La raison du corps

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Xavier DIJON, La raison du corps (Coll. « Droit et religion », 5) Bruxelles, Bruylant, 2012, 401 p. Dans cet ouvrage dense et exigeant, Xavier Dijon1 veut répondre à la question formulée dès les premières lignes : « Comment comprendre la condition corporelle du sujet humain dans le champ juridique de la société contemporaine ? » (p. 5). Notre société occidentale, de tradition chrétienne, est traversée par de nombreux débats de caractère bioéthique qui portent tous sur le corps humain. Depuis une cinquantaine d’années, ces débats ont conduit et ils continuent à conduire à de nombreuses initiatives et modifications législatives, avec un coup d’accélérateur dans les années récentes. Publié en décembre 2012, La raison du corps paraît alors que le débat sur le « mariage pour tous » suscite les passions en France et que la question d’une légalisation de l’euthanasie y est posée, et qu’en Belgique il est question d’une extension possible de la loi sur l’euthanasie concernant les mineurs ou les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Ce livre de Xavier Dijon est l’aboutissement d’une longue réflexion menée dans le cadre de son enseignement universitaire. Avec compétence, il ne se contente pas d’analyser l’évolution législative concernant le corps, en Belgique et en France principalement. Pour comprendre les raisons de cette évolution, il travaille aussi largement à partir des débats parlementaires, des motivations des lois et de la jurisprudence, y compris au niveau du Conseil de l’Europe. Il apporte ainsi un éclairage important pour la compréhension des évolutions en cours. Mais s’il s’agit de comprendre, Dijon n’en reste pas là : l’intention est de comprendre pour discerner d’un point de vue éthique et spirituel. Son intention générale, non explicitement déclarée mais évidente, est de rendre raison de l’enseignement éthique du magistère catholique sur ces questions et d’en montrer la pertinence dans le cadre de notre société pluraliste. Dans un premier temps, je suivrai ici, de façon assez rapide, le cheminement de la pensée et de l’argumentation pour, dans un second temps, soulever l’une ou l’autre question concernant la problématique développée par l’auteur.

1.

Le développement de l’analyse et de l’argumentation

Deux clés conceptuelles traversent l’ensemble de l’ouvrage. La première se situe dans l’ordre du droit : le passage de l’institution à la disposition. Typiquement, le mariage était clairement institué dans la société et il est progressivement déstructuré et mis à disposition des personnes (divorce et mariage homosexuel). Il en va de même, par exemple, à propos de la conception (statut de l’embryon) et de la mort (euthanasie). La seconde clé est d’ordre grammatical, significative tant dans l’ordre du droit que celui de la philosophie. Les nouveaux droits s’organisent à partir du Je : je suis un corps (subjectivation), et je suis sujet de liberté, et du Il : j’ai un corps (objectivation), ce corps est objet d’intervention médicale ou scientifique. Mais il n’y a pas de Tu, pas de tiers, que ce soit l’autre comme personne ou la norme posée par l’État. Une première partie est consacrée au droit. Elle cherche à « cerner la façon dont le législateur, le juge ou l’auteur de doctrine considèrent, dans un champ juridique déterminé (la France, la 1

Xavier Dijon, jésuite, est à la fois juriste, docteur en droit, et théologien. Il a été professeur en droit à l’université catholique de Namur (autrefois Facultés Notre-Dame de la Paix) et membre du Comité consultatif de bioéthique en Belgique. www.domuni.eu

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Belgique, le Conseil de l’Europe, l’Unesco…), la relation qu’un sujet noue envers son propre corps » (p. 7). Une seconde partie porte sur l’anthropologie sous-jacente aux développements juridiques et législatifs récents : la réflexion est ici de caractère philosophique et éthique. La troisième partie, de caractère théologique, pose que la référence à l’Ultime ou à l’Absolu doit pouvoir intervenir dans le débat sociétal à propos du corps, dans le cadre de la contestation libérale de la tradition chrétienne. 1.1

Première partie : Le droit, de l’institution à la disposition

En ce qui concerne le corps, le cadre juridique général reposait sur ce que Dijon nomme la nature instituée. L’ensemble du système juridique et législatif constituait en quelque sorte une maison qui avait pour fondation la dignité humaine, pour murs porteurs, d’un côté, l’indisponibilité du corps et de l’état civil et, de l’autre, le respect de l’ordre public et des bonnes mœurs, et pour toit à deux versants, l’institution matrimoniale et la protection de la vie. Or depuis le milieu du siècle dernier, cette construction équilibrée a été progressivement ébranlée puis démantelée. Comment comprendre ce processus ? L’institution du mariage inscrite dans le Code civil reposait sur la nature sexuelle distincte de l’homme et de la femme, elle impliquait unicité, fidélité, fécondité et indissolubilité. Par ailleurs, la vie naturelle était protégée. Dans ce cadre, tant le droit civil que le droit pénal font de l’avortement un délit de type criminel. De même, l’acte d’euthanasie est une infraction pénale de l’ordre du meurtre. Ces deux ordres législatifs portant sur le mariage et la protection de la vie s’expriment, d’une part, dans l’indisponibilité de l’état civil, qui comporte la date de la naissance et celle du décès, le sexe, le nom et le prénom, la filiation, et s’il y a lieu le fait du mariage : la personne ne peut en aucun cas modifier ces données. D’autre part, il y a l’indisponibilité du corps : le corps est hors commerce, le suicide est légalement interdit. Toute transgression de ces règles liées à la nature porte atteinte à l’ordre public et aux bonnes mœurs : il y a ainsi une morale civile s’imposant à tous. Citant François Rigaux, Dijon commente : « Même s’il n’était pas toujours respecté dans le faits, l’idéal explicite de la morale chrétienne : chasteté préconjugale, indissolubilité du mariage, fidélité des époux et accomplissement scrupuleux des devoirs d’éducation, constituait les bonnes mœurs des pays occidentaux de civilisation chrétienne » (p. 39). Il était acquis et admis que ces règles reposaient sur la nature. Or cette référence fondamentale s’est progressivement effritée. Aujourd’hui, la référence du droit n’est plus la nature, mais la dignité humaine. Se pose dès lors la question : en quoi réside cette dignité humaine ? La dignité humaine, répond-on dans une société libérale, réside dans la liberté, la raison et l’autonomie de la volonté. Le mariage et son institution L’institution du mariage s’est effritée : « La forteresse familiale a été ‘assiégée’ de deux côtés différents, d’abord sur le versant du ménage, puis sur celui du lignage, par la logique des droits de l’homme » (p. 58). La fidélité et l’indissolubilité du mariage ont perdu leur rigueur : l’adultère n’est plus de l’ordre pénal et la fidélité des époux ne relève plus de l’ordre public. L’indissolubilité n’est plus de rigueur (divorce) et l’union libre ne fait plus injure aux bonnes mœurs. C’est la liberté qui vaut, le désir prenant le pas sur l’institution. Le mariage avec ses exigences n’est plus un cadre juridique imposé. Quant au lignage, au nom des droits de l’homme, la question de la légitimité a été éliminée : tous les enfants qu’ils soient nés dans le

