Ecrans D'Asie N°5

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MARS/AVRIL/MAI 201 0

EN COUVERTURE

LOLA PORTRAITS DE SOCIÉTÉ

RÉALISÉ PAR BRILLANTE MENDOZA

LE CINÉMA INDIEN VU PAR LES FRANÇAIS

HISTOIRE D'UNE REPRÉSENTATION

HUANG WENHAI

DOSSIER COMPLET SUR UN DOCUMENTARISTE CHINOIS D'EXCEPTION

ENTRETIENS

LOU YE, HIROKAZU KORE-EDA, SHAHRAM ALIDI, SCANDAR COPTI ET YARON SHANI ...

LES ÉCOLES DE CINÉMA FRANÇAISES ET SUD-EST ASIATIQUES ÉCHANGES ET RELATIONS

LES DOCUMENTAIRES D'ASIE CENTRALE SOUS L'ÈRE SOVIÉTIQUE + SORTIES CINÉMA, LIVRES, DVD


i s a ' d s n a e r i c s é a ' d s n ' a si e a r c é e i s s a n ' a d r c s é n a r e i s éc a ' d s n a r e c i s é a ' e i d s s a ' n d a r c é e i s s a n ' a d r s c n é a r e i s éc a ' d s n a r e c i s é a ' e i d s s a ' n a r sd c é e i s s a n ' a d r s c n é a r e i s a poursseulement 1 2 € par an ' e éc d n a r e c i s é a ' e i d s s a ' n d a r c ns é e i s s a n ' a d r s c n é a r e i c s a ' eé d s n a r e c i s é a ' e i d s s a ' n d a r c ns é e i s s a n ' a d r s c n é a r e i c s é a ' d si e s n a r e c i s é a ' e i d s Rendez-vous sur notre site en s a ' n d a r c é ans e i s a cliquant ici n ' a d r s c n é a r e i c s é a ' d s a si e n a r c i s é a ' e i d s s a ' n d a r s c n é a r e c i s a ' a d r s c n é a r e i c s é a ' sd a si e

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édito

écrans d'asie le magazine du cinéma asiatique

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Damien PACCELLIERI

COLLABORATEURS DE CE NUMÉRO

Morgan BREHINIER, Christophe FALIN, Nolwenn LE MINEZ, Bastian MEIRESONNE, ZHANG Yi

COLLABORATEURS EXTERNES

Agnès DE VICTOR, Gulnara ABIKEEVA

SECRÉTAIRE DE RÉDACTION LI Xin

CONCEPTION & RÉALISATION GRAPHIQUE ÉCRANS D'ASIE ÉDITIONS - HELIOSMEDIA

L'ESPRIT DOCUMENTAIRE

COORDINATION DE LA RÉDACTION Damien PACCELLIERI

ÉDITEUR

ÉCRANS D'ASIE ÉDITIONS www.ecrans-asie.com 76 Rue Dutot 7501 5 PARIS

PUBLICITÉ

pro@ecrans-asie.com ÉCRANS D'ASIE ÉDITIONS www.ecrans-asie.com 76 Rue Dutot 7501 5 PARIS

CRÉDITS PHOTOS

- Page de couverture (Public Système). - Festival de Vesoul (Alex Vasiljkic). - Asie de l'Est (Ocean Films). - Nuits d'ivresse printanière de Lou Ye (Le Pacte). - Dossier Huang Wenhuai (collection personnelle de D.P. e Z.Y.). - Générations no futur (Asiexpo éditions et Tigre de Papier éditions). - La vie de Tang Yin adaptée au cinéma (collection personnelle de C.F.). - How is your fish today ? de Guo Xiaolu (Guo Xiaolu). - Breathless de Yang Ik-june (Public Système). - Dream de Kim Ki-duk (FSF). - Air Doll de Hirokazu Kore-eda (Ocean Films). - Achille et la tortue de Takeshi Kitano (Celluloïd Dreams). - Asie du Sud (Udine Film Festival). - Le cinéma indien vu par les Français (collections personnelles de D.P.). - Table sur les écoles de cinéma françaises et asiatiques (RIHL). - Lola de Brillante Mendoza (Public Système). - Asie centrale (Trigon Film). - Le cinéma documentaire d'Asie Centrale sous ère soviétique (collection personnelle de G.A.). - Moyen Orient (Ad Vitam). - Murmures dans le vent de Shahram Alidi (Les Acacias). - Téhéran de Nader T.Homayoun (Haut et Court). - Ajami de Scandar Copti et Yaron Shani (Ad Vitam) .

s e ns ie ans

ISSN 21 02-6491

TOUS DROITS RESERVÉS - 201 0 - ÉCRANS D'ASIE ÉDITIONS

Chères lectrices, chers lecteurs, Depuis quelques années, le cinéma d'auteurs asiatique connaît une métamorphose en se parant d'un esprit documentaire. L'apparition des caméras au poing, mobile et peu onéreuse, vers la fin des années 90, a permis à toute une génération de réalisateurs de quitter la pellicule pour la cassette DV, puis pour le fichier numérique (avec un mode productif différent de la pellicule). Cette émancipation d'une technique lourde et coûteuse se traduit par des méthodes de réalisation bien différentes des schémas classiques, dont le rapport à l'image et celui lié à la scène ne sont plus les mêmes. Des longs métrages tels Still Life en sont les parangons, les émissaires d'un traitement documentaire qui prennent une place désormais conséquente dans l'enveloppe fictionnelle. C'est aussi la marque d'une génération dont le langage est profondément lié aux évolutions de la société, notamment pour un continent où la plupart des pays sont encore en voie de développement et connaissent ainsi des mutations sévères. Ce sont ces éléments que nous avons voulu mettre en perspective dans ce numéro (et dans le prochain) avec un large dossier réservé à Huang Wenhai, documentariste chinois d'exception, mais également aux documentaires d'Asie Centrale sous l'ère soviétique qui ont affirmé des identités nationales étouffées par Moscou. La rédaction a également suivi les sorties de ces prochaines semaines avec une grande attention puisque beaucoup d'entre elles impriment une réalité qui dépasse le seuil de la fiction cinématographique tels Ajami ou Téhéran . L'enseignement du cinéma est également un élément majeur dans les nouvelles approches que les étudiants s'approprient et recomposent dans l'industrie cinématographique. Nous avons donc voulu vous partager les relations entre les écoles françaises de cinéma et celles situées en Asie du Sud-Est où leurs réflexions nourrissent l'ambition d'un développement pérenne, notamment dans des pays où le cinéma n'est pas un art encore suffisamment considéré. Vous pourrez enfin découvrir dans nos pages un dossier exclusif sur le cinéma indien vu d'ici, la France, avec un dossier complet sur notre rapport à cette cinématographie et son patrimoine exceptionnel. Comme vous pourrez le constater, nous avons réalisé quelques modifications dans notre mise en page, et nous vous proposons sur notre site internet, un documentaire produit par La Famille Digitale sur le cinéma Bollywood. Bonne lecture.

DAMIEN PACCELLIERI PS : ce numéro est exceptionnellement trimestriel afin que nous puissions préparer notre premier ouvrage papier dédiée aux actrices chinoises. Nos intentions sont de vous proposer une collection de livres consacrée au cinéma asiatique. Dans l'espoir que vous nous suivrez dans cette belle aventure !

« Ne vous demandez pas ce que le cinéma peut faire pour vous, mais ce que vous pouvez faire pour le cinéma »


s n a r éc

p.9 p.53

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SOMMAIRE SPÉCIAL VESOUL, CAPITALE DE L'ASIE

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DANS LES SALLES NUITS D'IVRESSE PRINTANIÈRE DE LOU YE

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DOSSIER SPÉCIAL HUANG WENHAI

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LIVRE GÉNÉRATIONS NO FUTURE

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LES ÉCRANS DU PASSÉ LA VIE DE TANG YIN ADAPTÉE AU CINÉMA

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SORTIE DVD HOW IS YOUR FISH TODAY ? DE GUO XIAOLU

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DANS LES SALLES BREATHLESS DE YANG IK-JUNE

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DANS LES SALLES DREAM DE KIM KI-DUK

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BIENTÔT AIR DOLL D'HIROZAKU KORE-EDA

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DANS LES SALLES ACHILLE ET LA TORTUE DE TAKESHI KITANO

28

DOSSIER SPÉCIAL LE CINÉMA INDIEN VU PAR LES FRANÇAIS

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TABLE RONDE LES RELATIONS ENTRE LES ÉCOLES DE CINÉMA FRANÇAISES

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EN COUVERTURE LOLA DE BRILLANTE MENDOZA

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DOSSIER LES DOCUMENTAIRES D'ASIE CENTRALE SOUS L'ÈRE SOVIÉTIQUE

53

DANS LES SALLES MURMURES DANS LE VENT DE SHAHRAM ALIDI

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DANS LES SALLES TÉHÉRAN DE NADER T.HOMAYOUN

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DANS LES SALLES AJAMI DE SCANDAR COPTI ET YARON SHANI

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+ ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

p.59

+ ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

ET SUD-EST ASIATIQUES

+ ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR + ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

+ ENTRETIEN AVEC LES RÉALISATEURS


SPÉCIAL FESTIVAL

VESOUL

Article de Damien PACCELLIERI

CAPITALEDEL'ASIE Le FICA (Festival international des Cinémas d'Asie, de Vesoul) tient désormais une place à part sur l'échiquier des festivals français dédiés aux cinématographies d'Asie. Pendant que le festival de Deauville fait grise mine (il s’en est peu fallu qu’il n’ait été réalisé cette année) et alors que Asiexpo est en arrêt sur images, c'est un vieux festival comme celui de Vesoul, une ville dont on mésestime les charmes et l'attractivité, qui assure la vitalité de ces cinémas (avec la programmation de certains festivals généralistes, les spécialisés comme les 3 Continents de Nantes, ceux dédiés à une nation comme le festival du cinéma israélien à Paris, et bien d'autres mais c'est bien le seul en bonne santé à se pencher sur ce continent). Ici, une programmation sponsorisée par les distributeurs n'a pas sa place. La préparation du festival de Vesoul répond à une éthique (souvenez-vous du label FICA dans notre premier magazine) propre aux missions essentielles d'un festival, à savoir : - Rechercher : aller à la rencontre de nouveaux talents, valoriser le patrimoine cinématographique, procéder à des études et faire appel à des spécialistes, mettre en

perspective de l'inédit bâtit autour de thématiques et de réflexions. - Partager : savoir prendre des risques pour aller au-devant des attentes et les confronter à un public, faire découvrir et expliquer avec pédagogie, mettre à profit ses connaissances pour les transmettre aux festivaliers, s'ouvrir sur le monde, sur des cultures différentes des nôtres. - Débattre : inviter à la discussion, à un échange entre le public et des personnalités du cinéma asiatique où liée à celui-ci, créer du lien par les films. Il ne suffit donc pas, comme certains le font, de sélectionner les films d'autres festivals pour en faire une sorte de potpourri ou de « finest selection ». Ce n'est pas non plus profiter des allers et venues Héxagonales de certains cinéastes pour en faire des gloires de passage. Ça serait travestir la nature même d'un festival cinématographique. Au mieux, c'est prendre les festivaliers pour des tiroirscaisses, au pire pour des idiots, voire les deux. En fait, il faut savoir mouiller sa chemise, se risquer aux contres-courants, forger un esprit de cohésion autour de thématiques

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riches et nécessaires, et bousculer les poncifs, mettre le marchepied à des œuvres qui le méritent. C'est en cela qu'est l'essence d'un festival ; et cette essence se retrouve dans le FICA de Vesoul. Ainsi, le Millésime 201 0 a tenu à rendre un vibrant hommage à Jafar Panahi et à l'actrice iranienne Fatemah Motamed-Arya pour leur apport au cinéma iranien et pour leur prise de position politique et artistique. Il a également tenu toutes ses promesses par la diversité de ses programmations avec notamment un large focus sur le cinéma taiwanais (doté d'un travail de programmation réalisé à Taiwan par Wafa Ghermani) et a primé quelques pépites comme Supermen of Malegaon , l'un des coups de coeur majeurs de la manifestation. Le dernier mot revient du festival revient bien entendu à Jean-Marc Thérouanne, directeur du Festival (avec Martine, sa femme), qui, lors d'une élocution arrosée l'année dernière pour la célébration d'une future programmation taiwanaise, déclara haut et fort : « Vesoul, capitale de l'Asie ! ». Comme il a bien raison. Définitivement.



ASIE DE L'EST CHINE - CORÉE DU NORD - CORÉE DU SUD - JAPON - MONGOLIE - TAÏWAN


CHINE DANS LES SALLES

TRIANGULAIRE NUITS D'IVRESSE PRINTANIÈRE DE LOU YE

Nuits d'ivresse printanière s'inscrit avec une

forte cohérence dans la filmographie de Lou Ye. Traitant l'homosexualité non pas comme un genre, mais comme une issue amoureuse, il réussit le tour de force remarquable d'immiscer un homme dans un couple hétérosexuel et d'en faire une passionata entre les deux hommes sans jamais caricaturer leur relation ni résilier celle du couple. Rares sont les œuvres asiatiques à débattre si bien de l'attirance d'un homme pour l'autre, tout en constatant les effets sur la gent féminine qui se retrouve trompée, voire déchue et lésée non pas par une autre femme, mais par un homme, et donc dans la naissance

Critique de Damien PACCELLIERI

d'une relation étrange, inexplicable entre deux êtres du même sexe. Au milieu de tout cela, des hommes se cherchent, se perdent, explorent leurs sentiments. Ceux-là tombent peau contre peau, destins contre destins où leurs boussoles intérieures se détraquent et craquent. Si le cinéaste expose habilement les sentiments, les corps de ses protagonistes, il subsiste toutefois de graves déficiences au montage où certaines scènes palissent d'être à côté d'autres bien plus brillantes. Aussi, la conduite filmique est assujettie aux critiques. D'un côté, Lou Ye réussit parfaitement à donner de l'impact et du

ENTRETIEN AVEC LOU YE

disparu, surtout depuis 1 949, date de la fondation de la République populaire de Chine. Elle me semble avoir du mal à renaître. Aujourd’hui, la Chine demeure prisonnière de cette manière de voir les choses, de cette obligation de se définir, d’appartenir à un tout, de préférer la collectivité à l’individu. Et ainsi de retenir, dissimuler, nier ses désirs, ses pulsions secrètes.

À plusieurs reprises, un des personnages lit un fragment d’un très beau texte qui balise les deux parties du film, Nuits d'ivresse printanière et La saison de l'efflorescence. Ce texte est exactement daté : 1 5 juillet 1 923. D’où provient-il ?

Pour une femme, le pire n’est-il pas de voir l’homme qu’elle aime la tromper non pas avec une femme mais avec un homme, car elle ne peut alors approcher ce mystère ? Il y a cette réplique très belle, lorsqu’elle demande à l’amant de son petit ami : « C’est comme ça que tu lui prends la main ? »

Je me suis inspiré d’un roman de Yu Dafu qui est un auteur des années 20. Le film n’est pas une adaptation de ce livre, mais dans le film, les deux amants homosexuels, après avoir fait l’amour, lisent un passage du livre de Yu Dafu. J’ai voulu rendre hommage à cet auteur, tenter de me couler dans sa tonalité. Il écrit de manière très intimiste. Il ne décrit pas les personnages à partir d’un statut social ou politique, le paysan, le révolutionnaire, le bon, le méchant, mais il aborde les êtres de l’intérieur, il explore leur moi intime. Cette approche littéraire est liée au mouvement de révolte du « 4 mai » né en 1 91 9 et dont a fait partie Yu Dafu. Ce mouvement qui incarnait entre autres la rupture avec le poids des traditions, a vu les premières manifestations d’étudiants place Tienanmen… Oui, on peut y voir un fil rouge entre mes deux derniers films ! Cette capacité de pénétrer l’intériorité des êtres ou du moins la volonté d’y accéder a

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galbe à l'image malgré les contraintes techniques (avec un tournage clandestin), de l'autre son instabilité quasi épileptique instaure un déséquilibre peu argumenté face au cœur d'un film d'une cohérence exemplaire (plus particulièrement dans le choix des plans et des champs). Il n'en reste pas moins un bel et obscur objet du désir où s'entremêlent simplement les mystères de l'amour et de ses sentiments (alors que la presse s'est arrêtée à son caractère homosexuel, ostracisant l'amour, alors que ce dernier est unique, que l'on soit hétérosexuel ou non).

Ce qu’elle lui dit à ce moment-là dépasse la jalousie, c’est une question qui n’a pas de sexe, qui interroge l’amour entre deux êtres. Aborder le sujet de l’homosexualité, pour simplement l’opposer à l’hétérosexualité, cela serait simpliste, théorique ou moralisateur. Cette fille n’en est plus là, elle a déjà tout compris. Elle a compris qu’il s’agit de l’amour de deux êtres, et que l’important n’est pas que ce soit entre deux garçons. Elle est au-delà de ça.

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CHINE DOSSIER SPÉCIAL

HUANG WENHAI OU L'INDÉPENDANCE PERSONNELLE Article de Marie-Pierre DUHAMEL-MULLER

Huang Wenhai approche de la quarantaine. Il a grandi dans le Hunan, il vit aujourd’hui à Pékin. L’homme a les traits fins, le regard intense, le sourire timide, la voix douce. Il prend le temps de méditer chaque matin, car il est devenu adepte du bouddhisme. Mais ces apparences de philosophe fragile cachent mal une extraordinaire détermination d’artiste. Après ses études à l’Institut du cinéma de Pékin (section Image), Huang Wenhai travaille pour la télévision publique de 1 996 à 2000. Il travaille encore parfois comme opérateur pour vivre et financer ses propres films. En 2001 , il tourne une fiction intitulée Beijing Jiaoqu (Banlieues de Pékin ). Son premier documentaire, Junxunying jishi (Au camp d’entraînement militaire) est vu en France grâce à sa sélection au FIPA (Festival international de programmes audiovisuels) de Biarritz en 2003. C’est ensuite Xuanhua de chentu (curieusement rebaptisé

Poussière en suspens alors que la traduction serait « poussière hurlante ») que prime le

FID de Marseille (Festival international du documentaire) en 2004. En 2006, Mengyou (Les Somnambules) obtient le Grand prix de Cinéma du réel. Enfin, son dernier film en date, Women (Nous) est distingué à la Mostra de Venise en 2008. Huang Wenhai travaille actuellement au montage d’un nouveau documentaire, tourné dans le Hunan.

L’ENCADREMENT Des collégiens et collégiennes suivent leur période d’entraînement militaire dans une caserne, sous la houlette d’officiers de carrière. Premier documentaire réalisé en collaboration avec l’ami Wang Qingren dans un style qui évoque le documentariste américain Frédérick Wiseman (qui a beaucoup influencé les écrans d'asie

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documentaristes chinois) : caméra constamment au centre des scènes ou des échanges, ou prenant des distances délibérément critiques ou sarcastiques (collégiens apprenant à marcher au pas dans leur dortoir, groupes de gamins effondrés de fatigue), et montage en chapitres accompagnant l’ordre chronologique du « stage » qui organise la récurrence de scènes liées à certains enfants ou jeunes officiers (ce qu’on appelle abusivement « personnages »). Ni commentaire ni questionnement direct, mais une présence sentie, affichée (on ne coupe ni les regards caméra ni les clins d’œil étonnés ou inquiets). Un tournage que l’on devine rapide et abondant (des heures de rushes dans le temps d’un stage) et un montage que l’on imagine dédié à la construction de la temporalité vécue par les sujets principaux. Un de ces documentaires chinois qui étonnent


souvent le spectateur européen par l’indifférence des sujets filmés à la présence du filmeur. Les collégiens apprennent les lois dernières de l’embrigadement. Celles de l’armée. Mais plus que de dresser des gamins à marcher au pas ou à nettoyer des sanitaires vétustes, l’enjeu du camp, c’est l’éducation idéologique. Une éducation qui passe par le répertoire officiel de l’APL, ses légendes,

ses hauts faits mille fois représentés, chantés et racontés. La Longue Marche, la guerre de Libération, la guerre de Corée... en contrepoint, les problèmes d’argent et d’organisation du stage, et surtout, le mélange d’adhésion et de rejet que les enfants manifestent. Convaincus de devoir être à la hauteur de la Longue Marche, les garçons rechignent quand même aux exercices. Résignées à vivre à la dure, les filles rechignent à se charger du ménage.

Le collectif est devenu la grimace de luimême. Les « valeurs » du régime ne sont plus que gesticulations, incantations de formules et d’hymnes. Le fossé est désormais infranchissable entre un monde et l’autre : celui que les enfants désirent et celui, archaïque, auquel s’accrochent par nécessité les jeunes soldats et officiers. L’armée n’est plus le lieu de l’héroïsme. C’est un boulot.

LA TRILOGIE DE L'ABSURDE Un jour de 2004, Wenhai est de retour dans sa ville natale du Hunan après des années à Beijing. Il est alors frappé par le devenir de ses voisins, des habitants de son quartier. Il les voit souvent désœuvrés, amers, comme à l’abandon. Il dira de ces gens que « dans [sa] jeunesse, n’existaient pas ». Il tourne, seul, pendant 3 mois, avec sa petite caméra DV, une centaine d’heures de matériel, qu’il monte en 4 mois. Poussière et vociférations : le titre du film exprime ce que Wenhai ressent des êtres qu’il filme. Existences devenues précaires, attentes infinies d’un avenir bien flou, cris de douleur étouffés en d’interminables disputes, rêve de faire une rapide fortune au jeu où d’y oublier la pauvreté, rapports entre personnes englués entre comportements « traditionnels » (autrement dit système de préjugés) et non-conformisme sauvage. Un salon de mah-jong, des massages, une femme confrontée à l’avortement, et la loterie nationale : quatre thèmes, quatre lieux, quatre modes d’organisation du groupe. Ce que le cinéaste qualifie de portrait « du chaos du monde et du cœur des hommes ». Ce chaos, le cinéaste le dépeint en montant ses images autour d’un thème central : le chaos, c’est le jeu. Mah-jong comme jeu d’argent avec les signes, jeu avec la vie, jeu avec le sexe, et stupéfiantes séquences où des joueurs interprètent très sérieusement la version chinoise des Télétubbies, persuadés qu’ils sont que le programme télévisé pour enfants contient le langage secret des numéros gagnants. Retour violent de l’archaïque dans le « moderne ». Règne du hasard et d’une vision magique de la réalité, désordre des vies et des croyances. Jouer avec le corps de l’autre ou le sien (et le payer/faire payer), jouer avec la réalité pour la supporter. Vision tragique d’une humanité à vau-l’eau, filmée cependant avec la

douceur et l’empathie du vrai cinéaste, celui qui dit : « Je pensais

libération sociale et politique, et s’est enfermé dans une expression que je pouvais à tout instant devenir individuelle encore brillante, mais eux». dérisoire. Comme ses amis, Ding est brisé, et il le sait. Poussière devient la première partie d’un projet que Wenhai se donne Le tout jeune poète du Net, Bei Bei, fin 2004. La première partie d’une est une sorte de réincarnation du trilogie sur « La survie dans l’absurde Ding Defu de 1 985. Il gagne sa vie » qui se continuera avec Les comme veilleur de nuit, sa notoriété Somnambules. Poussière marque lui vient d’un circuit Internet à demi déjà une évolution dans le style du clandestin, fragile, détaché du cinéaste. Il n’est plus dans les « monde de l’art » et de son « règles » du cinéma wisemanien ni économie. Cependant, il y croit, il du « cinéma direct » de la tradition cherche. Curieux représentant de française. Le montage de Poussière l’avenir, obstiné, lucide, s’est détaché de la temporalité pragmatique, inspiré. chronologique. Il s’organise en Li Wake, lui, « flotte », quasi croisements de séquences, en inexistant, fantôme de lui-même récurrences thématiques, bref, il perdu dans la logorrhée. Wan travaille à capter ce qu’il faut bien Yongping ne finira pas son film, appeler des « destins » plus qu’à sorte d’opéra hard rock propice aux donner une « photographie » du déchaînements libératoires, « acte réel. Le film, sous les apparences du pur » qui ne se joue cependant que réalisme, est le roman cafardeux pour une poignée d’amis. des petits crimes quotidiens d’un pouvoir qui a abdiqué toute Mais Les Somnambules ne sont pas responsabilité envers ses citoyens, que leur destin sociologique. Le et d’une « culture » tout aussi désespoir s’est fait dandysme, cannibale que celle que décrivait l’isolement s’est fait errance. Les l’écrivain Lu Xun dans les années somnambules vivent un 1 91 0 du siècle dernier. happening quasi-quotidien, dans la fumée des cigarettes, à la lumière En 2004, Wenhai retrouve le peintre des bougies, ou dans les rues Li Wake, avec lequel il avait travaillé nocturnes de la ville où l’alcool à sa première fiction. Li lui demande guide leurs errances et leurs de l’aider au tournage du premier transgressions. Pour représenter cet film de l’artiste Wan Yongping, son état tragique de l’art, Wenhai fait ami. Wenhai rejoint Li au Henan, et encore bouger la forme de son fait ainsi la connaissance de tout un cinéma. En cours de montage, il a groupe d’amis artistes. Il les filme l’intuition que la couleur ne sied pas pendant un mois, dans la chaleur au monde qu’il a filmé. Il coupe la accablante de l’été. Parmi eux, Ding « chroma », et le film prend un noir Defu, peintre qui survit en et blanc granuleux d’une splendeur enseignant, mais qui a eu son heure et d’une violence uniques. de gloire dans le mouvement artistique indépendant des années C’est le noir et blanc qu’appellent, 1 980. Mais écrasé par l’épuisement aussi, la rigueur du cadre, la de la « nouvelle vague » artistique puissance des gros plans, la (de nouvelles modes et des galeries violence des hors-champ, la occidentales marginalisent les dynamique étonnante qui fait que pionniers), et surtout par les quand « rien ne se passe », il y a événements de 1 989, l’artiste, toujours à voir et à entendre. comme tant d’autres, s’est replié sur Rarement la malencontreuse vidéo un sentiment d’échec de l’art à des indépendants aura atteint, accomplir la moindre mission de grâce à l’intuition d’un artiste, une écrans d'asie

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telle force expressive, une si remarquable adéquation au sujet. Le film s’étend ainsi au-delà de luimême, vers une peinture de « l’être artiste » en Chine. Postures, rites, nuit et lune, alcool et reflets dans l’eau, improvisations et soirée entre amis, interminables discussions sur l’art, la religion, la philosophie... Ce que dit Wenhai, c’est qu’il est loin le temps des poètes de l’âge classique. Que Li, Ding et Bei ne sont pas les Li Bai d’aujourd’hui, et moins encore les Du Fu. Ils en reproduisent pourtant (temps long de la culture chinoise) les signes et les gestes. Qui a vu le film se souviendra des nudités, du goût de ces personnages pour l’exhibition de leurs corps, pour le mélange des textes et de la musique, pour le rapprochement entre nourriture et parole. Les références circulent : Bouddha et Jésus, Van Gogh et le Net... Mais quand Wenhai évoque le film, il parle de Giacometti et il ne refuse pas la référence à Dada. Ses figures d’artistes vaincus sont comme les hommes dépouillés mais tendus dans la marche, immobiles et en mouvement, du grand sculpteur. Et aussi des inventeurs de performances désespérées. Rien d’étonnant dès lors à ce que Wenhai fasse de ce groupe bouleversant une image de l’intelligentsia, ce mot russe qui dit plus que « intellectuels ». Dans la vision de Wenhai, les artistes « somnambules » figurent le destin de l’intelligentsia chinoise : d’un courage hors pair, groupe social régulièrement décimé et réprimé (et ce bien avant 1 949), renaissant obstinément de ses cendres pour mourir bientôt des répressions, conscient de son héritage (des poètes de l’âge classique au Mouvement du 4 mai 1 91 9). Aujourd’hui menacé d’être englouti par la marchandise globale, celle des galeries chic de Beijing ou Shanghai, et des « coopérations culturelles », masques grimaçants des collaborations économiques.


