Le Sacre de l’Altérité
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Colombe Ferté-Fogel
COLOMBE FERTÉ-FOGEL
Le Sacre de l’Altérité
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2013
J
e pense pouvoir dire que je suis de ceux qui « ne savent pas régler cette distance [à l’animal], ceux que trouble le moindre écart ou la moindre lueur et pour qui l’affaire du partage entre l’homme et l’animal non seulement n’est pas réglée une fois pour toutes mais se relance à chaque instant ou à chaque occasion, dès qu’un animal paraît ». Les animaux ont toujours été liés à ma pratique artistique. Pourtant je n’avais jamais été attentive à ce que les théoriciens disent d’eux. Je les abordais par une sorte de fascination instinctive où je cherchais au travers de mes travaux un contact plus direct, une confrontation violente ; retourner à ce que je pensais être la source de l’animalité, en expérimentant avec de vrais bêtes, en me posant à leur niveau, et en me dépouillant au maximum de tous les aprioris et de toutes les conceptions culturelles que je pouvais avoir. Avoir un contact clair, sain, sans intermédiaire était mon but1. J’avais aussi la conviction d’un malaise vis-à-vis d’eux, sans pouvoir dire si c’était le mien ou celui de la société, mais je sentais que les végétariens, les Brigittes Bardot et les antispécistes en étaient des épiphénomènes. Que dire d’ailleurs de l’engouement soudain de l’art pour ce thème. Ces cinq dernières années, ce que Kenneth Clark avait pensé être « un sujet qui n’en était pas un » et qu’on croyait relégué au rang galvaudé de l’art animalier, a eu droit à des expositions dans les principaux musées de France et d’Europe. Beauté Animale au Grand Palais, Bêtes Off à la Conciergerie, Fierce Friends au van Gogh Museum, Hors Pistes spécial animal au centre Pompidou, Bêtes et Hommes à la Villette. 1
Je suis par exemple allée vivre plusieurs jours dans la forêt avec seulement un costume de cervidé comme seconde peau. J’ai aussi eu tout un questionnement autour de leur mort et du rapport que nous avons à celle-ci dans notre société, en allant par exemple saigner une poule dans une salle de bain chez IKEA.
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J’ai donc commencé à lire sur la question pour comprendre ce qui me fascinait chez eux, ce qui dérangeait les végétariens et ce qui préoccupait les artistes. Je livre ici un essai, la tentative de mettre bout à bout des idées que j’ai pu lire ou penser pendant presque deux ans, sur ce que sont les animaux et la nature des rapports que nous entretenons mutuellement. J’ai donc d’abord étudié de manière classique et historique les ressources philosophiques et scientifiques que l’on nous propose pour penser la nature des bêtes. Inévitablement, j’ai dû aborder la question des catégories ontologiques d’objet et de sujet, de nature et de culture, pour m’apercevoir qu’elles sont trop étriquées pour témoigner des êtres, humains et non-humains. Dans le même temps ces catégories donnent à croire qu’il y a deux réalités distinctes et imperméables : la réalité scientifique et la réalité culturelle. Il m’a donc fallu d’abord décrire les représentations culturelles des animaux pour être en mesure de montrer que ces représentations ne sont pas de simples projections que nous établissons entre hommes indépendamment de leurs modèles. J’ai enfin tenté de confronter ces deux réalités à l’expérience que nous partageons avec les bêtes pour montrer qu’elles n’ont rien de fondamentalement différentes et ainsi définir de manière plus juste ce qu’il y a derrière la nature et la culture : deux sphères en constante interaction. Je n’ai donc pas voulu aborder la question animale par les productions artistiques. Il me paraissait important ce savoir ce que je pensais de ce sujet, avant de savoir comment d’autres artistes ont digéré cette question. Toutefois, j’ai voulu mettre en regard des théories que j’ai développées des œuvres qui me paraissaient pertinentes ouvrant ainsi une réflexion sur leurs enjeux.
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Visje, Joke van Katwijk vidĂŠo, 18 min, 2010 Les reprĂŠsentants, Gloria Friedmann installation, 1992
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I L’AUTRE
Le regard
C
« e qui est en jeu ici, ce n’est pas l’imitation, par les animaux, de processus mentaux humains, mais c’est une ressemblance étale dont les regards justement sont l’écho – un peu comme si en deçà des particularités développées par les espèces et les individus existait une sorte de nappe phréatique du sensible, une sorte de réserve lointaine et indivise, incertaine, où chacun puiserait mais dont la plupart des hommes ont appris à se couper totalement, si totalement qu’ils n’imaginent même plus qu’elle puisse exister et ne la reconnaissent pas quand pourtant elle leur adresse des signes. »2 C’est avant tout le regard d’un animal qui est troublant. Tous ceux qui parlent des animaux l’ont compris. Derrida lui consacre une conférence, regardant nu son chat qui le regarde être nu. Élisabeth de Fontenay en a fait tout autant avec son « Éloge du regard et de la caresse », et c’est devant lui que Rilke s’émerveille dans sa huitième élégie : « de tous ses yeux l’animal voit l’ouvert ». C’est par lui aussi que John Berger aborde la question animale « pourquoi regarder les animaux ? »3. Ce qui est en jeu, avec le regard, c’est ce que l’on a pu nommer le mystère de la présence animale, le témoignage de l’existant. Il se passe quelque chose dans ce regard qui est très difficile à décrire et à cerner. C’est un mélange d’intensité, de surprise, de rencontre, de mystère, de sensibilité, de magie ; oui, on peut aller jusque dans l’émotion et la spiritualité pour parler d’eux, ils en valent la peine. Pour commencer à saisir la multiplicité de ce qui intervient, on peut parler de la rencontre, et de l’intensité de cette rencontre. Il faut essayer de se souvenir de ce moment, fugace, où on croise un animal, sauvage de préférence (quoique pas nécessairement), sans y avoir été préparé, juste comme ça, et d’un seul coup s’abandonner dans son regard, à ne plus voir dans l’être qui se tient en face un animal, mais être prêt à accepter cette chose pour ce qu’elle est. Ce qui est très troublant c’est la force de cet instant. Et il y a là quelque chose d’inattendu, un saisissement, comme si avoir en face de soi un être qui nous renvoie une telle vitalité nous surprenait. Cet instant suspendu où l’on croise le 2 3
Jean-Christophe Bailly, Le versant animal, p. 47 Ou encore dans le mémoire d’un ancien étudiant qui a tenté de décrire ce moment et qui cherche cette confrontation : « j’attends, et j’espère cette sensation bizarre et électrique qui me traversera » (Fulvio Cante, Rendez-vous animal, 2010)
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regard de cet animal, nous révèle de manière concrète, directe, inéluctable que nous sommes similaires. Similaires et non semblables. Nous comprenons que comme lui nous naissons et mourrons, sommes sensibles. Pris par ce sentiment que nous ne pouvons contrôler, par la puissance des émotions que l’on perçoit chez celui qu’il y a face à nous, nous regardons cet animal sur un pied d’égalité. Il nous ressemble, nous lui ressemblons, nous ne pouvons plus nier l’évidence. Le regard est muet. Nous vivons donc une situation où nous ne pouvons être confirmés. Ce qui trouble, c’est cette profonde vivacité de l’animal mise en rapport avec l’incapacité que nous avons de pouvoir savoir ce qu’il pense, s’il pense… Nous sommes face à un gouffre d’ignorance, à une énigme éternellement sans réponse. Nous sentons d’autant plus fort notre propre impossibilité d’être avant les mots. Le regard animal interroge, il ne confirme pas. Même Descartes, après tout ce qu’il a écrit sur les animaux avec les conséquences que l’on sait, reconnaît au final, que « l’esprit humain ne peut pénétrer dans leur cœur »4. À la rigueur, les animaux se confirment eux-mêmes. Dans leur présence au monde, ils confirment leur être là, leur entièreté. Rilke en parle très bien : « il va vers Dieu ; et quand il marche, c’est dans l’éternité, comme coule une source »5 Leurs regards nous assurent de leur intégrité, et d’une certaine manière assoient leur res nullius, ils ne sont la chose de personne. Ils peuvent être tués non corrompus. Ils nous assurent que même si nous avions l’intention de les traiter comme des objets ça ne changerait pas leur condition, leur être au monde. Ils sont comme nous ; sans être à nous, pour nous, avec nous.
L’autre
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our réussir à comprendre ce qu’ils sont, il va falloir traiter cette question du presque nous, du comme nous, et du sans nous, de l’autre, du différent. Benoît Mangin (artiste du collectif Art Orienté Objet), dans une conférence qu’il donnait les qualifia de « paradigme d’altérité ». L’autre car ils ne sont pas et ne seront jamais nous, mais on peut aussi les appeler autre car dans une certaine mesure on peut s’identifier à eux. L’identification est primordiale, mais si leurs regards nous donnent l’impression qu’ils sont semblables, nous ne les considérons pourtant d’habitude pas comme nos semblables. Tout se joue à la limite entre une certaine ressemblance et une certaine dissemblance. 4 5
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Et nous touchons là une question fondamentale : celle de la limite. René Descartes, lettre à Morus. Rainer Maria Rilke, Élégies de Duino, Huitième élégie, 1923
Pour définir ce qu’ils sont nous allons instinctivement nous tourner, chez nous Occidentaux, vers cette question de la limite, en essayant de définir où est la séparation entre eux et nous. Cette séparation nous la revendiquons assez farouchement, et radicalement. On le voit clairement dans la vie quotidienne, dans nos représentations, nos approches et nos réactions les plus basiques, c’est une conception qui est ancrée en nous dans notre éducation, la séparation est « abyssale ». Assez simplement : voir un chevreuil découpé en deux au milieu d’une autoroute ne nous choque pas au-delà, (il n’en serait pas de même avec un de nos pairs), on peut manger, tuer, posséder un animal sans que cela pose problème. D’autre part, il nous paraîtrait incohérent de juger un chien pour la responsabilité de ses actes, de considérer un animal supérieur à nous, d’envisager qu’un singe puisse comprendre la métaphysique. On ne les traite pas comme on traiterait une personne, on ne s’adresse pas à eux comme on s’adresse à nos semblables. Dans la philosophie la limite a pu être encore plus radicale et imperméable. Elle ne l’est plus toujours. C’est cette évolution de la limite que j’aimerais étudier maintenant, car comme elle a souvent été le moyen par lequel on a défini les bêtes, nous pouvons espérer que cela apporte un éclairage sur ce qu’ils sont.
L’âme
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ans l’antiquité, la grande séparation était placée entre le vivant et le non vivant. Au sein des vivants il y avait bien trois règnes (humain, animal et végétal) mais la limite entre ces trois règnes n’était pas imperméable. Ainsi Pythagore et tout un courant croyant en la métempsychose6 affirment que les âmes migrent indifféremment entre les trois règnes. Pythagore aurait dit en passant près d’un chien que son maître maltraitait « Arrête de frapper !/ Son âme, je l’entends, est celle d’un ami/Que j’ai pu reconnaître aux accents de sa voix »7. Aristote quant à lui, voyait les organismes vivants comme remplissant des fonctions (nutrition, reproduction, défense…) qui sont équivalentes d’un règne à l’autre. La fonction de reproduction par exemple, est la même pour tous mais tous n’ont pas les mêmes capacités pour la remplir, il ne s’agit alors que d’une question de gradation entre les vivants, qui ont d’ailleurs tous une âme8. 6 7 8
Ce que l’on appelle aussi la transmigration des âmes ou la réincarnation. Poème de Xénophane sur Pythagore, cité dans Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes p. 66. Bien entendu peu importe qu’il ait réellement reconnu son ami, ce qui est remarquable c’est la compassion extrême qu’il montre à l’égard de ce chien qu’il considère sûrement au premier degré comme un égal. Cette représentation du monde en gradation est restée communément admise jusqu’au XVIIe siècle. La chaîne de l’être en est un paradigme, montrant comment passer de l’être parfait (Dieu pour les chrétiens) au dernier des existants inanimés par d’infimes variations.
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Ces quelques exemples montrent clairement que dans une civilisation que l’on considère proche de la nôtre, et dont on se dit les héritiers intellectuels, la limite peut être envisagée de manière fondamentalement différente, voire ne pas exister. Leur conception du monde n’induit pas nécessairement un « grand partage » dans les existants. Je vais maintenant approfondir la notion d’âme. Elle a été longtemps la question centrale pour savoir comment nous situer par rapport aux animaux. Bien souvent, leur accorder une âme a été une manière de dissoudre, rendre du moins poreuse la limite. Le fait, par exemple, que les Antiques accordent presque tous une âme aux vivants montre bien que la limite n’était pas radicale. Accorder une âme revient à accorder une individualité et une personnalité. C’est accepter qu’ils ont une intériorité semblable à la nôtre ; et donc qu’ils nous ressemblent. C’est pour cela que la question a été autant débattue. L’intériorité est par ailleurs une notion qui pose problème car elle n’est pas accessible aux sens aussi directement que la physicalité. Le catholicisme, on s’en doute, change les enjeux de la question. Car Dieu n’a créé que l’homme à son image, et surtout, l’homme a été créé supérieur aux animaux9. Dans le catholicisme l’âme est plus importante que le corps, elle a une valeur d’absolu, c’est la seule chose pérenne et c’est la seule qui compte devant Dieu. Dire que les animaux ont une âme revient clairement à dire que nous sommes identiques devant Dieu ; et qu’il n’y a pas de différence entre nos intériorités. C’est une chose qui n’a pas du tout plu aux Pères de l’église et notamment aux plus radicaux comme les apologistes (qui avaient d’ailleurs du mal à accorder une âme aux femmes, ou aux non-chrétiens). Dans cette conception de l’âme et de Dieu, on tombe facilement dans le tout ou rien. L’âme, dans la qualité que lui donne l’église, pose une limite franche qui devient seul critère, et n’autorise pas de nuance. Si les animaux ont une âme il faut donner autant d’importance à l’âme d’un animal qu’à celle d’un homme. S’ils n’en ont pas, ils sont dans un ensemble indifférencié avec toutes les choses du monde. Confrontés à la radicalité de ces positions les théologiens ont pu s’arranger, car la confrontation réelle avec les animaux remet en cause tout dogmatisme du fait qu’on se rend bien compte qu’ils ne sont pas dépourvus d’une certaine forme d’individualité. St Augustin composait en disant qu’ils ont une âme mais différente de la nôtre, une âme sensitive. St François d’Assise n’a pas non plus écrit explicitement qu’ils ont une âme, mais les place à un niveau de pureté supérieur au nôtre, donc maintient une différence mais qui ne les déprécie pas. Comme aucun Écrit Saint ne donne d’indication sur la question, il régnait une certaine confusion au Moyen-Âge sur le statut des bêtes. On relate par exemple 9
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« Dieu dit : Faisons les humains à notre image, selon notre ressemblance, pour qu’ils dominent sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre et sur toutes les bestioles qui fourmillent sur la terre. » Genèse 1/26
Saint-François prêchant aux oiseaux, Giotto Huile sur bois, vers 1300, musée du Louvre
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de nombreux procès à leur encontre, comme celui d’une truie qui, ayant dévoré un nourrisson, fut jugée et condamnée à être mutilée, traînée sur la place du village puis pendue par les jarrets jusqu’à ce que mort s’en suive, le tout habillée de vêtement d’homme et en présence des habitants du village et de leurs porcs, pour que cela serve d’exemple10. Cette anecdote qui pourrait paraître amusante à la première lecture (on la retrouve notamment dans Le grand bêtisier de l’histoire de France), est en réalité très significative de toute la dimension que pouvait prendre la question de l’âme des animaux à cette époque. Dans le doute, s’ils en ont une, ils doivent être jugés devant la loi de Dieu de la même manière que les hommes. Au XVIIe siècle, Descartes et ses théories imposent la fracture homme/ animal dans les mentalités (et il est impossible d’ouvrir un ouvrage traitant des animaux sans que cela soit mentionné). Ce que Descartes introduit dans son Discours de la méthode c’est le fait que sans âme, l’être vivant n’est qu’un automate, et il assure que seuls les humains en possèdent une. Il dissocie définitivement l’âme et le corps : le corps est mécanique et est le même pour tous ; l’âme est donnée par dieu et donne droit à un esprit, une raison que nous sommes seuls à posséder. Les animaux n’ont par conséquent ni psychisme, ni émotion, ni instinct car ils ne sont que pure mécanique, ils ne souffrent pas, ce sont des « animaux-machines ». L’homme a été créé par Dieu comme « maître et possesseur de la nature », il peut disposer des animaux comme bon lui semble et pour son bon plaisir11. Descartes va jusqu’au bout d’un système, système déjà amorcé avant lui, en assumant la radicalité et au final l’absurdité d’un tel propos. En réalité, la thèse de Descartes implique beaucoup plus que ce que je viens de dire, mais c’est quelque chose que j’ai compris que plus tard dans ma réflexion, et que je développerais par la suite.
