Grandes gueules, mais petits coeurs

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Grandes gueules, mais petits cœurs Billets d’humeur d’un futur papa


Semaine 10

Sacré coup En fait, c’est au moment de l’orgasme que l’on le sait. Enfin, en tant qu’homme, c’est du moins ce que l’on s’imagine, un peu d’autoglorification n’a jamais fait de tort. On se dit : « Ça, c’était bien joué ». On n’en est pas encore à se vanter, mais, c’est convaincu et fringant qu’on se dirige vers la salle de bains, histoire d’aller se faire un petit clin d’œil dans le miroir. Eh oui, nous les hommes sommes comme ça. Pour être clair, nous avions décidé de jeter les contraceptifs aux oubliettes. Nous voulions être « enceints ». Combien de fois ne me suis-je pas fait de clin d’œil, à tort? Je préfère encore le garder pour moi. Mais... ça s’est vite arrangé. C’est vraiment une période captivante ! En fait, on est sur la ligne de touche, on ignore ce qui se passe dans son ventre. Mais, on réfléchit, on fait des suppositions et on se pose la question : est-ce que nous sommes « enceints » ? Et, alors qu’on n’ose pas espérer, l’on y croit de plus en plus. Et puis, on rassemble toutes ses forces pour le moment fatidique : le passage obligé à la pharmacie. On ébauche des plans pour rentrer incognito, pouvoir garder le secret et acheter le test de grossesse, ni vu, ni connu. Enfin, c’est elle qui a fini par l’acheter. Nous irons faire pipi ensemble, c’est ce que nous avions convenu. Oui, d’accord, elle ira faire pipi et moi, je serai à côté. Quel moment particulier et stressant. Nous avions décidé de dîner à la maison jeudi. Nous étions en train de manger une tartine, et nous riions pour un rien en prélude au rituel du test d’urine, qui est déjà hilarant en soi. Et puis, il faut attendre. Mon beau-père Jeter un coup d’œil en coin sur le résultat. Crier que nous sommes « enceints ». Il faut encore ouvre le cadeau, voit attendre et puis enfin, la confirmation : la photo et s’écrie : ENCEINTE. Deux idées me traversent : « je le savais », ça, c’est mon côté fanfaron, que je « Mon dieu, ça c’est montre surtout quand je suis en compagnie

un sacré coup ! »

d’hommes. Seconde pensée souvent tue : « Waow, enceinte….et maintenant ? » On se regarde. Stoïques. Et puis, on réalise. Joie. On tombe dans les bras l’un de l’autre. Nous sommes sortis pour fumer notre dernière cigarette ensemble. Je n’ose presque pas le dire, mais au final, il s’avère surtout que c’était sa dernière cigarette. Et puis, c’est l’euphorie qui s’empare de nous. On partage un secret dément et c’est déjà génial en soi. Mais, lorsqu’une semaine plus tard, je vais manger au restaurant avec deux amis et que le mot « tomber enceinte » sort, je suis à deux doigts de m’étouffer. Mon visage trahit visiblement mes émotions. Je ne parviens même plus à nier. En fait, je n’en ai même pas envie, au contraire, je voudrais le crier sur tous les toits. Nous rions, parlons, buvons... Et je fume. Ne rien laisser paraitre, c’est dur ! Il suffit de sortir un soir avec un couple d’amis pour qu’ils le remarquent tout de suite. Parce qu’ils savent que vous « essayez ». Ne pas boire d’alcool, c’est un signe. Les rideaux de fumée que je hisse littéralement devant moi ne servent à rien. Et voilà, un autre couple est donc au courant. Et ce, bien avant que l’on ait entendu le oui définitif du gynécologue. Lorsque nous serons allés chez le gynécologue, le reste du monde pourra enfin le savoir aussi. Bon, entre-temps, ma belle-sœur est également au courant, mais le plus important, ce sera de l’annoncer aux parents. Enfin, c’est mon avis. On a commandé les échographies, acheté de petits cadres, ajouté une petite phrase et tout emballé. Allez, on y va. Je suis curieux de voir leur réaction. Mes parents se mettent immédiatement à pleurer de joie. Ils ne parviennent plus à parler. Oui, mais quoi alors ? Ils ouvrent la bouche, mais aucun son ne sort. Leurs joues sont baignées de larmes. Je savais que je leur ferais un beau cadeau, quelque chose qu’ils n’attendaient plus. Mais leur réaction est inattendue. Et inestimable. Et puis, ce fut le tour de ses parents. Pas de larmes. Plutôt un choc. Là aussi, ça fait visiblement l’effet d’un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Mon beau-père ouvre le cadeau, voit la photo et s’écrie : « Mon dieu, ça c’est un sacré coup ! ». On éclate tous de rire. Pendant que je réfléchis à sa réaction. Un sacré coup. Oui, en effet, c’est tout à fait cela. Littéralement. Mais ça, je me l’étais déjà dit dans le miroir de la salle de bains.