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mariage ou hors mariage (les enfants naturels 2), jouissent des mêmes droits. Ici, c’est le principe d’égalité ou de non-discrimination qui s’impose. C’est également au nom de la liberté et de l’égalité que, plus récemment, s’institue le mariage homosexuel : la logique de l’égalité est insatiable (p. 71). Alors que la relation homosexuelle était ignorée par le droit, ou était dans certains pays condamnée au titre de la débauche, elle est entrée dans le champ normatif : au nom de la lutte contre la souffrance et de l’instauration de l’égalité on effectue ainsi une « débiologisation du mariage » (p. 69). À partir de la fin des années 1990, l’union hétérosexuelle, qui paraissait imposée par la nature, cesse d’être la norme de la vie commune : un statut de l’union homosexuelle a été reconnu dans divers pays (pacs ou pacte civil de solidarité en France, contrat de cohabitation légale en Belgique). Pour des raisons symboliques, ce statut paraît insuffisant : le refus d’accès au mariage est perçu comme une discrimination². Dès lors, l’existence légale d’un statut unique s’impose, celui du mariage, aux Pays-Bas d’abord, puis en Belgique (et actuellement dans quatorze pays, tandis qu’en France c’est en plein débat). Mais successivement, on en vient à l’ouverture légale à l’adoption pour les couples homosexuels, puis à la procréation médicalisée. De la sorte « à la faveur de la fiction (fiction juridique de l’adoption ; fiction médicale de l’insémination artificielle par sperme de donneur), le droit décidé par le législateur a réussi à décoller les sujets de leur réalité corporelle sexuée pour leur permettre de se donner une parentalité, décidée elle aussi. Ainsi le droit réalise-t-il l’égalité des désirs, par-delà la différence des sexes » (p. 72). Ce qui fonde cette modification du droit est la compassion, la prise en compte du vécu subjectif (la souffrance de la personne homosexuelle), qui prime sur toute autre considération d’ordre institutionnel. De la sorte, le mariage n’est plus lié à l’engendrement et à l’éducation des enfants, il n’est plus rien d’autre que la reconnaissance du désir d’intimité de deux personnes. Le corps objet des pratiques médicales et sociales L’indisponibilité de l’état civil assignait, jusqu’à présent, un sexe à toute personne dès sa naissance. Mais il se fait que certaines personnes ne s’identifient pas au sexe qui leur est assigné, leur identité sexuelle psychique étant en conflit avec leur sexe biologique. Ce conflit est source de grande souffrance pour ces personnes qui se désignent aujourd’hui comme transgenre. La chirurgie peut y remédier au moins en partie en recréant artificiellement des organes génitaux assez semblables à ceux du sexe opposé. Mais la tendance actuelle va plus loin : sans intervention chirurgicale, une simple déclaration à l’administration portant sur le changement de l’identité sexuelle peut suffire (il en est ainsi en Argentine). Dijon conclut : « Les juges s’approprient ici le fantasme démiurgique de la personne, pensant ainsi exaucer un véritable désir alors que, par définition, le délire ne peut jamais être satisfait. En fait, ils donnent raison au délire. [...] Si le droit donne raison à un sujet qui entend passer d’un sexe à l’autre, n’a-t-il pas perturbé, au préjudice de tous, le sens de la sexualité elle-même par laquelle la nature impose aux humains la limite qui les rend féconds ? » (p. 91). La distance prise par rapport à la nature apparaît aussi clairement dans les pratiques de procréation médicalement assistée. « La symbolique matrimoniale comme union de corps et de parole se trouve ici entamée puisque ce n’est plus dans l’échange charnel qu’est conçu l’enfant, mais par un détour technique qui ne peut, quant à lui, exprimer la plénitude du don que l’homme et la femme se font dans l’étreinte des corps » (p. 94). Il en est ainsi a fortiori lorsque intervient un tiers autre que le médecin, quand il y a donneur de gamètes ou gestation pour autrui. Ainsi, le fondement de l’état civil se trouve aussi perturbé, puisqu’il y a 2

En France actuellement, le nombre d’enfants nés hors mariage est plus élevé que ceux qui naissent dans le mariage. www.domuni.eu

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dissociation entre la paternité ou la maternité biologique et sa forme sociale (ou intentionnelle). Ici encore, ce qui est mis en œuvre, ce sont les principes d’égalité (tous ont droit à avoir des enfants) et de liberté (tous peuvent choisir pour cela les moyens de répondre à leur désir). La dissociation du processus d’engendrement naturel est porté à sa limite dans le clonage reproductif (aujourd’hui interdit) : réponse au désir de se reproduire à l’identique en refusant toute altérité. Dijon traite ensuite de la disposition du vivant et de la vie. Il rencontre d’abord la question du brevet portant sur des données biologiques humaines, puis celle du don, du prélèvement et du commerce des organes. Puis il réfléchit sur la mort, la mort au commencement et à la fin de la vie humaine. L’avortement pose la question du statut de l’embryon. Deux positions antinomiques s’affrontent : l’une, naturaliste ou scientifique, qui ne voit dans l’embryon qu’un amas de cellules, un pur matériau biologique manipulable et utilisable, l’autre, métaphysique ou religieuse, pour laquelle l’embryon est une personne potentielle titulaire des droits fondamentaux reconnus par la Constitution. Scientifiquement, il est impossible de déterminer dans le développement de l’embryon le moment où il devrait être considéré comme sujet humain. Notre société refuse actuellement les deux options antinomiques concernant le statut de l’embryon dès sa conception : « trop humain pour être considéré comme une simple chose, d’une part, mais aussi trop insignifiant pour revendiquer le respect dû à une personne humaine, d’autre part, ce tout petit être flotte dans l’indétermination » (p. 248-249)3. La loi décide que l’avortement est autorisé, à certaines conditions et avant telle date, date variable selon les États, et qu’après cette date, il y a délit. Mais le droit à la disposition de soi, de la part de la femme, suffit-il à légitimer cet acte d’interruption de la vie ? À l’autre bout de l’existence, l’euthanasie. Au nom de l’autodétermination et de la liberté, de la conscience de soi dans la dignité, on revendique de la part du médecin le geste qui met fin à la vie. Peut-on accepter une exception à l’interdit du meurtre, c’est-à-dire de l’acte volontaire du faire mourir, pour répondre à la demande de la personne ? Peut-on se contenter du consensus politique qui, compte tenu des options philosophiques et éthiques incompatibles, autorise l’avortement et l’euthanasie, en respectant ceux qui personnellement s’y opposent ? En conclusion de cette partie, on constate que toute la demeure que constituait le droit au sujet du corps et de la vie a été progressivement demantelée : tout a été soumis à l’appréciation subjective de la dignité. 1.2