Darwin
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ous voyons que pendant très longtemps, la question, abordée par le biais de l’âme ou la raison, l’était toujours sous l’angle théologique et métaphysique. Au XIXe siècle, la question prend un nouveau tournant vers des 10 A ce sujet voir Michel Pastoureau, Les animaux célèbres p. 171/182 11 « Dieu façonna de la terre tous les animaux de la campagne et tous les oiseaux du ciel. Il les amena vers l’homme pour voir comment il les appellerait, afin que tout être vivant porte le nom dont l’homme l’appellerait. » Genèse (2/19)
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questions plus scientifiques. Ce que Descartes disait sur la similarité du corps a été assez vite confirmé par les biologistes, Buffon, Lamarck, Darwin. À partir de la théorie de l’évolution de Darwin, nous savons que biologiquement nous sommes des animaux, nous provenons des animaux. Là où on avait pu mettre l’homme en rupture avec les autres espèces, on reconnaît n’être qu’au bout d’une branche, la différence est de degré et non plus de nature. Rappelons en aparté, que nous avons 99 % de gènes en commun avec le chimpanzé. Aujourd’hui l’homme est inscrit dans la classification phylogénétique, qui inclue tous les vivants en les définissant par leur degré de parenté, au même titre que n’importe quelle autre espèce, et au niveau biologique on ne peut pas revendiquer une spécificité qui serait différente des spécificités propres à chaque espèce. Ce qui reste tout de même dérangeant dans l’explication de Darwin, ou en tout cas dans ce qui est resté de ses écrits chez ses contemporains, c’est que nous « provenons » de l’animal ; ce sont des cousins qui seraient restés bloqués dans un état archaïque. Ce provenons place les bêtes à un stade antérieur et leur donne un statut de proto-humains, il signifie que « nous sommes issus » mais que « nous ne sommes plus », il reste dans une optique où on cherche à s’en détacher. Cette visée qui cherche encore à nous dissocier est très claire dans l’idée du propre de l’homme que l’on retrouve par la suite.
Le propre de l’homme
A
près la révolution Darwinienne, le débat sur le propre de l’homme, sur ce qui est propre à l’homme, ce qu’il ne partage pas, prend une nouvelle tournure. D’une part la fin d’une certaine suprématie religieuse et l’apparition de la libre-pensée permettent de sortir des questions purement théologiques. D’autre part, la spécificité/supériorité humaine ne pouvant plus être cherchée dans des questions de nature (la biologie s’étant appropriée ce débat), on va la chercher du côté de la culture. Le débat passe sur des questions d’intelligence et de cognition. Biologiquement on n’a pas pu prouver l’exception humaine, on la cherche donc ailleurs. À partir de ce moment, on a incroyablement allongé la liste du propre de l’homme pour dire qu’ils ont12 : la capacité de rire, de mentir, d’effacer ses traces, de deuil et d’anticipation de la mort, de pleurer, de penser, de parler, de 12 Élisabeth de Fontenay a écrit qu’on ne peut s’empêcher d’être « pris d’un fou rire en se rappelant la succession des signes immémoriaux et irréfutables de la différence anthropologique, et en constatant la retraite à laquelle les avancées des sciences du vivant condamnent la sacro-sainte différence humaine ». Sans offenser le genre humain, p. 48
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The very, very first man, Tony Matelly Sculpture, 1998-99
communiquer, de répondre, d’avoir une culture, de l’agriculture, de fabriquer des outils, de travailler, de moralité, de compassion, d’art, de névrose, de conscience, d’inconscience, de faire de la métaphysique… Ces spécificités relèvent en particulier de la cognition, de l’intelligence, de la culture. Ce qui est frappant dans les multiples définitions qu’on a pu donner des animaux, c’est qu’elles sont basées sur un parallèle avec les humains. Cette liste qui est censée caractériser l’homme parle autant des humains que des bêtes. La définition classique des bêtes est la même sauf qu’elle commence par « elles n’ont pas ». On dresse toujours une définition négative des bêtes, elles sont le manquement de quelque chose. Ce n’est pas tant la tentative de caractériser l’essence des animaux que celle de dresser un contre-modèle négatif ontologique de l’homme. Les bêtes sont le faire-valoir de l’homme, ce sont les accessoires d’une démonstration. C’est ce qui est saillant dans le débat autour de la limite : on s’intéresse à ce qui nous sépare de l’autre plutôt qu’à l’autre pour lui-même. La limite n’est qu’un leurre de description, elle est basée sur une dialectique de la différence, une description négative n’est pas une description complète. Nous reviendrons particulièrement sur les enjeux de cette description négative un peu plus loin. Tout ce qu’il est important de noter à présent, c’est que parallèlement à la définition de l’animal en propre, on trouve plus souvent encore une définition de l’homme, qui nous renseigne sur la manière dont les hommes considèrent l’animal plutôt que sur la (les) nature des animaux.
Bentham
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out cela nous ouvre la voie d’une autre dialectique possible : celle de la ressemblance qui s’attache à essayer de définir les animaux par ce que nous avons de commun et donc à les décrire de manière inclusive. Dès la parution de la théorie de l’animal-machine de Descartes des contestations se sont élevées13. Mais un ébranlement capital viendra près d’un siècle et demi plus tard avec la célèbre apostrophe de Jeremy Bentham : « The question is not : Can they reason ? or : Can they talk ? but : Can they suffer ? »14. Il s’agit d’une approche qui s’attaque au propre de l’homme en ce qu’il change l’angle d’approche de la question, ce que Derrida décrira comme un déplacement de schéma. Bentham est le père des utilitaristes, il base son éthique sur le penchant 13 Voir notamment le Discours à Mme de la Sablière de La Fontaine, livre IX, fable 20 14 Jeremy Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation
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« naturel » de tous les êtres sensibles à rechercher le plaisir et à éviter la souffrance. De ce fait, la règle essentielle des conduites à suivre est basée sur la maximisation du bien-être global de l’ensemble des êtres sensibles. Il ne fait pas d’autre hiérarchie entre les êtres que leur niveau de sensibilité, rétablissant ainsi une forme d’égalité entre animaux et humains. En commentant l’apostrophe de Bentham, Derrida affirme que « la réponse ne fait aucun doute. Elle n’a d’ailleurs jamais laissé place au doute ; c’est pourquoi l’expérience que nous en avons n’est pas même indubitable : elle est plus vieille que lui »15. Il exprime ainsi la compréhension immédiate et évidente de cette souffrance, qui s’atteste d’elle-même. Il balaye du même coup l’absurdité de l’animal-machine, par le simple fait qu’il s’agit d’une méconnaissance, d’une négation volontaire d’une réalité qui n’a besoin d’autre démonstration que son expérience. Comme il est donc évident que les animaux éprouvent la souffrance, on ne peut pas les tourmenter inutilement et leurs intérêts font partie de ceux de la communauté. Ils doivent être pris en compte en fonction du niveau de sensibilité de l’animal au même titre que ceux des humains.
Les utilitaristes
À
la suite de la souffrance, c’est progressivement tous les acquis du propre de l’homme qui sont mis à mal les uns après les autres. Les avancées des recherches éthologiques, biologiques, phylogénétiques sont parvenues à démontrer la plupart de ces capacités chez les animaux. On a vu des singes faire le deuil d’un de leur congénère. Des oiseaux montrer une préférence esthétique pour une couleur, des abeilles communiquer avec un langage (le langage est différent de la communication par la capacité de mémoire qu’il mobilise). On a pu prouver la conscience phénoménale (conscience d’être conscient, par le test du miroir) chez l’éléphant, la pie, le chimpanzé. On a vu des oiseaux capables de mentir dans leur comportement. Tout ce qui un jour a pu être classé dans le propre de l’homme, semble avoir été accompli au moins une fois par un animal ou par une espèce. Il devient difficile de trouver aujourd’hui une spécificité qui appartienne en propre à l’espèce humaine et qui ne soit pas en instance d’être invalidé par les découvertes des sciences.16 En parallèle à ces découvertes, un mouvement philosophique d’éthique en faveur des animaux, s’appuyant sur l’utilitarisme, a lui aussi pris son essor
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15 Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, p. 50 16 Sur ces avancées scientifiques, voir notamment Georges Chapouthier, Que reste-t-il du propre de l’homme, 2012
(principalement dans les pays anglo-saxons). On retrouve en figure de proue de ce mouvement des personnes comme Peter Singer, Thomas Regan ou Gary Francione. Sans vouloir faire d’amalgame entre les différentes thèses qu’ils développent, tous s’appuient sur les avancées scientifiques pour prétendre à une quasi fin des frontières et pour réclamer des droits aux animaux. Le pas est assez simple à franchir : si nous avons tellement de points communs, s’ils souffrent et ressentent du plaisir, s’ils pensent et ont des capacités cognitives équivalentes à celles d’un enfant de trois ans (pour un chimpanzé par exemple), pourquoi devraient-ils avoir des droits différents de celui-ci ? La limite disparaît alors entre homme et animal. Paola Cavalieri a présenté il y une dizaine d’années un projet d’extension des droits de l’homme aux grands singes non-humains, ce qui revient à abolir toutes les règles juridiques de la limite de l’humanité. Mais le projet de Cavalieri (ou des autres) va plus loin que le domaine juridique en cela qu’il touche nos fondements éthiques. Ce à quoi il faut faire attention dans cette démarche, c’est à l’argumentaire qu’elle déploie pour solliciter ces droits et aux conséquences d’une telle rhétorique. Pour revendiquer la fin des frontières, certains antispécistes17 utilitaristes comme Peter Singer ou Paola Cavalieri en viennent à s’interroger sur les « cas marginaux ». Par là, il faut entendre les êtres humains qui ont des capacités cognitives inférieures à celles de certains animaux, comme des nourrissons, des séniles ou des handicapés mentaux. Peter Singer pointe ces cas marginaux en disant : la condition pour accéder à des droits, être un sujet de droit, n’est pas d’être un agent moral (ou personne morale), car ces cas là sont des patients moraux et sont également des sujets de droit. En déconstruisant l’absurdité du propre de l’homme (car les hommes n’ont pas besoin de remplir ses conditions pour faire partie de l’humanité) il crée une brèche par laquelle il fait entrer des animaux d’un côté et sortir des humains de l’autre. On voit là tout le danger d’une telle rhétorique. Car si leur but n’est pas de maintenir une limite mais plutôt de la supprimer, la manière dont ils abordent le problème tend à insérer une hiérarchie dans le vivant. En ne s’intéressant qu’aux capacités pour revendiquer des droits, ils ne reconnaissent qu’un étalon de mesure pour juger les vivants. D’une part ce réductionnisme est dégradant car ainsi un handicapé mental orphelin sera considéré inférieur à un chimpanzé (thèse soutenue par Peter Singer). Et je ne peux que m’associer à Élisabeth de Fontenay pour dire « qu’un tel procédé n’est pas efficace pour la simple raison que son impudeur et son impudence le rendent fondamentalement inconvenant vis-à-vis de ces humains fragiles, quels qu’ils soient, vis-à-vis de cet homme différent, qui doit toujours être, d’une manière certes à réinventer sans cesse, le
17 Mot formé par analogie avec racisme, désignant le fait de discriminer un individu en fonction de son appartenance à une espèce.
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premier servi »18. D’autre part les animaux ne gagnent pas grand-chose dans ce système. En effet, il tend à maintenir un référent humain ; les capacités des animaux en comparaison peuvent s’approcher de celles des hommes mais en seront toujours très éloignées. Dans ce cadre, les bêtes ne pourront jamais être pensées dans leur singularité. Ce procédé mène à un continuisme, qui est autant une impasse que le dualisme cartésien. 19
Fin du continuisme
I
l reste ainsi très légitime de se demander si « de rares cas d’imitation de processus mentaux humains » sont suffisants pour briser la distance énorme qu’il y a entre les prémisses d’une cognition et la complexité à laquelle nous sommes parvenus. Car si la science montre bien ce que l’on pense être des similitudes entre certains de nos comportements, il reste une distance colossale entre ce dont certains animaux sont capables et ce dont nous humains sommes capables, ce que Engels décrivait ainsi : « Seul l’homme est parvenu à imprimer son sceau à la nature, non seulement en déplaçant le monde végétal et animal, mais aussi en transformant l’aspect, le climat de sa résidence, voire les animaux et les plantes, et cela à un point tel que les conséquences de son activité ne peuvent disparaître qu’avec le dépérissement général de la terre »20. Mais la fin du continuisme naïf revient dans le même temps à mettre fin aux questions de hiérarchisation du type : la différence est-elle que nous réfléchissons mieux ou plus ? ou avoir une cognition plus développée nous donne-t-elle une supériorité sur un chien qui a un odorat incommensurablement plus évolué que le nôtre ? Incommensurable, une nouvelle approche pourrait partir de là. Sans commune mesure, sans valeur de comparaison. Car ce qui est ressorti jusque-là, c’est que les animaux n’ont pas souvent été pris pour ce qu’ils sont. Autant dans la dialectique du propre de l’homme qui s’efforçait de trouver des différences entre eux et nous, que dans celle de la ressemblance, qui veut faire coïncider leur être au monde avec notre réalité, l’argumentaire est toujours dans la comparaison.
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18 Élisabeth de Fontenay, Sans offenser le genre humain p. 92 19 J’avoue pour ce passage avoir fait un amalgame d’assez mauvaise foi, car la reconnaissance juridique n’est pas la finalité de tous les auteurs antispécistes, mais un moyen pour faire cesser une souffrance qu’ils trouvent injuste ; ils ne font pas tous preuve d’un continuisme naïf, mais se servent de cet argument pour arriver à leur fin. L’occasion était toutefois trop bonne de stigmatiser ces auteurs qui ont trop souvent tendance à m’irriter par leurs positions extrémistes. 20 Friedrich Engels, Dialectique de la nature, 1961, cité par Élisabeth de Fontenay
Beaucoup de gens penchent aujourd’hui pour une nouvelle voie, qui s’intéresse aux animaux plus directement. Et la première des choses à éclaircir, pour aborder ce nouveau point de vue, est la confusion entre l’espèce, l’individu ou le genre, entre l’animal et les animaux.
