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Masque KAVAT
Dir
Ethnie : Baining Uramot, Village Gaulim, Péninsule de la Gazelle, Nord de la Nouvelle-Bretagne, Papouasie-Nouvelle-Guinée Les Baining, habitants des montagnes intérieures de la Nouvelle-Bretagne, produisent des ensembles de masques en tapa impressionnants par leur taille et l’inventivité de leurs formes. Les masques Kavat sont utilisés de nuit lors des célèbres danses du feu (Engini) à l’occasion de rituels traditionnels (naissance, rites funéraires, mariage, collecte de l’igname…). Les Kavat représentent des esprits de la forêt sous la forme d’animaux ou de plantes. Les masques sont constitués de tapa (écorce de certains arbres) avec une armature en bambou, peints avec des teintures végétales noires et rouges, et sont fabriqués par les hommes initiés dans un endroit tenu secret. Nulle femme ne peut les apercevoir, la tradition dit que la femme qui voit la construction du Kavat donnera naissance à un enfant qui ressemblera au masque. Les danseurs dont le corps est recouvert de végétaux, peints en noir et portant un cache sexe traditionnel en forme de champignon, sont accompagnés de chants (mabugi) rythmés par le son des bambous frappés. Au commencement de la cérémonie, les chants peuvent durer 3 à 4h avant l’apparition très fantasmagorique des danseurs. Puis les masques, les femmes et les enfants dansent, l’ambiance est très festive et détendue. A l’arrivée des danseurs, l’ambiance s’électrise, le rythme s’accélère accompagnant les danseurs sautant dans le feu et projetant des braises en l’air. Les danses enflammées durent jusqu’au matin jusqu’à ce que les esprits réintègrent la forêt avant l’apparition du soleil.
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episo
Tou à l’a tion
édito Rédacteur en chef :
Claudine Jacques Directeur de publication :
Thierry Skrzydlinski Ont collaboré à ce numéro :
Anne Bihan, Pierre Faessel, PierreHumbert, Roland Rossero, Bernard Suprin, Nicole Perrier. Conception & réalisation :
épisodes Impression :
Artypo episodesnouvellecaledonie@mls.nc
BP 133 - 98812 Boulouparis Tél. 35 39 40 Dépôt légal :
Octobre 2009 ISBN :
978-2-918460-00-8 Toute reproduction est subordonnée à l’autorisation expresse de la direction d’épisodes Nouvelle-Calédonie
Chers lecteurs et auteurs, La littérature calédonienne se porte bien. Et vous le constaterez au travers de ce premier numéro d’Épisodes Nouvelle-Calédonie spécial nouvelles ! Une bonne nouvelle doit accrocher l’intérêt dès les premières lignes et rester dans cette tension qui n’est ni du suspense, ni du mystère. Simplement du désir. Pierre Morand disait « Le roman est un immeuble, la nouvelle est un meuble.» Oui. Un beau meuble alors, bien construit. Sans doute à cause des unités de temps, de lieu et d’action qui la cernent et voudraient la limiter. La nouvelle est davantage dans la maîtrise que dans le délayage, elle balaie la fioriture et la redondance, se moque du vide comme du remplissage, reste accrochée à son but, celui de raconter plus vite, de façon plus resserrée afin d’offrir au lecteur une action condensée, un rythme soutenu, une chute imprévisible. Dans le cahier littéraire d’Épisodes Nouvelle-Calédonie, sur un papier gaufré, précieux, pas moins de dix nouvelles inédites d’auteurs calédoniens ! Dans la partie magazine, deux rencontres étonnantes, deux nouvelles écritures : Guillaume Berger et Jérôme Sudres. Nous avons choisi d’en faire les portraits. Épisodes Nouvelle-Calédonie est étroitement lié à Écrire en Océanie, association loi de 1901 dont le but est la promotion de l’écrit. C’est donc tout naturellement qu’Épisodes lui dédie un espace pour ses concours, ses publications, ses informations et sa rubrique « Bienvenue à.... » où elle accueille de nouveaux auteurs. Épisodes Nouvelle-Calédonie voudrait saluer ici les organisateurs du SILO, Salon International du Livre Océanien, qui s’est déroulé en septembre dernier à Poindimié sous la présidence de madame Déwé Görödé. Ce salon, capital pour les auteurs calédoniens, tant par son contenu, conférences, tables rondes sur l’écriture et l’édition, que par la possibilité de rencontres entre écrivains et éditeurs d’ici et d’ailleurs, véritable événement déclencheur d’énergie créatrice, est devenu au cours des ans la rentrée littéraire calédonienne. Un prochain Épisodes sera spécialement dédié au théâtre, un autre à la poésie... Qu’on se le dise ! Claudine Jacques épisodes
épisodes
3
épisodes
n°1
livres n
Le koala tueur et autres histoires du bush
rencontres
Guillaume Berger n Jérôme Sudres n
silo
6 8 16
somm n
Regard sur l’événement littéraire de l’année
prix popaï n
Nomade’s Land de Roland Rossero
nouveautés
Nouméa mangrove de Claudine Jacques n Les heures iltaliques de Nicolas Kurtovitch Ce qu’en pense Florence Rouillon n
théâtre n
Elle et Lui de Jean-Pierre Smadja
conte n
Qui suis-je ? Amélence Darbois
traduction n
Patricia Worth
nature
31 34 37 38 40 44
Plantes du littoral de Bernard Suprin
46
n
Mathieu Venon : Chaque baleine est une île
48
musique n n
Laurent Ottogalli : Tout slam est égal Christine Fabre : Idîles
jeunesse n
Le gardien des légendes raconte... Les esprits des rivières
la chronique de Pierre Humbert n épisodes
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n
art
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Air du temps : Si on parlait de ce qui ne va pas ?
Crédits photos : épisodes Nouvelle-Calédonie - Silo : DR Photo de couverture: Claudine Jacques
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sommaire
écrire en Océanie
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concours n
Lauréats du concours «écrire son histoire»
58
n
concours : à vos plumes !
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maire n
Ecrire une nouvelle : trucs & astuces
70
bienvenue à... n
Nathalie Darricau, Les années Tivoli
60
n
Bernard Billot, Faut pas y aller !
63
n
Annie Ruinard, Carnaval
66
n
Lina Guerra, Le cœur fou
68
cahier littéraire
71
nouvelles n
L’Odeur des sorghos, Anne Bihan
72
n
L’Art de la déduction, José Barbançon
78
n
Performance guépard, Stéphane Camille
80
n
Performance soudeur, Stéphane Camille
81
la physique corpusculaire appliquée...
Tristan Derycke
82
n
Mârü, Déwé Gorödé
84
n
Une Rentrée, Nicolas Kurtovitch
86
n
Maria Witt, Catherine Laurent
88
n
Zénon ou les hirondelles, Frédéric Ohlen
92
n
Coup de cross, Firmin Mussard
98
n
Cadavres exquis, Roland Rossero
104
épisodes
nD e
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Le bush en folie LE KOALA TUEUR et autres histoires du bush De Kenneth Cook (éditions AUTREMENT)
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Les littératures australiennes et néo-zélandaises sont plutôt prisées ces dernières années dans les collections de littératures étrangères de la plupart des éditeurs français. Les découvertes sont donc nombreuses, surtout pour les lecteurs non anglophones.
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Les éditions Autrement proposent à leur catalogue Kenneth Cook, un auteur très intéressant (découvrir un nouveau Cook dans le Pacifique Sud, c’est finalement un juste retour des choses). Après trois romans Par-dessus bord , Cinq matins de trop et à coups redoublées, voici un recueil de nouvelles, Le koala tueur et autres histoires du bush, par lequel il est recommandé d’aborder cet auteur à l’humour ravageur. Rien que le titre, avec en couverture la photo d’un koala à l’air quelque peu ahuri, incite à la curiosité. En effet, associer ce gentil petit nounours gris qui ressemble à une peluche idéale pour petits et grands enfants, à la notion de tueur peut paraître plutôt étonnant. Voici ce qu’en pense Kenneth Cook : « Je n’aime pas les koalas. Ces sales bêtes, aussi hargneuses que stupides,
n’ont pas un poil de gentillesse. Leur comportement social est effroyable – les mâles n’arrêtent pas de se tabasser ou de voler les femelles de leurs semblables. Ils ont des mécanismes de défense répugnants. Leur fourrure est infestée de vermine. Ils ronflent. Leur ressemblance avec les nounours est une vile supercherie. Il n’y a rien de bon chez eux. » Vous voilà prévenus ! La suite de l’histoire semble donner pleinement raison à l’auteur, embringué dans une histoire qu’il affirme être authentique (comme toutes les autres histoires extravagantes de ce recueil). Voici donc notre écrivain accompagnant une gentille et boulotte scientifique à la recherche de koalas sauvages pour les attraper et les amener dans des parcs où ils sont, comme on le sait, intégralement protégés. Rien de plus facile a priori quand on les voit dormir toute la journée sur des arbrisseaux d’à peine trois ou
quatre mètres de haut et quand de ces rencontres animalières on utilise les filets appropriés. sont accablants, mais donnent Il suffit de les réveiller en pous- matière à des histoires aussi hisant un cri à crever les tympans larantes que déjantées. On pense des plus aguerris. Seulement bien sûr à l’univers de la Brousse en folie où les voilà : lorsqu’on mésaventures de le réveille brutaTonton Marcel lement, l’animal avec la faune calése sent agressé et ... les résultats donienne, certes se met en posibeaucoup moins tion de défense, de ces rendangereuse que et là, ça se gâte. l’australienne fort Car la défense du contres animaheureusement, koala, appelée délières sont acca- valent leur pesant fense anti-dingo, de cacahouettes. consiste à sauter blants... Les rencontres sur le ventre de avec la faune huson agresseur et maine ne sont de s’y maintenir pas en reste : piagrippé avec les griffes et la mâchoire sans plus liers de bar imbibés, montreurs jamais lâcher prise, tel un pitbull de serpents à la masse, aboriféroce. Notre écrivain apprenti gènes malins et escrocs, explorazoologue se retrouve donc dans teurs pseudo-scientifiques, tous cette très embarrassante position concourent à rendre la vie im(le koala lui a attrapé la partie la possible à Kenneth Cook mais plus virile de son anatomie) et donnent l’occasion au lecteur de va tenter par tous les moyens de se fendre la poire. se débarrasser de l’animal, en lui Les amateurs d’histoires de tapant dessus, sans résultats, en pêche et de chasse calédoniennes le cognant contre un arbre, sans seront ravis, les autres regarderésultats, en tentant de le noyer ront les koalas d’un autre œil, dans une mare (mais il tient bon d’autres encore hésiteront à se aussi sous l’eau), en essayant de lancer dans le bush sans armure l’étrangler, peine perdue, bref en de protection à toute épreuve ! espérant un miracle, qui finit par Pierre FAESSEL survenir, le koala le lâchant enfin sans raison particulière, pour regagner tranquillement la fourche de son arbre et se rendormir ! Et toutes les autres aventures de l’écrivain sont du même acabit. Que ce soit avec les crocodiles (le lecteur apprend au passage des choses passionnantes sur la sexualité trépidante des crocodiles géants australiens), avec les serpents dont la plupart sont extrêmement mortels, avec les chameaux ou encore avec les cochons sauvages, les résultats
épisodes
livres
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Guillaume Berger
épisodes
Je suis né en 1984 et m’envole du Caillou 18 ans plus tard pour entreprendre des études de Sciences Politiques à l’IEP d’Aix-en-Provence. Déception face à l’élitisme affiché de la Grande Ecole et la crasse superficialité de mes
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camarades bourgeois. Visite de l’Université de Lettres, idem : j’abandonne Aix et monte à Paris avec mon carnet et deux stylos dans l’idée de jouer aux Rimbaud. Les éditeurs ne m’éditent pas, il fait rapidement faim et je jongle entre petits boulots et traverses de chômage. La nuit, j’écris de gentilles histoires au sourire un peu triste. Petits tours de l’Europe en stop quand l’envie de voir du Monde me démange de trop. Jusqu’au départ en Amérique du Sud, initialement pour un an et où (notamment grâce au confortable prix d’un concours littéraire remporté) je m’installe finalement : fin fond de brousse dans le Grand Nord argentin, à travailler la terre et retaper d’antiques maisons d’adobe. à régulièrement reprendre la route vers la Bolivie, le sud du pays ou n’importe où il y a de la route. Et bien sûr écrire des histoires au sourire plus vieilli.
rencontres
LES TOILES DU BERGER Ce que Roland Rossero dit de lui :
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Adepte du voyage immobile, Guillaume Berger arpente le vaste monde, en révolution autour de son axe, et l’Amérique du sud en particulier, en révolution urbaine, avec la curiosité de celui qui sait que tout a une fin. Toujours en introspection, son regard aigu d’observateur lui fait apprécier, à la fois, les paroles banales d’un barman décapsuleur et le fait sombrer dans les affres d’un amour à morts... répétitives. Qu’il dialogue avec son enfance perdue ou croise une fille sur le pont, les films courts de sa vie ont la noirceur brillante et la beauté du désespoir. Grâce à un style aiguisé pour trancher dans la cru... auté des mots, il fait trotter dans nos têtes sa petite musique morbide et ses phrases laissent un goût amer sur nos langues de lecteurs. Malgré cela, on en redemande : garçon, une autre bière !
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Les enfants ont le vertige dans la grand-roue
Ça avait des allures d’Eden, et puis tout a encore fini par se casser la gueule. Je préfère donc commencer par la fin, par ma présence vacillante ici, aujourd’hui dimanche après-midi, soleil qui dégringole et sueurs acides qui rongent les nerfs. Je commence par la fin et puis je remonte, je remonte trouver un peu d’Eden. Hemingway aussi avait essayé…
épisodes
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Il faisait si chaud, aussi, toute la journée, toute la nuit, ça vous embrouille les idées, et puis cet hôpital pue la javel pisseuse et les infirmières sont jaunes et tellement habituées à voir mourir les gens. Parfois on se dit que ce serait beaucoup plus facile si le docteur était moins filou, qu’il oubliait un moment sa petite soif de renommée hippocratique et vous autorise à mourir en paix, et qu’on me laisse descendre acheter un pack de bière et des croissants qui sentent bon le beurre chaud. - Qu’est-ce que t’écris ? me demande mon colocataire hépatitique. - Mon chef-d’œuvre Hépatite. Il y a un pénible silence que j’essaie de remplir d’idée de beurre chaud - Et ça cause de quoi ? il coupe en se tâtant le foie. - De moi et de l’Eden et de bière et l’odeur de beurre chaud. - Il y a une femme derrière tout ça, il conclut. - Il y a toujours une femme derrière tout ça. Ce filou de docteur dit que c’est elle qui m’a fichu dedans. Après je ne me souviens plus très bien. Je crois qu’il s’agissait d’un rêve de chien abandonné qui mangeait toute l’herbe du parc et qu’on a retrouvé pendu à un réverbère de Lima. Après le filou de docteur dit que sans elle je ne serais plus de ce monde. - Vous vomissiez tout votre sang et buviez à même la bouteille de whisky pour vous « réhydrater » (il prend son sourire de hyène guettant les
lions qui s’en vont). Sans elle vous ne seriez plus de ce monde. Le monde d’Eden… Quand je me suis réveillé elle n’était plus là. Il y avait des tubes plantés un peu partout dans mes bras et une pénible odeur de javel pisseuse. Hépatite leva la main de son foie. - Salut colocataire, il dit. Moi, c’est l’hépatite. Il se shootait à l’héro depuis ses 14 ans, et comme il n’y avait rien d’autre à faire il continuait de se shooter, jusqu’à ce qu’un matin sa bellemère appelle les flics et qu’il atterrisse ici sans trop comprendre comment. - Il y a toujours une sacrée bonne femme derrière tout ça, et il abaissait la main sur son foie. - La dernière fois je crois qu’elle dormait sous un arbre, et je me suis allongé à côté d’elle mais je ne pouvais pas dormir, à cause des insectes, et la chaleur et cette foutue bloblote. Il faisait si chaud tous ces jours-là. En vérité on dormait nus dans la tente, mais dès qu’il y a le soleil c’est impossible, et j’enfilais mon pantalon et j’allais acheter de la bière à la ville. Elle dormait toujours plus longtemps, et quand elle se réveillait elle s’essuyait le visage et elle disait : - Neuf heures. De la bière. Moi je rigolais, ou bien ça m’agaçait prodigieusement et je ne disais plus rien. Ou bien : - La bière, c’est pour la désaliénation. ou bien : - Il faut positiver la douleur. - Tout fout le camp, je fais ce que je peux. - Je crois en l’humanité. - Ces rats d’humains. - Mais je t’aime… Et en vérité je ne lui ai jamais dit je t’aime. Et quand je buvais on buvait ensemble, au début, et elle s’amusait de me regarder boire si vite à même la bouteille de whisky. - Laisse m’en un peu, elle riait. - Je connais ça, interrompt Hépatite. Tout ce qu’elles veulent, c’est toujours plus.
rencontres
c’était la pire des salopes (après ma belle-mère). Et puis Hépatite a fait une crise où il ne parlait plus que de bébés cannibales tapis sous les lits et on l’a emmené s’échouer dans d’autres jours, d’autres épaves d’Eden perdu… Certainement à l’étage psychiatrique. Maintenant je suis de retour ici, où tout recommence toujours… - Vous devez prendre un nouveau départ, me disait le docteur, si seulement les docteurs savaient ce qu’ils disaient. Tout avait la même couleur, et la même odeur et la même impression de chute libre, sauf peutêtre que le corps grattait moins, et il y avait plus de soleil aussi. Aujourd’hui la nuit tombe. C’est l’hiver. Les papillons de nuit viennent buter contre l’ampoule au plafond, et ils ne s’assomment pas, ils persistent à venir buter et buter encore comme des têtes de satellites décrochées. Si je laissais l’ampoule allumée ils continueraient de buter toute la nuit. Ça sonne presque comme butiner, buter, sauf que c’est noir et pétrifié et que ça empeste le chlore séché. Et qu’ils ne s’assomment pas. Jamais. Ce n’est qu’avec le jour d’après qu’ils achèveront. Et je me lève pour éteindre l’ampoule en me répétant que si tout était à refaire, ça finirait toujours aussi connement.
Guillaume Berger
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- Oui, et elle faisait divinement bien l’amour. Comme une chienne en vérité. On ne demande rien de plus nous autres. Moi je ne demandais rien de plus à rien ni à personne. Un genre de mirage de sérénité. Tout était bien assez beau comme ça. Par exemple quand j’ouvre un livre et que je tombe sur une belle page, la belle page va me tourmenter des éternités, jusqu’à ce que je me convainque que la page n’est pas si belle que ça, et alors je peux tourner la page et continuer de lire le livre en toute sérénité. Avec elle tu comprends que c’est tout autre chose. Tu voudrais rien de plus qu’enfin pouvoir t’arrêter sur elle. Ou avec elle, je ne sais pas. C’est si confus… Mais nous on ne s’arrêtait jamais : voilà ! Un défi en forme d’ultimatum existentiel aux raclements des cloches, aux livres d’histoire, à l’homme moderne, à Che Guevara, aux feuilles qui tombent, craquent, partent en poussière et aux horizons à perte de vue et à Newton et au Big Bang. Voilà ! Défi de pouce dressé au bord de la route ! Et tous les soirs la tente sous un arbre nouveau, éreintés, mais la poussière aux coins des yeux qui sourit… À la conquête du Nouveau Monde ! je gueulais souvent… Et puis je ne débouchais pas forcément la bouteille, au début, pas tous les soirs, quand on ne faisait que dîner près d’un bon feu et vite nous en aller nous serrer sous la tente… Comme une chienne oui… Mais en vérité il s’agissait d’atteindre la Bolivie, pour la Révolution et tout… C’était notre raison d’être, aussi absurde et forcenée et confuse que n’importe quelle raison foutue d’être, quel foutu show improvisé, ou alors une fantaisie, une conne fantaisie autour de la mort tout ça parce que la toute première fois je lui ai dit : « C’est pas chez Evo Morales qu’ils viendraient nous emmerder », et elle continuait de fixer les flics en train de démonter nos barricades, ses petites lèvres pincées, les cheveux plaqués sur le front, le regard noir saturé jusqu’à la nausée comme une flagrance d’œuf au plat chez grand-mère… Je l’ai bien regardée et j’ai pensé « encore une douloureuse connasse » façon Louise Michel et qu’elle devait être poilue avec des sourcils pareils et de toute façon elle s’en foutait pas mal de ce que je pouvais dire ou penser, elle n’avait encore jamais posé les yeux sur moi. Elle avait que sa Révolution en tête. Oui, elle était comme ça. - Elles sont toutes comme ça ! Ma grand-mère,
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Fusées
Je restais assis en terrasse, très allègre et satisfait de ma matinée bien remplie. Le Petit Prince aurait certainement déploré que ce ne fussent encore là que dérisoires absurdités laides comme un boulon, mais pour ma part je ne voyage pas sur des vols d’oiseaux migrateurs, j’ai besoin d’une auto et que l’auto fonctionne pour m’emmener voir du monde. Sans quoi je resterais là à me triturer les nerfs avec rien qu’un coucher de soleil par jour et, moi, un coucher de soleil, ça me déprime. Je commandai une autre bière et échangeai mes amabilités avec Tenancier. C’était un bon ami, et bien qu’on eût jamais parlé que du beau temps et du vent qui pourrait bien gâter tout le beau temps ou bien cette sacrée foutue pluie qui n’arrivera donc jamais, j’aimais bien causer avec lui. - Belle journée pas vrai ? - Pour sûr. Mais ce sacré vent, il pourrait bien venir tout gâcher... - Si seulement il nous amenait un peu de pluie dans l’après-midi... Et il faisait détonner la bière d’un fier coup du poignet et s’en allait en souriant. J’empilai la capsule sur les autres capsules. Une vieille manie indécrottable. Quatrième capsule. Quatrième litre. L’ami avait encore un joli retard. Pour sûr qu’il me reprocherait de n’avoir toujours rien compris à l’heure du rendez-vous. Ou bien il prendrait sur lui et me raconterait avec force détails comment sa femme a tellement insisté pour se faire prendre contre la gazinière avant qu’il s’en aille. Mais en verité je m’en foutais royalement. J’étais là, dans le mi-ombre mi-soleil de la terrasse grouillante d’ivrognes rigolards, de mangeurs silencieux, de lecteurs sportifs, de relents de graillons et de gosses fourmillants autour de la table de baby-foot. Je n’avais maintenant plus rien à faire que boire de la bière en attendant, dans toute la paix de la cigogne barbotant dans sa lagune oubliée du monde. Le Petit Prince aurait préféré ça. Il m’aurait demandé ce que c’était, une cigogne barbotant dans épisodes
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sa lagune oubliée du monde, et je lui aurais expliqué calmement qu’il s’agissait d’une métaphore, parce que j’avais l’habitude de me figurer l’univers en métaphores saugrenues et proprement inapropriées, parce que ça devait certainement lui donner un peu plus de poésie et que la poésie, c’était très beau. - Mais alors pourquoi tu bois toujours tant et plus de bières ? - Je t’ai dit. Pour la poésie, gamin. - Ah ! Alors, si c’est pour la poésie, demandonsen une cinquième ! Tenancier me fit un clin d’oeil en la faisant détonner. - Fait soif aujourd’hui hein ? - Et comment ! C’est encore à cause de ce sacré beau temps ! - Ça durera pas... J’empilai ma cinquième capsule, à cause de la manie indécrottable. - Et comment tu feras quand la pile de capsules sera si longue et haute et fragile que le vent la fera s’effondrer sur elle-même ? - J’en remonterai une autre P.P. Mais regarde plutôt cette très vieille femme qui passe sur son vélo. Elle se cramponne si fort à sa jupe que je te parie que c’est elle que le vent va faire tomber. - Pourquoi elle se cramponne si fort à sa jupe, cette très vieille femme ? - à cause de la bonne morale et des sales voyous de voyeurs. - Alors si elle tombe ce sera un peu à cause de nous ? - Tout à fait. Mais on fera comme si ce n’était que le vent... Et on se paya une franche tranche de rigolade qui attira inévitablement la curiosité des autres consommateurs. Les ivrognes soulevèrent les verres en gueulant : - Santé camarade ! - Hé hé ! Tu vois P.P, ils sont tous d’accord avec nous. Eux aussi ils aimeraient voir la très vieille femme se casser la figure sur le trottoir. - Ne dis pas de conneries s’il te plaît ! Personne
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dur et rocailleux. Mais ici les arbres ont des épines et des fleurs crevées. ... j’avais les plages et la mer me coulait derrière les yeux c’était le temps d’avant le souvenir du temps des petits soleils qui vous filaient entre les doigts comme des grains de sable et des traces de pieds disparues dans l’océan monts et merveilles J’appellerai mon temps l’Exil mon Temps crépuscule démembré aux quatre coins du monde ... le vent m’a sillonné les rides la mer n’a plus d’âge elle est si loin ... Idée de nouvelle : Le chant des montagnes érodées il faudrait pouvoir rendre ce serait indispensable et vital un peu de cette torpeur d’exil qui règne ici. La négation. L’impossibilité de s’en aller, de fuir. Hôtel California et puis l’attente. Genre Beckett, mais en mieux. ... le vent dresse l’horizon en champ de bataille mes cheveux aussi s’en vont Maman saura-t-elle seulement me reconnaître ? ...
