Contemplation - Au commencement de la fin

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Isbn : 2-9515739-2-8 Editions de l’Eau Régale


Contemplation Au commencement de la fin


Première Période Se faisant gloire de ses siècles à penser, à concevoir, à échafauder, l’homme sait-il toujours le bonheur de ne plus penser, de se laisser aller, et de retrouver l'être essentiel du premier jour de la vie ? L’instant est suprême en cette impression exquise de ne plus penser, de ne plus respirer, de ne plus exister ! de consciemment s'oublier. Etre sans dimension, sans 1


origine ni lien, entre la vie et la mort, tel un astre dans la nuit ; infiniment. J'évoque à ce jour la fin de tous les autres. C'est pour moi ce jour, chaque jour où j’inverse le cours du temps afin d’avoir pour réveil le soleil culminant, vivant ainsi sans boussole un moment sans intention ni projet, comme un jour sans lendemain. Longtemps je prolonge cet état où je me sais éveillé dans le sommeil naissant, ce 2


même sommeil qui, finissant, me fait émerger d'un bain de chaleur utérine pour me plonger dans la lumière feutrée du jour en gestation. Au sein du vide mental je gis, sans suffisance ni peine, tel un nouveau-né. Je suis, simplement bien, d'un honnête bienêtre. Parcimonieusement, je bouge les yeux, et tourne la tête, découvrant l’alcôve dépouillé où je me trouve comme pour la première fois. En son centre, au niveau du 3


sol, le matelas s’étend, engoncé dans une fosse de faible profondeur. Un rebord de bois massif fait la jonction entre la literie et la moquette. D'une section carrée égale à la profondeur de la fosse, il est vernissé d'une teinte de chêne doré. La tapisserie tellurique a le poil court et dense, elle exhale un azur de feu. D'un bleu atmosphérique, fixée par ses quatre coins aux quatre coins du plafond, une toile suspendue tient lieu de plafond. Des murs 4


anthracites ruisselle un crépis plastique neigeux. En prolongeant mon regard vers le côté opposé à la fenêtre, face à l'obscurité de la pièce attenante, je remarque un corps étendu, visiblement nu. Il a à mon regard naissant la blancheur incandescente d'une forge attisée. Je tends la main, et la pose sur le corps, doucement. Je touche, je palpe, je caresse, je ressens.

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D'une texture soyeuse, c'est une chair tendre de femme ; la chair fraîche — lisse, ferme et moelleuse — d’une jeune femme. Les volutes noiraudes de la chevelure ondoyante font somptueusement écho à la pénombre pubienne, obscure et transparente tout à la fois. Des seins opulents s'affalent sur la poitrine qui, modestement, pulse. Nonchalamment le ventre prend ses aises et puis s’étend, entraînant avec lui l'air chaud qui, par les narines, s'évanouit. 6


En suivant la chair du bras onctueux jusqu'à l'avant-bras crémeux, j'ai saisi la main juvénile aux ongles longs et rognés qui, d'un rouge écarlate, conféraient une note aérienne à ce membre étiré. Lentement je l'ai entraîné vers le corps tumescent qu'inexorablement je trouve le matin en venant au monde. J'ai affirmé la prise de la paume sur la hampe du membre pour lui imprimer un mouvement de flux dans le reflux. Avec

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onctuosité, j'ai flatté la chair terminale du crêpe érectile… Bientôt, j'ai laissé glisser le membre gracile pétri de sommeil, puis, d'un geste affectueux, lent, précautionneux, j'ai écarté les cuisses où se tenait caché l'organe indéfini de cette créature abandonnée — soumise à l'obscur seigneur de la conscience — ; dans la paume de ma main, le mou des cuisses me semblait fondre comme beurre au soleil. Je me suis roulé 8


jusqu'à lui, enveloppé par le voile exquis de l'inconscience qui m'animait. En lui, soigneusement, je me suis immiscé : il n'était pas là de béance, mais bien de la chair ; une chair moite, sirupeuse et chaleureuse, aussitôt suave et onctueuse, câline à souhait, impériale dans l'humilité. J'ai badigeonné ce sexe avec mon sexe ; en lui je me suis soigné. Je me suis couvert de son intimité., je me suis imprégné de cette femme jeune en laquelle je me suis 9


fondu et confondu. J'ai léché, j'ai sucé ; la bouche, les seins… Postérieurement, j’ai perçu des gémissements, d'abord timides mais ensuite plaintifs, émanant du sommeil qui se troublait ; la noblesse de mon offre n’en fût pas amoindrie, avec ferveur mon bassin prenait de l'ampleur, avec élan j'allais en profondeur. Le visage dodelinant de ma compagne se fronçait par endroits et, tandis que, m’épuisant à l’aimer, je 10


m'avachissais davantage sur elle, son bras sans vigueur tenta instinctivement de me repousser, en un élan vague, indéterminé. Il demeura, ainsi vain, à mon contact, sans insistance, avec un semblant de regret. Enfin, derrière les paupières, les yeux se découvrirent pour aussitôt se taire, sensiblement éblouis par l'éclat du soleil se faufilant par-delà les lames bleutées du store anodisé ; la blessure était là, aux yeux, dans les yeux. 11


Là, j'ai pacifié mon instinct. D’abord, j’ai bisé les paupières ; trouvant mon souffle sur les seins. J'ai ensuite embrassé la bouche ; d'abord gentiment, ensuite goulûment. Ma généreuse amie suffoqua. Elle s'étouffait lorsque je retirai ma bouche de la sienne qu'elle ouvra soudainement pour précipitamment aspirer une lampée d'air. A travers ses paupières bouffies, elle m'identifia. Elle s'apaisa. Amicalement, elle serra sa main dans ma 12


main et demeura, lasse, entre la veille assoupie et le sommeil incertain en lequel elle chercha à nouveau la tranquillité. Le visage se pencha, la joue sur le drap, avec nos mains entrelacées qu'elle venait de placer contre son front. Avec cérémonie, je recommençai à manifester ma présence en cette fille candide et cette femme savoureuse, très lentement, respectueusement. La toison ténébreuse de son pubis gonflé frémissait comme la fente profonde de son tout petit 13


corps bombé. Je sentis son bas-ventre se mouvoir en son cœur et s’émouvoir. Un sourire léger se dessina sur sa figure devenue radieuse avec sa mine pieuse… Sans m’épancher, je m’immobilisai enfin et à mon tour demeurai dans le silence ténu, fouetté par le sifflement des souffles, tiraillé par la conscience de respirer à nouveau ; lacéré, déchiré, mortellement rené dans mon sarcophage de chair lasse.

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Ainsi passif et rebelle, en Krystel mon corps intime fusionnait avec son corps intime. Le sien m’enveloppait, doucement, m’étreignait, autour de moi ruisselait. Il reprenait sa place en la mienne, celle que d’elle j’avais dérobée. En moi rosissait la vapeur de l’ardeur, mon sang refluait. Aujourd’hui, je connais la valeur du temps qui passe ; si vite, passe, défile, fuse… Je la connais depuis que du temps je ne suis plus le cours. Je sais 15


maintenant que rien n'est plus contraire à la vie que la vanité. Pour jouir, rien ne vaut une sincère humilité. Il ne faut rien ; il faut même moins. C’est l’humilité du créateur qui ne s’empare pas de son bonheur ; le fait créateur dont il n’est, après en avoir été l’invocateur, que le premier spectateur, le premier interprète. Il n’a pas créé, il a entrouvert une porte et a laissé venir ce qui était là depuis toujours. 16


En ayant dans le regard le témoignage onirique d’une certaine réalité de la vie, je songe aux gamètes innocemment déversés dans l’urne à double fond où ils deviennent des étoiles dans un océan cosmique, scintillant de leur impatience à réaliser un destin. Ils attendent leur jour et leur fin ; la vie et la mort mêlées. C'est au sommet de ma gloire que je me suis finalement retiré de ma compagne, en

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faisant de ma tumescence tenace le gage chevaleresque de ma passion pour elle. Il n'était pas là de meurtre dans l'amour, mais — ni sauvage ni procréatif — vraiment rien qu’un acte anodin. La relation n'est pas interrompue, ni même différée, mais plutôt bien reconduite, thésaurisée, investie, transfigurée. Dans le prolongement anatomique de mon linéament, je contemple une fois encore cette 18


chair dépouillée en vogue, offerte dans l'évanescence. Elle est une femme, une aventure parmi les fascinantes aventures de l’homme. Le temps est lourd dans la passion soudaine : à l’instant, il me survient… Je l’aime ! Telle est à ce jour ma raison de vivre jusqu’à demain…

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Deuxième Période Je me suis réveillé, j’ai été réveillé et je n’ai qu’une seule envie, — une envie identique à — celle de retourner dans cette nuit intime d’où j’ai été plongé de force et puis, de force été extrait. Je le veux, profondément, mais la nuit ne veut pas de moi. Aujourd’hui encore, bien malgré moi j’ai emporté une victoire sur la mort. Ce matin, la nuit est partie. Elle ne reviendra 20


pas avant ce soir. Je l’attendrai ; jusqu’à ce soir, jusqu’à demain, jusqu’à mon dernier soir. Le temps qu’il faudra, je la guetterai, jusqu’à ce qu’elle soit acculée à moi, qu’elle ne puisse se refuser, et qu’elle me soit soumise. Quand chaque jour est une renaissance à l’esprit qui doute et au cœur qui saigne, pour l’âme non identifiée qui ne s’identifie à rien, chaque jour, chaque éveil au monde porte en lui la douleur d’une naissance de 21


chair. Sur l’instant, je n’en peux plus de renaître entre les mains de mes yeux : au cœur de cette jeune femme exquise, torréfiée à point. Tellement, je souffre d’être en vie ; de cette vie cruellement belle. Je détourne le regard contemplatif qui révèle les filles à elles-mêmes, celui qui précède l’autre regard, le regard avec lequel je ne demande rien, celui avec lequel je butine leur corps, celui avec lequel je m’empare purement et simplement de leur âme. 22


Devant le miroir, je me regarde, et je ne vois pas moi. Je regarde ce visage à travers ce visage même, depuis le reflet de ce visage, comme une image distincte de moi, qui toutefois ne m’est pas étrangère. Je reconnais là les prémisses de ce qui, déjà, m’a tourmenté d’exaltation ; déjà, autrefois. Autrefois et à chaque fois, à chaque fois que je vais au ciel pour m’étourdir de l’étourdissant, de là où tout le monde gronde, vers là où les étoiles 23


fondent, quand j’ouvre les yeux et que mon cœur tombe, quand happée par le vide, la distance et le Tout, la conscience de moi se joue, quand le champ de vision se perd dans la concentration, de l’esprit qui se retire du monde et de l’âme et du cœur qui s’effondrent, quand je me sens face aux étoiles comme un prisonnier en cavale se débattant dans un champ barbelé, une clôture électrifiée, un ensablé qui s’engouffre d’autant plus qu’il veut échapper à son 24


sort, un émigré qui voit à l’horizon sa terre natale qu’il regrette avec nostalgie et que les ans éloignent chaque jour un peu plus de lui… Face à l’inconnu, perdu dans l’immensité comme un enfant qui est seul au monde ; il se replie sur lui pour avoir quelqu’un sur qui s’appuyer, pour ne pas flancher. Devant lui, le vide, rien que le vide, et tout au plus quelques points lumineux, témoins silencieux d’une vie lointaine, inaccessible. 25