Considération métonymique
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« econnaître un homme consiste à le distinguer des autres hommes ; mais reconnaître un animal est ordinairement se rendre compte de l’espèce à laquelle il appartient… Un animal a beau être du concret et de l’individuel, il apparaît essentiellement comme une qualité, essentiellement aussi comme un genre »21. Cette remarque de Bergson introduit parfaitement le problème du caractère fragmentaire et métonymique de la considération des animaux. Lors d’une rencontre entre un homme et une bête, l’homme ne considère pas celui qu’il a en face comme une individualité mais comme une unité représentant le tout. Ce n’est pas un renard précis mais un renard interchangeable avec tous les autres et pouvant tous les représenter. Le rapport n’est pas direct, il passe par un filtre. Il s’agit du même processus qu’avec une chose ou objet que l’on ne qualifie pas de personne. Cette manière de les voir comme un tout, a aussi une influence sur leur temporalité. Car autant tous les renards que nous pouvons rencontrer sont Un, autant le renard d’aujourd’hui est le même que celui du passé. Ils sont Un autant dans leur physicalité que dans leur temporalité. Les bêtes ont donc une image de pérennité et d’immortalité. 22 On peut mettre en rapport ce constat avec l’utilisation du terme animal qui est très significative. Dans la langue française, les mots animal et animaux ne sont pas toujours liés par une relation de singulier à pluriel. L’animal est un vocable à part entière, il a une signification particulière. Derrida forme le mot d’animot qu’il constitue pour dénoncer « la chimère de ce mot singulier », pour « donner à entendre le pluriel d’animaux dans le singulier », pour permettre « [d’] envisager qu’il y ait des « vivants » dont la pluralité ne se laisse pas rassembler par la seule figure de l’animalité simplement opposée à 21 Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, cité par Lévi-Strauss dans Le totémisme aujourd’hui 22 L’utilisation de traits de caractères attribués aux animaux pour définir les hommes tend à une assimilation de ceux-là à ceux-ci. Le caractère de l’homme se fragmente en une multitude d’animalités. L’animal n’a plus de caractère, de vie propre car il ne sert qu’à décrire l’homme. L’animal n’est qu’un fragment d’homme, c’est un entier là où l’homme est multiple. On a vu que les animaux tendent à s’unifier dans le genre, et maintenant aussi dans la personnalité. Un, dans le genre, le temps et la personnalité.
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l’humanité »23. Avec l’utilisation d’un terme englobant, on passe facilement de le corbeau à un corbeau, et ainsi à un oiseau, à l’animal. L’individu se fond dans l’universel, et on ne sait plus très bien ce qui reflète le mieux cette universalité, entre l’un indéterminé et le le généralisant. Les seuls à être exemptés de cette globalisation sont les animaux familiers, qui par leur nom accèdent à l’individualité. C’est par son nom que Médor passe d’un chien au chien, il devient un individu à part entière (bien que justement Médor soit un mauvais exemple car il redevient un titre générique). C’est là encore ce que voulait donner à voir Derrida avec son mot, qui rappelle « au mot nommé nom » et « à cet enjeu par lequel on a toujours voulu faire passer la limite, l’unique et indivisible limite qui séparerait l’homme de l’animal, à savoir le mot, le langage nominal du mot, la voix qui nomme [...] »24. C’est parce qu’ils manqueraient de nom, et donc de parole, que nous ne les singularisons pas. Naturellement, si on accepte qu’ils ne soient pas Un et que ce singulier d’animal est une bêtise, on en vient à redéfinir la frontière, et alors : « il s’agit de déterminer le nombre, la forme, le sens, la structure et l’épaisseur feuilletée de cette limite abyssale, de ces bordures, de cette frontière plurielle et surpliée »25. Il n’y a plus sur un bord l’homme et sur l’autre la masse indifférencié des vivants animaux mais plutôt « une multiplicité vivante de mortels ».
23 Jacques Derrida, op. cit. p. 73 24 Ibid. p. 74 25 Ibid. p. 52
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II VERS UNE MULTIPLICITÉ DES ÊTRES AU MONDE
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ne fois éclaircie cette confusion, on voit tout de suite les perspectives qui sont dégagées. S’il y a multiplicité des frontières, pourquoi devrait-il y avoir unicité de l’être au monde, de l’être dans le monde ? On ne pense alors plus à essayer de savoir si les animaux ont une intelligence semblable à la nôtre dans une vision étriquée, mais on essaie de comprendre s’il y a possibilité de comparaison entre nos modes de rapport au monde. La question devient donc comment rendre compte de la singularité de leur existence ?
Fin du fonctionnalisme
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our pouvoir comprendre cette singularité, il paraît nécessaire de se défaire de l’approche uniquement mécaniste que l’on a d’eux. C’est une vision que l’on retrouve dans de nombreuses pratiques scientifiques notamment dans le béhaviorisme (mais aussi dans l’éthologie objectiviste, la sociobiologie ou encore l’écologie comportementale). Les scientifiques béhavioristes avec leurs boîtes de Skinner26 et leurs labyrinthes, tentent de comprendre le comportement en l’envisageant comme un ensemble de réflexes répondant à des stimuli. Ces réflexes sont censés être apparus en réponse aux nécessités fonctionnelles et adaptatives : face à une situation, l’animal ne répondrait que de manière mécanique entre des choix qui auraient été préétablis par les capacités de l’espèce. Dans ce fonctionnalisme, l’animal n’a aucune liberté d’interprétation de l’information. L’approche de Dominique Lestel dans son livre Les origines animales de la culture, est toute autre. Il décrit le phénomène culturel par cette question : « Quels sont les écarts signifiants du vivant par rapport à la nécessité (nécessité de leur génétique et nécessité de leur écologie), et comment un sujet émerge26 Dispositif expérimental pour étudier l’intelligence et l’apprentissage de l’animal : par exemple appuyer sur un levier après un stimulus qu’il aura appris lui distribuera de la nourriture.
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t-il du jeu de ces écarts ? »27. L’enjeu est de montrer que les animaux n’ont pas des réactions conditionnées seulement par une logique d’adaptation à son environnement ou de transmission de ses gènes, mais qu’ils ont, entre les deux ou même au-delà, une capacité d’expression qui serait le propre du vivant. Le vivant est en lui-même porteur d’une complexité. Il est en permanence en train d’expérimenter et de créer de nouvelles formes. Certaines demeurent car elles ne sont pas nuisibles pour l’espèce. « Le vivant se distingue par son extraordinaire propension à récupérer ces effets non voulus, et à en faire le tremplin de la mise en place de stratégies inédites pour survivre ou se développer »28. On ne peut pas dire que ces formes nouvelles ont été créées à l’origine pour leurs vertus futures. C’est pourquoi Lestel en arrive à dire qu’il s’agit d’« une complexification croissante de processus qui étaient déjà présents dès le début du vivant » et que « le phénomène culturel est inscrit dès les origines dans le vivant, comme espace particulier de développement de la liberté et de l’individu »29. Cette idée, qu’il y a dès l’origine de la vie quelque chose de particulier, se retrouve notamment chez Edgar Morin pour qui le passage du non vivant au vivant est capital30. Il explique que même le plus élémentaire des organismes met en place des stratégies de défense et de préservation de l’identité qui est à l’origine de l’apparition d’un soi. « Le soi, qui surgit de l’opposition immunologique au non-soi, constitue une auto-affirmation de l’identité individuelle, à la fois moléculaire et globale, de l’organisme ». Dès la première cellule, il surgit une forme de soi qui s’oppose à l’extérieur, qui est à l’origine d’une sorte de liberté, de pré-conscience de soi, qui n’est pas une conscience réflexive mais plus la formulation d’une opposition entre le soi et le non-soi. Ces approches théoriques qui remettent en question le statut et les perceptions propres au vivant ont été accompagnées ces dernières années de nouvelles disciplines de recherche scientifiques ayant une idée moins étroite des animaux, comme l’éthologie cognitive ou la psychologie comparée. Dans le même temps, le développement des études de terrain de longue durée a permis de faire des constatations remarquables. Les travaux sur les primates de Jane Goodall ont littéralement révolutionné la manière de voir ces animaux en démontrant des comportements d’amitié, d’attachement familial, d’entraide, de réconciliation, de contrôle du pouvoir. Thelma Rowell a montré plus récemment et avec des méthodes semblables, des aptitudes similaires (liens de longue durée, hiérarchie, rituels, mécanismes de réconciliation) chez des animaux que l’on n’aurait pas crus doués d’une telle complexité sociale : les moutons. Ces procédés d’étude plus subtils, opèrent un glissement entre l’étude des capacités intellectuelles pures, axée sur la une certaine forme de créativité dans l’adaptation, à l’étude 27 28 29 30
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Dominique Lestel, Les origines animales de la culture, p. 287 Ibid. p. 291 Ibid. p. 293/287 On retrouve aussi cette idée chez Hans Jonas dont il s’inspire en partie.
de la diffusion, plus à même de décrire des comportements sociaux et culturels. Ils ont montré des phénomènes comme l’art, la politique, la morale. Mais une question demeure sur la possibilité d’interpréter ces résultats : peut-on employer ces termes comme on le fait ? reflètent-ils le même phénomène ? ou est-ce une identification anthropomorphique. Vinciane Despret résout assez bien ce problème en montrant que ce que nous appelons « deuil » par exemple, ici et aujourd’hui, ne reflète pas ce que d’autres cultures humaines appellent deuil ou ce que nous appelions deuil il y a cent ans. On ne se demande plus si les animaux ont une culture dans le sens commun où nous l’entendons, mais si cette culture peut-être apparentée à la nôtre. Dominique Lestel en vient à cette conclusion : « nous devons accepter l’idée qu’il existe une pluralité des cultures, non quantitativement (ce à quoi on avait fini par s’habituer avec l’ethnologie), mais par nature porteuses de caractéristiques différentes »31.
La singularité des vivants, approche par le corps
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’ils ont des formes de culture, mais qu’elles doivent être pensées radicalement différentes, comment donc les définir ? Comment penser l’intériorité, ou les intériorités, que l’on ne peut plus refuser aux animaux ? Autrement dit comment vivent-ils le monde ? Car les cultures que l’on perçoit chez eux ne sont au final que le reflet de ce qu’ils éprouvent. Définir la manière dont ils appréhendent l’extérieur est une manière de comprendre la singularité de ce qu’ils sont. Cette question du rapport de l’animal au monde a été centrale pour le biologiste Jakob von Uexküll lorsqu’il a développé sa théorie de l’Umwelt, exposée dans Milieu animal et milieu humain de 1934. Avec lui, il ne faut plus parler de causes d’un comportement mais l’aborder du point de vue de la signification. Chaque espèce animale évolue dans un monde propre, son Umwelt, distinct de celui des autres espèces, auquel il accède par l’intermédiaire de ses sens et qui est donc défini par ses capacités. Pour von Uexküll, la signification est au centre du comportement animal mais cette signification n’existe pas en soi, elle résulte du rapport fonctionnel de l’animal avec les objets de son milieu, qui deviennent ainsi porteurs de sens. Le sujet est entouré de sens et non d’objets. Il est la structuration entre le temps perceptif et l’espace actanciel, autrement dit la perception d’événements auquel il assigne une signification et 31 Dominique Lestel, op. cit. p. 330
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la fabrication d’une action répondant à cette signification. Il n’est pas vu comme une machine mais plutôt comme le « machiniste » qui perçoit et qui agit. Cette définition est déjà vraie pour les plus basiques des organismes comme la tique. Il ne peut pas être considéré comme un ensemble mécanique primitif car il est également machiniste de son propre corps. C’est l’utilisation du sens qui fait accéder l’animal à un statut de sujet. Il s’agit d’une vision globale où il y a interdépendance entre le milieu, le corps et le comportement : l’umwelt est formé et vécu par le sujet. Uexküll aborde ici la question des animaux d’un tout nouveau côté. Au lieu de se demander ce qu’ils sont, et pourquoi ils sont ainsi, il se pose d’emblée dans leur perspective en essayant de les décrire de l’intérieur. La différence est significative, car elle admet dès le départ que les animaux ont un accès au monde, donc une forme d’intériorité, sans essayer pourtant de calquer celle-ci sur la nôtre. C’est un accès qui est centré sur leurs actions, dans l’agir. Ils vivent le monde à travers leur corps, leur comportement est la matérialisation de ce vécu. Cette approche par le corps et le comportement peut être retrouvée dans la phénoménologie de Merleau-Ponty. Le monde est donné aux êtres vivants à travers leur corps qui définit les possibles de ce qu’ils peuvent capter du monde, mais aussi les possibles de leurs actions. Le corps est donc à l’intermédiaire de ces deux champs, et plus particulièrement le comportement, qui exprime la totalité de l’existence. Le corps ne peut se concevoir en dehors d’un comportement possible. Merleau-Ponty a cet exemple significatif : « Pour l’axolotl [sorte de salamandre], exister de la tête à la queue et nager c’est une seule et même chose »32. La corporéité est le support des comportements auxquels elle donne accès mais aussi qu’elle autorise, l’un et l’autre sont indissociables : le corps appelle le développement de ses fonctions, il fait référence aux possibles et à l’avenir. On sort du dualisme de l’inné et de l’acquis « Pas d’instinct pur. Pas d’apprentissage pur. Émergence de comportements qui comportent une plasticité »33. On peut ainsi penser les animaux en dehors du dualisme corps/esprit, conception qui les enfermait dans une confrontation perpétuelle à l’homme. Dans ce système la question de la conscience réflexive animale n’est plus une question centrale. Le principe de corporéité est le même pour tous les vivants et conditionne notre existence dans le monde. En abordant la question du point de vue du corps, une spécificité de l’existence animale devient saillante. C’est en suivant ce que dit Hegel des 32 Maurice Merleau-Ponty, La nature, cours au collège de France 33 Ibid.
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Here is the end of all things, Claire Morgan installation, 2011
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animaux qu’on peut comprendre cette spécificité. Tout en reconnaissant les particularités propres à la naissance de la vie, Hegel affirme que les plantes ne sont pas des individus car elles ne meurent pas de la division. Elles n’ont pas la même temporalité que les animaux qui naissent et meurent, car bien souvent elles se reproduisent en se divisant ce qui les inscrit dans un temps infini. Elles n’ont donc pas le même rapport à soi, la même inquiétude de se perdre. D’autre part, l’absence d’un déplacement à travers le monde les différencie complètement des animaux. Elles n’ont pas de rapport à l’extériorité comme une expérience à faire. La contrainte de cette expérience pour les animaux va transformer le statut de leur existence, qui va se charger d’une inquiétude particulière : « Le contexte de la contingence extérieure [ce monde que l’animal traverse] ne contient presque que de l’étranger. C’est continuellement que le contexte exerce une violence et fait peser une menace de danger sur le sentiment de l’animal, qui est un sentiment d’incertitude, d’anxiété et de malheur »34. C’est l’épreuve du sentiment de soi comme d’une soi menacé dans sa vie même. Ce sentiment de soi n’est pas, comme nous l’avons dit plus haut, une conscience de soi comme on l’entend traditionnellement. Il s’agit pour Hegel de montrer comment il n’est pas possible de penser la vie animale sans penser un certain type de rapport à soi, qui est contingent de sa mobilité. C’est parce qu’il fait l’expérience du dehors qu’il est un vivant ontologiquement différent, que son rapport à lui même est particulier. Les animaux ont ce qui s’apparente à une culture et donc une intériorité. Mais cette intériorité pose d’office la question phénoménologique de leur rapport à l’extériorité. L’apparition de la vie marque un pas décisif en ce qu’il induit un rapport entre soi et son environnement. Mais la fracture ontologique entre l’homme et l’animal ne peut être maintenue dans cette vision car elle s’appuyait sur une différence dans le mode d’appréhension de l’extérieur, qui en réalité passe par les mêmes voies que les autres vivants : le corps. Par ailleurs, on peut voir une vraie différence entre la manière d’accéder au monde des animaux, êtres mobiles « uniques » et « mortels », et celle des autres vivants, en cela qu’ils ont un rapport à leur corps et à l’extérieur tout à fait particulier. Cela leur donne un mode d’être singulier. La limite ontologique peut être déplacée.