« Point de paix que je puisse jamais trouver qui ne soit empoisonnée... » Lowry. 198. Je tirai machinalement un autre trait ... « C’est donc la mort, encore, tous ces oiseaux qui chantent ? » - Pourquoi tu as besoin d’écrire des choses aussi tristes ? - Je ne sais pas. Je ne me sens pourtant pas triste, au contraire, enfin, je crois... Ça m’est venu comme ça et puis c’est tout. Comme quand on est petit et qu’on trouve dans la salle de bain une culotte sale de grande sœur, et que sans y réfléchir on s’y fourre toute la gueule dedans. - Encore de la poésie... Tu n’as même pas de grande sœur. En vérité je crois qu’il faudrait que tu laisses un peu la poésie de côté et que tu t’en ailles avant le coucher de soleil. - Bien ce que je disais... Je me levai et entrai dans l’étable. Tenancier devisait avec un type derrière le comptoir. Il coupa net et me sourit mollement. - Une autre ? - Non. Je m’en vais. - Ah bon ? Et ton ami ? - Nous nous en allons avant le coucher de soleil. Tenancier étala son sourire et leva son doigt en direction de l’horloge BOCA JUNIORS. - Il n’est pas encore midi... - Non, mais il est l’heure. Parfois il faut savoir engaufrer des explications nettes et précises aux importuns qui vous font tourner le temps en rond. Je payai mes cinq litres et m’en fus sans un regard en arrière. La rue était brûlante et pâteuse comme une langue du matin. Je me sentais une lourdeur menaçante dans le sommet du front. - Mais si ! Bien sûr que j’y arriverai ! Maintenant qu’elle fonctionne, il suffit de lui foutre le contact et chaud ! Comme une sacrée foutue gazinière ! Nous autres on met les voiles, pas vrai ? Silence prolongé. - Pas vrai, P.P, que nous on s’en va voir du monde ? Mais le Petit Prince s’était endormi.
Guillaume Berger
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ne s’y intéresse plus, à cette malheureuse très vieille femme. Mais toi tu es tellement saoul que tu vas finir par t’envoler comme ce sac plastique par-dessus les toits. Regarde comme il divague ! - Oui. On dirait un condor saoul. - Sauf que les condors ça sait où ça va. Avant il y en avait plein, là-haut, qui berçaient le ciel, et ils guidaient les Indiens jusque chez eux... Je méditai un long moment en observant le sac plastique s’éloigner vers les montagnes, et quand il s’éteignit tout à fait dans le bleu sec de ce jour d’inexorable beau temps je sortis mon carnet et l’ouvris à la dernière page. Je dus faire un considérable effort de concentration pour la relire.
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Le retour : la poussière a pétri sous les ponts
Ce matin en m’en allant faire du stop j’ai rencontré une fille qui m’a bouleversé ma journée. C’était sur le pont, le lit du fleuve était sec et je le traversais en songeant que c’était bien triste, un pont sur un lit sec de fleuve. Alors, ne voulant pas m’entreprendre les idées noires de bon matin, j’ai levé la tête et toute ma journée s’en est tout à coup trouvée bouleversée. La fille arrivait en sens inverse, sur le même trottoir, c’est à dire qu’elle était sur le point de me rentrer dedans et que je me reculai de justesse contre la rembarde, tout juste comme une danse de tango, et je la regardai passer. Pour quelqu’un de normal la fille n’aurait rien matérialisé de particulièrement surprenant, ou du moins rien qui eût justifié un bouleversement radical de toute une journée. Mais personne n’est normal et pour moi, cette fille, ce matin, sur ce pont et ce lit de fleuve sec comme un canyon de béton, ce fut un électrochoc, une déflagration cardiaque qui me rappela combien j’étais fou amoureux d’elle. Au fond elles n’avaient sûrement rien de comparable, toutes les deux. Ni la taille ni le port ni le gras des oreilles et les cheveux et les chevilles et la fente où s’étire la culotte... Un parfum, peutêtre... C’est si volage, un souvenir. On le prostitue à l’envi. Je dus m’asseoir pour ne pas choir au fin fond du lit sec. - Qu’est-ce que vous foutez là au beau milieu de la route ! - C’est que je suis amoureux, monsieur. Le gros monsieur me regardait d’en haut, impérieux comme Raskolnikov dans Walt Disney. Des poils féroces lui sortaient des trous de nez. Pourtant, m’allongeant pour y regarder de plus près, je remarquai un sourire pincé de chaude compassion qui lui creusait les fossettes. Il s’accroupit et me posa la main sur l’épaule. - Et elle en aime un autre, c’est bien ça ? épisodes
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- Je ne sais pas. Oui, assurément... Ça fait si longtemps... Si longtemps... La dernière fois on s’enfilait des coupes de champagne dans un bar à la mode. Un crétin blond payait les coupes, on se les enfilait les unes après les autres, délirants, tordus d’hystérie à se tenir les mains pour ne pas tomber, sa sueur chaude dans le creux de mes mains, tous les deux, et puis le crétin blond a fini par la ramener chez elle. La nuit s’est liquifiée en gueule de bois, les gueules de bois se sont déversées dans les nuits et les jours et les nuits de gueules de bois et j’ai changé de pays et j’ai écrit une histoire sur elle et moi et le crétin blond. Le crétin blond n’y tient évidemment pas beaucoup de place, on l’aperçoit tout juste dans l’introduction où il est immédiatemment écartelé de ridicule et dégagé de la scène. Alors nous sommes libres et nous en allons vivre sur un bateau amarré dans une baie hors du temps, nous coulons l’amour parfait, tous les plaisanciers sont fous d’elle, il y a de longues descriptions très lyriques de notre amour parfait, jusqu’à ce que débarque un nouveau plaisancier blond sur son gros bateau plein de moteurs et qu’un matin elle disparaisse avec lui. Alors je hisse les voiles et me lance en haute mer, tout droit dans le soleil couchant. L’histoire est intégralement mensongère, ou imaginaire comme on aime bien dire. Pour ma part je la soupçonne irrémédiablement chiasseuse. J’étais trop triste, et furieux et fou d’amour. Un excité pareil n’écrira jamais rien de buvable. Mais de toutes manières j’ai perdu l’histoire je ne sais plus où : dans un cd rayé, un carnet brûlé, une biture démente dans un bar pisseux, et je saute sur mes pieds et je dis : - Le Diable connaît son affaire ! Maintenant je vais marcher jusqu’à cet arbre, descendre le petit sentier jusqu’au lit sec du fleuve comme une fissure de béton, m’installer sous ce stupide pont inutile et dégainer mon carnet et rengaufrer cette
rencontres
je sens son coeur battre dans ma paume. Je suis heureux, mais le soleil s’affaisse déjà sur les montagnes, et il faut se dépêcher. Sa main s’alourdit à mesure que finit l’histoire. - Je suis fatiguée, mon amour. - Oui. Nous allons rejoindre la route et trouver une voiture qui nous redescende au village. Et nous rejoignons la route, mais personne ne descend au village, et le soleil passe derrière les montagnes. Elle ne dit plus rien. Elle est fatiguée. Je commence à me dire que j’ai encore tout fichu en l’air, quand de l’amont dégringole un bruit d’ailes de moteur très sûres d’elles. Nous attendons au bord de la route, et la moto pile nette devant nous. Le type retire son casque. Il a un sourire blond crétin et lui fait un signe de tête : - Un problème ? Elle me regarde. - Va, je peux encore marcher. Nous nous retrouverons à l’entrée du village, sur le pont. - Tu es sûr mon amour ? - Oui. Va. Elle grimpe derrière le sourire blond crétin, elle veut mettre les mains derrière mais il démarre sur les chapeaux de roues et elle s’accroche à lui. Je lui fais un signe de main, mais elle s’est agrippée si fort au sourire blond crétin qu’elle peut tout juste se retourner pour me rendre un coin de sourire avant de disparaître derrière les montagnes érodées. Le soleil meurt et deux kilomètres plus bas je trouve la moto démembrée dans un précipice. En contrebas Amandine est plantée des pieds à la tête dans un gigantesque cactus sanglant. Et voilà. Amandine ne viendra plus jamais bouleverser aucune de mes journées. Je rangeai mon carnet et remontai rapidement la route m’en aller faire du stop avant la tombée de la nuit.
Guillaume Berger
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histoire pitoyable d’amour fou ! Mais comme j’étais brusquement redevenu cramoisi d’amour fou je doutais intimement pouvoir mieux faire. Le gros monsieur demeurait pourtant là, tout en haleine. Il devait certainement attendre le dénouement. - Bah ! De toute manière la journée est bouleversée. Je vous raconterai... À tout à l’heure, Monsieur ! Alors je passais sur le pont et je pensais si fort à la tristesse d’un tel pont sur un tel sec de lit fleuve que je la croisai sans la remarquer. Elle ne m’a pas reconnu non plus, à cause de la barbe bien sûr, jusqu’à ce qu’une vague connaissance crie mon nom de l’autre côté du pont, et je me retourne et elle est là et elle s’est retournée aussi et nous nous regardons comme on se regarde dans une voiture tellement bruyante qu’elle empêche de s’entendre. - L’eau a coulé, elle murmure. - Non, il n’y a pas d’eau ici. Seulement des montagnes, et elles s’érodent. Elle me regarde comme si j’étais responsable de ne pas avoir pensé à la panne d’essence au milieu du désert, et je me tords la barbe pour lui faire des frisettes rigolotes. - Mais elles prennent tout leur temps, pour rester toujours gracieuses. Tous les jours il suffit de passer sur ce pont pour voir comme elles sont plus gracieuses. Elle sourit, et je souris. Ses yeux pétillent comme à la surface d’une feuille de cristal. - Tu n’as pas changé, elle me dit. Allons faire une gracieuse promenade dans ces montagnes. Les montagnes étaient rouge sang, et il fallait faire attention aux pierres effritées et aux cactus. - Attention ! je fais. Et je lui serre les hanches et ses yeux pétillent comme s’ils vont déborder mais elle me prend la main, et elle ne l’a plus lâchée. J’ai un peu honte, bien sûr, à cause de mes mains moites, mais après tout elle aussi suait dans le creux des mains, et
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Jérôme Sudres
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Né à Cahors en 1972, Jérôme SUDRES, ingénieur de formation, consacre sa carrière aux énergies renouvelables. C’est pour cette raison qu’en 2001 il s’installe en NouvelleCalédonie. Dès lors, il se met à l’écriture de nouvelles le plus souvent noires ou satiriques. Son métier qui l’entraîne d’îles en îles dans le pacifique Sud, lui permet d’imbiber ses nouvelles des lieux qu’il découvre et des gens qu’il rencontre. Il vit actuellement à Sydney avec sa femme et ses deux enfants.
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UNE ÉTRANGE PROXIMITÉ Ce que Anne Bihan dit de lui :
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Ses récits brefs, ramassés, saisissent le quotidien et nous embarquent dans l’extraordinaire. Jérôme Sudres fait d’un détail l’incipit d’une histoire qui surprend, intrigue et s’écrit par strates successives en jouant à perdre le lecteur pour mieux l’étonner. Un univers est là. Il gagnerait peut-être à inscrire autrement la part du « fait divers » qui crée l’impulsion d’écrire et celle de sa variation fictionnelle ; et l’écriture à se faire plus clinique, plus précise encore. Celle-ci ose toutefois avec bonheur la première personne et l’adresse au lecteur, elle suscite une proximité, dit cette banalité dont peut sourdre l’angoisse. Les enfants sur leur manège tournent dans leur piège ; la lampe de l’homme n’éclaire plus que sa solitude ; l’enfant naît dans les chaînes de sa mère à laquelle on a, plus que sa liberté, plus que sa douleur, volé l’instant même de sa naissance ; les chiffres refusent de livrer leur secret et les anges de veiller sur les âmes. La mort et le drame se résolvent en signes de vie que le récit mine à jamais. Chaque personnage semble condamné pour survivre à marcher obstinément à l’écart de lui-même, et le lecteur à assister, de ce côté-ci du miroir, à ce qui se révèle de l’autre côté. Une belle promesse pour un auteur à suivre.
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« 715 ! » ou Le monologue du pote à Flavio
Vous avez vu, il y a un type qui a écrit « 715 ! » sur la moitié des murs de Ducos. Je vois pas l’intérêt ! Quand on y réfléchit, c’est pas difficile d’écrire « 715 ! ». C’est pas comme un dessin. Un dessin tu y passes du temps, tu y mets de ta personne... de ton... de ton imaginaire. Oui voilà, de l’imaginaire, c’est le mot que je cherchais. Moi j’écris rien sur les murs et j’y dessine rien d’ailleurs. Mon imaginaire, ça fait un moment qu’il se fait plus d’illusion, et puis, je sais pas dessiner. Mais je respecte le mecs qui en ont !... Enfin, je veux dire, qui ont de l’imaginaire. Pas « les mecs qui en ont ! » comme on dit généralement du mec qui en a. Non, ceux-là, je les aime pas... c’est des grandes gueules! Pour moi « 715 ! », ça sort pas d’un imaginaire, ou alors ce type il fait vraiment des rêves bizarres. Y prend des trucs peut-être ! Trucs ou pas, je vois pas à quoi ça sert... c’est même pas risqué. Quand tu dessines, tu as au moins le risque de te faire surprendre par les flics ou le proprio du mur. Alors que 715 avec un point d’exclamation, t’as pas de risque ! Tu fais ça en quoi ?... 10 secondes...un trouillard ce type ! Ou alors, comme c’est ni beau et ni risqué, c’est peut-être pour nous dire un truc... mais quoi ?... Le premier jour, avec les autres, en attendant l’heure d’ouverture du portail, on s’est posé la question. Le patron quand il a ouvert il a dit « c’est politique ! ». Mais personne lui a pas demandé ce qu’il voulait dire. Maintenant c’est trop tard. En plus faut monter au bureau, et au bureau, j’y vais pas. Moi je travaille au dock avec Flavio. Alors, comme ça m’intriguait, j’ai demandé à Flavio... il savait pas ! Il m’a dit : « La politique c’est plus simple quand on écrit « Enculé !» ou « Voleur ! », ça on comprend même si tu sais jamais trop qui a volé quoi ». ça m’a fait marrer ce qu’il a dit Flavio, mais j’étais pas plus avancé avec mon «715 ! ». épisodes
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C’est con, j’avais beau me dire que ça ne me concernait pas, j’avais du mal à me résigner. Un sentiment débile, comme de la culpabilité de ne pas comprendre. Comme une gêne de passer tous les jours deux cents fois devant le même chiffre sans savoir ce que l’on me reproche... Alors, quand vous m’avez arrêté monsieur l’agent, je vous assure que j’étais pas en train de saloper le mur, je voulais juste ajouter des « ? » à son graffiti pour qu’il m’explique ce que je lui ai fait !
... tu as au moins le risque de te faire surprendre...
Jérôme Sudres
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Course poursuite se finir mal. Sa sœur décidait toujours de tout. Et maintenant, lui, il fallait qu’il improvise. Qu’il improvise avec la lumière bleue d’un gyrophare qui clignote dans le rétroviseur ! Dans cette situation il n’y avait guère que ce rétro qui arrivait encore à réfléchir. Subitement, Nathan donna un grand coup de volant sur la droite heurtant du coude Sarah, qui, tournée sur son siège, avait appuyé son bras en direction de la lunette arrière. - Qu’est ce que tu fais là ? lança-t-elle sur un ton réprobateur. Tu crois que je peux viser si tu conduis comme ça ? - J’évite un chien ! - Pffff ! Pour rien au monde Nathan aurait voulu l’écraser. Il adorait les chiens, même s’il n’en avait jamais eu. Il regardait l’animal dans le rétroviseur en réalisant à quel point certaines choses que vous ne connaissiez pas peuvent vous manquer. Sarah tira. Le « bang ! » de la détonation fit subitement sortir Nathan de ses pensées. Un second « Bang ! » l’aida cette fois à prendre conscience qu’elle était allée trop loin. Il devait faire quelque chose ! Peut-être arrêter cette fuite en avant ? Peut-être, enfin, lâcher cette main qui l’avait entraîné jusque dans cette voiture en périphérie d’une ville hétéroclite qu’il ne connaissait pas ? Peut-être temps de stopper cette improbable ronde rythmée de coups de feu ?... Après tout, il était au volant, la situation ne s’était pas si souvent présentée. - Tourne là, après « l’Eléphant bleu » ... Pourquoi tu ralentis Nath ? La voiture perdait de la vitesse puis s’immobilisa. - C’est fini Sarah... C’est fini ! - ... - De toute façon, comment tu voulais que je les sème ? Elle avance pas cette voiture de pompiers ! J’arrive même pas à doubler la girafe. - Sarah, Nath ! Descendez maintenant, il est tard, le manège va fermer.
Jérôme Sudres
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- On n’a pas le temps Nathan, démarre ! ... Ils sont juste derrière. J’aurais jamais dû te laisser le volant, on n’est pas prêt de les semer ! - Laisse-moi faire. Nathan prit le volant et la voiture démarra d’un bond. Il était déjà tard. La voiture accéléra et rapidement l’horizon sombre se restreignait en un long défilé continu de lumière et de rambarde de sécurité. Une roue au bord du vide, deux vies au bord du gouffre et trois flics dans une bagnole bleu marine accrochée au pare-chocs arrière comme une charrue à un tracteur... - Le traccctteur, Attention !!! - Mais qu’est ce qu’il fout là, à cette heure-ci ? Le bruit de la sirène résonnait au milieu du trafic. Un son de plus en plus perceptible dans un trafic de plus en plus dense. Ca déboulait de la droite, de la gauche, il y avait vraiment de tout ce soir-là ! - Accélère Nath, ils nous rattrapent. - Je suis à fond... je peux pas les semer ! - Change de file. - Je suis coincé, y a trop de monde ! Tout aurait été tellement plus simple s’il avait pu s’asseoir comme Luke Skywalker aux commandes de son vaisseau spatial, comme au cinéma, à côté de la princesse Leia, et pas à côté de sa sœur ! Il aurait probablement enfoncé un bouton rouge, tiré le manche vers lui pour arracher l’engin du sol et fait défiler les étoiles comme dans un rêve de gosse. Un bouton rouge, voila ce qu’il manquait dans cette voiture, un improbable petit poussoir pour se soustraire à la réalité de cette Peugeot bleu foncé qu’il n’arrive pas à semer. - C’était quoi ce bruit ? Ils nous tirent dessus ? - Accélère Nath ! Il s’attendait à ce genre de réponse, l’entraînant toujours un peu plus loin sans que jamais réellement il ne comprenne pourquoi. - Je tire Nath, il n’y a que ça à faire ! De toutes façons, jugea Nathan, au point où ils en étaient, elle pouvait bien tirer. La situation était tellement surréaliste, elle pouvait tous les descendre si elle voulait, comme si tout cela n’était plus qu’un jeu. Un jeu sans règles. Une histoire ou elle l’avait entraîné et sans aucun doute destinée à
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Aide
On ne peut pas passer tous les jours devant de son destin sans au moins une fois lui rendre visite. Alors c’est ce que j’ai fait. J’ai poussé la porte et j’ai rencontré un ange.