DEL'INTELLIGENTSIA On les qualifie d’individus problématiques, ce sont des créatures politiques (accroche du film « Women/Nous »). Parti d’un projet de portrait des chrétiens chinois (Wenhai oppose volontiers le sentiment religieux au désordre) Nous aboutit à rencontrer bien plus, et bien plus fort : les dissidents, tout simplement. Pas les dissidents au sens « soviétique », mais une poignée de courageux citoyens, membres du PCC ou non, qui s’obstinent à penser politiquement (et pas seulement économiquement) l’avenir de leur pays. Tous ont l’expérience de l’oppression, de la prison, du harcèlement policier, de la censure. Tous ont appris à survivre, à continuer. Le premier titre du projet était Tamen, Eux. Mais Wenhai sait bien que le cinéaste se filme lui-même tout autant qu’il filme les « autres ». Dire « eux » serait renvoyer les

personnages du film à une prudente étrangeté. Le montage final prend position : ils seront « nous ». Le film montre et écoute Li Rui, exministre révolté, et ses amis anciens bureaucrates désormais repentis et engagés dans la réforme du PCC. Mais il s’intéresse surtout aux autres, les modestes, les obscurs, ceux pour qui Li Rui est un modèle, sinon de pensée, mais à tout le moins de résistance. Ceux qui doivent se contenter de chambres minables dans des pensions clandestines, d’églises misérables dans les rares hutongs intacts, de retraites faméliques et d’ordinateurs vétustes. Sites internet régulièrement interdits, éternellement recommencés, éditions à compte d’auteur planquées dans des caves. Réunions sous surveillance, projets fragiles, parfois fous, toujours tendus vers une seule chose : vivre

MONTRER ET VOIR Wenhai insiste : il ne supporterait pas que ses films ne soient vus qu’à l’étranger. Il aurait sinon, dit-il, le sentiment de travailler dans le vide. Il veut que ce miroir qu’il tend à ses contemporains reçoive en retour le débat, la parole, la réflexion. Bref, tout ce qui permettrait à des spectateurs chinois d’échapper un instant aux représentations officielles (rappelons ici que le « documentaire » à la télévision chinoise est le plus souvent du reportage sous contrôle ou une téléréalité qui n’a rien à envier à nos émissions de flux). Alors il montre son travail dans les facs, dans les cafés, chez des gens, dans de fugaces festivals toujours au bord de l’interdiction...

autrement, donner au pays un autre destin que l’argent, secouer enfin le carcan du parti unique et du fatalisme, penser le temps. Ce temps de l’histoire chinoise qui n’a connu que des empereurs avant de passer aux dictateurs. Qui n’a eu que le bref espoir de Sun Yat-sen et du 4 mai. Qui a noyé dans le sang son possible effet-Gorbatchev en juin 1 989. Plans fixes : discours ou échanges, dans la durée de la pensée, dans le champ-contrechamp des nuances de la réflexion, mais aussi dans les silences accablés ou simplement pensifs de ceux qui mettent une possible liberté au-dessus d’euxmêmes. Déplacements minimes mais toujours menacés, filmés en mouvement (aller de l’avant, marcher d’un endroit à l’autre, rentrer chez soi pour accueillir un ami, trimbaler une valise, arpenter Beijing la nuit). On déménage, on prend le train, on voyage debout

Mais ce que montre Wenhai sans le vouloir, c’est aussi la vanité de notre regard sur le « documentaire chinois ». Nous chantons indistinctement les louanges des films autoproduits de l’indépendance à la chinoise ? Nous ne faisons peut-être que chanter les louanges de Panasonic. Car rien n’est libéré, et cette « indépendance » est une prison. La prison du non-vu, non-diffusé, nonautorisé, non-critiqué. Le piège d’une indépendance octroyée d’autant plus facilement qu’elle est de fait une interdiction. Si elle reste condamnée aux pauvres moyens de la vidéo et de l’autoproduction, si nous continuons à la regarder au nom de « l’information non officielle » que ces films nous procurent, plutôt qu’au nom du cinéma (de l’art du cinéma avec ses logiques et ses besoins), écrans d'asie

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faute d’argent, on va de maison d’ami en dortoir protégé, on vivote, on s’accroche à l’ordinateur qui fait accéder au Net (piégé). Ce qui compte ? Ne pas cesser de parler, de penser. Quitte à n’être pas d’accord, quitte à épiloguer infiniment sur les méthodes (comme les artistes perdus des Somnambules) pour toujours conclure : « Il le faut ». Wenhai dit modestement de son film qu’il a cherché à montrer des « citoyens ». Redoutable modestie qui trouve une forme au courage de ses héros-poètes, puisqu’elle fait entendre et voir le poids de toute une histoire sur un « aujourd’hui » maquillé de néons, de téléphones portables, de gratte-ciel et de Jeux olympiques. Forme recueillie, nocturne comme la poésie, calme comme la détermination, silencieuse au milieu des mots. Cinéma.

nous aurons, une fois de plus, et avec les meilleures intentions du monde, renvoyé le monde chinois à son exotisme. Et les documentaristes chinois au rôle épuisant de fournisseurs de « contre-information ». Il est grand temps d’appliquer au documentaire chinois la critique de cinéma que nous réservons aux productions occidentales. De l’intégrer, contre les logiques de pouvoir, au débat esthétique, plutôt que de le confiner aux circuits « spécialisés ». De distinguer ce qui relève d’un féroce appétit de voir (filmer des heures, monter en longueur, entrer dans l’intimité des personnes) de ce qui relève plus précisément de démarches d’artistes. Et donc, bienvenue à Huang Wenhai dans la communauté internationale des grands cinéastes.


HUANG WENHAI LE DOCUMENTARISTE Entretien réalisé par ZHANG Yi

Dans l’ouvrage Documenter la Chine (jilu zhongguo), l’auteure Lü Xinyu parle de la genèse du documentaire contemporain chinois (issu de la télévision) depuis les années 90. Les grands noms du documentaire, tels que Wu Wenguang ou Jiang Yue avaient tous travaillé dans ce domaine. Est-ce qu’à cette époque vous étiez aussi à la télévision ?

Oui. Je ne connaissais pas encore très bien Wu Wenguang à cette époque, mais je sais qu’il a remué ciel et terre. J’ai travaillé dans le domaine de la télévision depuis 1 996. Mais ce que je faisais concrètement s’approche plutôt d’une investigation de l‘actualité. Des reportages ?

Oui, comme « Topics in Focus » (jiaodian fangtan) et « China association for quality promotion » (zhongguo zhiliang wanlixing) . Parallèlement, j’ai produit avec des amis quelques-unes de nos propres réalisations. Mais à ce moment-là, notre concept était très rebattu. Les sujets portaient typiquement sur les minorités nationales, comme à Xinjiang, avec de beaux paysages exotiques.

Dans les années 90, il n’y avait que des gens travaillant à la télévision qui avaient la possibilité d’utiliser une caméra et un équipement de montage. Comme j’ai été impressionné par les beaux films occidentaux, je voulais faire un vrai film par mes propres moyens. En 2001 , j’ai quitté la télévision. A ce moment-là, la caméra Digital Visual (DV) était déjà sur le marché chinois. Mais puisque j’avais une expérience professionnelle avec l’équipement standard de la télévision, c’est-à-dire la pellicule, j’étais plutôt quelqu’un de perfectionniste au niveau technique. J’étais persuadé qu’il fallait absolument utiliser des pellicules pour réaliser mon film. En 2001 , je me suis chargé du rôle de producteur, avec quelques amis dont l’un était réalisateur. Nous avons créé un film sur pellicule de 1 6mm, à Songzhuang à Pékin. Vous parlez du film Banlieues de Pékin (Beijing jiaoqu) ?

Oui, il s’agit d’artistes marginalisés. Nous avons conçu le scénario, avec des acteurs professionnels dans les rôles principaux. Les rôles secondaires furent joués par de vrais artistes locaux.

C’est encore dans le cadre des films thématiques (zhuantipian) .

Comment avez-vous réussi à avoir la caméra et les pellicules ?

Et avec du commentaire, de la voix off omniprésente. En 1 996, j’ai fait un stage à l’ Académie du Cinéma de Pékin. Mais malheureusement, à ce moment-là, il y avait très peu de films à consulter. À partir de 1 999, le piratage se développait de surcroît, et surtout les films artistiques étaient très demandés. Le format était le VCD (Video Compact Disc).

Comme nous voulions faire du vrai cinéma, c’était de l’investissement régulier. J’ai investi une partie, et avec deux autres amis, nous avons réuni 400.000 yuans en tout (environ 40.000 euros). Mais finalement personne n’y a gagné, et le film n’a pas pu non plus participer à des festivals internationaux. D’ailleurs, maintenant quand je regarde de nouveau ce film, je trouve qu’il n’est pas réussi. La proportion de propos radicaux est un peu trop grande.

Depuis 2000, le format DVD commençait à s’étendre de plus en plus. Grâce au piratage nous avons eu l’occasion de visionner des films rares. C’est une grande aide pour comprendre le vrai cinéma. J’ai donc vu un nombre considérable de chefs d’œuvres occidentaux. Auparavant, quand nous apprenions l’Histoire du cinéma pendant le stage, nous regardions des extraits des films via des mots, des supports textuels. Les vraies images manquaient.

Je comprends, le film est un peu trop rebelle.

Oui, c’est ça. Qu’est-ce qui vous avez fait quitter la télévision en 2001 ?

En fait, ma carrière à la télévision allait écrans d'asie

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plutôt bien. J’étais journaliste. Dans le cadre d’un reportage, j’étais aussi réalisateur, et le contenu des commentaires était rédigé par moi-même. Au moment où je suis entré dans la télévision, le système était assez détendu et ouvert. La télévision était en phase d’expansion. J’ai reçu beaucoup de récompenses en tant que journaliste. Les deux premières années, j’étais très content de mon travail. Mais petit à petit, je sentais qu’il n’y avait pas de changement, pas de possibilité d’évoluer. Je n’étais plus satisfait de ma situation et je voulais faire quelque chose d’autre. C’est pour cette raison que j’ai finalement pris la décision de quitter la télévision. Est-ce que l’ouverture du domaine télévisuel dont vous parlez renvoie seulement à l’embauche, ou aussi à l’environnement relativement libéral de la production, concernant les choix thématiques ?

Si nous regardons la genèse du mouvement documentaire des années 90, nous nous rendons compte que la clé essentielle était une étroite relation entre les documentaristes de l’époque, comme Wu Wenguang ou Jiang Yue, et la télévision. En tant qu’employé ou collaborateur de chaînes télévisées, ils profitaient d’un équipement de travail pour réaliser leur propre projet. Tout comme Zhang Yuan et Duan Jinchuan ont réalisé le documentaire The Square (Guangchang) (1 994), une œuvre impressionnante. Aussi le documentaire de Duan Jinchuan Bakuonanjie1 6hao (1 995) qui a gagné le Grand Prix de la 1 1 e édition du festival Cinéma du Réel. Je pense qu’à cette époque, c’est-à-dire les années 90, l’ambiance générale à la télévision était relativement détendue, au niveau de l’embauche, mais aussi de la production des émissions. Ces figures importantes du documentaire contemporain chinois se sont donc bien efforcées d’ajouter quelque chose de nouveau au documentaire dans le cadre de la télévision. Par exemple en 1 996, la CCTV (China Central Television) a investi 1 0 millions de yuan (environ un million


d’euros) en dix documentaristes dans le système télévisuel pour réaliser dix films. Le projet était intitulé : « Le portrait de l’époque ». Ces dix réalisateurs sont…

Jiang Yue, Duan Jinchuan, Kang Jianning, etc. Mais c’est vraiment dommage qu’aucun de ces films n’ait échappé à la censure télévisuelle. Ils voulaient marquer une évolution au sein du système officiel, mais ce fut un échec total. La démocratisation (caogen zhuangtai) du cinéma indépendant chinois (documentaire) n’est arrivée qu’en 2001 . Grâce à l’apparition de la DV.

Exactement. Il y a un moment symbolique en 2001 . Grâce à des organisateurs comme Zhang Xianmin, Yangzi ou encore Zhang Yaxuan, la première édition du festival du cinéma indépendant a eu lieu. Le festival s’est déroulé dans l’Académie du Cinéma de Pékin. La programmation était d’une richesse incroyable et comportait presque tous les films indépendants des années 90. En tout, il y avait à peu près 400 films projetés pendant 1 0 jours. Le film de la soirée de clôture était Platform (2000) de Jia Zhangke. Je pense que mon véritable éveil date de ce moment-là. Bien que j’aie réalisé Banlieues de Pékin (Beijing jiaoqu) la même année, je manquais toujours un peu de confiance en moi. Cependant, après avoir assisté à ce festival, je n’en manquais plus, et j’avais l’impulsion de continuer à faire du cinéma. En effet, à cette époque là, le “cinéma indépendant chinois ” au sens propre du terme était quelque chose de pratiquement légendaire. Nous avons

beaucoup entendu parler de ces films qui avaient reçu de nombreux prix dans les festivals internationaux, mais personne n’avait eu l’occasion de les voir vraiment. Mais pendant le festival, on a enfin vu ces films dont on entendait parler depuis si longtemps. C’était un événement important qui effaçait l’illusion d’une légende éblouissante. En plus, parlant du documentaire depuis 2001 , le fait de l’apparition des nombreux documentaristes, de multiples sujets, la profondeur thématique et la sensibilité de certains documentaristes, tout ça dépasse largement la fiction. Auparavant, il y avait une sorte de dépendance dans le domaine du cinéma. Les gens dépendaient du cadre de travail de la télévision et du cadre éducatif: il n’était pas question de faire du cinéma si l’on n’était pas diplômé d’une université liée au cinéma. Aujourd’hui, le statut des cinéastes est très varié : il y a des artistes, des gens qui travaillent dans le domaine publicitaire, des gens d’autres métiers… chacun peut prendre la caméra pour faire un film. Concernant l’histoire chronologique du documentaire chinois contemporain : le début des années 90 était la phase de fondement du nouveau documentaire chinois grâce aux pionniers tels que Wu Wenguang, Zhang Yuan, Duan Jiechuan ou Jiang Yue. Depuis 2000 jusqu’à maintenant, ces dix ans montrent un développement très riche. Prenons l’exemple de À l’ouest des rails (Tiexiqu) (2003) de Wang Bing. Au moment où Wang Bing nous a annoncé qu’il allait faire un film avec une petite caméra DV, j’étais bien méfiant. Je me suis dit : avec une seule DV, ça marche, ça ? Personne n’a pu imaginer que quelques années plus écrans d'asie

1 4 mars/avril

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tard, en 2002, mon film Banlieues de Pékin et À l’ouest des rails de Wang Bing étaient tous les deux envoyés au festival de Berlin, et le jury a préféré celui de Wang Bing. Ce fait m’a enfin fait comprendre que finalement, la technique n’est pas si primordiale. C’est le regard sur le sujet abordé qui compte le plus. L’essentiel n’est donc pas comment faire un film, mais avec quelles idése, quelles perspectives sur la société que l’on filme.

Oui, tout à fait. Peu après cette leçon reçue en 2002, un ami à moi m’avait demandé si je voulais collaborer avec lui pour faire un film. J’ai accepté sans aucune hésitation, car je n’avais plus de contrainte au niveau technique. Pendant cette période, l’oeuvre Le livre d’un homme seul de Gao Xingjian m’avait davantage inspiré: ne pas attendre, ne pas se plaindre de sa situation actuelle, faire de son mieux. Il est inutile d’attendre la maturité de l’environnement extérieur avant de commencer. Ainsi, à la demande de mon ami, j’ai réalisé mon premier documentaire Sortir du nid (2003) pendant une brève durée. Pendant 1 5 jours, j’ai adopté la manière Wisemannienne de documenter : sans concept préalable, juste filmer sans arrêt. Et puis, avec des rushes abondants, j’étais rassuré pour le montage. Après ce premier documentaire, est-ce que cette expérience vous a permis d’avoir une connaissance plus riche du documentaire indépendant et de la production indépendante ?

Après avoir vu la dernière version, j’étais étonné. J’ai trouvé qu’il n’y avait aucun problème pour produire un long métrage. Et puis ce film était accepté par le FIPA


(Festival International de Programmes Audiovisuels) de l’édition 2003 dont le président appréciait bien ce film. Par la suite, il y avait un producteur français qui voulait produire mon prochain film. Pour réaliser ce nouveau projet, j’ai toute de suite pensé aux salons de Mahjong dans ma région natale. Et c’est ainsi que j’ai entamé mon deuxième documentaire Poussière hurlante (2004).

filmais appartient à l’un de mes amis d’enfance. Chaque jour, je jouais au Mahjong avec les gens. Après une ou deux semaines, la relation était bien détendue. Ils ont fini par comprendre que je ne suis pas journaliste. Lorsque j’ai aperçu cette évolution relationnelle, je me suis dit que c’était le moment pour commercer à filmer. Vous savez, pour eux, jouer au Mahjong ou au loto, c’est du vrai travail ! Ce n’est pas du tout un divertissement comme on pense. Ils faisaient de la vraie recherche dans les œuvres classiques pour essayer de trouver les chiffres corrects du loto, bien professionnel.

J’ai envoyé l’idée du projet au producteur français et attendait ses nouvelles. Hélas, deux mois, trois mois, ont passé, je n’avais toujours pas de réponse. Ainsi, je me suis dit qu’il était inutile d’attendre sans rien faire, mieux valait que je commence à Et puis, l’épidémie du SRAS (Syndrome filmer. J’ai donc porté ma petite caméra DV respiratoire aigu sévère) est arrivée, et et puis j’y suis allé. j’étais coincé dans les locaux. Finalement, j’ai passé trois mois avec eux. En même C’est-à-dire qu’initialement vous n’aviez temps, j’ai fait connaissance avec les autres pas prévu d’utiliser une DV pour protagonistes qui se trouvent au voisinage l’intégralité du film? du salon de Mahjong. La fille qui a avorté son bébé habite avec son copain juste à Non. En plus, quand j’ai fait mes premières côté du salon. Le salon de massage se situe investigations dans les locaux pour aussi juste à côté. La patronne jouait préparer mon projet, j’ai pris une caméra souvent au Mahjong avec nous. Pendant le un peu plus grande. Les gens ont fui parce tournage, j’ai bien apprécié les avantages qu’ils pensaient que j’étais journaliste. de la DV : c’est très pratique et silencieux. Si C’est justement une question que je la version définitive de Poussière hurlante voulais vous poser : face aux joueurs dans est satisfaisante, c’est parce que j’ai des le salon de Mahjong, vous êtes en réalité ruches très riches. Je suis, comme le dit un “étranger”. Comment avez-vous réussi Wiseman, “une mouche sur le mur”. J’ai filmé à les faire vous accepter afin de capturer à peu près 1 20 heures, et la version une attitude si naturelle des gens ? définitive est de 1 1 0 minutes. La caméra est suffisamment petite. En plus, c’est ma région natale, je parle le dialecte local.

Avez-vous également utilisé la DV pour les deux œuvres suivantes Le Voyage poétique (2005) et Nous (2008) ?

C’est un avantage considérable, n’est-ce pas ?

Le Voyage poétique est aussi filmé par la DV. La caméra avec laquelle j’ai réalisé Nous est plus grande. En plus j’ai souvent utilisé un pied. Je trouve qu’il est nécessaire de

Oui. En plus, le salon de Mahjong que je

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montrer une sorte de distance. C’est différent par rapport à Poussière hurlante et Le Voyage poétique. Vous parlez de la distance entre vous et les protagonistes ?

Oui, une distance ressentie via l’Image. Vous pouvez bien sentir que dans Le Voyage poétique et Poussière hurlante, celui qui filme est dans le même camp que les protagonistes. On peut le sentir à partir des plans filmés, surtout les gros plans. Quant à Nous, bien que ma relation fût très proche avec les protagonistes, lorsque je filmais et faisais le montage, j’étais conscient de montrer une sorte de distance, avec beaucoup de plans d’ensemble. Pour afficher une attitude neutre ?

C’est exact, via l’image. Que pensez-vous donc de la réalisation documentaire avec la DV ? Quels sont ses points forts et points faibles ?

Pour certaines situations, utiliser la DV permet trop de proximité. Certes, un point de vue proche peut permettre au spectateur d’assimiler la situation des protagonistes. Mais pour un niveau plus élevé, on a besoin de quitter la situation des protagonistes, et d’adopter un regard plus neutre sur l’événement filmé. Pensez-vous que c’est une faiblesse de la DV même, ou est-ce plutôt une question de la vision du filmeur ? En effet, je pense qu’avec la DV, un point de vue neutre devrait également être possible.

La plupart des documentaristes qui utilisent la DV travaillent seuls pendant le


tournage. Mais quant à Jia Zhangke, je trouve que ses images documentaires possèdent une qualité inatteignable pour de nombreux documentaristes chinois, y compris les rails qu’il utilise; sa collaboration avec Yu Lik-wai lui permet de produire une sorte d’images complètement différentes par rapport aux images tremblantes de la DV. La manière de filmer reflète entièrement le goût esthétique du filmeur et également sa façon de réfléchir sur les événements documentés. Par ailleurs, au fond des choses, ce que nous faisons est du cinéma, l’ensemble Image-Son. C’est le langage cinématographique avec lequel on s’exprime. Il est donc nécessaire de penser aussi à contribuer au niveau filmique. Ce serait dommage de toujours rester au même endroit. La réalisation avec la DV, comme celle de À l’ouest des rails a déjà atteint un très haut niveau. Donc, pour le documentaire indépendant chinois, la question d’une nouvelle étape d’évolution se pose au niveau de la manière de filmer les images.

Oui. Il faut avouer qu’avec la DV, tout le monde peut réaliser un film, c’est très encourageant. Mais de l’autre côté… Par exemple, les années 90 nous racontaient les histoires du peuple ordinaire. Aujourd’hui, dix ans sont passés, et la plupart des documentaristes chinois racontent toujours des histoires du peuple ordinaire. Vu sous l’angle du terme d’« auteur », ils sont malheureusement quasiment une seule personne. Il est difficile de sentir l’existence d’une qualité d’« auteur » à travers l’Image-Son de leurs films. Par conséquent, on ressent qu’ils racontent des histoires similaires. D’ailleurs, la plupart des documentaristes sont en réalité limités par eux-mêmes.

Effectivement. Actuellement, filmer n’est pas difficile. Il y a également une communauté du cinéma indépendant qui soutient la projection et la communication entre les documentaristes. Néanmoins, un film est le fruit d’une réflexion. Les connaissances de l’Histoire du cinéma, la formation en esthétique cinématographique, ainsi que l’individu et sa perspicacité sur la société influencent profondément le développement du documentaire chinois.

C’est le plus essentiel. Sinon, la production serait une répétition sans interruption, et on ne trouverait pas d’issue. Actuellement, tout le monde est en concurrence au niveau des sujets pour voir qui démasque le mieux la société, mais il y a peu de sens. Si on veut filmer un sujet profond de la société chinoise, il est nécessaire d’avoir un environnement ouvert et libre au niveau de la circulation des informations. Comme ça, les gens impliqués osent parler devant la caméra. Maintenant ce n’est pas le cas en Chine. Même si tu traites un sujet profond, tu n’as aucun moyen de rencontrer et d’interviewer les personnages clés comme par exemple des officiers. Au fond, le film manque toujours d’un aspect, d’un point de vue complémentaire. Oui, tout ce qu’on regarde, c’est vu du côté du peuple, et on ne peut pas toucher au noyau des choses.

Effectivement. Que pensez-vous des protagonistes dans Poussière hurlante et Le Voyage poétique ?

Les gens dans Poussière hurlante agissent face à leur destin. Lorsqu’ils ont un but, la conviction de gagner de l’argent, ils sont écrans d'asie

1 6 mars/avril

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très assidus. Mais malheureusement la société chinoise actuelle ne possède qu’un seul désir : gagner de l’argent. Quand l’argent devient la seule règle dans une société, tout le monde devient fou ! Ils sont tellement malheureux, et leur existence est tellement chaotique, mais ils se débattent violemment face à une fatalité absolue, sans arrêt. C’est pour cette raison que j’ai ajouté une séquence de sept minutes vers la fin du film. Je laisse la parole à ces protagonistes. Je trouve qu’il est indispensable de les laisser s’exprimer ! Ce ne sont pas des gens qui perdent les sensations humaines comme on imagine. Mais la vie est un Jianghu. Ces gens sont en fait des ratés face à la vie, ils sont vaincus par la vie. A cet égard, Poussière hurlante met aussi l’accent sur la critique de la société chinoise : la perversité d’une société cruelle produit tant de ratés ! Les protagonistes dans Le Voyage poétique vivent la même chose. Ces artistes tel que Ding Defu, étaient très respectés dans les années 80. Mais dans le cadre global de la commercialisation à partir des années 90, ils se sont perdus. Et en même temps, leur manière de se révolter est très faible, voir vaine. Après avoir réalisé Poussière hurlante et Le Voyage poétique, quelle impression avez-vous ressenti lors du contact avec les protagonistes?

Je les comprends, que ce soient les protagonistes dans Poussière hurlante ou dans Le Voyage poétique. Je peux parfaitement ressentir ce qu’ils sentent. Mais je ne suis pas d’accord avec eux au sujet de leur manière de vivre. Surtout je ne cautionne pas la résignation des protagonistes dans Le Voyage poétique. Je ne pense pas que la vie puisse se passer comme ça, d’une manière tellement


passive, avec une attitude aussi négative. En plus, filmer ce genre de documentaires, avec une telle noirceur, cela nuit à soimême. Pendant le montage, j’ai beaucoup souffert. Après la finalisation, je n’arrivais toujours pas à sortir de cette ambiance désespérante. C’était une période assez dure pour moi après ces deux films. En 2005, dans ma salle de montage, j’ai vu par hasard le livre bouddhiste Sūtra du diamant (Jingang jing). En fait, ma mère est bouddhiste, et de temps en temps je feuillette aussi un peu dans ce genre de livre. Chaque phrase dans Sūtra du diamant frappait fortement mon cœur, j’étais très bouleversé. Donc en début 2006, j’ai accompagné ma mère dans un temple et à ce moment là j’ai eu l’idée de faire un film sur la religion. C’était la première fois que vous êtes consciemment allé à un endroit religieux ?

Absolument ! Auparavant c’était juste pour accompagner ma mère. Mais cette fois, c’est moi-même qui ai voulu découvrir la communauté bouddhiste de ma propre volonté. Et puis pendant le tournage du film, j’ai rencontré un des protagonistes dans Nous, M. Yin Zhenggao. Comment avez-vous rencontré M. Yin ?

Il était bénévole dans le temple où je filmais. Il était quelqu’un de très respectueux. Dans les années 80, il était le maire de notre ville Yuyang et connu en tant que personnage politique. Vous n’aviez donc pas du tout prévu de rencontrer un personnage comme lui ?

Pas du tout.

C’est-à-dire que par hasard vous avez rencontré Yin Zhenggao qui, au départ, était censé être une des lignes conductrices du documentaire sur la religion.

Oui, c’est ça. Mais petit à petit la figure de M. Yin est devenue de plus en plus riche. Grâce à lui, j’ai fait connaissance avec beaucoup d’autres protagonistes comme Li Rui, Zhang Chaoqun, Ye Huo. Et puis une sorte de portrait du groupe se formait. Un jour, je me suis dit que cela suffirait pour un film entier à part. Dans Nous, les protagonistes sont relativement sensibles à la politique. Face à votre caméra, quelle est leur première attitude ? Et comment avezvous réussi à faire en sorte qu’ils acceptent votre caméra ?

Je m’intéresse beaucoup à ce qu’ils font pour la société civile (gongmin shehui). Avec Yin Zhenggao et Ye Huo, nous avons monté le “site web de Li Rui”. Quand ils sont venus à Pékin, je les ai aussi suivis chez Li Rui. Au départ, Li Rui ne voulait pas être filmé. Mais petit à petit, il a fini par m’accepter. Comme nous partageons le même intérêt pour la société civile, nous n’avons eu aucun problème de communication. Lorsque nous étions à Pékin, Zhang Chaoqun et moi, nous habitions dans un hôtel souterrain qui se trouvait juste sous le bâtiment de la maison de Li Rui. C’est l’hôtel qu’on voit dans le film ?

Oui, c’est celui-là. Nous y sommes restés pendant 1 5 jours. Durant cette période, on montait chez Li Rui pour parler, et je prenais toujours ma caméra. Lorsqu’ils avaient envie que j’arrête de les filmer écrans d'asie

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pendant un moment, je m’interrompais tout de suite. Puisque l’on se respectait mutuellement, notre relation se forgeait petit à petit. J’ai pu filmer le monologue assez intime et relativement long de Yin Zhenggao, d’une durée de quatre ou cinq minutes, car à ce moment-là, ça faisait déjà un an et demi qu’on se connaissait. Vous avez réussi à capturer le bon moment.

Oui, M. Yin était à côté de la fenêtre, j’étais assez loin de lui. Il y avait une distance physique considérable entre nous. J’ai poussé l’objectif pour avoir un gros plan sur lui. Si j’avais été proche, cela aurait pu créer une sorte d’oppression pour lui. On voit clairement que cette séquence n’est pas un entretien, c’est un pur monologue de quelqu’un qui voulait parler de quelque chose depuis très longtemps. Il y a des choses qui pèsent très lourd sur son cœur, un peu comme chez la protagoniste unique dans He fengming (2006)de Wang Bing. Quant à l’histoire chinoise, nous sommes éduqués par un vecteur officiel depuis l’école primaire jusqu’à l’université. Selon moi, le documentaire chinois est une sorte de complément à l’histoire officielle, possédant une volonté d’enregistrer la réalité, de chercher la vérité du pays. Que pensez-vous de Nous en tant que documentaire qui traite un sujet politique dans le contexte de l’histoire chinoise contemporaine?

Je pense que la Chine est un pays qui n’a pas la tradition du documentaire. Tout ce que nous faisons maintenant en tant que documentaristes, tous nos efforts, seront une transition pour un avenir démocratique en Chine. Je pense que


Nous montre la société chinoise actuelle à travers la situation des intellectuels, ainsi qu’une description de l’état de la couche intellectuelle actuelle. Il est vrai que ce documentaire implique de la politique, mais ce n’est pas une œuvre politique. Ce qui me préoccupe, c’est l’homme même, c’est le portait d’un certain groupe. Tout au long du film Nous, les longues et incessantes discussions sont la forme essentielle de ce documentaire. Leurs paroles les décrivent. Ce sont des gens qui se consacrent entièrement à la réflexion et l’écriture, leur action s’arrête là. En effet, ils sont conscients qu’il est presque impossible d’avancer et d’obtenir quelques changements réels. Ainsi, ils sont dans un état très tourmenté. Si l’on dit que dans Poussière hurlante et Le Voyage poétique les protagonistes sont des “acteurs audacieux”, les protagonistes dans Nous sont des “acteurs de réflexion”. Je trouve que vos quatre films possèdent une ligne conductrice. Pour ces portraits de groupe, chaque portait s’enferme dans une sorte d’espace clos : dans Sortir du nid, c’est l’espace du camp pour les jeunes; dans Poussière hurlante, les protagonistes sont imprégnés d’un espace couvert par l’argent et les corps charnels ; dans Le Voyage poétique, les artistes vivent dans leur propre monde illusoire et destructive ; quant aux protagonistes dans Nous, bien qu’ils aient une certaine liberté de critiquer la société, leur actions sont limitées dans une sorte d’espace personnelle, tout comme l’hôtel où ils se logent, ou chez quelqu’un. Ils ne peuvent pas atteindre l’espace public pour diffuser leurs paroles. Vous avez dit que l’état de l’homme est pour vous le moteur pour continuer à faire du documentaire, que pensez-vous de ces espaces clos ?

Avec l’âge, on comprend une chose : la fatalité. Si l’environnement ne change pas, il est difficile de provoquer du changement dedans. C’est le rétrécissement de la société chinoise. Mes quatre films constituent en fait une sorte d’enveloppe qui recouvre tout le monde. C’est une sorte de métaphore que je ressens pour la société chinoise et le système politique actuel. “Recouvre tout le monde” signifie le régime social qui limite les Chinois, c’est bien ça ?

Oui, comme le dit Lu Xun dans “la maison en fer”, on ne s’en sort pas. Néanmoins, en fin de compte, je continuerai à faire du documentaire car il y a toujours des choses à découvrir même dans une société relativement limitée. Il est vrai que dans la société chinoise actuelle il existe des aspects très cruels, voire impitoyables. On ressent souvent une sorte de noirceur

lourde. Mais la description de la noirceur même ne suffit pas pour construire une réflexion mature. Je préfère trouver de la lumière dans la noirceur, de la lumière scintillante. Ce qui m’impressionne le plus, c’est le mur de l’hôtel souterrain de Zhang Chaoqun dans Nous. Tout comme Zhang Chaoqun le dit lui-même, qu’est-ce que c’est que l’espoir dans les ténèbres ? Il est comme ce mur. Maintenant il est devant nous, grand et solide. Pourtant l’espoir, l’idée de la démocratie que les protagonistes poursuivent, est un processus inexorable d’une société. Tôt ou tard, nous y arriverons. Même si nous rencontrons des obstacles aujourd’hui, on a surtout de l’espoir.