34 Friedrich Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, 1830
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Les modes de représentation du monde dans les autres cultures
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ne question devient maintenant inévitable : celle de la place des animaux entre l’objet et le sujet. Question délicate. En effet, s’il paraît évident qu’ils ne peuvent plus être considérés comme des objets, les qualifier pleinement de sujets reste hasardeux, au moins dans la définition classique que nous en donnons. Ils ne sont pas objets car cette notion induit une absence de conscience, chose qu’ils possèdent (même si ce n’est pas de la manière dont nous l’entendons ordinairement). Ils sont sujets d’une vie, oui mais d’une manière également particulière, à travers l’expérience qu’ils font du monde. Y aurait-il donc plusieurs manières d’être sujet ? et plusieurs manières d’être objet ? Il semble que nos deux seules catégories ontologiques peinent à décrire la diversité des existants, du grand singe quasi-sujet à l’amibe, animal unicellulaire, quasi-objet. Pour penser cette question, Philippe Descola, anthropologue au CNRS, nous apporte un nouveau regard qui peut nous servir à reconsidérer nos catégories ontologiques en montrant que nous sommes le seul peuple à utiliser ces concepts. Dans son livre Par-delà nature et culture, il montre que la distinction que nous faisons entre les choses de la société et les choses de la nature n’est pas ontologique mais qu’il s’agit d’une construction sociale. Selon lui, la façon dont nous élaborons notre modèle de représentation du monde est basée sur la relation que nous établissons entre humain et non humain. Il développe ainsi une « écologie des relations » de laquelle il tire quatre « ontologies », comprenons là quatre manières de se représenter et de distribuer des propriétés aux existants. Les critères qui lui permettent de former ces quatre ontologies sont ressemblance ou dissemblance entre les deux concepts d’intériorité et de physicalité, lesquels existent universellement. Ces quatre ontologies sont définies comme suit :
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Animisme : l’intériorité est similaire, mais la physicalité est différente. Par exemple, les indiens Achuars qu’a étudiés Descola en Amazonie sont animistes, c’est-à-dire que pour eux, tous les existants ont le même esprit que les humains, mais la manière de se montrer au monde, la physicalité, change. Naturalisme : c’est notre ontologie depuis le XVIIe siècle, physicalité similaire (prouvé par Darwin) mais intériorité différente (propre de l’homme). Totémisme : certains groupes d’humains et certains groupes de non-humains développent des liens de ressemblance. Le groupe a les mêmes caractéristiques que son totem et ainsi se différencie des autres groupes d’humain. Le totem permet de rendre visible la diversité des groupes humains. Analogisme : le monde est fait de discontinuité, d’où la nécessité de former des règles pour appréhender le monde, et la forte présence des systèmes d’opposition. C’est l’ontologie de l’Antiquité et du Moyen-Âge que nous avons vu plus haut. Avec cette manière de caractériser les représentations du monde, Descola nous offre une relecture complète de notre histoire, mettant au jour la genèse de concepts en opposition tels qu’objet/sujet, nature/culture ou objectif/subjectif. Concrètement, ce système explique que notre représentation du monde s’est formée sur une dissemblance de l’intériorité des existants ; mais plus qu’une simple différence, c’est sur une exclusivité humaine de celle-ci, et donc sur la négation de l’intériorité des non-humains. Cette négation, nous l’avons déjà vu brièvement s’est faite au XVIIe siècle avec Descartes. C’est à ce moment que le passage de l’ontologie analogiste à l’ontologie naturaliste s’est opéré – pour reprendre la classification de Descola, mais même sans y avoir recours, on s’aperçoit qu’il y a eu un bouleversement historique dans la manière d’appréhender le monde. « Ce ne sont pas les découvertes scientifiques qui ont provoqué le changement de l’idée de Nature. C’est le changement de l’idée de Nature qui a permis ces découvertes »35. Les successives révolutions copernicienne, cartésienne (et plus tard darwinienne), audelà de changer l’idée de Nature, ont fait naître ce concept, en passant d’un monde englobant humains et non-humains, à la Nature, ne comprenant que le deuxième groupe. Penser l’univers complètement dépourvu d’intériorité le rend objectif, il n’est que pure matière soumise aux lois de la physique. Le développement de la raison devient possible, le monde objectif est appréhensible par l’expérience, il répond à des lois, et les fondements de la science positive peuvent voir le jour. La dichotomie que nous opérons au sein des existants aboutit à des caractéristiques distinctes du cosmos : d’un côté un monde répondant à des lois naturelles universelles et nécessaires, de l’autre le monde humain caractérisé par le libre arbitre et l’invention. Cette conception est définitivement formulée avec Kant et la séparation radicale entre corps et esprit36. L’objectivité avait vu le jour. 35 Maurice Merleau-Ponty, La nature, cours au collège de France, p. 25 36 C’est l’idée que le monde existe en soi indépendamment d’un esprit isolé dans sa boîte crânienne, recevant des informations sur le monde extérieur matériel par le biais du corps.
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Du fait de sa responsabilité du développement des sciences, la construction naturaliste peut être considérée comme la cause du désenchantement du monde. Cette expression de Max Weber désigne la désacralisation du monde. Elle est provoquée par la rationalisation des savoirs, la fin de la légitimation religieuse ou mythique de l’explication de la réalité. Cette sécularisation annonce la sortie d’un monde cohérent organisé par Dieu, et a induit la formation d’un nouveau paradigme pour lui succéder. La question de l’âme au sens théologique ayant été évacuée, il fallait trouver quelque chose pour remplacer les anciennes justifications et maintenir la supériorité de l’homme sur la création. Elle a trouvé refuge dans ce que nous avons vu être le propre de l’homme, et dans la formation plus récente du concept de Culture que seul l’homme possède (et qu’il est seul capable de former). De fait, l’exclusivité de l’intériorité humaine aboutit à la création de cette opposition nature/culture. Ainsi, Descola rapporte que notre ontologie, le naturalisme moderne, est la seule à faire état de cette distinction, d’une discontinuité entre les sociétés humaines et l’environnement extérieur, la nature étant toute entière étrangère à l’homme dont il est « le maître et possesseur ». Même si toutes les sociétés reconnaissent un écart entre intériorité et physicalité, nous sommes les seuls à avoir érigé cette fracture en modèle de représentation du monde. Par son système des quatre ontologies Descola nous montre qu’il s’agit d’une conception sociale qui est concomitante à la révolution de notre cosmologie, étant simultanément cause et conséquence de ce système (conséquence du cartésianisme et cause d’une implantation de plus en plus forte du rationalisme et des sciences). La création du concept de culture amène la supériorité de l’homme, elle incarne le propre de l’homme. Mais dans le même temps elle introduit un problème, une aporie. Chaque ontologie présente ses problèmes propres qui ne peuvent être exprimés qu’avec ses outils conceptuels particuliers tant ils sont la manifestation d’un mode de pensée. L’ontologie naturaliste, selon Descola, est caractérisée par ce paradoxe que la culture est par essence au milieu de la nature. Pour la définir on est donc obligé d’osciller entre monisme naturaliste et dualisme culturaliste. Il faut comprendre par là que soit la culture est contingente de la nature et doit répondre aux exigences du déterminisme naturel, génétique ou adaptatif, comme nous l’avons vu pour les animaux ; soit la culture réduit la nature à un artefact, puisqu’elle est connue seulement grâce à des conventions culturelles. Quelle serait donc la substance de l’esprit par rapport à la matérialité du monde (ou du corps) dans lequel il naît ? Ce problème est celui du dualisme de l’âme et du corps et donc, dans notre paradigme, d’un dualisme entre déterminisme naturel et relativisme culturel. Comment légitimer un monde fait de matière toute objective, et de pensée qui n’obtient de réalité que très laborieusement ? 31
Wilder Mann, Charles FrĂŠger, sĂŠrie de photographies, 2012
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Notre cosmologie, au contraire du totémisme, de l’animisme et de l’analogisme, ne donne pas la place pour ce qu’elle nomme les représentations symboliques. Elle ne reconnaît que les choses matérielles, le reste est « dans la tête » ou est « une manière de parler », mais n’a pas le même poids de réalité. Les choses de la culture sont chez nous très différentes de celles de la nature. Mais paradoxalement, nous plaçons les pensées, la culture, à un niveau supérieur à la matière sur notre échelle de valeur. Nous allons donc étudier les représentations des animaux pour voir si elles sont réellement différentes des descriptions scientifiques et tenter de comprendre pourquoi ces deux réalités sont supposées ne pas pouvoir se superposer.
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III DIALECTIQUE DE LA REPRÉSENTATION
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« lus ou moins implicitement, nous agissons comme si nous avions, nous Occidentaux, un rapport objectif à l’animal, à cause de notre biologie et de notre zoologie, alors que les autres peuples auraient plutôt développé des rapports folkloriques à l’animal, que nous avons aussi, certes, mais dont nous avons su nous détacher pour créer une science objective. C’est peut-être une des croyances les plus contestables de notre propre culture occidentale d’imaginer précisément qu’une science de l’animal doit être exclusivement une science naturelle et non, de surcroît, une science culturelle. »37 Les animaux ont toujours été très présents dans l’imaginaire et la pensée des hommes : sur le plan des représentations iconographiques, dans les expressions linguistiques, dans la représentation symbolique, métaphorique… On retrouve des dessins d’animaux dans les grottes de la préhistoire, dans les céramiques hellénistiques, une richesse exceptionnelle dans l’iconographie médiévale, dans toutes les représentations de groupes dits « primitifs », dans les publicités, les histoires pour enfants, sur les voitures ou les papiers peints, les expressions de la langue, dans nos rêves… bref, leur représentation a toujours été massive, dans toutes les sociétés et à toutes les époques. On retrouve très souvent une explication utilitariste à ce phénomène. Très brièvement : puisque les animaux partageaient la vie des hommes, qu’ils étaient leur source de nourriture, de vêtements, d’outils et un moyen de survie non négligeable, il est normal que ce soit leur sujet de prédilection car c’est la chose principale qui occupait leur vie. On peut d’ores et déjà écarter cette thèse pour plusieurs raisons : les végétaux sont autant voire plus utiles aux hommes et ils ont une fréquence de représentation beaucoup moins élevée (bien que tout de même significative), sans parler de tout ce qui est présent dans l’univers de l’homme mais qui n’est pas représenté (outils, éléments inorganiques, ensembles, phénomènes naturels…). Ensuite, les animaux les plus représentés ne sont pas les plus présents dans l’environnement (par exemple les lions au Moyen-Âge, les animaux sauvages dans l’art pariétal quand les hommes étaient entourés d’animaux domestiques). De plus c’est une explication qui marche dans un contexte donné comme une société archaïque, mais qui fonctionne assez mal dans un contexte de société moderne, où les animaux ne sont pas les seuls moyens de survie, et sont moins présents. 34
37 Dominique Lestel, op. cit. p. 324
Approche classique
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our comprendre la place qu’il faut donner à ces représentations, j’ai d’abord étudié ce qu’il s’en dit, chez nous et chez les autres peuples du monde. Définissons ce que nous rangeons dans les représentations : La représentation scientifique, ou vision objective ; les représentations symboliques ; l’utilisation comme signe dans le langage ou l’iconographie ; les croyances, mythiques ou mythologiques, dans lesquels on intègre aussi nos aprioris sur les bêtes. Ces représentations sont selon nous (occidentaux) ordonnées différemment suivant les sociétés : modernes et primitives. Il y aurait de notre côté : une vision scientifique, la seule à même de décrire ce que sont réellement les animaux ; des représentations symboliques dont tout le monde s’accorde à dire qu’elles ne font pas référence directement aux animaux mais servent de modèle et de structure de pensée ; et enfin les croyances qui n’existent plus car elles ont été démontées par les sciences, ce n’est plus que du folklore, des histoires que personne ne prend au sérieux, ou des aprioris qui se réfutent en un tour sur wikipédia (« mais non tu vois bien les ânes sont très intelligents »). Chez les autres peuples du monde, les trois types de représentation sont mélangés, indissociables, et ont la même valeur. On explique les capacités naturelles par des mythes fondateurs, qui permettent au passage de structurer la société. Les croyances mythologiques des peuples archaïques mêlent vision objective et sociale (il y a de quoi s’indigner). Eux confondent tout, ils mélangent une vision de la nature telle qu’elle est avec la représentation qu’ils s’en font et avec leurs fonctions sociales. Étudions donc plus en détail ce qu’on a dit chez nous et chez eux de ces représentations, en tentant de comprendre que l’explication générale qu’on nous donne est bien basée sur un présupposé d’une séparation de ces visions.
Sociétés primitives et représentations
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« upposer que les animaux ont d’abord pénétré l’imagination humaine sous forme de viande, de cuir ou de corne, ce serait projeter sur les millénaires antérieurs une attitude typique du XIX° siècle. Les animaux ont d’abord pénétré l’imagination humaine en tant que messagers porteurs de promesses » qui « possédaient des fonctions magiques, tantôt divinatoires, tantôt sacrificielles »38. 38 John Berger, Pourquoi regarder les animaux p. 20
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Il est en effet remarquable que la plupart des civilisations ont des divinités animales39. La thèse structurale qui s’est attaquée à cette question du phénomène de divinisation des animaux, est, de manière caricaturée, la suivante. L’homme, dans un état technique archaïque, est soumis aux forces de la nature qu’il subit violemment ; il est plongé dans un chaos qu’il ne comprend pas. Il est assez vite amené à se faire des représentations de ce qui l’entoure par une exigence d’ordre qui est une nécessité intellectuelle « à la base de la pensée que nous appelons primitive, mais seulement pour autant qu’elle est à la base de toute pensée »40. L’organisation du monde qui l’entoure contribue à restreindre l’incertain et l’inconnu que représente la nature. Cela introduit un certain déterminisme dans la manière d’appréhender l’extérieur. Du moment que le monde paraît construit, toute explication est déjà mieux que le chaos initial, et il semble logique qu’une justification que nous qualifierons de magique ait autant de valeur qu’une justification plus scientifique (dans la mesure où toutes deux répondent à la même exigence de compréhension du milieu). « Les raffinements du rituel, qui peuvent paraître oiseux quand on les examine superficiellement et du dehors, s’expliquent par le souci de ce qu’on pourrait appeler une « micro-péréquation » : ne laisser échapper aucun être, objet ou aspect, afin de lui assigner une place au sein d’une classe »41. Les rituels sont un moyen d’influencer les forces supérieures ; ils sont un moyen d’agir aussi efficace que n’importe quelle action profane. Ils permettent de passer d’un état passif et subissant à un état actif et maîtrisant. « Contre cette « souffrance » [les mauvaises récoltes, les catastrophes naturelles…] le primitif lutte avec tous les moyens magico-religieux à sa portée, – mais il la supporte moralement parce qu’elle n’est pas absurde. […] elle a un sens et une cause, et par conséquent on peut l’intégrer dans un système et l’expliquer »42. Les animaux participent de la Nature. S’ils sont chassés ils peuvent aussi être des prédateurs que l’on craint. De plus ils sont souvent représentés comme intégrés à la nature et y évoluant avec aisance. Montaigne disait d’eux qu’ils ont « une si certaine maîtresse d’école » dans la nature, exprimant ainsi qu’ils ont d’inné tout ce que nous devons acquérir. La limite entre homme et nature est posée très tôt, les bêtes sont de l’autre bord. Essayer de faire alliance avec 39 On peut citer en vrac : les dieux égyptiens qui peuvent être indifféremment représentés en hommes, hommes à têtes animales, ou animaux, les esprits auxiliaires des chamans, certaines divinités grecques comme Pan ou les centaures ou des dieux se transformant en animaux (Zeus se transformant en taureau…), les divinités protectrices assyriennes, le Quetzalcoatl, une grande partie des totems aborigènes, le tétramorphe des évangiles et l’agneau de dieu, les vaches sacrées… 40 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, p. 22 41 Ibid. 42 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, p. 114-115
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Journey to a lower world, Marcus Coates Performance, 2004
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eux (même de manière allégorique), équivaut à essayer d’incliner les choses en sa faveur, et d’avoir une prise sur son environnement. Les esprits auxiliaires animaux qu’invoquent les chamans dans leurs transes et qui leur servent à intercéder pour la guérison d’un malade ou pour avoir une chasse fructueuse sont de bons exemples. Les divinités animales sont des représentations mystiques des puissances supérieures de la nature. Dans la mesure où la nature reste une force inconnue et incompréhensible, réussir à influencer ces divinités c’est renverser le rapport de passif à actif. C’est autant une manière de comprendre et d’expliquer le monde que d’agir sur lui. Lévi-Strauss, s’est aussi intéressé à la question du symbolisme animal dans les sociétés qu’il a étudié. Il s’interroge par exemple sur les raisons qui ont poussé une tribu à interpréter comme présages le chant et le vol de plusieurs espèces d’oiseaux. Ainsi, ne retenant du trogon que son cri d’alarme comparé au râle d’un animal égorgé, ils tirent de son écoute un présage de bonne chasse. Lévi-Strauss conclut « Pourtant, compte tenu de la richesse et de la diversité du matériel brut dont quelques éléments, parmi tant de possibles, sont mis en œuvre par le système, on ne saurait douter qu’un nombre considérable de systèmes du même type aurait offert une cohérence égale, et qu’aucun n’est prédestiné à être choisi par toutes les sociétés et toutes les civilisations. Les termes n’ont jamais de signification intrinsèque ; leur signification est « de position », fonction de l’histoire et du contexte culturel d’une part, et d’autre part, de la structure du système où ils sont appelés à figurer »43. Les raisons d’un choix pour le symbolisme animal sont donc d’après lui des raisons structurales et non des raisons ontologiques propres à chaque espèce. Sur le choix particulier des animaux, et non d’une autre catégorie de chose, il écrit : « Dans la notion d’espèce en effet, le point de vue de l’extension et celui de la compréhension s’équilibrent : considérée isolément, l’espèce est une collection d’individus ; mais, par rapport à une autre espèce, c’est un système de définitions. Ce n’est pas tout : chacun de ces individus, dont la collection théoriquement illimitée forme l’espèce, est indéfinissable en extension, puisqu’il constitue un organisme, lequel est un système de fonctions. La notion d’espèce possède donc un dynamique interne : collection suspendue entre deux systèmes, l’espèce est l’opérateur qui permet de passer (et même l’y oblige) de l’unité d’une multiplicité à la diversité d’une unité. », « la diversité des espèces fournit à l’homme l’image la plus intuitive dont il dispose, et elle constitue la manifestation la plus directe qu’il sache percevoir de la discontinuité ultime du réel : elle est l’expression sensible d’un codage objectif. »44 La question du totémisme est traitée sensiblement de la même manière. « Par conséquent, la relation totémique ne peut être cherchée dans la nature 43 Claude Lévi-Strauss, op. cit. p. 74 44 Ibid. p. 165/166
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propre du totem, mais dans les associations qu’il évoque pour l’esprit. » « Sur les créatures sont projetés des notions et des sentiments dont les origines sont ailleurs qu’en elles »45. « On comprend enfin que les espèces naturelles ne sont pas choisies parce que « bonnes à manger » mais parce que « bonnes à penser » »46. Les représentations totémiques ne seraient que des manières de rendre visible la structure sociale de la société (tribus, ancêtres…) et la structure des lois qui la régissent (principalement les règles de mariage exogamique, chaque personne ira chercher son partenaire dans le totem inverse, évitant ainsi la consanguinité). Les espèces choisies ne le sont que parce qu’elles peuvent rendre compte de manière explicite et concrète de ces structures.