La bioéthique : de la raison à la volonté

Après l’approche juridique des différentes questions engageant le corps dans la société contemporaine, Dijon développe une réflexion philosophique. N’est-il pas nécessaire de proposer une autre philosophie du corps et une autre philosophie du droit ? Le positivisme juridique Classiquement, le législateur est appelé à se déterminer sur la base d’un critère fondamental : le bien commun (cf. Thomas d’Aquin). Or c’est la raison qui discerne le bien commun. La législation contemporaine semble ne plus trouver sa légitimité dans un donné qui s’impose en 3

Ainsi si, dans certains pays européens, la loi autorise l’utilisation d’embryons surnuméraires congelés pour la recherche scientifique ou thérapeutique, elle refuse leur utilisation pour la fabrication de cosmétiques, par exemple. www.domuni.eu

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raison : le corps. Certes, toute disposition légale est appuyée sur un « exposé des motifs », visant à montrer que la disposition législative est raisonnable. Mais, en ce qui concerne le corps, la raison n’est plus celle de la nature, mais bien celle de la liberté et de l’égalité. « Que dit la nature en effet ? Elle dit des faits simples : l’être humain est conçu par l’union de l’homme et de la femme ; l’enfant se développe in utero pendant le temps de la gestation ; une fois mis au monde, il est l’objet des soins de ses parents ; il est sexué, garçon ou fille ; il est doué de raison, sujet parlant, radicalement distinct du monde des objets ; il garde la maîtrise naturelle de son corps mais il peut connaître la souffrance ; il connaîtra en tout cas la mort » (p. 214). Ces données de nature ne font plus loi aux yeux du législateur. La raison ne joue plus son rôle de faculté accueillant l’objectivité du réel en vue de s’y ajuster. Le législateur n’est plus mû par cette raison, mais par la volonté de faire droit à la liberté et à l’égalité en dépit des données de nature. Tous les choix personnels des sujets doivent être admis par les pouvoirs publics au nom du respect de la liberté et de l’égalité, à condition qu’ils ne portent pas tort à la société ou aux autres. En fait, on est passé du jusnaturalisme, qui avait régi le droit jusque récemment, en se fondant sur un droit naturel, à un positivisme juridique pour lequel la légitimité de la loi vient de ce qu’elle a été promulguée par le législateur, et non de sa conformité à ce qui idéalement (en conformité à la nature de l’être humain) devrait être. Ce positivisme juridique est dominé par une forme de scientisme : la procréation n’est plus l’acte par lequel l’homme se donne à la femme en vue de l’engendrement, elle est la rencontre de deux gamètes, rencontre qui peut tout aussi bien s’effectuer dans l’acte sexuel que par un acte technique de manipulation de ces gamètes. Cela pose la question du rapport entre l’objectivité de la connaissance scientifique et de la pratique technique, d’une part, et la dimension symbolique de la relation humaine, d’autre part. L’objectivité du corps Le positivisme juridique a perdu la raison du corps, ce corps qui est une interface de la relation à soi et de la relation à autrui. Le corps livre le sujet à la relation. « Relation inscrite d’ailleurs dans le corps lui-même comme le montre la sexualité, proprement fondatrice des humains. Parce qu’elle “coupe”4 l’humanité en deux, la sexualité inscrit dans les corps le nécessaire rapport à l’altérité. Elle signe ainsi l’origine des hommes, puisque la fécondité humaine lui est naturellement liée : tout être humain est né de la rencontre des deux sexes. En outre, ce nouvel être est lui-même sexué, en vue de la fécondité future. Or, cette donnée première ne porte-t-elle pas en elle un poids de rationalité dont le droit doit tenir compte ? » (p. 232). Le corps né de la relation est aussi ce qui l’expose à autrui, il est signe pour autrui. La liberté, fondement de la dignité humaine, ne se réduit pas à l’autonomie. Elle a une dimension corporelle et sociale : par le corps, elle est lien. Pourquoi refuser que deux hommes ou deux femmes se marient et élèvent des enfants, si tel est leur désir ? Pourquoi lier le genre masculin ou féminin à la détermination physique ? Pourquoi limiter la procréation à l’union charnelle naturelle ? « Puisqu’il règle la relation mutuelle des humains, et que les humains ne sont pas seulement liés entre eux par leur libre arbitre mais, en deçà de celui-ci, par leur propre condition corporelle, le droit ne peut instituer les formes de leur reconnaissance mutuelle qu’en intégrant cette donnée des corps » (p. 241). Accepter ce démantèlement du rapport entre l’homme et la femme est une négation de la condition corporelle dans sa dimension relationnelle et symbolique fondamentale.

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Dijon fait remarque que le mot sexe vient du latin secare, couper.

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Lier la raison du droit à la raison du corps ne revient-il pas à refuser de prendre en compte la souffrance humaine, quand la norme fait souffrir, et donc à exclure toute compassion de la part du législateur ? Le législateur doit résister à une telle pression en raison des conséquences sociétales de ce positivisme juridique qui, par volonté, s’éloigne de la raison de la nature, sinon il induit une « spirale de violence » (p. 248) dans un jeu malsain de pouvoirs : création d’inégalité pour les enfants qui auront deux pères ou deux mères, pouvoir croissant des médecins sur le corps (embryon, euthanasie, manipulations diverses). La loi ne devrait-elle pas plutôt aider les personnes à se réconcilier avec leur propre corps ? La loi ne devrait-elle pas accepter les limites et aider à les reconnaître ? La source du droit n’est pas seulement la volonté du législateur, mais l’être de l’homme, sa nature : c’est ce que la Déclaration universelle des droits de l’homme, ainsi que les conventions et chartes qui l’ont suivie, déclarent reconnaître. Mais ces droits font-ils réellement place au corps ? En ne protégeant plus la vie, de la conception à la mort naturelle, ne conduisent-ils pas à la violence au préjudice des plus faibles ? Il en va ainsi non seulement de l’avortement ou de l’euthanasie, mais aussi, par exemple, du commerce des organes auquel peuvent être incités les plus pauvres. Ne met-on pas en œuvre une idée fausse de la liberté individuelle sans tenir compte des rapports inégaux qu’ils soient interindividuels ou sociaux ? À partir du moment où la norme corporelle ne fait plus norme, la liberté subjective fait le droit, et les transgressions s’articulent dynamiquement : contraception, puis avortement, puis manipulation des embryons surnuméraires, création d’embryons, et d’embryons clonés… ; ou encore du pacs au mariage, à l’adoption, puis à la procréation médicalement assistée… « Toute souffrance doit être accueillie et donc soulagée par une nouvelle entorse au schéma initial » (p. 295). 1.3