Oui. En plus, je pense qu’il ne suffit pas de seulement critiquer le système. Il faut aussi examiner l’intérieur de chacun. Nous faisons le documentaire, et en fin de compte, c’est un processus pendant lequel celui qui filme s’affronte lui-même. Bien sûr, on peut critiquer la société, mais il faut d’abord atteindre une certaine maturité visà-vis de soi-même. Tous les actes auxquels on s’engage renvoient finalement à l’esprit de soimême. Une société mature dépend de la maturité de chaque individu. Ceci dit, changer la société n’est pas une conception illusoire ou vaine. Ce n’est pas une expression vide, c’est un acte d’amélioration concrète à partir de chacun. La perfection de chacun est déjà une contribution considérable pour la société. De plus, la création est un développement depuis l’intérieur, les observations sur les protagonistes, le point de vue que l’on pose sur les événements, tout cela reflète entièrement son propre esprit en tant qu’auteur. Pour moi, réaliser une œuvre résout un problème qui se trouve dans ma foi. C’est aussi une des motivations qui vous pousse à continuer à faire du documentaire, n’est-ce pas ? Vous pouvez affronter quelque chose que vous avez évité auparavant.

C’est bien ça. On a l’habitude de s’esquiver face à l’histoire de notre propre pays, face aux sentiments envers nos parents, envers autrui. Les vrais artistes ne sont pas des gens qui osent hardiment tout faire, mais plutôt qui trouvent un point précis et le creusent en profondeur.

LA FILMOGRAPHIE DE HUANG WENHAI A ÉTÉPROJETÉLORS DES RENCONTRES DU CINÉMA DOCUMENTAIRE DE MONTREUIL EN OCTOBRE 2009. WWW.PERIPHERIE.ASSO.FR écrans d'asie

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MO DE CHI OIS La revue de référence consacrée à l'analyse des évolutions économiques, stratégiques, politiques et culturelles de l'ensemble formé par la République populaire de Chine, Taïwan, Hong Kong et Singapour.

N°21 DÉDIÉ AUX MINORITÉS ETHNIQUES Disponible en librairie et sur www.choiseul-editions.com

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CHINE LIVRE

GÉNÉRATIONS NO FUTURE ÂGES INQUIETS de CORRADO NERRI - Éditions TIGRE DE PAPIER LE CINÉMA TAIWANAIS - Éditions ASIEXPO EDITIONS Critique de Damien PACCELLIERI

Les livres sur les cinémas chinois sont rares et nous vous présentons deux, l'un dédié au cinéma taiwanais édité par le festival Asiexpo de Lyon lors de sa rétrospective en automne 2009 sur cette cinématographie, l'autre sur la jeunesse représentée dans ces cinémas (Chine, Hong Kong, Taiwan) signés Corrado Neri.

Ce dernier nous propose par de solides connaissances et un regard éclairé de mettre en lumière représentation de la jeunesse chinoise sur grand écran des années 30 à aujourd'hui. Débutant par une définition de la jeunesse dans la sphère culturelle chinoise pour mieux appréhender nos différences, l'auteur amorce une théorique passionnante étayée de nombreux exemples pelliculés. La répartition de son livre pourrait être composée de la manière suivante : une jeunesse ambigüe avant 1 949, une jeunesse aux ordres de 1 949-1 976, puis une jeunesse rebelle, indépendante dans les années post-1 980. Les parties dédiées au cinéma taiwanais sont certainement les plus intéressantes et pertinentes tant elle nourrit notre vision de l'identité cinématographique et sociologique de cette île. L'excellente compréhension et explication des termes chinois permet une progression constante dans l'assimilation, pour le lecteur, des trajectoires cinématographiques différentes de la jeunesse pour ces trois pôles importants en Asie. Une place heureuse est réservée à des cinéastes de l'île comme Chang Tso-Chi, Li Cheng-sheng dont l'apport a été sousévalué par les critiques qui se sont arrêtées au « Nouveau cinéma » (Hou Hsiao-hsien, Edward Yang puis dans les années 90 avec Tsai Ming-liang) sans pourtant parler de grands figures comme Wan Jen, le scénariste Wu Nien-jen, etc... Il y a donc dans ces pages un réel apport à la consolidation des connaissances sur les cinémas chinois, et plus particulièrement sur celui de Taiwan. En effet, on reste un peu sur sa faim concernant la cinématographie chinoise, où l'interprétation du facteur temps n'est peut-être pas assez employé (la jeunesse

de 1 920 n'implique par exemple pas le même sens sociologique de la responsabilité familiale ou sociétale qu'aujourd'hui) pour permettre une différenciation plus forte sur l'échelle chronologique. Aussi, le plan est sans doute trop consensuel avec une approche habituelle jalonnée par la cinquième génération, Jia Zhang-ke, alors que la quatrième génération (Xie Fei, Wu Tianming, Teng Wenji, Wu Yigong – un exemple notoire : Xiao Hua – 1 978), qui fut précurseur dans l'approche "post révolution culturelle" de la jeunesse, méritait d'être longuement évoqué, tous comme les cinéastes de « l'entertainment ». Cependant, aborder trois cinématographies distinctes mais liées n'est guère aisé, les passerelles sont dangereuses et escarpées, un sentier où Corrado Neri offre l'empathie nécessaire pour comprendre cette période de cheminement entre l'enfance et le monde adulte. Ouvrage collectif, en anglais et français, Le cinéma taiwanais fait partie d'une collection sur les cinémas d'Asie (le cinéma thaïlandais, le cinéma vietnamien...) et se compose d'une série d'articles de thématiques différentes afin de mieux saisir les contours, le visage et l'âme d'un cinéma dont on ne parle que très rarement. Preuve en est que ce livre est le premier en langue française abordant uniquement le septième art taiwanais. Lorsqu'on ouvre la voie comme le fait cet ouvrage, une nécessité s'impose : jeter les bases de la connaissance cinématographique, ce qui est établi dès les deux premiers sujets par une introduction sur l'identité de ce cinéma (sujet symptomatique), puis avec un développement historique concis écrit par Corrado Neri. Par la suite, l'ouvrage fait place à des articles singuliers, comme Haute montagnes taiwanaises dans le miroir magique des cinéastes, exposant l'utilisation des décors naturels, du paysage de l'île dans son cinéma (voire celui des autres comme le Japon, Hong Kong...), « L'amour entre filles » dans le cinéma écrans d'asie

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taiwanais, qui, comme son titre l'indique, traite de l'homosexualité des femmes, sujet très présent dans le cinéma actuel taiwanais, mais également, Le cinéma aborigène, où la question de cultures, d'une l'identité fragmentée par diverses origines est solidement étayée (que l'on peut opposer avec le fantasme unitaire et d'identité unique de la Chine continentale) par des composantes ethniques, ou bien encore Esthétiques de l'errance et crise identitaire dans le cinéma taiwanais contemporain qui cristallise cette approche

visuelle fortement imbibée du besoin identitaire des Taiwannais pour mieux connaître leur avenir. Et c'est ce dernier mot qui polarise le grand drame de cette cinématographie. La dissémination (qui est également sa richesse) de l'identité taiwanaise (celle-ci s'est renforcée en 1 996 avec l'élection d'un président de « souche », mais la présidence actuelle prône un rapprochement avec le continent) dans un passé fracturé par une histoire, des politiques différentes, n'apporte pas ce « pare-choc » social et ce socle sur lesquels la société peut se reposer pour construire un avenir pérenne. Et c'est en l'occurrence ce sujet qui a permis au « Nouveau cinéma » de briller dans les années 80 et qui continue d'alimenter les cinéastes d'aujourd'hui. Reste alors quelques questions en suspens qui donneraient naissance à un deuxième volume: Le désintéressement du public taiwanais pour le cinéma de son pays (est-ce résolu avec le succès de Cape No7 ) ? Quels ont été les rapports d'antan entre les trois cinématographies Chine-Hong KongTaiwan ? Si le livre blâme l'approche réductrice des critiques français à la seule période Nouveau cinéma et sa suite, l'ouvrage manque toutefois de quelques articles relayant une étude sur les films des années 60 ou 70, des productions de films d'arts martiaux comme de productions "nationalistes". Mais il y a tellement à dire, alors souhaitons que cet excellent ouvrage et initiative sera suivi d'effets. À noter la présence d'un DVD dont le contenu est une valeur ajoutée (si ce n'est la manière de filmer) au livre.


CHINE LES ÉCRANS DU PASSÉ JAPON

LAPOÉSIE, LAPEINTURE, L'ALCOOL ETLESFEMMES La vie de TANG Yin adaptée au cinéma Article de Christophe FALIN

Durant les années 1 950 et 1 960, les principaux studios hongkongais : la Great Wall, la Phénix, la Cathay et la Shaw Brothers se lancent dans une concurrence effrénée. L'une des conséquences de cette bataille commerciale, et parfois idéologique, est la sortie de versions concurrentes d'une même histoire. Deux films intitulés respectivement Three Charming Smiles et Three Smiles (San Xiao, , adaptés de la vie du célèbre peintre TANG Yin ( ), sont ainsi produits à quelques années d'intervalle. Le premier est réalisé en 1 964 par LI Pingqian pour le studio

progressiste Great Wall, tandis que le deuxième est réalisé en 1 969 par YUEH Feng pour le studio Shaw Brothers.

TANG YIN, UNE VIE DISSOLUE ET UN TALENT IMMENSE La vie de TANG Yin (1 470-1 523), dont il est question dans ces deux films, est bien connue des historiens de la peinture chinoise. Exerçant sous la dynastie Ming, il fut banni de la fonction publique à cause d'une accusation de corruption à un examen. Obligé de vendre ses peintures pour survivre, il sombre peu à peu dans la

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pauvreté. Ses peintures et ses poèmes sont pourtant aujourd'hui considérés comme des chefs-d'oeuvre. TANG Yin y montre son goût pour les paysages mais surtout pour les femmes et en particulier pour les prostituées. Si sa vie fut difficile, les films qui en sont adaptés sont plutôt des comédies. On y retrouve le goût de TANG Yin pour les femmes et la poésie, et son caractère impétueux.

2 x 3 SOURIRES CHARMANTS Dès le début de Three Charming Smiles (1 964), il est précisé que

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l'histoire qui va nous être contée est vieille de plusieurs siècles et que le film que nous allons voir n'en est qu'une version parmi d'autres. Le récit des deux versions de 1 964 et 1 969 est sensiblement le même. Les lieux de l'action se situent à Hangzhou et aux alentours. Le jeune peintre TANG Yin y aperçoit par hasard Parfum d'automne. Attiré par sa beauté, il la suit dans un temple bouddhiste et s'assoit à côté d'elle pour « prier ». Il engage la conversation avec humour et, la belle lui souriant, il fera tout pour la revoir. Il retrouve la résidence du ministre où elle


RÔLES ET VERSIONS

Les versions de 1 964 et 1 969 sont toutes les deux réalisés par des vétérans du cinéma chinois : LI Pingqian et YUEH Feng, qui débutèrent leur carrière dans les années 1 920/1 930 à Shanghai, puis se réfugièrent à Hong Kong en 1 949. Ce parcours leur procure un certain attachement au continent, à son histoire et à sa culture, ce travaille et s'y fait embaucher comme valet, prétextant la ruine de sa famille. Parfum d'automne lui ayant souri trois fois (signifiant par là un présage de mariage), il se lance dans un jeu de séduction et, suite à de nombreux quiproquos et rebondissements, TANG Yin et Parfum d'automne se marient. Ces deux versions contiennent chacune une grande quantité de chansons, mais elles sont très différentes. Dans Three Charming Smiles (1 964), il s'agit de chansons folkloriques et populaires de différents styles de la région de Jiang Nan (il est fait notamment référence à l'une des chansons des Anges du Boulevard, réalisé en 1 937), tandis que dans Three Smiles (1 969), il s'agit de chansons de l'opéra huangmeixi, avec exactement les mêmes airs et intonations que dans les autres opéras de ce type produits par la Shaw Brothers en grande quantité durant les années 1 960. On retrouve aussi dans

que l'on retrouve dans ces deux films, notamment à travers les chansons populaires. Parfum d'automne (Qiu Xiang, ) est interprétée dans les deux versions respectivement par CHEN Sisi et LI Qing, deux actrices très populaires durant cette période, notamment CHEN Sisi qui fut une des actrices majeures de la Great Wall. Peu connue en France, elle est pourtant considérée en Chine

Charming Smiles des mouvements et des expressions corporelles inspirés de l'opéra. Hormis quelques paroles de chansons qui dénoncent, dans la version 1 964, la pensée de Confucius et le sort réservé aux esclaves, les deux versions de cette histoire dont il est question ici ne peuvent pas être considérées comme idéologiquement opposées. Malgré cela, leur distribution en salles fut victime de la renommée des studios qui les ont produits. La version de 1 964, produit par le studio progressiste Great Wall, fut diffusée en Chine continentale peu de temps après la fin de la « révolution culturelle » et obtint un succès populaire important. La version de 1 969 ne fut au contraire pas distribuée sur le continent, comme à l’époque tous les films de la Shaw Brothers, mais profita de la mode des huangmeixi et d'une distribution dans l'Asie du Sudest pour toucher un large public. Three

SUCCÈS GARANTI Comme pour beaucoup de films adaptés du répertoire culturel chinois, cette garantie d'adhésion du public a attiré les producteurs durant toutes les périodes du cinéma chinois. Three Smiles fut ainsi adapté au cinéma en 1 937 à Hong Kong, en 1 940 à Shanghai (par le même YUEH Feng qui réalise la version de 1 969), en 1 993 par Stephen CHOW (Flirting Scholar, , avec GONG Li dans le rôle de Parfum d'automne) et un projet est actuellement en préparation pour 201 0. Toutes ces adaptations font de TANG Yin le peintre favori du cinéma chinois. écrans d'asie

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comme une des stars de cette période. TANG Yin, dans la version de 1 969, est interprété par Ivy LING Po, actrice habituée à incarner des personnages masculins dans les films adaptés de l'opéra huangmeixi, surtout depuis son interprétation de LIANG Shanbo dans The Love Eterne (LI Hanxiang, 1 962).


CHINE SORTIE DVD

HOW IS YOUR FISH TODAY ? Réalisé par GUO XIAOLU - Éditions LES FILMS DU PARADOXE

GUO XIAOLU ENTAME UNE PREMIÈRE FICTION ENTRE ESPRIT ROMANESQUE ET UNE ÈRE GLACIÈRE CHINOISE. UNE SORTIE DVD CONSEILLÉE.

Après avoir réalisé des documentaires et des courts métrages très artistiques, Guo Xiaolu en arrive à la fiction avec ce premier aboutissement cinématographique dans la carrière de la jeune romancière, primée d'un Léopard d'Or à Locarno 2009 pour She, a Chinese. Continuant encore et toujours dans la lignée de ses précédentes réalisations, Guo Xiaolu y injecte à dose homéopathique toutes les recettes qui font le charme de ses essais. La vie de ce film débute dans un train voyageant de Harbin à Mohe, ville à la frontière nordsibérienne de la Chine, où le froid est extrême, la lumière du jour brille parfois pendant plus de 20 heures. Mohe apparait quelque part dans le fantasme des Chinois comme une ville singulière où

l’on peut y avoir des aurores boréales. Guo Xiaolu mène une discussion avec le chef de wagons qui marquent là sa première incartade dans ce long métrage, débutant réellement après ce moment d’échange. Les idées prennent alors forme. Un homme, écrivain, s’offre un long monologue sur le destin d’un autre homme, Lin Hao, purement fictionnel, montant dans un train pour retourner à Mohe dans le nord de la Chine. L’écrivain explique qu’il a vécu 1 7 ans à Pékin. Tous ses scénarios pour des longs métrages ont été censurés et ce dernier vivote grâce à l’écriture grossière de certains synopsis de séries télévisées. Il est dans l'obligation de déménager de son petit livingroom car les Jeux Olympiques de 2008 passent avant lui. Dans cette mouvance, le scénariste se prépare à l’écriture d’une grosse production relatant l'aventure d'un homme qui

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s’enfuit du sud de la Chine direction le nord, après avoir tué sa femme. Seulement son patron lui que c’est du déjà vu : pas une once d’innovation. Le scénariste continue quand même dans ce sens et se projette dans la peau de son personnage. Va-t-il au Nord pour sauver sa vie ? Ou va-t-il au Nord pour la terminer ? En attendant, l’écrivain s’achète un poisson sur l’avis de son maître de Feng Shui qui le sent quelque peu déphasé. Lors de son repas au restaurant Chairman Mao de la capitale, il songe encore à son personnage, Lin Hao, 27 ans, tuant sans sourciller sa femme un jour d’octobre. Où cette histoire va-t-elle mener l’écrivain qui se confond progressivement avec son personnage ? How is Your Fish Today ? expose

sobrement toute l’appétence de Guo Xiaolu pour le septième art. L’essai est cette fois-ci transformé, mixant la fiction à la réalité sans jamais se perdre

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Critique de Damien PACCELLIERI

dans les méandres de la créativité artistique, véritable doudou de la réalisatrice. En amenant le spectateur sur les traces d’un scénariste et de son personnage, elle arrive subtilement à dresser deux portraits qui n’en font plus qu’un, où le protagoniste, à force de prendre le pouvoir sur son personnage, y mêle ses propres réflexions, jusqu'à la fusion. Tourné entre Pékin, ville si polluée que les sportifs s’entraînent dans des salles de gyms climatisées pour faire leurs footings sur des tapis de courses, et Mohe, village où seule l’école semble encore montrer qu’il y a une vie après la neige, Guo Xiaolu tente le plus souvent avec réussite de romancer son long métrage. Mais il lui arrive aussi de faire des écarts de comportement. Alors que le film devrait rester un objet cinématographique où le réalisateur emploie tout sauf sa personne pour communiquer sur un thème ou


« HONTEUSEMENT HONNÊTE, RIGOUREUSE, POÉTIQUE ET FÉMININE, C’EST LE POINT DE DÉPARTDE MA PENSÉE. »

POURQUOI EMPLOYEZ-VOUS EN VOIX OFF VOS COMMENTAIRES PERSONNELS DANS CE FILM ET DANS LA PLUPART DE VOS OEUVRES ? J’utilise ma voix comme une réflexion propre, une sorte de journal intime que le spectateur ne peut pas éviter. Cela vient certainement de mon expérience de nouvelliste, de cette petite voix que l’on a tous, notamment lorsque j’étais plus jeune, poète, dans mon village au bord de l’eau. un sujet, Guo Xiaolu participe de temps à autre dans son projet, interrogeant des passagers du train les menant vers Mohe. Cette intrusion menace a plusieurs reprises l'équilibre de l'œuvre où elle arrive aisément à mélanger réel et fiction sans devoir se mettre au devant sa caméra et faire du micro-trottoir. Ce petit rictus s’efface toutefois au bénéfice d’une mise en scène d’excellente facture dotée d'un personnage principal employant un monologue pertinent. Celui-ci permet en

effet de jouer avec nuances sur les réflexions posées par la réalisatrice qui peut utiliser son personnage pour parler à sa place, ou lorsqu'il est à même de penser seul. De plus, Guo Xialou signe encore ici une imagerie à son nom, une signature unique dans le cadrage, dans la colorimétrie ou bien encore dans l’assombrissement des coins du plan. Cela peut surprendre au départ, mais offre une véritable architecture au long métrage. Cependant on ne peut s’en étonner quand on voit les écrans d'asie

références qu’elle affiche dans Chose rare, il n’y a pas le long métrage, à savoir Happy véritablement de place pour Together de Wong Kar-wai et Le l’amour dans ce métrage. Guo fabuleux destin d’Amélie Poulain Xiaolu cherche davantage à de Jean-Pierre Jeunet. Si ces séduire nos âmes que nos deux films ne sont pas les cœurs. À son honneur. incarnations d’une imagerie hypertravaillée ! Derrière cela vit How is Your Fish Today ? donne une réelle dimension poétique ainsi vie à une fable des temps et ne cache pas un vide abyssal modernes, entre véracité et comme chez de nombreux illusion, même s’il y subsiste cinéastes à la mode. Ce film est quelques engrenages bien un voyage entre l’initiation et le rodés pour le documentaire cheminement vers la mort, vers mais peu exploitables pour une l’extrême-onction et la fiction. renaissance d’un personnage étrangement réel et fictif. 23 mars/avril

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CORÉE DU SUD DANS LES SALLES

LE POING SERRÉ Lotus d'Or 2009 au festival de Deauville (dirigée par le Public Système qui est également son distributeur... lien de causalité ?), Breathless frappe fort, et dans tous les sens du terme. La violence comme échappatoire, c'est ce que connaît Sang-hoon (interprété par le réalisateur du film, Yang Ik-june), récupérateur de créance, qui, loin d'être diplomate, fait le cracher le sang aux débiteurs. Doté d'un passé dont les cicatrices ne se sont même pas encore cicatrisées (son père, meurtrier, tua sa mère et leur fille), ce

dernier croise sur son chemin une jeune lycéenne effrontée, sorte de doppelganger sur le point de suivre la même destinée, fruit d'un désamour familial, d'une déconstruction violente du lien social. Le bonheur ici n'a pas sa place, si ce n'est furtivement, au détour d'apartés singuliers, où deux parcours brisés (et bien d'autres) fêlent la coque qu'ils avaient formé au fil des blessures. Honneur à la violence, abrupte, cinématographique (avec un travail copieux des plans, des cadres, des dialogues...), au

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BREATHLESS DE YANG IK-JUNE Critique de Damien PACCELLIERI

langage physique lorsque celui des mots, des sentiments n'a plus réellement d'influences, ou lorsqu'on y croit plus, tout simplement. Excessif, vil, perturbateur, outrancier, Breathless dégage les bronches du cinéma coréen avec une mise à l'épreuve de réalité par une violence expiatoire (mais alimente une fois de plus une vision hyperviolente de la société coréenne). Seules les faiblesses de clôture viennent abîmer l'aller sans retour que devait proposer le long métrage. En effet, la sensibilité et un certain

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retournement de la morale privent Breathless d'une aura que les films d'Abel Ferrara ou Takeshi Kitano peuvent avoir, alors que l'excellente interprétation du principal protagoniste était nerveuse, voire ulcéreuse à souhait, digne de ces références. Breathless vient ainsi rejoindre The Chaser dans les sensations fortes vécues dans les salles françaises ces dernières années. Des oeuvres à ne pas mettre entre toutes les mains, des oeuvres qui signent l'hémorragie sociale d'une certaine société coréenne.


CORÉE DU SUD DANS LES SALLES

NOUS NE RÊVONS PLUS DREAM DE KIM KI-DUK Critique de Damien PACCELLIERI

Depuis ses débuts, Kim Ki-duk s'impose un rythme de tournage soutenu grâce auquel il a réalisé un long métrage par an, ou presque. Ce « train d'enfer » semble l'avoir réussi jusqu'en 2005 où il fut au sommet de sa carrière cinématographique avec le succès critique comme public de Locataires. Avec L'arc la même année, à équidistance entre une approche visuelle irréprochable et une narration peu efficace, puis avec Souffle et Time, où le cinéaste natif de Bongwa n'aura point réussi à se renouveler, plongé dans un onirisme et un ésotérisme ténu (tout en gardant une certaine violence, un lien passionnel et destructeur entre deux protagonistes de sexe opposé, une réalité sordide, qui ont fait sa force et son identité visuelle, etc.), une grande frange de ses spectateurs s'est désinteressé de son cinéma et n'a plus pris part à ses invitations couchées sur pellicules. Dream continue sur cette lignée de films, où les symboles et le corps sont des relais communicants, là où les êtres et leurs âmes n'arrivent plus à se lier par des actes. Deux personnages, Jin et Ran sont unis par les rêves, ceux de Jin deviennent une acre réalité pour Ran. La solution ? Devenir amoureux l'un de l'autre. Torturé par leurs anciennes histoires d'amour, le cinéaste n'évite pas certains poncifs sentimentaux et une mise en scène parfois ubuesque, tant il ne réussit guère à créer des jonctions riches et nécessaires entre rêves et réalité Si Kim Ki-Duk garde malgré tout un style unique, il semble avoir beaucoup perdu dans la confection d'une imagerie ou se mêle un caractère social fort et une symbolique tout aussi puissante. L'image, parfois glaciale par sa qualité numérique, perd de sa superbe, et brise un calque qui servait de prisme entre le spectateur et l'œuvre. Les acteurs (avec une apparition de Park Ji-Ah, devenue une fidèle de sa filmographie depuis The Coast Guard) quant à eux gardent des trajectoires intéressantes, notamment Lee Na-Yeong dont on regrette parfois sa sous-exploitation tant elle peut être brillante, et les décors, fades par

instants (malgré la galerie Jiang Myung Sook, et ce sentiment de décorum boisé), laissent à penser que le réalisateur est bien loin de ses brillantes mises en scène d'alors. Plus cruel encore, le scénario, ce socle exceptionnel sur lequel se reposait la fabrique cinématographique de Kim Kiduk, devenue anémique, n'est plus en l'état de les nourrir, faute peut être d'un travail éminemment lié au concept et non au développement de toute une structure. On ne peut donc donner satisfecit à cette œuvre, malgré toutes les qualités intrinsèques que l'on reconnaît à ce cinéaste. L'espoir réside désormais dans une phase de réflexion, d'observation, et de réalisation plus importante afin qu'il puisse enfin achever sa chrysalide.

KIM KI-DUK « Un jour, j’ai fait un rêve. J’étais si fatigué que je dormais dans ma voiture et mon ami conduisait, quand nous avons eu un accident. Étrangement, en me réveillant, je ne pus m’empêcher de penser que c’était moi qui avais causé l’accident. Je n’étais encore qu’à moitié éveillé quand j’ai commencé à écrire une histoire. Cet état de demi-sommeil pouvait être un rêve ou un cauchemar. Lorsque nous avançons dans la vie, nous rencontrons des gens que nous sommes voués à rencontrer, et il n’y aucun moyen d’éviter que les chemins se croisent. D’abord, nous nous réjouissons avec une exaltation vertigineuse, mais peu à peu, ceci se meut en haine, et nous aimons avec une intention meurtrière. Être amoureux peut signifier être heureux, cela signifie aussi haïr et souffrir. Quand nous nous trouvons dans un état tel que nous voulons tuer la personne que nous avons aimée, nous rêvons d’un autre monde. Finalement, deux individus ne font plus qu’un au fur et à mesure qu’ils se maltraitent, mutuellement, et que chacun devient l’objet de la maltraitance. De la même façon que le noir et le blanc qui se dévisagent sans autre choix. » écrans d'asie

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JAPON BIENTÔT

AIR DOLL DE HIROKAZU KORE-EDA

Critique de Damien PACCELLIERI

POUPÉE DE CIRE OU POUPÉE DE SANG ? Le rythme de réalisation d'Hirokazu Koreeda fut très élevé ces dernières années. Après Still Walking (voir notre premier numéro dont il fut la couverture), un exposé très réussi sur le deuil et ses effets sur tous les membres d'une famille, l'un des cinéastes les plus talentueux de son pays depuis les années 90 change complètement de registre avec Air Doll, un long métrage qui a fait un petit tour Cannes et puis s'en va, sans avoir réellement marqué les esprits. En donnant vie à une poupée gonflable (interprétée par une Ba Doo-na dont la plastique n'a jamais aussi bien collé à un rôle) qui comble la solitude d'un salaryman, le cinéaste nous propose de s'immerger dans la complexité à tisser du lien social au Japon, mais revient également sur les sentiments vitaux de cette poupée qui prend conscience de son existence et de sa place dans la société. Si cette première partie (la solitude de l'individu malgré son identité au travail, un urbanisme forçant la marche vers une identité collective) est brillamment abordée par les comportements du salaryman, puis avec le regard porté par la poupée sur le monde qui l'entoure, la deuxième thématique est bien moins intéressante avec un universalisme, une compassion, voire une « bien-pensance » loin d'appuyer une réflexion nourrie sur ce sujet. Pourtant on apprécie la composition narrative, bercée par une jolie musique et de très beaux effets dans la transformation de Ba Doo-na de poupée en figure humaine, tout comme la technique, dont la prise de vue et le comportement de l'image évoluent brillamment comparé à ses précédents films (la raison en est la présence de Mark Ping Bin Lee derrière la caméra comme chef-opérateur). Certaines scènes sont de véritables crèvescoeurs tant elles témoignent de la misère affective japonaise, marquées par une conclusion fortement symbolique. Notons enfin, l'apparition de Terajima Susumu, fidèle du cinéaste, dans un petit rôle (en restaurateur dans Still Walking ) qui complète parfaitement une gallerie de personnages incarnant chacun une définition de la vie.

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26 mars/avril

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QUESTIONS AU RÉALISATEUR C’EST LA PREMIÈRE FOIS QUE VOUS TRAVAILLEZ AVEC DES COMÉDIENS ET DES TECHNICIENS ORIGINAIRES DE PLUSIEURS PAYS D’ASIE. POURQUOI AVEZ-VOUS CONFIÉ LE RÔLE-TITRE À L’ACTRICE CORÉENNE BAE DOO-NA ?

Je l’ai découverte dans Take Care ofmy Cat, où elle m’avait vraiment impressionné, et elle est tout aussi formidable dans Barking Dogs Never Bite et Linda Linda Linda . Je l’adore. Pour autant, c’est difficile de diriger une comédienne étrangère à Tokyo. Mais avec ce film, je me suis dit qu’on pouvait y arriver parce qu’au départ elle a peu de dialogues. Elle a une excellente oreille et sa prononciation est parfaite. Ses séances de maquillage prenaient un temps infini. Du coup, elle en profitait pour relire ses scènes et je l’ai même vue pleurer pendant qu’elle essayait d’entrer dans la peau de son personnage. On ne tournait pas dans l’ordre chronologique, mais elle arrivait parfaitement à incarner le personnage et à exprimer les émotions avec justesse dans chaque scène. Elle a su trouver le rythme qu’il fallait donner à ses émotions par rapport à l’intrigue. Elle est extrêmement sensible et c’est une grande professionnelle. Je tiens à lui rendre hommage. COMMENT S’EST PASSÉE VOTRE COLLABORATION AVEC LE CHEF-OPÉRATEUR D’ORIGINE TAÏWANAISE MARK PING BIN LEE ?