Conclusion de l’approche structurale
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es croyances sur les animaux sont décrites dans l’approche structurale comme servant de médiateur pour comprendre et maîtriser le monde. Dans cette vision, il s’agit d’une pré-pensée scientifique. En conclusion de La pensée sauvage, Lévi-Strauss nous dit : « Selon chaque cas, le monde physique est abordé par des bouts opposés : l’un suprêmement concret [chez nous], l’autre suprêmement abstrait [chez eux] ; et soit sous l’angle des qualités sensibles, soit sous celui des qualités formelles. Mais que, théoriquement au moins, et si de brusques changements de perspective ne s’étaient pas produits, ces deux cheminements fussent promis à se rejoindre explique qu’ils aient l’un et l’autre, et indépendamment l’un de l’autre dans le temps et dans l’espace, conduits à deux savoirs distincts bien qu’également positifs »47 48. Cette pensée, est donc décrite comme une anticipation avec les ressources critiques disponibles de la pensée scientifique, qui met en scène les deux qualités de celle-ci : comprendre et structurer le monde qui nous entoure, et de ce fait avoir une prise sur lui par l’intermédiaire de la technique. Ces représentations ne sont pas justes car elles ne reflètent pas la réalité, mais elles ont une grande valeur pour les hommes puisqu’elles sont une manière de mettre sur la voie de la vision « objective ».49 45 Evans-Pritchard, Nuer Religion, 1956 et Death and the Right Hand, 1960, cité par Lévi-Strauss 46 Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui, p. 132 47 Ibid. p. 320-321 48 Bruno Latour commentant avec ironie cet extrait disait « donnez un microscope aux primitifs ils penseront comme nous » (Nous n’avons jamais été modernes p. 134) 49 L’anthropologie a certes un peu évolué depuis Lévi-Strauss, et ce que je viens de décrire est peut-être caricatural. Mais cette approche générale est restée souvent dominante dans l’explication des cultures prémodernes, comme nous le voyons dans la conclusion d’un livre récent sur le chamanisme « Cette étude du chamanisme nous a fait découvrir comment des hommes dépourvus de nos sciences ont élaboré un système intellectuel et religieux cohérent pour expliquer l’ordre des choses et les événements qui le perturbent, pour justifier l’aléatoire
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La thèse structurale donne une vision de l’utilisation des animaux qui n’est jamais pour ce qu’ils sont. Ils servent de support successivement à la structuration de la représentation du monde et à la structuration de la représentation de la société. Là où les pauvres primitifs croient voir le monde il y a les hommes, là où ils croient voir les hommes il y a le monde. Ils croient que leurs mythes sont une explication objective de ce que sont les animaux et les hommes, ce n’est qu’une vision faussement réaliste des animaux, et qu’un subterfuge pour maintenir un ordre social. Soit c’est une tentative de vision objective et elle est fausse, soit c’est une représentation sociale, mais elle ne concerne pas les animaux.
Les représentations modernes
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ous venons de voir ce qu’il se dit des représentations animales dans les cultures ancestrales, nous allons maintenant étudier ce qu’il s’en dit chez nous, les modernes. Les croyances, elles, n’existent plus. Ni religion, ni mythe. On ne croit plus. Elles ont été révélées, sont en voie de disparition, il n’y a plus une croyance naïve qui puisse passer l’épreuve du laboratoire ou de la raison. Par contre, nous avons gardé des représentations culturelles des animaux, elles abondent dans l’image et dans la langue ; et nous ne sommes pas toujours maîtres de ces représentations. Mais mêmes si elles sont irrationnelles, elles ont été objectivées par la psychologie et la sociologie. Nous ne maîtrisons pas ces croyances-là, mais nous n’y croyons pas pour autant. Il y a chez nous une certaine ambiguïté, nous oscillons entre la revendication de notre désillusion – nous savons que ce ne sont que des manières de parler, nous sommes conscients que ce n’est pas la réalité – mais dans le même temps nous sommes pris par elles et ne pouvons nous empêcher d’y croire, d’utiliser ces images, de produire ces symboles. Il s’agit d’une utilisation à la fois consciente et inconsciente de l’image thériomorphe (à forme animale). Par ailleurs, si on tente de caractériser ces projections, on se rend compte qu’elles ont deux aspects distincts pouvant signifier le meilleur comme le pire, selon les cas la bestialité amorale ou l’état de pureté originelle. Cette double forme des connotations de l’animal peut être mise en relation avec celles de la Nature. Au même titre que celle-ci peut être vue comme un état chaotique, précosmogonique, pré-civilisé, les animaux sont parfois présentés comme des êtres non-civilisés, ayant une absence totale de morale, de compassion, faisant preuve de cruauté, de perversité sexuelle (inceste, polygamie…), de ou l’irréparable, pour répondre aux angoisses et aux souffrances humaines, pour instituer une alliance honorable avec la nature. » Michel Perrin, Le chamanisme, 2001.
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cannibalisme… Ils sont la bestialité dans toutes les dimensions négatives que l’on peut mettre dedans. Le deuxième aspect est celui d’une sorte de pureté édénique. « On exalte l’animal, pour le mettre au dessus. Ils nous donnent des leçons de pureté, de dévouement, d’habileté, d’intelligence appropriée à la découverte d’un but »50. Il est associé à la pureté, à la créature non corrompue. Pour comprendre le ressort de nos représentations, il faut donc étudier simultanément l’ambiguïté de la maîtrise/non-maîtrise de son utilisation et les deux faces qu’elle contient.
Dualités
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ù trouve-t-on ces visions ? On peut distinguer, me semble-t-il deux types de représentations de l’animal : comme signe et comme symbole. Le signe est une utilisation qui va renvoyer assez directement à ce à quoi il est associé. Par exemple dire de quelqu’un que c’est un rat sera synonyme de pingrerie, sans plus d’implication au niveau du sens. Avec un léger effort de réflexion on se rendra compte que ce n’est qu’une manière de parler sans lien avec l’animal lui-même. L’utilisation symbolique, quant à elle, « implique quelque chose de vague, d’inconnu ou de caché pour nous », « c’est parce que d’innombrables choses se situent au-delà des limites de l’entendement humain que nous utilisons constamment des termes symboliques pour représenter des concepts que nous ne pouvons ni définir, ni comprendre pleinement »51. Dans le tétramorphe des quatre évangélistes par exemple (le lion représentant st Marc, le taureau st Luc, l’aigle st Jean et l’ange st Pierre), les animaux nous sont connus, mais nous ne maîtrisons pas toutes les implications symboliques de ces images. La distinction entre ces deux formes est parfois difficile à faire et immanquablement la symbolique influencera le signe. Mais je dirais qu’il y a dans l’utilisation symbolique quelque chose de spontané, de l’ordre de la non-maîtrise de la production du sens ; spontanéité qu’on ne retrouvera pas dans le signe. La symbolique sera la connotation inconsciente que l’on attribuera à l’animal. C’est donc principalement de cette utilisation non contrôlée que je vais parler maintenant car c’est avec elle qu’il y a le plus d’ambiguïté sur la valeur que nous lui accordons. La vision symbolique négative des animaux se caractérise par ce qu’elle est associée à une peur irrationnelle, un dégoût ou une stigmatisation comme danger moral. Il y a l’exemple du serpent qui chez nous sera tout de suite assimilé 50 Gilbert Simondon, Deux leçons sur l’animal et l’homme 51 Carl Gustav Jung, L’homme et ses symboles, p. 21
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au péché originel, sa connotation très négative ira jusqu’à provoquer des réactions démesurées lorsqu’on le rencontrera. De même pour les loups, que bon nombre de légendes décrient : ils sont mortifères, sanguinaires, pour exemple la force que conserve l’histoire de la bête du Gévaudan. Le cochon est montré comme une bête vile et impure, sale, gloutonne et lubrique. Les exemples de discrédits son spécialement nombreux au Moyen Âge. Aujourd’hui, ces images se trouvent dans l’art et la littérature, chez les enfants – dans les contes les dessins animés –, et dans les rêves, où nous produisons encore des images de bêtes terrifiantes. L’animal pur et édénique, quant à lui, se caractérise par une idéalisation de sa condition et souvent un désir d’identification. Cette vision est très fréquente de nos jours, par exemple voir un cheval sauvage ou un tigre va nous faire rêver. Citons encore la huitième élégie de Rilke « Mais son être est pour lui infini, sans frein, sans un regard sur son état, pur, aussi pur que sa vision. Car là où nous voyons l’avenir, il voit tout et se voit dans le Tout, et guéri pour toujours. »52. Les animaux pour enfants relèvent en général de ce principe : Bambi, le faon qui n’est qu’amour et vit en harmonie dans la nature (si les hommes ne venaient pas tuer les siens), les peluches, les dessins animés, les cartes postales de chats, chiens, ours polaires ou dauphins. Ces visions se retrouvent à peu près aux mêmes endroits : art, univers des enfants, rêves ; avec quelques nuances : il m’a semblé beaucoup plus facile de trouver des exemples contemporains d’animaux idéalisés que d’animaux méprisés et l’inverse plus on remonte dans le temps.
L’animal comme symbolique de nos instincts
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a psychologie et la psychanalyse se sont penchées sur ces représentations et la force qu’elles conservent. En psychanalyse, Jung, nous explique que la fonction des animaux est de caractériser notre instinct animal. Les symboles thériomorphe sont des figurations de notre part sauvage, de ce que nous avons su dominer et dompter. « Chez l’homme moderne, l’instinct (l’animal) est le plus souvent réprimé, repoussé, voire nié. Morale et éducation ont pourvu l’instinct, l’animalité de caractéristiques négatives à rejeter. L’homme, par la volonté, est en effet capable de dominer ses instincts, mais l’animal ne disparaît pas. L’acceptation de l’âme animale est la condition de l’unification de l’individu, et de la plénitude de son épanouissement »53. L’idée est que la symbolique thériomorphe va rassembler tout ce qui nous apparaît être notre côté animal, notre part non-civilisée et donc 52 R. M. Rilke, op.cit. 53 Marie-Louise von Franz, Le processus d’individuation in C.G. Jung, L’homme et ses symboles
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avec toutes les connotations que cela peut induire. Ils seront pensés comme des ancêtres lointains, ce dont nous sommes issus, et ce que nous portons encore en nous.
Versant diabolique, l’ombre
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our le versant diabolique, il s’agit d’une sorte de discrimination : rejeter hors de la communauté tous les éléments qui ne rentrent pas dans ses codes, ou qui pourraient la mettre en péril par une trop grande liberté. De fait, nous définissons ce qu’est le propre de l’homme par opposition à ce que sont les animaux, et ainsi la bestialité, l’animalité, seraient exclusivement réservées aux bêtes. « Mais précisément, les multiples combinaisons d’éléments anthropomorphes et zoomorphes dans les représentations du mal procédaient d’un symbolisme moral renvoyant à la vulnérabilité de notre être spirituel, guetté par le péché » 54. Elles sont la force chaotique qui s’oppose à la force civilisatrice. En enfermant les animaux dans cette bestialité, nous affirmons que nous sommes complètement exempts de celle-ci. Poser une limite entre les hommes et les bêtes permet de poser les limites de la société, de pousser l’homme dans la voie de l’intellectualisation mais aussi de stigmatiser les conduites qui ne rentrent pas dans le cadre normal de la société, pour les rendre contrôlables par un idéal civilisateur. Cette vision se retrouve dans les différents mythes du héros. De manière récurrente celui-ci doit affronter une bête monstrueuse qu’il va terrasser : St Georges et le Dragon, Thésée et le Minotaure, Mithra et le taureau, dix des douze travaux d’Héraclès concernent des bêtes… L’animal est ici le symbole des pulsions desquelles le héros doit triompher pour parvenir à l’accomplissement, et accéder à l’état « d’homme mûr qui se libère de l’inertie de l’inconscient et de ses tendances régressives et qui se transforme pour atteindre l’individuation »55. Le héros doit accomplir une série d’épreuves lui permettant de passer symboliquement d’un état primitif et enfantin à l’accomplissement, transcendant ainsi sa condition. Son parcours représente le processus d’individuation et la lutte avec l’animal est la lutte avec les forces instinctives qu’il est obligé de brider et avec lesquelles il doit composer pour accéder pleinement à l’humanité. De là découlent toutes les figures négatives attribuées aux différents animaux qui sont ainsi soit un anti-humain, soit dans une vision moins manichéenne toutes les choses refoulées et inconscientes qui pourraient resurgir si on ne se maîtrise 54 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour 55 Carl Gustav Jung, Les racines de la conscience,1971
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The mad dog, Oleg Kulik, Performance, 1996
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pas suffisamment : violence, sexualité immodérée, incivilité. C’est ce que Jung décrit comme un archétype, un modèle élémentaire de représentation collective, qu’il nomme l’ombre. Ce n’est pas l’animal en lui-même qui est rejeté, mais ce qu’il représente pour l’homme, ou dans l’homme, dans son psychisme.