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Sans dire un mot, j’ai fait ce qu’elle me dit de faire : J’ai sorti l’enveloppe de ma poche et l’ai déposée devant elle. Elle a calmement et minutieusement vérifié le contenu, puis elle est partie. Avant de disparaître, elle m’a fait un signe de la tête m’invitant à la suivre. J’ai hésité, mais je l’ai suivi. J’ai marché derrière elle dans un dédale de couloirs jusque dans cette pièce sombre ou elle m’a demandé de m’asseoir. Elle a disparu sans un mot, me laissant seul quelques secondes. Une minute peut-être. Le temps suffisant pour me demander ce que je foutais là. Mais je suis resté sagement assis en attendant son retour. Un ange passe, et le mien tardait à réapparaître. Elle réapparut enfin dans l’encadrement de la porte. Elle s’approcha de moi et me saisit fermement le bras. D’une main insidieuse, et froide elle me frôla, presque une caresse. Ensuite, elle fit un léger détour comme pour me contourner. Elle me fixa, droit dans les yeux, elle sourit et d’un coup sec, elle me planta ! Le métal froid s’enfonça dans ma veine au creux de mon bras. Mon souffle était court mon pouls s’accélérait. Elle desserra le garrot. Une goutte de sang perla et j’ai ressenti un premier flash : un flash black ! Une cassonade des îles, dans une robe bleue. Un corsage débordant sur un sourire contenu... Un verre, quelques phrases, des rythmes afrocubains qui m’insupportent... Un autre lieu plus petit, plus sombre... Un sourire débordant et son corps presque nu. Et des fesses, de superbes fesses... Une ronde de nuit sous la lune... puis plus rien !
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Le liquide s’avance et s’écoule. Mon cœur pompe, ça lui évite de battre. Mes yeux se ferment et je surprends une demoiselle qui trottine derrière mes paupières. En tailleur bleu marine aux bottines cirées qui résonnent sur le trottoir. Une longue marche dans la brume matinale d’un décembre parisien. Une odeur d’encens, une chevelure rousse, une peau diaphane, un souffle court, quelques murmures... humm... Retour dans la rue, seul, en face d’un café qui ouvre à l’heure où les filles qui dorment seules vous mettent à la porte. J’ai traversé le couloir, et j’ai quitté l’immeuble. L’ange n’a rien dit. Je suis sorti dans la rue pour respirer l’air tiède. En passant devant une vitrine j’ai vu un reflet un temps très court...Trois fois rien, à peine la forme d’un visage, mais largement assez pour défier ma raison. Le visage d’une poupée russe, genoux serrés, jupes plissées. Une rencontre organisée, pas de rires, pas de jeux, pas de complicité. Juste une brève entrevue sans surprise, lugubre et humiliante ...Un combat sans vainqueur. Depuis combien de temps je marche dans la ville ? Encore combien de temps avant de revoir l’ange. Revoir l’ange, cette pensée m’obsédait, je ne pensais plus qu’à elle et presque plus aux autres. Pourtant l’ange n’a rien de bien différent des autres filles. Elle est comme les autres en fait : Pas de nom, juste un visage et un surnom. Une autre fille associée à un lieu qui restera dans ma mémoire quelques mois, un visage pour quelques jours encore, un parfum qui s’évaporera en quelques heures. Parfois un prénom reste, pour peu que celle qui le porte sorte de l’ordinaire, mais c’est tellement rare. Pas de trace, pas de remords, quelquefois un numéro de portable, griffonné sur un paquet de dix, qui ne finira pas la soirée. Toujours les
rencontres
Cela faisait cinq heures que l’aiguille était sortie de ma veine. Cinq heures et déjà l’attente était insupportable. Il fallait que j’y retourne, je devais voir l’ange. Alors, j’ai payé mon café et j’ai couru jusqu’au pied de l’immeuble. J’ai essayé de tenir, de résister encore quelques minutes, mais c’était plus fort que moi. Je suis monté. Elle était encore là, elle parlait à un petit barbu plutôt antipathique au premier abord. J’ai attendu. Il a fini par partir et elle est venue vers moi. - C’est trop tôt ! - Je vous en prie. Elle m’a regardé droit dans les yeux un long moment avant de me répondre. - Attendez-moi ici. Elle est passée dans la pièce à côté. J’ai entendu la voix d’un type. Je n’ai pas tout compris à leur conversation, mais j’ai clairement entendu quand il a dit « pas ce soir, c’est trop tôt... demain ! ». J’ai cru m’évanouir. Je me suis assis pour essayer de me calmer. J’ai posé ma tête sur mes mains et mes coudes sur mes genoux. Pendant ce temps l’ange insistait. J’avais toujours autant de mal à entendre leur conversation, mais je me suis dit que si l’ange ne sortait
pas c’était bon signe. J’avais raison, c’était bon signe, le type a fini par céder. Je suis encore resté seul un long moment avant qu’elle apparaisse à nouveau. Elle s’est approchée de moi une enveloppe à la main et me l’a tendue. - Les tests sont sur la deuxième page, mais vous devriez l’ouvrir avec votre médecin.
... Mes yeux se ferment et je surprends une demoiselle qui trottine derrière mes paupières....
Jérôme Sudres
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mêmes phrases, jamais les mêmes filles. Ma vie en otage aux dépens de celles qui m’écoutent. Les flashs sont passés, le spleen s’installe. Je n’ai plus qu’à attendre. Je déplie mon bras. Je traîne dans la ville. Pas de nausée, pas de vertige, que des arrière-pensées. J’ai traversé la terrasse du café en rendant le sourire par-dessus le comptoir. Puis, je me suis installé au fond près de flipper. C’est à ce moment-là que cette boule s’est installée au fond de ma gorge, énorme, grosse comme le poing, pleine d’un effrayant pressentiment. En buvant mon café, elle s’est dissoute et a gagné tout mon corps pour l’agiter de tremblements. Des gouttes froides coulaient sur mon front quand le barman s’est approché. - Oui ça va merci ! Je sais j’en ai pas l’air, mais ça va je vous dis !
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Nuit blanche et Kava 1 vert ou 1001 nuits
Je suis sorti du Nakamal2 il faisait nuit. Il faisait nuit peut-être quand je suis rentré d’ailleurs. Quand le patron m’a dit « Brother faut arrêter de faire marquer ! Tu me dois déjà huit shells3 » j’ai compris qu’il valait mieux que je parte. Pourtant il me semblait qu’il restait du fric dans la poche de ma chemise. Mais, à bien y regarder, elle avait même pas de poche cette chemise. Au moment ou je suis sorti, il a ajouté « N’oublie pas ta lampe ! »... Alors j’ai pris la lampe et je me suis dit « merde, c’est quoi cette lampe ? »
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J’ai marché dans la rue dix bonnes minutes, puis j’ai tourné à droite après la station service. Il avait raison l’ancien : c’est fort le kava vert ! Je m’approchais de la ville et j’entendais le bourdonnement sucré des gens qui s’agglutinent sous les éclairages publics. De la lumière avec de la vie en dessous, je me suis dit qu’on devait être samedi. Plus j’approchais plus je pensais : « Je vais pas sortir comme ça ! Je suis mal rasé, mal habillé, faut que je passe chez moi... Où j’ai mis mes clefs ? Merde, c’est quoi cette lampe ? ». Finalement, je me suis dit que c’était pas grave. J’étais plus trop sûr d’avoir pris mes clefs d’ailleurs ou plus trop sûr d’en avoir jamais eu. J’ai décidé de ne pas passer chez moi, pour une fois que je ressentais une vraie joie de vivre. Il avait raison l’ancien « C’est fort le kava vert ! Où j’ai mis mes clopes ? Merde, c’est quoi cette lampe ? » J’ai entendu des rires, mais j’ai regardé derrière... personne. J’ai trouvé ça normal après tout. Puis, en passant devant, j’ai reconnu la boutique. Alors je me suis arrêté. Oui, c’était là, je me souvenais maintenant. Je suis rentré dans cette boutique ce matin et la fille m’a dit : « Vous désirez ? ».
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Ce que je désirais ? hummm... quelle belle formule ! Comme si elle ne s’en doutait pas. Comme si un seul homme, un seul jour, avait désiré autre chose. Comme si une seule fois la belle avait posé cette question sans en connaître la réponse ! Si j’avais pas eu peur de me rendre ridicule, je lui aurais répondu : « Oui ! Oui, je désire ! ». En fait, quand elle m’a posé cette question, je l’imaginais nue sous un drap blanc. Elle était cambrée comme un beignet en huit, couverte par les plis du nappage en sucre. J’avais pas déjeuné. Mais voilà, on dit rarement ce que l’on pense. D’autant qu’elle me regardait d’un air grave. Pourquoi faut-il toujours tout justifier ? Moi je regardais son décolleté et le grain de beauté au creux de ses seins. Ce que je désirais, je crois, c’était rester là. Graviter autour de sa poitrine comme un éphémère autour d’un lampadaire, une minute entre ses seins et puis plus rien. J’étais bien, je me souriais à moi-même. C’est sûr, j’aurai dû me contenter de la suivre dans la rue. Qu’est-ce que je suis allé faire dans cette boutique de lampes ? Remarque, je pouvais pas me douter quelle était vendeuse ma Shéhérazade. Comme je répondais pas, je me souviens qu’elle a chuchoté un truc à l’oreille de sa collègue. L’autre fille m’a dévisagé, alors j’ai pointé du doigt cette putain de lampe ! Quand j’ai quitté la boutique, j’avais plus de fric, une lampe et encore toutes mes arrièrepensées ! Pas grave, c’est de l’histoire ancienne ! Cette lampe je l’ai payée alors je la garde. En plus elle est pas moche... enfin je crois. Je me suis dit : « Faut oublier cette histoire, je vais bien trouver quelqu’un pour me payer une topette4,
rencontres
ou juste pour lui taper une clope ». Alors j’ai voulu rentrer dans le bar. Dans ce bar, j’ai déjà vu des mecs rentrer bourrés (d’ailleurs, je vois pas l’intérêt), j’y ai vu rentrer des mecs à moitié débraillés qui parlent fort, des brutes, des sanglants, des paumés... En fait dans ce bar n’importe qui peut rentrer... mais pas moi ! Ils ont pas voulu que je rentre avec ma lampe ! « C’est la règle, il a dit le gros à l’entrée. » J’ai insisté, je voulais pas la laisser dans la rue, au prix ou je l’avais payée. Et puis, je commençais à y tenir. Mais j’ai bien vu que je gênais. Un couple est rentré, j’ai senti qu’ils me méprisaient. J’ai entendu des rires, mais j’ai regardé derrière...personne. C’est à ce moment la que le gros s’est fâché, alors je suis parti. J’ai marché, j’ai tourné à droite et je me suis assis par terre. J’ai dit à la lampe : « On s’en tire plutôt bien non ? ». Je me suis mis une bonne note, sans trop savoir pourquoi. J’étais bien... le trottoir était plein de cafards ! J’ai vérifié une dernière fois juste pour être sûr : Plus de clef, plus de fric, pas de clope. Le temps était plutôt doux, j’étais dans la rue, et je me suis dit « Tiens !... j’ai plus d’arrière-pensées ».
... Cette lampe je l’ai payée alors je la garde...
1-
e kava n’est pas une boisson alcoolisée, c’est probablement un des seuls narcotiques légaux au monde. Il est consommé L dans l’océan Pacifique pour différentes raisons mais surtout pour ses vertus relaxantes.
2-
Lieu ou l’on boit le kava.
3-
De l’anglais coquillage. Utilisé pour boire le kava. Habituellement une demie noix de coco.
4–
Ben une bière, quoi !
Jérôme Sudres
épisodes
NDL : Ce soir là, je suis rentré tard. J’ai croisé, sur un trottoir du quartier Latin, ce couple insolite : un homme qui dormait en serrant dans ses bras une lampe. Il la serrait avec tendresse et fermeté comme on serre une amie. Comme on serre aussi, je suppose, une bouée de sauvetage pour rester à la surface après un naufrage. Le repos forcé d’un homme en équilibre précaire sur une mince croûte terrestre et bétonnée prête à se déchirer pour l’engloutir dans les égouts de la ville... Y’a grève des génies, lâche pas ta lampe, Aladin !
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Dernière heure
Le couloir était froid et mal éclairé, mais pas de risque de se perdre c’est le circuit qu’on prend pour la balade de quatorze heures trente. Je le connais par cœur. Pourtant ce soir-là, il ne résonnait pas pareil et puis il n’avait pas la même odeur non plus. Non, ce soir-là il avait quelque chose de différent. Ce qui est certain aussi, c’est qu’il était glacial. Faut dire que c’est pas une tenue cette espèce de pyjama. « Tu laisses la couverture dans ta cellule ! » qu’elle a dit. Non mais franchement, qu’est-ce que ça pouvait bien lui foutre que j’embarque ma couverture ? Il fait pas plus de quinze degrés dans ce couloir ! Tu me diras, j’en attendais pas moins d’elle, elle n’a jamais pu me blairer, c’est pas aujourd’hui que ça allait changer. La solidarité féminine c’est une notion qui la dépasse cette conne. Et puis elle n’avait pas froid elle, l’uniforme ça protège !
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épisodes
ça devait bien faire cinq minutes qu’on marchait sans dire un mot. Puis elle a ouvert la porte et m’a dit : « Dépêche-toi ! ». T’y crois toi ?... Que je me dépêche ! ?... Ben voyons ! Elle voulait quoi ? Que j’y aille en courant. ça devait l’emmerder d’être là un 31 décembre. Dans ma tête je me disais : « C’est ton boulot ma vieille, alors je marche à la vitesse que je veux, et je t’em.... » En arrivant, elle m’a fait son petit numéro : « Face au mur et tu attends que j’ouvre la porte ! » Je le connais son put... de règlement. De quoi elle avait peur ? Que je me fasse la malle ou que je lui saute à la gorge pour lui arracher les yeux. Non, ça, c’est du passé, je suis lasse de jouer la rebelle. Tous ces mois passés en taule à gueuler et cogner... J’ai plus la force, en tout cas pas ce soir-là, j’avais juste envie qu’on me foute la paix.
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Je pensais à Marie. En quittant la cellule elle m’avait pris la main pour me demander si j’avais peur. J’ai répondu non. C’est surprenant la force que l’on trouve dans ces moments-là pour mentir aux gens qu’on aime. Je pensais à tout ça quand l’autre conne m’a dit : « arrête de rêver... rentre ! ». Elle avait fini de tout bien vérifier comme c’est écrit sur sa procédure. Alors je suis rentrée. Il faisait déjà plus chaud que dans le couloir... enfin... fallait le dire vite. Les murs étaient blancs. Il y avait cette espèce de chaise de dentiste où j’allais devoir m’allonger. à côté, une table recouverte d’un drap, dessus : la seringue. Le décor était en place, il me restait à découvrir le casting : avec ma gardienne ils étaient trois... Trois rien que pour moi... Joli comité d’accueil, pas mal pour un soir de réveillon ! Dans le rôle de la méchante, bien évidemment, la surveillante qui m’avait si délicatement accompagnée depuis ma cellule. C’était vraiment pas un rôle de composition, une vraie peau de vache, six mois que j’étais dans ce mitard et six mois qu’elle me faisait chier. J’en ai croisé des nanas qui n’aiment pas les filles, mais comme elle jamais. Pourtant dans le bâtiment C plus d’une a essayé de l’amadouer... Rien à faire ! Son truc c’est pas les nanas, c’est pas la dope, c’est pas le fric... non... son truc c’est juste faire chier les autres. Dans le rôle du gentil, c’était un nouveau que je ne connaissais pas. Un grand mec assez sec qui ne devait pas avoir plus de trente-cinq ans. Il avait le crâne légèrement dégarni, de longues mains d’accordéoniste et le teint de ceux qui vivent à l’extérieur. Derrière ses lunettes son regard semblait suffisamment doux pour que l’on puisse y croire. « Je m’appelle Lucas et toi ? »
rencontres
C’est après les présentations que ça c’est mal passé, quand Lucas a invité la mère supérieure des petites sœurs de la rue à aller attendre dans le couloir. La frangine n’a pas apprécié l’invitation. Six mois qu’elle me cuisinait avec ce qui allait m’arriver, et voilà qu’au dernier moment elle ne pouvait plus y assister... T’imagines sa déception. Elle en avait rêvé de cette dernière heure. Elle avait envie d’être là pour me voir m’écrouler comme une gamine, me voir fondre en larmes et appeler ma mère, m’entendre gueuler de rage et de trouille. Pour ça oui, elle a dû en rêver d’être aux premières loges. Voir souffrir les autres, c’est sa seule distraction à cette tarée. Mais Lucas a été ferme. Et puis, il a décidé que j’avais mon mot à dire. Alors je l’ai dit, et tu penses bien que j’ai demandé qu’elle sorte. C’était la première fois depuis le procès que j’avais le droit d’ouvrir ma gueule : un vrai bonheur, t’aurais vu sa tête, j’aurais aimé que les copines soient là ! En fait, j’avais envie que Marie soit là. Pas uniquement pour voir la tête de l’autre conne, non, aussi parce que j’avais envie de lui tenir la main. J’avais eu beau lui soutenir le contraire, j’étais morte de trouille. Tu penses comme elle avait dû me croire. Je savais qu’elle pensait à moi. Cette garce de matonne a fini par accepter de sortir. Mais avant de quitter la pièce, elle a décidé de me mettre les menottes qu’elle a attachées à l’accoudoir chromé de la chaise. Lucas était hors de lui, il lui a dit de tout, mais elle n’a rien voulu savoir. Il était plutôt sympa mon bourreau ! « Où voulez-vous qu’elle aille ! » qu’il lui a lancé.
« Dans une heure tout sera fini, vous pouvez pas lui foutre la paix juste pendant une heure ? » Je voyais bien qu’il était sincère, ça m’a fait plaisir. Je lui ai dit : « C’est pas grave ! » Il me regardait d’un air vraiment désolé, alors je ne sais pas ce qui m’a pris, je lui ai demandé si je pouvais lui tenir la main... Il a dit oui. L’autre conne est sortie et il a demandé à Intraveineuse de faire l’injection. J’ai bien fait de demander à ce qu’elle sorte cette garce, parce que je ne suis pas restée forte très longtemps. J’ai chialé et j’ai gueulé tout ce que je savais. J’ai tellement forcé sur les bracelets, j’avais l’impression qu’ils me rentraient dans la chair. Puis j’ai senti que l’injection commençait à faire effet, alors petit à petit j’ai lâché prise. J’ai ouvert ma main et ses doigts ont filé comme une poignée de sable. Ensuite, j’ai vu son visage disparaître et laisser place à la clarté aveuglante du plafond... Quand Lucas est réapparu, il l’avait dans les bras. Comme j’étais toujours attachée, il l’a déposé délicatement au creux de mon épaule, contre mon sein, puis il m’a dit en souriant « C’est un garçon ! » Le 31 décembre 2003, dans une prison française, une femme a été menottée à son lit... pendant son accouchement, histoire qu’elle ne parte pas en courant. Les protestations de l’équipe médicale n’auront servi à rien. Le garde des Sceaux, Dominique Perben, s’est dit « ému » en annonçant qu’il prendrait les mesures qui s’imposent afin que cela ne se reproduise pas.
Jérôme Sudres
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Sur le coup, j’ai failli marcher dans sa combine, mais j’ai fermé ma gueule. Avec lui, il y avait l’infirmier, Intraveineuse, c’est comme ça que les filles l’appellent. Elles n’étaient pas allées chercher bien loin, il ne savait faire que ça ? Dès qu’une fille faisait une crise, deux matons pour la tenir et Intraveineuse pour lui balancer sa saloperie dans les veines... Tu parles d’un infirmier !
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Regard sur l’événement littéraire de l’année 18 1 7
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1- Cathie et Bénédicte Book’in 2- Gilles Colleu 3- Anne Bihan 4Gilbert Bladinières 5- Déwé Görödé, Frédéric Ohlen 6- Rolland Rossero 7- Christophe Augias 8- Jean-Hugues Oppel 9- James 22 Noël et Thomas c. Spear 10- Solange Paillandi 11- Juliette Maes 12- Pierre Faessel 13- Catherine Laurent 14- Amélence Darbois 15- Firmin Mussard 16- Coutume de fermeture 17- Dominique Berton, Marie M, Mathieu Venon 18- Ismet Kurtovitch 19- Jimmy Ly 20- Madeleine Monette, Bruno Doucey 21- Jérôme Sudres 22- Corinne Albaut 23- Peter Brown 24- Déwé Görödé accompagnée des coutumiers de Poindimié 25- Claudine Jacques 26- Alain 23 Camus, Noëlla Poemate, Léopold Hnacipan, lauréats du concours «Ecrire en océanie».
silo Parutions Salon international du livre océanien
ROMANS Graines de pin colonnaire, Dewé Görodé Ed. Madrépore, Nouvelle-Calédonie Nouméa mangrove, Claudine Jacques Ed. Episodes, Nouvelle-Calédonie Les heures italiques, Nicolas Kurtovitch Ed. Au Vent des Iles, Tahiti J’aimais trop l’argent, Jean Vanmai Ed. Dualpha, France L’hom Wazo, Dora Wadrawane Ed. Madrépore, Nouvelle-Calédonie
COLLECTIF Sillages d’Océanie, collectif d’auteurs Ed. AENC, Nouvelle-Calédonie
ESSAI Pratique et théorie kanak, Hamid Mokaddem Ed. Province nord, Nouvelle-Calédonie
POÉSIE 24
Venir au jour, Frédéric Ohlen Ed. Herbier de feu, Nouvelle-Calédonie
JEUNESSE La petite tresseuse kanak, Yannick Prigent ill. Caroline Palayer Ed. Vents d’ailleurs, France L’éternelle igname, Jérôme Sudres Ed. L’Harmattan, Paris
HISTOIRE ET PATRIMOINE 25
Gazette de la Belle Epoque, 1903, Jean-Marie Creugnet Ed. Paterna Paternis, Nouvelle-Calédonie Tiébaghi, mémoires d’un village, Epone Jouve Ed. ASPMH, Nouvelle-Calédonie
26 Retrouvez plus d’informations sur www.silo.nc
Le caillou sauvage, Jacqueline Exbroyat Ed. Amalthée, France
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Chroniques du spectacle vivant en NouvelleCalédonie, Jacques Valette Ed. Montpellier - 2009
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Roland
Rossero
Nomade’s Land Roman contemporain Nouvelle-Calédonie. Suite à un texto qui ne lui était pas destiné, le narrateur se rend au chevet d’un accidenté qui lui est inconnu, en coma profond. Encouragé par l’équipe hospitalière, dont une troublante infirmière, il se retrouve assis à côté de la forme inerte à faire la lecture quotidienne d’un ouvrage pris au hasard dans la bibliothèque... Le livre est une histoire de vampire pour le moins originale : Kamuk est un Amérindien du sud dont la quête insatiable le conduit de la forêt amazonienne, en l’an 1501, à l’Australie actuelle ! Qui est réellement Sylvio le comateux ? Pourquoi le narrateur est-il de plus en plus attiré par l’infirmière Elena ? D’où provient ce livre mystérieux ?
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Dans ce « Nomade’s Land » où la lecture, l’écrit et l’inspiration côtoient la réalité la plus évidente et le fantastique le plus délirant, on ne connaîtra le dénouement de ce court roman qu’à la fin... fatalement ouverte !