Semaine 15

Shopping blues Je ne suis pas fan de shopping. J’ai en effet le don de toujours dire ce qu’il ne faut pas au moment où ma femme sort toute fière de la cabine d’essayage. On y perd sa peine. Cela fait donc de moi le roi du shopping blues. Je rêvasse en espérant qu’on en ait vite fini. Un jour, elle me demanda d’aller faire les boutiques pour le bébé. Une petite lampe rouge se mit alors à clignoter, à cause de ces images angoissantes de femmes sensibles qui ont les idées bien arrêtées. Mais, finalement, ça s’est bien mieux passé que je ne le pensais. La première fois où j’ai passé le pas de la porte d’un tel magasin, j’ai dû respirer un bon coup. Tout d’abord, l’on ne voit que des femmes aux ventres arrondis qui courent partout dans le magasin d’un air décidé. Comme si elles pouvaient accoucher d’un moment à l’autre. Les hommes semblent absents, mais, en y regardant de plus près, on les voit. Ils marchent derrière leur femme, à distance. Apathiques. Ils écoutent et hochent la tête. La déprime se lit sur leurs visages. Mais, je le sais maintenant, les magasins spécialisés pour bébés ont d’autres visiteurs, heureusement. J’ai aussi vu des couples dont la femme venait de tomber enceinte. Euphoriques, ils flânent dans le magasin et sont surpris comme des enfants. Comme nous, ma femme et moi. Nous sommes pareils. On marche l’un à côté de l’autre, main dans la main. À se pâmer d’admiration devant les nombreux produits pour bébés. Nous sommes morts de rire. Les petits vêtements sont à croquer. Comme les chaussures de sport pour bébé par exemple. C’est tellement émouvant, désarmant et mignon. Je sais qu’on ne fait pas de marathon avec ces chaussures, mais essayez de vous raisonner quand vous voyez ces toutes petites Nike qui tiennent dans le creux de votre main. Moi, je n’y suis pas arrivé. Malgré l’opposition de ma femme. Des peluches alors. Il va encore falloir attendre des mois avant que le bébé ne vienne au monde, mais il en a déjà une belle collection. Je ne peux pas les laisser. Il y a tellement de petites bêtes toutes mignonnes, qui vous regardent l’air triste. On les imagine dans le lit du petit. La première que j’ai achetée, c’était un chien.

Avec des yeux fidèles et de jolies grandes oreilles. Une petite boule toute douce. Je vois déjà notre enfant, couché. En train de lui suçoter la truffe.

Il va encore falloir attendre des mois avant que le bébé ne vienne au monde, mais il en a déjà une belle collection.

Avec la dextérité d’une femme, je fais cliqueter les cintres dans les rayons. Mais c’est bien plus compliqué que je ne le pensais. Récemment, je suis revenu à la maison avec un petit ensemble tout mignon. Sans faire attention à quoi que ce soit. Manifestement, je n’ai pas encore tout à fait compris ce qu’il en est des tailles pour enfants. Je comprends le système, bien sûr, mais je ne parviens pas encore tout à fait à faire coïncider les tailles aux phases de la vie. Le petit ensemble, la taille et la saison en question ne correspondent pas. Notre enfant sera déjà bien trop grand. Mais, il faut savoir tout cela. Par exemple, il y a différents modèles de Pampers. Une couche-culotte, c’est une couche-culotte, non ? Et bien, non. Là aussi, j’ai raté mon coup lors de mon premier achat. Idem avec le cuiseur à vapeur pour les légumes. Cela me semblait pourtant hyper pratique. Et sain, surtout. Mais, d’après ma femme, on peut encore attendre un an avant de l’acheter. Une fois que le bébé sera assez grand pour manger des légumes. Ce sont des petits contretemps. J’ai dû les digérer. Mais je refuse de sombrer dans la déprime. Je trouve ça trop gai. C’est pourquoi j’ai décidé de me raccrocher à la matière que je connais bien. Les voitures. Ou plutôt, dans ce cas précis, les voitures d’enfant. Même s’il est peut-être un peu trop tôt, j’ai déjà étudié quelques modèles. Il faut vérifier la carrosserie. Le nombre de roues. Trois ou quatre ? Examiner les avantages et les inconvénients. Il faut en effet pouvoir monter sur un trottoir sans embûche. Sans que le landau ne loupe le virage. Je m’arrête longuement sur le dessin des roues. Parce qu’on aime bien aller dans les bois et que je veux bien entendu pouvoir faire du tout terrain dans le sable. Oui, je prends mon rôle et ma fonction au sérieux. Je fais tous les magasins. Et dès qu’il y a une piste d’essai, je teste les modèles. Pour vérifier la souplesse des roues. Ma femme ne dit rien. Elle se tait. Elle me regarde souvent, les yeux vides. On dirait bien que c’est elle qui a le shopping blues à présent.


Semaine 20

Romantisme tué Je le regarde, quelque peu irrité. Cela fait maintenant six fois qu’il me pose la même question et si j’ai bien compté, j’ai déjà répondu trois fois. « C’est pratique, tout simplement. Point à la ligne ! » C’est ma réponse implacable après la énième discussion autour de cette question récurrente : « Vous savez ce que c’est ? » Evidemment qu’on est au courant ! Je ne trouve pas la question grave en soi. Mais, elle s’accompagne généralement d’une opinion. Emballée dans une question rhétorique. « Vous vouliez savoir ? » Ça me rend dingue parce que cela cache un jugement de valeur, ce qui fait monter la voix des femmes dans les aigus de façon très agaçante. Pour accentuer l’incrédulité. J’ai tué le romantisme. C’est comme cela qu’elles me voient. « Pourquoi veux-tu savoir ? Tu n’as plus de surprise alors ? », avance mon ami. Et il n’est pas le seul à le penser. Oui, ils ont raison. Mais, qu’est-ce que cela peut bien faire ? Je dois reconnaître que je suis du genre à gâcher les surprises avec plaisir. Parce que je suis curieux. Je cherche toujours les cadeaux avant mon anniversaire. À la Saint-Nicolas, je me levais toujours au beau milieu de la nuit pour découvrir mes cadeaux avant l’heure. Donc, si la technique me permet de connaître le sexe de mon enfant, je ne vois pas pourquoi je me priverais.