Le bon sauvage
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e deuxième caractère des animaux évoque pureté et unité. C’est un animal qui est imaginé gentil, mignon, qui vit facilement, librement, purement. C’est le fantasme d’un état idéalisé. Il reflète une certaine nostalgie, assimilable à celle de la condition édénique du paradis perdu. L’animal par sa communion avec la nature est toujours dans ce paradis rêvé, il est à l’état d’avant chute. Cette idée est très clairement exprimée, par exemple, dans la huitième élégie de Rilke (Mais son être est pour lui infini, sans frein, sans un regard sur son état, pur, aussi pur que sa vision). On peut facilement créer un parallèle avec le mythe du bon sauvage. Mircea Éliade écrivait à ce sujet : « L’état d’innocence, de béatitude spirituelle de l’homme avant la chute, du mythe paradisiaque, devient dans le mythe du bon sauvage l’état de pureté, de liberté et de béatitude de l’homme exemplaire au milieu d’une Nature maternelle et généreuse »56. On peut aisément remplacer dans cette citation le mythe du bon sauvage par le mythe de la bête heureuse. Mais à cela Éliade ajoute : « les sauvages se considéraient, ni plus ni moins que les Occidentaux chrétiens, en état de « chute » par rapport à une situation antérieure, fabuleusement heureuse »57. Dans ces mythes des origines et de l’âge d’or, il y a répétition de la projection de ce motif et dans la plupart des cas les animaux ont conservé l’état antérieur. Ce qui dans cette définition nous distingue de l’animal, et qui est censé nous avoir entraîné dans la chute, c’est la connaissance (résultat du péché originel), la culture (ce qui nous distingue du primitif) ou la conscience, qui comme nous l’avons montré dans la première partie, est le propre de l’homme. Dans cette vision, la connaissance apparaît comme objet de rupture entre le bonheur et nous. On le voit très bien par la récurrence du mot « pur » qui reflète en contre-forme que nous sommes impurs. L’intelligence et la société sont des agents de corruption. L’état de nature se calquerait avec un état de béatitude quasi-divin. La séparation entre nature et culture induit ici une notion de sacralité, la nature étant pris dans son sens théologique d’éden. À l’inverse la culture ôte le bonheur de l’homme et le rend mortel, en cela qu’il prend conscience de sa mort. 56 Mircea Éliade, Mythes, rêves et mystères, p. 42 57 Ibid.
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L’absence de conscience est aussi une absence de la connaissance de sa propre mort : la béatitude dans laquelle ils sont vient transcender leur condition. La conscience ôte la sacralité des hommes, mais les animaux étant restés sur l’autre bord gardent cet attribut. Le rôle de la civilisation est aussi d’avoir séparé l’homme en deux, de l’obliger à se détacher de ses instincts. L’animal se réfère à un homme antérieur qui n’aurait pas encore dissocié sa part instinctive et sa part civilisée, son conscient et son inconscient. C’est un absolu d’unification. Il n’est pas soumis aux combats terribles de l’homme dans sa quête d’équilibre entre conscient et inconscient, combat qui est au centre du processus d’individuation : l’accomplissement en tant qu’individu passe par l’harmonie de ces deux pôles. C’est un être pleinement uni et individué, idéal qui peut paraître incompatible avec la condition humaine. Il s’agirait là encore d’un archétype, celui que Jung appelle le Soi. On retrouve également cet archétype dans le mythe du héros, sous la forme cette fois d’une aide animale qui va lui permettre d’apprendre et de surmonter les événements. C’est le rôle de Chiron pour Achille (centaure qui l’a éduqué), Gimini Cricket pour Pinocchio, de Milou et d’Idéfix. Dans Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Jung les décrit comme « des représentations symboliques de la psyché totale, cette entité plus vaste, plus riche qui fournit la force dont manque le Moi. Leur rôle particulier suggère que la fonction essentielle du mythe héroïque est le développement (…) de la conscience de soi – la connaissance de ses forces et faiblesses propres, d’une façon qui lui permette de faire face aux tâches ardues que la vie lui impose » 58.
Cohabitation des deux versants
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’animal est donc présenté comme tantôt moins, tantôt plus que l’homme : soit la part barbare, soit symbole d’une unité parfaite, l’ombre et le Soi. Il est donc soit un morceau, soit la totalité supérieure à la somme. « L’animal renvoie à ce qui est plus qu’humain (ou moins qu’humain). Il renvoie à une réalité plus haute pour atteindre le divin, ou inversement, à une réalité plus basse jusqu’au démoniaque »59. La sacralité associée à l’animal trouverait ici son origine. Cette idée du « plus ou moins que l’homme » se trouve surtout instauré par la religion monothéiste. Auparavant, les représentations animales et divines font 58 Carl Gustav Jung, Métamorphose de l’âme et ses symboles 59 Joseph Henderson, Les mythes primitifs et l’homme moderne in C.G. Jung, L’homme et ses symboles
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Der Rechte Weg, Peter Fischli et David Weiss Film, 55 minutes, 1983
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partie du quotidien, l’homme n’occupe qu’une place intermédiaire parmi toutes ces projections. Ainsi, la réalité psychique, avec ses croyances et ses fictions est préservée et reconnue. Avec les religions monothéistes, une distance s’est créée avec toute représentation divine ou diabolique. La bête s’opposera donc à l’homme, elle ne pourra pas être sur le même plan. Mais la majeure partie du temps elle s’opposera aussi au dieu, car dans cet antagonisme il aura pris la place supérieure. Dans le christianisme les figures animales sont souvent associées aux forces du mal et au diable. Cette dualité est bien présente chez les peuples primitifs, mais pas aussi marquée, car seul le monothéisme enferme dans un tel manichéisme. Aujourd’hui, c’est le bon versant des animaux qui est prédominant, plusieurs choses peuvent l’expliquer. En premier lieu la disparition du dieu comme référent divin a laissé la place aux animaux qui ne sont plus enfermés dans le rôle diabolique. D’autre part, ils sont très liés à la représentation de la nature. Ces deux formes ont les mêmes connotations : autant la nature que les animaux peuvent être vus comme chaos précosmogonique ou éden. La symbolique animale prend donc une nouvelle tournure : étant en outre une réification de nos instincts, ils sont aussi une réification de la nature. Avec la modernisation, nous sommes passés d’un rapport à notre environnement très passif à un rapport de domination réduisant ainsi notre crainte de la Nature. Nous n’avons plus peur de perdre nos enfants dans la forêt. Les relations sont maintenant inversées et les « pauvres » sont les animaux et l’environnement que nous détruisons. Ce motif de la société corruptrice a été très développé par les romantiques au XIXe siècle. L’idée de la diabolisation de la culture qui dissocie le conscient et l’inconscient et qui nous extrait de l’unité divine devient donc primordiale.
Du symbole à l’animal
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ous avons là défini les deux principaux ressorts que nous offre l’approche par la psychologie pour comprendre l’origine des symboles thériomorphes. Ces deux mécanismes expliquent comment ces symboles ont une grande puissance dans notre imaginaire. Qu’ils soient utilisés comme symbole ou comme signe, ils gardent toujours une certaine force, une certaine aura non maîtrisée. On retrouvera toujours en fond, plus ou moins lointain, ce sentiment de sacralité, d’implication sémantique, de séduction et d’énergie de cette image. Et cette implication va également resurgir au contact de vrais animaux : voir un lion dans la réalité relèvera toujours un peu de l’expérience mystique60. 48
60 De là à savoir si c’est l’aura du lion qui implique son symbolisme ou son symbolisme qui
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ans toutes les approches que nous avons étudiées autour des représentations des animaux, il a toujours été question de projections. Autant dans l’approche structurale qui ne voit dans cette utilisation qu’une occasion car ils ont les formes requises pour représenter les structures que dans celle des modernes où les représentations répondent à des archétypes formés indépendamment de leurs modèles. Les animaux seraient extérieurs à ce que nous construisons sur eux. Nous décrivons par ailleurs une différence entre les projections des peuples primitifs et celles du peuple moderne : l’objectivation, et la fin de la croyance. Ni les uns ni les autres ne sont maîtres de la production de ces représentations, Mais nous décrivons d’un côté des sociétés qui « croient naïvement » dans les images qu’ils ont fabriquées, et de l’autre une société qui aurait objectivé tous ses mécanismes pour avoir des images certes réelles, mais parfaitement dissociées de la réalité. Les uns croient et mélangent, les autres rationalisent et trient. Ce sont ces deux présupposés, l’indépendance des représentations par rapport à leur modèle et leur purification dans les sociétés, que je vais maintenant questionner.
implique son aura, la question demeure. Car les approches que nous avons décrites n’avaient pas pour but d’expliquer la genèse des cas particuliers, du pourquoi tel animal sera choisi pour telle symbolique.
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IV ALTÉRATIONS
Une approche critique décevante
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usqu’ici, j’ai mené ce travail d’analyse sur la place des animaux parmi nous de manière assez classique. Le mécanisme critique utilisé, est le suivant : Dévoiler les croyances successives des sciences pour accéder à une vérité objective de ce que sont les animaux. Et ensuite dévoiler les projections symboliques et montrer qu’elles ne sont que sociales et donc que ce ne sont pas les animaux que l’on décrit – même si ces projections ont une valeur qui est très importante, mais seulement dans la mesure où elles font tenir les hommes entre eux. Les animaux toujours extérieurs à ces visions, attendent qu’on leur rende justice. Cette justice viendrait en leur accordant un statut particulier entre l’objet et le sujet, et en reconnaissant que les projections construites sur eux ne correspondent pas avec ce qu’ils sont. Mais, quelque chose continue à me déranger, je sens qu’il y a encore des choses incomplètes et que tout n’a pas été dit. Ce qui me contrarie surtout dans cette explication c’est la non-perméabilité des espaces culturels et naturels. Ainsi les représentations ne sont que des projections et sont exclusivement culturelles, elles n’ont une valeur que pour « nous », pas pour les bêtes, et sans poids de réalité matérielle. Dans la symbolique, si nous associons les animaux à des valeurs, c’est principalement pour répondre à des archétypes fondamentaux qui sont créés par nous et ne font référence qu’à ce que nous sommes ; c’est pour nous définir par leur intermédiaire. D’ailleurs, c’est l’homme qui construit la morale, la nature en elle-même n’est ni bonne ni mauvaise, c’est bien une preuve que nous ne parlons pas réellement d’elle. Dans les représentations des sociétés primitives l’analyse est la même : les hommes se servent des bêtes pour figurer leurs structures de pensée et leurs structures sociales, mais ces structures sont fabriquées indépendamment des animaux qui ne serviront que de potiches commodes sur lesquels on va plaquer une image qui au fond est humaine. Les causes de ces transferts sont culturelles, et dans toutes les analyses on tente de les expliquer de par l’intérieur de l’homme. Ils relèvent du domaine de la sociologie, de l’ethnologie ou de la psychologie, sans lien avec la science des choses ou l’éthologie (on retrouve l’opposition sciences naturelles et sciences 50
humaines). Par ailleurs, la description de la réalité scientifique est elle aussi particulière. Elle se dit décrire la nature telle qu’elle est, jusqu’à pouvoir être confondue avec elle. Elle est la réalité objective. C’est de ce fait, les animaux sans les humains : une description des propriétés des animaux et de leurs capacités indépendamment de nous. Cette double définition annonce clairement une imperméabilité des frontières entre humains et non-humains : la nature telle qu’elle est d’un côté, les hommes entre eux de l’autre61. Il y a les animaux toujours pareils à eux-mêmes et qu’on peut facilement étudier, et la vision symbolique, qui a pour auteur, acteurs et public les seuls humains – et bêta qui la prendrait pour la réalité. Nous aurions séparé les deux visions, objective et subjective. Mais dans les deux cas on oublie de parler de l’un avec l’autre. C’est comme si les animaux étaient ce qu’ils sont sans nous – et comme si nous étions des hommes pensants sans eux. Il était donc important pour moi de montrer ces deux aspects peu développés dans les sciences : d’un côté que les animaux ne sont pas que naturels, de l’autre que les projections des hommes ne sont pas que culturelles.
Présupposés scientifiques
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ous changeons notre manière de voir les animaux, avec les évolutions des sciences, cela paraît évident : l’épistémè évolue, nous l’avons vu au début de ce mémoire. Nous avons aussi démonté une partie de la « croyance » dans l’unicité de l’animal/animot. Mais il me paraît important d’insister de nouveau sur ce point. Encore aujourd’hui, les expériences qui mettent en jeu les animaux se soucient rarement de la distinction entre un animal particulier et son frère ou son congénère de l’autre bout du globe. Tous les mêmes rats de laboratoire, tous les mêmes singes, tous les mêmes réflexes. À ce sujet, Vinciane Despret nous a livré de nombreuses observations, notamment l’exemple de la comparaison 61 Sur cette opposition, voilà par exemple ce que j’ai pu trouver dans une thèse sur le symbolisme animal : « Dans ce cadre, il est fascinant de constater que la figure animale revêt deux réalités distinctes : la réalité objective du zoologiste et du vétérinaire, riche de données médicales, de taxonomie et de rigueur scientifique, et la réalité subjective de l’inconscient, de l’imaginaire et des croyances, où les animaux sont instrumentalisés pour créer des représentations totalement indépendantes de leur modèle biologique ». (Je souligne), Corinne Tzanavaris.
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des études de Charles Darwin et de Pierre Alexandre Kropotkine. Le premier aurait été influencé (entre autres) par l’économiste Malthus pour montrer que la compétition était un facteur déterminant dans la sélection des espèces, quand le second, anarcho-communiste notoire, n’aurait vu qu’entraide et solidarité entre les bêtes, appuyant ainsi par des causes naturelles ses idées politiques. Le fait est qu’ils n’étudiaient pas les mêmes animaux, et pas aux mêmes endroits. Si la surpopulation peut être un problème et un facteur de sélection dans les îles que Darwin a étudié, elle l’est beaucoup moins dans la Sibérie de Kropotkine où les conditions climatiques s’occupent allègrement de gérer les effectifs des populations, obligeant ainsi les animaux à mettre en place des tactiques collectives pour survivre. Ce qui apparaît clairement dans cet exemple c’est le présupposé, toujours présent, qui va d’abord mettre en doute l’objectivité et les humeurs de l’homme, avant de se demander si ce ne sont pas les animaux qui auraient pu, soudain, changer d’avis62. Les hommes peuvent être influencés, les animaux sont toujours pareils à eux-mêmes. Il s’agit là d’un réflexe d’objectivité des sciences : ayant l’habitude d’étudier des lois physiques et des cailloux, ils pensent que les erreurs ne peuvent venir que de l’humain. Mais cela va plus loin. Cet exemple est aussi l’illustration de la volonté des scientifiques qui voudraient à tout prix une étude des animaux qui soit exempte de toute intervention humaine. Or, comme le montre Bruno Latour dans les sciences des choses, l’expérience de laboratoire si elle se veut l’objectivité même, n’en est pas moins une construction sur le principe. La science est une manière particulière d’accéder au monde et de se le représenter. L’étude des animaux en laboratoire est une construction de leurs capacités, de leur intelligence ; d’eux-mêmes ils n’auraient pas eu les aptitudes qu’on leur trouve (appuyer sur un levier, trouver son chemin dans un labyrinthe, mémoriser des ordres en langue humaine, peindre, compter des disques en plastique...). Dans le même temps, étudier des animaux dans leur milieu naturel est synonyme d’intrusion, et donc de modification de leur environnement : comment être sûr de ne pas modifier leur milieu ? De même, comment être sûr de ne pas être influencé dans l’interprétation de leur comportement ? Les scientifiques ont du mal avec cette question de la subjectivité des animaux et de la subjectivité de l’homme. Soit ils refusent que les animaux changent en accusant les hommes de voir en eux ce qu’ils ont envie, soit ils veulent à tout prix supprimer les traces de l’homme dans leurs études en étant le plus « objectif » possible. C’est un mécanisme 62 Despret cite au passage un extrait qui rend compte de ce genre de préjugé à l’égard des humains (et non des animaux) « les animaux observés par les Américains foncent avec frénésie jusqu’à ce qu’ils tombent par hasard sur la solution. Les animaux observés par les Allemands restent tranquillement assis à se gratter la tête jusqu’à ce qu’ils aient élaboré une solution dans leur for intérieur ». Bertrand Russell, Histoire de mes idées philosophiques, 1961 cité dans Bêtes et Hommes
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qui tend de manière volontaire à évacuer toute intervention humaine de l’étude scientifique des animaux. Or les animaux changent, nous changeons les animaux, nous savons cela. Nous avons créé les saumons OGM, Eduardo Kac sa lapine phosphorescente Alba (par l’intermédiaire de l’INRA), des générations de sélection en élevage ont donné des animaux conformés et productifs63. Mais nous transformons aussi leur comportement. Tout l’enjeu de ce qu’explique Despret dans le catalogue de l’exposition Bêtes et hommes à La Villette est autour de cette question. Des loutres protégées qui deviennent diurnes et audacieuses, des éléphants névrosés parce que la chasse a délité leur réseau social et qui se mettent à attaquer les hommes, des loups qui abusent ostensiblement de la convention de Berne car ils se savent invulnérables. Le point de vue des humains sur les animaux change la manière dont les animaux se comportent. Ces exemples peuvent êtres enrichis par d’autres de notre quotidien : l’exode rural des renards qui s’acclimatent très bien aux quartiers des centresvilles, les cerfs qui apprennent à passer au-dessus des autoroutes sur leurs passages cloutés, ou les lapins qui préfèrent les ZI aux forêts. Que dire de nos chiens et chats, ces hybrides névrosés où « il y a quantité de cas où ils sentent maintenant que leur incapacité à parler est un défaut (bien qu’il n’y ait plus rien à faire) » ? Par ailleurs les géologues parlent aujourd’hui d’anthropocène pour désigner la nouvelle ère géologique dans laquelle nous sommes entrés et dans laquelle l’influence de l’homme sur le système terrestre serait devenue prédominante. Qu’on en tienne compte ou non, nous changeons ce qu’ils sont. C’est-à-dire que nous aidons à la fois à construire leur nature et à produire leur être. De là on peut se demander s’ils sont encore très « naturels ». La vision scientifique s’attachant particulièrement à les étudier indépendamment de nous, on se rend compte que nous sommes profondément liés à ce qu’ils sont. L’importance de cette liaison, de ce mélange n’est que rarement soulignée. Que fait-on de ces animaux hybrides, les OGM, les éléphants névrosés, les chienchiens, les sangliers qui rentrent chez Virgin, qui apprennent le code de la route, qui sont cynégétiquement gérés ? Sont-ils moins animaux que les autres ? Méritent-ils moins d’être étudiés que leurs confrères du fin fond de la jungle ? La question mérite d’être posée, tant la réponse n’est pas évidente. C’est un nouvel espace qui est défini avec ces questions, qui se situe au milieu, dans ce qui se passe ensemble.