Menaçants sont les regards qui se posent sur lui, même souriants ; terrifiants. Alors il pleure quand il sourit, de toutes ses forces, de son sourire il pleure pour, des lumières dans la nuit, faire de ses larmes des étoiles dans ses yeux. J’ai longtemps cherché dans l’errance méditative, dans le songe et dans la réflexion, la création à l’état pur. J’ai cherché à m’affranchir de tout, de ce qui déjà avait été élaboré ; je voulais 26


tellement, véritablement créer. Je me suis retiré du monde, et j’ai tout mis en œuvre pour l’oublier. Banni, damné, loin des yeux et surtout loin du cœur, ce monde du mensonge, de la lâcheté, de la barbarie, de la vanité… De cette quête aussi vaine qu’éperdue ne me reste que le cruel sentiment d’être… prisonnier. Et toujours aussi vivace : l’appel des étoiles…

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Combien de temps encore résisterais-je à l’appel de l’Autre Monde ? Il y règne une féerique magie, mais une magie aussi blanche que noire. S’abandonner suffit, mais lorsque l'autre monde surgit. Hhhhh ! La peur ; une peur qui pétrifie. C’était il y a quelques ans, avant… ou après… Avant après quoi, finalement ? Il y a toujours un avant et un après. Le tout, c’est le moment, l’instant présent. 28


Pour moi, c’est trop de temps en mon cœur passé loin de tout, et ce temps qui pèse a posé sur moi le sceau de l’absence. Etre et ne pas être, telle est ma volonté. Non pas ma volonté. Tel est mon sort que je devine ; condamné à être sans être, apatride dans l’âme comme libre d’esprit, attaché à rien de ce qui peut être, même de moi. Me voilà à nouveau, à nouveau plongé dans ce que j’ai tant adoré et tellement redouté, là où j’ai

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échoué, éprouvé par la peine et la vérité. A nouveau… mon ombre. Mirage de moi, je chancelle à me regarder disparaître au fond de moi, vacillant au regard éperdu de l’âme aux abois. Au moment de me quitter, je hoquette de tout mon corps, de tout mon être, de tout mon moi. Ce n’est pas le moment… J’éteins la lumière pour éteindre en moi l’image de moi qui transparaît et m’attire loin de moi. Je lui tourne le dos et je reviens 30


sur mes pas, sur la trace de celle qui m’a trouvé, celle sans qui je ne serais pas moi, bergère sans troupeau d’un loup qui se cherche et ne se trouve pas ; il traîne auprès d’elle, se perd, oubliant un peu qui il est, et pas. Troisième Période Eté. Lorsque je revins sur le lieu de son existence, une main de lumière 31


saupoudrait sur le corps féminin de la poudre de riz soufflé. Enveloppée dans les draps qui l’accueillaient, la jeune femme se tenait couchée. Elle s’était tournée sur le côté, le visage perdu dans le creux de son bras plié et de l’autre qui y passait de l’ombre ; de l’ombre comme une eau sur l’âme. L’aisselle lissée composait avec la lumière bleutée une onde harmonique ruisselant voluptueusement jusqu’à l’insondable galbe des seins. Le dos dans 32


l’ombre renvoyait aux confins de l’univers qu’il semblait porter, et son échine à une voie lactée, donnant relief à une troublante immensité : j’assistais à une éclipse de femme. Sur cette peau de lune dorée, comme de la poussière de pierres précieuses, en mes yeux j’entendais les clapotis légers, les clapotis infinitésimaux des perles de sueurs qui, de leur parfum raffiné, scintillaient en de splendides précautions, tout comme des sirènes, de sibyllines 33


invitations, de lointaines étoiles appelant le voyageur solitaire, susurrant au vagabond de l’âme. Mon regard se détacha un instant — m’offrant de reprendre mon souffle, de ressaisir mon âme —, et lorsque mes paupières se rouvrirent de s’être battues, en revenant à moi, tout autre fut mon impression de cet aperçu… Une mine de graphite glissait le long de ce corps dont elle soutenait les contours, 34


balayant de sa tranche molle les corps creux, en insistant sur les parties ombragées qu’elle recouvrait grassement de pénombre. Sur ce papier de soie transparaissait l’envers de l’endroit ; avec, en filigrane le tatouage de la féminité, et en relief la griffe de la femme. La beauté de l’intérieur supplantait avec allégresse la beauté des arcs et des flèches, en plein cœur, faisait sourdre la flamme.

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Je me surpris soudain à être un garçon curieux de la femme, de sa nudité, comme du plus beau secret du monde ; j’étais fasciné, obnubilé, charmé, admirablement voyeur. Autour de cette forme j’ai lentement tourné, longuement, tissant ainsi de mon regard avisé une toile pour la piéger, façonnant de son charme une robe d’ombre lumineuse fouettée par mes flots d’émotion, modelant mon esprit avec l’unique, et pour toujours, la splendide : la féminité. 36


J’ai vogué, j’ai scruté, j’ai admiré, j’ai chaviré, me rendant malade de ma maladie chronique : le désir. Femme au-dessus de tout. Par en-dessous, j’ai scruté son horizon interminable en pleurant d’envie, d’une envie de l’atteindre, de me plonger dans ses vagues intimes, et salivant de la rejoindre, dans ses profondeurs de lagune, d’heureusement me noyer ; dans le mou de ses cuisses, dans le creux de ses reins, balayé par son souffle mammaire, 37


réchauffé par l’éclat de ses yeux et son sourire charmeur. Impénétrable femme qui se refuse pour que d’elle ne reste pas, sarclée par l’écume, qu’une jarre fendue. C’est d’une neige d’argent fondue, le démoniaque sermon éternel qui prohibe le viol, lors même solennel. Imperceptiblement, je me suis retrouvé agenouillé, comme en elle, quasi évanoui, et je me suis mis à la contempler ; en moi

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la méditer, en moi la psalmodier, en moi l’aduler. Cette jeune femme avait la candeur des femmes conscientes et amies de leur féminité ; des femmes consentantes à l’amour. Elle avait le sommeil profond de l’âme en paix. Elle s’abandonnait à la vie, au bonheur ; ainsi s’y adonnait, disciple fidèle d’une divine catin céleste. Se doute-t-elle vraiment, ou bien s’étonnet-elle encore, peut-être s’effraie-t-elle 39


toujours ? de sa beauté, de ses effets, de sa forme, de son fond, de sa nature, de sa portée. Magique magicienne de son sexe, de ses seins, de son visage, de ses mains, de son cou, de ses fesses, de sa taille, de ses reins, de ses chevilles, de ses hanches, de son ventre, de sa bouche, de ses cuisses… Tout ce que gâche la vanité cultuelle, parce que la beauté se suffit à ellemême et qu’il n’est nul besoin d’en

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rajouter, quand louer la femme est la rouler par terre. J’aimerais être ce soleil qui la ravit, ce silence qui l’apaise. J’aimerais, ainsi la pénétrer et lui procurer ce bien-être qui l’enchante, tellement, lui faire ce plaisir. J’aimerais être la pluie sur sa peau, une pluie chaude, entre ses cheveux, au bout de ses cils, au bord de ses lèvres. J’aimerais être son urine, pour venir du troublant endroit et la voir du beau lieu, être sa 41


sueur pour émaner d’elle et l’enrober en dragée. Je voudrais, terriblement, lui donner du plaisir, un monstrueux plaisir, et la voir rougir, briller, s’enflammer, l’entendre gémir, râler, crier, la sentir vibrer, fondre, s’écouler. Je voudrais patauger dans son humus, me retourner dans sa terre profonde. Femme monstrueuse de beauté. Quelle naïveté m’envahit soudain ? Suis-je à présent naïf ou bienheureux ? Aujourd’hui, à ses pieds, je suis un 42


bienheureux, car bienheureux est l’amant d’une femme honnête ; honnête, non point d’une rectitude guindée, honnête avec elle-même. Femme qui s’abandonne au bonheur qu’elle appelle de ses vœux et accueille de mes mains, sur son corps, sur sa bouche, sur son sexe, expiant en lui ses écarts, ses erreurs, ses chagrins. O combien désenchanté et malheureux est celui qui voit la femme avec les yeux 43


de son esprit ; le malheureux ne verra pas la beauté, il sera dégoûté ou désemparé, mais il le sera pour la vie. Il n’y a de femme merveilleuse qu’au regard de l’enfant, parce que l’enfant lui va bien ; bien mieux que tout. Idéaliser — illusionner — est-il un tort ? Ce qui réjouit l’un déçoit l’autre, ce qui exalte l’un terrorise l’autre, l’essentiel de l’un est la futilité de l’autre. Qu’est-ce alors à dire ? 44


La vie n’est pas un rêve, mais une vie sans rêve, ce n’est pas une vie. Quand la vie est dure, femme, ne soit pas si belle, ne soit pas si douce, ne soit pas si sage. Femme ! soit inhumaine, soit cruelle, soit terrible. Ainsi sois que je puisse, en toi, me voir. Ainsi sois que je puisse, de toi, me délivrer, de moi. Que ma révolte, que ma rage, que ma colère puisse sur toi se déverser, car je souffre, si je souffre de moi, d’être loin de toi ; et si je 45


souffre près de toi, c’est d’être loin de moi. Ta bonté te va, et tes excès. Femme ! ne me sois pas l’être sublime que tu es. Sois l’être infâme qu’auprès de l’homme tu deviens ; celui qu’auprès de toi il devient. Si je ne peux, sur toi, me délier, me libérer, je me tuerai. En toi, je le veux, finir ma vie, et demeurer à jamais dans ton cercueil de cristal rose.

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Femme. Je donnerais ma vie pour voir à nouveau la vie comme un garçon découvrant une femme nue. Quatrième Période Automne. Cette nuit, une tempête s’est abattue. Au fond du jardin, le figuier a eu un bras cassé, le tronc éventré, et ses grandes oreilles se sont faites sourdes d’avoir trop clamé du clame des mourants 47


et des revenants. Une de ses branches était brisée, coincée entre ciel et terre, suspendue entre la vie et la mort. En le voyant dans cet état, je me suis vu moi. De ma fascination enjouée pour les catastrophes naturelles — manifestes pour la vie par excellence —, j’avais fait mienne en moi la délinquance ordinaire de la Nature en furie, le vandalisme suicidaire du révolté et du désespéré qui, aux consciences étourdies, assoupies, 48


assassines ou alanguies, s’achève et se maudit. Perdu dans mon désert de silicium, errant dans les lignes brisées d’un écran d’ordinateur, je romançais un instantané de vie lorsque, devant les éclairs de l’orage qui commencèrent à perturber le secteur, je pressentis avec inquiétude et attention l’ampleur du phénomène qui ne tarda pas à se déclencher… la machine éventrée.