« Pourquoi veux-tu savoir ? Tu n’as plus de surprise alors ? »

C’est pratique. On sait quels vêtements acheter pour le bébé. On peut déjà aménager la chambre, même si on ne veut pas donner trop d’indices aux autres. Et puis, c’est super pratique, il ne faut réfléchir qu’à un type de prénoms. C’est déjà assez difficile comme ça. Cela évite tout un tas de disputes en cette période hormonale particulièrement pénible, je peux vous le dire.

Revenons-en à cette question maintes fois posée. Malgré les reproches, je trouve assez représentatif le fait que les femmes posent immédiatement une seconde question. « Alors, c’est quoi ? » Je me suis préparé entre-temps. Je sais quoi faire. Je ris d’un air énigmatique, je laisse un silence empli de mystère, lève un sourcil et répond : « Nous ne voulons pas gâcher la surprise. » C’est ma petite vengeance, mais ce n’est pas la question. Plus important : ça ne regarde personne. C’est notre secret, que nous partageons. Ce qui nous amuse le plus, c’est notre petit jeu avec les pronoms. Lorsque nous parlons du bébé, nous parlons tout d’abord en « il ». On voit alors réagir les gens. Ils pensent avoir découvert le mystère. Trois phrases plus tard, on dit « elle ». Rien que pour les taquiner. C’est trop drôle de voir nos interlocuteurs se replier sur eux-mêmes, déçus. Ça nous fait rire, ma femme et moi. Cela peut sembler bizarre, mais ce petit jeu nous rapproche. Parce que nous, on sait ce qui grandit dans ce beau ventre rond. Mais, nous ne sommes plus les seuls. Mon ami, qui me critiquait, a voulu voir la chambre du bébé la semaine dernière. Il parcourait la pièce, curieux. Cherchait des indices sur les murs. « Il va à nouveau essayer de deviner », ai-je pensé. À ce moment, il fit une chose à laquelle je ne m’attendais pas. Il se dirigea vers la garde-robe, ouvrit la porte et, avant que je ne m’en rende compte, il avait le nez au milieu des cintres et des vêtements pour bébé. Des vêtements achetés pour un sexe bien défini. Il me toisa, le sourire du vainqueur aux lèvres. Je suis resté cloué sur place. Je ne sais pas si je dois lui ordonner de garder le silence. Ou le supplier. Finalement, je ne dis rien. Faisant comme si cela n’avait pas eu lieu. Il se dirige vers moi, me prend dans ses bras, et m’embrasse sur la joue. Nous retournons auprès des femmes. Il joue le rôle de sa vie. Mise sur le sexe opposé, sans se trahir. Ma femme rit en secret, je le vois. Il fait de même, je le vois aussi. J’ai deux secrets à présent. Un que je partage avec ma femme et un autre avec mon ami. Et tout autant de liens particuliers. Il y en a quand même encore pour penser que j’ai tué le romantisme. N’importe quoi !


Semaine 25

Prendre son courage à deux mains C’est un sujet que je n’aime pas aborder, mais allons droit au fait. Il s’agit du sexe. Je n’y ai jamais vraiment réfléchi. Je faisais tout avec passion. Mais je me rends compte que certaines choses ont changé. C’est partiellement de ma faute. Au début, j’avais un peu peur. Tu sais que c’est ton enfant qu’il y a dans son ventre. Alors, il est difficile de... euh... la pénétrer. Je sais bien qu’il ne faut pas croire toutes ces histoires. Par exemple, je sais que cela ne va pas faire une fossette au menton du bébé. Mais quand même. Chaque fois qu’elle se déshabillait, je voyais son joli ventre. Et inconsciemment, je reliais cette image à celle de celui qui occupait ce ventre. Et, le petit soldat qui se tenait fièrement au garde-à-vous devenait alors tout rabougri. On ne peut pas se sentir plus nu qu’à ce momentlà. On invente des prétextes, dit qu’on est fatigué. On anticipe même. On sait que le ventre ne va faire que grandir. Et que l’enfant sera de plus en plus présent. Ce qui va probablement rendre les choses encore plus dures. Ou plutôt l’inverse, dans mon cas, ça dépend de la perspective qu’on adopte. Je suis alors allé surfer sur le Net. Et qu’est-ce qu’il en ressort ? Que les femmes se plaignent sur les forums de discussion. Que leurs hommes ne les touchent plus. Qu’elles achètent des sex toys pour assouvir leurs besoins. Je ne suis visiblement pas le seul homme à... Deux choses me frappent. Beaucoup de femmes supposent que leur cher et tendre ne les trouve plus attirantes. C’est blessant. Je la trouve particulièrement excitante avec ce ventre, car elle porte l’enfant issu de notre amour. Je voudrais le lui démontrer. Et puis, il ressort que les couples parlent très peu des problèmes sexuels. Je voulais y remédier. Un soir, j’avais l’intention d’en parler. Beaucoup de bonnes intentions, mais peu de culot. Trois soirs plus tard, j’avais rassemblé assez de courage. Je ne dois pas m’inquiéter. Voilà sa réponse. Elle l’a presque dit en riant. Je n’abîmerais rien. Elle me l’a promis. « Tu ne vas pas lui faire un œil au beurre noir », dit-elle en guise