En général, je n’aime pas trop les mouvements de caméra, mais cette fois, j’ai vraiment apprécié les mouvements d’appareil de Mark, et j’en ai été le premier surpris. Il fait beaucoup de travellings, mais sans jamais être démonstratif. Ses mouvements de caméra ne sont jamais gratuits. Avant de faire un travelling, il réfléchit très précisément au type de plan qu’il s’apprête à tourner et il s’efforce de comprendre les émotions de ses personnages. C’est toujours sa priorité. Ce qui m’avait plu dans In the Mood for Love, c’était sa manière de filmer les comédiens avec des objets en arrière-plan. Je lui ai demandé de faire la même chose pour mon film de temps en temps et, là encore, il a été formidable. Ce qui m’a également surpris, c’est à quel point j’ai redécouvert d’un oeil nouveau les maisons japonaises et l’environnement urbain grâce à son regard. En général, les travellings sur tatamis ne fonctionnent pas, mais il s’en est sorti admirablement.



JAPON DANS LES SALLES

JUVÉNILITÉ Coïncidant avec l'exposition Gosse de Peintre – Beat Takeshi Kitano à la fondation Cartier de Paris, la sortie d' Achille et la tortue dans les salles françaises propose de découvrir une facette encore méconnue de celui que l'on connaissait déjà comme comique, chanteur, présentateur, écrivain, comédien et réalisateur. Cette facette, c'est Kitano l'artiste-peintre, une activité que les plus curieux lui connaissaient déjà, notamment grâce à son film Hana Bi, où quelques-unes de ses toiles étaient exposées. Dernier volet de sa « trilogie introspective » (avec Takeshi's et Glory to the filmmaker, les deux premiers volets), c'est à travers trois étapes de la vie du personnage de Machisu que Kitano a décidé de nous livrer ses réflexions sur le monde de la peinture et le statut d'artiste. De l'enfance à l'âge mûr, le spectateur suivra le parcours initiatique de ce peintre souhaitant à tout prix vivre de sa passion. Ses échecs et l'abîme qui en découleront avec sa femme seront en quelque sorte les tenants et aboutissants d'un long métrage où le monde artistique et ses travers ne

ACHILLE ET LA TORTUE DE TAKESHI KITANO Critique de Morgan BREHINIER

s'avèrent pas ici des plus passionnants faute à une description trop superficielle du milieu.

KITANO : GLORY TO THE FILMMAKER ?!

Cependant la petite graine de nostalgie ici employée germera au fil des minutes et ravivera la plupart des ingrédients qui ont fait le charme, la griffe Kitano. Mélange des genres poétiques faisant basculer le film de l'humour noir (certaines scènes de créations artistiques sont des plus truculentes) au drame en un clin d'oeil, musiques légères et envoutantes rappelant l 'Eté de Kikujiro, et galerie de seconds rôles habituelle (Ren Osugi et Susumu Terajima faisant chacun une appréciable apparition), le cinéaste séduit sans pour autant convaincre. Recette habituelle pour un goût quelque peu décevant, il semble bien que le maître des années 90 n'ai plus beaucoup de nouveaux ingrédients dans son sac, ou de nouvelles couleurs sur sa palette cinématographique. Toutefois, le spectateur se délectera tableaux mis en scènes qui lui permettront de replonger dans l'enfance et dans une nostalgie de plus doucereuse.

Le plus talentueux cinéaste japonais des années 90 (avec Shunji Iwai et de rares comparses) a eu droit à une couverture médiatique française exceptionnelle. Cette mise en valeur, rare pour une personnalité du cinéma asiatique, et très étonnante de la part de certains médias (notamment dans la presse écrite), n'a eu de raisons que celle d' une entente cordiale entre communicants. Certains firent mîmes d'être des plus fidèles depuis ses débuts alors que d'autres le rencontrèrent sans apparemment connaître réellement son travail. Enfin, dernier point, et non des moindres : aucun de ces médias n'a osé, après deux échecs cinématographiques (Takeshi's et Glory to the filmmaker), remettre en question sa trajectoire cinématographique, préférant cimenter de jolis piédestaux. Heureusement, une certaine presse spécialisée telle que Positif a su remettre en perspective ses dernières réalisations. On sait désormais comment certains remplissent leurs pages...

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28 mars/avril

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ASIE DU SUD

BANGLADESH - BOUTHAN - CAMBODGE - INDE - INDONÉSIE - LAOS - MALAISIE NÉPAL - PAKISTAN - PHILIPPINES - SINGAPOUR - THAILANDE - VIETNAM


INDE DOSSIER SPÉCIAL

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3 0 mars/avril

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Le cinéma indien vuparlesFrançais

Histoired’une représentation Dossier de Nolwenn LE MINEZ

QUE SAVONS-NOUS DU CINÉMA INDIEN ?

Si beaucoup s’accordent à dire que les Français ne savent rien de cette production nationale, la grande majorité en connaît l’existence et peut en évoquer quelques caractéristiques. Sans avoir fait d’enquête nous pouvons parier que le spectateur novice répondra d’emblée qu’il est le plus gros producteur de films au monde. Le spectateur un peu plus averti parlera de films bollywoodiens et emploiera certainement le terme « kitsch ». Quant au spectateurcinéphile, il citera probablement Satyajit Ray, peut-être Bimal Roy, Raj Kapoor, Mrinal Sen, et il parlera des grands classiques comme Mother India , la trilogie d’Apu ,

ainsi que Devdas et Lagaan . De son côté, le spectateur-fan évoquera le nom de celui que l’on a baptisé l’empereur Shah Rukh Khan et de celle qui fut miss monde en 1 994, l’actrice Aishwarya Rai. Il se référera alors aux films que l’on trouve facilement dans de bonnes copies DVD : Coup de foudre à Bollywood, KKHH (Kuch Kuch Hota Hai) , La famille indienne… Enfin, le spectateur professionnel parlera plutôt de film « total », c'est-à-dire des films qui donnent à voir de tout (action, amour, comédie… ), pour satisfaire le plus grand nombre d’Indiens : la fameuse « all India audience ». Ainsi, la connaissance des Français vis-à-vis du cinéma indien est souvent limitée à

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une idée, une représentation spécifique. Celui-ci n’ayant pas de réalité en termes de présence filmique sur le marché français, il reste tout simplement inconnu.

QUELLE(S) IMAGE(S) AVONSNOUS DU CINÉMA INDIEN ? QUEL(S) REGARD(S) PORTONSNOUS SUR CES FILMS DEPUIS QU’ILS SONT PARVENUS EN FRANCE ?

C’est pourquoi, au fil du temps, ce cinéma est devenu une suite de regards lointains qui a plus ou moins desservi ou encouragé l’exploitation, la connaissance et la valorisation des films (on part alors du principe que l’appréciation d’une œuvre est liée à sa distribution).

Plus qu’une question, c’est une réflexion sur la manière dont les spectateurs et la presse française se représentent et parlent de ces productions. Comme nous allons le voir, le parcours est représentatif d’une succession d’impressions qui passent du dénigrement « barbare » et colonialiste, à l’acceptation d’un autre cinéma populaire. Cet article propose donc de remonter le temps, en identifiant l’accueil réservé aux films indiens et les études consacrées à ce cinéma depuis le début du XXème siècle.

Ce que nous ne savons pas, c’est jusqu’à quel point nous nous éloignons de la réalité et que nous nous rapprochons d’une image contrefaite, « francisée », de cette production nationale. 3 1 mars/avril

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Jusqu’à la fin de la 2ème guerre mondiale : L’Inde, terre d’accueil des films étrangers Si Le premier contact cinématographique a lieu avec le Français Maurice Sestier, représentant des Frères Lumières, lors de l’organisation de la première projection le 7 juillet 1 896 à l'hôtel Watson de Bombay. L’invention est alors saluée comme la merveille du siècle par le Times of India. Ensuite, tout s’enchaîne très vite et dans des proportions vertigineuses. Le premier embryon d’industrie cinématographique est lancé dès 1 905, quand le magnat indien Jamshedjee Framjee Madan crée le Elphinstone Bioscope Company. En 1 926, la production est déjà 4 fois supérieure à celle de l’Angleterre. Dans les années 30, l’arrivée du cinéma parlant ne freine pas la cadence des centaines de sociétés de productions, pour un pays qui possède presque 3 000 salles et diffuse plus de 200 films par an. Une industrie florissante qui ne transparaît pas sur le marché international. Pendant toutes ces années, l’Inde ne représente aux yeux des étrangers qu’une terre d’accueil pour exporter leurs films (par exemple, au temps du cinéma muet, les films américains représentent plus de 80 % de la programmation en salle) ; et un décor exotique pour réaliser des coproductions. L’Angleterre et l’Allemagne sont les plus demandeurs. À travers ces coopérations, ils souhaitent satisfaire un public désireux d’en apprendre un peu plus sur l’Inde tout en se divertissant d’un décalage folklorique.

A ce titre, le film le plus représentatif est de l’Inde du Nord. Il en donne alors une certainement Lumière d'Asie (Prem Sanyas, image bien peu reluisante, entre bestialité 1 925). Cette coproduction à gros budget et sadisme : retrace la vie de bouddha racontée par un sage à des touristes anglais. Le réalisateur Allez voir un film hindou… « Vous verrez, comme allemand Franz Osten a alors délibérément on flagelle, comme on calotte et frappe comme valorisé tout ce qui caractérise l’Inde : les par distraction, comment on arrache une oreille, paysages, les défilés d’éléphants, les palais on attrape des seins, crache sur une figure sans y fastueux des maharajahs, les temples attacher d’importance. […] sans compter les surpeuplés, les costumes somptueux… martyres soignés et étudiés, où les êtres lâches et D’autres films sont coproduits sur le même bavant de sadisme montrent cette ignominie canevas : Le Tombeau d’un grand Amour boursouflée et infecte, où les honnêtes même (Shiraz, 1 928), Les dés sont jetés (Prapancha emploient la duplicité… Trahison, canailleries, Pash, 1 929), La destinée (Karma, 1 933), etc. À bassesse constante, tous leurs drames sont là. chaque fois ces derniers allient imaginaire Grosses têtes hydrocéphales, énormes, de gros « orientaliste » et savoir-faire occidental. En mangeurs de manteks, d’arriérés mentaux, à d’autres termes, les cinéastes privilégient fronts bas, et de repris de justice. On monte à ce que les spectateurs européens Marseille des films « spéciaux » naturellement affectionnent le plus en tant qu’étrangers : interdits par la police dans les salles ordinaires. la somptuosité des décors et des costumes, Mais nulle part je n’ai vu un sadisme aussi la fantaisie des légendes, la carte postale constant et aussi naturel que dans les films exotique... D’où le succès de ces films à hindous et j’en ai bien vu 50 000 mètres. Dans la Berlin et à Londres, et leur échec à Bombay façon souple de broyer une main, il y avait une et à Calcutta. Par exemple, Lumière d'Asie telle « jouissance » que moi qui ne rougis plus sera diffusé à Londres où il restera 1 0 mois depuis belle lurette, je rougissais, j’étais à l’affiche, avec pour son avant-première la honteux, j’étais coupable, et je prenais part, oui, je prenais part, moi aussi, à l’ignoble plaisir. 1 » présence du couple royal. Quant aux productions purement indiennes, elles ne franchissent pas les frontières de l’Europe. Si l’on s’en tient aux propos d’Henri Michaux, ceux-ci n’incitent guère à l’importation. De retour d’Inde, celui-ci se vante d’avoir vu 50 km de films

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C’est donc en ces termes que le verdict est lancé. Celui-ci tombe comme un couperet et il continuera de perdurer pendant un certain nombre d’années dans les livres d’histoire du cinéma. À ce titre, les historiens René Jeanne et Charles Ford


parlent eux aussi de productions folkloriques, caractérisées au nord par leur sadisme et leur bestialité, et au sud par leur poésie pleine de fraîcheur. Dans ces conditions et compte tenu de ces points de vues, que pourraient bien apporter les films indiens à l’Occident ? En 1 949, le courrier de l’Unesco publie à cette intention un article de Kwaja Ahmad Abbas (alors promoteur du théâtre populaire

indien). La réponse est partagée entre deux catégories de films : D’un côté, les productions mythologiques et historiques correspondraient à l’image exotique de l’Orient.… l’apparat pittoresque serait en effet susceptible de séduire le public occidental, grâce à la mise en scène d’empereurs et d’impératrices qui dévoilent un monde de splendeurs antiques typiquement indiennes. De l’autre

côté, les distributeurs pourraient s’intéresser aux films plus contemporains et plus « réalistes », pour satisfaire ce que Kwaja Ahmad Abbas appelle les « ultra réalistes » à l’esprit moderne 2 . Comme nous allons le voir, c’est finalement cette seconde catégorie de film qui va permettre à l’Inde de s’immiscer sur le marché occidental et de se faire connaître.

Les années 50 à 70 : le cinéma indien demeure un indésirable

Dans les années 50, si les producteurs étrangers continuent d’exporter leurs films, c’est surtout pour avoir une certaine mainmise sur le marché indien. Celui-ci représente alors un intérêt économique et politique indéniable. De son côté, si l’Inde continue d’ouvrir ses salles aux films étrangers, le pays est également désireux d’exporter ses productions dans le monde entier. Pour cela, le gouvernement envoie un certain nombre de délégations officielles dans des festivals occidentaux, pour prendre contact avec des producteurs. De plus, en janvier 1 952, l’Inde ouvre les portes de son premier Festival International du Film (IFFI). Cette manifestation est alors considérée comme un événement décisif qui permet de découvrir des œuvres du néoréalisme italien, du cinéma japonais, européen et américain. Parmi les spectateurs, Raj

Kapoor, Bimal Roy et Satyajit Ray, des cinéastes indépendants qui souhaitent réaliser des films de « qualité ». « À qui a pu comparer les meilleurs films étrangers et les meilleurs films indiens, la réponse paraît évidente. N’ayons pas peur de le dire. Aucun film indien ne peut encore être considéré comme vraiment bon. Ce que d’autres pays ont réalisé, nous l’avons tout juste tenté, et pas même toujours très honnêtement, de sorte que l’on juge nos films avec condescendance : après tout, dit-on, il ne s’agit que d’un film indien. 3 »

Satyajit Ray poursuit son analyse en précisant que les principaux freins à l’exportation des films indiens sont leurs nombreux défauts, leurs anomalies souvent grossières et leurs dissonances visuelles récurrentes. Ce manque de

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maturité cinématographique proviendrait de différents facteurs, dont le plus explicite est cette manie à vouloir imiter les films américains, alors que les studios n’en ont ni les moyens techniques, ni les prétentions financières et humaines. Dans ces conditions, les films indiens ne sont que des copies caricaturales qui vont parfois jusqu’à reproduire des scènes, des situations, des décors,… qui n’existent pas en Inde. Par conséquent, si le cinéma indien veut devenir un cinéma de qualité, il doit avant tout trouver sa propre « identité » et son propre « style ». Conformément à ces directives artistiques, Satyajit Ray et d’autres cinéastes vont réaliser des films en marge de la production nationale ; des films plus « réalistes » qui vont permettre à l’Inde de se faire connaître à l’étranger. Les premiers rendez-vous se déroulent au


festival de Cannes, où une dizaine de films sont présentés et parfois récompensés : Deux hectares de terre de Bimal Roy décroche le prix international en 1 954 et La complainte du sentier de Satyajit Ray reçoit le prix du documentaire humain en 1 956. Ces distinctions officielles permettent ainsi d’attirer l’attention des professionnels qui prennent alors conscience que des films indiens sont capables de rivaliser avec des œuvres occidentales. Suite à cette révélation, la Cinémathèque française organise en 1 968 la première rétrospective consacrée au cinéma indien. Intitulée à juste titre « Initiation au cinéma indien », elle correspond pour Henri Langlois à une urgence : celle de connaître un peu mieux ce cinéma pour lequel on sait seulement qu’il est l’un des plus prolifiques au monde. Le rattrapage s’effectue à travers 55 films, dont 1 4 de Satyajit Ray, tous présentés en version originale ou sous-titrés en anglais. Pour chacune de ces manifestations, l’intérêt se limite aux films indiens réalisés par des cinéastes indépendants. Bien plus encore, les œuvres correspondent aux aspirations « auteuristes » du public cinéphilique français du moment. Le cas le plus explicite étant Deux hectares de terre : celui-ci fut conseillé au comité du festival car, selon Gurmukh Singh, c’est exactement le genre de film que les publics étrangers attendent avec impatience en provenance des Indes 4. Il est vrai que la presse française réserve un accueil enthousiaste aux œuvres de Satyajit Ray, Bimal Roy,… qu’elle considère comme les représentants de la "Nouvelle Vague indienne". Les critiques parlent d’un

passage à l’âge adulte, d’une fin de crise, d’une nouvelle génération nonconformiste et souvent critique sur le plan social et politique. Quant au spectateur « ordinaire », ces films d’auteur lui sont inaccessibles s’il ne fréquente pas les hauts lieux de la cinéphilie parisienne. Rares sont les films qui sont exploités en salle ; et quand bien même un cinéma se risque à en diffuser un, c’est pendant très peu de temps et dans une version originale non doublée en français. La fin des années 70 va néanmoins s’accompagner d’un nouveau phénomène : la programmation en salle d’une dizaine de grandes productions populaires. À cette époque, une importante communauté indienne réside dans le Xème arrondissement de Paris. Cette présence incite alors des exploitants du quartier à distribuer des films typiquement indiens. Il s’agit surtout de trois salles : Le Avron Palace, Le Louxor et le Delta. C’est ainsi qu’en 1 977, 9 films sont programmés. Ces derniers étant essentiellement destinés aux immigrés, les copies ne sont pas traduites ou seulement dans une version anglaise très approximative. D’où le peu d’entrées à l’échelle nationale. Sholay ne réalise par exemple que 5 000 entrées en deux semaines d’exploitation, alors qu’en Inde ce film fut le plus important succès jamais réalisé. Ainsi, les films indiens exploités en France restent presque exclusivement destinés à un cercle d’initiés d’origine indienne. C’est du moins ce que pense la majorité des Français à cette époque. Comme le précise écrans d'asie

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Jerzy Toeplitz, si le spectateur « occidental moyen » ne s’intéresse pas au cinéma indien, c’est que l’opinion générale soutient que ces films ne sont pas faits pour eux. Bien plus encore, il existe un mythe tenace où le sentiment de médiocrité domine. Pour cela, il suffit de se reporter à l’Office Catholique Français du Cinéma qui qualifie les rares films indiens sortis en salle, de mélos « ultracommerciaux » et « trop longs », avec une intrigue « conventionnelle », « naïve » et « maladroite ». Les personnages y sont « stéréotypés » et les intrigues « simples » à la limite du « film publicitaire ». Au final, les films sont dénués d’ambition artistique et d’intérêt particulier. Pire encore, ils accumulent toutes les caractéristiques d'un mauvais film, selon des critères occidentaux. Les « extrémistes » pensent même que, à part Satyajit Ray, il n'y a rien à montrer à l’étranger5 . En écho à ces descriptions pour le moins explicites, le critique Jean Herman parle de longueur excessive, d’un genre mélodramatique larmoyant, d’une musicalité traditionnelle obsolète, de singularités grossièrement orchestrées,… le tout réalisé pour un public composé à 80% d’illettrés qui ne possèdent aucune culture cinématographique et qui raffolent d’un cinéma-spectacle qui s’apparente à de la « purée filmique 6 ». Ces points de vue sont pour Jerzy Toeplitz le résultat d’un malentendu qui consiste à ne voir qu’une image exotique de l’Inde, au sens colonial du terme : Serpents, tigres, maharajah en manteaux semés de bijoux,


fakirs demi-nus, perchés sur les sommets glacés des Himalaya,… . Trop longtemps les Français ont eu ces images en tête, c’est pourquoi ils ont fini par croire qu’un Indien ne peut être autre chose qu’un maharajah ou un pauvre coolie affamé. 7 L’Inde est ainsi identifiée par les clichés populaires d’un pays sous-développé dont la production cinématographique ne peut être qu’un « Hollywood du tiers monde ». Cela rejoint le témoignage de Jean Renoir qui eut certaines difficultés à réaliser son film Le Fleuve, compte tenu de l’image que les Occidentaux avaient de l’Inde à cette époque : « L’Inde, me dit-il, je ne vois ça qu’avec des éléphants et une chasse au tigre. Avez-vous une chasse au tigre dans votre scénario ? Malgré l’absence de cet atout, je lui demandai de présenter Le Fleuve à divers studios et, en tout cas, de prendre l’option. Il me fit faire la tournée des producteurs susceptibles de s’intéresser à ce sujet exotique. Partout, ce fut la même réponse : l’Inde, sans éléphant et sans chasse au tigre, ce n’est pas l’Inde. 8 »

Ainsi, ce vaste territoire qui porte encore les stigmates de sa récente indépendance doit prouver encore beaucoup de choses, notamment la qualité et l’intérêt de sa production cinématographique. Un combat auquel vont s’attaquer quelques

auteurs français. Jusqu’à présent très peu d’études ont été consacrées au cinéma indien dans les revues spécialisées. Tout au plus quelques pages qui présentaient brièvement des généralités. En cela, Henri Micciollo va permettre d’avoir un autre regard sur cette industrie. Consacrant successivement, entre 1 974 et 1 978, trois dossiers sur l'ancien et le nouveau cinéma indien, il souhaite ainsi apporter un nouveau témoignage, même sommaire, afin de mieux comprendre cette production. Un objectif que souhaite également atteindre Philippe Parrain dans son ouvrage Regards sur le cinéma indien (éd. du Cerf, 1 969). De son séjour en Inde, il prend immédiatement conscience que beaucoup de choses lui échappent. Il ne peut appréhender ce cinéma et doit se résigner à admettre que ses descriptions ne peuvent être objectives : ce sont seulement des idées, des sensations furtives, ressenties par un étranger visitant l’univers des mille et une nuits. Faute de connaître la langue (ou plutôt les langues), la culture et le pays (très vaste), il doit en plus s’accommoder de son statut d’Occidental, qu’il considère comme un handicap de taille :

« Il faudrait encore citer ce fameux argument - sur lequel je me suis longtemps interrogé – selon

lequel un Occidental ne serait pas armé pour vraiment comprendre les films indiens ; sans doute ai-je souvent eu des réactions bien différentes de celles de critiques indiens ; mais je ne saurais dire dans quelle mesure cela tient à une simple différence de contexte socio-culturel, qu’il serait facile avec le temps de combler, ou à une réelle différence de mentalité. 9»

Une distance que Philippe Parrain justifie en reconnaissant que ce cinéma est un monde en soi, obéissant à d’autres lois, respectant d’autres principes, répondant à d’autres propos et à d’autres idéaux, et trouvant ses beautés en d’autres domaines que ceux auxquels nous sommes accoutumés. Par conséquent, pour comprendre et apprécier ce cinéma, il faut davantage s’intéresser à l’Inde et ne pas se référer aux normes techniques et expressives utilisées en France. En conclusion, que ce soit Jerzy Toeplitz, Henri Micciollo ou encore Philippe Parrain, tous pensent que c’est en connaissant mieux l’Inde, son Histoire et sa culture, que son septième art pourra être enfin apprécié à sa juste valeur. L’enjeu est donc de pouvoir prouver que les films indiens répondent aux conditions sociales d’un pays, aux aspirations d’un peuple et aux normes esthétiques d’un public.

Les années 80-90 : Le cinéma indien passe en psychanalyse

Les années 80 marquent le début d’une meilleure valorisation du cinéma indien. Face à des chiffres qui donnent toujours autant le vertige (plus de 700 longs métrages par an, 8 millions de spectateurs, 9 000 salles,… ), les spécialistes déplorent de plus en plus le retard pris par la France pour connaître cette industrie qui règne pourtant en maître en Asie et dans une partie de l’Afrique et de l’URSS. Par conséquent, un certain nombre de manifestations vont être organisées afin de combler une partie de ces lacunes. Par exemple, en 1 980, le Festival des Trois Continents à Nantes présente un « Panorama du cinéma de l’Inde du Sud ». Mais c’est la rétrospective au Centre Georges Pompidou qui est un véritable tournant. En 1 983, du 26 mars au 21 juin, une centaine de films indiens sont à l’affiche : du premier long métrage de D.G Phalke de 1 91 3, aux œuvres de Satyajit Ray (1 8 films), de Mrinal Sen (1 4 films), de Ritwik Ghatak (7 films), de Shyman Benegal (9 films) et de G. Aravindan (6 films). Le cinéma populaire fait également une percée avec 7 films dont Sholay, Pakeezah , Le vagabond et Mother India . L’objectif est alors de découvrir le cinéma indien sous un Écransd'Asien°4-Janvier/Février201 0 écrans d'asie 3 5 mars/avril 201305

autre jour et surtout d’aller au-delà des aprioris :

« Le cinéma indien n’a pas bonne presse en France et en Occident. Avec un bel ensemble, les critiques cataloguent le gros de l’énorme production commerciale dans le registre du cinéma d’évasion : un cinéma éloigné de toute réalité et de tout réalisme, un cinéma destiné à faire oublier ses problèmes à une masse misérable et illettrée, contribuant ainsi à la consolidation de l’ordre établi. Ce que l’on voudrait au contraire montrer ici c’est que le cinéma commercial indien répond tout à fait, à sa manière, aux réalités et aux problèmes de l’Inde actuelle. 1 0»

Ce premier rendez-vous étant couronné de succès, le Centre Georges Pompidou organise par la suite, de septembre 1 985 à janvier 1 986, un hommage aux stars indiennes : « Le cinéma indien à travers ses stars ». Au programme, 1 00 films dont un certain nombre de productions populaires. Au même moment, la première grande étude française consacrée au cinéma indien vient d’être publiée. Parue dans CinémAction (n°29-30, 1 984), les auteurs passent en revue tous les aspects de ce cinéma selon des approches aussi bien historiques que psychologiques. Les


productions indiennes sont alors considérées comme un « pur spectacle total », obéissant à d’autres codes cinématographiques et à d’autres priorités spectatorielles. Appelé cinéma masala (littéralement « épices »), celui-ci est un véritable « pot-pourri » de distractions populaires, avec comme ingrédient principal ce qui correspond à "la règle des 9 rasas classiques portée à la puissance n". Chaque film est alors censé avoir l’un des neufs sentiments dominants que sont : la couleur, la chanson, la danse, l’amour, le mélodrame (larmes, rires et combats), les personnages imaginaires, des décors irréels et une action qui peut se dérouler dans le monde entier. C’est ainsi que le psychanalyste Sudhir Kahar définit le cinéma indien comme « un fantasme collectif » autour « de contes de fées sur celluloïd » : « Il véhicule l’espoir, il guérit les traumatismes, défend contre la réalité, cache la vérité, fixe l’identité, restaure le calme, éloigne la

peur et la tristesse, purifie l’âme. 1 1 »

Ainsi, le cinéma indien est bien plus qu’un cinéma, c’est à la fois une religion, un modèle d’existence, un remède, une échappatoire populaire et popularisée, omniprésente et quotidienne. Considéré comme un véritable « opium du peuple », il parvient à rythmer et guider la vie des Indiens. En ce sens, la musique des films est bien plus qu’une bande son ; les chansons sont une philosophie de la vie et un exemple de moralité. Quant aux acteurs, ils ne sont pas seulement des stars, l’adoration portée par les spectateurs en fait des « divinités ». C’est pourquoi, aux yeux des spécialistes français, le cinéma indien est considéré comme le premier divertissement populaire massif (le « allindia films »), parfait modèle du « médium de masse », consommé par « les masses » et produit à l'intérieur d'une « industrie culturelle ». Chaque ingrédient n’est pas seulement codifié, il existe une formule (la écrans d'asie

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« 44 ») qui doit être scrupuleusement respectée pour que la sauce puisse monter et que la recette soit un triomphe. Ce savoir faire devient alors l’identité même de l’Inde, sa marque d’indépendance cinématographique et d’autonomie culturelle. D’où cette remarque de Adoor Gopalakrishnan : « Le cinéma hindi est à l’Inde ce que le film hollywoodien est au monde 1 2 ». Face à ces mélodrames commerciaux à grand spectacle, seuls quelques cinéastes sont désireux de réaliser des films plus « artistiques » et « sociaux », en abordant des sujets comme la condition de la femme, les castes, la religion,… Un genre d’initiative qui n’intéresse pas les studios car, selon les responsables, leur devoir n’est pas d’instruire et de former les spectateurs mais seulement de les amuser. D’ailleurs très peu d’Indiens s’intéressent à ce type d’œuvre. Ils ne représentent pas plus de 1 à 2%. Le cinéaste indépendant Adoor


Gopalakrishnan comprend et explique très bien ce désintérêt: « … avec nos films, on ne

peut s’évader de la réalité ; ils renvoient les gens à leurs propres problèmes, contrairement au cinéma populaire, et cela crée une résistance de la part du public, d’autant plus que les conflits posés par nos films ne sont pas réglés à l’intérieur du film et que le public doit y réfléchir après. 1 3 »

C’est pourquoi, à moins que le niveau et les conditions de vie s’améliorent en Inde, ces films indépendants auront toujours des difficultés à gagner la ferveur du public. À l’inverse, en France, ce sont ces films qui sont les plus présentés, programmés, appréciés et étudiés ; que ce soit dans les festivals, en salle ou à la télévision. Par exemple, en janvier 1 979 le ciné-club d’Antenne 2 programme Le salon de musique puis, face au succès de l’audience, il poursuit avec La grande ville. En mars 1 983 c’est au tour de La complainte du sentier et de L’invaincu d’être diffusés sur le petit écran. Quant aux productions

populaires, elles restent dans l’ombre, exploitées de manière presque invisible sur un marché secondaire : celui de la vidéo. Avec l’avènement du magnétoscope, des vidéoclubs ont très vite proliféré dans ce qu’on appelle le Little India du quartier de la rue du faubourg Saint-Denis. Sélectionnant les films en fonction des acteurs présents au casting, les clients ressortent des boutiques avec plusieurs vidéos à la main, et cela malgré une qualité des copies souvent très rudimentaire. Ce rituel, qui est la plupart du temps hebdomadaire, est une véritable institution pour toute la communauté indienne. En ce sens, louer un film indien fait partie d’une pratique sociale. Cela permet à la fois d’entretenir son identité culturelle et ses racines, d’éduquer les enfants et accessoirement de renforcer les liens familiaux et communautaires. Reste que les films indiens distribués en France sont encore et toujours l’apanage d’un public écrans d'asie

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essentiellement composé d’immigrés. Néanmoins, en 1 995 une nouvelle rétrospective organisée par la Cinémathèque française va permettre à ces films de sortir un peu plus des sentiers battus. Intitulée Indomania, cette manifestation programme une centaine d’œuvres pendant environ trois mois. Les spectateurs peuvent alors découvrir les deux facettes de la production indienne : celle qui se veut « indépendante », avec à sa tête le cinéaste Satyajit Ray, et celle dite « commerciale », directement sortie des studios de production. L’événement se poursuit avec la publication d’une étude collective : Indomania. Le cinéma indien des origines à nos jours (Cinémathèque Française, Paris, 1 995). Mais bien plus qu’un livre, cette rétrospective a surtout l’avantage d’amorcer un nouveau virage dans la découverte du cinéma indien, qui va avoir tendance à se généraliser par la suite.