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En une fraction de temps, l’équation ultime était résolue : je venais de perdre le fil de la vie ; son avatar, un brin de folie. Moi qui suis apparemment en ce monde, je venais certainement de disparaître en l’Autre Monde. Devant l’écran noir et le silence relatif soudain, j’éprouvai le sentiment que l’on éprouve lorsque l’on devine qu’une irrémédiable catastrophe est arrivée ; quand il n’y a plus rien à faire, quand 50


alors l’abattement, la résignation, la renonciation et l’apaisement se posent en absolus, quand les bienfaits de la mort apparaissent au grand jour. Des mois de torture, de persévérance et d’acharnement, en un instant, furent effacés de l’ordre des contingences comme du cours des événements ; anéantis comme s’ils n’avaient jamais existé. Une vie d’esprit venait de prendre fin, une vision du monde crevée ; la vie de l’au-delà foudroyée. 51


C’était l’œuvre d’une trappe intemporelle et sans dimension où les injustices et les merveilles disparaissent sans laisser de trace ; l’ordre tyrannique sans appel. C’était le cruel et impitoyablement merveilleux destin de la mort. Je survivais en apnée, suspendu au terrible constat, comme commotionné. De rage en nage, la tempête haletante m’a rappelé à la réalité, d’un bouche-à-bouche m’a réanimé…

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Dans ce moment ensorcelé de face-à-face avec la nature déchaînée j’eus, comme des prémices amoureux et les dernières visions d’un mourant, une forte pensée pour celle qui était à mes côtés et qui n’avait pas mot prononcé. A la lueur des éclairs comme à la flamme d’une chandelle, dans les soubresauts lumineux de la voûte céleste, elle s’était silencieusement approchée, et elle avait posé ses mains sur mes épaules ; épaules 53


dans le reflet de l’écran noir que je trouvai trop massives pour elle, trop lourdes, trop imposantes. Entre ses mains, j’éprouvai le sentiment d’être mon principal défaut, les autres ne faisant que suivre : j’avais pour défaut majeur de ne pas être un enfant. Il fallait un enfant à ses mains ; un enfant que je ne ferai pas venir ici-bas, pas comme ça, comme quand il le faut. « Comment peux-tu rester si longtemps avec cette machine ? », me demanda Krystel. 54


« Parce que tout est simple avec elle. ». « Ah ? Et bien, je ne trouve pas ! », s’exclama-t-elle en se détachant de moi comme de « cette machine ». J’ai quitté l’écran noir des yeux pour me tourner vers cette créature ravissante que la lumière vacillante rendait troublante. « La relation avec elle est tellement élémentaire qu’elle en est franche, sincère, parfois exaspérante, mais tellement apaisante ». C’était une explication comme une autre. 55


C’est ainsi. Pour tout ce qui concerne les actes élémentaires et impérieux de la vie quotidienne, je préfère traiter avec les machines. L’être humain est trop confus pour être sincère. Le rapport humain, je le réserve au seul véritable rapport humain : celui qui déborde de compréhension mutuelle, celui exempt d’impératifs et d’exigences sociales ou professionnelles.

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Le tonnerre tonnait, l’orage grondait, les éclairs jaillissaient, la pluie battait, le vent soufflait, fort, soufflait. Sur le cou des ténèbres passionnées, l’éther gonflait les veines électriques. Le temps semblait se dilater et l’espace se contracter, comme accouchant dans le cri et les larmes d’une force terrible, d’une femme féminine, d’un diable au corps. Implacablement, l’ordre naturel des choses suivait son cours.

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L’humilité s’imposait, l’attention, le calme, la sérénité ; les vecteurs de l’Amour. C’est là, dans ces moments radieux de nature frénétique, que resplendit un foyer, une présence complice et affectueuse. C’est face à la Nature, absolument, que chaque sexe redevient à l’autre la chose la plus merveilleuse qui soit. Alors, chacun revient à l’autre comme le charmant souvenir d’un désir primal, d’une affinité universelle, comme la sève 58


d’un monde végétal en soi que l’on a cessé d’entretenir ; un monde végétal toujours prompt à recouvrir les mondes déchus. Ce souvenir fait resurgir une seconde nature, une nature oubliée, fossile et ressuscitée… Ma belle s’était appuyée contre moi. Krystel, elle avait laissé glisser ses bras autour mon torse. Je sentis avec émotion la tendre puissance de sa poitrine, la rémanence de ce relent délicat 59


qui me prenait l’esprit et qui était celui de son corps, de son souffle. Je me dis alors que chaque sexe est bien pour l’autre ce qu’il a de plus précieux en ce monde. Il n’y a rien d’autre. Cette nuit, il n’y avait rien d’autre. Krystel. J’aime son silence dans sa présence et sa voix dans son absence. Cette jeune femme m’équilibre et me complète ; femme avec qui l’image et le son se conjuguent sans se confondre, comme les chiffres et les 60


lettres, comme l’homme et la femme, concevant que l’un doit s’effacer lorsque l’autre paraît, se taire lorsque l’autre parle, noter lorsque l’autre pense. Elle n’est pas ma moitié car elle ne me divise pas. Elle n’est pas mon tout car elle ne m’écrase pas. Elle m’est l’air, l’eau, la terre, le feu et l’éther. Je peux le dire : je suis de ses éléments, mais de sexe différent. J’aime sa façon de se tenir, de se mouvoir, sa façon de rire, de converser. J’aime ses 61


goûts, j’aime ses envies, et j’aime tous ses souhaits. Mais plus que tout, égoïstement, je l’aime comme j’adore le silence de la nuit. Plus que le silence : l’immobilisme, l’inertie ; le froid absolu, le vide total. Son absence de présences, l’absence de moi quand je suis éperdu d’elle. Pas un jour qui ne passe sans que je n’ai une pensée pour elle, ma bienaimée, ma captive, mon enchantée : ma mort.

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Elle qui tous les jours se tient là, à mes côtés. Elle qui m’attend, elle que j’attends ; impatiemment, avec hâte. Je la désire souvent ; profondément, avec fracas. Résolu à faire le premier pas, je la provoque parfois, essayant de l’approcher, de la cerner. D’elle, je m’appâte parfois. Elle, fugitive assaillante que je vois m’éloigner de moi, m’encercler, à mesure que je la cible, que je la conçois. C’est la mort dans l’âme que je reviens à la vie, une vie 63


sans âme restée auprès de celle que j’ai, en d’incessants va-et-vient, maintes fois quittée avant même de l’avoir abordée. En des fiançailles ardentes je me suis abandonné à la nuit, en des noces de ténèbres qui ont vu mes plus beaux jours de vie. J’entretiens avec la vie le rapport que j’entretiens avec la femme, que j’aime et qui me déçoit. Elle me déçoit

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quand elle veut me prendre la vie. Je l’aime, mais j’y suis allergique. Déçu par les femmes, je l’étais, parce que d’elles, précisément, je me faisais une belle idée : la raison d’être déçues et dégoûtées par les hommes qu’ont les filles idéalisant l’homme, c’est la raison d’être déçus et dégoûtés par les femmes qu’ont les garçons idéalisant la femme. Il m’apparaît : l’attrait des femmes 65


diminue avec la profondeur du regard. S’il est difficile de reconnaître que les hommes et les femmes sont exécrables, ô combien il peut être terrible de parler dans le vide comme de parler au passé ; c’est le plus souvent avec nostalgie ou amertume, mais toujours de l’amour et des choses fanées.

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Un jour, les unes après les autres les femmes me sont apparues. Des femmes que je voyais je me suis soudain intérieurement écrié : « Quelles sont laides ! ». On dirait des hommes, mais ce sont plutôt des monstres bisexués, d’horribles hermaphrodites ; comme des monstres à double tête ou à double train issu d’une mutation

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par radioéléments, elles ont un double sexe, une double face. Comment en suis-je arrivé là ? La chose féminine est à jamais une merveille en soi, mais globalement parlant, les femmes sont… Comment dire ? Surfaites : drapées, fardées, parfumées et cultivées pour dissimuler leur véritable et repoussant aspect.

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Leurs chairs, leurs effluves, leurs formes… Les femmes ont bien raison de ne pas vouloir exister à travers leur beauté car c’est, avant vingt ans et après vingt ans, avec la certitude de ne pas exister. Des femmes, je retiens ce que je peux voir des hommes. Et quelle abomination pour un homme que cette impression répugnante de coucher avec des hommes ! 69


Réalisent cela, certaines font état de beauté intérieure en ne réalisent pas combien hideuses elles sont à l’intérieur, autant sinon plus qu’à l’extérieur. Je les regarde, je les interpelle, je les écoute… De tout ce qui me vient d’elles, il me vient des pensées morbides : je leur couperais la langue, à toutes ! je leur couperais le sexe. A toutes les femmes sauf à toi, jamais de la 70


vie ! C’est totalement impensable ! ma belle Krystel, ma pure, ma sincère, mon authentique femme, jeune et succulente femme. Non, pas de misères pour toi, mais rien que des délices. A mort toutes celles qui ne sont pas toi ! De leur sale langue de vipère coupée j’en ferais pour toi un vaccin contre la mort, et de leur misérable sexe funèbre j’en ferais pour

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toi une potion contre le mauvais sort. Mais comment te regarder dans les yeux en ayant ça en moi ? Je devrais moins regarder et davantage ressentir. Quelle espèce d’homme est celui qui ne frétille plus devant la femme ? Certainement pas un homme heureux. Pour moi, il y a avant Elle, et après Elle : Krystel. Une femme gracieuse, enfin ! 72


Une femme féminine ! Une fille avec un corset de femme confectionné dans une étoffe de fille tissée par une main de femme… Joli brin de femme si doux à la main et si moelleux à la bouche, je te tiens ! Quand vient le temps de l’immortaliser, il me vient à l’esprit combien bien en peine je suis de la décrire ; sa féminité. Qu’est-ce donc à dire ? Quand le sexe féminin se définit par ses absences, la féminité se définit aussi par son 73


absence. Si elle n’est pas, cela se sait. Quand elle est, cela se sait aussi. Une femme a la féminité ou elle ne l’a pas. La féminité ne se simule pas ; ni par l’habit ni par le fard. Il ne s’agit pas même de la voir ou de ne pas la voir, la féminité force l’âme en laquelle elle s’immisce et se révèle. On la sent, on la sait ; elle se fait sentir, elle se fait savoir. En présence de la féminité, un autre moi, sans effort, se révèle en 74


l’homme ; au fond de ses yeux comme en son for intérieur. Elle frappe comme une grâce. A l’âme qu’elle frappe, elle dit : « C’est moi ». Et l’âme le sait comme depuis toujours : la grâce qui touche la femme donne la féminité, la grâce qui touche l'homme donne la masculinité. La grâce, c’est l’écriture dans l’âme — la mort dans l’âme —. Pour toi j’écris, tout de toi, avec toi, grâce à toi.

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Cinquième Période Il neige. L’altitude est ici de zéro mètre, la saison d’hiver n’est pas de saison, mais il neige. Dans la couverture neigeuse le silence se fait ; le calme, la volupté. D’une grâce aquatique, les flocons tombent : ils tombent de la terre pour rejoindre le ciel. A travers la froide clarté de la diaphane lumière enneigée,

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dans par le manteau blanc de la femme hivernale, je me souviens… Un jour que je m’égarais dans le sillage d’une fragrance légère si naturellement légère qu’elle me semblait l’air ambiant d’un décors champêtre à la recherche duquel ma tête s’était mise à virevolter, je la découvris, battue par le flot de la foule empressée, noyée dans la marée montante des consommateurs empoissés. Dès que je l’ai vue, je ne l’ai plus quittée des yeux… 77


Je la regardais faire… Elle faisait acte de société, de civilité. Je la détaillais… Je détaillais ses mains de nymphe entre la paume et les doigts desquelles j’imaginais bien prendre forme, entre ses allées et venues, douces et voluptueuses, devenir un homme, et sur elle jeter un puissant dévolu… au bas de son dos, là ! biser ses hémisphériques joyaux, les aimer dans leur rondeur de suc et de chair en laquelle je brûlais de mollement enfoncer 78


mes canines. Là où je ne voyais qu’elle, j’imaginais glisser une main, glisser tout entier entre elle et elle, et me retrouver au plus profond de son âme, entre la chair et le sort. Moi qui en ses reins imaginais devenir homme, à l’approche de ses seins je sentis en moi trembler un enfant. Ni l’un ni l’autre, de moi à elle, je n’étais plus rien, rien qu’une ombre se traînant à ses pieds. Je m’étais avancé et je m’étais mis à chercher son visage du regard, me penchant 79