de variante à l’histoire de la fossette au menton. En fait, je le savais très bien. Nous avons donc décidé de nous atteler à la tâche. Même si ça semble horrible, dit comme cela. Ça sentait la thérapie. J’ai éteint la lumière. Les bougies m’ont aidé. Les longs préliminaires aussi. Je ne pense qu’à elle. Très bien, me direz-vous. C’est vrai, mais entre-temps, un nouveau problème s’est ajouté. Je n’aurais jamais pensé le formuler de la sorte. Depuis qu’elle est enceinte, ma femme me paraît insatiable. J’ai déjà dit en plaisantant à un ami qu’on dirait une veuve noire. Une araignée qui mange le mâle après l’acte. Elle me dévore. Littéralement. Tous les soirs. Dans la cuisine, dans le divan, dans la baignoire, au lit, partout. Au début, on se dit : « on aurait dû s’y mettre plus tôt. » Mais maintenant, je me surprends à rentrer dans la chambre sur la pointe des pieds, croyant passer inaperçu. Je comprends d’après ce que me disent mes amis que je devrais plutôt m’en réjouir. L’un d’eux m’a raconté qu’il avait dû rester six mois vissé derrière son ordinateur pour ne pas oublier à quoi ressemblait une femme nue. C’est étrange, car qu’en est-il de ces histoires sur les forums ? Je ne devais pas compter sur de la compréhension de sa part. Puisque je peux en profiter en chair et en os tous les soirs. J’ai entre-temps commencé à inventer de nouveaux prétextes. Je ne mens pas vraiment d’ailleurs. Ma résistance est une sorte d’autodéfense. Parce qu’elle est devenue si sauvage, qu’il est devenu hyper sensible, vous savez, mon.... Mon soldat quoi. Sa libido dévastatrice l’a blessé. J’ai aussi compris que l’acidité de son intérieur avait changé. Je le vois aussi à mon... enfin, vous voyez de quoi je parle ! C’est irrité. C’est curieux, comment tout cela fonctionne. Mais ce ne sont que des détails, que je grossis. J’exagère. Parce que, j’aimerais bien un jour, passer à nouveau une soirée tranquille dans le divan. Même si je m’en sens mal. Parce que j’ai ces pensées de femmes qui me turlupinent : « Il ne me trouve plus attirante. » J’ai donc décidé de relancer la discussion. Mais vous comprenez. Je rassemble tout mon courage.


Semaine 30

À l’aide, je vais être père J’ai compris à son profond soupir que je « nous » ridiculisait. Bien avant qu’elle ne le dise. Le regard empli d’incrédulité du gynécologue était encore moins encourageant. Je suis un touriste en la matière. Dans un monde que je dois encore découvrir. En d’autres termes : à l’aide, je vais être père et je n’y connais rien ! J’avais déjà peur de ne pas être prêt et voilà que ça se confirme. Malheureusement. En fait, je dois me taire maintenant, histoire d’éviter de me tirer moi-même une balle dans le pied. Mais je me sacrifie malgré tout pour mes lecteurs masculins. Pour leur éviter ce calvaire avec les spécialistes. La visite chez le gynécologue, donc. Ceux qui pensent qu’on y fait que regarder les ventres qui grossissent, sont des ignares dans mon genre. Il y est aussi question de l’avenir. Des accouchements, les langes et... de barboteuses. Lorsque le mot est sorti, j’ai visiblement dû avoir l’air trop hésitant car le mot fut répété. J’avais bien entendu, mais ça ne voulait pas venir. Barboteuse ? Bien sûr qu’il y a des enfants dans mon entourage. Mais ils portent généralement des vêtements. Je connais les mots pantalon, pull, chaussettes. Et oui, j’ai déjà vu quelqu’un changer un bébé. Mais, est-ce que je dois alors regarder comment on lave les fesses de quelqu’un ? Moi en tout cas, je ne le fais pas. Et puis, le mot barboteuse sort ? Non, il ne fait pas partie de mon vocabulaire. L’explication a donc suivi. Sorte de petit vêtement que les bébés portent au-dessus des langes, sous leurs vêtements. Avec des petites pressions sur le En fait, je dois me dessous à l’entrejambe pour faciliter le changement de couches. C’est alors que j’ai taire maintenant, débité cette phrase qui a suscité un soupir. « Ah, un genre de bas de corps. » Aïe. C’est histoire d’éviter de me trop érotique, ça. Même si j’ai compris plus tirer moi-même une tard que ce n’est pas nécessairement lié à la lingerie. J’apprends tous les jours.

balle dans le pied.

Depuis lors, je me suis juré de ne plus commettre d’erreurs. Je veux apprendre, mais je ne dévore pas de livres. Ça, ma femme s’en charge. Je n’y crois pas. Bien, j’ai bien lu le livre sur sa paternité. Et j’ai bien retenu son top cinq des choses à ne pas dire pendant l’accouchement. C’est toujours pratique. Ce qu’il ne faut pas lâcher ? « Tu crois que ça va se remettre ? », pendant que vous regardez le ventre déformé de votre femme. Ou : « Pas mal, l’infirmière ». Il paraît que c’est mortel. Je dois bien avouer que je suis allé chez un haptonome qui donne des conseils pour l’accouchement. C’est ma femme qui voulait y aller. Moi, j’étais plutôt critique, leurs théories fumeuses, ce n’est pas pour moi. J’en ai eu la confirmation une fois sur place. Il a sorti des affaires de sous son bureau. Recouvertes d’une épaisse couche de poussière. Ce qui n’est selon moi pas un bon signe. Et ce gars flottait comme une baudruche. Quel drôle de truc. Lorsqu’il m’a demandé si je voulais bien me déshabiller et me coucher sur le ventre, ça m’a scié. J’entendais ma femme pouffer de rire à côté de moi. Je ne voulais pas me dégonfler, alors j’ai tout retiré. Sauf mon slip. Il ne fallait pas, heureusement. Il allait me toucher. Un terme sale, quand on est couché sur un matelas, en caleçon. Il me donna une bourrade dans les côtes, me lâcha des théories. Et ça devrait aider lors de l’accouchement, pour que les sphincters de ma femme restent détendus. J’ai dû apprendre comment les toucher. Pour la stimuler. Une chose était claire : il ne me toucherait plus jamais. Finalement, ma femme est allée à des cours de yoga spécifiques pour femmes enceintes. Je suis resté à la maison. J’ai appris une chose : je suis mon propre cap. Je fais à ma façon. Des milliards de personnes ont été mises au monde. Je ne peux pas imaginer que tous les parents aient lu des livres, été voir un haptonome ou soient allés faire des exercices de respiration ensemble. Je vais le faire à ma façon. Et ça ira très bien. Je sais ce qu’est une barboteuse. Je sais ce que je ne dois pas dire. Le reste, je l’apprends par amour. Bien, la semaine dernière, j’ai fait un test dans un magazine féminin : Êtes-vous prête pour la grossesse ? Ne parlons pas du résultat. Mais je crois encore que tout ira bien.