La religion : de la révélation à la raison

Le corpus juridique classique concernant le corps s’inspirait largement de la tradition chrétienne. La logique libérale de la liberté et de l’égalité a rompu avec cette anthropologie en refusant l’antécédence de la nature, décryptée par la raison, par rapport à la loi de l’État. L’Église catholique a réagi vigoureusement en dénonçant cette évolution du jugement éthique. Un discours ecclésial inaudible ? L’encyclique Evangelium vitae (Jean-Paul II, 1995) met en cause les trois racines d’une culture de mort : 1° une radicalisation de la subjectivité identifiée à une autonomie sans normes ; 2° une liberté conçue comme une exaltation absolue de l’individu ; 3° une négation de toute vérité objective. Cette triple dérive découle de l’éclipse du sens de Dieu. La nature n’est plus perçue comme création et expression d’un projet de Dieu. La société peut-elle de quelque manière entendre une telle critique ? Si des citoyens veulent croire qu’il y a un Dieu créateur source d’une loi de nature, ils sont libres de le croire et de vivre en conséquence, mais rien ne leur permet, dans une société démocratique et plurielle, d’imposer leur conviction à l’ensemble de la société. Il ne s’agit certes pas d’imposer, mais la raison ne peut-elle manifester que le discours religieux manifeste une certaine convenance quant à la compréhension de la condition humaine ? Ainsi, la référence à un Dieu Père de tous ne permet-elle pas, elle seule, de penser réellement l’égalité fondamentale de tous les êtres humains ? L’incarnation du Fils n’est-elle pas seule à donner à penser que c’est dans la souffrance assumée que l’amour peut s’exprimer jusqu’au bout ? Et par l’Esprit, l’Église, communauté des croyants, Corps et Épouse du Christ, n’estelle pas seule en condition de discerner le véritable sens de l’humain dans le présent ? « Mais www.domuni.eu

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il reste à savoir si ce discours-là est recevable dans la société civile dont la législation ne peut se conformer qu’à la seule norme de la raison » (p. 349). Le tu entre le je et le il La raison n’a pas de difficulté à penser le je et le il. Je suis mon corps, je suis sujet par mon corps. Et j’ai un corps, ce corps objectivable sur lequel j’ai prise et qui est ma propriété. Mais qu’est-ce qui peut relier ce je et ce il, en évitant le subjectivisme total du je, comme si celui-ci n’était pas limité et conditionné par le corps, et l’objectivisme total du il, qui ne distingue plus le corps humain de tout autre objet ? Entre le je et le il, il y a le tu : il y a l’autre qui est aussi à la fois sujet, un je, et objet, un il. Le sujet que je suis n’est ce qu’il est que dans un rapport relationnel à un autre, un tu. Le corps ne révèle sa véritable raison que dans cette reconnaissance du tu. « Matière transfigurée par la présence de la personne, le corps est cette part de soi qui fait signe vers l’autre ; il est symbole, essentiellement, de la relation des sujets. Par là, il appelle la foi. Non pas nécessairement, au moins en première instance, l’affirmation lancée en direction d’une transcendance religieuse, mais la foi comme mode spécifique de connaissance sous le signe de la deuxième personne verbale : tu. La foi, en tant que confiance, lit dans les corps l’absolu du sujet qui transit la matière corporelle » (p. 355-356). Ce n’est que sur le fondement de cette confiance, exprimée dans le tu, qu’un être humain est humain, qu’il est un frère humain et est respectable, quel qu’il soit. « La foi, comme connaissance en tu, assure dans la société l’heureuse médiation des deux valeurs que le libéralisme ne pouvait que confronter dans un face-à-face spéculaire indéfini : liberté et égalité » (p. 358). Mais cette reconnaissance du tu ne suppose-t-elle pas la présence d’un Autre transcendant qui lui-même reconnaît toute personne humaine comme un tu ? L’athée répond clairement non. Le croyant adhère à une telle reconnaissance. L’esprit moderne a tendance à laisser la question en suspens. La conviction de l’être humain comme image et ressemblance de Dieu qui anime la foi « permet aux croyants d’entrer de plain-pied dans les interdits qui protègent la vie commençante ou finissante. [...] À l’inverse, la désaffection de la population à l’égard des Églises porteuses de cette foi religieuse entraîne une remise en question des normes qui instituent la connaissance de l’autre en deuxième personne » (p. 366). Il en résulte que le fondement des valeurs ne pouvant plus s’appuyer sur une loi morale objective se trouve livré aux majorités provisoires et fluctuantes des opinions publiques, et que, de ce fait, c’est la démocratie elle-même qui se trouve pervertie (comme l’affirme Evangelium vitae, n° 70). On peut cependant se demander si, comme le suggère Habermas, par une sorte d’inscription séculière de la conviction religieuse, il n’est pas possible de reconnaître une forme d’autotranscendance de l’être humain permettant d’affirmer la transcendance de tout sujet humain par rapport à tout autre sujet humain. Les intuitions du discours religieux, s’exprimant en termes séculiers dans l’espace public, pourraient ainsi contribuer à cette reconnaissance. Dijon exprime clairement ses doutes par rapport à une telle possibilité. S’il dit bien que la religion a le droit en démocratie de s’exprimer dans l’espace public, il laisse aussi entendre son pessimisme à ce sujet : « Encombrante religion, donc, parfois aussi gênante que le corps luimême, pour les esprits épris de liberté et d’égalité sous l’égide de la déesse Raison » (p. 383).

2.