à son côté pour, dans la soyeuse chevelure sombre et ses mèches bien plus sombres, le voir. Elle avait levé la tête et avait prononcé : « Oui ? », le regard écarquillé, le sourire accueillant, le ton enchanté. Oui, c’était bien elle ; la femme en moi, depuis toujours… mon anima. C’était jour d’émotion, de trop grande émotion… j’en ai perdu la voix. Je ne m’attendais pas à ça. Toutes ces jeunes filles, si adorablement nimbées par l’espoir du grand amour, ces 80


jeunes femmes, si joliment torturées par la quête d’une féminité, de partout, toutes ces femmes, si sensuelles, si désirables, riant, murmurant, les jupes courtes et les bas Nylon, arrogantes et très fières, la tête pleine — avec ou sans intelligence —, d’illusions ou d’ambitions, la poitrine gonflée — avec ou sans soutien-gorge —, se balançant sous les épaules nues… On dirait des papillons ; une myriade de papillons. 81


J’aime, ô combien j’aime, suivre les femmes dans le sillage de leur parfum, ainsi, à la trace les deviner et m’enivrer ; deviner leur intimité et capturer leur âme. Le plus souvent, elles sont leur parfum ou leur habit, leur sexe ou leur mari, mais elle, elle était elle, un joli brin de femme en devenir. Peu de femmes valent la peine d’être remarquées, mais celles qui valent cette peine valent toutes les peines du monde. 82


En tout ce qu’elle faisait, elle ne faisait rien : elle ne brassait pas l’air, elle ne faisait pas éclat de sa voix, elle n’agitait pas l’esprit, elle ne remuait pas terre ou ciel. Elle était là, simplement elle, bel et bien un être en soi, rayonnant d’une divine vividité. Elle était à mes yeux un phare dans la nuit sans fin du navigateur errant. Confronté à moi-même, je ne disais rien, me faisant à l’âme qu’elle était La femme 83


entre toutes, « la mienne », si bien qu’elle se troubla, et de moi qui la reflétait dans mes yeux, elle se trouva renvoyée à elle-même, à son image, à son identité, en semblant intriguée par la découverte mémorable qu’en elle je venais de faire. Je n’en revenais pas. Cette jeune femme m’a réveillé à une émotion que j’avais depuis longtemps refoulée, elle m’a réanimé d’un sentiment que j’avais profondément perdu. Ces

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quelques mots, c’est pour lui dire merci : merci. Bientôt, elle s’en alla, assez discrètement, me certifiant de sa vapeur sucrée qu’elle était bien la personne que je voyais. Je ne bougeais pas, j’étais obnubilé, saisi par la silhouette fantomatique qui s’éloignait, en moi se rapprochait. La suivre aurait été me dessaisir de ce qui m’enchantait. M’en tenir là a été la source d’une intense détresse ; la terrible détresse 85


de l’enfant qui, par sa mère, se voit abandonné, la détresse de l’amoureux qui, par le sort, se voit privé de son amour. Krystel. Ses hanches sont avec l’air une coque prise dans la houle : elles tanguent imperceptiblement, oscillant dans le mouvement sans choc et sans rupture. Elle ondoie latéralement, de part et d’autre de l’arbre de vie. Elle serpente, marquant de ses pas déliés la femme qui passe. Avec fluidité, son corps s’écoule, ses jambes 86


avec souplesse. La plante des pieds enrobe la marche, les talons effleurent le sol ; elle défile sur un coussin d’air. De ses chevilles posément, de ses mollets délicatement, jusqu’à ses cuisses effilées, elle épouse le mouvement. Sylphide allure que la sienne ! En la contemplation d’elle, entre le regard et l’esprit, je vois se faufiler un air félin légèrement turbulent… C’est une main glissant entre ses jambes, et une autre qui 87


enlace sa taille, entre ses doigts l’affine… C’est un esprit gardien des songes qui distille en elle son esprit et, sur la pointe des pieds, la laisse s’éloigner ; prenant soin d’effacer dans son sillage la trace animale de son passage. Véritablement, elle transparaît. Le décor, pour elle, se déplace, avec elle, grâce à elle. Elle module l’espace, formant avec lui une mélodie de corps et de lumière.

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Ses courbes façonnent les courbures de l’espace qui donnent son allure au temps. De la danse à laquelle elle se livre dans la gestuelle quotidienne, elle semble un mirage qui se façonne du jeu subtil de l’atmosphère, de la lumière, et de l’horizon ; elle me semble irréelle. C’est à chaque instant de sa vie un être qui renaît de lui, et s’évanouit comme il a surgi. C’est une mer de vagues jaillissant des sources

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profondes comme le courant d’air d’un typhon. Ses enjambées sont parfois encore celles d’une enfant cherchant, dans son apprentissage de l’équilibre, de la posture, de la vie, à placer son corps ; se faufilant dans un trafic imprévisible, esquivant une foule virtuelle comme fuyant les regards multiples, ici et là, avides et envahissants, virevoltant d’une direction à une autre, tout à la fois indécise et déterminée. 90


Galbé avec souplesse, verticalement sinueux, avec prestance, son dos projette tendrement les seins en avant. Alors on peut dire qu’en ce monde deux soleils culminent. Ses jolis seins ne lui pèsent pas, elle rayonne d’eux, mais dépassés par leur poids, Krystel n’aime pas que cela se voit, alors entre ses bras elle les cache parfois, mais parfois, même entre ses bras, je ne vois qu’eux.

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Dans la cambrure des reins, les fesses élégantes, parcimonieusement rebondies, font du derrière la devanture de tout. Ni saillantes ni tombantes, ni larges ni étroites, impériales… les épaules ouvrent le décolleté au monde, aux regards, aux amours, à la vie. D’une poigne de fer, elles tiennent les seins pulpeux ; elles sont à croquer. Sous la rotondité mammaire se dessine une taille fine jusqu’aux hanches qui se détachent avec guère plus de 92


largesse que la distance donnant aux seins leur éclat. Son corps s’élève à une hauteur céleste qui donne à l’homme fait l’impression de regarder l’horizon, de l’avoir bien en bouche en ayant à l’esprit l’avenir devant soi. Elle se penche en avant… c’est le monde qui chavire, chavirant avec les seins qui, avec tenue, massivement se balancent, mollement, avec retenue. Sous les seins fermement suspendus, le soutien-gorge est une paire 93


de mains achevant de modeler une glaise dont on devine une texture massive de même force que celle du chêne, du granit ou de l’or. A l’encre blanche, les bretelles signent sur les épaules le nom de la prestance qu’elles gravent sur le promontoire de chair avec la griffe de la féminité. Ravissante jeune femme. Sa poitrine la statufie. Férue des petites tenues et non moins des grandes, elle procure à son corps les marques du temps présent, celui qui va et 94


vient, incessamment. Il établit avec lui une relation complice et sensuelle faite d’élégance dans l’aisance, de caresse dans l’arrogance, de force dans la tenue. En un même espace, en un même temps, elle se montre et elle se cache. Un peu farouche, il n’y a pas de violence dans ses refus, mais l’esquive de la violence, la crainte des heurts. Elle se détourne pour ne pas affronter.

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Saisie par la crainte de faillir davantage que par le soucis de parfaire, elle se saisit des objets avec un égard comme une grâce qui leur confère le goût de la préciosité, la valeur du sacré. Entre ses mains, tout un objet est de cristal, objet de déférence. A mes yeux, cette jeune femme ne touche pas, elle sanctifie. Elle est au proche inconnu comme à son père, quand son regard charmeur se teinte de malice, de timidité, de prudence, d’attention, 96


avec le soucis de l’accueil fait à ses propos. Il y a dans son regard celui de la jeune fille à qui se révèle avec délice, à travers le regard des hommes, sa féminité. Elle a connu ce moment unique qu’elle semble vouloir perpétuer, celui qui l’a tendrement contentée ; doucement, elle appelle à nouveau à lui.

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Sixième Période Appâtée par la promesse de quelques compliments, elle s’était laissée aller. On s’était donné rendez-vous dans un bistrot. C’était l’hiver. Elle était en retard, mais avant elle, j’étais également en retard. J’ai couru, elle a couru,, jusqu’à l’essoufflement. Nous nous sommes précipités, mais sans nous jeter l’un sur l’autre. La rencontre physique se réalisait 98


par le jeu de l’idée que chacun s’était faite de l’autre, mais la rencontre intime ne s’était pas encore produite. Nos êtres sociaux avaient fait le premier pas, encouragés en cela par ce que nos êtres spirituels envisageaient comme possible. Un fin pull à col roulé moulait son buste, un pull d’un rose ancien comme la couleur de chair fruitée proche de celle avec laquelle le rouge, naturellement, reprenait pour la soutenir, la couleur des lèvres ; 99


styliste dessinant une commissure ocre autour des lèvres qui se distinguent du visage pour s’affirmer. De l’onyx soulignait avec insistance le contour de ses yeux parce que son jeune âge lui faisait manquer de cette violence que la vie se charge de mettre dans le regard, dans la voix et dans le caractère. Elle avait dans les yeux aucune trace de larme, aucune marque de caractère trempé.

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A l’endroit de ses doigts mignons, là où le baiser se pose pour honorer, brillaient de leur éclat des bagues et des pierres de commune préciosité. Autour du cou, au bout d’une chaînette pendaient ses convictions. Passé un certain temps en sa compagnie, elle porta un regard sur sa montre dorée dont le cadran était calé sur le pouls, si bien qu’elle dû le prendre dans sa main et le

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tâter, afin de faire témoigner la vie qui passe, le sang qui dans ses veines coule. Elle avait à faire ailleurs tant elle ne s’ennuyait pas de la vie ; tout le contraire de moi. Elle avait la vie devant elle, une vie vers laquelle elle allait volontiers, une vie pleine d’amitiés dont elle mesurait chaque instant avec pragmatisme et faste modéré. A son âge, elle avait encore tous ses rêves. A vingt ans, que pouvait-elle

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avoir d’autre que des rêves, des illusions ? J’avais vu en elle une fille qui ne voulait pas avoir à se battre avec hargne pour pouvoir exister. Elle était née humaine et elle ne voulait pas, par la force des choses, devenir bête. Elle voulait vivre simplement, d’une vie saine et posée. Je lui ai demandé où était sa vie mais je ne lui ai pas exactement révélé où était la mienne ; cela n’avait pas de sens : je vis 103


dans ma tête. Comme la plupart des filles, elle a hésité devant l’inconnu que j’étais et elle a tergiversé avant d’avouer à demimot quel lieu l’abritait. Elle n’a pas immédiatement souhaité aller plus loin dans notre rencontre. « J’ai un peu peur » ; elle avait peur d’avoir subi un assaut dans des conditions similaires à celles dans lesquelles je l’entraînais. « Mais ce n’est pas de toi. Je me méfie aussi des filles que je ne connais 104


pas », poursuivit-elle. Elle révéla ainsi toute la vie qu’elle avait en elle ; ceux qui ne connaissent pas la peur de la vie étant ceux qui ne connaissent pas la vie, ceux qui croient qu’elle leur appartient, la vie de leur conjoint, ceux qui ne connaissent pas l’angoisse de perdre ce qui est cher au cœur. Aie peur, ma belle, mais que ta peur ne te paralyse pas. Mais n’aie pas peur, aie confiance ; aie confiance de la confiance 105


qui distingue les humains des animaux, celle qui permet, sans appréhension, de tourner le dos à quelqu’un. Je lui est dit : « Je suis végétarien. As-tu déjà eu rumeur de végétariens violeurs ? ». Cela n’existe pas davantage qu’une fleur violeuse d’homme. « Si j’avais en tête de te forcer à quoi que ce soit, avant d’essayer de t’abuser, j’essaierais au moins de te séduire. ».