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Editions Amalthée Ce texte est libre de droits, il peut être photocopié et exploité par les enseignants dans le cadre de leur travail.
Extrait libre de droits
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Extrait
Forêt amazonienne, année 1501 Kamuk marche dans la grande forêt. Son pas est ample, précis, il pose les plantes de ses pieds à des endroits choisis. Sans regarder, inconsciemment. Depuis des générations, les hommes de son peuple connaissent les pièges de la forêt. Son fils Alaak le suit avec des enjambées forcément plus courtes et un rythme plus rapide. Ils sont partis pour la chasse dès la fin de la nuit, ils seront absents deux à trois jours, le gibier en décidera. Le père porte en travers des épaules le grand arc presque aussi haut que lui, ainsi qu’un long étui tressé, rempli d’un concentré de manioc. Pour l’eau et la viande nécessaires, la forêt y pourvoira. L’arc est celui adopté par toutes les tribus de la grande forêt. Alaak, trop jeune, de trop petite taille pour l’utiliser, porte le carquois rempli de flèches empennées. Les pointes des flèches sont enduites du poison qui paralyse, qui étouffe les proies. Elles sont dangereuses et précieuses à la fois. Alaak le sait, il en prend soin, il a la confiance de son père, ce grand chasseur qu’il admire. Grâce à lui, il connaît les différentes étapes de la chasse : repérage du gibier, approche silencieuse, préparation de l’arc, positionnement du trait, tension et propulsion, fatale la plupart du temps. Kamuk est le meilleur chasseur de la tribu. Il est très grand, élancé, il dépasse d’une tête tous les autres chasseurs du clan. Sa musculature est fine, déliée, sa peau cuivrée. Ses cheveux noirs sont longs et retenus par un lacet végétal pour ne pas qu’ils accrochent aux basses branches et aux épineux. Il a pour seul vêtement un pagne étroit protégeant sexe et fessiers. Quelques parures enserrent la base des genoux et le haut des biceps. Autour de son cou, un collier retenant la cosse sèche d’un fruit évidé, avec à l’intérieur la poudre préparée par le chaman pour combattre, arrêter l’effet du poison. Si nécessaire. Alaak est la copie miniaturisée de son père dont il suit la
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silhouette rassurante. Lui aussi, plus tard, sera un grand chasseur, il prendra sa succession à la tête du clan des « hommes forêt ». C’est le nom de la tribu, la traduction la plus exacte, de nos jours, serait « hommes arbres ». Kamuk se fige, son fils l’imite à quelques pas derrière. Son œil entraîné a repéré le bel oiseau multicolore à la chair si estimée. Un mets de fête pour le clan, les premières heures de chasse sont vraiment favorables. Enok, le Dieu de la grande forêt, a posé son regard sur eux… Au ralenti, le bras du chasseur saisit le trait qu’Alaak lui tend après l’avoir sorti avec précaution du carquois. Le fils recule silencieusement, pour admirer le père, qui place la flèche sur l’arc, le bande et vise le gibier d’exception. À cet instant, Kamuk est une statue aux muscles tendus, l’arc est parallèle au sol et son buste, campé sur les deux jambes écartées, fait un angle pour garder la verticalité parfaite de la longue flèche. Il se fixe quelques secondes dans cette position inconfortable, mais indispensable pour atteindre l’oiseau perché vers les cimes. Alaak est attentif au moindre frémissement de son père, annonciateur du départ de la flèche. Il lui semble qu’un silence profond les entoure, les pétrifiant dans une image. Hypnotisé par la posture du chasseur, Alaak perçoit le craquement une seconde trop tard. Son père, lâchant l’arc, se rue sur lui. Il sait qu’un grand arbre tombe dans leur direction, il l’a su instantanément. Le cri du bois pourri d’humidité, bien que rare, lui est connu. Le danger est grand et souvent mortel. Trop tard, l’ombre du tronc séculaire recouvre son fils, qu’il ne peut repousser que du bout des doigts, mais trop faiblement. Kamuk se retrouve étourdi, coincé sous une grosse branche haute du grand arbre. Le calme est revenu, la flèche s’est perdue, l’arc est cassé en deux, l’oiseau multicolore s’est envolé et Alaak agonise. Les épisodes
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L’accident
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jambes du jeune garçon sont brisées, prises sous le tronc épais. Son thorax est également écrasé par la masse végétale. Il n’a pas émis un cri, il n’a pas eu le temps et, maintenant, le poison agit vite. Plusieurs pointes échappées du carquois ont écorché son flanc. Dans moins d’une minute, il sera mort. Le père assiste impuissant à son trépas. Son torse et ses deux bras sont immobilisés par la branche volumineuse, il n’a pas pu décrocher la cosse remplie d’antidote. Alaak est de toute façon trop loin. Les yeux de son fils se figent, le poison a abrégé ses souffrances. Kamuk essaie de remuer, mais les forces lui manquent et la peine le terrasse. Il sent qu’il n’est pas sérieusement blessé, sa position ne lui permet aucun mouvement. Il doit attendre que la colère d’Enok se calme. Il perd connaissance.
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Comme chaque soir, dans l’obscurité noyant la forêt, il vient se nourrir. C’est son heure, il a senti l’odeur du sang, entêtante. Il en a besoin pour vivre, c’est sa seule nourriture. Nuit après nuit, il doit boire le sang chaud de tous les êtres vivants rencontrés. Absolument. Il se dirige vers le petit corps prudemment car l’odeur n’est pas bonne, malgré l’abondance du précieux nectar. Il se pose sur l’épaule d’Alaak et se penche sur la mare de sa bouche, débordante d’un sang épais et sombre. Sa langue lape timidement la surface, il recule de dégoût. Vite il se détourne, il a humé à quelques mètres la vibration du sang chaud. Une autre proie. Vivante… La soif et la douleur réveillent Kamuk. Il a dû essayer de se retourner dans sa léthargie et a partiellement dégagé son bras gauche. La meurtrissure de l’écorce l’a fait sortir des souterrains du sommeil. Il fait nuit noire, il a donc été inconscient tout le jour. Il se sent faible, vulnérable comme une tortue sur le dos. Sans bruit, il dégage complètement son bras. Son ouïe saisit le battement d’ailes membraneuses toutes proches. Il frémit. Le rat ailé buveur de sang est là, pour lui. Il sait que son fils mort ne le satisfera pas. Il y a sûrement déjà goûté…. C’est sa seule chance. Ne pas bouger. Faire le mort, aussi, et essayer de le surprendre. Le petit animal a l’habitude de mordre les dor-
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meurs aux pieds. À la tribu, ils ont de quoi se protéger, la lumière du feu les éloigne. La chauve-souris vampire, enhardie par l’immobilité du grand corps, remonte en se dandinant vers la jugulaire qui bat exagérément. Kamuk n’ignore pas qu’il ne sentira pas les dents aiguës du prédateur perforer sa chair. Il ouvre les yeux lentement. La petite tête triangulaire se penche sur son cou, il perçoit l’éclat des deux canines. Mais l’animal vacille et tombe sur son visage. Il a bu du poison… assez pour l’étourdir. La fureur de Kamuk est immense, de sa main libérée, il le plaque sur sa bouche et lui déchire la gorge à pleines dents. Assoiffé, il s’abreuve avidement du sang contaminé. La dépouille pantelante glisse sur le côté, il brise la cosse contenant la poudre et l’avale. Le goût est atroce, mais sa survie l’exige. Il retombe en somnolence…. Une terrible soif l’éveille de nouveau. Il se sent moins faible, il examine le grand arbre fracassé. C’était un géant de son espèce avec un tronc rouge et une écorce épaisse, fragilisée par les décennies de pluies tropicales. Kamuk casse un rameau fin qui saigne, il boit le liquide blanc amer. Il renouvelle l’opération plusieurs fois avec des branches moins tendres à sa portée. La faim le tenaillant, il dévore à moitié le cadavre de son agresseur. La sève de l’arbre mêlée au sang de la chauve-souris devient rouge. Une force incontrôlable s’empare du chasseur, il soulève l’énorme branche qui le retenait prisonnier et se dresse dans la nuit. Enok dans la canopée sourit. Il a accompli le rite funéraire d’Alaak, il lui a semblé si léger à porter. Le corps disloqué de son fils repose dans un morceau de tronc creux couché, comme le veut la tradition de son peuple. Dans une lune, les fourmis voraces auront nettoyé le squelette. Le clan au complet reviendra le chercher et les os seront brûlés avec cérémonie au centre du village. L’esprit libéré d’Alaak, accouplé à celui de l’arbre, pourra rejoindre Enok dans les hauteurs. La macabre besogne terminée, Kamuk pousse un long cri de douleur qui se répercute jusqu’aux cimes. »
Roland Rossero
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Claudine
Jacques
Nouméa mangrove Roman Joseph Vinimo, inspecteur b.k.b.g, beau kanak, belle gueule, plutôt séduisant cherche à résoudre une série de meurtres mystérieux. De surprises en déboires, il n’imagine pas une seconde que ce qu’il découvrira au fil de son enquête le conduira vers l’amertume et la désillusion. Claudine Jacques nous offre là un voyage dans le Nouméa secret des squats et des cimetières, en bordure de mangrove, en compagnie d’hommes et de femmes surpris par leur destin. Tous sont attachants et.... ... vous les connaissez car vous les avez sûrement croisés !
Extrait Ce texte est libre de droits, il peut être photocopié et exploité par les enseignants dans le cadre de leur travail.
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Extrait ... La mort avait du sens. C’était une porte ouverte sur un audelà que Désiré Ragot imaginait fantastique et mystérieux. Seule la mort était élitiste. Elle pouvait conduire les élus au paradis perdu sur les rayons obliques et irisés du premier soleil touchant la terre. Ils y pénétraient par les fissures exaltées des sols, les grottes taboues ou les excavations sacrées de quelque vieux banian de forêt. Ce lieu de délices aux vergers chargés de fruits sucrés était celui de la dernière halte ou bien celui d’une trêve pour tous ceux qui n’avaient pas encore assez vécu sur terre. La mort conduisait également à l’enfer par le cloaque des mangroves, où la vie s’empêtrait avant de se noyer. Ou bien alors elle condamnait les âmes à rôder, à se mouvoir dans les vapeurs discoureuses et éreintantes des cimetières. Et lorsque Désiré Ragot comptabilisait ses ouailles, il devait bien s’avouer qu’elles étaient plus nombreuses en errance que tranquilles sous terre. Il n’en tirait aucune satisfaction, le purgatoire était le temps qu’il préférait. Non pas pour la repentance attendue mais pour l’attente indéfinie. Il savait que certaines âmes lui échapperaient un jour happées par la lumière, mais elles étaient si peu nombreuses ! Il n’en avait vu qu’une disparaître un matin dans la lézarde d’une dalle bétonnée, à côté du lavoir.
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Désiré Ragot essuya la sueur qui coulait le long de ses joues. Il marchait péniblement sur l’allée principale à la recherche d’un indice, d’une voix qui l’interpelle, d’une dénonciation. Parce qu’il fallait bien qu’il l’admette, il n’avait pas retrouvé le corps ! Deux jours qu’il le poursuivait sans sommeil ! Il se souvenait de tous les détails, du lieu précis, de la facilité avec laquelle il avait poussé la lame dans le flanc de sa victime, de cette impression de banalité qu’il avait ressentie, de normalité presque. Il avait même remué les cendres où subsistaient les hardes du jeune homme racornies
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par le feu pour se prouver qu’il n’avait pas rêvé ! Alors, quoi ! Il n’avait été que le glaive, l’instrument de décision et de justice. Il s’en persuadait doucement car enfin, personne, à part lui, n’avait le droit de déranger ainsi l’ordre établi en s’appropriant des âmes si fragiles, tellement habituées à lui. La preuve : ni Bois de fer, ni Sang dragon, ni Folie de jeune fille, et encore moins Marguerite, Tabébuia ou Taro d’eau ne lui en avait fait reproche. Mieux, Pin colonnaire et Niaouli l’avaient exhorté à plus de fermeté et à une vigilance accrue arguant qu’il valait mieux fermer définitivement le cimetière au public. N’y admettre que des gens irréprochables. Quant à Ficus, un ancien syndicaliste, il s’était empêtré dans des considérations politico ethniques qu’il n’avait pas pu suivre. De carré en carré, de tombe en tombe, il continuait ses divagations, plus léger, plus serein, réconforté par toute cette compréhension qu’il sentait autour de lui. Il devait se rendre à l’évidence, les portes de l’enfer s’étaient ouvertes toutes seules pour accueillir leur nouvel hôte et l’avaient englouti. Alors qu’avait-il fait celui-là pour mériter une telle réception ? Ceux qui comprenaient la mort savaient que les nuits de lune gibbeuse laissaient entrevoir les pécheurs destinés au lugubre, tous coupables, tous sinistres ; ceux agrippés aux branches, transformés comme elles, au squelette déformé, les lâches, les paresseux, les gourmands ; ceux transis de froid et de peur, grelottant, les coléreux ; ceux dévorés interminablement par les crabes, les violents ; ceux à moitié ensevelis, les avares en tout ou les prodigues ; ceux dont la bouche édentée sortait des sables mouvants, les traîtres ; ceux pourris qui se noyaient sans fin, les vicieux, les pervers. Dans quelle dimension tragique l’apercevrait-il un jour ? Il se laissa choir sur la sépulture la plus proche de la mangrove. Une des rares à avoir une stèle de belle envergure à l’ornement épigraphique soigné.
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Une petite pluie fine se mit à tomber, grisant l’espace et rafraîchissant l’atmosphère jusqu’au soulagement. Désiré Ragot remonta tranquillement l’allée 6 vers l’atelier à matériel. Miss Sunshine l’y attendait. - Tu as quelque chose pour moi ? Le questionna-t-elle dès qu’elle l’aperçut. - Bien sûr ! J’ai ton cadeau. Un sourire radieux s’accrocha sur le visage de la jeune fille. Un de ces sourires pour lesquels on pourrait se pendre, songea Désiré Ragot, ragaillardi par cette présence imprévue et prometteuse. - Où étais-tu ? reprit-il, je ne t’ai pas vue depuis un bon mois. Elle éluda la question. Se pendit à son cou et chuchota en l’embrassant. - Dédé, fais moi l’amour. C’était ainsi depuis qu’il l’avait rencontrée. Cette fille était inespérée. Bien sûr, elle n’était pas comme les autres, elle était changeante, versatile, violente parfois, lointaine souvent mais elle avait le visage de l’enfance et son innocence spontanée. Il lui passait tout, les longues absences comme
les rendez-vous manqués, les conversations interrompues comme les fous rires inexpliqués afin de profiter de cet instant unique où il pouvait la serrer tout contre lui, où elle n’était que caresses et cajoleries de toutes sortes. Au lit, il le savait par d’autres, il n’était pas un seigneur. Cette médiocrité ne la gênait pas. Semblait la rassurer même. Elle se mit à rire et à tourner sur elle-même jusqu’à se jeter contre lui, essoufflée. - Montre-moi mon cadeau. Implora-t-elle. - Viens. Il est là. Il ouvrit la porte coulissante de l’atelier puis la referma derrière eux. Elle frissonna. Ses gestes étaient saccadés et elle clignait des yeux. - Viens, répéta Désiré en saisissant délicatement sa frêle main blanche. Ils se dirigèrent vers une armoire. - Ouvre ! Miss Sunshine le dévisagea, une sorte de tension s’était emparée d’elle. Elle tremblait. Désiré sentait la petite main vibrer dans la sienne. Il en était heureux et aussi impatient. - Mais ouvre donc ! Reprit-il. Elle posa ses deux mains bien à plat sur la porte puis attendit quelques secondes. Elle ne voulait pas être déçue. Très lentement elle actionna les poignées et ouvrit la porte à deux battants. Le souffle coupé, elle contempla l’intérieur de l’armoire. Sur l’étagère centrale, trois grosses boîtes de lait s’alignaient. Désiré Ragot, sûr de lui, guettait d’un œil égrillard ses moindres réactions lorsque derrière eux le tintamarre soudain de poubelles renversées sembla réveiller Miss Sunshine qui tressaillit. Désiré tout à son projet libidineux, la rassura hâtivement. - C’est pour toi, c’est tout pour toi. Viens maintenant !
Claudine Jacques
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Les autres à ses pieds étaient des tombes entourées de quatre planches de bois, parfois peintes, parfois brutes, recouvertes de gravier blanc ou de sable. De celles qui peu à peu, aux grandes marées, se remplissaient d’eau. Mais on n’y pouvait rien, le cimetière devenait exigu et s’étalait jusqu’aux arroyos voisins. Devant lui des vases étaient tombés emportés par le poids de faux pétunias en plastique violet décoloré, des feuilles et des tiges bleues jonchaient le sol. Pour Désiré Ragot qui continuait à s’essuyer le front en regardant fixement les fleurs brûlées, il n’y avait aucun doute, il s’agissait là de traîtrise, le corps absorbé, ingurgité par le cloaque perdrait ses dents, l’âme avalée ne pourrait hurler qu’en silence jusqu’à la fin des temps. Celui-là, personne n’en entendrait plus parler.
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Nicolas
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Les heures italiques Roman
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Et c’est ainsi que les hommes vivent. Ici et ailleurs. En Nouvelle-Calédonie : Manuel, Roger, Daniel, Moueaou, Yashar, Camille et les autres. Caldoches, Kanaks. Des gens ordinaires liés par la famille ou l’amitié. Des choses extraordinaires ou non tissent la vie : un procès pour meurtre, le travail quotidien, la fatigue, le souvenir amer d’un passage à tabac, une danse, une marche dans la nature, la volupté d’une baignade, l’attente d’un bateau pour emmener l’éternel exilé vers une terre rêvée. Et puis les rêves, les douleurs, les amours, l’entraide, les peurs, ici comme ailleurs. En Inde où rêve un pêcheur. À Sarajevo après la guerre, où le Calédonien Manuel, près de sa famille européenne, est confronté aux vestiges du siège de la ville. Avec Fakan, Niazz ou Lida, marqués à jamais par la violence d’une guerre absurde qui a tout écrasé sur son passage. Et dans ce beau roman douloureux, Nicolas Kurtovitch plaide pour l’accord entre humains et communautés qui partagent une même terre.
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Extrait ... Des minutes passèrent. Des heures passèrent. Plusieurs, je crois. Le vieil homme était toujours au milieu du terrain de football. Un mauvais terrain, parsemé de méchantes pierres de vieux corail, avec à chaque extrémité de vagues poteaux espacés d’une incertaine distance réglementaire de sept mètres et une transversale pas du tout rectiligne, et encore des bâtiments sans étages tout autour ; un terrain délicat à jouer avec sa pente régulière du but sud vers le but nord et ses cailloux de corail, pointus, affleurant en plein milieu d’une des surfaces de réparation. Un mauvais terrain mais c’était le nôtre, le soir et les dimanches on s’y plaisait bien, adolescents et adultes mélangés. Ces jours joyeux sont bien loin maintenant. Le crépuscule. Après tout ce temps, il était encore à genoux, ou peut-être assis, je ne me souviens plus, avec ces deux porteurs de haches, stupides, arrogants et inutiles, se tenant debout, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche, fiers et forts. Se prenaient-ils pour les bourreaux futurs, tant ils essayaient de le paraître, fiers et forts avec leur semblant de rictus qui se voulait de la concentration, ou de la gravité. Personne ne pouvait faire quoi que ce soit pour lui, on ne pouvait qu’espérer qu’aucun des ces deux imbéciles, croyant entendre un ordre venu des « jurys populaires » assis à même le sol, ne donne un méchant coup au vieil homme. Le temps s’était écoulé si lentement que j’avais eu tout loisir de m’interroger sur ce qu’être meilleur pouvait bien signifier dans le cours de ma vie déjà écoulée. La nuit était tombée et pratiquement personne n’avait remarqué le petit attroupement formé autour de moi et celui qui, tenant le sabre d’abatis me forçait sans s’en rendre compte à m’interroger sur mon histoire. Ils étaient là croyant œuvrer pour « la cause », ses acolytes autour de moi devaient avoir un sentiment identique et ils étaient totalement sans contrôle, le moindre geste déplacé de ma part pouvait avoir de graves conséquences telépisodes
Lorsque j’ai senti sur ma gorge le fil de la lame du sabre d’abattis, je me suis dit ; « j’aurais dû essayer, vraiment essayer, d’être meilleur ». Pour être meilleur, cet homme auquel nous aspirons tous, que fallait-il faire quand il était encore temps ? Et quelle sorte d’homme je serais aujourd’hui ? Quelqu’un de sensible, de très attentif au monde. Savoir entendre, être à l’écoute, savoir donner les réponses espérées, faire les gestes attendus, et justes. Malgré la sensation du froid métallique se propageant dans tout mon corps je cherchais, en faisant attention de ne bouger ni ma nuque ni mes épaules, à comprendre ce qui était en train de se passer dans cette petite île, cailloux dans l’océan, confettis d’empire, et à prévoir ce qui aller se passer dans les minutes à venir. Devenir meilleur ! Le rêve n’était plus réalisable. Alors quoi ? J’espérais ne pas mourir, ne pas être blessé non plus, ni être avalé par une pâle nuit de juillet qui s’était installée lentement, comme par obligation, entre les branches de flamboyant, grosses de longues cosses vertes, promesses de fleurs et de fêtes à venir, dans quelques mois, en décembre. Il y avait l’herbe sous mes pieds, contre ma peau le long de mes cuisses, je sentais, en me concentrant le contact pointu des brins, les plus longs qui s’essayaient à se glisser sous le tissu de mon short. Certains y arrivaient, c’est ceux-là que je sentais. Ce n’était pas désagréable, tout au contraire ces brins d’herbe me distrayaient, ils m’autorisaient un échappatoire et je me concentrais sur leur présence, sur la sensation d’une légère piqûre sur ma cuisse, cette démangeaison, en d’autres circonstances, serait très vite devenue insupportable. J’arrivais ainsi, durant quelques instants, à oublier le lieu et les circonstances, puis un mouvement, une voix, un cri, me ramenaient à ma situation ; le danger était bien réel, je devais faire très attention à mes mouvements et à ce que je serais amené à dire.