Réflexions, distance critique et perplexités

Xavier Dijon balaie largement tout le champ des mutations législatives et des pratiques sociétales concernant le corps. Il le fait avec précision et compétence. Cet ouvrage est d’un grand intérêt car il couvre ainsi l’ensemble des questions bioéthiques. Il manifeste et éclaire les déplacements du droit dans le pays occidentaux, et plus précisément en Belgique et en www.domuni.eu

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France. Il ne fait pas que décrire ces déplacements, car il met bien en lumière les dynamiques de fond qui sont à l’œuvre : il est par là éclairant et interpellant. Il contribue réellement à la réflexion, à la prise de distance, au discernement. L’intention de l’auteur, comme je l’ai signalé au commencement de la présentation de son livre, est claire : fonder et légitimer les positions éthiques de l’Église catholique et de son magistère sur ces questions. Y réussit-il ? Je ne le pense pas. Une autre approche chrétienne est-elle possible ? Je le crois. Une question fondamentale se pose nécessairement : que se passe-t-il donc dans nos sociétés pour que les évidences séculaires concernant le corps (statut du mariage de la famille et de la filiation ; distinction des sexes ; fondement de l’éthique sur la nature, etc.) cessent aujourd’hui de valoir ? Dijon dit et répète tout au long de son livre que la demeure juridique concernant le corps est ébranlée, fissurée, démantelée dans son fondement (la dignité humaine), dans ses murs porteurs (l’indisponibilité du corps humain et de l’état civil, et l’ordre public et les bonnes mœurs), dans les deux pans de son toit (l’institution matrimoniale et la protection de la vie) … Les expressions en ce sens abondent, et elles laissent clairement percevoir un regret ou un reproche. Au cœur des débats actuels, il y a la question de la dignité humaine : c’est au nom de cette dignité que certains revendiquent le droit à l’avortement, au mariage homosexuel ou à l’euthanasie, et que d’autres s’y opposent. Face à cette situation, suffit-il de dire : « D’objective qu’elle était en tant que valeur propre d’humanité partagée entre les divers sujets de droit, la dignité se soumet désormais de plus en plus à l’appréciation subjective de la personne » (p. 204) ? Était-on autrefois simplement dans l’objectivité ? On reconnaît aujourd’hui que l’institution de l’esclavage était une atteinte portée à la dignité humaine, alors qu’elle était socialement admise, y compris par l’Église : les contestations de cette institution par des minorités n’étaient-elles pas alors des appréciations subjectives de la dignité ? Et plus récemment les luttes qui ont conduit à l’émancipation des femmes en leur reconnaissant la plénitude de leurs droits civils, alors qu’elles étaient considérées comme des mineures dans le domaine de la propriété et exclue du droit de vote ? L’objectivité de la conception de la dignité dans le passé est une projection et de l’ordre du fantasme. Que nombre d’évidences éthiques partagées socialement se trouvent aujourd’hui ébranlées, c’est une évidence. Que cela inquiète, c’est normal. Que tout se justifie pour autant ne va pas de soi. Mais suffit-il de le regretter, en espérant plus ou moins de restaurer l’ordre perdu ? Que tout soit de l’ordre de la dégradation des valeurs, ne s’impose pas. Il faut un discernement. Une crise de civilisation ? Nous vivons sans doute à l’heure actuelle un moment assez dramatique de crise de la civilisation occidentale (qui s’est voulue universelle) : crise économique, crise politique (ingouvernabilité du monde), crise écologique et climatique, crise du projet technoscientifique sauveur de l’humanité, et crise éthique. Deux voix très différentes dans leur inspiration et dans leur analyse expriment ce moment de crise civilisationnelle. D’un côté, le cardinal André Vingt-Trois, archevêque de Paris et président de la conférence épiscopale de France, s’est exprimé récemment à diverses reprises sur le projet de loi instituant le mariage pour tous : il parle ainsi de réforme de civilisation, de changement de civilisation, de bouleversement de civilisation, d’enjeu de civilisation, de recul de civilisation : expressions multiples d’un moment de crise. Il est évident que ces expressions sont fortement critiques et accusatrices par rapport au processus en cours. Dans un sens analogue, les papes Jean-Paul II et Benoît XVI ont régulièrement parlé de culture de mort… www.domuni.eu

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D’un autre côté, une voix sociologique d’un tout autre bord : s’interrogeant sur la situation égyptienne, Abdenour Bidar (Le Monde, 26.12.2012) invite à voir au-delà des rapports de forces politiques et géopolitiques, en affirmant que la véritable question est celle d’une crise métaphysique dépassant de loin le cadre égyptien. Le monde arabo-musulman, écrit-il, « est irrésistiblement emporté par le mouvement métaphysique général de la civilisation humaine dans son ensemble, dont la direction est tout à fait claire et irréversible : l’être humain reconsidère de fond en comble les “conditions” de sa condition, c’est-à-dire qu’il voit de plus en plus, de plus en plus vite et de plus en plus radicalement, s’abolir les limites qui semblaient le conditionner de manière constitutive et indépassable. Sa représentation fondamentale de lui-même est ainsi engagée, par l’expérience qu’il fait de l’illimitation de sa puissance d’être et d’agir, dans une mutation sans précédent. Pour le meilleur et pour le pire, nous devenons les dieux que nous avions vénérés pendant des millénaires. » Dans ce contexte, la religion perdra la prise qu’elle a sur la société : « Elle est condamnée à se “secondariser” dans l’ensemble d’autres ressources de sens et de structures de société 5. » Crise de civilisation qui est ici interprétée à la fois comme une chance et un risque. En ce qui concerne nos pays européens, je relie ces deux approches concernant la civilisation de l’analyse faite par Danièle Hervieu-Léger sur l’exculturation du christianisme. Bien que le processus de séparation de l’Église et de l’État soit réellement en cours depuis plus d’un siècle, culturellement notre société était encore largement structurée par les référence chrétiennes (calendrier, structure familiale et mariage, morale sexuelle, etc.). Aujourd’hui, ce sont ces références qui s’effacent ou sont mises en cause. Crise de civilisation, changement de paradigme : faut-il s’en réjouir ou s’en lamenter ? Toute crise est difficile et douloureuse. La crise peut ouvrir sur un nouvel équilibre positif. En attendant, sans doute, ce qui se cherche passe par des hésitations et des tâtonnements, « pour le meilleur et pour le pire », comme le dit Bidar. Des réajustements sont certainement nécessaires. Si c’est vraiment ce dont il s’agit à l’heure actuelle, comment évaluer la démarche de Xavier Dijon ? L’effacement de toutes les normes traditionnelles et la perte des repères éthiques en ce qui concerne le corps ont de quoi inquiéter : libération, décadence ou perversion ? Benoît XVI tend clairement à juger la situation européenne en termes de civilisation décadente, parce qu’elle a perdu ses racines. Une lecture des choses plus nuancée me semble s’imposer. Les repères classiques ont largement perdu leur légitimité. Ce phénomène n’est pas seulement dû au retrait du christianisme comme puissance culturelle structurante de la société. La société n’est plus la même. En effet, la connaissance que, par le développement des sciences, nous avons de l’être humain, tout comme en général de la réalité physique et biologique, a profondément changé notre regard et notre compréhension de la réalité humaine, tandis que la mise en œuvre de la connaissance scientifique par les procédures techniques dans le domaine médical a ouvert des possibilités inimaginables il y a quelques décennies, à commencer par les méthodes de contraception qui ont à la fois ouvert un espace d’autonomie aux femmes et disjoint de fait le lien non contrôlé entre fécondité et relation sexuelle. L’anthropologie est inévitablement touchée par ces mutations. Pour le meilleur et pour le pire sans doute : liberté, responsabilité, dignité, d’un côté, banalisation et exploitation de la sexualité, manipulation des corps, asservissement, mépris, de l’autre. Comment discerner ? Vouloir réétayer la demeure 5