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N’était-ce pas précisément ce que je faisais ? Pas vraiment. Je n’essayais pas de la séduire, mais d’infiltrer en elle tout ce qui était moi, afin qu’elle m’ait en elle aussi naturellement qu’elle-même. Séduire, violer… De bien étranges procédés : la séduction, ou la forme bienséante du viol ; c’est l’acte illégitime de l’illégitime. Je ne puise pas mon plaisir dans la détresse et la souffrance de la femme, mais 107


dans son propre plaisir. Femme : « Ton plaisir est mon plaisir ». Un chagrin est émouvant, nullement bandant. Les larmes ne conviennent pas en tant que lubrifiants. Quel plaisir ingrat pourrais-je avoir dans la détresse et l’effroi, les sanglots et les larmes de celle qui m’a ressuscité ? Elle avait déjà un compagnon, « un copain » avec qui elle ne vivait pas. Rien de bien sérieux, à mon sens. Avec lui, elle apprenait à faire ce qu’une fille ne peut 108


que rêver de faire avec son père adoré, qu’elle voyait comme « un homme grand et beau ». L’admiration infantile qu’elle vouait à son père la remplissait de la confiance en soi qu’ont ceux qui ont trouvé « l’amour de ma vie », ceux animés d’une foi, ceux qui nourrissent en eux le culte d’un dieu comme d’un objet précieux qu’il leur incombe de préserver. Elle avait une mission : vivre. En elle, elle protégeait son père, elle 109


couvait l’image qu’elle se faisait de lui. Cela lui donnait un air maternel fabuleux, puisqu’elle avait hérité des magnifiques attributs qu’elle reconnaissait à son secret amant de père : une belle stature, une belle beauté. « Tu peux avoir une voiture et un chien, cela ne doit pas t’empêcher d’avoir un vélo et un chat ». C’était mon avis. J’insistais. « Chacun t’apporte ce qu’il a à t’apporter ; ce sera tout à ton bénéfice. Moi, je veux 110


simplement avoir le plaisir de ta compagnie, et lui, s’il était l’homme de ta vie, tu serais déjà marié avec lui. ». « Qu’est-ce que tu en sais ? ! », c’est ce qu’elle m’avait lancé d’un sourire poli mêlé de révolte enfouie. Qu’est-ce que j’en savais ? Je n’en savais rien. C’était la vérité que je me faisais, celle qui me convenait, celle avec laquelle, sur l’instant, je me faisais un monde. Mon monde, en ce temps-là, était déjà fait 111


d’elle : Krystel. Sa compagnie me suffisait ; sans toutefois suffire à combler le vide qui m’inondait un peu plus chaque jour. Elle me réconfortait un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ; à la mesure de ce qui m’expulse du monde, me sépare de la vie. Avant de l’aborder, je m’étais demandé ce que je pouvais lui offrir. La réponse était : pas grand chose. « Qu’est-ce que tu veux m’offrir ? », avait-elle demandé, 112


enchantée par la perspective, la bonne intention. « La Lune, non… ce qui fait la vie », lui ai-je dit, en n’ayant de cesse de parler de la mort à travers tout ce que j’envisageais comme la vie. L’abstraction de soi, l’absence d’identification, la confiance aveugle… tout cela lui paraissait bien étrange, presque un peu dément, et même dangereusement suicidaire : la passion, la dévotion. Elle était une fille de son temps, une fille bien éduquée 113


pour devenir librement femme, volontairement épouse, sûrement mère. «Tu penses tous les jours à la mort ? », s’inquiéta-t-elle. Oui et non ; oui, tous les jours ou presque, non, pas vraiment, pas comme quand on y pense vraiment. Je marche un pas dans la vie et un pas dans la mort ; constamment, naturellement. J’y pense, mais je ne la pense pas ; surtout pas avec des pensées morbides. Elle est une composante de la vie ; ça, je ne l’oublie 114


pas. Elle conditionne ma vie ; mes choix, mes projets, mes espoirs. Je n’ai jamais vu de morts « en vrai », mais j’ai déjà vu la mort, la vraie ; ma propre mort. La mort, je sais ce que c’est. Je suis déjà mort une fois. La mort, je l’ai en moi. Dernièrement, sur une route que j’emprunte habituellement, mon regard s’est porté vers le ciel, saisi par les silhouettes jeunes et colorées qui 115


s’agitaient sur le plongeoir d’une piscine municipale. Je me suis un instant étonné de savoir cet établissement en activité ; comme si les traces, les circonstances, les espaces et les acteurs du passé auraient naturellement dû disparaître avec mon enfance. Il me revint alors : dans cet endroit même, il y a très longtemps… j’ai failli me noyer.

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A l’époque, je ne savais pas nager, aussi, c’est avec une certaine appréhension que j’essayais parfois de me dépasser : je me laissais perdre pied en pataugeant progressivement vers les profondeurs, avant de tourner sur moi-même pour revenir rapidement en arrière. A ce jeu, j’ai eu tôt fait de ne plus pouvoir revenir en arrière, et c’est sitôt à pic que je me vis couler… sans rien pour m’accrocher, rien d’autre que la 117


vision de la fille avec qui j’étais et qui me regardait d’un air dubitatif d’impuissance. C’est à ce jour que ma vie bascula dans je ne sais quoi : tandis que l’eau envahissait mes poumons, je découvris un état de conscience au sein duquel régnait une grande paix. Mon mental était déconnecté, je ne réagissais plus. Pendant un temps indéterminé — qui, selon toute vraisemblance, ne dura qu’un 118


instant —, je me trouvais nulle part et partout à la fois, dans un bain de blancheur ouatée ; ce que j’ai appelé « le bain blanc de la mort », que je compare aujourd’hui avec « le bain gris de l’orgasme ». Complètement détaché de mon corps et de moi-même, je me voyais avec les yeux de l’esprit tel que je me vois encore aujourd’hui : à côté de moi-même.

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Par je ne sais quel sursaut vital, je réussis à sortir la tête de l’eau et à m’agripper à la perche que traînait un maître nageur pour guider un enfant. Cette perche ne m’était pas destinée. Nul n’avait remarqué que je me noyais. Aujourd’hui encore, cet épisode de ma vie conditionne ma façon de percevoir la vie et d’orienter ma vie : de la vie, je ne vois plus rien, et j’oriente la mienne vers nulle part ; je ne m’appuie sur 120


personne, dans ma tête, dans son cœur, il n’y a personne sur qui je pourrais m’appuyer. Je conçois clairement que tout a une fin, comme un commencement, que toute chose, ainsi, ne vaut qu’entre son commencement et sa fin. Depuis ce jour, je marche un pas dans la vie et un pas dans la mort. Je gis dans un état perpétuel, entre un commencement et une fin. Je ne vis plus la vie, j’accompagne celui

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qui de moi la vit sans moi. J’erre, quand je ne me promène pas. Krystel me regarda avec angoisse et crainte, mais ne dit rien. Une fille qui sait se taire est bien faite pour me plaire. Savoir se taire est aussi précieux que savoir discourir. Lorsque je l’interrogeai sur ses rêves, le sourire revint sur elle, enchantée qu’elle fut, de pouvoir exprimer tout ce qu’elle avait sur le cœur, juste au dessus du sexe ; entre 122


le rêve illusoire et le réel espoir. Elle est néanmoins restée vague, « c’est personnel ». En fait, les siens étaient simples mais sains : une vie à deux avec le meilleur pour la fin ; le meilleur, c’était les enfants. Une vie faite de petits bonheurs quotidiens, des moments intimes et inoubliables. Avoir sa place dans la société, faire bon ménage à deux, être bien dans la vie, Je n’ai pu avouer mes rêves, particulièrement dans leur teneur obsessionnelle… De 123


toutes les choses qui me permettent de « tenir le coup », une me tient particulièrement à cœur : j’aimerais assister à la fin du monde ; la fin de l’injustice, la fin de la cruauté, la fin du mensonge. J’aimerais voir périr les arrogants, les vaniteux, les pervers, les cyniques, les prétentieux. J’ai longtemps cru que cette fin était proche sans réaliser que cette fin était la mienne. Partagé entre la déception et la lassitude, je redécouvre la vie avec tout de 124


même un certain plaisir ; mais ce n’est pas la même chose, ce n’est plus comme « avant », ce plaisir n’est plus naturel, il est réfléchi. Intimement, secrètement, j’espère encore sans plus y croire, alors j’en rêve… C’est ainsi. Je déteste appartenir à l’espèce humaine, je déteste être de son genre, je déteste être ici, et je déteste ne pas pouvoir partir d’ici sans avoir à mourir, parce qu’au fond je ne veux pas mourir de la mort d’ici, mais vivre de 125


la vie d’ailleurs ; vie d’ici qui se traîne aux pieds de ses morts qu’elle sème. Pourquoi voulais-je connaître la fin du monde ? Je ne le sais plus. Je ne sais même plus pourquoi je me suis battu. Etait-ce contre la vie, était-ce contre la mort ? Je ne sais plus pourquoi j’ai parié sur la vie en gageant ma vie. Je ne le sais plus. J’ai tout oublié ; jusqu’à moi-même, jusqu’à ma vie. 126


Septième Période Je reconnais que j’aurais eu davantage de plaisir à cette rencontre si Krystel avait été vierge ; mais néanmoins avertie dans son esprit, vierge des marques de la société comme libre des contraintes des femmes mariées, libre des entraves d’une femme prise dans le cercle infernal de la vie sociale, libre ou innocente… J’avoue que le

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plaisir vient à l’homme lorsqu’il prend cette liberté. Fouler une neige vierge, une forêt vierge, une terre vierge, une femme vierge… c’est un plaisir unique, un moment mystique, une magie céleste, une osmose féerique, une révélation de soi, une renaissance en soi… Je ne sais pas ce qu’il est advenu de sa relation avec « l’Autre ». Etait-elle avec lui lorsqu’elle n’était pas avec moi ? Je 128


n’ai jamais voulu le savoir. Je me réjouissais des moments passés en sa compagnie en voyant se profiler, chaque jour un peu plus, la fin de notre relation. C’était inéluctable, entre autres choses parce que l’union conjugale « ne passera pas par moi » ; je suis vacciné contre ce rite de passage, cette mutilation sexuelle, ce poison de l’âme, ce fléau de société, cette tare institutionnelle. Krystel accepte d’être

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suicidée par acte de mariage, j’en suis désolé. Longtemps, profondément, tout mon être est resté empreint de cette jeune femme : Krystel. Mon corps comme une pierre poreuse en laquelle ruisselait une eau, mon cœur comme une éponge pressée qui bientôt allait redevenir sec, et mon esprit à jamais en errance, le vague à l’âme. J’ai subi de plein fouet l’image que je m’étais faite d’elle, une image claquante et sanguinaire 130


qui empêchait toute autre concentration de l’esprit que sur elle. A mort, je l’avais « dans la peau ». J’ai le sentiment qu’une essence de son être, son âme ou bien une émanation d’elle, a occupé un temps — pendant son absence — le même espace que mon âme. Loin d’une présence en moi, c’était une essence en moi, une brume en mon esprit, un parfum en mon corps. A la date d’aujourd’hui, elle ne m’a pas vraiment quittée, elle semble avoir 131


intégré une partie de mon être. Une fusion s’est opérée, une combinaison d’âme, un complexe métaphysique. Elle est là, avec moi, faisant désormais partie de ce qui est moi. Elle me constitue. Je sais maintenant qu’il s’agissait de l’image que mon individu se faisait de ma mère. D’une certaine façon, j’ai flirté avec ma mère ; celle que je n’ai pas eu. J’ai traîné, j’ai erré, j’ai hanté les espaces où j’avais connu le plaisir de la 132


contempler, le privilège de la côtoyer. Là, en mon esprit surgissait la rémanence de ce qu’en d’autres lieux, jamais je ne pouvais voir ; les images merveilleuses d’une jeune femme amoureuse épousant chaque jour la vie. La mémoire des lieux, peut-être ; mémoire de l’eau, mémoire de l’air, mémoire des pierres., mémoire des formes. Je la revois encore, s’éloignant de moi, rejoignant sa demeure à travers un parc et un bois…