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lement ils espéraient le sang comme signe du combat, de l’engagement et de la victoire. Je ne bougeais pas, j’attendais, je pensais et parfois je regardais le vieil homme qui ne pouvait pas me voir et la foule qui ne me voyait pas davantage, par petits groupes, disséminée autour de lui. Quinze ans après ces heures au cours desquelles l’idée de mourir stupidement, à l’insu de tous, m’a plus d’une fois visité, mêlée aux hésitations de comment être meilleur, comment atteindre l’utopie d’être un homme juste, je suis bien vivant. Mais que suis-je devenu ? Suis-je cet être idéal, capable de davantage de bien et de bonté qu’il y a longtemps ? Suis-je pondéré dans mes jugements, posé dans mes décisions, serein dans mes combats, attentif alors que je reçois et entend, critiques et conseils ? Suis-je celui-là que je regrettais alors de ne pas être en train de devenir faute d’efforts continus et bien guidés ? Ai-je réussi durant ces quinze dernières années, alors que je suis devenu, semble-t-il, un homme averti et connaisseur, cherché à être meilleur comme je me l’étais ordonné ? Oui, je le crois. Mais rien n’est acquis définitivement dans ce monde –ni dans l’autre, j’imagine. Je crois cependant avoir pour le moins essayé. Je le devais au jeune homme que j’avais été ce jour là. Ce Manuel, dont la gorge a quelques jours durant, gardé la marque de la lame en un trait fin et rose. J’ai essayé, en tout premier lieu en cherchant à comprendre les choses, pourquoi ce qui arrivait, arrivait effectivement, comment cela se passait et vers quoi cela nous conduisait. Une chose dont je suis encore aujourd’hui certain, je le savais déjà, le chemin qui mène au but est le but lui-même. Il ne peut y avoir entre l’un et l’autre de différence fondamentale, tout au contraire il y a une identité profonde entre la façon d’atteindre le but et la nature même du but, plus certainement ce qu’il sera devenu. La façon de construire l’avenir est l’avenir lui-même, de cela je suis toujours convaincu. Le soleil disparu derrière la falaise et les rangées de cocotiers la couronnant. Personne n’y avait fait attention et pourtant, cette brusque altération de la luminosité, en jetant une ombre définitive sur les gros flamboyants et leurs branches épaisses s’avançant jusqu’au-dessus des toits des petites maisons en bois, disséminées un peu plus
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loin, augmentait mon inquiétude. Je n’arrivais pas à imaginer une issue favorable. Ce qu’entreprenaient ces individus ne relevait certainement pas du même plan ayant conduit plus de trois cents militants de la cause indépendantiste à envahir cet espace scolaire, privé et confessionnel. Une école par ailleurs la moins encline de toutes, à s’opposer au projet d’émancipation du peuple kanak. Ils y étaient les bienvenus, les militants de la Cause, même en ces temps troubles où on ne savait trop qui était un militant convaincu et qui dissimulait sa soif de violence gratuite sous les couleurs du drapeau de l’indépendance. Ces quelques individus qui m’entouraient, me dissimulant à leurs compagnons, agissaient en marge, incontrôlables ils n’entendaient suivre aucune autre directive que les leurs. J’avais froid. Il était temps que cette piètre plaisanterie se termine. J’étais bien loin d’imaginer la suite des évènements.
... le chemin qui mène au but est le but luimême...
Nicolas Kurtovitch
nouveautés
épisodes
‘‘Lorsque j’ai senti sur ma gorge le fil de la lame du sabre d’abattis, je me suis dit : « J’aurais dû essayer, vraiment essayer, d’être meilleur. »’’ Ces mots qui ouvrent le roman plongent le lecteur dans le feu de l’action d’un univers aux couleurs crépusculaires. Les heures italiques Les Heures Italiques sont les heures qui précèdent le coucher du soleil. Menacé de mort, durant ces quelques instants qui pourraient être le soir inattendu de sa vie, Manuel pense à l’homme qu’il aurait pu être. Le ton est ainsi Ce qu’en pense donné : le roman explore la vie des hommes, relate leurs aventures, Florence Rouillon fait partager leurs espoirs, leurs aspirations et leurs renoncements. Dans ce roman bouleversant, d’une incroyable force, sombre souvent et beau comme un crépuscule, le lecteur découvre des personnages en proie à leurs rêves, à leurs déchirures, choisissant d’accomplir librement leur destin ; les histoires vagabondent comme en une promenade où l’on rencontre des gens dont le parcours singulier semble sans rapport avec les pages lues précédemment. Sur les pas de Manuel, dont les voyages et les lectures organisent le récit, le lecteur croise Roger, Daniel lors de son procès, Moueaou qui vit dans un squat près de la mangrove, dans une « Venise posée sur la boue », et qui échappera à la fatigue par l’écriture et par le choix résolu du départ ; le lecteur suit Camille, Léa, Yassar, le vieillard obstiné mais attachant qui attend le bateau qui viendra le chercher et conte des histoires à Victor, l’enfant à l’esprit vif, cloué dans un fauteuil. A Sarajevo, la ville cousine de Nouméa, entourée de collines, ce sont d’autres rencontres : Fakan, Niazz et Yuka, un adolescent terré dans une bibliothèque et coupé de tout, comme mort au monde après la guerre. Car l’horrible conflit qui a ravagé Sarajevo ne se lit pas seulement sur les murs de la ville, il s’inscrit aussi dans les âmes. C’est ainsi que l’on découvre Lida, mystérieuse, énigmatique, dont le destin tragique est révélé dans une page inoubliable et terrifiante où le suspens va croissant. Après s’être montré remarquable portraitiste, Nicolas Kurtovitch dévoile ici toute sa maîtrise de l’art du récit. (...) Les Heures Italiques se lisent comme L’Odyssée : chaque chapitre est un chant où se décline la définition de l’homme, où s’expose la relation de l’homme au lieu qu’il habite, au lieu que la bonté rend beau ou dont l’anéantissement de l’humain en l’homme fait un enfer. Chaque chapitre explore les multiples combinaisons qui mêlent l’amitié, l’amour et la famille. Les personnages tour à tour apportent leur réponse à l’épineuse question de la volonté et du bonheur. Manuel parviendra-t-il à sauver Lida de la police et d’elle-même ? Les personnages, aspirés par leur gouffre intérieur, parviendront-ils à se réaliser et, comme dans le rêve du tailleur, à trouver beau le jardin de leur vie au coucher du soleil? Les Heures Italiques, par leur volonté de peindre le monde ont cette résonance universelle des vrais textes littéraires. C’est un grand roman que nous offre à lire aujourd’hui Nicolas Kurtovitch.
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Elle et Lui Jean-Pierre Smadja
Elle et Lui, assis à une table, regardent en face d’eux sans parler. Un moment passe... Elle émet un léger raclement de gorge.
épisodes
ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE :
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LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE : LUI : ELLE :
Hum... Tu as dit quelque chose ? Non ! C’est bien ce que je pensais. C’est-à-dire ? Non, rien. Mais si, qu’est-ce que tu veux dire ? Moi ? Rien ! Ah ! C’est bien toi, ça ! Quoi, « c’est bien moi » ? Tu ne dis jamais ce que tu penses ! Mais... j’ai rien dit ! Justement ! Quoi « justement » ? Oh je me comprends ! T’es bien la seule ! Ah tu ne vas recommencer, hein ! Ah, parce que c’est moi qui recommence ! Évidemment, tu vois pas comment tu me parles ? Comment ça « comment je te parle », je te dis rien ! Oh, t’as pas besoin de parler pour que je t’entende ! Ah ben c’est la meilleure celle-là ! T’entends ce que je pense peut-être ? Ah, tu vois ! Quoi, qu’est-ce que je vois ? Tu ne dis pas ce que tu penses ! Mais je pense rien ! ! ! De toutes façons, c’est toujours la même chose avec toi ! Allons bon !... Oh et puis c’est pas la peine, tu comprends rien !... Silence Mais enfin, qu’est-ce que je t’ai fait ? Rien ! Ben alors pourquoi tu fais la gueule ? Je ne fais pas « la gueule » comme tu dis ! Ah ben dis donc, c’est quoi ça alors ? C’est : RIEN ! (il hésite un moment)... euh... dis-moi... t’as tes... Mes quoi ? Ben, tes... tes trucs, quoi... Quels trucs ? Ah mais, tes machins, là, tes... MES QUOI ? Oh mais tu sais bien quoi... tes... Non ! je n’ai pas mes règles si tu veux le savoir !
théâtre
NOIR
épisodes
LUI : Ben alors qu’est-ce que t’as ? ELLE : Rien, je te dis, rien !!! J’ai « RIEN » ! ! ! LUI : Quand tu dis « rien » comme ça, c’est que tu as quelque chose ! ELLE : Eh ben non justement, je n’ai rien, rien, rien ! LUI : Tu crois pas que ça irait mieux si tu me disais... ELLE : Eh ben je te le dis : j’ai rien, mais alors ce qui s’appelle « rien ». LUI : Qu’est-ce que tu veux dire ? ELLE : Rien d’autre que ce que je dis ! LUI : Putain, mais c’est pas vrai... t’es pas heureuse ou quoi ? ELLE : Si ! Je suis parfaitement heureuse ! LUI : C’est quoi encore ça ? ! ELLE : De toutes façons, tu ne comprends rien. LUI : Mais quoi je comprends rien ! ? ! Quand je te demande ce que tu as, tu me dis que t’as rien, si j’insiste, tu me répètes que t’as rien du tout, que tu es « parfaitement » heureuse, alors, merde, quoi ! qu’est-ce qu’il y a ? ELLE : Ah, je t’en prie, ne crie pas, hein ! LUI : Mais je crie pas ! ! ! ELLE : Vous êtes bien tous les mêmes ! LUI : Ça veut dire quoi ça ? ELLE : Ça veut dire que vous êtes tous pareils ! LUI : Ah bon, parce que t’en as plusieurs ! ELLE : Ne détourne pas la conversation, s’il te plaît ! LUI : Ah ! Parce qu’on converse là ? ELLE : Parfaitement, on est en train de converser. LUI : Ah bon... je m’en étais pas rendu compte. ELLE : De toutes façons tu ne supportes pas qu’on te critique ! LUI : Qu’est-ce que ça vient faire ici, ça ? ELLE : Oooh... tu m’as parfaitement comprise ! LUI : Eh ben non, justement je ne te comprends pas ! ELLE : (en pleurs) C’est bien ce que je dis : tu ne m’as jamais comprise... LUI : (veut se rapprocher) Oh, mais écoute... allez, ne pleure pas... ELLE : Ah ne me touche pas, hein, ça serait trop facile ! LUI : Quoi, qu’est-ce qui serait facile ? ELLE : Tu crois qu’il suffit que tu me regardes avec tes yeux de merlan frit, et puis ça y est, hop ! LUI : Bon, ben, écoute, je vais aller prendre l’air... ELLE : C’est ça, défile-toi ! LUI : Faudrait savoir ce que tu veux ! ELLE : Je veux que tu t’occupes de moi ! LUI : Qu’est-ce que je fais depuis une demi-heure ? ELLE : Tu m’énerves ! Depuis une demi-heure, tu m’énerves, tu ne t’occupes pas de moi ! LUI : (soudain très câlin) Oh, mon bouchon, je sais pas si je ne m’occupe pas de toi, mais toi… tu occupes toute ma vie... ELLE : (radoucie) C’est vrai ça ? LUI : (se rapprochant) Bien sûr que c’est vrai, qu’est-ce que je ferais si tu n’étais pas là ? ELLE : (avec une petite moue) J’aime pas quand t’es méchant. LUI : (tendrement) Mais je suis pas méchant, mon bouchon, j’essaie simplement de te comprendre... (il la câline) C’est pas facile... ELLE : (soudain furieuse) Ah tu vois tu recommences ! ! !
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Le conte, vecteur des identités culturelles Contes et légendes traditionnels kanak en Nouvelle-Calédonie
épisodes
Amélence Darbois est née en 1972, à Dongou au bord de l’Oubangui. Voilà quatorze ans qu’elle a quitté son Congo-Brazzaville natal pour rejoindre son mari en Nouvelle-Calédonie où elle exerce le métier de bibliothécaire. à Koné, elle aide à monter une bibliothèque associative dans le but d’introduire le livre dans les tribus. Elle est membre de l’association Tangadé, regroupant les conteurs du Nord.
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conte
Qui suis-je ? On dit que je suis androgyne : mi-homme, mifemme. Homme par mes muscles. Femme par ma gestuelle. Je suis un être double, assis sur deux branches différentes. J’ai deux pieds qui m’entraînent dans une marche nonchalante. Quand le pied droit m’invite à avancer, dans le droit chemin, le pied gauche me présente des merveilles du chemin gauche, en reculant. Qui suis-je ? Je suis vide… Je suis rien ? Suisje « emboucané » ? Sauf mes pieds qui hésitent et qui m’entraînent par-ci, par-là… Des kilomètres, des kilomètres que je marche, hésitant, balançant, reculant…, que j’erre, que j’erre, que j’erre. Je suis Koi1. Après avoir marché longtemps, il s’allonge sous le banian.
Koi
Mais qu’est-ce qui se passe, je me sens bizarre. Je ne vois plus rien Où es-tu le crâne ? Le crâne
Mes yeux sont dans tes yeux. Koi
Ah ! Mais tu es en moi. Tu es moi ! Le crâne
Oui, et je dis ouf ! Enfin. Je suis bien dans ma nouvelle maison. Koi
Quoi ? Je ne suis pas une maison. Qui es-tu ? Le crâne
J’étais Mwakeny2 de mon vivant. Je suis devenu Uu3 au pays des morts. Maintenant, je veux redevenir Mwakeny en habitant dans tes yeux.
Scène 2 : Rencontre Koi – crâne
Koi
Koi
Quoi ? Mes yeux, j’en ai besoin. En plus, je ne veux pas mourir…
Que le repos est bon ! Un peu de vent ; hum ! Et ces racines, qui caressent mon visage. L’errance est bonne de m’avoir conduit jusqu’ici. Le crâne
Bienvenu. Je t’attendais, depuis longtemps. Koi
Qui parle ? Le crâne
C’est moi le crâne, accroché là sur la racine près de toi. Tu ne vois pas mes yeux brillants ? Mes yeux d’or ? Koi
Si, mais je n’en crois pas mes yeux. Le crâne
C’est ça, regarde-moi bien. Scrute-moi, prends mon regard. Oui, comme ça.
Le crâne
Non, tu ne vas pas mourir. Au contraire, avec mes yeux, tu auras le pouvoir de lire les pensées des êtres vivants. Tu vivras éternellement. Tu deviendras intemporel… Tu t’appelleras désormais Boucan. Boucan
Comment est-ce possible ? Tous les Boucan sont des mortels… D’où me connais-tu ? Oui, j’ai toujours essayé de penser que j’étais « emboucané », que j’étais un boucan4 ambulant. Le crâne
De mon vivant ; avant, avant ; j’étais Mwakeny guérisseur, propriétaire des plantes médicinales, et détenteur de leur pouvoir. Je connaissais la vie de chaque être vivant, comme la paume de ma main. Un jour mon meilleur ami, m’a joué un mauvais tour, en tuant mes trois enfants.
Veut dire : il n’y a pas en langue Némi de la région de Hienghène. - 2 Prononcer (Mwakègne). Un Lutin très rusé qui habite la forêt (en Némi). Il est maître des plantes et détenteur de leurs pouvoirs. - 3 Prononcer Où. - 4 Un mauvais sort. Une malédiction.
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épisodes
Scène 1 : Monologue
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Grand silence... Oui, trois enfants. Ce chagrin m’a précipité prématurément au pays des Esprits. Ne voulant pas de moi, les Esprits m’ont renvoyé… En transformant mon apparence physique : mon être unique s’est transformé en deux yeux d’or. Je t’offre mes yeux, mon être et mes pouvoirs.
Scène 3 : Monologue Boucan
Scène 4 : Boucan – Femme Roussette Boucan
Bonjour « Femme Roussette » ! Femme-Roussette
Bonjour l’étranger. Je ne suis pas une femme. Boucan
Avec mes quatre yeux, ma vision GPS, j’ai une vue panoramique. Je vois : une montagne, sur laquelle est aménagée la place du troc5. Elle accueille des hommes chargés de marchandises. La place du troc surplombe une baie, offre une vue dégagée sur une mer multicolore. En arrière-plan, on voit la forêt, les grands kaoris, les pins colonnaires… Le soleil habille de ses rayons dorés cette peuplade qui fourmille et s’affaire pour échanger… Tiens, il y a une roussette géante, elle ressemble à une femme, assise sur un rocher. Elle scrute le soleil… Elle m’intrigue… Il arrive sur la place du troc. Boucan
Des hommes forment un demi-cercle, dans lequel les marchandises sont posées en plusieurs rangées. Il y a d’un côté, les produits de la mer : poissons, langoustes, coquillages et de l’autre, les produits de la terre : ignames, taros, roussettes. De part et d’autre, il y a des monnaies traditionnelles. Je lis tant de pensées dans le regard des hommes. Il y a un homme qui négocie l’arrangement du mariage de sa fille. Un autre voudrait échanger des roussettes contre des coquillages. Un autre prépare un piège, pour voler… Tiens, je n’arrive pas à lire les pensées de « Femme Roussette »… Il se dirige vers elle.
Qui es-tu ? Femme-Roussette
Je m’appelle Roussette. Je suis ni homme, ni femme. Je suis Damwet6. A la fois, homme mammifère, femme accrochée sur une branche, la tête en bas, le regard enfoui dans la terre, je nourris mon bébé aux seins. Je suis la nuit et le jour. Disons plutôt, le jour : mes yeux refusent d’accueillir le sommeil depuis qu’ils ont assisté, sans aucune défense, au massacre de mes trois « boutures- petits ». N’ayant pas supporté le choc, leur père est parti au pays des Esprits… Oui, un massacre commis par un homme Yanek7, armé de sa bibich8. Je regarde le soleil… Je prie le soleil afin qu’il vienne éclairer les cœurs des hommes dans le respect de cycles de vie… Boucan
Je pourrais t’aider, je sais lire dans les regards… Roussette
Alors que lis-tu dans le mien ? Boucan
Rien, justement je n’y arrive pas. Roussette
Je suis comme un fantôme depuis la mort de mes petits. Mais ton regard est à la fois apaisant et vivant… J’aimerais bien l’épouser… Boucan
épisodes
épouser uniquement mon regard sans mon corps, c’est idiot !
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Marché. - 6 Veuve, en Némi. - 7 Prononcer Yanèk. Un homme d’un âge mûr, en langue Caac, de Pouebo. - 8 Un lance-pierre.
conte Roussette
Sowen
J’épouse les deux : regard et corps, si tu le désires.
Hommes et femmes rassemblés sur cette place du troc, pour échanger, pour parler, pour créer des liens, se rencontrer simplement… Boucan et Roussette présents au milieu de vous, veulent, non pas échanger leur cœur, mais faire le troc de leur regard, de leur cœur, de leurs pensées, de leurs sentiments… Ils vont s’unir pour s’entraider mutuellement, se compléter… Roussette, tu t’appelleras désormais Ilëri10 et toi Boucan : Âboro11 . Maintenant Femme et Homme regardez-vous dans les yeux. Si vous êtes en accord avec vos regards respectifs, donnez-vous la main en signe de consentement, symbole d’union du mariage.
Boucan réfléchit… Son cœur bat comme les « bwandjep »9 rythmant un pilou de noces, ses yeux tournent comme un cyclone… Roussette se dirige vers la foule. Elle revient accompagnée d’un homme, le maître du mariage à l’occasion d’un troc. Il s’appelle Sowen.
Scène 5 : Mariage Sowen
Boucan, es-tu prêt à partager ta vie avec Roussette ? à te marier? Boucan
Oh, pas si vite ! Mon cœur est devenu percussions, mes yeux et mes pensées tourbillonnent… Je ne vois plus rien, je ne comprends rien…
La foule chant et danse pour célébrer la nouvelle vie de Roussette et Boucan devenus : Femme et Homme pour l’éternité.
Roussette
Scène 6 : Union et la transformation
Oui, Boucan, laisse-toi couler dans ma rivière d’amour ; laisse-toi aller dans mon lit d’amour. Viens découvrir les merveilles et les secrets de mon panier accroché dans mes entrailles… Tu pourras enrichir mon panier, tu pourras l’utiliser… Je saurais organiser tes pensées, ajuster ton regard, t’apprendre à regarder…
Ilëri, j’ai cru apercevoir mes propres pensées dans ton regard. Je me sens libéré, je vois clair… Je veux m’installer, avec toi, sur cette montagne. Je construirai une case comme personne ne l’a fait ! Je voudrais avoir des enfants avec toi…
Les mots de Roussette font naître des lucioles dans les yeux de Boucan.
Aboro
Ilëri
Aboro, tu parles comme mon ancien mari : Mwakeny le guérisseur…
Boucan
Oui, Roussette. J’accepte ton invitation. Je voudrais pénétrer dans tes entailles pour effleurer ses secrets… Je voudrais aussi te livrer les miens. Dans ton regard, je commence à lire l’amour, le chagrin, le bonheur…
FIN Amélence Darbois
Sowen
Je vois que vos cœurs s’ouvrent… et commencent à se parler… Suivez-moi.
9 Instruments de percutions fabriqués avec des écorces d’arbre ou de fibres de cocotier. - 10 Prononcer Ilêri. Veut dire femme, en langue Paîci. - 11 Prononcer Imboro. Signifie homme en langue Paîci
épisodes
Arrivé au centre du cercle, Sowen appelle l’attention de tout le monde en soufflant dans un coquillage.
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Traduction Patricia Worth
Je m’appelle Patricia Worth, je suis Australienne, née à Brisbane où j’ai vécu la plus grande partie de ma vie. En 1997, j’ai déménagé à Canberra. Je suis mariée avec trois fils, jeunes adultes. Tutrice en anglais et en français, je suis étudiante en Master de traduction à l’Université nationale d’Australie.
épisodes
Depuis quelques années je travaille sur des textes d’auteurs du Pacifique français. En NouvelleCalédonie, Claudine Jacques, Nicolas Kurtovitch, Déwé Gorodé. En Polynésie française, Chantal Spitz.