Les années 2000 : le cinéma indien s’appelle Bollywood

Dorénavant, le cœur du sous-continent indien s’étend sur quelques kilomètres carrés à Paris, entre le 1 0ème et le 1 8ème arrondissement. Des refugiés politiques ont grossi les rangs de la communauté. Parmi eux, 60 000 Tamouls se sont établis dans le quartier du métro La Chapelle. Surnommé le « Little Jaffna », du nom d’une ville située au Nord du Sri Lanka, ce quartier comprend alors un nombre de plus en plus important de vidéoclubs spécialisés dans les films indiens. Ces derniers tournent à plein régime, proposant parfois des copies pirates incomplètes pour satisfaire une demande pressante des consommateurs. Les cinémas spécialisés de la capitale n’ont pas pour autant disparu. Parmi les plus actifs : le Brady dans le 1 0ème, le Trianon à Pigalle, le Cinéma République et le Carrefour Espace Cinémas à Pantin (le Louxor a définitivement fermé ses portes le 30 novembre 1 983). Dorénavant, la programmation est surtout axée sur les dernières productions en exclusivité. Un marché rentable qui fait toujours autant recette auprès des étrangers. Ainsi, si le cinéma indien fait toujours autant d’émules auprès des expatriés, le vrai changement de l’époque vient de l’opinion publique. À partir de 2004 la

presse va régulièrement parler d’un nouveau goût français pour Bollywood. Cette vogue commence avec la consécration rapprochée de quelques films : en 2001 , Le Mariage des moussons de Mira Nair reçoit le Lion d'or et le Laterna Magica Prize à la Mostra de Venise. La même année Lagaan est nominé aux Oscars après avoir été présenté au festival de Locarno. L’année suivante Devdas est présenté Hors Compétition à Cannes (le 23 mai). Ces films ont donc été coup sur coup diffusés dans des lieux très sélects et ont reçu l’approbation des professionnels. Ce n’est donc plus une « honte » de s’intéresser aux productions bollywoodiennes, ni une méprise d’avoir vu ces films. D’où une certaine émancipation des films qui vont enfin pouvoir sortir du circuit fermé des communautés, pour s’aventurer sur celui des professionnels, des cinéphiles et des téléspectateurs : En 2003, le festival des Trois Continents à Nantes présente 1 0 films de « Bollywood avant et maintenant ». En 2004, le Centre Georges Pompidou consacre la première rétrospective consacrée à la cinématographie indienne populaire. Intitulée, « Vous avez dit « Bollywood », il s’agit pour les organisateurs d’ « aller au-

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delà du kitsch et des clichés, pour montrer un cinéma qui fut aussi l’écho d’une nation en création ». Pour cela, la manifestation se déroule en deux volets, entre le 4 février et le 1 9 avril. Au programme les grands classiques en noir et blanc des années 50 (de Guru Dutt, Raj Kapoor, Mehboob Khan, Bimal Roy,… ), mais aussi les derniers blockbusters comme Lagaan , La famille indienne et Dil Se. Au total, une cinquantaine de films, tous sous-titrés en français dans une bonne qualité. Le public est au rendez-vous et la manifestation est un véritable succès : 30 000 spectateurs sont présents et le taux de remplissage de la salle est de 95%. Dans la continuité de cette réussite, Carlotta Films organise quelques jours après, au cinéma Trianon (le 31 mai), une journée exceptionnelle consacrée à l’Inde. De 1 4h à minuit, les spectateurs peuvent alors se familiariser avec les danses et les chants indiens, déguster des mets traditionnels et assister à la projection de La famille indienne et de Mother India . Suite au succès de cette journée, le Trianon organise l’année suivante le premier Bollywood Week-end (un rendez-vous qui deviendra annuel par la suite). Au programme, des animations et quatre films : Sholay, La Famille Indienne, Kal


Ho Na Ho et Swades. Toujours en 2005, le

grand Rex programme une semaine du cinéma indien (du 26 Avril au 1 er Mai). De nombreux acteurs et réalisateurs font alors le voyage pour présenter leurs dernières productions au public français. En ouverture, le réalisateur Yash Chopra vient présenter Veer-Zaara en présence des stars Shah Rukh Khan, Preity Zinta, Rani Mukerji, et Yash Chopra. Pour l’occasion, les Grands Boulevards sont envahis par trois milles fans qui bloquent la circulation pendant des heures. Les jours suivants, les films Swades, Lagaan, La Famille Indienne, New York Masala, Mohabbatein, Sholay et Black sont diffusés, parfois accompagnés

de master class. À chaque fois, le grand Rex fait salle comble et les spectateurs se mettent à danser et chanter pendant les projections et entre les séances. Au même moment, la télévision se met également à la page bollywoodienne. La chaîne Arte consacre à plusieurs reprises des soirées sur ce cinéma populaire : en 2004, du 1 9 au 25 février, plusieurs films (Le mariage des moussons, Chaleur et poussière, Le collier de Patiala, De tout cœur,… ) et des documentaires (« Bollywood remixed », « Bollywood, le cinéma qui chante », « Bollywood Massala »,… ) sont programmés

afin de découvrir les origines et les secrets de cette production. En 2005, Arte renouvelle l’expérience avec la « Semaine Bollywood » où les films Le mariage des moussons, Dil Se, Chori Chori Chupke Chupke, Last but not least et Kuch Kuch Hota Hai sont

diffusés en version originale sous-titrée. Un

peu plus tard, un autre événement télévisuel va permettre aux films indiens d’élargir leur audience : En juillet 2008, M6 programme en première et seconde partie de soirée deux films bollywoodiens : Coup de foudre à Bollywood et La famille indienne. L’audimat est alors de 1 ,85 million de téléspectateurs pour le premier film et 400 000 téléspectateurs en moyenne pour le second. Cette performance classe la chaîne quatrième des audiences de la soirée.

fréquentation permettent aux films de connaître une carrière commerciale sous un format DVD. Par exemple, le 22 janvier 2004, Diaphana édite le film Devdas avec de nombreux bonus (35 000 exemplaires vendus). Puis, le 7 décembre 2004, c’est au tour de Bodega Film de sortir un coffret Bollywood avec à l’intérieur, les films Mother India et La famille indienne, des documentaires inédits, des posters, des photos, un calendrier 2005 et de l'encens ! De son côté, la presse s’empare également du phénomène bollywoodien. C’est ainsi Cette mode bollywoodienne se calcule qu’un étalage peu commun d’articles sont également en nombre de films sur le publiés : que ce soit dans les revues marché et en nombre d’entrées. La cinématographiques spécialisées fréquentation des films indiens diffusés en (notamment les Cahiers du Cinéma), mais salle est non négligeable : Parmi les plus aussi dans les journaux hebdomadaires (Le connus, La famille indienne réalise un peu Monde le 5 février 2004 et le 1 8 mars 2004, plus de 1 5 000 entrées (en 2004). Veer L’Express, le 20 décembre 2004, Le Monde Zaara environ 21 000 entrées (en 2006). diplomatique en août 2004, Les échos en Swades fait 30 000 entrées (en 2005). mars 2003, Le Parisien en mars 2004,… ), et Lagaan totalise 60 000 entrées (en 2002) les magazines (L’Histoire en juillet-aout avec 25 copies et Devdas aux alentours de 2003, Beaux Arts magazine en février 2004, 1 00 000 entrées dont 58 000 à Paris (en National Géographic spécial Inde en mars 2003) avec 44 copies. Quant au Mariage des 2005, Télérama en août 2003 ,… ). Ainsi, moussons, le film réalise à peu près 1 50 000 comme le titre un article du Monde, entrées en deux années d’exploitation l’Occident entend le chant de Bollywood (entre 2001 et 2002). Mais ce sont les et une grande partie des organes de coproductions avec les pays anglo-saxons presse publie un papier sur ce qui est alors qui font le plus parler d’elles : Joue-la considéré comme un phénomène comme Beckham , réalisé par l’indienne incontournable. Certains journalistes font Gurinder Chadha, comptabilise presque même le déplacement à Bombay et en 1 00 000 entrées en trois ans (entre 2002 et reviennent agréablement surpris : « C’est un 2004). Quant à Coup de foudre à Bollywood, peu cheap, kitsch, comme d’habitude mais la il fait plus de 200 000 entrées en deux ans magie du cinéma opère » (Télérama, août (entre 2004 et 2005). Ces succès de 2003)

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En bonus sur notre site internet et pendant toute la durée de ce magazine, découvrez le documentaire...

HELLO BOLLYWOOD Hello Bollywood est la rencontre de trois jeunes réalisateurs français avec le cinéma populaire indien. L’Inde est un grand pays, culturellement riche et en pleine expansion économique, l’industrie du cinéma y est pharamineuse. Pourtant l’occident passe souvent à coté des charmes créatifs de ces films « Made in India ». Allons c’est vrai nous avons quelques préjugés sur Bollywood et ce documentaire est là pour les effacer. Les décors baroques, les scènes de chansons dansantes, les jeux d’acteurs passionnés et les histoires d’amours infiniment mélodramatiques ; tout Fiche technique :

Contacts:

Produit et réalisé par Pablo Tourrenc, Elie Monge et Cyprien Nozières Avec le soutien de La Famille Digitale Mini DV Version : Anglais et français. 26 minutes Couleur, son stéréo 48000Hz Juin 2007

Nozières Cyprien 1 1 rue du Docteur Goujon 7501 2 Paris France nozieres@gmail.com

Participant à cette tendance « made in India », les maisons d’éditions ne tardent pas à publier quelques livres : Bollywood Film Studio . Ou comment les films se font à Bombay, (Emmanuel Grimaud, CNRS éditions, Paris, 2003), Il était une fois Bollywood. Voyage dans l’industrie cinématographique indienne et sa culture (Phaidon, 2003), Beauté indienne, le style Bollywood (Bérénice Geoffroy-Schneiter, Assouline, 2004), Bollywood dans les coulisses des Films Cities (Pierre Polome et

Virginie Broquet, Editions du Ravergue, 2005).

En 201 0, que reste-il de cette mode bollywoodienne ? Si la presse s’est beaucoup enthousiasmée entre 2004 et 2005, par la suite l’émulsion s’est dissipée. L’engouement est redescendu et avec lui l’exploitation des films indiens en salles. De

cela peux paraître ridicule si l’on ne s’imprègne pas un peu de la culture Tourrenc Pablo 58 Sterling Street #2 Brooklyn, NY 1 1 225 USA pablo.tourrenc@gmail.com

indienne. Les professionnels du cinéma indien ouvrent leurs cœurs et les portes de l’industrie du rêve Bollywoodien. Du producteur enthousiaste au chef décorateur sensible, en passant par le réalisateur social et l’acteur superstar, entre tournages et salles de cinéma, Hello Bollywood présente des témoignages des gens qui fabriquent ce 7° art unique au monde. Nous découvrons les recettes d’un cinéma populaire et les raisons du décalage qu’il existe entre le cinéma européen et Bollywood.

même, les éditions DVD ne se sont pas vraiment développées, au sens où seuls les classiques sont accessibles dans les rayons de la grande distribution. Néanmoins, cette effervescence médiatique et cinéphilique a permis de bousculer le marché international. Les distributeurs sont dorénavant plus que jamais attentifs à cette industrie, et ils s’interrogent de plus en plus sur l’avenir et le potentiel d’une exploitation des films indiens en France. De plus, cette vague bollywoodienne a permis aux Français d’avoir accès aux productions, et donc de se faire leur propre idée sur ce cinéma… entraînant ainsi l’adhésion de nouveaux adeptes : Aujourd’hui, « Bollywood » totalise plus de 2 millions d’entrées lorsque l’on tape le mot sur Google France. Plusieurs sites français sont consacrés à cette industrie (Fantastikindia, Peopollywood,… ), sans compter les blogs

(overblog en compte 21 dont Le monde de bollywood, Bollywoodme, Bollywood blog, Bollywood over… .), les magasins en ligne qui vendent des DVD (bollywoodunivers,… ) et les associations (Indian Cinema Events, Indian Passion, Fantastikindia,… ). Enfin, pour ce qui fut certainement le point fort de cette mode, la semaine organisée au Grand Rex permit de se rendre compte du nombre de fans présents dans l’Hexagone et de leur hystérie pour celui que beaucoup d’Indiens considèrent comme une divinité, l’acteur Shah Rukh Khan. Le 28 avril 2008, celui-ci est finalement immortalisé en statue de cire au musée Grévin. Cet événement marque-t-il pour autant le début d’une reconnaissance institutionnelle française pour les stars du cinéma indien, ou est-ce seulement l’aboutissement d’un effet de mode ?

caractérise. Quant aux spécialistes, ils s’interrogent toujours sur les mécanismes des films et les raisons de son succès en Inde : d’où vient cette relation passionnée qu’entretient le spectateur indien avec ses films, et pourquoi le public européen restet-il insensible à ces derniers ? Pour leur part,

les avocats ont toujours estimé que l’on a tort de dénigrer et de sous-estimer ce cinéma, qui représente une « autre pensée du cinéma populaire ». Néanmoins, pour l’apprécier et le comprendre, tous s’accordent à dire qu’il faut soit être Indien (ou avoir été en Inde, connaître la culture

Conclusion

Pendant plus de 1 00 ans, les Français se sont faits une représentation du cinéma indien qui est toujours restée sensiblement la même. En ce sens, les propos et les termes employés n’ont guère évolué, à commencer par l’incontournable désignation de « cinéma Kitsch » qui les

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indienne… ), soit avoir assisté à une séance de cinéma en Inde ou dans une salle parisienne spécialisée. Dans le premier cas, l’identité indienne prend le dessus sur le film et le cinéma n’est plus un « art universel ». Par conséquent, il est inutile d’adapter les critères classiques de jugements esthétiques aux productions indiennes, car celles-ci impliquent une autre échelle de valeur inconnue en France. Dans le second cas, ce sont l’expérience sociale et l’approche sociologique d’une séance qui priment sur le film. Cela signifie que l’on s’intéresse davantage aux rapports que le spectateur indien entretient avec cet événement cinématographique : comment celui-ci s’investit au fur et à mesure de la projection, comment il célèbre le film en dansant, comment il se sent transporté par les chansons dont il connaît déjà les paroles, comment il interpelle les acteurs, combien il est envoûté et touché par les émotions… Ce comportement correspond, selon Olivier Bossé, à un acte

presque religieux : « Les Indiens ne vont pas au

cinéma pour avoir un rapport à la réalité, ils y vont comme à un rituel, pour communiquer de façon efficace avec le divin. C’est de l’ordre du pèlerinage. 1 4» Est-ce pour cette raison que

les Français ne savent toujours pas comment « aimer » ces films indiens ? Fautil, comme le suggère Jean-Marie Le Clézio, laisser au vestiaire ses goûts, sa culture et son éducation, et se laisser aller au charme de ce spectacle musical, retourner en enfance et faire abstraction des contraintes temporelles ? Et même si le spectateur y parvient, cela suffira-t-il face à ce cinéma qui a depuis longtemps suivi sa propre voie ? Ce cinéma qui s’est délibérément écarté du langage cinématographique hollywoodien et des courants artistiques européens. Ce cinéma qui n’a pas cherché le réalisme, l’avant-gardisme, l’auteurisme, le postmodernisme,… mais au contraire qui a élaboré ses propres codes, son propre temps de projection, sa propre censure,… . Pour ces raisons et bien d’autres, le cinéma indien devrait rester encore pendant un

certain temps un intouchable (premier pays producteur, il a atteint un record historique en 1 990 en réalisant 948 longs métrages de fiction), un irréductible (dernier pays qui résiste au rouleau compresseur hollywoodien, en 2004, le cinéma américain ne représentait que 5 à 6% du marché en Inde), un indépendant (seul pays au monde où le cinéma national représente 95% des parts de marché)… et toujours un inconnu ! Il faudra en effet attendre encore un certain temps avant que la déclaration optimiste (ou prémonitoire) de Chief Justice Rajamannar ne se réalise :

« Je vois un grand avenir, un glorieux avenir pour les films indiens. Avant longtemps, je crois, les films indiens seront projetés devant des salles combles dans le monde entier ; et ils gagneront non seulement de l’argent pour notre pays, mais aussi une réputation de beauté, de bonté et de vérité. L’Inde doit apporter sa contribution particulière à l’art mondial du film, et je suis certain qu’elle le fera. 1 5 »

NOTES

Principaux événéments liés au cinéma indien en France

1 .Propos repris par Maurice Bardèche et Robert Brasillach, Histoire du cinéma, Paris, 1 948, p. 41 1

1 968 : rétrospective: « Initiation au cinéma indien » à la Cinémathèque française (55 films).

2.Kwaja Ahmad Abbas, « Ce que le cinéma indien apporterait à l’Occident », dossier de l’Unesco, mai 1 949

1 975 : rétrospective « Visages de l’inde » à la Cinémathèque française 1 980 : « Panorama du cinéma de l’Inde du Sud » au Festival des Trois Continents à Nantes (1 2 films).

3. Article de 1 948 intitulé « Les problèmes du cinéma indien », Ecrits sur le cinéma, Ed. Ramsay, Coll. Ramsay Poche, France, 1 985, p. 27

1 983 : du 26 mars au 21 juin, rétrospective au Centre Georges Pompidou (1 1 4 films).

4. Correspondance avec le Japon en 1 953 . Archives du Fonds Festival International du Film de Cannes à la BIFI

1 992 : du 7 octobre au 3 novembre le Palais de Tokyo consacre une rétrospective à Satyajit Ray

5. « Tous les films de 1 977 », Office Catholique Français du Cinéma, 1 977

2003 : le Festival des Trois Continents à Nantes programme « Bollywood avant et maintenant » (1 0 films)

6. Jean Herman, « Faut-il compter sur le cinéma indien ? », Cinéma, n°27, mai 1 958, p.87-91

Depuis 2004 : programmation « L'été indien » au Musée Guimet

1 985-1 986 : à l’occasion de l’année de l’Inde en France, le Centre Georges Pompidou rend hommage aux stars du cinéma indien : « Le cinéma indien à travers ses stars ». 1 995 : rétrospective « Indomania » à la Cinémathèque française 2004 : rétrospective Vous avez dit « Bollywood ! » au Centre Georges Pompidou

7. « Les films indiens et les publics occidentaux », dossier de l’Unesco, Paris, le 2 octobre 1 964, p.51

Principaux ouvrages français parus par ordre chronologique

8. Ma vie et mes films, Flammarion, 1 974, p. 231 232

Philippe Parrain, Regards sur le cinéma indien , Ed. Cerf, Paris, 1 969

9. Parrain Philippe, Regards sur le cinéma indien , Ed. Cerf, Paris, 1 969, p. 1 2

Henri Micciollo, Satyajit Ray, Ed l’Age d’Homme, Lausanne, 1 981

1 0. Henri Stern, Le cinéma indien , Paris, 1 983, p. 73

Les cinéma indiens, CinémAction , Le Cerf, Paris, 1 984

1 1 . Sudhir Kakar, Cinémaction , 1 984, p. 1 62

Jean-Loup Passek, Le cinéma indien , Paris, Centre Georges Pompidou, 1 983 Satyajit Ray, Ecrits sur le cinéma, Ed. Ramsay, France, 1 985 (Our Films Their Films. Ed Jean-Claude Lattès, 1 982) Les stars du cinéma indien , sous la direction de Nasreen Kabir, Centre Georges Pompidou, CNC,

1 2. Bikram Singh, Les cinémas indiens, Cinémaction, cerf, 1 984, p. 54

Cinéma/singulier, Paris, 1 985

1 3. Adoor Gopalakrishnan, Revue du cinéma, n°269, mai 1 981 , p. 27

Indomania: le cinéma indien des origines à nos jours, Cinémathèque Française, Paris, 1 995

1 4. Olivier Bossé, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) à Paris, Monde diplomatique, aout 2004 1 5. Indian Talkie 1 931 -1 956. Silver Jubilee Souvenir, Bombay, Film Federation of India, 1 956, p. 67

Charles Tesson, Satyajit Ray, Les Cahiers du cinéma, Paris, 1 992 Yves Thoraval, Les cinémas de l’Inde, L'Harmattan, 1 998 Emmanuel Grimaud, Bollywood Film Studio ou comment les films se font à Bombay, CNRS éditions, Paris, 2003 Il était une fois Bollywood. Voyage dans l’industrie cinématographique indienne et sa culture, Phaidon, 2003

Bérénice Geoffroy-Schneiter, Beauté indienne, le style Bollywood, Assouline, 2004 Pierre Polome et Virginie Broquet, Bollywood dans les coulisses des Films Cities, Editions du Ravergue, 2005

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SPÉCIAL TABLE RONDE

UN ÉTATDESLIEUX

DESRELATIONSENTRELES ÉCOLESDECINÉMAEN EUROPE ETCELLESEN ASIEDU SUD-EST

L'étude du cinéma et sa formation professionnelle dasn les écoles spécialisées sont les gages d'une bonne santé cinématographique, car ce sont avec elles que les principaux talents forgent leur expérience et leur capacité. Aujourd'hui, la question se pose pour les pays du Sud-Est asiatique. Nous savons que, dans toute cette région, la question de l'enseignement du cinéma et de l'audiovisuel, comme de la formation des professionnels de tous les corps de métiers nécessaires à la production est aujourd'hui un enjeu majeur auquel beaucoup d'écoles se consacrent. Et pourtant, nous constatons la quasi-absence des films de ces écoles dans beaucoup de festivals, en Europe notamment, et aux Rencontres Internationales Henri Langlois particulièrement. C'est donc la raison pour laquelle le festival a organisé une table ronde sur ce sujet. Ce fut également l'objectif d'une partie de leur programmation, à savoir de mettre à la fois à l'honneur les écoles de cinéma du Sud-Est asiatique en les invitant à faire connaître leur travail, mais aussi en organisant une rencontre avec des écoles européennes pour enrichir mutuellement les enseignements – et à terme, nous l'espérons, la qualité de la production. Modérateurs

Luc Engélibert - directeur artistique des RIHL Bastian Meiresonne – spécialiste du cinéma asiatique Jérémy Segay – spécialiste du cinéma asiatique Intervenants

Beillhack Mario – HFF München - Allemagne Bénizeau Thierry-Paul – IIIS – France Borenstein Pascale – La Fémis - France Dummler Juliane - DFFB – Allemagne Duys Véronique – IAD – Belgique Epskamp Jacqueline – NFTA – Pays-Bas Fontenier Marie-Anne – Supinfocom - France

Gallien Elen – Centre Bophana – Cambodge Gramadski Venelin – NATFA - Bulgarie Gulin Frédéric – IIIS - France Gunawan Eric – Jakarta Institute of the Arts - Indonésie Ha Phan Thi Bich – Hô Chi Minh City College - Vietnam Holmes Paul – Screen Academy of Scotland – Royaume-Uni Nugroho Garin – (director) - Indonésie Pascual Daphne – Sint Lukas – Belgique Roehl Jamon – UP Film Institute - Philippines Sharda Hemant – NFTS – Royaume-Uni Sumbatphanich Pornchit – Thammasat University - Thailande Tan Leslie – Ngee Ann Polytechnic – Singapour Woodford Nigel – LASALLE College of the Arts – Singapour

BASTIAN MEIRESONNE envoyant nos étudiants aux quatre coins Nous pouvons commencer par l'exemple du monde. J'attends donc beaucoup de de Nigel Woodford, qui nous vient de cette rencontre et espère que nous Singapour... pourrons travailler ensemble. NIGEL WOODFORD J'enseigne donc au LASALLE College of the Arts, depuis environ un an. Aujourd'hui nous n'avons pas vraiment de programme d'échange ou de collaboration avec d'autres universités ou écoles supérieures. Cela fait maintenant trois ans que l'école est en marche et fonctionne bien. Nous organisons beaucoup de stages, pour intégrer nos étudiants dans le secteur professionnel, mais je ne pense pas que cela puisse se faire sans collaborer et franchir ainsi les barrières culturelles – en

MARIE-ANNE FONTENIER Au sujet de Singapour, je voulais indiquer quelques expériences que nous avons. LASALLE College vient au départ du Canada. À Supinfocom, qui est une école de cinéma d'animation (nous utilisons des technologies numériques), nous avons des échanges depuis quatre ans avec Nanyang Polytechnic. D'un côté, des étudiants viennent pendant trois mois à partir de janvier en France, et participent à des réalisations avec les étudiants en fin d'études ainsi que pour le écrans d'asie

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département jeux vidéos. De l'autre côté, à partir du mois de juillet, nous envoyons nos étudiants à Nanyang pendant trois mois également et ils travaillent avec les étudiants de Singapour sur leurs projets. Évidemment, les étudiants parlent anglais à Singapour et ceux qui viennent en France peuvent de se familiariser avec le français. C'est une convention intéressante, riche du point de vue professionnel et culturel, ce qui je crois est un grand plus.

BASTIAN MEIRESONNE En complément d'information, ce sera l'un des thèmes principaux : l'argent. Comment sont financés ces échanges entre les deux écoles?


MARIE-ANNE FONTENIER Actuellement, il n'y a pas d'élément particulier. Nous aidons les étudiants lorsqu'ils viennent, pour les accueillir, les loger. Ils ne payent pas de frais de scolarité et bénéficient de nos statuts étudiants (Restaurant Universitaire). Par contre ils doivent payer leur voyage – pour l'instant. Nous avons déjà eu une aide par l'Ambassade de France pour envoyer des étudiants, mais c'est au coup par coup. Les possibilités de fonds de soutien pour essayer d'organiser cela au mieux m'intéressent donc particulièrement. BASTIAN MEIRESONNE Leslie Tan, avez-vous quelque chose à ajouter à ce sujet? LESLIE TAN Effectivement, dans notre école polytechnique nous avons mis au point un programme d'échange avec l'Escola Superior de Cinema i Audiovisuals de Catalunya (ESCAC) de Barcelone, pendant 6 ans. Quatre à cinq étudiants de notre école allaient chaque année à Barcelone et inversement. Mais sur la question du financement, nos étudiants sont partis avec un soutien financier de l'État qui finance ces bourses pour les jeunes, en particulier pour développer et encourager notre industrie. Il y a donc eu un financement public, mais si nous avons dû interrompre ce programme, c'est à cause du manque de fonds. J'enseigne désormais dans cette école, mais j'y étais étudiant il y a une dizaine d'années. Et je crois que c'est l'échange culturel entre l'Asie et l'Europe qui était très utile : le fait que des étudiants espagnols fassent des films à Singapour sur des sujets purement culturels ou traditionnels de Singapour ; et de la même manière, l'étudiant de Singapour allait faire un film en Espagne, dans un univers entièrement en espagnol, sur un sujet particulier à Barcelone. Je pense que c'était vraiment une partie très intéressante de cet échange, pour aussi faire tomber les barrières des langues, comme vous le disiez. Les étudiants de Singapour ont dû apprendre à parler catalan, ce qui est une seconde difficulté. Mais du fait que nous vivions à Singapour qui est une société mutliculturelle – nous parlons facilement beaucoup de langues –, apprendre de nouvelles langues n'est pour nous finalement pas si difficile. De plus, il y avait une petite formation pour les étudiants de Singapour, pour qu'ils puissent partir. Mais quand les étudiants sont revenus en cours avec moi et qu'ils m'ont raconté leurs tournages et les conditions dans lesquelles ils avaient été à Barcelone, j'ai bien compris que le langage du cinéma est finalement international. Nous avons abandonné ce programme, mais j'espère que nous allons pouvoir

recommencer, grâce à cette rencontre par exemple.

BASTIAN MEIRESONNE La raison de la suspension de cet échange? LESLIE TAN Essentiellement à cause du manque de financement, comme je le disais. Mais aussi parce qu'il y a eu des changements dans la direction, dans son orientation, qui était de collaborer d'avantage avec notre zone régionale – ce qui est aussi en rapport avec le financement, puisqu'il est moins cher de se déplacer à l'intérieur de l'Asie du Sud-Est, que d'aller jusqu'en Espagne par exemple. NIGEL WOODFORD Je voudrais juste ajouter quelque chose à ce qu'a dit Leslie Tan : ce qu'il y a de différent entre Ngee Ann et LASALLE, c'est que nous, nous ne recevons de l'argent de l'État, du Département de l'Éducation, que pour environ 50% de notre budget et il est vrai que ce problème de financement est quelque chose à regarder avec attention.

peinture. Alors pourquoi ne pas réfléchir à cela à Bali ou sur une autre île, pour travailler sur l'animation et sur les marionnettes balinaises animées ? Nous redécouvririons probablement des merveilles par cette tradition. Il y a par exemple un auteur qui a développé l'histoire de Celebes Island et nous pourrions travailler en atelier là-dessus. C'est l'occasion de développer les habitudes de réalisation, mais aussi les techniques et la pratique. Et c'est surtout une façon de raconter une histoire selon un mode plus proche de la tradition et d'intégrer la tradition locale dans la manière de faire du cinéma aujourd'hui. Les écoles d'art ont aussi des compétences particulières – à Sumatra ou en Papouasie par exemple – et cela représente un terrain formidable pour un potentiel réseau, avec des échanges culturels déjà très forts. Le concept d'interculturalité est déjà là, en germe. Chaque année, je supervise des ateliers d’avril à août. J’ai été invité à une conférence à Berlin ou pour des lectures publiques dans d’autres villes. Les interventions se font en anglais en général. Mais cela dépend des villes, du contexte.