Sans partager le jugement assez catégorique de Bidar sur le présent et l’avenir la religion « destinée dorénavant à courir comme une poule sans tête, toujours plus égarée, parce que son fondement métaphysique dans la soumission des hommes aux dieux a été coupé », on peut sans doute être d’accord avec lui sur le changement métaphysique de la culture qu’il évoque. Mais Xavier Dijon dit-il autre chose ? www.domuni.eu

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juridique pour éviter qu’elle s’écroule ou la restaurer, comme semble le souhaiter Dijon, est plus que probablement impossible et vain, et même pas souhaitable. Sommes-nous alors désarmés ? Je ne le pense pas. Dijon ouvre une voie intéressante, mais à mon avis, il ne la mène pas de façon cohérente jusqu’au bout. Son analyse grammaticale qui vise à réintroduire le tu de la relation dans le rapport apparemment antinomique entre le je de la subjectivité et le il de l’objectivité me semble être une approche judicieuse et féconde du point de vue anthropologique et éthique. Mais intègre-t-il réellement et de façon cohérente cette dimensions relationnelle du tu, le déterminant éthique ultime n’étant finalement pas quand même, pour lui, l’objectivité biologique et anatomique du corps, quand il parle de « la norme éthique que les sujets trouvent dans les données de leur propre corps » (p. 107) ? Souligner la distinction entre institution et disposition et le passage de l’une à l’autre dans les processus juridiques et législatifs en cours est aussi éclairant, mais suffit-il de tenir cette distinction et ce passage comme étant seulement une perte ? Je m’arrêterai sur quelques situations et pratiques qui mettent en jeu la dimension relationnelle du tu, le concept de nature et le rapport entre institution et disposition. L’embryon et son statut D’abord autour du statut de l’embryon et de la problématique de l’avortement. Dans la ligne de l’enseignement du magistère de l’Église catholique, Dijon affirme la dimension humaine et personnelle de l’embryon dès le moment de la conception. Ses expressions sont généralement assez prudentes, évitant d’affirmer trop clairement, comme le font certains documents romains, que l’embryon est formellement une personne 6, mais il dit clairement qu’il est un tu pour le Dieu créateur et Père et qu’il doit être tenu pour tel par nous. La difficulté, chez lui, vient sans doute en partie du fait qu’il refuse que le statut personnel de l’embryon puisse se jouer autrement que par le seul fait de la conception (approche proprement biologique). Il dit bien que la procréation ne se réduit pas à un phénomène exclusivement biologique, rencontre de deux gamètes, mais le statut de l’embryon est exclusivement déterminé par la rencontre biologique de ces deux gamètes. Les réflexions de Léon Cassiers recueillies dans son étude posthume publiée sous le titre Ni ange ni bête. Essai sur l’éthique de l’homme ordinaire 7, sont nettement plus nuancées et fécondes en ce qui concerne une éthique et une anthropologie relationnelles. Cassiers développe cette anthropologie en contrepoint aux trois approches dominantes dans les débats bioéthiques : l’approche religieuse catholique fondée sur la nature au sens biologique du terme, l’approche kantienne absolutisant le liberté8, l’approche anglo-saxonne de type pragmatique valorisant ce qui réussit concrètement. Or ces trois approches manquent 6

Quoique par moments son langage va clairement dans ce sens, ainsi lorsque dans deux phrases successives au sujet de l’embryon, il parle d’abord d’embryon et puis d’enfant (p. 167) ; il est plus clair encore dans la phrase suivante : « La société admet certes un surcroît d’humanité dans l’embryon par rapport à la chose, mais elle n’admet pas d’être précédée par une objectivité corporelle qui lui indiquerait, sans qu’elle en ait discuté, qu’il y a là, bel et bien, une personne » (p. 168) . 7

Paris, Cerf, 2010. Léon Cassiers, psychiatre et psychanalyste, a été doyen de la faculté de médecine de l’Université catholique de Louvain et président du Comité consultatif de bioéthique de Belgique. Catholique très engagé dans sa foi, il est décédé en 2009 avant d’avoir pu achever la rédaction du livre dans lequel il voulait synthétiser son expérience et sa réflexion éthique. 8

C’est cette approche s’appuyant sur la tradition philosophique kantienne qui est actuellement prédominante dans notre société, comme Dijon le souligne fortement dans son ouvrage. www.domuni.eu

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précisément de la dimension relationnelle, la présence du tu que valorise Dijon. Mais comment prendre au sérieux ce tu du point de vue du discernement éthique ? Qu’en est-il de l’embryon et du jugement éthique à poser sur l’acte d’avortement ? Deux remarques. Comme on le sait, entre les deux tiers et les trois quarts des cellules fécondées, donc des embryons au stade le plus précoce de leur développement, sont expulsés par la femme. Quel est alors le sens anthropologique de l’affirmation selon laquelle l’embryon, dès la conception, est de l’ordre de la réalité humaine au titre d’un tu qui demande à être respecté comme toute personne ? Et quel est le sens théologique de cette affirmation ? Dieu créerait-il donc ainsi en surabondance des personnes sans aucune destinée ? Que serait un tel Dieu ? Dijon a beau dire que son approche de l’embryon n’est pas seulement ni d’abord biologique, mais où donc est la dimension relationnelle dans son évaluation du statut de l’embryon9 ? Par ailleurs, quel rapport y a-t-il entre, d’une part, la conception qui a lieu au sein d’un couple aimant désirant un enfant et la conception qui se produit lors d’un viol dans une situation de guerre où l’intention est l’humiliation et la destruction de la personnalité de la femme, comme c’est le cas aujourd’hui au Kivu ? Où est la dimension relationnelle d’une telle conception ? Et il y a bien sûr toutes les situations intermédiaires qui ne correspondent pas à ces deux extrêmes éminemment positif ou radicalement négatif. De ce point de vue, insistant sur la dimension relationnelle, Dijon est tout à fait idéaliste : il réfléchit constamment à partir de la relation aimante du couple orienté directement vers la fécondité10. Il faut quand même se demander combien de fois la rencontre sexuelle au sein du couple répond consciemment à cette démarche, sans compter toutes les rencontres sexuelles dans ou hors couple où la fécondité est volontairement exclue, y compris dans le couple où on utilise les méthodes naturelles bénies par l’Église… À l’inverse, au nom de quoi condamner toute procédure de procréation médicale assistée au sein d’un coupe aimant ouvert à la vie, en déclarant que cet acte difficile et pénible n’est pas de la part du couple un acte d’amour porté par la parole réciproque ? Sans doute Dijon a-t-il raison de refuser « la thèse de l’émergence selon laquelle la personne humaine n’apparaît qu’à partir d’un certain degré de complexification des cellules du corps » (p. 251). Il est en effet impossible de déterminer ce moment. Mais ne faut-il pas introduire un autre paramètre de type relationnel ? Ne faut-il pas dire que le statut proprement humain de l’embryon est d’une manière ou l’autre lié à la relation, à la reconnaissance d’un tu, reconnaissance qui ne semble pas pouvoir s’imposer dans toute circonstance ? 9