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traduction
Protect yourself from life and the suffering to come, wrap yourself in strands of barbed wire until your hands are scratched, believe that once your heart is barbed, nothing and no one will be able to dig out channels of despair. And when, moving awkwardly, unthinkingly, a bead of blood forms under the first spike, stop for a brief moment, then, in the secret refuge of your body, tell yourself it’s nothing, it could be worse, but make yourself stronger, cast other strands, those of silence. Artisan numbed by his own pain, Christ with a blank gaze on a tasteless colour print, lacking humility, a fragile man, bruised, wounded by feelings degenerated or desires ungratified trying to forget this immense fear now tormenting him: remaining alone in himself. The paradox is there, infernal and subtle. Should you open up or close off? Be silent or speak? Give in or arm up? Or simply hope? In your anguished wait, contemplate the rust eroding the strand of wire bit by bit, watch it fall in the red dust of dried blood, breathe easier and convince yourself: it takes time to free yourself from your chains. Se protéger de la vie et de la souffrance à venir, s’entourer de fils de ronce artificielle jusqu’à s’égratigner les mains, croire qu’une fois son cœur barbelé, rien ni personne ne pourra y creuser les ravines du désespoir. Et lorsque par hasard, lors d’un faux mouvement, une goutte de sang perlera sous le premier piquant, s’arrêter un moment si court, se dire alors, dans le secret abri De son corps, ce n’est rien, ce pourrait être pire, mais se fortifier davantage, tendre d’autres fils, ceux du silence. Artisan stupéfait de sa propre douleur, Christ au regard fixe sur chromo de mauvais goût, l’humilité en moins, homme fragile, meurtri, blessé par des sentiments qui tournent mal ou des désirs inassouvis, qui tente d’oublier cette immense peur qui désormais le taraude : rester seul en soi. Le paradoxe est là, infernal et subtil. Faut-il s’ouvrir ou se fermer ? Se taire ou parler ? Se livrer ou s’armer ? Espérer seulement ?
Poème de Claudine Jacques in Les cœurs barbelés.
épisodes
Dans cette attente angoissée, contempler la rouille qui ronge peu à peu le fil de fer, la regarder tomber en poussière rouge de sang séché, respirer plus à l’aise et s’en convaincre : il faut du temps pour se libérer de ses chaînes.
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Plantes du littoral Bernard Suprin vient de publier aux Editions Photosynthèse Plantes du littoral en NouvelleCalédonie. à travers ce volume richement documenté et illustré par une iconographie de qualité, l’auteur nous livre le meilleur de ses fiches parues dans les Nouvelles calédoniennes pendant dix ans, fruit d’années de patientes compilations et de milliers d’heures de terrain. Ces dossiers clairs et concis fourmillent de renseignements souvent étonnants, parfois inédits, enrichis de nombreuses anecdotes.
L’ouvrage est un espace de partage du savoir. Il nous apprend tout ce qu’il faut de la plante ou de l’arbre, le nom scientifique et vernaculaire, l’origine, la répartition et l’habitat mais aussi les usages que l’homme en fait. Nous apprenons que sur un îlot, on peut trouver des pois comestibles, se soigner, attacher, se savonner, teindre, s’éclairer,... L’ouvrage offre aussi de pré-
cieuses informations sur des espèces endémiques rares, parfois presque éteintes. Exemple : le tani ou Pittosporum tanianum une espèce dont la disparition officiellement déclarée en 1994 en faisait la première espèce calédonienne dont on avait assisté à l’extinction. La redécouverte par l’auteur d’un pied en 2003 mènera à la sauvegarde de l’espèce puis à sa reproduction à grand échelle par germination.
Extrait...
Mystérieux vers de terre rouge Au cours de mes pérégrinations dans le Grand sud, il m’est arrivé de rencontrer des créatures vermiformes poussant sur des tiges d’arbustes. Une telle vision ne s’oublie pas ! C’était à la fin des années 1970, et je travaillais à l’ORSTOM, affecté à la récolte des plantes d’intérêt médicinal. Jamais je n’avais vu de choses semblables : des sortes de vers épais, tortillés, fascinants par leur aspect répugnant. Avec leur consistance cartilagino-caoutchouteuse, de couleur rouge brique à ocre, ils jaillissent du tronc de quelques arbustes. Pouvant mesurer jusqu’à 10 cm de longueur, ils se présentent habituellement groupés vers la base du tronc, mais peuvent aussi s’observer sur les branches. En ce cas, ils sont de taille plus réduite. J’ai harcelé tout mon entourage autour de moi pour en savoir plus : s’agit-il d’un végétal, d’un animal, d’un champignon ? Est-ce un parasite ? Est-ce méchant ? Hélas, j’ai fait chou blanc sur toute la ligne.
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nature « Le mystère est à présent en partie résolu – il s’agit d’une gale induite par un champignon. Voyez la réponse de Quentin Cronk que j’ai reçue ci-dessous. « C’est une gale formée par un champignon du genre Exobasidium de la famille des Exobasidiaceae, à moins qu’il soit à présent rangé dans les Cryptobasidiacea. C’est très intéressant de savoir qu’il vit sur Litsea (jusqu’à présent on ne le connaissait que sur Laurus, de la même famille). Il est possible qu’il s’agisse d’une nouvelle espèce. Cette famille comprend un très petit nombre d’espèces, principalement tropicales, dont les hôtes sont des Lauracées, mais aussi des Éricacées et des Rhamnacées. Il y a 5 - 6 petits genres dans la famille, induisant la formation de grandes gales spectaculaires sur leurs hôtes ».
Exobasidium hachijoense au Japon, appelé « motibyou ».
Jusqu’à preuve du contraire, donc, le proche parent de ces créatures du Grand sud ne vit qu’au Japon, sur une Lauracée également, et nulle part ailleurs. La photo des « vers » japonais montre effectivement une grande ressemblance avec ceux de la Plaine des Lacs. À la question « pourquoi seulement en ces deux endroits si éloignés et au climat si différent ? », il convient de répondre prudemment et en toute humilité « on constate, on n’explique pas ! » La très riche biodiversité calédonienne n’a pas d fini de nous surprendre !
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Poursuivant mes investigations, je me suis adressé au Museum National d’Histoire Naturelle à Paris qui n’a pas pu me renseigner non plus. Des années après, j’ai revu mes créatures au même endroit. Plusieurs arbustes en étaient garnis. J’ai commencé patiemment à recueillir des informations sur le terrain. J’ai d’abord constaté que les pieds « infectés » appartenaient toujours à la même espèce de Lauracées, Litsea triflora, endémique. Bien que la plante soit relativement commune dans le maquis minier, je n’ai observé des pieds « verminés » que sur une aire très limitée d’environ un hectare. Deuxième observation : l’apparition des créatures intervient en septembre comme lors de la première fois. Dès lors, j’ai décidé de suivre l’affaire de près et ai multiplié les visites. J’ai alors pu préciser que les chimères « naissent » en fin de saison fraîche. Elles sont d’abord menues, rouge vif en émergeant à travers l’écorce. Elles poussent à grande vitesse. 10 à 12 jours plus tard, elles sont « adultes » et arborent un ton rouge gorgone insolent. Par la suite, elles semblent « faner » : la couleur vire au rouge brique, puis au marron havane, et enfin au gris terreux. En novembre, elles « meurent ». Elles racornissent et noircissent en séchant. En décembre, les « vers » sont tombés. Toutes mes observations ultérieures (suivi sur cinq ans environ) confirmeront cette évolution dans le temps. Cependant, je restais toujours sur ma faim, ne sachant aucunement de quoi il s’agissait. J’avais fini par penser qu’il s’agissait d’un champignon. L’enquête piétinait, car entre temps, un mycologue à qui j’avais envoyé des échantillons n’avait décelé aucun des caractères propres à ce groupe. Constatant que les pieds mères souffraient de la présence de ces ...choses, j’en ai très justement déduit que ce pouvait être un parasite. Mais encore ? Beaucoup plus tard, en 2002, j’ai eu l’occasion d’accompagner sur le terrain une spécialiste reconnue des gales le Dr D. Percy, du CSIRO (l’équivalent de l’IRD en Australie). Je lui ai montré des photos. Pressentant qu’une gale pouvait en être l’origine elle m’a proposé d’envoyer les clichés à l’ensemble de son réseau de spécialistes mondiaux des gales grâce au merveilleux outil qu’est l’internet. La réponse – enfin – n’allait pas tarder du Dr Percy. La voici, ci-après, traduite :
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Mathieu Venon
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Chaque baleine est une île
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Œuvres de Mathieu Venon - Textes de Stéphane Camille - Album illustré - éditions Madrépores
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Entendez-vous cette plainte qui s’élève depuis les profondeurs de l’océan ? Cette mélopée venue des abysses, captée par l’artiste et retransmise à la surface de ses tableaux où elle résonne entre les coups de pinceau ? C’est le chant funèbre des baleines, des rorquals, des cachalots.’’ (P. Bonnet Vergara)
plasticien Mathieu Venon s’est plongé dans le ventre de la baleine. Il y a puisé seize œuvres pleines de fascination et d’effroi, où les menaces qui pèsent sur la survie des géants des mers sont à la hauteur de l’émerveillement qu’ils ins-
pirent, depuis toujours, à ceux qui les ont rencontrés. Muni de ses seuls pinceaux, l’artiste s’est fait l’écho de leur détresse et se prend à rêver, pour eux, d’une vie en liberté, dans un sanctuaire utopique. Le poète Stéphane Camille lui prête sa voix, pour traduire en mots, avec un humour teinté d’amertume, l’émotion d’une rencontre inattendue, entre l’art et l’un des grands défis environnementaux du XXIe siècle.
épisodes
Ces mammifères mythiques peuplant nos océans, nourrissent contes et légendes d’hier et d’aujourd’hui. Pourtant, chaque jour, un peu partout sur la planète, les pollutions, les perturbations soniques, la surexploitation des ressources marines, les filets de pêche dérivants, les collisions avec les navires et, bien évidemment, la chasse baleinière réduisent irrémédiablement leurs effectifs. La tête pleine de récits épiques et d’odyssées littéraires, le
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musique
Par le Coran le sang verset, Les « sus à l’ennemi » narrer, Sur la Torah se lamenter, Plus de Shoah, coloniser, Par la Bible un peu psaumé, Et tous ceux qui ont cru s’y fier, Peu Orthodoxe société, Pope-musique mal orchestrée, Jusqu’au-Bouddhiste acharné, Et ce qui ne veulent, pacifiés, Hindou rêve fanatisé, Et l’amour vache décharné, Par les Protestants massacrés, Et contre ces paroles sacrées, Envers et contre ces consacrés, Aux verres je veux me consacrer, Je préfère boire en vérité, Dans un joli service athée Je préfère croire en vanité, Et boire jusqu’à satiété...
Laurent Ottogalli
Tout slam est égal © Crédit photographique : Éric Dell’Erba
Guère de Religion
19 textes de Laurent Ottogalli sur des musiques d’Alain Eschenbrenner, une pure merveille ! En vente partout.
épisodes
Idîles
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L’album « Idîles » de Christine Fabre est sorti cette année pour la St-Valentin. Il réunit 3 morceaux qui parlent d’amour. Le premier est un slam très sensuel, mis en musique par Richard Djian « Le slam de l’âme sœur », le second, mis en musique par le même compositeur, est un charleston gai et entraînant « Tu prends toute la place ». Le dernier morceau, « l’Amour vrai » a un style très différent puisqu’il s’agit d’un texte mi-chanté, mi-parlé, dans le style Gainsbourg, accompagné à la guitare. Les paroles sont toutes de Christine Fabre, cette auteure qui après avoir vu plusieurs de ses livres publiés et chanté depuis 20 ans un répertoire de standards Jazz/Bossa, a souhaité interpréter ses propres textes. Idîles, donc, une histoire d’amour qui ne fait que commencer... Le site de l’artiste www.christinefabre.net et www.myspace.com/idiles pour écouter le CD. En vente à Compact et à la libraire Pentecost
jeunesse
Claudine Jacques - Illustrations : PAPOU
ĂŠpisodes
Le gardien des lĂŠgendes raconte...
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Les esprits des rivières Jadis, dans le monde perdu d'avant les matins calmes, au temps des Kami, des Kitsune et des Gaki, vivaient dans les eaux trépidantes, cachés sous les roches, transparents dans l'onde ou faisant la planche sur le miroir d'une flaque arrêtée, les esprits des rivières.
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Ceux qui les croisaient au hasard de l'aube ou de la nuit étaient effrayés de leur extrême laideur.
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Tant et tant qu'ils se taisaient et se rapetissaient dans l'ombre de leurs demeures, et ce n'est qu'à la fin de leur vie, aux portes de la mort, qu'ils osaient enfin les décrire...
Que dire aussi de ces petits monstres puissants, au corps d'écailles, de ces tortues à tête de singe, au crâne déformé rempli d'eau ?
Certains promeneurs imprudents se laissaient prendre sur les gués, d'autres lors de paisibles bains.
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Entraînés dans l'eau funèbre, les Kappa les noyaient alors avec délectation et le sentiment d'un devoir accompli.
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Exaspérés, les paysans courageux, las de tant de disparitions, cherchèrent à comprendre. Ils se cachèrent des jours et des nuits pour les observer. C'est ainsi qu'ils apprirent leur secret. L'eau contenue dans le sommet de leur crâne creux était leur force ! Mais aussi leur faiblesse !
On sut alors dans la région entière que la seule parade pour vaincre les Kappa était de les rencontrer à terre et de les saluer poliment. Ils baissaient instinctivement la tête pour rendre la politesse et l'eau s'écoulait alors librement.
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Ils perdaient ainsi tout pouvoir.
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On pouvait alors choisir de les vaincre ou de les aimer.
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C’est fini !
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la chronique de Pierre Humbert
Air du temps Si on parlait de ce qui ne va pas ? d
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On m’a fait l’honneur de me proposer une rubrique dans ce magazine éclectique et, évidemment, de bonne tenue et bien fréquenté, dans laquelle je pourrais parler de l’air du temps. J’en suis fort heureux et aussi fier que quand, tout gamin, on m’a dit que j’allais entrer à la grande école. Il existe des tonnes de façons de parler de l’ambiance de notre biotope, et, pour commencer, je voudrais vous parler de ce qui, selon moi, pourrait être dit sur ce qui ne va pas dans nos contrées, et, vraisemblablement, d’ailleurs, dans celles de nos contemporains… En effet, il y aurait beaucoup à dire sur la justice malvoyante, mais pas aveugle, la police qui cherche et ne se trouve pas, les affaires propres de l’argent sale, l’armée désarmante, la pollution pandémique, l’économie ruineuse, les citadins en campagne et les campagnes
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sans paysans, les peuples coupables de leurs présidents irresponsables, les victoires de César Oscar Molière, les usines sans ouvriers, les travailleurs sans emploi, les salaires sans travail, les chômeurs préoccupés, les jus de fruits génétiquement modifiés et les modifications juteuses. On pourrait aussi parler des hommes à femmes sans parité, des poissons jaunes et carrés avec des yeux dans les coins, des beaux feux glorieux de l’amour de Marimar, des religieux sanguinaires, des pacifistes assassins,
des chemises noires et de la peste brune, des matricules tatoués, de l’argent omniprésent, des extrémistes intègres et de l’intégration des extrêmes, de la politique erratique, de l’insécurité sociale, des assurances pas sûres et des assureurs pas gracieux, des guerres chirurgicales et des dommages collatéraux, des plus jamais ça, des gens sans terre et des terres prétextes, des oiseaux qui se cachent pour mourir, des hétérogènes et des utérins, des médecins mal soignés, des histoires de la géographie, de la culture extensive et de l’exception culturelle, des loft-lanta et des koh-story, de la légende persane et des lettres des siècles. Quand on aura dit tout sur les amis que l’on hait et les ennemis qu’on estime, les regrets qui laissent un goût de remords, les amours détestables et les haines admirables, les vengeances piteuses et les punitions triomphantes, les argousins corrompus et les bandits au grand cœur, les peuples arrogants et les princes perdus, les amants des épouses des hommes infidèles, les dessins animés de seins inanimés, le temps perdu sans recherche, les il n’y a qu’à et les il faut qu’on, les riches sans partage, les pauvres riches d’illusions, les discours sans parole, les promesses sans tenue, les moi je, les pas nous, les oppresseurs bien aimés, la télévision qui se fait son cinéma, les esclaves reconnaissants, les vacances aux colonies, les options obligatoires, les bananes républicaines, les républicrates népotiques et le mandarinat des démoblicains, sans oublier les intégristes allumés, Il restera encore à dénoncer les cons toutpuissants… Il y avait beaucoup à dire, beaucoup a été dit, il faudra beaucoup dire encore et toujours, de peur d’oublier l’espoir de voir ce monde devenir un jour vraiment humain. Il y a plus à dire encore sur ce qui va bien, mais ce n’est pas la peine d’en parler, cela ne fait pas vendre les journaux, ni grimper l’Audimat.
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écrire en Océanie
écrire en Océanie Association, loi de 1901, écrire en Océanie a pour but la promotion de l’écrit, elle agit en collaboration avec des partenaires relais qui ont à cœur chacun dans leur région, dans leur bibliothèque, dans leur école, dans leur maison, le développement de la culture de l’écrit.
écrire concours
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Lauréats du concours «écrire son histoire»
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Nouveau concours
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écrire une nouvelle, conseils & astuces
bienvenue à... nA ccueil
de textes d’auteurs en démarche d’écriture Nathalie Darricau Les années Tivoli Bernard Billot Faut pas y aller Annie Ruinard Carnaval Lina Guerra Le cœur fou robinsonne à travers les romans
Dominique Buzance/Calédolivres à NOUMEA n Maryse Llabador Bibliothèque de BOULOUPARIS Gloria Cherifi FARINO n Bibliothèque KOUAOUA n Monique Mapéri THIO n Bibliothèque de CANALA n Marie-Lyse Sako, Médiathèque de LA FOA n Jacqueline Hovereux, bibliothèque de MOINDOU n Sabine Kojfer à BOURAIL n Nadiège Hervouet à VOH n Amélence Darbois à KONE /POUEMBOUT n Secrétariat de la mairie KAALA GOMEN n Yoan Bailly à KOUMAC n Bibliothèque NEPOUI n POINDIMIE/ TOUHO / HIENGHENE/ HOUAILOU Médiathèque du Nord n Luc Camoui à POUEBO n Françoise Wénéhoua à LIFOU n Mairie à BELEP n Alain Funel et l’Alliance française du VANUATU
L’association écrire en Océanie est soutenue par la Province sud.
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Tous nos remerciements vont vers eux.
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Lauréats du concours «écrire son histoire» Après le concours flash « écrire un jour » qui avait rencontré un grand succès, et révélé les noms de Tristan Derycke, Pierre Humbert, Léopold Hnacipan et Luc Tournabien, écrire en Océanie a lancé récemment le concours « écrire son histoire ». Le texte inédit devait raconter, sous forme de récit de vie, une histoire calédonienne vraie, un souvenir du passé datant d’avant les années 1990.
Un jury composé de Frédéric Ohlen, Tristan Derycke, Macate Wénéhoua et Claudine Jacques s’est réuni pour délibérer pendant la première se-
maine de juillet. Les lauréats qui ont pu lire leurs textes au Salon international du livre océanien, sont les suivants :
1er PRIX :
Léopold Hnacipan avec
Waeleco ! « Pardon mon amour »
2e prix :
Alain Camus / Lucie Woin’hibate Mompass-Aroquiam avec
Bienvenue la vie, simplement la vie
3e prix :
Noëlla Poemate avec
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Histoire d’hier et de deux mains
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Leurs textes seront publiés dans la prochaine édition.
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à vos plumes ! « écrire en Océanie » lance du 1 er octobre 2009 au 1er mars 2010 le concours « écrire une nouvelle ! »
Article 1 : Le thème est libre. Article 2 : L’œuvre devra être écrite en langue française. La production est limitée à 6 pages A4 Article 3 : L’œuvre portera un titre mais ne sera pas signée. Sur une page annexe seront mentionnés le titre, le nom de l’auteur, son âge, son adresse mail et son numéro de téléphone avec la mention : « Si je suis lauréat, j’autorise écrire en Océanie à publier la présente nouvelle dans la revue épisodes Nouvelle-Calédonie. Article 4 : L’œuvre sera envoyée par courrier à écrire en Océanie, BP 133 — 98812 — Boulouparis ou à : ecrireenoceanie@mls.nc avant le 1 er mars 2010 minuit. Les manuscrits ne seront pas renvoyés, ils seront détruits.
d’un libraire et deux partenaires relais. Article 7 : Les décisions du jury sont sans appel. Article 8 : Les meilleurs textes seront annoncés par voie de presse et récompensés par une publication dans épisodes Nouvelle-Calédonie, revue littéraire, avec photo et parcours des lauréats.
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Article 9 : La participation au concours implique l’acceptation totale et sans réserve du présent règlement. Article 10 : L’association écrire en Océanie se réserve le droit de modifier ce concours ou de l’annuler si des circonstances extérieures l’y contraignaient. à bientôt.
Article 6 : Le jury sera présidé par Macate Wénéhoua. Il est composé de deux écrivains,
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Article 5 : Deux catégories sont retenues : Jeunes de moins de 20 ans et Adultes
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Les années Tivoli Nathalie Darricau
Les yeux d’Elsa brillaient. Elle avait réussi par sa seule persuasion à convaincre son prof de lettres de l’UNC de réaliser un photo-reportage : c’est parce qu’une seule chose motivait Elsa en licence de littérature comparée à Nouville, son option de journalisme. Ses parents, ses amies avaient beau lui expliquer que ça serait difficile de trouver du travail, que le secteur de la presse était des plus limités en Calédonie, Elsa voulait devenir journaliste. Suivant son intuition, la jeune Calédonienne, l’accord de son prof en poche, avait décidé de faire un reportage sur une agence de détectives. à Nouméa, il n’y en avait qu’une. C’était réglé : elle essaierait de soulager monsieur Dulluc dans sa prochaine enquête en faisant un stage chez lui. ... “ Stair air way to hea veeeeen...” le vieux air de Led Zeppelin ne laissait plus Elsa en paix. Depuis que son père lui avait fait découvrir cette antiquité, elle fredonnait tout le temps le refrain de façon obsessionnelle.