Semaine 35

Talent pédagogique Enfant, j’étais fasciné par le poêle à gaz de nos voisins d’en face. Nous avions le chauffage central à la maison. Et alors ?, me direz-vous. Chez les voisins, il y avait toujours ces flammes crépitantes derrière la vitre de sécurité. Je pouvais les regarder pendant des heures. Parfois, je m’approchais trop et ma mère m’ordonnait alors de m’écarter, me prévenant du danger. Alors qu’un jour je refusais à nouveau de l’écouter, elle fit quelque chose que je n’oublierai jamais. Elle me prit la main et la mit un bref instant sur le poêle. Réaction : je me mis à hurler. Était-ce sadique de sa part ? Certainement, mais je ne me suis plus jamais approché de ce truc. On peut dire que ce fut efficace. Pourquoi est-ce que je vous raconte cette atroce histoire ? Je me suis creusé la tête pendant quelques nuits. À me répéter cette question inquiétante : « Suis-je bien apte pour mon rôle de père à vie ? » Je me suis posé cette question à la suite d’une remarque d’un ami. Elle m’avait bien fait rire, mais, en même temps, elle avait semé le doute en moi. « Toi ? Père? Mais tu es encore un enfant! » Avait-il raison ? On commence alors à avoir un œil critique sur soi-même. Première conclusion : il y a encore pas mal de choses à améliorer, pour le dire gentiment. En ce qui concerne le langage par exemple. Dernièrement, j’ai lâché le terme qui définit le plus vieux métier du monde, en présence d’enfants. J’ai senti quatre yeux d’enfants me transpercer le dos, je me suis retourné et j’ai vu un enfant rire en se cachant la bouche. Le second, la version féminine, m’a fait la leçon. M’a dit que je ne pouvais pas utiliser ce mot, à la suite de quoi, elle répéta la grossièreté. Aïe. Dès que je suis avec des enfants, c’est comme si une tornade avait saccagé la maison. J’ai le don de les rendre complètement dingues. De mettre la maison sens dessus dessous pendant que je les poursuis, déguisé. En Superman. Ou en monstre. Ou en quelqu’un qui vient de promettre de leur mordre les fesses. Cela m’a valu

pendant des années le surnom de Tête de Mordeur de Fesses. Chouette. Marrant. Mais après cela, je ne compte plus les bleus et les égratignures qui s’ensuivent. C’est ma maladresse. En tant qu’éducateur, on peut dire que je ne pèse pas lourd dans la balance. J’en ai conclu que j’avais énormément à apprendre pour ce qui est des dangers. Il y a par exemple le jardin d’enfants, l’endroit qui me fait le plus frémir. Je préfère faire un détour de trois pâtés de maison pour éviter la confrontation. Parce que je sais que le plus petit veut toujours aller sur le plus grand toboggan. Je veux le lui interdire, mais je me fais souvent rappeler à l’ordre par le vrai père. Et puis, l’enfant monte, chancelant. Échelon après échelon. J’ose rarement regarder. Mais au final, tout se passe bien et j’ai droit à un sourire triomphal. De l’enfant et des parents. Il ne faut pas voir les dangers, m’a-t-on dit. Est-ce que j’y arriverai un jour ? Des dangers, j’en vois des centaines pour mon petit qui verra le jour dans quelques semaines. L’étang par exemple. Je voudrais le combler, mais mes amis me disent de ne pas le faire. Et la cage d’escaliers, avec ce maudit tournant ? N’y pense même pas, me disent-ils. Éduquer, ça va de pair avec tomber et se relever. Les enfants doivent apprendre des dangers. Mais est-ce que j’y arriverai ? J’en conclus donc lors d’une nuit blanche que je suis tout, sauf prêt. J’ai trop peur et je suis trop jouette. Depuis la semaine dernière, j’ai plus confiance en moi. Le fils d’un ami me lançait constamment la balle sur la tête alors que j’étais en train de lire le journal. Je l’ai prévenu. Lui ai expliqué que cela faisait mal, mais il ne m’a pas écouté. Jusqu’à ce que la coupe soit pleine. J’ai pris la balle et la lui ai balancée à la tête. Affreusement fort. J’ai eu peur. Lui aussi. Il est rentré en pleurant. Une heure pus tard, il est venu en boudant vers moi et m’a dit qu’il ne me trouvait plus gentil. Je rayonne. Je suis fier. Jamais personne ne m’a rendu si heureux en me disant des mots si affreux. C’est précisément ce que j’avais dit à ma mère après l’incident avec le poêle. Je réalise tout à coup que le talent pédagogique de ma mère et ses pratiques de tortionnaire sont en moi. Car le gamin n’a plus touché la balle. Je dors mieux depuis.