MARIO BEILHACK J'ai une question à vous poser, car ce qui m'intéresse, c'est de savoir dans quelle langue vous enseignez l'art PORNCHIT SUMBATPHANICH cinématographique à Singapour, en Dans mon école il y a deux programmes Thaïlande? d'enseignement : l'un est en thaï et l'autre est en anglais. Nous avions aussi un LESLIE TAN étudiant allemand qui est venu au cours À Singapour, tous les enseignements en thaï et j'étais très étonnée, mais sont en anglais, c'est la langue officielle finalement il est resté. Nous avons aussi un d'enseignement. Mais évidemment, nous programme plus international, un cursus pouvons aussi faire des cours en chinois, où il y a des étudiants du Canada ou etc. Mais tout se fait en anglais puisque d'autres pays et où il n'y a donc pas de nous sommes une ancienne colonie souci. Chez nous, les étudiants étrangers anglaise. viennent sans avoir à payer des droits d'inscription particuliers et c'est la même BASTIAN MEIRESONNE chose pour nos étudiants lorsqu'ils vont Et vous Garin Nugroho, quelle langue dans les écoles partenaires. C'est vraiment utilisez-vous pour vos ateliers? important pour nous que des étudiants étrangers viennent étudier chez nous et GARIN NUGROHO que nos étudiants aillent à l'étranger. Cela Même si l'Indonésie est une ancienne pourrait aussi intéresser les producteurs colonie néerlandaise, j'enseigne en malais. d'autres pays de venir voir comment nous J'enseigne dans quatre villes différentes, travaillons, comment fonctionnent nos avec environ 300 participants sur chaque cours. atelier – même si parfois nous avons 1 000 candidats pour chaque atelier, car les PAUL HOLMES choses se sont élargies depuis la fin du Je voudrais parler de ce qu'a dit Leslie Tan régime de Soeharto. au sujet du financement. Au Royaume-Uni, Il y a maintenant des groupes de cinéma, pour les projets internationaux, l'argent des communautés cinématographiques. Il dépend de ce que l'on pourrait appeler un peut y avoir plus de 60 groupes de cinéma agenda semi-politique. Et bien sûr, l'ordre actifs dans une ville comme Jakarta. Il faut du jour change assez souvent, donc les toujours essayer de faire évoluer ces programmes peuvent très bien marcher et ateliers. L'année prochaine je vais faire un tout d'un coup s'arrêter car il n'y a plus de atelier avec l’ambassade japonaise. soutien financier. J'aimerais bien faire ce genre de chose à Parfois c'est un an, deux ans, parfois quatre Bali ou dans une autre île d'Indonésie : avec ans. J'aimerais ouvrir la discussion des marionnettes animées, par exemple, d'avantage et que les participants autour qui sont traditionnelles à Bali. Je pense que de la table qui ne viennent pas d'Asie du la tradition est importante en animation en Sud-Est parlent de cela : puisque ces Asie – par rapport aussi au dessin ou à la projets peuvent être assez brefs dans le écrans d'asie

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temps, est-ce qu'il n'est pas mieux de faire des échanges qui sont informels au niveau universitaire, qui ne passent pas forcément par un Ministère (une procédure qui peut déjà prendre un ou deux ans), mais qui peuvent avoir tout de même une valeur au niveau universitaire ? J'aimerais donc poser cette question et voir s'il y a des réponses.

MARIE-ANNE FONTENIER Je vais essayer de donner un petit élément de réponse par la pratique. Effectivement, il est possible de faire des choses souples, qui fonctionnent puisqu'il n'y a pas de droits de scolarité dans le cadre de ces échanges. Il est donc facile de les mettre en place, si l'on a quelques aides du pays qui payent le voyage. À ce moment-là, on délivre un certificat pour l'étudiant, disant qu'il a fait un stage de tant de mois dans telle école. Mais ce que nous avons mis en place pour l'Inde, c'est quelque chose de plus lourd. En France, nous sommes reconnus par la Commission Nationale de la Certification Professionnelle et il va y avoir la même reconnaissance, pour les étudiants indiens, avec ce même diplôme – c'est ce qui est en train de se mettre en place. Mais ce sont des choses qui prennent du temps, puisque le premier contact s'est fait en 2004, la première rentrée a eu lieu en 2008 et cela ne va être reconnu que maintenant. Ce sont donc des démarches assez longues. Pour en revenir à Singapour, il y a une vraie volonté de la part de votre Gouvernement de favoriser les échanges, de mettre de l'argent. C'est une démarche très volontariste : on vient nous demander – dans les écoles françaises en tous les cas – si l'on veut faire ce type d'échange. Cela se structure, c'est

intéressant parce que l'on peut prévoir dans la durée et organiser les programmes pédagogiques dans ce sens. Et pour revenir aussi sur une expérience intéressante que nous avions eu : chaque année, des étudiants de Singapour viennent aux "E.magiciens" – je pense qu'ils sont aidés – et peuvent travailler sur une œuvre collective. Nous avons donc treize équipes de trois étudiants de pays différents et chaque année nous avons une équipe de Singapour qui vient. C'est plus que ces trois jours où ils travaillent ensemble : il reste des liens entre les étudiants de Supinfocom et les autres étudiants qui sont venus faire ces animations et compositions – sortes de cadavres exquis. Il y a donc plusieurs possibilités de choses qui durent dans le temps.

MARIO BEILHACK J'aimerais ajouter quelque chose, car j'ai posé la question des langues d'enseignement et j'avoue que notre école est très ignorante sur cette question. Nous n'avons pas de programme pour les étudiants étrangers. Nous sommes très ouverts à ces étudiants, mais c'est en allemand que nous enseignons. Nous n'allons pas le faire en anglais ou une autre langue, car notre école est là pour le marché allemand principalement. Mais bien sûr, si quelqu'un vient d'un pays étranger pour faire des études en Allemagne, il n'y a aucune restriction, sauf celle de la connaissance de la langue. Tous les étudiants doués qui se présentent sont les bienvenus et sont bien sûr libérés des frais d'inscription. Nous les aidons comme nous pouvons, mais c'est vrai que jusqu'à présent nous

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n'avons pas eu de programme pour les étudiants étrangers. L'autre difficulté que nous avons pour les échanges en général, c'est un problème structurel, car les cursus sont tellement différents d'une université de cinéma à l'autre. Chez nous, il faut suivre au moins quatre ans d'études et l'on ne peut entrer qu'en première année, car le programme est tellement dense qu'on ne peut pas arriver en deuxième ou troisième année. Et si nos étudiants décident de faire un an d'études à l'étranger, ils perdent une année de scolarité chez nous et ils sont aussi confrontés à ce même problème dans d'autres pays, où l'on ne peut suivre un cursus qu'en entier.

BASTIAN MEIRESONNE Pascale Borenstein, par rapport à vos relations internationales, est-ce que vous auriez déjà des éléments de réponses? PASCALE BORENSTEIN J'irais dans le même sens que ce que vient de dire Mario Beilhack. Effectivement, la plupart des écoles françaises ont des cursus denses, qui ne sont pas forcément normés par des processus d'harmonisation – même s’il vrai que le principe du LMD est en train de se développer en Europe, pour que les étudiants puissent passer d'une école à une autre et accroître la circulation des étudiants, des idées, de la pensée et de la connaissance en Europe. Il y a pour l'instant des écoles, dont La fémis – mais ce n'est pas la seule, la NFTS est dans ce cas et d'autres écoles en Allemagne, etc. – qui ne sont pas encore dans ce système de LMD. Les étudiants de La fémis, quand ils y passent quatre ans, entrent par un concours très difficile et y restent, sauf pour


les moments d'échanges ou de stages que l'école prévoit et organise pour eux. Sur les accords d'échanges que la Fémis a mis en place depuis maintenant quatre à cinq ans, l'idée de base que nous avons essayé de mettre en œuvre, c'est que les étudiants des sept départements de notre école puissent étudier dans une autre école pendant deux mois. C'est l'école qui a initié ça, avec pour principe fondateur de trouver des écoles qui soient dans le même désir et la même envie de partager un moment, une séquence d'enseignement. C'était donc à la fois très simple à dire et très compliqué à faire : l'idée que six étudiants par département puissent étudier deux mois dans une école de cinéma qui nous paraisse complémentaire en terme d'enseignement, compatible en terme de langue et désireuse d'envoyer aussi ses étudiants dans ce cadre-là. Comme les autres écoles l'ont mentionné, la Fémis et les écoles avec lesquelles elle est en relation ne se facturent pas de frais de scolarité, s'aident mutuellement dans l'accueil des étudiants et ne donnent pas de crédit. C'est donc quelque chose de très souple, mais il faut en même temps construire tout cela, ce qui se fait pas à pas. Aujourd'hui, l'école a cinq accords d'échanges : avec la Columbia University à New-York, l'École Cantonale d'Arts de Lausanne (ECAL) en Suisse, l'Universidad del Cine (« La Fuc ») en Argentine, la NFTS jusqu'à cette année et à la fois la Tokyo University of the Arts et la Korean Academy of Film Arts (KAFA). Pour ce programme particulier, ce sont des étudiants producteurs de la Fémis qui vont passer trois semaines au Japon pour étudier les cas de co-productions et comment le

cinéma japonais est financé, quelles sont les conditions de production. Nous allons accueillir des étudiants de ces deux écoles pour comprendre, de la même façon, les dispositifs qui permettent le financement du cinéma en France. Nous avons décidé pour ce cas précis que nous allions faire une exception à la règle qui est que les enseignements se passent en français habituellement à la Fémis, pour les faire en anglais.

BASTIAN MEIRESONNE Pour conclure le tour d'horizon concernant les écoles asiatiques présentes, Jamon Roehl, pourriez-vous donner quelques détails au sujet des Philippines et reprendre également la question de la langue d'enseignement ? JAMON ROEHL Notre institut utilise plutôt le français, mais nous avons beaucoup de problèmes avec les langues. Nous accueillons maintenant beaucoup d'étudiants indiens et pakistanais sur des semestres, nous utilisons donc aussi l'anglais américain et nous envisageons de changer les cours. Nous avons aussi des étudiants allemands, qui travaillent sur des programmes de cours à part. Le diplôme de notre Institut est le seul qui existe aux Philippines avec une mention cinéma. C'est donc évidemment très important pour nous d'être à jour et d'optimiser le contenu de nos cours. Nous collaborons avec des universités européennes, mais nous sommes surtout intéressés par des échanges avec des professeurs, des Maîtres de conférences qui travaillent déjà dans des universités. Nous avons par exemple

écrans d'asie

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un certain nombre d'archives et de matériel pour filmer, mais il y a aussi une compagnie dont la collection a brûlé récemment et une autre dans les années 90. Ce qu'il reste en matière de films d'archives est donc assez réduit et nous n'avons pas la technologie et les moyens de remettre en état tous ces films. Nous pourrions peut-être avoir des partenariats là-dessus : sur des formations, des transferts de compétences pour pouvoir restaurer tous ces films, par exemple.

BASTIAN MEIRESONNE Je rebondis sur ce sujet de perte de mémoire cinématographique en demandant à Elen Gallien d'intervenir, par rapport au cinéma cambodgien et à Bophana – qui est un peu un cas à part dans cette table ronde, puisque ce n'est pas une école de cinéma... ELEN GALLIEN Effectivement, le Centre Bophana est un centre de ressources audiovisuelles, dont l'objet est de collecter les archives du Cambodge et de former aux métiers de l'audiovisuel. Le contexte du Cambodge est différent des pays voisins asiatiques : il y a plus de besoins d'enseignants que d'échanges universitaires. Bophana n'est pas une école au sens strict du terme, donc nous n'entrons pas dans ce cadre d'échanges d'étudiants, etc. L'avantage c'est la souplesse des choses, nous n'avons pas besoin d'autorisation. L'association a fait venir des Européens pour former des Cambodgiens aux métiers du son, de l'image ou du montage. Il y a encore plein de secteurs à développer, notamment le cinéma d'animation. Des Cambodgiens


sont aussi allés en France pour être formés pour être assistants caméra, mais ce sont des initiatives de l'association, ça n'entre pas dans un cadre d'échanges universitaires. En termes de financements, c'est la même chose, l'association en cherche. Et sur la question de la langue, les enseignements ou les binômes s'expriment souvent en anglais. D'autre part, il y a de très bons traducteurs anglophones et francophones au Cambodge pour le khmer, donc ce n'est pas un problème. Les étudiants cambodgiens sont de bons techniciens, ils ont besoin d'ouverture sur d'autres modes de travail, d'autres cinémas, il y a tout un secteur à redévelopper.

ERIC GUNAWAN À Jakarta, les étudiants de notre université vont faire en début de cycle un premier film qui va servir de base pour les cours suivants et qui les amènera jusqu'à leur film de fin d'études. En tant que Coordinateur, ce que j'ai pu observer, c'est que les étudiants vont commencer par faire des études plus pratiques, techniques les quatre premiers semestres. Et quand ils seront prêts pour leurs examens de validation – cela leur aura pris un ou deux ans – je vois que la qualité n'est pas au rendez-vous, par rapport à ce que l'on aurait pu penser au début. C'est-à-dire qu'ils ne sont plus aussi bons que lorsqu'ils étaient dans les semestres de pratique. Au moment de l'examen, bien plus tard, ils ont perdu un peu. Quand j'ai réalisé cela, je me suis demandé ce qu'il s'était passé. Je me suis alors aperçu que pour faire leur film de fin d'études ils ont besoin de le financer et ils se mettent donc à travailler dans des sociétés de production ou à la télévision pour gagner de l'argent. Et au moment où ils se retrouvent à l'examen, ils ne sont plus du tout prêts. Ils sont sortis du contexte de leurs études pendant plusieurs mois et ont perdu le niveau qu'ils avaient lorsqu'ils étaient formation. Ce que je pourrais proposer si vous étiez d'accord, c'est que les étudiants qui nous rendent les meilleurs films pendant ces quatre premiers semestres, aillent étudier dans vos écoles pour quelques temps, plutôt qu'ils aillent travailler pendant cette période intermédiaire avant le film de fin d'études. Ce serait peut-être plus enrichissant et formateur pour eux d'aller continuer leur formation dans l'une de vos écoles par exemple. Pour mes étudiants, je pense que ce serait formidable d'acquérir une expérience complémentaire en matière de technique, d'efficacité, de savoir-faire et surtout d'ouverture d'esprit. Sinon, tous les films de fin d'études qui vont sortir de l'IKJ vont être dans le même état d'esprit. Et donc, pourquoi ne pas remettre l'IKJ dans la course, plutôt qu'il y ait une telle

déperdition entre le temps des examens et des films de fin d'études. Je pense qu'il y a une grande perte de savoir-faire durant ces périodes intermédiaires et je pense que ce n'est vraiment pas une bonne idée pour eux d'aller travailler avant leur diplôme. Ma proposition serait donc que vous aidiez nos étudiants – les meilleurs d'entre eux, du moins – en les accueillant, en leur permettant d'avoir une formation dans vos écoles après leurs examens, selon leur domaine d'activité évidemment.

PORNCHIT SUMBATPHANICH Pour ce qui concerne mon université, nous collaborons avec quelques écoles. Nous avons trois Américains, deux Canadiens, des Singapouriens, des Coréens et aussi un étudiant d'Afrique du sud. Nous avons donc une ouverture assez internationale, nous nous familiarisons avec les pratiques interculturelles, mais nous sommes demandeurs d'échanges en matière de contenu, sur la Recherche en particulier, ainsi que pour nos professeurs et nos formateurs – pourquoi pas dans le cadre de stages ? La Thaïlande est un terrain favorable aux coopérations internationales et notre université est très bien équipée : nous avons deux studios et deux chaînes de télévision émettent depuis l'université. Tout ceci peut être à votre disposition. BASTIAN MEIRESONNE Nous n'avons pas encore entendu l'école vietnamienne : Phan Thi Bich Ha, voulezvous réagir, car je sais que vous avez déjà des échanges en place, notamment avec la France ? PHAN THI BICH HA L'école de Hô Chi Minh est une jeune école, elle a seulement une trentaine d'années. C'est une école qui travaille déjà en collaboration avec certains établissements français : Paris 8, le Lycée de l'Image et du Son à Angoulême, l'Université de Lyon et l'établissement de photographie d'Arles. Notre école compte plusieurs modules d'enseignement : scénario, scénographie, photographie, etc. Mais ce qu'il manque surtout à cette école, c'est du matériel au point. Nous avons quelques lacunes du point de vue technique et c'est dans ce cadre-là que nous aimerions faire des échanges avec des écoles étrangères, des écoles de pays un peu plus développés, afin d'améliorer notre technicité. Ce problème technique fait que le Vietnam ne peut pas réaliser des films de qualité et très peu de films sont sélectionnés lors de festivals internationaux. Nous avons déjà fait une demande auprès du Ministère de la culture du Vietnam pour avoir des fonds et pouvoir envoyer des étudiants vietnamiens à l'étranger afin d'améliorer leur niveau. JÉRÉMY SEGAY Les étudiants écrans d'asie

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français ou anglais? PHAN THI BICH HA Beaucoup de Vietnamiens parlent français, car nous sommes une ancienne colonie française. C'est malheureusement une langue qui se perd dans notre pays qui se tourne plus vers l'anglais, le chinois ou le japonais, c'est-à-dire les pays voisins. Mais depuis maintenant deux ans, nous avons inclus le français dans le programme scolaire, ainsi que l'anglais.

JÉRÉMY SEGAY Je voulais demander aux professeurs d'écoles européennes si vous étiez ouverts à accueillir des professeurs d'Asie ? Car nous parlions d'échanges étudiants ou de professeurs européens en Asie, mais est-ce que l'inverse est possible administrativement et est-ce qu'il y a un désir de votre part ? PAUL HOLMES Je pense que ce que dit Nigel Woodford est vraiment une bonne manière de prendre les choses pour commencer. Nous avons déjà un module d'échange avec des étudiants avant leur diplôme, mais sinon, les échanges que nous avons avec l'international se font plutôt de manière informelle effectivement. Je trouve intéressant ce que disait Hemant Sharda à propos de son école : ce sont des choses extrêmement motivantes, qui peuvent être motrices pour les étudiants, mais s'il n'y a pas la reconnaissance académique (la validation sous forme d'un diplôme), ils vont forcément s'y investir moins. Il y a des choses qui sont organisées pour les étudiants encore en formation, mais qui se tiennent en dehors ou parallèlement aux cours officiels. Avec quatre écoles européennes, nous avons un programme en co-production. C'est la troisième année que nous organisons cela et que cela fonctionne assez bien. Nous allons commencer cette année un petit programme d'échanges avec l'Institut de Film et Télévision de Calcutta et je viens de voir des étudiants qui sont rentrés de Calcutta avec un film. L'objectif de ce programme était vraiment sur les échanges culturels et aussi de faire émerger des professionnels à la double culture en quelque sorte. Mais il était aussi d'assurer une continuité professionnelle dans la formation ainsi que des échanges par la variété des pratiques et des enseignements dans leur forme ellemême – dans la manière d'approcher les contenus. Mais c'est vrai que lorsqu'il n'y a pas de valorisation des cours par une validation qualifiante, c'est plus difficile. D'autant que nous essayons de retenir les étudiants les plus motivés sur ces programmes. Pour ce qui est de développer la relation avec ces autres écoles, cela peut-être des expériences sur des durées courtes d'un an ou quelques mois. Mais ensuite, pour


développer des véritables échanges de fonds, se nourrir de la variété et la diversité de nos cultures – particulièrement lorsqu'il y a un tel décalage dans la manière de parler ou d'enseigner le cinéma – il faut vraiment que cela soit validé par le diplôme.

BASTIAN MEIRESONNE Je voudrais revenir sur les rares qui ont déjà de véritables partenariats mis en place avec des pays asiatiques, Pascale Borenstein, vous parliez de la Corée du sud et du Japon, cela pourrait être intéressant que vous nous présentiez comment ce partenariat s'est créé, comment il va prendre forme...

souple. Après, c'est un aller-retour permanent qui peut durer un an ou deux, avec des questions de coordination : les cursus des écoles de cinéma ressemblent à un Rubik's Cube, alors dès que l'on en enlève une partie, tout le reste est bouleversé. Avec la direction des études de La fémis, nous devons donc trouver des moments clés. Pour ce qui est de ce double accord – puisque nous sommes trois écoles – tout est parti de la relation très forte que l'on a eue avec le Directeur de la KAFA, PARK Kiyong, qui est Directeur de cette école depuis une dizaine d'années et est un moteur fort dans la région. Il a été notre pierre angulaire pour imaginer, créer quelque chose qui soit possible, car il était en relation avec le département cinéma de l'Université de Tokyo – ils avaient déjà une semaine co-production en commun, où des projets étaient développés et pitchés. Nous nous sommes alors greffés à ce qui existait déjà, avec la volonté de la partager en proposant, par réciprocité, que les étudiants de ces deux écoles puissent venir à la Fémis et que l'on puisse leur apporter notre savoir-faire : une connaissance du cinéma français, une mise en relation avec les étudiants de l'école, la création d'un réseau. On se dit toujours que ce que l'on fait n'est pas pour aujourd'hui mais pour demain, pour que des films se fassent, pour que des collaborations existent, pour que nos étudiants – futurs cinéastes, futurs producteurs, futurs chefs opérateurs – puissent travailler avec des étudiants japonais et coréens. C'est donc vraiment un mariage, avec des modalités et un contrat de mariage, élaborés de manière assez souple – puisque c'est une loi orale, nous ne fonctionnons pas vraiment sur le papier.

PASCALE BORENSTEIN Cela faisait environ un an et demi que nous en parlions. DAPHNE PASCUAL À l'école de Sint Lukas, nous avons des projets qui sont quelque peu semblables, notamment sur le plan de la souplesse. Pour le cinéma, c'est une collaboration avec une école flamande et une école de langue française – ce qui peut parfois poser des problèmes – et avec l'École Nationale de Belgique. Nous travaillons également ensemble par l'intermédiaire de la Chine avec qui nous collaborons aussi. C'est un module qui est en dehors des cursus de formation proposés. Des étudiants de Pékin viennent étudier à Bruxelles, de même qu'un étudiant de langue française et un étudiant de langue flamande vont tourner à Pékin. Il peut s'agir de réalisateurs de fiction qui vont faire là-bas du documentaire. Cela se fait sur une période très courte. Nous venons de finir la deuxième année de ce programme et cela fonctionne vraiment très bien, nous sommes très heureux des résultats. Les soucis de langues et de financements sont bien sûr toujours là, il fallait faire comprendre l'intérêt, le bénéfice que l'on peut tirer de tels projets. Au niveau des professeurs aussi, cela a été une collaboration très enrichissante, des deux côtés. Pour cette deuxième année, nous nous demandons s'il faut que nous renforcions ce programme en le rendant plus structurel, qu'il soit une part entière de la formation, est-ce qu'il faut que nous le développions sur deux ou trois pays ? Ce qui est certain c'estque nous voulons poursuivre cet échange, quel que soit sa forme, car le résultat vaut le coup.

PASCALE BORENSTEIN Pour les accords d'échanges, c'est un peu comme pour les mariages, il faut être deux et se mettre à peu près d'accord sur les règles du jeu. Nous avions une volonté très active et dynamique de nous rencontrer – sur la base d'un échange d'étudiants, sans parler d'argent – et de parler de désirs de cinéma : que nos étudiants soient dans une école dont on connaît les responsables et qui partagent une même philosophie de l'enseignement... Il faut savoir que la Fémis – comme les écoles avec lesquelles nous travaillons – est une école pratique, en relation avec le monde professionnel. Et donc ce sont sur ces bases-là que nous avons toujours fonctionné. Il faut que chacun y trouve son compte, il faut que les écoles puissent parler la même langue ou du moins pouvoir s'accorder sur des choses très pratiques. Quand les étudiants vontils partir ? Combien vont partir ? Combien de temps vont-ils rester ? Quels programmes vont-ils intégrer ? Est-ce qu'il MARIE-ANNE FONTENIER va y avoir un crédit ? En l'occurrence le Je peux enchaîner sur votre projet, car ma problème ne s'est pas posé pour nous, car fille qui est à l'INSAS est partie en Chine les écoles avec lesquelles nous travaillons BASTIAN MEIRESONNE ne fonctionnent pas non plus sur ce Combien d'années vous a-t-il fallu pour dans le cadre de ces échanges. Cela a été facilité par les étudiants eux-mêmes sur système, ce qui était plus pratique et plus mettre en place ce partenariat? écrans d'asie

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place, car par exemple, pour aller tourner – ma fille parle très peu le chinois – les étudiants parlant anglais ont pu aller dans les hutong pour travailler. Et de cet échange culturel, il en est sorti de vrais films, qui tournent d'ailleurs en festivals. Et je voulais faire le lien avec les festivals, car c'est un moyen pour nous Européens de connaître les films asiatiques : en allant au Puchon International Student Animation Festival en Corée (PISAF) ou à l'International College Animation Festival au Japon, c'est déjà une manière de connaître un peu mieux culturellement ce qu'il se passe. Parfois, les thèmes communs ou les différences donnent envie à des étudiants et des écoles de travailler ensemble.

HERMANT SHARDA C'est vraiment intéressant d'entendre ce que disent mes collègues, leurs attentes et leur participation dans des festivals. Concernant la question des compétences techniques et des équipements, j'aimerais bien en savoir plus sur ce qui est disponible ou sur ce qu'il peut vous manquer.

sélectionnés. Il y a donc un potentiel de bons films qui sont réalisés, nous avons aussi une base littéraire assez importante du fait de l'influence française et européenne. Quant aux autres films, d'autres problèmes se posent : des malentendus par rapport au format d'image ou de son, des mauvaises méthodes qui font que l'on perd du temps et qu'au final, le résultat n'est pas là.

ELEN GALLIEN Nous avons un peu ce même problème au Cambodge, nous avons peu de réalisateurs présents sur la scène internationale. Il y a un manque d'esprit de réalisation au vu de l'histoire du Cambodge. C'est là qu'il y a un besoin d'échange avec les Européens ou les Asiatiques, puisqu'il y a une production cambodgienne locale – télévision ou DVD – mais le projet de Bophana est d'ouvrir ces productions et de les montrer. Par contre, nous avons du matériel de qualité au Cambodge, de jeunes techniciens cambodgiens ont travaillé sur des productions internationales – allemandes, françaises, américaines, etc. C'est l'aspect créatif qu'il faut maintenant développer et qui prend du temps. La différence avec le Vietnam, peut-être, c'est que nous avons des moyens techniques, mais nous avons besoin d'enseignements pour ouvrir le champ de compétences des gens que nous formons et pour que tout cela émerge.

PHAN THI BICH HA Oui, nous avons des problèmes matériels, nous manquons d'équipements, mais c'est aussi parce que nous n'avons peut-être pas les bonnes technologies ou les bonnes méthodes pour utiliser certains matériels. Je crois que nous aurions besoin de meilleurs professeurs pour nous aider à optimiser et à mieux avancer sur le niveau des étudiants dans la maîtrise de certains outils. BASTIAN MEIRESONNE Garin Nugroho, peut-être pouvez-vous HERMANT SHARDA nous donner votre avis, vous qui êtes À la NFTS, nous avons un département réalisateur et connaissez tout le circuit qui s'occupe particulièrement de la festivalier ? Pourquoi n'y a-t-il pas plus de distribution de nos films dans les films indonésiens représentés dans le festivals. Même des films de première circuit festivalier mondial? ou deuxième année, des exercices, nous les envoyons parfois à des festivals, car une GARIN NUGROHO des grandes motivations des étudiants est Désormais avec internet, nos étudiants que leurs films soient sélectionnés dans des peuvent trouver un tas d'informations au festivals. C'est pour eux l'occasion d'une sujet des systèmes de financements et des grande expérience culturelle, c'est aussi soutiens financiers. Et sur le plan une manière de traverser les frontières. technologique, le numérique offre aussi de J'en discutais hier avec une de nos nouvelles possibilités de développer des réalisatrices qui est ici et qui était étonnée projets autrement, y compris sur le plan du nombre de personnes des quatre coins financier. du monde avec qui elle pouvait discuter ici. En numérique, ils peuvent travailler très C'est donc peut-être une question vite, mais la question du rapport entre la importante : comment vos écoles quantité et la qualité peut se poser. s'impliquent dans les festivals ? Comment Pour nous, la question de la création, de la faites-vous circuler vos films dans le monde manière de réaliser est importante et nous ? Par d'autres festivals ? Par d'autres circuits avons besoin d'échanges là-dessus avec ? Seulement les films de fin d'études ? les Européens – d'avoir une approche Comment faites-vous? culturelle. Sur un séminaire que nous avons fait, il y avait dix réalisateurs qui venaient PHAN THI BICH HA d'Asie, et là, on pouvait comprendre la part Le problème de sélection de films culturelle d'un film, ses richesses. vietnamiens ne concerne pas tous les films Lorsque vous voyez un film italien, vous vietnamiens, car certains sont réalisés pouvez être étonné par la manière dont dans des pays étrangers. Je prends c'est réalisé, la manière dont l'histoire est l'exemple de ces deux réalisateurs qui racontée peut paraître étonnante et c'est sont partis aux États-Unis et qui ont été quelque chose sur laquelle les étudiants écrans d'asie

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voudraient en savoir plus – cet écart culturel. Alors, bien sûr il existe des livres là-dessus, mais on aimerait pouvoir accueillir des formateurs, qui véhiculent quelque chose de la culture d'origine. Si vous étudiez le cinéma en Indonésie, vous devez connaître la culture de chacune des îles de l'archipel par exemple. Dans nos ateliers, nous avons pu voircomment les choses pouvaient avancer, se rencontrer : les participants avaient le temps de mieux comprendre les autres réalisateurs. Si nous pouvions mettre une sorte de plate-forme internationale en commun, nous pourrions partager toutes ces approches et mieux comprendre les nouvelles formes d'expression et aussi de manière prospective, ce que ça véhicule culturellement.

BASTIAN MEIRESONNE Au contraire, on voit de plus en plus de films philippins dans le circuit festivalier. Y a-t-il eu des efforts, une véritable démarche pour s'ouvrir à ce circuit, Jamon Roehl? JAMON ROEHL La plupart des films que vous voyez maintenant dans les festivals sont des films produits de manière indépendante, c'est comme cela qu'ils y arrivent. Ils ont été inscrits directement par les réalisateurs. C'est pour cela que nous aimerions beaucoup participer d'avantage à des festivals de films d'école, mais il y a toujours des questions techniques qui se posent. Nous ne demandons plus à nos étudiants de produire en 35 mm alors que certains festivals exigeront des copies en 35 mm – de moins en moins, mais cela existe encore. Dans les écoles européennes, c'est aussi une question de format : tout ce que nous sortons en vidéo est en NTSC, alors il faut faire les transferts en PAL et c'est très cher. C'est le même souci pour les films de fin d'études de devoir toujours changer les standards et les formats. Nous avons en moyenne une trentaine de films chaque année et nous ne pouvons pas convertir l'ensemble de tous les films pour tous les festivals. Quand nous avons la chance de pouvoir présenter quelques films dans des festivals européens, le surcoût doit être pris en charge pas les étudiants eux-mêmes. C'est le même problème pour la traduction : s'ils soumettent leur film pour une sélection, certains vont déjà être sous-titrés en anglais et certains festivals vont demander un autre sous-titrage dans la langue de leur pays. C'est encore un surcoût. Évidemment, nous aimerions pouvoir soumettre tous les films de fin d'études à tous les festivals.