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... there she kows... Elsa s’était confortablement lovée dans l’unique fauteuil de la salle d’attente du détective installé au Quartier latin, quand la porte du bureau s’ouvrit brutalement. Elle n’avait pas imaginé le père Dulluc comme ça. Il était très vieux, et ne fumait pas le cigare. Il l’écouta sans dire un mot raconter sa p’tite histoire. Albert Dulluc se sentit soudainement fatigué, il ne trouva pas l’énergie de lui refuser le stage. Il y mit une seule condition : qu’elle se débrouille comme elle voulait, qu’elle s’en occupe entièrement, il verrait bien à la fin si des erreurs avaient été commises. Elsa trépignait, c’était mieux que dans ses rêves, elle avait carte blanche. Dulluc lui proposa de travailler sur une affaire récente, la plus banale qui soit, la mort d’Albertine O., retrouvée par des voisins deux jours plus tôt, dans sa maison de la Vallée-des-Colons. Il s’agissait a priori d’une
enquête de routine, d’une mort naturelle, mais l’affaire avait été confiée à un détective car les Police nationale et municipale étaient débordées en ce moment, il y avait engorgement dans les dossiers et cela arrangeait tout le monde. A la fin de l’année, Dulluc présentait sa facture et ils étaient tous contents. Dans ce cas, l’enquête avait été diligentée ipso facto car il n’y avait pas eu de témoins. En sortant de l’agence de détectives, un moment désemparée, Elsa décida d’aller sur place, dans la maison d’Albertine, rue Metzger. Elle savait que le corps avait déjà été transféré à la morgue municipale, elle ne risquait donc pas de tomber dessus ! Quand l’étudiante arriva sur place, son cœur se serra : elle ne s’était pas attendu à une telle tristesse. La tristesse semblait s’insinuer partout dans la maison coloniale, le jardin, à l’intérieur... ‘‘Cette femme ne devait pas s’aimer beaucoup pour prendre aussi peu soin de l’endroit où elle vivait’’, pensa Elsa. Armée du vieux Canon A 1 de son père, elle prit des photos du jardin rectangulaire envahi par les lianes et les papayers. En entrant dans la maison, Elsa faillit faire demi-tour tant l’impression de malaise persistait. Elsa pensait à cette chanson de Brel que sa mère écoutait en boucle ces derniers temps : « Les vieux ». Vu les photos qui trônaient sur le vieux Pleyel et décoraient les murs vieillis, Albertine avait dû être ce qu’on appelle encore aujourd’hui « une belle femme ». Mais une femme qui n’avait pas fait le deuil de sa jeunesse, observa Elsa, sur le qui-vive depuis qu’elle avait franchi le seuil de la maison. Elle fit une belle série de photos, prit des notes sur ses premières impressions comme le lui avait tout de même conseillé Dulluc et ressortit, finalement assez déçue : elle n’avait fait aucune découverte extraordinaire. La maison d’Albertine O. correspondait assez à l’idée qu’on se faisait de l’intérieur d’une ma-
Dar
bienvenue à...
Elsa eut l’idée d’interroger le Chinois du coin de la rue ensuite, en sortant de la bâtisse déprimante. Elle avait besoin de parler à quelqu’un, quelqu’un de bien vivant ! Wang l’avait toujours connue. Albertine vivait déjà là quand l’épicier s’était installé là en 1951, avec sa femme et ses quatre enfants. Il lui décrivit une vie célibataire morne et solitaire. Lui conseilla d’aller voir Roger, « le seul ami qui venait encore la voir sur la fin ». Elsa nota son nom [Zibert] et rajouta dans la marge de son cahier la mention « Ex-amant ? » Elle prit congé de Wang, enfourcha son booster, mit le CD « Stairway to Heaven » à fond dans son Discman, et fonça aux Cerisiers bleus, là où Wang lui avait dit que le fameux Roger habitait désormais. Sur place, elle s’accorda le temps de faire un enchaînement de taï chi : le terre-plein derrière la maison de retraite s’y prêtait particulièrement. Elsa pratiquait cet art martial depuis maintenant six mois. Sa mère avait décrété un jour que « ça l’aiderait à passer le cap de l’adolescence ». Pour une fois, sa mère n’avait pas tort, le taï chi calmait Elsa. Avant de s’y mettre, elle avait juste pensé à propos de la maison qui lui avait fait grande impression : « Cette maison n’est pas taï chi. » La gymnastique chinoise commençait à faire son effet, les gestes étaient lents et rassurants. Avec un sourire engageant, elle se mit en quête dudit Roger, le découvrit, penché audessus d’une rose jaune, dans les jardins des Cerisiers bleus. Elle trouva Roger très beau. Son visage était parsemé de rides profondes qui n’altéraient en rien le charme qui se dégageait de lui. Ses yeux rieurs se fendirent : « Oui ? » Elsa lui expliqua le but de sa visite. Heureusement pour elle, Roger savait déjà qu’Albertine était décédée. « Parlez-moi d’elle », proposa Elsa : Roger obtempéra avec plaisir lui semblat-elle. Elsa savait-elle que l’octogénaire était
un personnage haut en couleurs du Tivoli ? Non, Elsa ne le savait pas. Après une heure de paisible conversation, Elsa le quitta en lui serrant chaleureusement les mains. Un seul détail l’avait étonné. Pour un ami, Roger avait vingt ans de moins qu’Albertine. Tivoli, Tivoli, le nom lui disait vaguement quelque chose, un quelque chose qu’elle sentait lié au passé. Sa grand-mère saurait sûrement lui en dire plus. Vingt minutes pus tard, Elsa sonnait au 10, rue des Roussettes, à Rivière-Salée. Mamie Blue – Elsa n’avait jamais su pourquoi sa grand-mère avait été affublé de ce surnom ridicule – discutait sur sa terrasse ombragée avec une amie à elle. « Elsa, binza ! » Elsa écourta les embrassades rituelles. Le Tivoli, si ça lui disait quelque chose ? Les deux femmes éclatèrent de rire. « Mais, ma chérie, comment te résumer le Tivoli ? » Elsa sentit que tout un pan de leur passé se mettait en branle. à la fois gaie et un peu triste, la grand-mère d’Elsa se mit à lui raconter « la grande époque » du dancing : les frères Aars qui mettaient une ambiance du tonnerre, Tony le bègue et sa brochette d’amoureuses, Gigi la pinailleuse qui venait de Tahiti étaient des personnages qui se bousculaient dorénavant dans l’esprit d’Elsa. Sa grand-mère avait réussi à faire revivre, le temps d’une discussion, ces personnages truculents qui avaient « fait » la notoriété du Tivoli. Mais le prénom d’Albertine ne lui disait rien. Et Biba ? Le surnom réveillaitelle en elle quelque chose ? Elsa avait recopié le surnom, discrètement noté au bas d’une photo jaunie. Biba ? Le visage de sa mamie se rembrunit aussitôt. Biba était une femme aux mœurs douteuses. Elsa flaira une piste. Que veux-tu dire ? insistait-elle, parle clairement ! Une nympho ? « Non, je veux parler d’une invertie, répondit Mamie Blue, une homosexuelle, si tu préfères ». « Son » cadavre était gay !! Manquait plus qu’ça ! « Dépêche-toi d’aller y faire un tour, lui conseilla sa grand-mère : le Tivoli va prochainement être détruit, comme tout Nouméa, d’ailleurs ! Pour l’instant, quelle honte quand j’y pense, il est habité par des squatters. » « Des squatters que je connais, se dit Elsa, mais c’aurait été trop long à expliquer à sa grand-mère, surtout, elle se serait inquiétée. »
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mie habitant une vieille maison coloniale. Des photos de famille, mais aucun cliché d’homme seul ni d’enfant, nota-t-elle, des tas de bibelots de pas très bon goût, une cuisine sommaire. La vieille, Albertine, se corrigea-t-elle, était sûrement morte pendant son sommeil.
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L’un d’entre eux était un ami d’enfance, elle l’avait interviewé récemment pour se « faire » la main, comme on dit ! Elle salua sa grand-mère comme une flèche, s’arrêta sans descendre du scoot’ au Mc Drive commander un big cheese sans moutarde et se rendit direct là où elle avait compris qu’était situé le Tivoli. On aurait dit que Marco l’attendait ! Marco avait un sourire enchanteur, disait toujours Elsa. C’était vrai. Le métis métro-wallisien l’avait souvent fait craquer au lycée. Pendant longtemps, ils s’étaient retrouvés dans la même classe, et puis un jour, probablement par l’effet d’une absurdité administrative, plus. Marco avait alors définitivement quitté le quartier de la valléedes-Colons. Il était descendu « en ville » où il traînait, avec des copains du squat. « Eh Elsa, ma sœur, boulette ou quoi ? » La fille fit encore des efforts de diplomatie pour lui faire comprendre discrètement qu’elle avait besoin de lui parler seule à seul. Les masses de locks s’écartèrent, laissant le champ libre à Marco et Elsa. « Shhhhhhhhhhhh... ma sœur on va s’en rouler un p’tit, ou quoi ? » Marco ne pouvait pas parler sans fumer un joint. Elsa ne voulut pas le vexer. « OK, mon frère, mais je ne prendrai qu’une taffe. » Marco éclata de rire. Il connaissait la miouzik ! Il l’entraîna dans les caves du bâtiment qui puaient le moisi, là où la bande avait l’habitude d’aller. On devinait, autour des planches pourries, les restes funestes d’un décor de théâtre. Ils s’assirent où ils purent dans l’obscurité. Après quelques bouffées seulement, Elsa, doucement, commença à se détendre. Soudain, Marco lui sourit. « Tu sais que tes jolies fesses sont assises sur une morte ? » La jeune femme sursauta, Marco expliqua, les Anciens du squat lui avaient raconté qu’un jour, une femme blanche avait été enterrée vivante, ici même, là, là ! Elsa n’en croyait pas ses oreilles, Marco en était sûr, les Anciens ne racontaient pas d’histoires. Elle essaya une respiration de qi-kong. Ca ne l’aidait pas du tout. Elle n’en pouvait plus. Une femme !
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Elle laissa Marco planté là, qui ne comprit pas son départ brutal. Elsa décida d’aller voir Dulluc pour faire un point. Le trajet lui prit 4 mn 97 secondes. Le détective l’attendait.
à aucun moment, il ne parut surpris de ce qu’Elsa lui racontait... Euphorique, elle osa suggérer une analyse d’ADN du beau Roger. Cela existait-il sur le territoire ? Roger était une bonne piste, lui sembla-t-elle. Dans l’élan, elle proposa aussi d’exhumer le corps de la morte du Tivoli, et attendit, stoïque, la réaction de Dulluc. Celle-ci ne se fit pas attendre : pourquoi pas ? ‘‘Vous avez l’air d’avoir de l’instinct, Mademoiselle, c’est important, l’instinct, dans ce boulot !’’ Elsa souriait intérieurement, salua Dulluc, et sortit. épuisée, elle décida de s’offrir un café à L’Annexe de la place des Cocotiers. Plongée dans la contemplation des nénuphars du petit lac artificiel, elle réfléchissait. ‘‘All that glitters is not gold’’ *, disait la chanson. Elle avait démarré l’enquête dans un état d’euphorie intense, elle se sentait maintenant plutôt mal à l’aise, d’avoir à exhumer un passé visiblement douloureux. Elle n’aimait pas ce type de vibrations. L’analyse ADN était finalement possible en Calédonie. Elle fut confiée à l’institut Pasteur, révéla clairement que Roger Zibert était en réalité le fils d’Albertine O. Elsa n’en revenait pas. Interrogé par téléphone par ses soins, un autre pensionnaire des Cerisiers bleus avoua l’inavouable. Albertine O. avait eu un enfant illégitime « par accident ». Un enfant qu’elle n’avait pas pu élever « à découvert », au su de tous. Albertine avait alors nourri une haine féroce contre la bonne société nouméenne. Ses préférences sexuelles s’inversèrent brutalement. Et, toc ! Roger avait fini par l’apprendre. Il avait tué son amante de honte, incapable de faire face à une telle idée, et sa mère en lui en parlant, tout simplement. Elle était tombée direct. Par les temps qui couraient, une petite maison bien située... Elsa laissa Dulluc prendre la suite des opérations. Stairway – to – heaven. Les âmes malheureuses montaient-elles au paradis ? Elle décida que oui. Elle sentit qu’elle sortirait un peu changée de l’affaire. Grandie, d et heureuse d’avoir su démêler l’écheveau.
* Tout ce qui brille n’est pas d’or
bienvenue à...
Faut pas y aller... Bernard Billot
Que d’élan, que d’enthousiasme ! Déjà que nous n’étions pas très sûrs de nous, que nous avions tout prévu sauf les impondérables, ce saut dans l’inconnu, ce pas dans le vide, il nous fallait le faire, nous avions déposé les divers préavis, investi nos économie, inscrit les gamins dans leur « nouvelle » école. Plus question de faire marche arrière. De quoi aurions-nous eu l’air ? On l’avait tant et tant défendu, notre projet fou. Tellement argumenté, tellement enjolivé.. D’abord, on avait trouvé la maison. Pas facile. Des baraques vides, à première vue abandonnées, il y en avait bien, plusieurs même. Il fallait se renseigner aux alentours. Regards curieux, pas toujours amicaux. Réponses évasives, ou pas de réponses du tout. Gestes vagues montrant l’ignorance ou l’incompréhension. Quand, par bonheur, nous avions un nom, une adresse, enfin, nous y allions. Les discussions commençaient toujours bien: « C’est sûr, ce serait mieux si elle était habitée. Vous avez vu, elle commence à se dégrader, et avec le temps, hein, ça ne va pas s’arranger. Vous voulez la visiter ? Bon, on y va. » Alors, on visitait, on rêvait, on imaginait et on retournait chez notre vendeur potentiel le cœur battant, les yeux brillants. Devant le verre de l’amitié, la conversation reprenait, ponctuée de longs et lourds silences. De longs monologues, à voix basse, il fallait tendre l’oreille, une prononciation particulière, du français, certes, mais émaillé de mots inconnus... Et l’histoire de la famille démarrait, on remontait les générations, l’origine de cette maison, qui l’avait habitée, quelques anecdotes, quelques digressions. Quelques rappels des coutumes locales. Des chez nous c’est pas comme chez vous lourds
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« Vous êtes fous ! Faut pas y aller ! Qu’est-ce que vous croyez ? Qu’ils vous attendent ? Qu’ils sont prêts à vous accueillir ? Vous rêvez ! » Des conseils, on en a eus, plus qu’on en demandait et la plupart étaient négatifs. Tous les exemples qu’on nous proposait allaient de la simple déception à la cruelle désillusion: « Ils ne voient pas les choses comme nous, ils ne pensent pas comme nous. Je te jure, les Minard, tu connais, les Minard, mais si, les amis de Philippe, je te jure, ils y croyaient, ils sont partis avec toute leur bonne foi, toute leur bonne volonté. Moins d’un an qu’ils ont tenu. Moins d’un an. Ils sont revenus, pas désespérés mais presque. Déçus, ça c’est sûr. Déçus..Pourtant, ça y est, tu les remets ? Des gens ouverts, à l’écoute, prêts à comprendre, prêts à aider. Il faudrait que tu les revoies, ils t’expliqueraient mieux que moi. C’est pas demain qu’ils retenteront l’expérience, dégoûtés qu’ils sont. Et eux, ils n’avaient pas d’enfants. » « Moi, à votre place, j’essayerais des séjours courts d’abord, en variant les saisons. Mieux voir, mieux comprendre. D’accord, vous ne voulez pas faire les touristes, vous voulez vous installer, ça j’ai compris. Au moins, gardez un pied-à-terre ici, si ça tournait mal. Mal ? J’ai dit, Mal ? Non, mais si ça n’allait pas comme vous voulez, si les enfants ne s’y faisaient pas. Je ne sais pas moi. Vous n’avez pas peur de vous retrouver tout seuls, là-bas. » « J’ai deux collègues qui ont tenté le coup, échec, mon vieux, échec complet ! Du boulot, lui en a trouvé, à 50 bornes, moins payé qu’ici, normal. Quand à elle, rien, le trou noir. Une intello qui ne parlait que bouquins et ciné, t’imagine ! Aujourd’hui elle en rigole mais à l’époque... Elle nous joue les rencontres avec les femmes du cru, un poème. Elle devrait en faire un spectacle. » « Vous faites ce que vous voulez. Allez-y, allezy. Vous allez déchanter, j’en suis sûre, mais, vous inquiétez pas, nous, les copains, on sera toujours là pour ramasser les morceaux. »
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de sous-entendus... Et, invariablement, ça se terminait par ce qui mettait fin à la conversation : [Si y avait que moi, je signerais tout de suite mais ma tante (ou ma cousine, mon neveu, mon frère.) voudrait la garder pour son fils (son cousin,son frère, sa nièce, sa bellesoeur). Alors, il faut que je la voie, qu’on en parle... Je vous tiens au courant.] On vidait notre verre, un peu amer, on échangeait nos numéros de téléphone, on se levait, il nous accompagnait jusqu’à notre voiture pendant que Madame nous surveillait depuis le pas de la porte. Le cœur un peu serré nous faisions le détour pour revoir, une fois encore, la maison dont, nous le craignions, nous n’entendrions plus jamais parler.
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Finalement, nous avons trouvé notre bonheur. Elle avait bien commencé à se dégrader. La nature reprenait ses droits, comme on dit dans les romans. Herbes hautes, arbustes foisonnants, mousse sur le toit. Une merveille. Celle-là, nous avons pu l’acheter. Ce n’est que plus tard, bien plus tard que nous avons appris qu’un lointain et vague cousin lorgnait dessus et attendait que le prix chute. Vous vous en doutez, celui-là ne nous a pas accueillis chaleureusement. Enfin, nous avions notre maison et la verdoyante campagne qui allait avec.
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Au début, tout alla bien. Nous recevions des visites, quelques émissaires qui venaient voir. Voir comment j’allais désherber, réparer, retaper. Voir comment vivaient les nouveaux. Voir les meubles des nouveaux. Quelques voisines qui venaient causer. Causer de la pluie et du beau temps, causer des autres, pas toujours en bien, causer, quoi. Elles arrivaient, chargées de fruits ou de légumes, cadeaux, donnaient quelques conseils pour notre probable potager, notre probable futur élevage, proposaient un chat, y a rien de mieux pour la vermine, un chien, ah, vous n’êtes pas chasseur ? Les hommes, ici, ils aiment ça, la chasse. Elles se posaient, causaient, l’œil vigilant et parfois désapprobateur devant nos bambins courant nus dans le jardin ou patau-
geant dans la piscine en plastique, devant nos tenues, maillots de bains ou shorts très shorts. Leurs conversations étaient beaucoup plus riches en questions qu’en réponses de leur part. Qui on était, ce qu’on faisait, d’où on venait, si on avait encore nos parents, comment on avait trouvé la maison, qui nous l’avait vendue,combien, pourquoi on était venu là .. Elles se posaient, causaient, souriantes, bavardes, un peu curieuses, parfois indiscrètes mais si aimables, si charmantes, si accueillantes. Surprises de notre façon de vivre, surprises des arômes s’échappant de la cuisine, surprises des musiques que nous écoutions, des « trucs » accrochés à nos murs. « Vous en avez, des livres, vous avez lu tout ça ? Vous mangez-ça, ah bon, c’est bon ? Vous n’allez pas à la messe ? » Ont suivi quelques invitations informelles. On passait chez l’une, chez l’autre au hasard de nos promenades. Toujours bien reçus nous profitions des spécialités de l’une, de l’autre : les confitures de Gisèle, le pain de Thérèse, les beignets de Marguerite, cours de broderie chez Suzanne, visite du poulailler chez Andrée. Les enfants étaient ravis, nous aussi et d’aller chez elles leur faisait tellement plaisir et puis cela nous permettait de rencontrer les hommes. Toujours polis, ils cessaient leur activité, s’essuyaient vaguement les mains sur leur tenue de travail, tendaient leur poignet en se confondant en vagues excuses, offraient café, bière ou un verre suivant l’heure de notre passage. Le bonheur, vous dis-je. La curiosité satisfaite, les visites se sont espacées. Entre hommes, je suis allé faire un tour à la Société, j’y ai payé quelques tournées, coutume locale, faut s’y plier, j’y ai assisté à quelques parties de boule de fort, un jeu particulier, un peu compliqué, local. On a appris, sans s’en mêler, quelques histoires du temps passé, bâtardise supposée, adultère avéré. Derrière les poignées de mains, les « Salut ! Ça va ? » on a découvert les rancunes tenaces, les vieilles rancoeurs, les haines (toujours farouches, dit Flaubert) entrete-
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bienvenue à... nues de génération en génération pour une limite de terrain, un stère de bois litigieux, une vache disparue, un héritage contesté, un chemin revendiqué. Au moins, savoir, ça évite de faire des gaffes, ça oblige à bien choisir ses sujets de conversation. On a appliqué quelques règles de conduite simples : éviter de prendre parti, ne pas donner d’avis péremptoires ni de conseils avisés si on ne veut pas prendre sur le nez un : « Tu peux pas comprendre, t’es pas d’ici ! » les épaules se haussent, le dos se tourne. ou: « Y en ras le bol des remarques des Parisiens ! geste courroucé, main bien à plat se déplaçant en va et vient dix centimètres au-dessus de la casquette. C’est pas d’ici et ça donne des leçons. » ou bien : « Pour comprend’ça, faut pas être un parachuté, un espèce d’immigré ! Faut êt’e né- natif ! T’entends ! Né natif. » index menaçant pointé vers le visage de l’interlocuteur. Quelques coups de main, quelques actions bénévoles comme trimballer tables et chaises, tenir la buvette le jour de l’Assemblée, faire le service au repas des anciens, participer au Comice nous ont fait accepter, connaître puis agréer. Vingt-cinq ans plus tard, nous faisions partie du paysage. Connus, reconnus. Quelques bons amis, de joyeuses soirées, des fêtes... royales : c’était bien.
... La nature reprenait ses droits, comme on dit dans les romans...
Et puis un matin : « On y est allé deux fois. Je m’y plais bien. Qu’est-ce que tu en dis : si on allait s’installer en Nouvelle-Calédonie ? » Chœur des amis : « Vous êtes fous ! Faut pas y aller ! Qu’est-ce que vous croyez ? Qu’ils vous attendent ? Qu’ils sont prêts à vous accueillir ? Vous rêvez ! »
Billot
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Des conseils, on en a eus, plus qu’on en demandait et la plupart étaient négatifs. Tous les exemples qu’on nous proposait allaient de la simple déception à la cruelle désillusion. Les Duponchel, mais si, tu les connais, les Duponchel, deux ans, deux ans d ils ont tenu.