63 A ce sujet voir notamment les livres d’Éric Baratay Le Point de vue animal, une autre version de l’histoire et Et l’homme créa l’animal. Histoire d’une condition.
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Sept frères, Adel Abdessemed Photographie, 2006
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Les animaux nous transforment
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arallèlement, il faut voir que les animaux nous changent, nous ne sortons pas indemnes de ces rencontres. Les animaux nous instruisent ; parfois directement, comme expliqué dans un article d’hier en page d’accueil de mon navigateur internet, où des singes qui font de l’automédication avec des plantes nous ont fait découvrir de nouvelles molécules utiles en pharmaceutique. Mais ils nous apprennent aussi des choses dans le « devenir avec ». Ainsi GeorgesAndré Haudricourt a pu écrire « Une question reste pour moi sans réponse : si c’étaient les autres êtres vivants qui avaient éduqué les hommes, si les chevaux leur avaient appris à courir, les grenouilles à nager, les plantes à patienter ? ». Ces questions mènent à des idées très proches de ce qu’on qualifiait la mètis, terme grec qui exprime en particulier « se mettre dans la peau de l’autre », adopter un instant sa vision du monde. « Rusé comme un renard », « malin comme un singe », « un œil de lynx », « une mémoire d’éléphant », ce sont là des expressions qui attestent de ce devenir avec. La mètis implique plus qu’une simple manière de parler, elle est « identification active » à l’animal, une « construction active de ressemblance ». Elle accepte que nous nous fassions traverser par des vécus animaux, qu’il puisse y avoir des interpénétrations. C’est ce que l’on décrit parfois chez le trappeur lorsqu’on dit qu’il devient animal lors de la trappe. Cette expression est vraie au figuré, mais nous allons voir qu’elle peut aussi engager le sens propre.
Transcendance
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our réussir à rendre compte que les projections ont une valeur qui n’implique pas seulement les hommes64, je vais m’engager dans une nouvelle voie qui part du regard en reprenant l’élan du premier texte de ce mémoire sur l’intensité du regard des animaux. Le livre de Jean-Christophe Bailly Le versant animal est tout entier dédié à cette question. Il tente de décrire, figer, métaphoriser ce moment où il est indéniable qu’une force indescriptible se dégage. 64 Et comment d’ailleurs a-t-on pu dire que cette prolifération de représentations, de mythes, de symboles n’est qu’un fait social qui n’implique pas dans le même temps les animaux qu’il mobilise ? Des représentations ne sont-elles qu’humaines alors qu’elles impliquent des millénaires de domestication, de chasse, de contact, d’adaptation et de vie commune dans un espace partagé... ?
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Pour essayer de caractériser ce qui survient, j’irai chercher du côté de la transcendance. C’est l’idée qu’on peut sortir de soi, être emporté par quelque chose, se dépasser dans un au-delà, lors d’une expérience que l’on apparente souvent au sacré. Car oui, d’une certaine façon il y a du sacré dans la rencontre avec un animal, tout comme il y a du sacré dans l’animal nous l’avons montré. Je mettrai donc en parallèle la nappe phréatique du sensible de Jean-Christophe Bailly, que je qualifierai d’une intuition fondamentale de l’altérité, avec la notion de transcendance développée par Levinas. Pour Levinas, la transcendance « est vivante dans le rapport à l’autre homme ». Ce n’est pas parce que le monde s’est rationalisé évinçant ainsi le sacré que la transcendance aurait perdu tout sens. L’homme n’a plus à chercher dans une puissance supérieure, dans un au-delà au-dessus et irréel, les motifs de sa transcendance ; il les trouve dans l’autre. En premier lieu, la transcendance naît de la subjectivité. Pourtant, la source de ce dépassement ne peut être en lui, car il y aurait un paradoxe, ou une fausse transcendance si le sujet se transcende lui-même (soit il se dépasse vraiment et se perd, soit il n’est pas vraiment sorti de lui). C’est la relation intersubjective, la confrontation de sa subjectivité à l’autre à travers son visage, qui pousse à la limite le soi, qui fait sortir le moi de soi. La transcendance ne vient pas de moi, elle est provoquée par l’autre, qui met en cause ma subjectivité en lui opposant son être, que je ne peux ni contenir ni assumer. La récurrence de l’idée du regard animal est capitale. C’est le regard, non les yeux, donc l’expression, l’entièreté qu’on perçoit, et qu’on peut rapprocher du visage de Levinas. Ce que nous voyons dans ce regard et qui nous surprend, c’est un autre qui est complètement autre. La force de l’animal se trouve dans son altérité, dans ce qu’il est « le plus autrui des autrui » comme le dérivait Lévi-Strauss. Dans cette confrontation, nous ne sommes pas rassurés, ce n’est pas de voir la subjectivité de l’autre qui par identification va me conforter dans mon moi. L’altérité a trop souvent tendance à être associée à la similarité, à l’alter ego : ce moi identique. Dans le même temps, le regard affirme les animaux, simplement, directement, en dehors de nous ; tout comme le visage atteste de soi en dehors du champ intersubjectif. Nous l’avons dit, la transcendance vient de l’autre, elle vient de l’autre dans la mesure où il vient questionner le soi dans son être pour soi ; chose qu’on ne peut faire seul. Le soi sort de sa tranquillité, de son dialogue avec lui-même, par la remise en question de cette autonomie par l’autre. Witold Gombrowicz a eu cette très belle phrase où le regard animal « surprit son humanité ». C’est parce qu’ils ont cette capacité à être complètement autre qu’ils permettent de ne pas renvoyer le sujet à lui-même, mais qu’ils le questionnent et le force à sortir de lui65.
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65 J’avancerai ici une thèse peut-être hasardeuse en affirmant que plus que le visage de l’homme, celui de l’animal nous transcende. Autant la subjectivité de l’autre homme nous est
Mais chez Levinas, la démonstration de ce bouleversement que l’autre provoque implique directement un rapport éthique : le visage est le lieu de la morale, il invoque par sa vulnérabilité la responsabilité de ne pas le détruire, c’est cette responsabilité il élève à la condition de sujet. La transcendance est l’éveil à la responsabilité de l’autre avant même celle de soi. La transcendance est morale et ce doit être la morale qui crée la subjectivité. Je ne veux pas discuter ici de pourquoi Levinas n’a jamais reconnu chez l’animal un visage ou un regard. Je dirai juste que dans la manière dont il traite cette notion, dans cette expérience d’un sensible qui est dit ne pas appartenir au monde de la perception, il est étrange qu’il n’ait pas reconnu dans l’œil d’un âne, d’une lionne ou d’un cerf ce que d’autres ont manifestement vu avant lui66. L’utilisation d’un argumentaire où le visage « se donne de lui-même universellement comme reflet d’un infini » peut être vu, comme le rappelle Élisabeth de Fontenay, comme une « dénégation de l’évidence perceptive ». Si « le plus souvent un visage ne se donne pas dans l’immédiateté du sens, qu’au mieux il se décrypte, et qu’au pis il faut l’imaginer »67, pourquoi refuser de voir dans l’animal ce que l’on considère ontologiquement acquis à un visage ? Je n’entrerais pas non plus dans les questions éthiques que cette approche induit, ce n’est pas ici le sujet. Ce que je souhaite conserver de la proposition que nous avons développée, c’est le principe que l’autre peut nous transcender dans un rapport dissymétrique. Il n’y a pas de réciprocité : dans la mesure où l’autre est différent, je n’attends pas de lui qu’il me ressemble. Dans le regard animal je ne suis pas remis en question en tant qu’humain, mais en tant que moi face à un autre qui atteste de lui. Dans le même temps, il prend une part active dans le processus par le simple fait de sa présence. La transcendance qu’il provoque chez nous, n’est pas une transcendance qui vient qui vient de nulle part, d’en haut, mais qui est horizontale. Le caractère sacré qu’ils inspirent ne vient pas de nous, il vient d’eux, et de la relation que nous établissons ensemble : ce n’est pas une divinisation que nous leur projetons mais qui est fondamentalement construite avec eux, produite par eux. Avec la négation de l’intériorité, de la subjectivité de l’animal, nous avons évacué les causes de sa sacralité. L’expérience du regard animal est un pied de nez chaque fois renouvelé à ceux qui veulent les objectiver ; mais aussi manifeste notamment par le langage, autant celle de l’animal est toujours en question. Cette indétermination ouvre plus encore au retour sur soi mais aussi à la sortie de soi, en apportant un questionnement sur ce qu’est sa propre subjectivité. 66 Je fais référence ici à l’âne du Repos pendant la fuite en Egypte du Caravage, à la lionne de Géricault et à La tête de cerf transpercée d’un flèche de Dürer. L’histoire de l’art regorge de ces exemples où le regard animal a su être capté avec une finesse qui montre, sans vouloir accorder aux peintres des intentions qu’ils n’ont pas eu, la sensibilité de l’attention dont ils ont fait preuve à l’égard des bêtes et que sûrement ils ont reconnue chez elles. 67 Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes, p. 683
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à ceux qui veulent les exclure de notre subjectivité. Le seul fait, ici, de persister dans l’existence, et de nous opposer leur « être là », les engage pleinement dans la construction d’un devenir commun.
Hybridation
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es démonstrations d’intrication de nos deux univers aident à regarder avec un œil nouveau notre rapport au monde. Mon idée depuis le départ, est que la séparation ontologique entre la nature et la culture, que nous avons intégrée comme un présupposé de pensée, est fausse. Cette distinction entre, les lois de la nature extérieure d’une part et les conventions de la société d’autre part, décrit très mal le cosmos dans lequel nous vivons. L’écart par lequel on nous propose de penser les existants n’a en fait rien d’un gouffre, il est traversé continuellement. Car comment donc décrire les liens que nous établissons avec les animaux ? Ils ne sont pas de l’ordre de la société puisqu’ils impliquent pleinement des non-humains, mais ils ne sont pas naturels. Dolly, la brebis clonée, est un animal, mais nous l’avons créée. Dolly est animale, technique, scientifique, mythique, culturelle, éthique, allégorique. On ne peut pas dire qu’elle est naturelle car autour d’elle c’est toute la société qui est engagée : des sciences génétiques aux philosophies éthiques, des rêves de l’homme ordinaire au rayonnement politique écossais. Mais elle ne peut pas être dite seulement culturelle car elle mobilise dans le même temps des microscopes moléculaires, des noyaux cellulaires, les lois de la mitose, les aptitudes à la gestation de Belinda sa mère porteuse... Tout comme les catégories d’objet et de sujet sont insuffisantes pour décrire la diversité des existants, la compartimentation en nature et culture ne permet pas de rendre compte des relations qui s’établissent entre les humains et les non-humains. Bruno Latour explique bien le processus qui voile ces échanges : « Les explications modernes consistaient donc à cliver les mixtes [comme Dolly] pour en extraire ce qui venait du sujet (ou du social) et ce qui venait de l’objet. Ensuite on multipliait les intermédiaires afin d’en recomposer l’unité par le mélange des formes pures. Ces procédés d’analyse et de synthèse avaient donc toujours trois aspects : une purification préalable [la séparation du monde en nature et culture], une séparation fractionnée [ce qui dans Dolly est naturel ou culturel], un remélange progressif [Dolly] »68. Ce modèle ne permet pas les transformations. Pour expliquer Dolly, « nous aurions plongé 68 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, p. 106
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alternativement la main soit dans l’urne qui comprend les êtres de la nature [et les lois biologiques qui permettent leurs transformations], soit dans celle qui comprend les sempiternels ressorts du monde social. La nature a toujours été semblable à elle-même, la société se compose toujours des mêmes ressources, des mêmes intérêts, des mêmes passions »69, il ne s’est rien passé. Ce que réfute Despret avec ses exemples c’est bien cette « tendance inscrite dans notre tradition savante : nous changeons, les animaux, quant à eux, apparaissent sous des jours différents, selon des représentations, des théories, des métaphores. Et ce sont ces théories et ces métaphores qui devraient à elles seules, rendre compte de la métamorphose de notre histoire »70. Si les éléphants sont névrosés c’est parce qu’ils ont cette « capacité naturelle » ; si nous créons Dolly les ressorts de la société seront les mêmes. Mais à travers les animaux on comprend que cette description est fausse. La nature, les objets, qui devraient être ontologiquement donnés, immuables, se transforment. La société, les sujets, qui devraient être libres des contraintes naturelles sont en réalité perpétuellement modifiés par les objets. Dolly remet en question autant ce que peut être la nature que ce que nous sommes, elle est « productrice de nature et constructrice de sujet »71. Les formes de nature et de culture données comme premières ne permettent pas de caractériser la pratique des transformations. « Nous n’avons pas besoin d’accrocher nos explications à ces deux formes pures, l’objet et le sujet-société, parce que ce sont elles, au contraire, qui sont des résultats partiels et purifiés de la pratique centrale qui seule nous intéresse ». Il faut donc repenser leur définition pour les placer, si ce n’est en formes dernières, au moins en formes secondes. Le but est ici de montrer que la séparation n’est pas donnée d’avance, sans vouloir supprimer l’idée qu’il y a des choses plutôt naturelles et d’autres plutôt culturelles. Le but est de révéler que notre description du monde colle très mal avec ce qu’il est, dans son devenir, son agir, sa pratique. Les choses ne sont pas a priori culturelles ou naturelles, mais que ce sont nos représentations qui classent les choses en plutôt naturelles ou plutôt culturelles.