PHILIPPINES DANS LES SALLES

L'ABSENCE ET LE RÉEL LOLA DE BRILLANTE MENDOZA Critique de Damien PACCELLIERI

Brillante Mendoza est, en prenant quelques raccourcis métaphoriques, le Lucky Luke de l'industrie cinématographique puisqu'il tourne plus vite que son ombre, sans pour autant que cela porte atteinte à la qualité de ses oeuvres contrairement à quelques éminents cinéastes asiatiques (dont Kim Ki-duk). En une poignée de films, Brillante Mendoza a réussi à s'imposer comme l'un des mousquetaires du cinéma philippin aux côtés d'Auraeus Solito, Jim Libiran et d'autres. Avec Lola, le réalisateur impulse une réalité documentaire (c'est d'ailleurs l'une de ses marques de fabrique) à sa fiction où deux grands-mères, l'une dont le petitfils est assassiné, l'autre dont le petit-fils est l'assassin, sont sujets à leurs pérégrinations respectives (deuil et justice), mais également aux pérégrinations sociales d'un quartier de Manille sous les eaux de la mousson. Dans un environnement où l'argent « sale » est monnaie courante, où le silence capture toutes les violences d'une société aux aboies, où l'absence des parents (et donc de l'importance des grands-parents dans la société, et dans le foyer familial) semble problématique, il réside toutefois de l'espoir, un hommage à la vie que les deux grands-mères portent à bout de bras. C'est dans ce paradoxe que Brillante Mendoza tire toute sa force, malgré la pesanteur des situations dramatiques, d'une matrice sociale éprouvante, sorte de gangrène impossible à soigner. Il s'en dégage une énergie, une vie à l'instinct, piliers d'une conscience collective du vivre-ensemble, même si la morale en prend un coup (notamment dans la circulation de l'argent et ses conséquences). Le cinéaste signe donc encore une fois un film tumultueux, traversé de nombreux ressentiments où l'eau, la misère et la famille prennent un poids désormais supplémentaire dans le panel social étoffé d'une filmographie de plus en plus forte, et ce, à contre courant d'une pensée bienveillante. écrans d'asie

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ASIE CENTRALE

ARMÉNIE - AZERBAÏDJAN - GÉORGIE - KAZAKHSTAN - KIRGHIZISTAN - OUZBÉKISTAN TADJIKISTAN - TURKMÉNISTAN


Le cinéma documentaire d'Asie Centrale sous l'ère soviétique Un catalyseur d'identités nationales Article de Gulnara ABIKEEVA

Traduction de Damien PACCELLIERI

Avant d'en arriver au sujet de cet article, à savoir l'importance qu'ont eue les documentaires dans la constitution d'identités nationales en Asie centrale sous l'ère soviétique (jusqu'au début des années 90), il est nécessaire de se poser une question : " Qu'est-ce qui constitue l'identité nationale ?" Selon différentes études et de nombreux ouvrages, l'identité nationale est constituée : 1 . d'événements historiques 2. de conditions géographiques, territoriales et naturelles 3. d'une langue 4. d'une culture 5. de fables, de contes, de légendes, de mythes, transmis de génération en génération composant un sédiment différent de l'élément « culturel » cité ci-dessus.

L'école de la propagande soviétique

Du temps des premiers documentaires soviétiques des années 20 jusqu'au dégel initié par Nikita Khrouchtchev dans les années 50, les documentaires d'Asie Centrale furent pour la plupart de purs produits d'agitation populiste et de propagande. Comme Liudmila Dzhulai l'a écrit : « dans les années 30, le cinéma

socialiste soviétique kazakhe (Godovshchina Kazakhsoi SSR), et en 1 929 pour le

Tadjikistan comme le Turkménistan avec, pour ce dernier, L'arrivée du train à Dushanbe (Dushanbe de poezda v de pervogo de Pribytie). Mais pour le Kirghizstan, l'entreprise sera plus lente, avec une quinzaine d'années plus tard, en 1 943, soviétique fut radicalement remodelé à une série de documentaires alimentés de l'image de la refondation étatique russe. Le faits journalistiques. Cette émanation réalisateur de documentaires était alors plurielle et diffuse permet à deux considéré comme un subordonné à l'État, tel documentaires d'Asie Centrale d'engranger un fonctionnaire qui était là pour refléter la un fort succès hors de leurs frontières : il hiérarchie de la société, ses héros d'antan, s'agit de Turksib (1 929) et Trois chants pour tout en donnant son blanc-seing pelliculé aux Lénine (Tri pesni o Lenine – 1 930) dont idéaux politiques du stalinisme. » l'approche propagandiste représente malgré tout la vie d'alors de ces La célèbre phrase de Lénine, « le cinéma est républiques. pour nous, de tous les arts, le plus important » a donc jeté les bases d'une certaine Ces films n'étaient pas des pratique cinématographique, usé jusqu'à la « documentaires » dans le sens où ceux-là corde tel un instrument de propagande, et étaient empreints de réalisme, mais plutôt non comme une forme artistique. Ce des longs métrages dont la technique et le n'était donc pas un accident si dans les témoignage indirect tiennent, de facto, du années 20, presque toutes les républiques documentaire. soviétiques se son équipés de studios Bien souvent, ces documentaires relevaient cinématographiques et commencèrent à de la manipulation scénaristique avec tourner des documentaires de comme objectif de porter à bout de bras la propagandes. En Ouzbékistan, les premiers propagande révolutionnaire. Les deux documentaires de ce type furent produits grands maîtres du cinéma soviétique, dès 1 923-1 924 avec Production de la soie au Sergei Eisenstein et Dziga Vertov, ont Turkménistan (Shelkovodstvo de même bénéficié d'une distribution éparse Turkestanskoe). Au Kazakhstan, le et importante de leurs œuvres sur la phénomène débuta en 1 925 avec Le révolution d'octobre qui transforma la cinquième anniversaire de la République propagande en réalité (NDLR : des écrans d'asie

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situations similaires seront observées plus tard dans les oeuvres cinématographiques liées aux victoires de Staline, notamment contre l'Allemagne). De la même manière, Trois chants pour Lénine offre une représentation quasi définitive pour l'époque de la vie des femmes en Asie Centrale. Pour exemple, l'idéologie du parti communiste prônait l'émancipation féminine. Celle-ci sera mise en valeur par une manipulation propagandiste du cinéaste Dziga Vertov qui jouera ici sur la disparition progressive du voile (burqa / panjara) afin de démontrer les évolutions sociales positives de la gent féminine d'Asie centrale sous contrôle soviétique. Pour ce faire, toutes les subreptices sont possibles. Dziga Vertov profitera des différences culturelles entre trois pays (Ouzbekhistan, Turkmenistan et Kazakhstan) pour faire croire à ses spectateurs la suppression progressive du port du voile alors que ces trois pays en question ont toujours porté le voile de manière distincte (recouvrant une partie du visage en Ouzbékistan, seulement les cheveux au Turkménistan, et aucun voile au Kazakhstan). En même temps, malgré ces manipulations, ces deux films – Turksib et Trois chansons de Lénine – furent les meilleurs documentaires consacrés à l'Asie centrale car beaucoup d'autres films


n'étaient que de la pure idéologie gravée sur des bandes au nitrate. Et ce sont ces techniques propagandistes qui dominent la production de documentaires des années 20 et 30. Dans les années 40, les documentaires seront encore employés à des fins propagandistes

mais ceux-là employèrent des séquences de vies quotidiennes comme base de leur narration idéologique, dans une démarche liée au progrès de la condition sociale ; cependant, des films comme ceux de Vertov, Roman Karmen donne un regard très ciblé lié à la guerre. Les années 50 sont

quant à elles une décennie que l'on peut considérer comme « anémique » pour le cinéma puisqu'elles continueront de refléter l'établissement des objectifs propagandistes dans un environnement politique difficile suite au décès de Staline et à de nombreuses incertitudes.

Le dégel et le miracle kirghiz La première vague de films documentaires « nationaux » n'aura lieu seulement que dans les années 60, après que le dégel (à son paroxysme en 1 956 et en difficulté dès 1 962) eu porté ses effets jusqu'en Asie Centrale. Indépendamment de la libéralisation politique qui a rattrapé l'Union Soviétique entière à cette période, les raisons de cette nouvelle vague sont également liées aux formes d'arts et à la situation régionale de l'époque. Les films du dégel réalisé en Russie vers la fin des années 50 ont apporté un vent nouveau à la cinématographie de l'ensemble des républiques de l'URSS, les pays d'Asie Centrale y compris, où ces pays se sont vus progressivement disposer de leurs propres cohortes de réalisateurs, scénaristes, producteurs qui furent diplômés de l'institut cinématographique à Moscou.

réputations grâce à quelques longsmétrages avant de se tourner vers le documentaire, pour lesquels ils explorèrent en profondeur la nature de leur identité, de leur histoire nationale, géographique, linguistique, culturelle, et mythologique.

mettant ainsi en lumière une conscience nationale kirghize.

Une approche très différente sera été adoptée par Tolomush Okeev avec There are Horses (loshadi d'Eto, 1 965) qui caractérisera l'identité nationale par la Pour exemple, dans géographie, les paysages et la culture. Le son documentaire Manaschi (d'une durée but du cinéaste était alors de capturer de 20 minutes — 1 965), Bolotbek l'esprit du nomadisme kirghiz : la beauté Shamshiev a développé une des chevaux galopants dans les plaines, impressionnante, puissante et profonde l'union de l'homme et la nature. Ceci est exploration des racines, de l'identité montré, par exemple, dans des scènes où spirituelle et intellectuelle kirghiz. Le film un berger aide une jument et son poulain s'est concentré sur l’épopée nationale nouveau-né, ou bien encore dans l'élevage kirghiz recueillie dans le Manas, littérature des jeunes chevaux et ce rapport unique, collective issue d'orateurs traditionnels indéfectible entre le cavalier et sa monture, appelés les manaschi. Le rôle principal entre l'homme et son cheval. Le film se incarné par Sayakbai Karalaev est alors passe de mots, de voix, mais est aisé à employé comme un prisme de l'histoire comprendre, et à assimiler par sa culture et kirghiz afin d'y présenter ses héros comme sa vie quotidienne toutes fortement bien Mais ce sont surtout des réalisateurs de film ses figures mythiques. Documentaire divisé représentées. kirghiz qui ont effectué le travail en quatre parts de longueurs inégales, exceptionnel de pionnier lié à l'émergence chacune d'entre elles ouvre des Comme noté plus tôt, le cinéma kirghiz d'une identité nationale et ont formé un perspectives sur la mémoire, le passé s'est révélé plus tard que les autres phénomène appelé par la suite le « miracle héroïque kirghiz, le caractère singulier de la cinémas de l'Asie centrale ; les années 60 kirghiz ». Presque tous les cinéastes (Melis population kirghiz, les soulèvements étaient essentiellement le moment où la Ubukeev, Tolomush Okeev, Bolotbek politiques contre les tsaristes, et donc, une première génération de directeurs, y Shamshiev...) de l'époque avaient bâti leurs certaine idée d'indépendance nationale, compris Bolotbek Shamshiev et Tolomush écrans d'asie

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Okeev, mais également Ubukeev, Gennadii Bazarov et d'autres, ont pris conscience de la nécessité de développer l'identité nationale kirghiz, se tournant alors vers les racines de leur culture et ses héros principaux. Leurs longs-métrages transformeront durablement la société

avec ses stars comme l'actrice Baken Kadykeeva en symbole de la féminité kirghiz, alors que l'acteur Suimenkul Chokmorov devient la personnification de l'homme viril, responsable, du guerrier. L'identité culturelle et nationale au cinéma prend alors une importance sans

précédent où les films cités précédemment deviendront des objets d'études et l'un des socles de toute constitution identitaire et culturelle en Asie Centrale.

La notion de mère-patrie La notion de « mère-patrie » fut un dénominateur commun pour toutes les républiques soviétiques les rattachant au coeur de l'URSS et de son pouvoir, à son unicité, à sa bienveillance, exploitée alors dans de nombreuses oeuvres cinématographiques afin de renforcer les liens entre les peuples et l'idéologie soviétique. Pourtant, au fil des années, cette notion de mère-partie se dérobera, se désintégrera pour laisser place à la notion d'ancrage nationale des républiques, bien loin du vouloir exécuté à Moscou. Ce n'est donc pas un hasard si La berceuse (Kolybel'naia, 1 966) du directeur tadjik Davlat Khudonazarov, devient un point de référence pour le cinéma documentaire de cette région du monde. Le film commence en s'adressant à un enfant qui n'est pas encore né. « Pamir. Vous voici, là est votre mère patrie, votre mère patrie, cher enfant. Écoutez et je vous dirai tout au sujet de votre kishlak ». S'en suivent alors des séquences de vies filmées dans un village de montagne ordinaire, matinées de tendresse et d'amour pour les autochtones et leurs coutumes. Le film est extrêmement dépouillé, et les mots-clés comme « mère patrie, » « les traditions de nos ancêtres, » expriment un

sentiment national profond. Malheureusement, en raison de ces symboliques, le réalisateur connaîtra la censure qui lui imposera de changer certaines scènes dont il se refusera à faire bien évidemment. Il donna ainsi naissance à un film-manifeste de la nationalisation tadjik. Passé la frontière turkmène, Sapar Mollaniyazov est considéré comme le père fondateur du cinéma national. Ses films comme The Well (Kolodets, 1 972), The Cornelian (Serdolik), The Herdman's Friend (Drug chabana) et d'autres encore dépeignent les traditions et les coutumes des populations locales. Il emploie la vie quotidienne pour dépeindre la singularité de la culture et du mode de vie tadjiks tout comme l'union de l'homme et de la nature. Les documentaires de Sapar Mollaniyazov, comme les longs-métrages de Khodzhakuli Narliev, ont pu, en quelque sorte, offrir une carte d'identité cinématographique à la population turkmène. Liliana Mal'kova, spécialiste du film documentaire, considère que « c'est seulement dans les années 80, après une exploitation outrageuse des slogans, des affiches, des hymnes à la mère-partie soviétique, au gouvernement soviétique, aux personnalités soviétiques, à l'armée, à la force de police, et aux

syndicats, etc. que les acteurs du monde cinématographique ont initiés une réévaluation idéologique de la politique soviétique, jusqu'à porter des éléments satiriques à ce sujet dans les films documentaires ». Dans The Well, la narration démontre ce processus de réévaluation initié sensiblement plus tôt que dans les années 80. Ici, le cinéaste souligne à quel point le Turkménistan est bien loin de Moscou et de ses influences, mais également à quel point le mode de vie traditionnel a survécu. La manière dont le film se structure est également fortement significative. En premier lieu, l'objectif de la caméra observe la construction d'un puits en toute quiétude, puis le spectateur comprend que le devin (dont le rôle est de choisir un bon emplacement pour trouver de l'eau) commet l'erreur de choisir un lieu où aucune goutte d'eau ne sera trouvée. Ce choix narratif, dans lequel le vieil homme est alors montré par son erreur puis par le retrait, par la distance, donne un sentiment de perdition, un sens par lesquels le spectateur comprend que les héritiers de la culture traditionnelle commencent à disparaître alors qu'elle est à quelques années de son indépendance...

Une contestation progressive de l'Union Soviétique Pendant la période soviétique, les réalisateurs d'Asie centrale signeront un nombre non négligeable de films que l'ont pourrait désigné comme ethnographique, ou qui ont enregistré la vie quotidienne et les traditions folkloriques de leur région. Ces films ont été réalisés par des maîtres importants et ont donc attisé la curiosité du public local inquiet pour sa propre identité nationale, ses spécificités, son caractère unique. Des grands films comme Lullaby, Galla de Mairam Yusupova, Manaschi, High Bank d'Asankozho Aitykeev, The Well et The Herdman's Friend, comme deux des

cinéastes ouzbek, tels Come Visit Uzbekistan (Priezzhaite k nam v Uzbekistan) de Malik Kayumov et The Teacher (Uchitel) de N. Attaulaeva, et sans oublier les films kazakh comme The Secret of The Open Palm (Taina raskrytoi ladoni , réalisé par O. Abishev) et Pre-Islamic Rituals of the Kazakhs (Domudul'manskie obriardy Kazakhov, par B. Kairbekov) en font partie. Dans la même période, un sentiment protestataire contre la culture et l'idéologie soviétique prend forme et consolide ainsi les identités nationales en Asie centrale. Les films critiques envers le système soviétique prennent forme à la seconde

moitié des années 80, pendant la perestroïka, avec des œuvres comme Adonis XIV (1 985, du cinéaste Tadjik Bako Sadykov), Aura (1 987, du turkmène Murad Aliev), Aralkum (1 987, de l'ouzbek B. Muzofarov), ou bien encore The Lord of the Flies (1 990, du kazakh Vladimir Tyul'kin). Ces longs métrages furent primés dans de nombreux festivals internationaux et eurent un impact évident sur la conscience collective des méfaits de la puissance soviétique à cette époque, et seront à la source, parmi d'autres événements, de la désagrégation de l'URSS...

COMMENT SE PROCURER CES DOCUMENTAIRES Une grande partie de ces documentaires (notamment ceux des années 60 et 70) qui ont forgé les identités nationales de cette région du monde sont désormais disponibles dans une collection de DVD incluant 70 documentaires englobant la période soviétique et indépendante, pour les institutions publiques, les universités, les centres culturels, et les librairies grâce à l'institut Open Society en contactant (en anglais) Andrea Csanadi (acsnadi@osi.hu).

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MOYEN ORIENT IRAK - IRAN - ISRAËL - JORDANIE - LIBAN - PALESTINE - SYRIE - TURQUIE


IRAK DANS LES SALLES

É-MISSION

MURMURES DU VENT DE SHAHRAM ALIDI Critique de Damien PACCELLIERI

L'Irak connaît encore des jours difficiles. Néanmoins, il progresse lentement vers l'établissement d'institutions culturelles où le cinéma tient une part importante, soutenu par de pays comme la France, ou par l'intérêt de ses producteurs afin de semer le talent de cinéastes comme Abbas Fadhel et ici, Shahram Alidi. Présenté à Cannes en 2009 lors de la Semaine de la Critique, Murmures du vent aurait très bien pu figurer en compétition tant sa composition, à tout point de vue, tient de l'exceptionnel. Mam Balder, vieil homme et protagoniste de ce long métrage, n'est pas un facteur comme les autres. Il ne transmet pas de messages écrits. Ses messages sont enregistrés sur des cassettes audio. Ces bandes magnétiques restent le seul lien qui unit ces villages de montagne du

Kurdistan irakien au reste du monde. Au volant de sa camionnette, Mam Balder sillonne les routes et les sentiers pour apporter ces nouvelles ; parfois funestes, parfois futiles, mais toujours essentielles à la vie sociale de ces lieux reculés. Il transporte le spectateur au plus près d'un folklore kurde mêlé à une histoire tragique, celle de la guerre, de ses massacres et de ses déplacements de populations, où il cherche à enregistrer la voix d'un nouveauné, une « faveur » demandée par l'un de ses usagers. À la recherche du nouveau-né, on découvre l'horreur génocidaire, mais également, dans une contradiction visuelle habilement mise en scène par de nombreux dispositifs, par un sentiment d'émerveillement face à la nature et

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d'éléments fantasques de la nature humaine (l'arbre aux radios). Ici, les métaphores et les allégories sont légions, les plans sont souvent expérimentaux, proches de la tragicomédie de Kusturica tout en gardant une profonde identité kurde. Et c'est dans cette effusion que le film atteint sa quintessence, en se dotant d'une imagerie luxuriante et sans pareille, hypnotique, où l'empreinte d'une certaine résistance, l'émission d'un « vouloir-vivre » aussi symbolique que le cri d'un nouveau-né non loin d'une mort rôdant aux alentours... Murmures du vent vient donc de mettre une belle pierre à l'édifice du renouveau cinématographique irakien, et s'impose sans difficulté comme l'une des plus belles sorties asiatiques de l'année.


ENTRETIEN AVEC SHAHRAM ALIDI QUELLE EST VOTRE PARCOURS ?

Je suis né en 1 971 à Sanandaj, au Kurdistan Iranien, à l'époque où les arbres étaient oranges et jaunes. J'ai terminé l'école làbas. Un de mes premiers souvenirs de cinéma remonte à l'enfance. La bou-tique de mon père se trouvait à côté d'un cinéma. Nous pouvions aller voir des films parce que l'ouvreur qui contrôlait les tickets était un amide mon père. J'étais aussi attiré par le théâtre lorsque j'étais à l'école élémentaire, mais c'était juste un passe-temps. J'ai commencé à m'intéresser à l'art et à la peinture au lycée puis je suis allé à l'Université des Beaux Arts de Téhéran en 1 993. Je me suis alors essayé à l'illustration de livres pour enfants, me retrouvant soudain dans un monde animé et coloré. Concernant mes influences, les films classiques me touchent beaucoup : les chefs d'œuvres qui dépeignent des mondes insaisissables remplis de poésie et d'imagination. Mes préférés sont ceux d'Ozu, Kurosawa et Tarkovski. Les Sept Samouraïs et leurs relations intrinsèques, l'apogée épique de l'histoire qui annonce la renaissance du cinéma… Les rêves permettent d'accéder à la réalité. J'éprouve au cinéma la même chose que devant l'art pictural ou graphique. Dans mon esprit, chaque plan d'un film commence comme un tableau dont découlent ensuite beaucoup d'autres plans. En fait, c'est le minimalisme que l'on trouve dans la calligraphie japonaise et dans l'art du dessin floral qui m'inspire. COMMENT TRAITE-T-ON UN GÉNOCIDE AU CINÉMA ?

Au cours de voyages, en passant la frontière Irano-Irakienne, j'ai visité de nombreux villages. J'ai vécu avec les habitants, parlé aux survivants d'Anfal et filmé les ruines des maisons. Je voulais vraiment montrer l'atmosphère surréaliste de tous ces lieux. J'ai écrit 40 versions différentes du scénario au cours de ces quatre années. Le film a finalement été tourné dans deux villages très près de la frontière Irano-Irakienne qui s'appellent Soran et Rwandez. La courte durée de la vie des être humains est un sujet qui me préoccupe depuis toujours. J'aimerais trouver un moyen d'embellir la vie. On ne peut pas prolonger la vie des gens, mais les artistes peuvent rendre immortel l'art créé par l'homme. Me souvenir de tous les massacres, ceux des Juifs, des Arméniens et des Kurdes. Me souvenir de

leurs rêves ensevelis… Tout cela me donne envie de graver une belle branche et de me battre contre la mortalité. ET LES CONDITIONS DE TOURNAGE ?

Le tournage a eu lieu en automne et il a fallu beaucoup de patience pour travailler avec le soleil, les ombres et les nuages. Au Kurdistan, il n'y a pas de courant électrique et les gens utilisent des générateurs. À cause des problèmes d'éclairage, nous n'avons pas pu filmer de scènes d'intérieur. Ce qui a demandé le plus d'énergie, c'était le défi d'utiliser des acteurs non professionnels. L'un d'entre eux, par exemple, a disparu après 1 5 longues prises sans rien dire à personne. Il s'est enfui. L'aspect financier a représenté une véritable lutte. Récolter l'argent et obtenir l'autorisation de tourner au Kurdistan ont été une véritable souffrance. Il y a de nombreux labyrinthes bureaucratiques à franchir pour la moindre procédure parce qu'il n'y a pas de système à propre ment parler. C'est un individu qui décide, pas un système. Aujourd'hui encore, après le succès du film, il y a beaucoup de problèmes avec les médias. Nous avons aussi rencontré quelques problèmes techniques. En Irak, il n'y a pas de laboratoire pour développer les films, il n'y a même pas de caméra. À cause de la Guerre des Huit Jours entre l'Iran et l'Irak, des problèmes douaniers subsistent. Nous avons dû envoyer nos cinq paquets de négatifs en Iran de façon illégale afin qu'ils soient développés et tirés. Heureusement, l'énergie positive de mes équipes de production et de tournage, des villageois de Soran et de Rwandez, ainsi qu'un groupe de distribution spécialisé m'ont encouragé à chaque étape. POUVEZ-VOUS NOUS PARLER DE LA SYMBOLIQUE EMPLOYÉE DANS VOTRE LONG-MÉTRAGE ?

Les thèmes et symboles du film sont liés à la nature et il y a une unité dans tout le scénario. Par exemple, la plume, le nom de l'oncle « Ailé », la statue du cheval sur le devant de la voiture… Et puis, il y a l'arbre aux radios, à l'âge de la globalisation, dans tout un village, un dialogue entre les civilisations, le fruit de l'arbre, la connexion et la conversation vont être impossibles. Les nouvelles et l'information seront coupées. Le thème principal et le sujet du film est le Verbe, le écrans d'asie

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pont principal pour lier l'être humain et l'écriture. Ce sont les mêmes éléments : son, murmure du vent, paroles de chansons et radio. Le principal message, qui n'a besoin de traduction dans aucune langue, est évoqué par les pleurs d'un bébé. Les peines et les joies sont les mêmes partout et de tous temps. Le titre original du film était « Sound Seller » (« Vendeur de Son »). Depuis le tout début, ce film était un ensemble d'images et de sons. J'avais pensé et parlé des éléments du son présents dans le film deux ans avant le tournage avec l'ingénieur du son, M. Delpak. Il a été très sensible au sujet et a compris l'importance du son pour moi. A mon avis, le son compose la structure de l'image. Je tenais à ce que tous les sons soient bien conçus et à leur place. AVEZ-VOUS DE NOUVEAUX CINÉMATOGRAPHIQUES ?

PROJETS

J'ai écrit un scénario sur le thème de la femme et les différences qui existent entre les religions et les lieux en Asie. Actuellement j'ai presque terminé l'écriture d'un autre scénario qui se déroule dans un pays développé. Son sujet porte sur l'humanité et est plein d'espoir et de joie.


IRAN DANS LES SALLES TÉHÉRAN DE NADER T. HOMAYOUN Critique de Damien PACCELLIERI

RETOUR À LA RÉALITÉ

Depuis quelques années l'Iran cadenasse les milieux artistiques. Preuve en est le sort réservé à Jafar Panahi, et d'une autre manière à Nader T.Homayoun qui n'a pu filmer Téhéran qu'en de rares occasions (notamment par la désobéissance), sans avoir à faire aux gardiens de la révolution. Si cette situation est propice au développement d'une scène indépendante, undeground tel des anticorps face à un virus, il n'en reste pas moins que l'activité de son septième art reste fortement handicapée alors qu'il compte parmi les plus talentueux. Pour ce film dont un homme issu de la ruralité, tente sa chance à Téhéran, et se retrouve mêlé à une sombre histoire de trafic d'enfants, le réalisateur s'est servi de la ville comme décorum mais également d'acteur principal où ses habitants deviennent des figurants, où les embouteillages sont légions, où les marchés nous rappellent à la vie quotidienne, où la prostitution et la petite frappe existe, loin de l'image façonnée par le régime iranien. On se retrouve ainsi catapulté dans une réalité sans merci, où la vie se lie avec le sacré religieux et se délie aussi vite dans les petites ruelles où la misère, les difficultés sociales, les violences règnent sans partage. Les pérégrinations d'Ebrahim nous entraînent alors au coeur d'une société iranienne qui se désagrège, tant elle n'a guère de réel devenir. Tourné au numérique tout en gardant une réelle force cinématographique, Téhéran sonde la capitale, la critique, sans se noyer dans le misérabilisme. Et pourtant le piège était tendu, avec un tel regard sur les détails des bas-fonds sociétaux, où Ebrahim va devoir commettre le mal absolu pour se sortir du guêpier. Cependant, le film pêche un peu par son manque de moyens et par ses palpitations, à l'instar de la ville, qui pèse sur une quiétude nécessaire pour un meilleur traitement. Mais cela ne vas pas réellement à l'encontre du film, car ce dernier possède les défauts qu'il mérite, à savoir un cinéaste tombé en amour depuis déjà longtemps pour cette mégalopole et qui, fidèlement, reproduit sa mécanique dans les moindres détails. Un long métrage stylisé, mêlant le polar à la critique sociale qui caractériserait parfaitement les nouvelles ambitions du cinéma iranien si celui-ci n'était pas mis sous clef. écrans d'asie

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ENTRETIEN AVEC NADER T. HOMAYOUN EN RACONTANT L’HISTOIRE D’UN TRAFIC DE NOUVEAUX-NÉS À TÉHÉRAN, VOTRE FILM APPARAÎT À LA CROISÉE DE PLUSIEURS GENRES...

Mon idée première n’était pas de raconter ce trafic, mais de saisir cette ville. J’avais un intérêt documentaire pour Téhéran et un fort désir de fiction, ou, pour le dire autrement, il s’agissait de faire un film de genre qui aurait une dimension documentaire. Il fallait capter la ville et captiver le spectateur. Comment filmer cette ville tentaculaire ? Comment enregistrer l’énergie qui se dégage de ce monstre urbain ? Puisque le but était de raconter Téhéran en étant plutôt dans la rue qu’à l’intérieur des maisons, quels étaient les personnages qui pouvaient nous servir de guides ? Des policiers, des chauffeurs de taxi, des commerçants, des livreurs, des mendiants... Les mendiants sont toujours dans la rue et parcourent toute la ville. C’est pourquoi j’ai voulu en faire le fil conducteur du film. Je ne sais pas si ce trafic d’enfants existe réellement, en revanche, ce fantasme existe collectivement en Iran. Tout le monde parle d’enfants qui disparaissent pour se trouver dans des réseaux mafieux. Il y a aussi ce mythe qui veut que des mendiants louent ou volent un bébé pour faire la manche. C’est la part de fiction du film, mais qui naît d’une rumeur bien réelle. Je pense que Téhéran est plus qu’un film de genre, ce film révèle aussi l’état d’esprit de la société iranienne d’aujourd’hui après quatre ans de présidence d’Ahmadinejad. C’est le triomphe du cynisme, de la démagogie et de l’impunité. Ces maux sont partis du pouvoir et ont contaminé toute la société. Je n’aurais jamais tourné ce film à l’époque de Khâtami, le précédent président (1 9972005), car il n’existait pas une telle désacralisation des valeurs sociales, les gens croyaient encore en quelque chose. Je ne pouvais imaginer qu’une société puisse changer aussi rapidement. Je voulais saisir cette transformation et je savais que je devais faire vite. POURQUOI CETTE URGENCE ?

