) Dean, un Géant à l'Est d'Eden (récit) Boulogne-sur-Mer sous les bombes (récit) Carnets de Voyages (récits et photographies) Notre Monde (recueil de nouvelles)

Avec le GR746 : • • •

Interview (Contes pour Noël) Mission Zibéon (avec Macha Sener in Quinze coups de griffes) L'Homme qui court ; Sentence (avec Macha Sener) (D'un rêve à l'autre)

Avec le Dix de Plume : • • • • •

296

Investiture ; L'école des Merveilles (Mensonges et boniments) Inspiration ; L'instrument du diable (Psychopathes et Compagnie) Soif d'amour ; Rime interdite (Petites Grivoiseries) Adrien ou la vraie vie ; Gare du Nord (Nouveaux départs) Divin chocolat ! (Chocoplumes)


Les auteurs

Laura Vanel-Coytte http://www.lauravanel-coytte.com/ Déjà parus sur http://www.thebookedition.com/ : • • • • • • • • •

• •

« Des paysages dans les oeuvres poétiques de Baudelaire et Nerval » (essai) « Paysages » (poésie et prose) « Paysages amoureux et érotiques » (poésie et prose) « Paysages » (poèmes à mon mari) « Mes paysages de Nerval et Baudelaire » (poésie et prose) « Paysages de Cannelle » (nouvelles érotiques) « Acrostiches » « Paysages nervaliens » (essai sur Nerval, paysage et peinture) « Paysages chez Lamartine, de bohémiens » (essai sur le paysage chez Lamartine et la représentation littéraire et artistique des bohémiens) « Bouts de paysages rimés » « Paysages de Kandinsky, Sand et Cadou » (3 essais)

Divers prix littéraires, distinctions, publications dans des revues et des ouvrages collectifs. Avec le Dix de Plume : • •

Ma gourmandise ; deux acrostiches grivoiseries) Acrostiches (Chocoplumes)

(Petites

297


Les auteurs

Brigitte Vasseur http://www.new.facebook.com/profile.php?id=1494042302

Déjà paru : •

Ces temps de réflexion (conjointement avec Frédéric Vasseur in Fragments, Studio LJA éditions)

Avec le Dix de Plume : •

Le vrai du faux (Mensonges et boniments)

Doudou (Psychopathes et Compagnie)

Noir chocolat (Chocoplumes)

298


Les auteurs

Frédéric Vasseur http://www.fredv.fr/ Déjà parus : • • • • • • • • • • •

Svetlana et autres histoires (nouvelles) Une jeune fille tranquille (novella) Fragments (nouvelles) Mosaïque (nouvelles) Le bain (nouvelle courte) Millian (fantasy) Svetlana – les origines (fantastique) Plusieurs nouvelles avec les Recueils du Cœur (éditeur Marina Missier) Long Drink, dans le recueil Pépin 2008 (éditeur Pierre Gévart) ; Quelle famille ! (publié par épisodes dans la Gargotte Acide http://www.gargotte-acide.fr/) Les Veilleurs (nouvelles) aux éditions Laura Mare

Avec le GR746 / Babel la Ghilde des mondes : • • • • • • •

Un bon fils (Explorateurs et autres découvertes) Amour et mort ; Lilly, Helena, Olga et… Svetlana ; Regrets éternels (Légendaire Svetlana) Et si nous n’étions pas seuls (Et si) Icicébien ; Culpabilité (Contes pour Noël) Les veilleurs (Quinze coups de griffes) Belle étoile (D'un rêve à l'autre) Amour fou (Alice au Pays des morts - anthologie Babel la Ghilde des mondes)

Avec le Dix de Plume : • • •

Histoires de famille (Mensonges et boniments) Amour fou ; Nuisibles (Psychopathes et Compagnie) La révérence (Chocoplumes)

299



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