On peut ici rappeler que la tradition théologique occidentale a été largement marquée par un concept d’animation médiate de l’embryon : la création de l’âme par Dieu, et donc du caractère personnel de l’embryon, n’intervenant qu’à un stade plus ou moins avancé du développement de celui-ci. C’était la conception des choses tant de saint Augustin que de saint Thomas. C’est aussi ce que présuppose le catéchisme de Trente, pour lequel « l’âme raisonnable [qui est créée directement par Dieu et qui se distingue dans la pensée aristotélicienne et thomiste de l’âme végétative et de l’âme animale, qui sont naturelles] ne vient s’unir au corps qu’après un temps déterminé » (1ère Part., chap. 4, § 1). 10

Ainsi à propos de l’approche scientiste de la procréation : « Dans ce contexte, qu’est devenue, par exemple, la procréation ? Non plus la rencontre d’un homme et d’une femme qui, s’unissant dans un acte de chair et de parole, d’ailleurs hautement significatif de leurs destinées respectives, appellent un troisième être à l’existence, mais la rencontre, dans le milieu écologique adéquat, d’un ovule et d’un spermatozoïde qui produisent, par leur fusion, un nouvel organisme » (p. 225). Et encore : « On ne peut chercher à connaître le caractère personnel (et donc respectable) de l’embryon en faisant l’impasse sur son origine tirée de l’homme et de la femme ainsi que de la parole qu’ils se sont échangée. Il est né de leur union : là est aussi son humanité. Car l’homme et la femme ne font pas un enfant comme on fabrique un objet » (p. 253). Mais les situations qui ne correspondent en rien à ce qui est ainsi décrit, en particulier en cas de viol, mais aussi dans le cas de rencontres éphémères lors d’une soirée… ? www.domuni.eu

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L’euthanasie À l’autre bout de l’existence humaine, la question de l’euthanasie. Dijon a ici aussi raison de valoriser le contexte relationnel de la mort humaine et l’importance des soins palliatifs, encore trop peu développés et disposant de trop peu de moyens. Il a raison aussi de dire que la demande d’euthanasie est souvent l’expression d’un déficit relationnel, ou du sentiment de perte de la dignité, ou encore de la volonté de ne pas peser sur les proches. Tout cela existe. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Il y a aussi des cas où, actuellement, la médecine est incapable de calmer la douleur intolérable si ce n’est par une sédation mortelle, décision du médecin, qui est parfois (souvent ?) une euthanasie déguisée sans demande de la personne ni concertation avec les proches. Ce n’est pas respecter la dignité de la personne : ne faut-il pas chercher à agir au maximum dans la clarté ? Et il y a ces décisions prises parce que le sentiment s’est imposé que c’est le moment de partir, la vie ayant atteint sa limite… Peut-on sans plus condamner la décision de partir prise par la personne souffrante lucide, en faisant paisiblement ses adieux à ses proches, et pour une personne croyante, en s’en remettant dans la confiance à l’accueil de Dieu, après un temps de prière et la réception de l’eucharistie, comme il arrive que cela se fasse ? Dans cet acte la dimension relationnelle est bien présente, relation à la famille, relation à Dieu… Le mariage pour tous Quant à l’institution matrimoniale et au débat autour du « mariage pour tous », on est clairement dans le cas du passage de l’institution à la disposition. Mais l’argumentation de Dijon est-elle suffisamment pertinente ? Ses expressions disent bien son point de vue : « la forteresse matrimoniale assiégée » (p. 57)11, tant par l’union homosexuelle reconnue que par le fait des naissances hors mariage, ce qui « subvertit le sens de cette institution » (p. 69). Ces expressions ne sont évidemment pas neutres. On est passé du lien institutionnel reconnu entre deux personnes de sexe différent, avec droits et devoirs réciproques, assurant la légitimité sociale et juridique de la filiation, à la priorité donnée au désir individuel et à la relation d’amour entre les personnes, le lien ne s’imposant dans la durée que pour autant que dure cet amour. Ceci pose la difficile question de l’institution dans notre société, en particulier dans tout le domaine qui touche au corps. Que la société reconnaisse qu’au cœur du mariage il y a l’amour qui lie deux personnes est certainement positif (n’est-ce pas d’ailleurs ce à quoi saint Paul appelait au sujet du mariage ?). La question du rapport entre institution et disposition est peut-être aussi une autre façon d’aborder le principe évangélique selon lequel la loi est faite pour l’homme et non l’homme pour la loi. Ce principe ne supprime cependant pas la loi, ni donc l’institution. Mais comment penser aujourd’hui l’institution pour l’homme ? Le mariage est appelé à être vivifié par l’amour, mais il est aussi lien, lien familial : ce lien familial n’estil pas aussi une valeur à soutenir, même s’il n’est pas toujours sans tensions, pour autant qu’il ne soit pas mortifère ? Dans cette perspective du passage de l’institution à la disposition, que le lien soit établi et reconnu entre un homme et une femme, ou entre deux hommes, ou entre deux femmes, n’est plus déterminant. Est-ce que ce passage au mariage pour tous, dans cette perspective, est pour autant sans question ? Je ne le pense pas. Il est juste et bon aujourd’hui qu’un statut soit reconnu à l’union homosexuelle, assurant suffisamment l’ensemble des droits des partenaires. Mais est-il sain, est-il sociétalement souhaitable et responsable de nier la différence qui existe entre union hétérosexuelle et union homosexuelle, en plaçant les deux sous le même vocable ? 11