Semaine 40

Siège La fin approche. Je tremble. C’est la tension. Mauvaise surprise, le petit a décidé de nous tourner le dos. Il est en siège à présent. La tête en haut et les fesses en arrière. Tiens, il ressemble déjà à sa mère comme ça. Toujours présomptueuse. Les « ooh » et les « aah » sifflent à nos oreilles. Ils veulent nous rassurer. Mais ils font l’inverse. Nous essayons de rester calmes. Imperturbables. Nous faisons comme si cela ne représentait rien. Mais les autres savent toujours mieux. C’est une chose que j’ai pu apprendre pendant la grossesse. Vous dites « siège », ils répondent « césarienne ». Alors que nous partons du principe qu’il est également possible d’y échapper. Du moins, c’est ce que pense ma femme. Et je la soutiens. Elle parle de porter des bikinis. Et de cicatrices. Elle dit que son ventre sera laid après une césarienne. Moi ? J’acquiesce. Mais, de quoi parlons-nous là en fait ? C’est ça, que je pense, mais je ne dis rien. Pour le peu de jours où elle porte un bikini pendant l’année. D’ailleurs, de nos jours, on ne voit presque plus rien. Voire plus rien du tout. De plus, quel que soit le couteau de boucher qu’ils puissent utiliser, je ne verrai jamais cela comme quelque chose de laid. Je ne verrai que ce beau souvenir de la naissance de notre enfant. C’est vite dit. Ce n’est pas mon corps. Je la connais. Je sais à quel point elle peut ne pas avoir confiance en elle pour ce genre de choses. Son corps est donc sacré. Point à la ligne. Les autres peuvent bien dire ce qu’ils veulent, nous avons notre propre plan. Je suis d’ailleurs tellement fier d’elle. Ils ont récemment essayé de mater cette présomption. En tirant et en manipulant. Ce ne fut pas une partie de plaisir. Ma femme s’est démenée sans compter. Elle en a eu mal pendant des jours. Elle se traînait hors du lit comme une vieille femme. Mais elle refuse de se plaindre. Elle voulait même encore essayer une fois à l’hôpital. Mais ils pensaient que ce n’était pas une bonne idée. Moi non plus d’ailleurs. C’est beaucoup trop violent. Donc, elle répète maintenant tous les jours que ce sera un accouchement naturel par le siège. Sans aucun problème et sans césarienne. Quelle héroïne.

J’aimerais avoir ne fût-ce qu’un pour cent de son courage. Parce que je me fais un sang d’encre depuis. Pour elle. Pour ses bikinis. Pour l’accouchement. Je ne la perds pas une seconde des yeux. Je me mets en quatre. Il suffit qu’elle avale de travers pour que je me rue dans la cuisine pour aller lui chercher de l’eau. Je remarque que ça commence à irriter. J’essaie de compenser mon manque de confiance par de l’attention. Mais c’est de la surcompensation. Ça ne plaît pas toujours. Pour moi, elle peut accoucher maintenant. Je veux que le bébé soit là. Parce que je ne suis pas tranquille. Je ne perds pas le gsm une seconde des yeux. Au travail, mes yeux sont rivés en permanence sur l’écran du téléphone. Dès que l’image s’assombrit, j’appuie sur un bouton afin que l’écran s’illumine à nouveau. Pour être bien certain de ne rien manquer. Pourquoi est-ce que je raterais quelque chose ? Parce que si le téléphone fonctionne vraiment, mes collègues seront tirés de leur léthargie en sursaut tellement la sonnerie que j’ai téléchargée hurle. Je recharge le téléphone plus que nécessaire. De peur que la batterie ne se vide. Dès que la première barre de la batterie disparaît, je rampe sous mon bureau pour rebrancher la prise. Ce qui réveille à nouveau mes collègues en sursaut. Parce que je me suis cogné plus d’une fois en me relevant. Je doute toujours de tout un tas de choses. Je me demande toujours si je serai un bon père. J’ai peutêtre bien acheté des Pampers, mais j’ai encore du mal à distinguer l’avant de l’arrière. Sans parler du fait que je ne sais pas si j’oserai prendre ce petit présomptueux dans mes bras. Mon cœur me dit oui. Mais ma raison dit autre chose. Si fragile, si petit. Puis-je porter ce destin ? Je dois. Je le veux aussi. Je dois être courageux. Je dois être aussi fort que la jolie femme de ma vie, qui est fantastique depuis neuf mois maintenant. Qui me supporte dans toutes mes manifestations étranges. C’est déjà tout un accouchement en soi. C’est ce qu’elle dit. Mon dieu, qu’est-ce que je l’aime quand elle dit ça ! Pour le prouver, je lui ai acheté un bikini cette semaine. C’est symbolique. Elle n’a rien dit. Elle a ri gentiment. Elle a un peu reniflé. J’ai donc accouru dans la cuisine pour lui prendre un mouchoir. J’ai entendu qu’elle grognait légèrement de protestation.