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Chacun de nous pour une raison particulière, nous avions le soucis de la discrétion. Je l’avais ramenée à son domicile, mais je l’avais laissée à quelques lieux de là. Elle devait emprunter un bosquet clairsemé afin de ne pas être vue. Cette précaution teinta la silhouette d’une allure féerique ; silhouette rompue par la course, elle donnait au corps l’apparence des arbres ombragés. Elle se faufilait, 134


sautillait, ralentissaient, avant de s’élancer à nouveau, par petits bonds légers, se tournant quelques instants en ma direction. Elle s’intriguait de moi, elle s’interrogeait sur mes intentions. Je la regardais, en elle comme en lévitation. Je me délectais, tout simplement, encore et toujours. Loin de moi et de mes paroles rassurantes, elle doutait à nouveau de moi. Il lui fallait réfléchir, prendre de

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nouvelles mesures, de plus grandes précautions. Bientôt, j’eus une autre vision, la vision fugitive d’une jeune femme se précipitant avec entrain et majesté dans un véhicule qui l’attendait. Je n’ai saisi que les derniers instants de sa diligence, au moment où je sortais de mes songes, de mes pensées, de derrière mes verres fumés. Ephémères et imprévus, ils en furent

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magiques à mon âme, précieux à mon cœur. C’est la dernière fois que je l’ai vue. Huitième Période Eté. Au milieu de la nuit, brusquement ! j’ai été réveillé, bouleversé par un profond malaise : le profond sentiment d’une intense solitude. Tout est noir, terriblement noir. C’est la nuit mais ce n’est pas la nuit. Ce n’est pas 137


la nuit comme l’absence de lumière, c’est le néant. Il n’y a, à mon horizon intérieur comme à mon champ de conscience, pas le moindre objet, pas la moindre forme, pas la moindre trace, pas la moindre présence. C’est l’absence totale de tout ; en moi comme en tout. C’est la solitude de n’avoir nulle part où aller — pas même en soi —, de n’avoir personne à friser — pas même soi —, la solitude d’être nulle part là, d’être prisonnier de soi. 138


Quand l’âme ne supporte plus de vivre en ce monde, elle se réfugie dans l’Autre Monde, et quand elle ne supporte plus de vivre dans l’Autre monde, elle se réfugie en ce monde ; l’âme égarée. Cela me paraît ainsi chaque nuit, lorsque las de la vie je m’abandonne à la nuit avec l’espoir de ne plus revenir ici, lorsque chaque nuit je suis chassé du sommeil par la peur, l’angoisse, la mélancolie… et que 139


revenir en ce monde maudit est pourtant salvateur. Je dirais en substance : vis ou meurs, mais ne reste pas entre la vie et la mort ! Je me suis donc échappé de moi, et me voilà là. J’ouvre les yeux au milieu de la nuit. C’est le milieu de la nuit, lorsque dans l’esprit le jour qui s’est achevé est aussi lointain que le jour qui doit naître ; le milieu de la nuit, durant un temps 140


indéfini au cour duquel, oublié le jour, ne reste dans l’esprit que la notion de nuit. Entre la pénombre de mon corps que j’ignore et, de la pleine Lune qui transparaît, la lumière cendrée que filtrent les stores, se dessinent les formes voluptueuses de celle qui est à mes côtés et qui en moi se tait. A mon regard, Krystel est bien là, voguant dans ses songes, mais en moi je ne la trouve pas. Sa chevelure masque son visage et le drap couvre son corps. Son 141


bras gauche se cache sous l’oreiller, et son bras droit ploie sous le poids de ses seins. A ce moment, de sa présence, de son existence, je ne sais rien, absolument plus rien. A la force de l’insistance, mon regard se troubla, ma vision se voila, et de Krystel ne me resta bientôt que les ondes nacrées et les ombres tachetées. Je la regardais comme si je regardais au loin, et je me

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voyais la regarder comme si je la regardais de loin. A la vue de cette ombre humaine, je me mis à éprouver le sentiment déchirant que j’éprouve inexorablement à la simple vue d’un astre ; le sentiment d’être « là-bas » chez moi — là où je ne suis pas —, le sentiment d’être, loin de moi, dans mon élément. J’ai alors tendu la main, et j’ai soulevé une mèche afin de dégager le visage ; une comète

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traversa l’écorce céleste. Son âme m’apparut ; en moi, la mienne soupira. J’ai approché ma face de son visage pour effleurer sa bouche de ma bouche, respirer de son air et m’enivrer… sur mes cils sentir ses cils et sur ma joue la douceur de sa joue. En me secourant d’une main sur sa chair, j’ai faufilé ma jambe entre les siennes pour placer ma cuisse entre ses cuisses, tout contre leur cœur. Sur ma cuisse, progressivement, je sentis un sirop 144


de lune se répandre et imprégner ma chair. J’ai glissé ma main entre ses seins, rejoignant la sienne dans le couffin moelleux attiré par l’attraction de la terre et soumis au poids de l’atmosphère. Sa main était chaude et moite ; la mienne le devint aussitôt. Tout contre ce corps, je revins à moi en suffoquant de bonheur. A nouveau, je me souvins d’elle, de Krystel, de son corps, de sa chair, de son sexe. Le bouquet de Krystel, la mélopée de sa voix, 145


l’arôme de sa bouche. Ses gestes affectueux, ses regards langoureux. Ses désirs ébahis, ses rêveries enchantées. Krystel qui aime être aimée, Krystel que j’aime aimer. Enivré par sa présence maternelle, je devinais mon âme s’apaiser, je sentais mes paupières s’affaisser. Le sommeil, lentement, me revint.

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Neuvième Période Aujourd’hui, je connais la valeur du temps qui passe. Il est vain de courir après la vie car on ne rattrape pas le temps qui passe. Je ne suis pas vieux, mais déjà, déjà j’entrevois le jour de la fin. Dois-je m’y résoudre ou le fuir en vain ? alors avec légèreté, me prendre au sérieux et vieillir, m’enlaidir, me mentir. 147


Quand les rêves se perdent, quand la mort se présente comme une évidence, quand la solitude pèse, engendrer un enfant se pose en ce monde comme la voie de la sagesse, en tant que dernier rempart contre la détresse ; cela s’impose à soi comme l’acte de survie élémentaire. La vie de chacun se réduit à si peu. Les jours de gloire se sont achevés sans même avoir commencé. A jeunesse 148


immature et douteuse comme arrogante et infidèle succède la vaniteuse suffisance de celui qui sait, qui a, qui est, qui peut, qui doit, mais qui ne fait rien, rien de rien. Cramponné à ses certitudes, il gravit ses marches, imperturbablement, comme une pierre qui roule. Il suit en menant, il obéit en ordonnant. Il se pose en absolu, il s’impose à la vie. Il traque le doute pour devenir grand, mais ce faisant 149


— prédateur de ses appels intérieurs —, il court à sa perte. Quelle lourdeur que les souvenirs, trop grande lourdeur des souvenirs qui bien trop pèsent. Je vois les plus jeunes gens, et je ressens l’éloignement ; un si grand détachement ! le sentiment de n’avoir plus prise, plus d’assise en ce monde. J’imagine ce qui m’attend. Je me vois, assistant le vague à l’âme au spectacle de la vie, aux jeux des 150


enfants ; sans plus aucun goût, plus aucun enchantement. Etrange sentiment : ils commencent leur vie, je termine la mienne ; je suis au bout du souffle, ils sont à l’autre bout. Je sais ce qu’ils apprendront, et ils savent déjà ce que je n’ai jamais appris. Je connais les réponses aux questions qu’ils se poseront, et eux se posent des questions dont je n’ai jamais cherché les réponses. J’ai découvert ce dont ils ne 151


soupçonnent pas l’existence, et ils soupçonnent déjà ce dont je n’ai jamais eu l’idée de chercher. J’ai vécu ce qu’ils ne vivront peut-être jamais, et ils vivront ce que je n’ai jamais vécu. Si j’essayais de parvenir jusqu’à eux, de communiquer, de partager ma vie, ce serait en vain. Je m’exténuerais à parler, je m’évertuerais à expliquer, mais ils ne m’entendraient pas, ils ne me comprendraient pas. Il y a un fossé 152


entre nous. Ce n’est pas le langage, non… ce n’est pas l’espace, et ce n’est pas le temps : une vie nous sépare ; l’instant furtif et insaisissable d’une vie, un clignement de paupière, juste un tout petit instant, l’insignifiante durée d’une dérisoire vie. Ils ne se doutent pas de ce que je vois maintenant. Ce qui fut est et sera, avec ou sans moi, ou qui que ce soit ; et inlassablement on demande de quoi 153


sera fait demain, et c’est pourtant certain… des mêmes choses qu’hier. Ils croiront pouvoir faire le monde ou le refaire, et ils s’épuiseront à se tromper. Tout continue comme tout a commencé. Il n’y a qu’une fin possible : celle du commencement. Ne pas se douter de ce qui nous attend, se laisser surprendre par la vie est encore bien le meilleur moyen de bien la vivre ; aimer être surpris, comme un 154


enfant. Embrasser son destin en répondant à ses avances. Vivre sur le souvenir est le plus certain moyen de mourir. Il m’apparaît alors : jamais je n’aurais été au cœur de la vie, je l’aurais simplement effleurée ou pire, évitée ; je n’aurais jamais consacré ma vie qu’à apprendre à mourir. J’ai le sentiment de connaître le sort de ces gamètes mâles qui finissent leur vie en 155


ayant échoué dans leur approche de l’ovule, de la vie ; le sentiment d’être une graine faite pour donner un certain plant, mais une graine qui n’a pas été placée sur le bon substrat. Il faut connaître ce sentiment pour connaître la nature réelle de l’avortement : c’est exclure de la vie, exiler loin du monde des vivants. Souvent, je devine que c’est à la fin de ma vie, seulement, qu’enfin j’aimerai la vie. 156


Et quand je songe à tout ce que j’ignore, mon regard fléchi, mon échine s’affaisse, j’ai honte. J’ai honte, non, plus vraiment ; savoir m’échappe. Je blêmis, je frissonne, je palpite, je rougis : tout ce que l’on ignore est tout ce que l’on ne vit pas, et paradoxalement, tout ce que l’on a à apprendre est autant de vie – autant de vies – que l’on a à vivre. N’avoir plus rien à apprendre de la vie est n’avoir plus 157


qu’à mourir. Merveilleuse est mon ignorance soudain car alors, ainsi il m’apparaît, sûrement : j’ai encore de la vie devant moi. Tellement de choses à faire dans la vie, tellement de vies à vivre… et tellement de vide dans la vie. Pour ne pas connaître ce sentiment de passer à côté de l’essentiel, la plupart des gens font des enfants. Ils les font et s’en défont.