Il fallait profiter de la fin du premier mandat d’Ahmadinejad. La fin des mandats présidentiels, c’est le temps des possibles pour le cinéma, le théâtre et l’édition. Dans ces périodes, les contrôles sont moins stricts, les dirigeants sont obnubilés par leur propre sort. Aujourd’hui, il serait impossible de faire ce film. Mais il y avait aussi « un état d’urgence urbanistique » : le Téhéran populaire, le Téhéran des bas-fonds que je voulais filmer était en train de disparaître, victime de la spéculation immobilière. La ville change très vite.

Et puis, il y avait une « urgence cinématographique » : pour des raisons d’organisation et d’autorisation, il fallait faire vite. La préparation du film (casting, choix des décors....) a pris 20 jours et le tournage n’a duré que 1 8 jours. Cette énergie correspond à la forme et au récit car les personnages courent sans cesse dans cette jungle urbaine et doivent trouver des solutions dans l’urgence. EST-IL FACILE DE TOURNER EN IRAN UN FILM COMME CELUI-CI ?

Nous avons tourné sans autorisation. La règle en Iran, c’est que pour un film en 35mm, vous devez demander une autorisation de tournage au Ministère de la Culture et de l’Orientation Islamique. Mais pour tourner en numérique vous n’avez pas cette obligation. Il y a encore cette idée que le « vrai » cinéma, c’est uniquement le 35mm. En revanche, pour les lieux publics, les autorisations sont toujours nécessaires, or mon film se déroule pour l’essentiel dans des lieux publics à Téhéran (gares, hôpitaux, banques...). Pour obtenir tous ces sésames, il faut savoir un peu s’arranger avec le réel : je donnais le synopsis d’un documentaire sur Téhéran et pas celui du film pour les obtenir. Mais il fallait aller très vite pour que personne ne se pose de questions sur la nature de ce « documentaire », sans oublier de retirer les images de la caméra, de les dupliquer sur deux disques durs stockés dans deux lieux distincts.

par Agnès DE VICTOR

longtemps après avoir suivi les cours de Jean Rouch à la Fémis. Il nous emmenait au carrefour de la rue Caulaincourt, près de l’école, et il nous disait : « Plantez votre caméra ici et attendez ». Mais il ne se passait rien. On pensait qu’il se fichait de nous ! Je me suis rendu compte sur le tournage de Téhéran , qu’à l’époque, s’il ne se passait rien c’est qu’on n’attendait rien. Pour Téhéran , j’attendais quelque chose. Mais lorsqu’on part en chasse du réel, on s’éloigne de la mythologie des tournages, qui supposent des loges, des décors construits, des éclairages préparés au millimètre près... Je préférais rester dans des conditions de tournages sauvages, proches de celles d’un documentaire. Mais ce filmage qui s’apparente par certains côtés au documentaire laisse place à de pures scènes de « fiction » comme celle qui clôt le film... Cette scène a été très difficile à tourner. Je savais que cette histoire ne pouvait pas bien se finir. J’avais envie d’une scène inattendue : un meurtre au milieu d’une foule. C’est étrange, quelques mois plus tard [après les élections du 1 2 juin 2009], c’est malheureusement ce qui s’est passé : une jeune fille [Neda] reçoit une balle qui vient de nulle part et meurt dans la rue. Les tueurs disparaissent et ne seront jamais jugés, comme dans mon film. Cette impunité caractérise la période politique actuelle.

Impossible de dire au responsable de la gare qu’on allait tourner une scène où un personnage reçoit un coup de couteau, VOUS AVEZ FAIT DE TÉHÉRAN LA TOILE DE FOND puisqu’on prétendait faire un MAIS AUSSI LA MATRICE DE VOTRE FILM, ET DE SES documentaire. On n’a rien dit et on n’avait HABITANTS VOS ACTEURS donc pas le droit à l’erreur : il n’y avait qu’une seule prise possible. Les acteurs le On tournait en moyenne dans trois décors savaient. On a répété une heure avec des naturels par jour. Parfois, nous n’avions que talkies-walkies. À un moment donné, il 5 minutes pour convaincre des figurants. Il fallait se lancer. Se plaçant le plus loin m’arrivait de repérer des gens et de leur possible de la scène, on a filmé, cachés, dire: « Si vous êtes d’accord, vous allez être avec une très longue focale. L’actrice s’est filmés dans quelques minutes. Vous n’avez mise à hurler comme si son mari avait reçu rien d’autre à faire qu’à répondre à la question un vrai coup de couteau ; ce dernier s’est qui vous sera posée ». Ce sont par exemple effondré avec le ventre en sang. Tous les de vrais chauffeurs de taxi qui discutent, de voyageurs de la gare se sont arrêtés puis se vrais clients dans les restaurants et de vrais sont précipités vers eux. C’était la panique ! passants dans la rue. Ils ont tous accepté de On ne pouvait plus rien contrôler. Un tourner, pensant se retrouver à la télévision attroupement s’est naturellement formé. le lendemain. Il n’y a pas de droit à l’image Une femme médecin, qui prenait le train, à signer, pas d’autorisation pour ces petits s’est précipitée pour leur venir en aide. Le rôles. La difficulté était de ne pas se faire médecin de la gare est arrivé arrêter sur le tournage, car Téhéran est immédiatement, laissant en plan un vieux truffée de mouchards. La rumeur dit que la qui avait un malaise. moitié des vendeurs de betteraves chaudes Quand les voyageurs ont compris que tout qui sont dans toutes les rues travaille pour cela était faux, on s’est fait copieusement les services de renseignement. insulter. Certains ont même porté plainte. Par ailleurs, si tu places ta caméra et que tu J’ai été arrêté pendant 5 heures. Au sais attendre, il se passera toujours quelque commissariat, un flic passait son temps à chose. C’est ce que j’ai compris bien crier : « C’est ça ton documentaire ? ». J’ai écrans d'asie

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répondu (mais je crois que ça l’a encore plus énervé) : « Oui, je ne vous ai pas prévenu

tant mieux, si ça ne marche pas tant pis, tu changes ton plan de tournage ou ton scénario ! Quand on fait son premier film, cette liberté est grisante !

Heureusement, dès que la prise a été tournée, un des assistants est parti en courant avec les images. Et aussi étrange que cela puisse paraître, ni le directeur de la gare ni le commissariat n’ont demandé à voir ou à effacer les images.

POUR CONSERVER CETTE LIBERTÉ ET CAPTER L’ÉNERGIE DE CETTE VILLE, QUELS MOYENS TECHNIQUES AVEZ-VOUS CHOISI ?

car c’est un film qui est à la fois un documentaire et une fiction et je voulais que cela fasse vrai ».

On ne pouvait pas se permettre le 35mm, ça coûtait trop cher et il nous aurait fallu une autorisation spéciale. En plus, le 35mm ON EST TRÈS LOIN DES PRODUCTIONS OÙ TOUT DOIT ne nous aurait pas donné cette flexibilité ÊTRE PRÉPARÉ, PARFOIS MÊME VERROUILLÉ DES au moment du tournage. Rémi Mazet, le MOIS À L’AVANCE... chef opérateur du film, a été un précieux collaborateur. On se connaissait depuis la Serge Daney disait : « Un réalisateur, ce n’est FEMIS, mais on n’avait pratiquement jamais plus celui qui sait faire des films, c’est celui qui travaillé ensemble. Je savais que Rémi avait fait des films ». Aujourd’hui, il faut faire des beaucoup vadrouillé en Afrique et tourné films. dans des conditions extrêmes. Quand je lui Et en Iran tout est possible, mais il faut y ai proposé l’aventure, il a tout de suite été aller ! On peut rêver à 3h du matin d’une partant. On a tourné en HDVC pro. Ça a été scène, et la tourner le lendemain. Je pense une belle découverte ! à la séquence où Ebrahim va abattre le chef du réseau mafieux. J’ai modifié mon CETTE LIBERTÉ A POUR COROLLAIRE UNE ÉCONOMIE scénario dans les heures qui précédaient le TRÈS INHABITUELLE DANS LE PAYSAGE tournage. J’avais besoin en urgence d’un CINÉMATOGRAPHIQUE ACTUEL, COMMENT S’EST revolver. Mais comment s’en procurer un MONTÉE LA PRODUCTION DE CE FILM ? pour le lendemain ? J’ai téléphoné dans la nuit à un de mes contacts. Il m’a dit : « Ne Ce film assume son appartenance à ce t’en fais pas, demain, tu en auras un ». Le qu’on appelle « le cinéma indépendant ». lendemain à midi, un type en taxi me livre Monter une co-production France-Iran me sur le plateau un vrai flingue avec 3 balles à paraissait impossible. Le producteur blanc. Je l’avais pour une demi-heure, ça français aurait contrôlé tout le projet, coûtait 20 euros. On a donc tourné cette demandé un scénario écrit de A à Z alors scène dans le temps imparti. Si ça marche, que j’avais justement envie de liberté.

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Côté iranien, il était impossible de proposer ce film à un producteur car on savait que le film aurait des problèmes de sortie à cause de la censure. C’est l’aventure de trois amis : Rémi Mazet, Jean-Philippe Gaud qui a co-écrit et monté le film et moi-même. Nous avons organisé une toute petite production à partir de la France. En Iran, des acteurs et des techniciens qui avaient envie d’une expérience avec une équipe française se sont joints à cette aventure. Je pense qu’ils n’imaginaient pas à quel point nous étions loin des schémas classiques de production des films de fiction ! CE FILM PORTE DANS SA FABRICATION L’EMPREINTE DE VOTRE DOUBLE APPARTENANCE À LA FOIS IRANIENNE ET FRANÇAISE -, UNE IDENTITÉ PLURIELLE QUI MARQUE VOTRE PARCOURS DE CINÉASTE.

Je suis effectivement né en France de parents iraniens qui combattaient le régime du Shah. J’ai vécu mon enfance à Paris. Puis en 1 978, à 1 0 ans, mes parents ont décidé de rentrer en Iran. Je ne connaissais pas le pays et quelques mois après mon arrivée, c’était la révolution. Je suis donc passé sans transition de Casimir et Goldorak à la Révolution Islamique ! Cela marque un gamin. À la fin de ma scolarité, je risquais de partir au service militaire en pleine guerre Iran-Irak. Mais selon la loi si on était étudiant, on pouvait


éviter de partir au front. J’ai passé le concours d’entrée à l’Université et j’ai intégré la Faculté de Lettres Modernes de Téhéran. Mais depuis ma tendre enfance, le cinéma me fascine. À Paris, j’habitais dans le quartier de Montparnasse, il y avait une vingtaine de cinémas près de chez moi et sur le chemin de l’école, je regardais les salles, les affiches, les photos. En Iran, avec la Révolution et la guerre, les relations avec l’Occident ont été interrompues. Le seul moyen de garder un contact avec l’extérieur et de ne pas se laisser mentalement enfermer était le cinéma. Il n’y avait presque plus de distribution de films étrangers, mais en revanche, il y avait un réseau pirate de VHS et un personnage central dans notre vie : Monsieur Film. Il arrivait chez nous avec sa mallette noire, déposait 4 VHS que nous n’avions pas choisies, et revenait quelques jours plus tard les échanger contre d’autres. On découvrait ainsi, au hasard, les cinématographies européennes et américaines. Puis, j’ai commencé à écrire sur le cinéma dans la presse. À cette époque, il y avait dans chaque quotidien plusieurs pages consacrées au cinéma et notamment au cinéma étranger. Et ces pages, il fallait les écrire à partir de sources souvent en Français. Ma chance était de maîtriser cette langue. J’ai pu travailler dans une importante revue culturelle, Sorush, qui recevait toute la presse cinéphile française et qui possédait la collection complète des Cahiers du Cinéma. Tout cela sans censure ! À partir de ces revues, j’écrivais sur des films qui sortaient en Occident, que je n’avais pas vus et que mes lecteurs ne verraient, officiellement, jamais. J’étais une sorte de critique pour l’imaginaire ! Mais j’ai senti que ma place était ailleurs. J’ai donc passé le concours de la FEMIS en section réalisation. Eric Fournier, conseiller Culturel de l’Ambassade de France et amoureux du cinéma m’a aidé à sortir d’Iran. J’ai intégré cette école en 1 993. En 2005, j’ai réalisé un long-métrage documentaire, Iran une révolution cinématographique, qui m’a permis de renouer plus intimement avec le cinéma iranien et de replonger dans l’histoire de mon pays. Pour moi, c’était comme une évidence : je devais continuer ce dialogue et mon premier long-métrage de fiction aurait pour cadre l’Iran. LE FILM EST TRÈS ÉCRIT, L A LANGUE Y JOUE UN RÔLE IMPORTANT, RELÈVE-T-IL D’UNE TRADITION DU CINÉMA IRANIEN ?

Le titre original, Tehroun , transcrit de manière argotique le nom de la ville de

Téhéran. Les dialogues étaient importants dans le film, et notamment tout ce qui passe par la langue populaire, l’argot des gens du bazar. On avait une ossature de scénario, mais les dialogues évoluaient beaucoup en fonction des acteurs et des conditions de tournage. Je voulais à tout prix garder cette légèreté. En cela, Téhéran n’appartient pas tout à fait à la tradition du cinéma populaire iranien, réalisé de façon plus classique. En revanche, je rends hommage aux maîtres du cinéma iranien des années 70 qui ont su admirablement filmer Téhéran, faire un cinéma d’auteur et populaire à la fois. Des auteurs comme Ma’soud Kimia’i, Amir Naderi ou Fereidun Goleh comptent beaucoup pour moi. COMMENT AVEZ-VOUS TROUVÉ VOS ACTEURS EN IRAN ?

En Iran, il existe beaucoup de petites écoles privées d’acteurs très chères qui enseignent les techniques des années 50, « à la James Dean ». Et généralement les acteurs font du cinéma car ils sont « beaux ». Nous avons voulu éviter ces beautés formatées qui jouent de façon stéréotypée. L’actrice Sara Bahrami s’est imposée comme une évidence pendant le casting. Elle avait suivi des cours de théâtre à l’université, mais n’avait jamais tourné. Elle a tout de suite su se positionner par rapport à la caméra. Et si des séquences lui posaient problème, comme celle où elle est dans le lit avec son mari, elle me faisait confiance. « Je n’ai pas assez d’expérience, je m’en remets à vous » m’a-t-elle dit. Depuis, elle a eu d’autres propositions. Ça été plus dur avec Ali Ebdali, notamment au début. Il n’était pas à l’aise mais il a fini par trouver sa place. Le chauffeur de taxi, son ami, a à peine trente ans ! Nous l’avons beaucoup vieilli. Son physique particulier l’a empêché jusqu’à présent de décrocher des grands rôles, mais c’est un excellent acteur de théâtre. Pour les seconds rôles, comme Farman, le mac de Shirine, je cherchais des gueules. À Téhéran, il y a un gars qui a un album de photos et un téléphone portable et qui trouve dans l’heure un homme au nez cassé, un balafré... Reste après la question de la direction de ces « acteurs » car la plupart ne savent pas jouer ! EST-CE QUE LES HOMMES IRANIENS SONT AUSSI COQUETS QUE LES PERSONNAGES MASCULINS DU FILM ?

Oui, sans aucun doute ! Il n’est pas rare de voir dans la rue un homme en train de se peigner, de se brosser la barbe, de se regarder dans un miroir. Les mollahs se écrans d'asie

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parfument comme des parisiennes ! Les hommes iraniens font particulièrement attention à leur apparence, comme Majid dans le film. L’apparence, comme partout, est un marqueur social, mais aussi politique. Vous pouvez savoir qui vous avez en face de vous en fonction de la taille de sa barbe. Une barbe longue, une barbe de trois jours, le cou rasé, avec ou sans moustache... tout ça dit quelque chose de votre appartenance sociale, de vos croyances, de votre affiliation politique. QUAND VOUS ÉTIEZ E N TOURNAGE, AVEZ-VOUS PRIS EN COMPTE LES INTERDITS IMPOSÉS PAR LA CENSURE IRANIENNE, COMME LA QUESTION DU PORT DU FOULARD POUR LES FEMMES ?

Je voulais me sentir libre. Si le film ne pouvait pas sortir en Iran, tant pis. Mais il a tout de même fallu faire des compromis. Filmer les prostituées, utiliser des injures, des grossièretés... n’a pas posé trop de problèmes. Le point noir concernait effectivement la question du foulard et des rapports physiques entre homme et femme. Il est interdit de filmer une femme dévoilée et des hommes et des femmes qui se touchent, même les mains. Cela entraîne des incohérences de scénario dès qu’on rentre dans l’espace privé. Ainsi, dans un film, une femme dort avec son voile, ce qui est absurde ! Il faut donc trouver des subterfuges, ou alors, comme le dit Kiarostami : « Quand tu ne peux pas retirer le voile de la femme que tu dois filmer dans un lit, tu ne la filmes pas au lit ». Je voulais

dépasser ces interdits pour essayer de présenter une image plus juste de la réalité iranienne. Mais le problème venait des résistances bien normales et légitimes - de l’équipe technique et des acteurs : ils n’ont travaillé qu’avec la censure islamique qui encadre tous les tournages depuis la Révolution et ils l’ont intériorisée ! Parfois, j’arrivais à convaincre un acteur d’enfreindre certaines règles, mais alors c’était son partenaire qui refusait catégoriquement de tourner la scène. Quand une actrice était d’accord pour tourner une courte séquence sans voile, c’était le maquilleur ou l’accessoiriste qui refusait de travailler... Ils peuvent avoir des ennuis si on sait qu’ils ont enfreint les règles. Je ne voulais pas mettre mon équipe en mauvaise posture et en même temps, je tenais vraiment à certaines scènes. En général, j’ai revu mes exigences et mes désirs à la baisse. En revanche, pour la séquence de la fête, j’ai été intransigeant. Les femmes devaient


être dévoilées. Danser du rock avec un voile, c’est vraiment ridicule. L’équipe technique ne me comprenait pas : « Tu n’as

genre) et que tout cela se fait de façon très visible, en toute impunité. Je voulais montrer que les gens n’ont plus peur de jamais écrit dans le scénario que la scène était rien : on peut se faire passer pour des sans voile », je leur ai répondu : « Mais je n’ai pasdaran et s’introduire dans des fêtes [qui jamais écrit qu’elle était avec un voile ». Pour sont officiellement interdites s’il y a de eux, c’était comme les filmer nues et l’alcool et pas de foulard] pour extorquer commettre un véritable sacrilège. Ils ont des sommes folles aux gens. Aujourd’hui, refusé de continuer à travailler. les Iraniens ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Les systèmes d’aides sociales, Puis on a trouvé une issue. J’ai demandé à comme le prêt islamique - une espèce de des amies de jouer la scène. Sur le plateau micro-crédit à l’origine - a été détourné de ne se trouvaient que les trois Français du sa vocation initiale et n’est devenue qu’une film. Le découpage tient compte de ces machine à faire de l’argent sur le dos des pressions : on ne voit jamais les femmes plus pauvres. sans foulard avec les faux Gardiens de la Révolution (pasdaran) dans le même cadre. L’heure est au désenchantement, la Les plans n’ont pas été tournés le même population n’a plus d’estime pour ceux qui jour, ainsi l’équipe n’a pas été confrontée les gouvernent. On est dans un système de directement à cette question. faux-semblants où la duplicité règne. Une pute se dit étudiante, un imprimeur fait du MAIS AU-DELÀ DE CES INTERDITS, VOUS DRESSEZ UN trafic d’enfants, une femme « traditionnelle PORTRAIT AU VITRIOL DE LA SOCIÉTÉ IRANIENNE » fait du trafic d’opium, un homme ment à D’AUJOURD’HUI. LE FILM NE RISQUE-T-IL PAS DE sa femme prétendant travailler dignement RENCONTRER DES PROBLÈMES EN IRAN ET DE alors qu’il fait la manche avec un bébé loué DÉPLAIRE AUX AUTORITÉS ? sous le bras... Et dans ce monde sans foi ni loi, l’Etat ne peut plus rien faire : dans mon À l’époque du Shah, il était interdit de film, les forces de l’ordre sont invisibles. donner une image « rétrograde » de l’Iran. La pauvreté était bannie des écrans. Avec la TÉHÉRAN EST UN FILM D’AMOUR ENTRE VOUS ET LA révolution islamique portée par un discours VILLE... social très fort, cet interdit a sauté. Aujourd’hui, le problème ce n’est pas de C’est une ville que j’aime, que je connais montrer la pauvreté en Iran, mais de intimement et que j’ai appris à regarder. montrer que tout est bon pour faire de Mon père est historien et spécialiste de l’argent (la prostitution, les trafics en tout Téhéran. Cette ville, je l’ai arpentée de long

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en large. Et puis, j’ai participé à la grande rétrospective organisée par le Forum des Images à Paris « Portraits de Téhéran ». Pour cela, j’ai revu beaucoup de films qui ont aiguisé mon regard. C’est une ville très photogénique, avec une très grande profondeur de champ. Mais il y a plus, quelque chose qu’on ne peut pas voir sur les cartes géographiques, qu’on trouve rarement dans les reportages qui passent à la télévision : Téhéran est un être vivant, c’est comme si la ville palpitait et que l’on pouvait capter le moindre battement de son coeur. Tout change en permanence. C’est cette énergie, ces pulsations que je voulais enregistrer. Mais la ville, comme de nombreuses mégalopoles aujourd’hui, est violente, marquée par une ségrégation féroce. Je voulais qu’on en saisisse la topographie sociale à travers quelques plans. Le Nord, contre les hautes montagnes, accueille les quartiers riches, là où l’on trouve les beaux jardins, le Sud les quartiers pauvres, les rues étroites plus sombres. On ne connaît plus cette ville, on ne la « voit » plus car on enferme l’Iran dans une image qui correspond à l’époque de la Révolution Islamique. EST-CE QUE VOUS MONTREREZ LE FILM EN IRAN ?

Oui, dès que la copie sera prête, toute l’équipe verra le film. Elle l’attend avec impatience ! Mais il est impossible qu’il soit distribué, en tout cas pour l’instant.


ISRAËL DANS LES SALLES

SÉPARÉS DU PRÉSENT AJAMI DE SCANDAR COPTI ET YARON SHANI Critique de Damien PACCELLIERI

Si l'on peut émettre quelques comparaisons avec la Cité de Dieu pour l'un des chapitres du film, il serait réducteur de s'arrêter là, car Ajami, titre de l'oeuvre et quartier multiculturel de Jaffa, où le tissu social a engendré une forte violence et criminalité, est un regard sur la relation judéo-arabe, israélo-palestinienne, ainsi que sur l'état de santé de la mixité sociale en Israël. Ce long métrage propose une plongée dans ce quartier où le destin croisé de quelques personnages est le prisme par lequel le spectateur découvrira l'âpre réalité de vies parsemées de blessures. Scindé en cinq chapitres, ceux-là exploitent le vécu de personnages interconnectés. De mal en pis, de situations familiales conflictuelles à la vendetta personnelle, en passant par la pègre locale, voire les dissensions ethniques ou religieuses, le film dresse le constat de plusieurs échecs, dont celui l’assimilation des Arabes israéliens (entre 1 ,5 et 1 ,6 million d'individus d'origine palestinienne restés en Israël après la fondation de l'État hébreu en 1 948), étant considéré quelque peu comme une minorité au sein d'un pays communautaire, où les inégalités à son égard sont encore très fortes (accessibilité au logement, à l'emploi, structure et représentativité politique...). Les principaux protagonistes embrassent alors une histoire commune sans le savoir. Nominé aux oscars du meilleur film étranger cette année pour défendre les couleurs d'Israël, Scandar Copti, l'un des réalisateurs (d'origine arabe, le deuxième étant Yaron Shani, Juif), provoqua la bronca des autorités israéliennes par son refus de faire partie de la délégation nationame représentant le film, protestant ainsi contre les rendez-vous manqués de son pays à l'égard des Arabes israéliens. Cette situation met bien en évidence le déficit identitaire et social étayé par ce long métrage où les personnages, par leurs comportements, leurs mal-être et leurs déclins sociaux, évoquent une réalité restée à l'ombre des médias et des gouvernements successifs, bien évidemment restée absent de notre perception de la société israélienne. Habité par un aspect visuel proche du documentaire et des acteurs non professionnels épatants, Ajami avait donc toutes les qualités nécessaires pour être primé au Festival de Cannes et aux Ophris (les Césars israéliens). Reste à savoir si sa sortie française en salles déplacera les principaux concernés, ceux dont l'intérêt ne doit pas seulement se limiter aux affres du passé, mais aussi par celles du présent, trop souvent lésées leurs absences et par leurs silences. écrans d'asie

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ENTRETIEN AVEC SCANDAR COPTI & YARON SHANI COMMENT EST NÉ LE PROJET AJAMI ? SCANDAR ET YARON

Nous avons écrit Ajami parce que nous voulions raconter l’histoire de personnes que nous connaissons et, à travers elles, transmettre quelque chose que nous partageons tous : l’ambivalence tragique de la réalité humaine. Nous ne connaissons pas d’autre endroit que les rues d’Ajami qui exprime mieux la collision de deux « mondes ». Ajami est un lieu très cosmopolite : on y trouve différentes cultures, nationalités et des perspectives humaines opposées. Notre but était de montrer cette réalité avec la plus grande sincérité. Les acteurs viennent de ce quartier, ils ne sortent pas d’écoles de théâtre. Nous avons travaillé avec eux pendant 1 0 mois sous forme d’atelier. Peu à peu, les participants sont « devenus » les personnages du film. Ce long travail de préparation avec les acteurs, ainsi que la manière de filmer, inspirée du documentaire, montrent combien la réalité-fiction peut être surprenante. VOUS EMPLOYEZ DES ACTEURS NON PROFESSIONNELS. POURQUOI AVEZ-VOUS VOULU TRAVAILLER DANS CE TYPE DE CONFIGURATION ? SCANDAR

Aucun des acteurs dans Ajami n’avait étudié la comédie ou joué dans un film auparavant. Beaucoup d’entre eux viennent de milieux difficiles où la violence et le crime font partie de leur vie quotidienne. Chaque acteur a été choisi en fonction de sa ressemblance avec le personnage en termes de caractère et d’histoire personnelle. Pendant 1 0 mois d’atelier, les acteurs ont effectué un voyage psychologique en s’appropriant l’histoire de leurs personnages grâce à des mises en situation et des discussions. YARON

Notre atelier a commencé avec 300 participants. Beaucoup ont abandonné en cours de route, mais certains se sont accrochés et sont devenus des partenaires

enthousiastes. Au septième mois, nous avions notre casting et l’atelier a continué. Dans les ateliers, ils n’apprenaient rien sur le texte, les intentions des personnages, la mise en scène ou comment jouer la comédie. Nous nous sommes concentrés sur le parcours psychologique de leur personnage grâce à des exercices de mise en situation. À la fin, les acteurs se sont complètement identifiés à leur rôle. Ils étaient devenus une extension de leur propre personnalité. Quand les caméras ont commencé à tourner, quelque chose de magique s’est passé : ils ont oublié qu’ils étaient dans une fiction. C’était comme s’ils ne voyaient pas les caméras autour d’eux. Pendant un moment, leur esprit a cru que ce qui arrivait se passait pour de vrai. Les émotions qui en ont résulté ont dépassé notre imagination. VOUS APPORTEZ À VOTRE FICTION UNE APPROCHE DOCUMENTAIRE, CONFONDANT DE RÉALISME... YARON

Ajami a été tourné scène par scène, dans

un ordre chronologique, comme s’il s’agissait d’un véritable enchaînement de situations dans la réalité. L’équipe devait aller d’un lieu de tournage à l’autre et revenir, afin que chaque acteur puisse faire l’expérience de son histoire personnelle comme dans la réalité. Ainsi, chaque acteur jouait sa scène après avoir emmagasiné l’émotion de la précédente. Cette progression a créé une logique dramatique forte et claire dans l’esprit et dans le cœur des acteurs et a généré des émotions comme dans la réalité. SCANDAR

Les acteurs confondaient une scène de fiction avec un événement réel. Parfois, cela devenait si vrai et personnel que nous devions interrompre la scène pour qu’ils ne soient pas blessés. Ces émotions spontanées ont été capturées grâce à un travail de caméra proche du documentaire. Par exemple, la première scène du film dans laquelle le voisin de Nasri se fait tirer dessus par des inconnus : aucun acteur ne

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savait qu’une tuerie allait avoir lieu. Quand le jeune garçon se fait tirer dessus, l’horreur et la surprise les ont submergés. Une femme qui venait d’assister à la fusillade s’est mise à pleurer car son fils avait été assassiné de la même façon dans la réalité. VOTRE FILM EST POLITIQUE OU SOCIAL ? SCANDAR ET YARON

Dès le début, Ajam i était un projet qui allait s’intéresser à l’aspect humain de cette communauté. Nous pensions que c’était la seule façon de traiter les grands problèmes qui sont derrière. Mais tous les problèmes sociaux révélés par les histoires dans Ajami sont générés et gouvernés par la politique. VOUS ÊTES UN COUPLE SINGULIER DU CINÉMA ISRAÉLIEN. COMMENT AVEZ-VOUS TRAVAILLÉ ENSEMBLE ? YARON

Nous avons été très proches pendant les 7 ans nécessaires à la fabrication d’Ajami. Nous avons rarement divisé le travail en deux, seulement quand il n’y avait pas d’autre choix. Aucun d’entre nous n’a pris de décision sans consulter l’autre. Si nous n’avions pas été deux, nous n’aurions pas réussi à mener à bien un tel projet : une intrigue compliquée avec des centaines d’acteurs non professionnels travaillant sans scénario. Une fiction tournée avec deux caméras, dans des délais extrêmement serrés, et dans un ordre chronologique ! J’ai appris à parler l’arabe et j’ai rencontré des gens extraordinaires. J’ai découvert un monde incroyable auquel je n’avais jamais eu accès auparavant. SCANDAR

Aucun d’entre nous n’aurait été assez fort pour mener ce projet seul. Si l’un d’entre nous flanchait, l’autre était là pour le soutenir. Rares sont les projets qui permettent ce genre de partenariat. C’était un projet unique et nous sommes fiers de l’avoir mené à bien ensemble. C’est le plus important.


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www.ecrans-asie.com contact@ecrans-asie.com ÉCRANS D'ASIE ÉDITIONS 76 rue Dutot 7501 5 PARIS

ISSN 21 02-6491


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