Et encore : « le bastion matrimonial a été assiégé » (p. 60) ou « les érosions qui lui [le mariage] sont infligées » (p. 68). www.domuni.eu

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La nature humaine n’est pas seulement de l’ordre biologique, mais peut-on s’en détacher totalement12 ? Et peut-on faire comme s’il n’y avait pas une différence importante quant à la filiation ? Personnellement, je regrette que cette différence ne soit pas reconnue au niveau institutionnel. Je suis convaincu que le mariage pour tous va peu à peu s’imposer dans la majorité des pays occidentaux. La question ne sera dès lors plus d’être pour ou contre, mais bien de savoir comment vivre au mieux le mariage quel qu’il soit du point de vue éthique et spirituel. Telle est la vraie question pour l’Église. Une remarque encore au sujet de ce mariage pour tous. L’Église catholique, par la voix des évêques français, avait mis tout son poids pour contrer le projet de loi instituant le pacs. Voici que, alors qu’il est question du mariage pour tous, ces mêmes évêques laissent entendre qu’après tout le pacs n’était pas une mauvaise chose, qu’on pourrait bien s’en contenter, quitte à l’améliorer quelque peu, parce qu’il y a là une question de justice vis-à-vis des couples homosexuels. Une telle attitude n’est-elle pas quelque peu hypocrite ? Par ailleurs, reconnaissant qu’il peut y avoir de l’amour entre deux personnes homosexuelles, et que donc leur union peut avoir du sens, l’Église n’a-t-elle pas perdu contact avec la réalité humaine en disant que cela ne justifie cependant pas qu’il puisse y avoir un rapport sexuel expression de cet amour et moralement positif au sein d’un tel couple ? N’est-ce pas une façon de nier la raison du corps, alors qu’est reconnu le fait que la condition homosexuelle n’est pas une perversion morale, comme on l’a dit si longtemps, mais une détermination qui s’impose à la personne ? Ici encore ne s’agit-il pas de développer une anthropologie relationnelle prenant en compte la totalité de l’être humain tel qu’il est réellement, avec ses fragilités et ses limites ? Discernement et limites Une anthropologie relationnelle ne permettrait-elle pas aussi un discernement éthique par rapport à certaines pratiques actuelles comme la gestation pour autrui (les mères porteuses) ou le commerce d’organes prélevés « librement » sur des vivants ? Peut-on se contenter, au niveau de la société, du critère de la liberté pour rencontrer juridiquement et légalement ces situations ? L’ensemble des questions posées aujourd’hui autour de la problématique du corps, à partir des valeurs de liberté et d’égalité et de prise en compte du désir, renvoie à une question de fond qui traverse notre culture, question pointée justement par Abdenour Bidar et touchée à diverses reprises par Dijon : jusqu’où, comment et à quelles conditions l’être humain aujourd’hui peut-il encore assumer ses limites, se réconcilier avec elles pour les dépasser, non pas en faisant un appel trop souvent illusoire ou décevant à la toute-puissance de la technoscience médicale, mais par un sursaut éthique et spirituel personnel, comme, par exemple, un certain nombre de personnes handicapées peuvent transcender leur handicap par leur qualité humaine, leur ouverture, leur créativité, leur joie partagée ? Dieu au fondement ? Jean-Paul II et Benoît XVI ont régulièrement des expressions assez tranchées : sans Dieu, sans référence à Dieu, la morale perd tout fondement, il n’y a plus de véritable morale, pas 12

Du point de vue physique et géophysique on sait de plus en plus que ne pas tenir compte de la nature et de ses limites conduit à des impasses et peut provoquer des catastrophes (problèmes environnementaux, climat, etc.). Par analogie, dans Caritas in veritate, Benoît XVI en appelle à une « écologie humaine » : sans doute son approche de la nature, dans ce cas, est-elle bien trop étroite, trop biologique (rappel explicite d’Humanae vitae et de la condamnation de toute contraception artificielle), mais n’y a-t-il pas une question autour de la nature humaine, question que rencontre, pour une part, la proposition d’une anthropologie relationnelle. www.domuni.eu

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d’humanisme possible, plus de distinction entre le bien et le mal 13. Se référant et citant à diverses reprises à Evangelium vitae, de Jean-Paul II (1995), Dijon reprend l’affirmation : « Lorsque la référence à Dieu est exclue, il n’est pas surprenant que le sens de toutes choses en soit profondément altéré, et que la nature même, n’étant plus mater, soit réduite à un matériau ouvert à toutes les manipulations » (n° 22). Sans être explicite à ce sujet, Dijon semble bien ratifier ce jugement. Mais cela pose alors une question fondamentale quant à la possibilité même d’une décision politique éthiquement fondée, puisqu’il ne pourrait y avoir aucun consensus dans une société plurielle. De plus ce jugement très négatif sur toute possibilité d’une véritable éthique séculière ignore les multiples témoignages et expressions d’une très haute exigence éthique de la part de personnes se déclarant clairement agnostiques ou athées. En conclusion, le livre de Xavier Dijon est un ouvrage exigeant dans son élaboration et exigeant à la lecture. Il informe, il analyse, il pousse à la réflexion personnelle et critique. Il soulève nombre de questions pertinentes. Mais, quant à ses options éthiques, il est peu probable que, malgré son intention, il puisse réellement rejoindre le citoyen qui ne se définit pas comme chrétien. Pour nombre de croyants, il paraîtra insatisfaisant en raison du primat donné à une certaine conception de la nature, et plus précisément de la nature humaine trop réduite, quoi que l’auteur en dise, à sa seule dimension biologique, et en raison du fait qu’il ne pousse pas jusqu’au bout la perspective relationnelle qu’il propose. Ignace Berten

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On pourrait citer de multiples textes allant en ce sens. J’en retiens seulement quelques uns. De JeanPaul II : « La négation de Dieu prive la personne de ses racines et, en conséquence, incite à réorganiser l’ordre social sans tenir compte de la dignité et de la responsabilité de la personne. ». (Centesimus annus, n° 13) « Dieu seul, le bien suprême, constitue la base inaltérable et la condition indispensable de la moralité. » (Veritatis splendor, n° 99). « Vivre comme si Dieu n’existait pas veut dire vivre en dehors des repères du bien et du mal, c’est-à-dire en dehors du cadre de valeurs dont Dieu lui-même est la source », (Mémoire et identité, Paris, Flammarion, 2005, p. 63). Benoît XVI : « L’humanisme qui exclut Dieu est un humanisme inhumain. » (Caritas in veritate, n° 78). « La valeur de la vie ne devient évidente que si Dieu existe. » (Lettre au Parvis des Gentils de Guimarães, Portugal, 13.11.12. www.domuni.eu

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