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Ils se procurent une dose d’illusion ; juste de quoi tenir une vie. La vie ? Ce ne peut être que ces moments rares et éphémères qui nous extraient de la ronde incessante à laquelle on s’adonne pour rester en vie ; pas même, pour garder le rêve, l’espoir — de vivre, même heureux ou malheureux, de bien mourir, de connaître la vraie vie —. C’est dans ces seuls moments que la vie nous happe, nous étreint, nous réanime, 159


avant de nous abandonner à nouveau à notre terne destin. La vie a le goût d’un baiser ; amer et sucré. Un profond baiser ; avec la langue. C’est lui, le baiser, qui donne à la sexualité toute sa saveur, toute sa volupté. Le baiser réchauffe l’âme. Sans baiser, le sexe refroidit. Faire l’amour sans le baiser est comme se nourrir par le derrière, aligner des mots sans âme, sans musique, sans esprit. 160


Le commun des mortels s’abreuve de choses sans baiser, sans goût, sans vie ; que des accessoires futiles pour un plaisir égoïste et possessif sans don et sans retour. Il en est qui ne s’enrichissent pas de la vie, mais qui ne font que passer, ceux-là qui balaient les enfants qu’ils furent en privilégiant les adultes qu’ils deviennent, balayant de même d’euxmêmes une chose après l’autre, au 161


contraire de ceux qui cumulent les personnalités, devenant tout à la fois leur parent et leur enfant, leur homme et leur femme. Eux sèment. Ils s’aiment. Dixième Période Eté, fin. Le soleil s’alanguit. Le temps s’attarde. L’air fleure bon la rentrée scolaire ; le printemps social. C'est l'ambiance virginale du renouveau. Après 162


la fin, le commencement. C’est le meilleur moment de l’année ; empreint d’un nouvel élan, c’est le moment de la découverte. Et néanmoins, quand chaque chose commencée rapproche un peu plus de la vie, c’est déjà le pire moment, quand chaque chose achevée rapproche un peu plus de la mort. Il faut alors faire vite, vite recommencer ! Je suis retourné au Cour Montaigne. Le lycée n’existe plus. Cela a jeté le froid dans mon sang, la peine dans mon cœur. 163


La roue a tourné. Rien n’est plus comme avant. La mort est annoncée. C’est ainsi à chaque instant. Les choses disparaissent comme si elles n’avaient jamais existé. Ne reste d’elles qu’au plus un souvenir — un souvenir artificiel, un souvenir d’artificier —, un souvenir voué, à son tour, à disparaître. Ne reste que le monde imaginaire ; et de tout ce que l’on imagine, lors même et surtout pour s’évader,

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c’est tout autant ce dans quoi on s’enferme. C’est la mort après la mort. Je suis donc retourné plus en avant dans le passé, jusqu’au collège qui a été rénové. Là, j’ai retrouvé un espace que j’avais l’impression de n’avoir jamais quitté. Hormis quelques changements, l’endroit était semblable à lui-même. En un instant, j’ai cessé d’être moi pour redevenir celui que je n’ai jamais cessé d’être, l’enfant que j’étais. Dans mon esprit, une trappe 165


temporelle m’a transporté presque deux décennies en arrière. Dans mon esprit, ce temps passé existe donc encore ; mon esprit y a ses repères. Ainsi, si mon corps était rajeuni, je pourrais recommencer au commencement, dans mon esprit cela serait méconnaissable, transparent. Je me vois dans le corps de cet adolescent ou de cet autre, celui avec lequel cette mère se pince le cœur ou celui avec lequel cette autre se soulage les intestins. Est-ce 166


véritablement là qu’est la noblesse de l’espace public ? vouloir, savoir ou devoir mêler le pire et le meilleur. Je me détourne de l’immonde trou de derrière pour prêter une émue attention à l’adorable mère… Rare parmi les choses rares et précieuses, je n’ai de cesse de m’attendrir pour cette faiblesse aussi infantile que maternelle d’une femme pour un fils à qui elle a toute la peine du monde à s’opposer

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et à se refuser, fils à qui elle voudrait tout donner, parce qu’il voudrait tout avoir. C’est beau, parfois, tout ce que l’on demande à l’Autre, tout ce que l’on attend de Lui. C’est beau, parfois, tout ce qu’un fils attend de sa mère. Emouvants, parfois, sont les « non » des femmes, quand ils ne sont pas des « non » de refus et de négation, mais des « non » qui demandent : « Comprends-moi ».

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Femme qui s’affranchit des hommes à qui elle se refuse en tant qu’esclave, c’est en servante amoureuse qu’elle succombe aux besoins de son fils qui apprécie simplement comme un bienfait naturel la bienveillance maternelle. Pas un instant il ne se doute pas du constant déchirement qui, sur sa mère, sévit : déchirée entre les nécessités et limitations matérielles comme l’investissement émotionnel fait en son fils — tout ce qu’elle attend de lui —, 169


elle faillit à trouver la juste mesure, la complicité rêvée, dans le don mutuel l’équilibre affectif, le bonheur élémentaire. Elle porte son cartable, elle peigne ses cheveux, elle le débarrasse d’une poussière, d’un petit grain de poussière, elle essuie son visage avec un peu de salive, et puis elle le bise, elle le bise, elle le bise… S’il pouvait la comprendre sans calcul, par le cœur, avoir sa mère en lui comme elle l’a en elle… 170


Le fils innocent tire sur sa mère, de tous les côtés, de part en part la ponctionne, entièrement la croque. La mère s’affale, alanguie, terrassée. Son fils grandi, elle se laisse éventrer. Son cœur attendri, elle se laisse dévorer. Voilà, le fils est armé de sa mère. Avec l’amour de sa mère en poche, il pourra affronter la vie et accepter la mort.

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Onzième Période Printemps. Arraché du sommeil, tôt ce matin je suis allé cueillir des roses ; acte contre nature animé par des désirs insensés. Je les ai déposées sur le lit de sorte qu’éparses, qu’à son réveil la jeune femme soit submergée par leur senteur et par leurs couleurs. Krystel, en effet, fut touchée : « Tu es gentil ». La fille avait parlé. 172


Je me suis couché à son côté et, à l’aide du brumisateur avec lequel, toute seule, elle aime se cajoler, j’ai atomisé de l’eau sur son visage. Lorsqu’elle s’éveilla, couverte de rosée, elle me vit à travers les roses et elle sourit. Faiblement, délicatement, elle en saisit une et la respira. En un même temps, je m’étais avancé et nous nous sommes cordialement embrassés, à travers la fleur. Le goût de la fleur me sembla celui de sa bouche. Comme une confiture, 173


comme un vin ; de son sucre, de son tanin, je l’aimais imputrescible, immortelle. Je me saisis de la tige pour doucement sonder le visage écarquillé comme un piège déployé… Jeune femme. Elle me fixait du regard, elle m’appâtait de l’âme. Reconnaissant en moi un amoureux, elle laissa glisser ses bras, elle s’abandonna… Je me mis à la caresser des pétales, du regard. De l’orée de la chevelure à la gorge, des épaules à l’interstice des 174


aisselles, dans la vallée des seins et jusqu’à creux du ventre, là où je laissai tomber la rose, je l’ai aimée. Avec le brumisateur, j’ai dévalé tout le long de ce corps, du visage au pubis. J’ai pénétré en elle de partout, à chaque fois qu’elle frémissait de la fraîcheur en la brume. Avec la langue, je l’ai ainsi entièrement lavée… d’abord le visage — la bouche, les paupières, les joues —, et puis la gorge, le décolleté, les seins — leurs aréoles 175


gonflées, leurs sillons profonds —, ensuite le ventre, particulièrement la ligne sensible qui s’étend du nombril à l’ouverture dense de la fente joufflue en laquelle je me glissais, surmontant le monticule avant de traverser le buisson pour me faufiler entre les lèvres pulpeuses, jusqu’à l’antre charnu, afin d’effeuiller les nymphes — délicates et amples —. L’amalgame lipophile rougissait et s’affermissait. Au sommet, le membre roi se dressait, rutilant, 176


se découvrait. Le vampire déployait sa tunique et s’assoiffait de son sang. Le chef de la femme dodelinait, sa gorge râlait, sa croupe se contorsionnait. Avant qu’il n’en soit assez, avec les épines de la rose, je m’étais mis à griffer et à poinçonner le corps de tout son entier ; ses seins, son ventre, ses cuisses, son sexe. Dans le flot de cyprine, avec le cœur de la fleur, je faisais, contre le sexe féminin, acte 177


lesbien. C’est alors que ma compagne des anges leva les bras, comme portée par des ailes. Sans me voir, elle appelait à moi ; elle appelait à l’aide dans la détresse du plaisir, vulnérable d’amour. Lorsque je fus en elle, ses bras me lovèrent, ses jambes m’emprisonnèrent. Je me mis à l’aimer comme elle se mit à m’aimer.

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Douzième Période La nuit tombe, sans se faire mal. Elle tombe sur moi, elle me fait mal. Elle me fait mal de me faire trop de bien. Elle me fait du bien parce qu’elle me réconcilie avec moi. Elle me réconcilie avec moi en me maternant. Je lève les yeux au ciel et je n’en reviens toujours pas. De cette maladie, rien à

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faire, je n’en guéris pas. Cette fois encore, je suis en extase. Je me meurs d’émotion. « Mère ! », pourrais-je m’écrier, « prendsmoi dans tes bras ! ». La mienne ne le veut pas, elle ne le peut pas, elle n’a pas de bras, pas de visage, pas de seins, pas de corps : ma mère est une nuit. Depuis quelques minutes, je suis ébahi devant une séduisante demoiselle, et elle, tranquillement, mettra dix heures et trente minutes pour accomplir une rotation sur 180


elle-même, légèrement potelée par sa ceinture d’astéroïdes. C’est une fille ambiguë qui porte un nom de garçon ; elle s’appelle Saturne. Du jour de ma naissance jusqu’à ce jour, c’est en vingt neuf années et cent soixante six jours que cette étoile s’est résolue à faire la cour au Soleil. Un jour, un an, voilà de trop courts moments comme des repères temporels qui écrasent la vie dans les mâchoires du

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temps, en la réduisant à trop peu de chose. Vingt neuf ans… Ai-je donc en ce jour trouvé la véritable dimension de ma vie ? Pas vraiment. A peine pourrais-je compter jusqu’à deux, peut-être jusqu’à trois. Un, je suis né, deux, trois, je suis mort. Pas même le temps de dire adieu ; je n’ai déjà plus le feu. Tous les efforts entrepris pour ne pas mourir d’oubli auront été vains.

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J’aurais pu passer vingt neuf ans à regarder cette planète tourner autour de moi, c’est la distance qui nous sépare qui rend cette période fascinante. J’essaie de me représenter cette distance… je suis soudain pris d’un vertige ! Je baisse les yeux pour me ressaisir et je trouve mes pieds à terre. Je lève les yeux vers le ciel et je cherche, perdue dans les confins de l’univers, la planète Saturne. La voilà, si petite part la distance mais tellement immense par 183


l’éloignement. Elle est d’une si troublante immensité. C’est phénoménal ! Elle pourrait être une femme bien-aimée que la vie, que le temps, que l’éloignement sépare de moi : Krystel. La distance qui me sépare de cette Saturne, je la ressens comme la distance qui sépare la mère du nouveau-né. Il la cherche de tout son cœur, il peine à la retrouver ; elle est désormais si loin…

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Que peut-on ressentir à la perte d’une mère que l’on a adorée ? Vraisemblablement ce que ce soir je ressens : une quiète tristesse, une douce douleur sans rancœur ni révolte comme une noyade dans le souvenir ; une noyade dont on sort indemne grâce à la bouffée d’air trouvée en celle qui fut une créature de rêve comme une créature pleine de vie .

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Durant les derniers mois, j’ai exercé une activité nocturne, mais aujourd’hui c’est fini, à jamais, pour toujours. Il faudrait dire à tous ceux que le temps presse qu’ils jettent sur leurs prochains des nuits blanches aussi sûrement que la richesse se crée en créant la misère — ce temps de vie qu’ils veulent économiser, c’est le temps de vie qu’ils volent à autrui —, des nuits

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blanches qui font dans l’esprit l’effet d’un esprit frappeur. Apprenez donc à vivre, à faire l’amour, vous serez moins pressés de vivre, de faire l’amour ! Durant ces nuits contre nature — des nuits de folie —, mon esprit devint comme un fantôme qui me hantait. Désormais, je n’aurais de cesse de repousser au lendemain ce que je peux faire le jour même. Chaque jour, je repousserai d’un jour ce 187


qu’il me revient d’accomplir le jour même. A retarder l’horloge civile d’un heure pour économiser de l’énergie, je retarderai mon horloge interne d’un jour pour économiser ma vie. Et ce temps décalé, je le ferais fructifier comme un banquier jouant sur les dates de valeur. Jamais plus, désormais, je ne subirais le temps ; le temps qui passe, le temps qui trompe, le temps qui tranche, le temps qui assassine. Temps, je te tiens ! 188


Aujourd’hui est un beau jour, un jour coloré, un jour ensoleillé. Aujourd’hui, j’ai arrêté le temps, mon temps. Aujourd’hui, tout peut arriver, en moi rien ne se passera. Le Printemps annonciateur et prometteur cède la place à l’Eté qui immobilise les mouvements sous le poids écrasant de sa chaleur. Bientôt la saison estivale et le silence minéral de la population qui se terre, sirote, s’avachit.