Altérité de l’être
Derrière la nature et la culture, que trouve-t-on ? La pratique, des liens, des multiplicités, des choses qui se transforment. Ce qui importe maintenant, c’est de trouver une cosmologie, une nouvelle représentation du monde qui 69 Ibid. p. 109 70 Vinciane Despret, Bêtes et hommes, p. 157 71 Bruno Latour, op. cit. p. 153
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décrive et permette ces transformations, c’est-à-dire qui décrive bien la pratique. Sur cette question du devenir par l’autre, nous devons citer le texte de Gilles Deleuze et Felix Guattari dans Mille Plateaux : Devenir-intense, deveniranimal, devenir-imperceptible. Ce texte ne parle pas d’un devenir proprement animal, mais de la manière dont nous entrons en rapport avec les choses. L’idée un peu particulière qu’ils développent est que toutes les choses sont des multiplicités, elles sont constituées de particules qui entrent en rapport continuel les unes avec les autres, et que ces mises en rapport sont des transformations perpétuelles, tantôt mineures, tantôt importantes. Le devenir, c’est donc la façon dont les particules entrent en rapport et apportent une transformation. C’est pour cela que devenir, c’est toujours devenir-autre. Devenir-animal n’a donc rien à voir avec imiter un animal particulier : c’est se sentir comme une meute, une multiplicité de particules toujours en mouvement et en transformation. C’est percevoir le corps non pas comme un organisme fini, une forme parfaite et limitée, un individu (littéralement ce qui ne peut pas se diviser), mais comme une forme imparfaite et ouverte, un assemblage de molécules qui se modifie continuellement par sa mise en rapport avec des molécules extérieures. Deveniranimal, c’est sentir son moi se dissoudre, se placer à un niveau moléculaire où l’on découvre le mouvement de ce qui nous constitue et les transformations qui nous affectent. Cette idée me semble très bien refléter ce que Bruno Latour pourra décrire par l’être-en-tant-qu’autre, qui n’est rien de plus qu’une nouvelle manière de définir les existants. Les êtres ne sont pas en eux-mêmes divisés (le mélange de formes pures qui était décrit auparavant), mais ils sont altérés. C’est-à-dire qu’ils sont le mélange de choses qui les altèrent, les prennent. Ils sont par l’autre, dans un devenir-avec. Ainsi, nous sommes ce que Dolly a fait de nous, tout comme Dolly est ce que nous avons fait d’elle. Nous ne sommes pas composés de multiples, mais possédés de toutes parts. Ni naturels, ni culturels. C’est un système, un ensemble de relations qui définit l’être. Latour, dans le livre Enquête sur les modes d’existence où il tente justement de définir ces modes d’existence, explique que l’enjeu et l’hypothèse centrale de cette enquête sont de montrer que dans un contexte où n’existent que l’objet et le sujet, « on ne peut déduire qu’un seul type d’être dont on parlerait de plusieurs manières » alors que ce qu’il tente de définir c’est « de combien de façons différentes l’être peut s’altérer, par combien d’autres formes d’altérités il est capable de se faufiler pour continuer à exister »72.
72 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, p. 168
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Que le cheval vive en moi, Art orientĂŠ objet Parformance, Ljubljana, 22 fĂŠvrier 2011
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Repenser les cosmologies
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ette nouvelle manière de penser les existants permet de mettre d’autres critères sur la justesse d’un système ontologique (pris au sens de Descola). Auparavant nous ne pouvions étudier les autres ontologies que par « la croyance que toutes les sociétés constituent des compromis entre la Nature et la Culture dont il convenait d’examiner les expressions singulières »73. Nous ne pouvions comprendre l’accès au monde des autres peuples car nous ne les voyions que comme différentes cultures ayant des fantaisies symboliques propres mais devant toutes partager un terreau de connaissances positives et aspirer à égaler la connaissance moderne prise comme prototype culturel. Or nous avons montré que cette représentation scientifique des modernes reflète inexactement la pratique qu’ils ont du monde. Si le monde ne s’articule plus autour de deux pôles, mais est fait d’êtres qui sont le résultat de multiples transformations, ce qui va être une bonne représentation du monde, c’est une représentation qui traduit bien les relations entre les êtres, les formes d’altérations des uns par les autres. Mais bien traduire peut s’effectuer de très multiples façons. Le deuxième critère sera aussi de ne pas oublier qu’il s’agit d’une traduction de ces transformations. Accorder une place juste aux animaux revient à rendre compte des modifications qu’ils peuvent entraîner chez nous autant que celles que nous entraînons chez eux, à reconnaître la place qu’ils ont dans ce collectif. Pour nous aider à comprendre en quoi les cosmologies différentes peuvent traduire la réalité de manière cohérente et par certains côtés plus juste que la nôtre, je vais revenir sur le cas de l’assimilation des animaux à des êtres divins. Tobie Nathan, ethnopsychiatre, dans Penser l’invisible74 donne une définition très intéressante des esprits (des djinns, son étude portant principalement sur les esprits d’Afrique et du Moyen Orient). Les esprits sont décrits comme des êtres chargés d’intentionnalité, qui peuvent nous posséder. Ils sont la plupart du temps invisibles mais peuvent parfois s’incarner, notamment en animaux. Ils auraient leur existence autonome et une influence sur nos vies, sans que nous les connaissions. Ils se manifestent lors de certains moments, comme les maladies, notamment psychologiques, et c’est à ce moment-là que nous entrons en contact avec eux. Les rituels religieux qui sont mis en place sont généralement le moyen d’identifier l’esprit responsable du problème, de la maladie, et de le connaître, de connaître ses caractéristiques. 73 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, p. 119 74 Tobie Nathan, Penser l’invisible, Gallimard, 2007
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Nathan les associe à ce qui serait chez nous des concepts dans une définition particulière qu’il a de ceux-ci. Il part du principe que ce n’est pas nous qui créons les concepts. Comme les esprits, ils ont une influence sur nos vies, et ont une sorte d’activité autonome en ce qu’ils peuvent exister sans qu’on en ait conscience. Par exemple la notion de justice peut nous avoir habitée avant que nous ayons explicitement formulé (ou découvert) son concept et ce en quoi elle repose. Avant de formuler ce qu’est la justice on peut être traversé par l’idée, le sentiment d’équité. Cela rejoint l’idée de Latour selon laquelle l’autre a la capacité de nous altérer. Si cette idée est facile à comprendre avec les animaux, où comme avec Frankenstein l’homme est toujours dépassé par sa création, elle l’est moins pour les objets et les choses. Pourtant comme les bêtes, il les dote de la faculté de nous transformer, nous prendre. C’est ce qu’il décrit par l’expression « nous sommes les fils de nos œuvres », désignant ainsi la manière dont on se fait posséder par ce que l’on produit, dont on est toujours un peu dépassé par les choses que l’on fabrique comme dans l’art où « chaque peintre pourrait dire que sa toile est « acheiropoeitos » (non faite par la main de l’homme) et pourtant il ne s’attend pas à la voir tomber du ciel toute vernie »75. C’est la même idée lorsque le sculpteur dit qu’il n’a que dégagé la forme qui se trouvait dans son bloc de marbre : on ne peut dire si c’est l’objet qui fait l’homme ou l’homme qui fait l’objet. Nathan se pose ensuite la question de savoir pourquoi, dans certaines sociétés modernes, les concepts n’ont pas complètement remplacé les esprits. À cela, il apporte deux réponses, qui nous intéressent ici particulièrement pour comprendre en quoi les esprits, et par conséquent les cosmologies primitives, peuvent rendre compte d’une manière différente mais juste de la réalité. La première, est qu’« à partir d’une approche conceptuelle, on est dans l’incapacité totale de penser quelque chose qui n’existe pas ». Pour exemple il propose la question de « penser un autre » ; nous l’avons vu la réponse classique sera l’autre c’est mon semblable, c’est le même que nous. Alors que les esprits, les djinns, les démons, les dieux, sont des êtres complètement différents et singuliers. La prise en considération des esprits est « une éducation à la connaissance de l’altérité », un éveil à penser des choses qu’on ne connaît pas, qu’on ne conçoit pas. La seconde, est que l’approche avec les esprits permet un type de connaissances inaccessible à l’approche conceptuelle, et a son efficience propre, intense. L’approche conceptuelle est entravée par ses exigences d’exactitude et de preuves. Il faut voir l’approche spirituelle comme outil apportant des résultats là ou l’approche conceptuelle échoue, notamment dans les soins médicaux. Dans sa pratique de la psychiatrie pour les populations migrantes, il admet que la guérison d’un patient se fait en acceptant que ce soient des esprits du dehors 75 Bruno Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux Faitiches, p.45
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qui interviennent sur le moi, et non le sujet qui est le seul responsable de ses problèmes. Il admet ainsi surtout qu’il y a dans l’esprit une notion d’autonomie, de non-maîtrise de ce qu’il va faire, de ses conséquences, qu’il n’y a pas dans le concept qui est inerte. Penser un animal comme un esprit, au sens où l’entendent Nathan et Latour, est une manière de rendre compte à la fois de l’altérité qu’il représente, et des transformations qu’il engendre. C’est une voie différente pour dessiner le monde, pour expliquer son articulation, qui n’est pas moins juste que celle des modernes et qui est sûrement moins contraignante.
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n partant d’un sujet précis, tenter de définir les animaux, j’en suis venue à aborder des thèmes beaucoup plus larges, mais cette ouverture était déjà inscrite dans le sujet de départ. En effet on ne peut pas définir ce qu’est un animal sans devoir définir au préalable ce que sont les existants, ce que signifie exister. Dans le monde occidental, on nous propose plusieurs couples d’opposition pour classer les êtres et ainsi définir ce qu’ils sont : objet et sujet, nature et culture, matière et pensée. Mais en approfondissant la question, je me suis rendu compte que ces catégories ne permettent pas de caractériser l’intégralité de l’expérience concrète. Les existants ne sont pas des essences, ils ne peuvent pas être donnés par avance comme objets ou sujets, ils sont des êtres constamment altérés qui sont transformés et qui transforment ceux avec qui ils sont engagés. Ils ne peuvent être définis en dehors des liens qui les constituent. Notre vision du monde ne correspond pas à la réalité, car elle sépare les choses en différentes réalités et ne permet pas de laisser passer les altérations. L’autoritarisme de la science qui oblige à penser les choses immuables au travers du concept de nature, nous empêche de comprendre ce que les autres hommes nous disent lorsqu’ils nous expliquent leur monde. Ils élaborent pourtant des cosmologies qui rendent mieux compte des liens qui unissent les êtres en ne s’encombrant pas des choses a priori. Le malaise dont je faisais état n’est que l’expression de problèmes éthiques que j’ai volontairement évités dans cette étude. Ces problèmes sont à considérer de manière plus globale. Ils sont la conséquence de la prise au premier degré d’un système ontologique qui nie l’intériorité des non-humains, et des répercussions que cela peut entraîner. Mais leur résolution ne peut passer que par une reconsidération complète de ce que sont nos collectifs, et au-delà d’accorder un statut de sujet aux animaux, il faut réviser ces notions d’objet et de sujet, et se défaire de la différence ontologique entre la nature et la culture. C’est à ce prix que l’on pourra avoir un rapport plus juste avec les animaux, mais aussi, avec les autres peuples. L’engouement actuel pour les bêtes dans l’art est peut-être le reflet d’un début d’évolution de notre ontologie, les artistes étant souvent à l’avant garde des changements dans les collectifs. C’est peut-être aussi à cause de l’expérience de leur pratique que les artistes sont accoutumés à ne pas croire les choses qu’on leur dit sur le monde, « Les artistes, se moquant éperdument du sujet comme de l’objet, passent justement entre les deux, sans effleurer à aucun moment ni le sujet maître de ses pensées, ni l’objet aliénant ». Et c’est aussi peut-être pour cela qu’ils ont toujours été, plus que les autres, sensibles à la question animale.
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Bibliographie : Essais : Élisabeth de FONTENAY Sans offenser le genre humain, Albin Michel, 2008 Le silence des bêtes, Fayard, 1999 Jacques DERRIDA L’animal que donc je suis, Galilée, 2006 Dominique LESTEL Les origines animales de la culture, Flammarion, Paris, 2003 Apologie du carnivore, Fayard, 2011 Jakob VON UEXKÜLL Milieu animal et milieu humain, Maurice MERLEAU-PONTY La Nature, cours au collège de France Phillipe DESCOLA Par-delà nature et culture, Gallimard, 2006 Claude LÉVI-STRAUSS Le totémisme aujourd’hui, PUF, 1995 La pensée sauvage, Mircea ELIADE Mythes, rêves et mystères Le mythe de l’éternel retour Michel PERRIN Le chamanisme, PUF, 1995 Emmanuel LEVINAS Altérité et transcendance, Fata Morgana/ Le livre de poche, 2006 Bruno LATOUR Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, Paris, 1991 Enquête sur les modes d’existence, une anthropologie des modernes, La Découverte, Paris, 2012 Petite réflexion sur le culte moderne des dieux Faitiches, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 1996
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Gilles DELEUZE et Féix GUATTARI Mille Plateaux, Editions de Minuit, 1980 Jean-Baptiste JEANGÈNE VILMER L’éthique animale, PUF, 2011 Gilbert SIMONDON Deux leçons sur l’animal et l’homme, Ellipses, 2004 Coordonné par Jean-Christophe GODDARD La Nature, Approches philosophiques, Vrin, 2002 John BERGER Pourquoi regarder les animaux, Héros-Limites, 2011 Jean-Christophe BAILLY Le versant animal, Bayard, 2007 Marcela IACUB Confessions d’une mangeuse de viande, Fayard, 2011 Jean ITARD Victor de l’Aveyron Michel PASTOUREAU Les animaux célèbres Carl Gustav JUNG, L’homme et ses symboles, Robert Laffont, 1990 Livres d’art et catalogues d’exposition : Charles FRÉGER Wildermann, ou la figure du sauvage, Thames & Hudson, Paris, 2012 Phillippe TOSETTI L’art de la chasse, JRP-Ringier, 2008 Bêtes et hommes, Catalogue d’exposition à La Vilette, Vinciane Despret, Gallimard, 2007
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Filmographie : David Fischli and Peter Weiss, Der Rechte Weg, 1983 Denis Côté, Bestiaire, 2013 Radio : « Sur les épaules de Darwin » Jean-Claude Ameisen, France Inter « Vivre avec les bêtes » Elisabeth de Fontenay, France Inter « Continent sciences », France culture, émission du 26 novembre 2012 Les compréhensions de l’animal avec Vinciane Despret Conférences : Benoît Mangin, Art Orienté Objet, esads 3 avril 2012 Dominique Lestel et Marcela Iacub, « Homme=carnivore ? », Festival Hors Pistes, Musée de la chasse 12 février 2012 Georges Chapouthier, « Les animaux sont-ils des gens comme les autres ? », Cité des sciences 2 mai 2012 Eric Baratay, « L’histoire vue du côté des bêtes », Cité des sciences 9 mai 2012 Philippe Descola, « Le dualisme homme/animal, une spécificité occidentale », Cité des sciences 30 mai 2012 Dominique Lestel « L’animal est l’avenir de l’homme » Ernest
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Table des matières : Introduction ........................................................................................................ 5 I : L’Autre............................................................................................................ 9 II : Vers une multiplicité des êtres au monde..................................................... 23 III : Dialectique des représentations.................................................................. 34 IV : Altérations.................................................................................................. 50 Conclusion........................................................................................................ 67 Bibliographie ................................................................................................... 72
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Remerciements : Persy, la réification de mes espoirs Pierre-Yves Morel Suzanne, Catherine, Myrtille et Denis Feré-Fogel Alain Della Negra Catherine Draperi (par avance) Maurice et Marie-Françoise Havet-Fogel Thot deux fois grand.
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