Semaine 50

Mes cernes 7h00. Cette horrible sonnerie m’agresse les tympans. Normalement, il ne me faut pas plus d’une demi-seconde pour bondir sur le réveil. Mais c’est du passé. J’entends la sonnerie, j’ai conscience que le réveil sonne, mais on dirait que je n’ai pas l’énergie de me réveiller. Mon nouveau réveil, c’est la voix de ma femme qui fulmine. Elle est tellement autoritaire que je me lève en un éclair. La petite doit être nourrie. Je suis cassé. Car, depuis que notre fille est née, j’ai à nouveau une vie nocturne. Ce n’est pas que fasse la fête, non, je sers plutôt la petite princesse. Elle est toute petite, mais elle a un fameux gosier. Quand elle a faim, elle crie plus fort que Tina Turner et Lara Fabian réunies. Je ne peux pas tout lui mettre sur le dos, non plus. Nous sommes en train de construire une maison. À ce niveau-là, nous avons tout merveilleusement bien planifié. Je savais que cette situation pouvait se présenter, mais je n’ai jamais pensé que ce serait si lourd. Je cours comme un dingue. Je travaille, je construis et j’éduque un enfant. Enfin j’éduque, je nourris plutôt. Je lui donne le premier biberon de la journée. Aux aurores. Je lui donne aussi le dernier biberon de la soirée. Et la nuit, je peux encore me lever si elle se met à pleurer. Et ça, c’est une nuit calme. Parce qu’elle a parfois des coliques. Ou qu’elle est tout simplement de mauvaise humeur. C’est le biberon de la nuit qui est le plus difficile pour moi. J’ai découvert que je faisais tout en pilote automatique. Je laisse les lumières éteintes. Je mets le biberon dans le microJe suis cassé. Car, onde. Je monte et la pose contre moi. Malgré depuis que notre fille l’heure, je profite de l’instant. Des ces petits bruits. Lorsqu’elle boit à grands traits. On est née, j’ai à nouveau dirait qu’elle veut boire le biberon en une seule gorgée. Quand elle a vraiment faim. une vie nocturne.

Et elle s’y trouve. Rayonnante. Ma petite princesse.

Mais cette enquiquineuse sait aussi se moquer de nous. Elle crie. Obtient ce qu’elle veut et tire en longueur. Elle me regarde sans répit, dans ces moments-là. Elle fait comme si elle buvait mais le biberon ne se vide pas. Je vérifie malgré tout la tétine. Rien de particulier. Je ne pense pas qu’elle s’en aperçoive, mais elle parvient trop souvent à me garder plus que nécessaire. Quoique ? Parfois, on dirait qu’elle est en train de se moquer de moi. Le petit jeu pèrefille est lancé. Après quelques semaines, à peine. Parfois, elle ferme les yeux. Je le vois quand les miens restent ouverts. Parce que, j’y arrive de temps en temps. Je m’endors quelques instants dans le fauteuil à bascule. Ça m’énerve quand elle se rechigne à boire. Il suffit de la pincer tout doucement sur le côté. Elle reprend alors où elle en était. C’est comme si elle s’était transformée en statue, l’espace d’un instant. Ça, ce sont les nuits pénibles. Je peux alors rester des heures, sans problème. J’attends, plein d’espoir, qu’elle fasse un petit rot. Souvent, elle décide ensuite de me régurgiter dessus. C’est agaçant. Et épuisant. En termes simples : ce sont autant d’heures de sommeil en moins. Des heures dont j’ai vraiment besoin, je le remarque. Je suis vite distrait. Je fais parfois des gaffes au travail. J’ai alors des clients mécontents au bout du fil. Et un patron qui me regarde l’air hésitant, de l’autre côté de mon bureau. Il fait de son mieux pour rire et rester compréhensif. Mais, il rit jaune. J’oublie de temps en temps de suivre l’entrepreneur de près. Je m’en rends compte après ma journée de travail, grâce au coup de téléphone de ma femme. Et s’il y a bien quelque chose que ce type déteste, c’est que je l’appelle après 18h00. Mais je me suis également habitué à ce genre de coups de fil. Je me rends compte que je suis épuisé. Que les choses me filent entre les mains. Que je dois parfois rassembler tout mon courage pour me lever de ma chaise.


Semaine 55

Ça, ce sont les nuits pénibles. Je peux alors rester des heures, sans problème.

Quand je me regarde dans le miroir, je vois un homme auquel je ne ressemble plus depuis des semaines. Trop pâle, et trop souvent avec une barbe de trois jours. Des cernes sous les yeux. Je dois d’ailleurs y faire attention quand je me lève, je pourrais bien trébucher dessus. Du bureau aux sacs de béton. De Dixieland à la maison des couchesculottes. J’erre entre différents mondes. Mais il n’y a rien de mieux que de rentrer à la maison. Dans la voiture, je vois déjà sa petite frimousse. Ce sourire tranquille qu’elle affiche comme par enchantement quand je rentre. On sait ce qui nous attend, on en frémit alors d’impatience. Je me rue alors vers l’endroit où je la devine. Et elle s’y trouve. Rayonnante. Ma petite princesse. Je me plonge dans ses gazouillis. Dans ses petits mouvements, incontrôlés. J’hume cette fabuleuse odeur. Je repère chaque nouveau petit cheveu. Je suis amoureux d’elle. Un amour inconditionnel. J’ai des cernes. Ce sont mes cernes. Je les arbore fièrement. Il me suffit de poser mes yeux sur elle pour balayer tous mes soucis. C’est comme si je disais : « Il n’y a rien de plus agréable que de rentrer à la maison auprès de ma petite princesse. » Ce qui fait réagir ma femme qui me rétorque adroitement qu’elle aussi vit encore à la maison. « Oui, encore », dis-je souvent en riant à ma fille. « Parce que papa est en train de construire une maison pour nous. »