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J’ai veillé toute la nuit, et j’ai vu le jour se lever. Je sors et je regarde ce soleil que, pressé par le temps, durant des mois et durant tant d’années je n’ai, du regard, que furtivement caressé. Une négligence, une faute d’attention ! une de ces erreurs qui dédouble la personnalité, brisent les couples, déstructurent les enfants. Pire qu’une faute professionnelle, pire qu’une faute conjugale, une faute vitale ! Aujourd’hui, je le regarde du fond des yeux, je le contemple avec 190


enchantement, et lui me souffle tout le bien qu’il y a sur terre : il rayonne en moi. Sur ma peau, sur mes rétines, dans mon cerveau, dans mon cœur, le soleil rayonne et resplendit, il me ventile et me parfume, m’exhume et me réanime. J’ai l’impression d’avoir passé une longue nuit qui a duré des mois, le sentiment d’avoir vécu un hiver austral. Aujourd’hui, je sors d’un coma. Aujourd’hui, je renais. Quel astre fabuleux ! Quelle merveilleuse journée ! 191


Ce matin, j’ai surpris le soleil dans ce que, tous les jours, il entreprend de connu mais de secret : je l’ai surpris revêtant la nuit d’une parure dorée. Ce matin, comme tous les autres, la nuit n’est plus nue, elle s’est habillée. Aujourd’hui, dans une tunique tissée avec du fil d’or, de cuivre et d’argent, elle fait la grasse matinée. Sur son lit de morte, elle s’étire et tarde à se lever, démêlant à l’horizon ses longs cheveux colorés. 192


Je garde à l’esprit l’absence tapie sous cette robe de lumière. Je me souviens qu’il n’y a rien, pas même un corps nu. Il n’y a rien d’autre que la nuit. C’est rien, c’est peu, mais c’est déjà beaucoup. Aujourd’hui je suis un explorateur de l’espace qui s’est posé sur une planète inconnue. Il découvre que l’air y est — bien mieux que respirable — léger, parfumé. Il n’y a sur cette astre pas âme qui vive ; lui-

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même est absent. Seule existe la relation de cette terre à son soleil. Une belle journée m’attend. Il m’est aujourd’hui donné de vivre une journée de plus. Merci ! Hier, j’avais presque trente ans et j’étais navré des jours passés. Aujourd’hui, j’ai vingt ans et j’ai toute la vie devant moi. Dans l’équilibre affectif et dans l’épanouissement intellectuel, c’est beau d’avoir vingt ans et toute la vie devant soi. 194


Je retiendrai de la nuit que la vie nocturne brise le charme de la nuit et le mystère qui l’entoure. Elle détruit la valeur du jour et de la vie qui l’anime. Le jour rejoint la nuit dans une ronde qui compresse le temps jusqu’à réduire la vie à rien. La nuit cesse d’être ce monde inconnu des enfants, ce monde enchanteur des amants ; monde secret, mystérieux, et charmant. Alors trop courte est la nuit, comme le jour. L’un 195


s’enferme dans l’autre. Quand cependant la nuit se prête si bien à l’amour, à la contemplation, à l’étude, à l’introspection, à l’errance, à la méditation, la nuit, alors, semble durer une éternité. Comme d’amour et comme de mort, la nuit enlace, étreint, et délace les amants éperdus, les penseurs inspirés.

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Treizième Période Eté. Cette nuit, je me suis fait mal, terriblement mal. J’ai malencontreusement meurtri une espèce de mille pattes qui traînait dans la chambre. En voulant le capturer, malgré d’infinies précautions, j’ai arraché deux de ses pattes ; ô cruelle cruauté que je t’ai infligée ! je ne me le pardonne pas. Les membres déchiquetés s’agitaient mollement, par réflexe. La 197


bestiole ne bougeait presque plus, elle était choquée. J’ai assouvi ma volonté, j’ai mené à terme mon intention. Je l’ai abandonnée dehors, à l’agonie, à la merci des prédateurs. Qu’est-ce donc fait ! ? Je ne voulais pas la blesser. Je voulais, comme à mon habitude, simplement la remettre à sa place, dehors, dans le jardin. Je suis navré. Mon intention a été pervertie par mon geste. 198


Il m’est toujours aussi pénible de ne pouvoir comprendre pourquoi, pourquoi il n’est pas possible de faire comprendre aux insectes qu’il y a des endroits qui ne sont pas les leurs, et de me dire combien il peut être pénible pour eux de me faire comprendre leur position, leur motivation, de me faire comprendre que tous les endroits sont les leurs. La mort de cet insecte a été une de ces morts que l’on cultive par négligence,

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avortement ou savamment. Une mort sale d’être trop propre. Je tuerais, si je le devais ; comme pour défendre ma famille. Je le ferais sans hésiter, sans y attacher la moindre importance, sans y adjoindre la connotation immorale et coupable de la mort par crime ou de la redoutable et terrible mort accidentelle. Ce sera une mort nécessaire comme peut l’être la mort par avortement ; une mort déterminée par un sordide petit 200


confort, par une lugubre petite perversion, par un égoïste petit intérêt. Elle peut bien être légitime et salvatrice, il n’empêche, vraiment, je souhaite ne jamais avoir à commettre une mort. C’est pourtant ce que j’ai fait en donnant une estocade à ma relation avec Krystel ; parce qu’elle battait de l’aile. L’Amour a cédé à la vie et à la mort. Petite chose furtive à laquelle rien ne résiste, petite chose imposante à 201


laquelle tout se réduit, petite chose maladive, petite chose fugitive, petite chose royale, petite chose obsédante… l’Amour ne résiste pas plus à la vie qu’à la mort. Voilà, maintenant, la fin est proche. Plus de Krystel auprès de moi. Elle rêvait d’une vie ordinaire, suivant en cela un modèle parental qui l’avait équilibrée, je rêvais d’une relation unique avec elle, une relation privilégiée avec tout. Elle 202


voulait à tout prix fonder un foyer, je tiens par dessus tout à ma liberté. Je nourris l’obsession de ne pas m’enfermer dans ce que je suis et ce que je fais. Etre et ne pas être, telle est ma volonté. Au fond, je ne sais pas si je veux vivre ou mourir. De la vie comme de toute chose, le plus difficile n’est pas de la commencer… c’est de la terminer. « Tu aurais fait un bon père, et un bon mari, parce que tu es proche de la femme et proche de l’enfant., et aussi parce que tu es 203


jeune et large de cœur et d’esprit ». Jeune femme adorable, elle ne distingue pas la proximité et la prison, la complicité et la dépendance. C’est précisément parce que je me mets « à la place de » que je ne suis personne en particulier, que je ne peux vivre « comme tout le monde ». Etre sans être, c’est ce qui confère cette jeunesse et cette largesse qu’elle voyait en moi, ce petit air virginal qui cache ma nature foncière. « Tu aurais fait une bonne mère et une 204


bonne épouse », aurais-je pu lui concéder, « parce que tu as des seins généreux et un sexe profond ». « Que vas-tu faire ? ». Avec tendresse, je l’ai regardée ; ému par son ignorance qui était celle de son innocence. Mon regard, de lui-même, a glissé un instant vers le ciel. La Lune souriait, les étoiles scintillaient. Sur l’instant, il me sembla furtivement voir des choses invisibles et vaguement connaître 205


des choses secrètes. Tout me sembla s’éclairer, s’adoucir, s’étendre à l’infini. J’ai soupiré, et sur le bord des lèvres j’ai laissé s’écouler : « Je pars en voyage ». Dernière Période Ce soir, comme les autres soirs, la nuit me lovera de son saint suaire, et en elle m’égarera. Ce soir je le sais, je le sens. Je ne suis déjà plus ici, un autre moi, déjà, 206


m’envahit. Cette fois n’est pas comme parfois, toutes ces fois où elle me surprend, me déroute, m’abuse, lorsqu’en me réveillant je conçois clairement ce qu’elle a fait de moi, en ne m’en souvenant qu’à peu près. Cette nuit, avec mon ombre, je m’envolerai. Ce soir, le cœur noué par le souvenir, le déjà très vague souvenir de la vie, c’est très volontiers, ce soir, que je ferai le voyage sans retour. Bientôt, définitive-

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ment, je ne saurai plus ce qu’est « être en vie ». Je ne le sais déjà plus. Etre en vie… Malgré tout, j’ai bien aimé être en vie ; même si je ne l’ai jamais vraiment été. Moi qui ne les ai jamais aimés, ceux qui à tous prix veulent subsister, je me surprend aujourd’hui à les aimer. Aujourd’hui, je les trouve nobles et beaux. Au fond, ils représentent tout ce que j’ai toujours voulu être. Etre en vie…

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Ce soir, ce que je suis consciemment disparaîtra. Je serai toujours là, mais sans y être. J’existerai, je crois, mais pas pour moi, pas en moi. J’existerai par transparence, mémorisant quelque chose dont je ne me souviendrai certainement jamais, si ce n’est qu’en me réveillant, ici où là, je me souviendrai à nouveau de moi, comme par magie, comme par moi-même, mais ce ne sera pas moi.

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Je fais le bilan d’une vie qui va s’achever, et voilà : je n’aurais jamais fait que consacrer ma vie à préparer ma mort. Cette nuit, je l’ai mille fois rêvée, durant ces nuits toujours trop courtes, ces nuits où j’étais réveillé par ce néant qui déjà m’envahissait, me tourmentait, néant audessus duquel j’ai, jusqu’à présent, surnagé. Aujourd’hui, j’en ai assez, assez de fuir mon destin, assez de poursuivre

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celui qui n’est pas le mien. Si grande est ma lassitude… Trop courte est la vie, mais surtout, trop courte est la nuit. J’ai rêvé d'un crépuscule sans fin comme à la vie dans un monde sans atmosphère. « Demain » ne signifie déjà plus rien. Pour moi, le monde, déjà cesse d’exister. Tout disparaît. Au-delà de moi, le brouillard s’étend ; un brouillard clair-obscur où la conscience se perd, où

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plus rien n’a de sens, où les questions ne se posent pas. C’est juste la fin. Enfin ! Je vois la fin comme un reflet de miroir qui m’apaise et me réconcilie avec moi-même. J’ai fini d’être partagé entre le désir d’avancer et le besoin de m’assoupir, de m’étendre, et de tout oublier. Oublier, oublier tout. Tout oublier pour pouvoir recommencer. M’abandonner, entièrement, totalement, m’abandonner…

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Aujourd’hui, je vais m’éteindre. Je ne redoute pas l’instant fatal. Je ne redoute pas la mort, mais prétendre y être indifférent serait mentir. Au regard du bienfait procuré par une nuit de sommeil à celui qui est éreinté, celui qui est éprouvé par la vie ne doit pas craindre la mort, mais la désirer comme une libération. Ma mort sera ma libération.

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Première édition Dépôt légal : Novembre 2000 Isbn : 2-9515739-2-8 Editions de l’Eau Régale © 2000


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