Fabuleux Ma femme a toujours dit avec cynisme que je n’avais qu’un seul véritable amour : mon petit club. Une équipe de football dont je tairai le nom dans cet article pour éviter toute discussion. Je n’ai jamais raté aucun match. Nos activités étaient organisées en fonction du calendrier du club. Lorsqu’il y avait une obligation familiale à laquelle je ne pouvais échapper, j’y allais en boudant. Et je cherchais des indices par tous les moyens pour savoir comment ça allait pour « les garçons ». Onze types se sont effacés pour une seule fille. Toujours selon les dires cyniques de ma femme. Je n’y crois pas un instant. Sa première allégation n’était pas tout à fait correcte à mon point de vue, et la seconde encore moins. Bien, je l’admets, avec ma fille, tous les dimanches vers 19 heures environ, j’ai un moment de quality time, ce qui pourrait confirmer les affirmations de ma femme. Studio Un. Nous nous installons dans le divan. Je m’allonge confortablement. Ma fille sous le bras, je la pose ensuite contre ma poitrine. Elle trépigne. Elle gigote. Comme si elle voulait montrer aux joueurs ce qu’ils doivent faire. Comme si elle faisait des mouvements lents et voulait tirer des coups francs en cloche dans la lucarne du but. En fait, je ne regarde plus les matchs. Parce que je me plonge dans les traits espiègles de son visage. Finies les grimaces d’arbitres au regard hésitant, place aux jeunes sourcils duveteux qui se lèvent gracieusement. Elle tombe ensuite de fatigue pendant le dernier résumé. Elle dort à poings fermés et je relance le lecteur de DVD. Pour enfin vraiment regarder les matchs. C’est ce que j’essaie de faire du En fait, je ne regarde moins. Car, même quand elle dort, je me perds dans sa beauté. Ce sont nos plus les matchs. Parce moments de football.

que je me plonge dans les traits espiègles de son visage.


Ma femme voit une autre preuve dans le bavoir du club que j’ai acheté pour ma fille. Je le reconnais, je fais vraiment attention à ce qu’elle ne salisse pas l’emblème du club. Et oui, je fais parfois comme si j’étais un avant-centre qui positionne les joueurs à gauche et à droite pour qu’un peu de ce que l’on pourrait appeler de la nourriture finisse par atterrir dans la bouche de ma fille. Comme une balle que je lancerais dans les filets. Cela provoque les rires de ma fille qui engloutit avidement son repas et des regards hésitants de l’autre occupante de la maison. Je le dis rarement à voix haute, mais il n’y a qu’un seul amour ultime dans notre maison. C’est ma femme. Même si je reconnais en même temps que ma fille est dans son sillage. Ex aequo. Cela semble peut-être bizarre mais elles ne font qu’un pour l’instant. Je joue un second rôle ridicule, dans lequel je me complais. Le clown qui peut jouer de temps à autre avec elles. Ce qu’il y a entre elles est unique. Cela m’émeut, c’est tellement beau. Ce n’est pas de la jalousie. C’est simplement merveilleux de découvrir à quel point la nature arrange les choses pour nous, sans que nous ne nous en rendions compte. Cette petite fille est née de l’amour. J’y ai participé. Je me suis fait croire que j’étais le patron en me faisant un clin d’œil dans le miroir. Que j’avais fait une performance. Que mon ADN apporterait les fondements. Quel honneur d’entendre qu’elle avait mon nez. Mes sourcils. Mes mimiques. Du moins, à en croire ceux qui sont venus nous rendre visite à la naissance. Mon père avait fait une sorte de poster « trouvez-les-dix-différences », avec une photo de moi étant bébé et de ma fille. Une copie conforme, d’après les visiteurs les plus agréables.

C’est comme s’il y avait une connexion wifi invisible et que je la traversais avec grand fracas.

Mais à présent je sais que je ne suis qu’un figurant. Un figurant qu’elles tolèrent avec beaucoup d’amour. C’est vraiment merveilleux de voir le lien qui les unit. C’est comme s’il y avait une connexion wifi

invisible et que je la traversais avec grand fracas. Elles réagissent sans échanger le moindre mot. Séparez-les l’une de l’autre, ça marche. Un petit exemple qui m’a laissé bouche bée : si la petite se met à pleurer, ma femme a une montée de lait. Même si elle est dans la cuisine. Je ne plaisante pas. Sans aucune communication. On ne peut pas faire plus beau, non ? Je peux marcher des heures dans la chambre, la petite dans les bras pour qu’elle s’endorme, sans que cela n’ait le moindre effet. Quand ma femme la prend dans ses bras, on dirait qu’elle l’enveloppe d’une couverture chaude invisible. Et elle se tait tout à coup. Les instincts la rassurent. Un miracle de Dieu. J’ai tremblé de peur par rapport à ma paternité. Je doutais de mon rôle. J’angoissais. Ma femme, quant à elle, résout tout naturellement. Moi, je subis mon rôle. J’agis par amour et ça fonctionne. Les angoisses sont absurdes. Profiter est un réflexe naturel. C’est la plus belle chose qui nous soit jamais arrivée. La semaine dernière, nous sommes allés manger dehors tous les trois. Un endroit chic, mais résistant à l’assaut des enfants. Un dimanche midi, ensoleillé, absolument parfait. Une petite surprise sous forme de coupe de champagne pour ma femme bien aimée. Pour fêter notre bonheur. La petite entre nous. Le dimanche ultime. Entre deux plats, le téléphone s’est mit à sonner dans la poche de mon pantalon. Les sms arrivaient un à un. J’ai fini par jeter un œil. Les garçons avaient l’air de s’en être super bien tirés. Une super victoire. Ce dimanche n’en fut que meilleur. Alors que mes yeux glissaient sur l’écran du téléphone, j’ai vu du coin de l’œil deux petits bras qui s’élevaient. Comme si la petite jubilait en entendant la bonne nouvelle. Merveilleux. J’ai rapidement regardé ma femme pour avoir la confirmation de ce que je venais de voir. Elle était plus belle que jamais. J’ai levé mon verre de vin et sans dire un mot, elle m’a félicité d’une nouvelle découverte : je fais partie de leur réseau à présent !


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