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Carnaval Annie Ruinard
Ce jour là, passée comme d’habitude pour faire mes courses à Champion, magasin superette situé dans une rue montante près de l’Eglise, je surplombais la rue principale, un agencement bétonné et incohérent de décrochements, de façades hideuses sans style, de murs tristes, d’espaces grillagés, sans végétation excepté de rares palmiers chétifs dans des pots en plastique: Ni l’Afrique, ni l’Asie, ni l’Océanie, ni la ville, ni la campagne, l’impression d’être nulle part, juste quelque part où l’on n’a pas envie de rester. Dans le village plombé de chaleur, j’aperçus une procession marchant sur l’asphalte brûlant. Au stop, à l’abri dans ma voiture je contemplais le défilé. - Tiens ! me dis-je, on dirait que c’est Carnaval. Je décidais de me garer un peu plus loin pour observer ce microcosme en marche. Tout ce petit monde formé en partie par le panthéon Walt Disney défilait ; mais étaitce l’effet d’un mirage, les êtres devant moi semblaient être le reflet d’un miroir déformant : Minnie, les fées, la sorcière, la princesse étaient si gros ! Un garçon obèse ressemblant à Peter Pan, portait un collant vert qui lui moulait le ventre laissant dépasser des bourrelets. Non ! malheureusement, je n’étais pas victime d’un mirage. Quelle pesanteur ! D’autres enfants s’étaient déguisés en poissons, et de leurs poches dépassaient des bouteilles de tanfa et de grocola, boissons que l’on trouvait en vente partout dans le pays et qui portaient des étiquettes facilement reconnaissables de mon poste d’observation. Les vêtements brillants ondulaient sous le soleil, s’étiraient, juraient terriblement ; je reconnus une loche suivie
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de près par une saumonée et un poisson clown ; Nemo, héros de Jules Verne aurait été stupéfait d’observer avec l’acuité d’un entomologiste cette marée sur la chaussée : les nageoires s’emmêlaient les pinceaux ! Il fallait traverser ce village aux trottoirs étroits ; le tout avançait cahin-caha. La petite sirène, menue, svelte et fluette se glissait dans le groupe comme un poisson dans l’eau et jouait à cache-cache avec des algues imaginaires. Je devinai Merlin à sa longue barbe blanche et à son chapeau de magicien ; il portait un collier de nonis autour du cou ; des cheveux d’ange débordaient de son chapeau et il tenait un bâton de pèlerin sur lequel s’enroulait une guirlande de graines colorées ; sa vision me réjouit ; il me rappelait ces légendes qui se répondent en écho de pays en pays. Un peu plus loin, une autre figure tournoyait allègrement sans perdre l’équilibre; robe et chapeau en papier-cadeau rigide, argenté d’un côté et bleu de l’autre ; la surface argentée réfléchissait la lumière intense, comme un déflecteur, drôle d’extra-terrestre revenant d’une autre planète... Une silhouette, espèce d’échassier, à la tête surmontée d’une forme géométrique à l’allure effilée se balançait, rayonnait au rythme de la marche. Elle marchait un peu à l’écart et semblait manifester une sorte de dédain ; je la vis se retourner plusieurs fois comme si elle cherchait quelque chose ; parfois son visage. L’oscillation générale donnait au mouvement une souplesse animale, mais à chaque mouvement de tête la direction de son regard perçait la foule de part en part : une longue robe verte recouvrait le corps mince et le visage aigu évoquait la forme aérienne du strelitzia.
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bienvenue à... collait aux visages et aux corps ; les robes se soulevaient, les papiers s’envolaient comme des feuilles, comment était-il possible que les rires fusent encore ? Les déguisements en avaient pris un coup et certains pendaient piteusement au sol ; les petits gros avaient ralenti la marche et s’étaient fait distancer ; le strélitzia avait gardé son indépendance et échangeait des coups d’œil furtifs avec Merlin ; la robe déflecteur avait enfourché un vélo, la grosse loche pleurait ; c’était la débandade. Vers seize heures la foule se dispersa aux quatre coins du village. Je me sentais vidée mais le vent venant de la mer me rendit des forces ; dans la ligne droite des cocotiers une grosse voiture très chargée me doubla ; certainement des surfeurs. Enfin, j’atteignis le sable puis l’eau dans laquelle je me plongeai entièrement malgré sa turbidité ; elle était d’une douceur extraordinaire. Je fermai les yeux et restai un moment sans bouger, entre deux eaux, bercée par le ressac ; je ne sais combien de temps je restai ainsi. Quand je repris contact avec ma conscience j’ouvris les yeux et sursautai violemment : Au large, en face de la falaise... non... Un immense oiseau planait : c’était un delta-plane conduit par une barbe blanche d surmontée d’un bec de perroquet.
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Un char, en fait une remorque précédait le groupe ; décoré de feuilles de palmier et de cocotier tressées ; des guirlandes de fleurs de toutes formes et de toutes les couleurs illuminaient l’espace. Sur le char, eh oui ! c’était la bouteille Etangina pour étancher la soif . Quelle bonne idée ce déguisement ! Une goutte d’eau gigantesque ! Tandis que je regardais autour de moi, je me rendis compte que le niveau de la rivière La Néra était très bas ; au même moment des effluves nauséabonds montèrent des zones en contrebas. Il n’avait pas vraiment plu depuis longtemps ; c’était un fait qui pouvait s’expliquer en partie par le phénomène « el nino ». Toutes les eaux usées se déversaient dans le fleuve sans avoir été filtrées. Le maire s’était cassé les dents sur les problèmes d’adduction et d’épuration d’eau liés à des contraintes de toutes sortes. Là, la difficulté s’aggravait, justement avant l’arrivée des dépressions tropicales nécessaires pour refaire le niveau des nappes phréatiques. Certains de ces jeunes avaient évoqué à leur façon, dans une conscience encore fragile les problèmes environnementaux liés à notre époque : la robe à condensateur solaire pour emmagasiner de la chaleur (intéressante en saison fraîche) et la combinaison source (une version écologique de la combinaison de surf, symbolisée par la bouteille ovalisée qui se devait d’être secouée, avant consommation, l’autre pendant). J’avais terriblement soif ; je rêvais d’une eau limpide et cristalline. C’est alors que je vis un chien envoyer un jet sur une poubelle en béton. La procession continua son chemin le long de la rue principale puis s’arrêta sur une petite place où se dressait une croix. Le soleil cognait vertical et nous étions esclaves de la gravité ! à demi vertigineuse, je retournai à ma voiture où j’attrapai une bouteille d’eau tiède et pétillante. La tête renversée en arrière je vis des nuages s’avancer comme des blocs. Dehors, le carnaval dégoulinait. Puis le vent se leva, soulevant la poussière qui se
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Le cœur fou Lina Guerra
Le cœur fou robinsonne a travers les romans...* (Rimbaud)
Un jour, oui, je peux raconter oui, ça me rappelle cet air-là, officiait derce jour où je l’ai vue. Tout est enrière son comptoir, affable et ténébreux. core présent dans mon esprit. Du Des bancs et des chaises occupaient l’espace moins en ce qui la concerne. Elle. C’était et comme d’habitude les plus éloignés du un jour de demi-brume à Londres... vous centre d’intérêt étaient occupés. Je n’ai javoyez, j’essaie l’ironie mais, rassurez-vous, mais compris cette exquise politesse qu’ont cela ne m’éloigne qu’une seconde de la réales gens à n’oser prendre les premières lité. C’était un des jeudis du centre ville, places, il doit y avoir du barbare en moi. Je tout bêtement, j’avais garé ma voiture avec m’installai donc très exactement au milieu difficulté en bas de la place des cocotiers, de rien sur une chaise de la première ranvers la mairie, et je remontais la rue. Devant gée. Autant dire au milieu de tout puisque je la librairie Calédolivres, un panneau attira m’offrais le privilège à venir d’un voisinage mon attention, une causerie sur les livres de qualité. Un bémol à mon enthousiasme, de deux auteures calédoniennes se déroulejuste un souvenir de conférence à la bibliorait une demi-heure plus tard. J’apprécie les thèque Bernheim, bon, la conférencière écritures féminines. Les passants étaient inaustralienne n’était pas un tribun, je vous vités. J’avais largement le temps de monter l’accorde, sa voix atone avait du soporifique et redescendre la place et son univers cocertainement bien malgré elle, quoiqu’il en loré et même de m’y laisser happer. Rien ne soit un homme très connu, respectable, m’obligeait à rien jusqu’à vingt non, non ne me questionnez heures, j’étais libre comme l’air, pas sur lui, je n’avouerai pas et cette sensation délicieuse son nom qui a des consonances avait quelque chose d’euphorianglaises. Vous dire qu’il est ... juste un sant. collectionneur ne vous aidesouvenir de C’était un jeudi à succès, beau rait pas. Oui, on y parlait de la temps et affluence autour des main d’œuvre hébridaise. Vous conférence à produits d’une région du Nord. y étiez ? Non. Je continue. Cet Laquelle ? Malgré mes efforts homme, venu là poussé par un la bibliothèque je ne m’en souviens plus ! Il y vif intérêt sur la question, s’est Bernheim... endormi une bonne vingtaine avait des fruits, des sculptures, de fois et réveillé tout autant. des danses au milieu des attracC’était d’ailleurs assez amusant, tions foraines habituelles, j’enj’avais dépassé l’espoir de comtends encore le boniment d’un prendre quoi que ce soit à la conférence je vendeur de couteaux en limite de foire et vous l’avoue, aussi le voir résister désespépuis tout naturellement le criaillement des rément au sommeil, puis fermer les yeux, perruches sur la troisième place. Bref, je rele menton tombant sur la poitrine jusqu’au venais à grands pas sans avoir trouvé d’intéronflement qui le réveillait et recommenrêt majeur à ma déambulation. cer m’amusa jusqu’au dénouement final : Il n’y avait pas foule à l’intérieur de la liles applaudissements qui le firent tomber brairie mais les gens présents semblaient se de sa chaise. Bon, c’était une anecdote en connaître ou se reconnaître. Le tenancier passant. des lieux, un hidalgo sévère, une ouvrière...
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Gu
bienvenue à... J’étais donc là au milieu de rien quand elle arriva. Brune, longue, fraîche, souriante. Seule. Elle connaissait tout le monde et virevolta un long moment autour de la salle. Puis elle vint s’asseoir à côté de moi. Et là, comment dire. C’était déjà trop tard ! Sa présence charnelle et son doux parfum fleuri confirmèrent simplement ce que sa vision avait éveillé en moi dès le premier regard : le coup de foudre ! Je la regardais intensément. Ses yeux, ses cheveux, son teint, ses dents, son port de tête, ses mains, comme un maquignon qui n’en revient pas de tomber sur une aussi belle bête. Vous trouvez ça trivial ? Je n’ai pas d’explication là-dessus. Cette perception était toute nouvelle pour moi. Si vous voulez bien, je continue. J’ai tout de suite eu envie de la toucher et je lui ai saisi la main sous prétexte de regarder de plus près la bague très quelconque mais énorme qu’elle portait au majeur. Elle ne s’en est pas offusquée tout d’abord mais comme je gardais sa main, douce, très douce, dans la mienne, elle s’est excusée et l’a retirée en me regardant bizarrement. Vous connaissez l’expression, ne plus savoir où se mettre, je pense qu’elle en était là, je la voyais se dandiner sur sa chaise. C’est à cet instant qu’elle a compris mon émoi. émoi et moi ! Eh bien moi, je me suis levée à toute vitesse et je suis partie bien avant la causerie. J’étais chamboulée. J’ai regagné mon foyer, retrouvé mon mari, mes enfants et ma vraie vie, du solide quoi !
... Vous trouvez ça trivial ? Je n’ai pas d’explication là-dessus...
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Pardon ? Vous me demandez s’il y a une d suite ? Oui. Il y en a une. Bien sûr.
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écrire une nouvelle 1. Le Centre européen pour la promotion des Arts et des Lettres donne la définition suivante : « Brève, intense, dramatique, la nouvelle littéraire n’est pas un roman en miniature. Son rythme est plus rapide, plus haletant et il n’y a pas de place pour de longues descriptions, digressions philosophiques ou analyses et introspection psychologique. Les personnages sont réels (ou probables) dans un contexte historique et géographique identifiable : ce qui le distingue de celui du conte.» Vous devez veiller à ce que votre texte corresponde à cette définition. 2. Les toutes premières phrases de votre nouvelle doivent accrocher le lecteur. Pour cela, il est nécessaire que l’action démarre rapidement. Ensuite, tout au long de la nouvelle, ce sera l’action qui gouvernera la psychologie des personnages et la révélera au lecteur, sans que vous ne deviez pour cela faire de développements psychologiques, philosophiques... 3. Le décor mis en scène dans votre nouvelle doit aider à faire comprendre l’histoire, sans détails superflus ! Il doit participer à l’action. Il s’agit de compenser la brièveté du format de la nouvelle par sa profondeur. 4. La chute de votre nouvelle doit être IMPREVISIBLE, brutale, surprenante… Mais aussi pertinente et cohérente ! (une bonne chute surprend tellement qu’elle pousse le lecteur à réinterpréter tout le début de la nouvelle.) La fin de votre nouvelle peut être ambiguë, si vous le souhaitez. 5. Choisissez pour votre nouvelle un titre qui ajoute du sens à l’intrigue (sans toutefois dévoiler le ressort de l’intrigue de prime abord afin de préserver le suspense). 6. Soignez les qualités de la narration, de l’imagination et les qualités littéraires de votre nouvelle. Les ressources de la langue permettent de créer des émotions et des effets qui captiveront le lecteur.
Astuces et mises en garde • Il est nécessaire d’entretenir le suspense tout au long du récit. La forme narrative est la plus appropriée pour la nouvelle (plutôt que le dialogue…). Vous pouvez placer dans votre texte des fausses pistes pour éloigner le lecteur de la fin que vous avez retenue, la chute n’en sera que meilleure !
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• Bannissez les développements psychologiques et philosophiques, les digressions… La nouvelle va droit au but, par le biais de l’ACTION.
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légendes idées
nouvelles
Cahier littéraire
Cahier Anne Bihan
L’Odeur des sorghos
José Barbançon
L’Art de la déduction
Stéphane Camille
Performance guépard Performance soudeur
Tristan Derycke
De la physique corpusculaire...
Déwé Görödé Mârü
Nicolas Kurtovitch Une Rentrée
Catherine Laurent Maria Witt
Frédéric Ohlen
Zénon ou les hirondelles
Firmin Mussard Coup de cross
Roland Rossero
Cadavres exquis épisodes
poémes théâtre extraits contes
nouvelles
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L’Odeur L’Odeur des sorghos Anne Bihan
À Benoist, pour l’enfance. « … le propre de la culture, c’est d’être partagée… » Jean-Marie Tjibaou
À chacun sa madeleine, l’odeur des sorghos l’avait saisi dans la montée. Longtemps il avait trouvé mille raisons de différer ce périple. Il se méfiait de la nostalgie, certain de pouvoir succomber aussi aisément qu’un autre à ses effluves mortifères, et il avait fallu la signature au bas de ce fairepart posé maintenant sur le siège passager, par-dessus le paquet entouré d’un papier dramatiquement exotique, pour qu’il se décide à faire le voyage.
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Dans la lunette arrière de la voiture de location, chaque virage révélait un horizon de montagnes. Il le goûtait par bribes dans le rétroviseur avec le désir enfantin de s’appuyer comme autrefois sur la banquette, son petit frère à ses côtés, en sens inverse des parents dont les silences disaient la hâte d’avoir franchi ce passage et d’atteindre enfin la maison de Nédivin. Sa large carcasse lui sembla soudain bien encombrante, et définitivement inadaptée à l’exercice. Celle devenue longue du frangin l’aurait d’ailleurs été tout autant. Il se révélait heureusement préservé de la banale tentation d’éprouver, à l’endroit de l’enfance, de quelconques regrets. Depuis toujours grandir avait été sa grande affaire. Il ne savait qu’avancer, « venu grand tout de suite » avait décrété une vieille fée bretonne penchée sur son berceau un jour qu’elle veillait ses rêves pour permettre à sa mère toute neuve un bref saut jusqu’au bourg. Il avait quinze jours à peine et son impatience, son obstination déjà à n’en faire qu’à sa tête, l’avait impressionnée. À vingt-cinq ans bientôt, cela du moins n’avait guère changé, il ne doutait pas d’arpenter un monde assez
vaste pour lui réserver des perspectives autrement plus désirables que ce détour, somme toute épiphénoménal, sur les traces d’une enfance qui, en tout état de cause, avait débuté ailleurs. La chaussée était dangereuse et pas des mieux entretenues, mi par négligence institutionnelle, mi par contraintes climatiques. Il n’avait pas oublié les pluies diluviennes qui, à la saison, ravinaient les flancs de la Chaîne, charriant terre et rochers, allant parfois, un peu plus haut vers Houaïlou, jusqu’à emporter dans leur flot le mince lacet praticable entre montagne et rivière. La route cependant lui avait semblé, après l’ancienne ferme-école de Néméara, presque étrangère. Jusqu’à ce premier palier vers le col des Roussettes où le pays soudain s’était dressé en lui, dans ce parfum d’herbes fortes dont il guettait maintenant l’apparition. Les hautes tiges ne tardèrent pas à s’imposer dans son champ de vision. Il avait baissé complètement sa vitre, ralenti sa course et tendu son bras, paume offerte à cet air brusquement saturé de microparticules qui lui prenaient la gorge. C’est là qu’il la vit, marchant en bordure du fossé, le fagot ligoté par un manou, son dos courbé sous le poids de branchages et la côte à gravir. Sa robe mission défraîchie mettait sur le vert et le jaune une tâche de sang usé par les lessives. Son pas avait la lenteur régulière de qui s’applique d’abord à durer. La pente était raide, la voiture l’avait déjà dépassée, il se dit qu’il n’était pas raisonnable de briser l’élan de la mécanique. Et s’arrêta ;
r des so nouvelles
par le poids désormais virtuel du seul combustible à portée de sa fortune. Elle hésita à l’ouverture de la portière, empêchée de prendre place par un paquet couvert de pères Noël suspendus sur fond de cristaux de neige, de boules et de sapins. « Excusezmoi », dit-il, en revenant d’enfourner le fagot dans le coffre. Et il libéra sans trop de précaution le siège avant pour elle, rejetant le cadeau et une enveloppe carrée bleu lavande à l’arrière. La voiture hoqueta un peu avant de retrouver une vitesse raisonnable et la puissance nécessaire à l’ascension. Il s’était refusé à prendre un modèle trop arrogant même si le doublecabine flambant neuf proposé d’abord par le loueur l’avait tenté. Il le regretta furtivement. La vieille avait une odeur dense où il reconnut le savon de Marseille et l’âcreté du feu de bois qui devait imprégner le tissu de sa robe. - J’ai cuit le manioc hier tard, dit-elle, pour que les enfants trouvent de quoi ce matin. Le manioc, c’est le pain à nous. Tu connais ? Ses sourcils répondirent pour lui. Elle devina combien l’enfant qu’il avait été aurait pu se régaler encore des longues tranches frites, craquantes, et se tut. - Tu restes où mon fils ? demanda-t-elle quelques kilomètres plus tard.
Il avait à peine eu conscience du franchissement du col, remarqué quand même les deux pick-up arrêtés sur l’aire de parking un peu vague, à deux pas du panneau vert toujours aussi illisible sous les graffitis qui annonçait la fin d’une province et l’entrée dans une autre. La frontière toute occidentale ainsi définie avait quelque chose d’incongru. La vieille l’avait franchie en dormant. L’art des gens de son âge à tomber comme souche dans le sommeil n’avait d’égal que celui des tout-petits. Il s’avérait toutefois plus volatile. Elle avait repris ses esprits aussi vite qu’ils s’étaient évaporés. - Tu restes où mon fils, répéta-t-elle, avec qui ? Elle se taisait maintenant, les yeux droit devant, mais il sentait son attente têtue d’une réponse s’incruster sur sa tempe. Qu’est-ce qui lui avait pris de retourner sur ses pas, pour le
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en plein milieu de la route ; priant qu’elle demeure, pour les cinq prochaines minutes, aussi déserte qu’elle l’avait été depuis sa bifurcation vers la côte Est. Elle aussi s’était immobilisée, son coupecoupe en ballant au bout du bras, comme inquiète de l’arrêt brutal d’un conducteur dont elle avait bien perçu qu’il était blanc, costaud, pas le type a priori à se soucier de sa fatigue de vieille kanak ne demandant de toute façon rien à personne. Ses os commençaient bien à lui jouer des tours certains soirs, mais c’était l’aube encore, elle en aimait la chaleur toute imprégnée de fraîcheur nocturne, quand le soleil affirmait son désir mâle de posséder les corps sans les clouer sous l’excès d’un feu que, dans moins de deux heures, il ne maîtriserait plus. Elle secoua sa crainte et reprit sa marche. Il était sorti de l’habitacle et venait vers elle d’un pas déterminé dont le balancement la fit presque pouffer de rire. Ces Blancs tout de même, quelle drôle d’allure ils avaient, toujours allant vers on ne savait où, avec une certitude dont elle avait vite appris qu’elle n’était bien souvent que d’apparence. Mais celui-ci la touchait. Il dansait un pied sur le coaltar l’autre dans l’herbe du bas-côté une sorte de danse malhabile dont la rondeur la rassura. - Bonjour Madame, vous allez loin, est-ce que je peux vous aider ? Décidément ce Blanc-là ne l’était pas tout à fait, elle lui trouvait même un petit air d’ici sans bien savoir d’où lui venait cette curieuse tendresse qu’il réveillait en elle. Pas métis pour un sou pourtant, de cela elle était certaine. - Tu es gentil toi mon petit, je vais là là.... Elle avait accompagné son « là là » d’un haussement des sourcils désignant l’autre côté du col. Il acquiesça machinalement d’une mimique semblable dont il n’aurait pas parié une minute plus tôt que son visage en soit encore capable. Elle eut comme un sourire dans le regard qu’elle avait d’une jeunesse inattendue. Quand il lui retira son fardeau de petit bois, il la vit redresser péniblement un corps maigre sous l’étoffe fatiguée. Sa figure lui plut. Elle avait dû être belle. Ils marchèrent au rythme de leurs souffles, lui veillant à ne pas allonger ses enjambées d’ogre, elle encore toute ralentie
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mariage d’un ami certes, mais dont il n’avait plus eu de nouvelles depuis le départ de sa famille vers Nouméa, puis le sien vers sa vie dont il avait toujours su qu’elle se construirait ailleurs ? L’île était trop étroite pour son appétit de géant curieux, et il avait très tôt admis avec sérénité l’illégitimité des siens à s’approprier les pages d’une histoire dont ils n’étaient ni les victimes ni les coupables. Ils l’acceptaient eux aussi, évitant du même coup l’ornière de l’amertume et celle de l’illusion. Il leur en était gré, certain qu’ils finiraient par partir à leur tour, non sans arrachements sans doute, pour rejoindre l’axe d’une généalogie que lui comme son frère n’avaient pas choisi d’enraciner en terre kanak. - Je reste à Bâ, dit-il enfin. Juste trois jours… pour un mariage. Nous avons grandi ensemble, la fin de l’école primaire, le collège, le début du lycée avant que les parents descendent sur Nouméa, pour le travail. - C’est là. Elle montrait dans les herbes ce qui avait dû être un chemin. - Moi je reste là, merci mon fils, rends mon bois maintenant, amuse-toi mais gare à l’alcool, les jeunes ici… il n’y a plus beaucoup pour débrousser, c’est pour ça aussi. Il l’aida à réinstaller le fagot sur son dos, et elle n’eut plus un regard, simplement sa vieille main noire et noueuse serra sa paluche à lui, large, blanche et lisse comme neige, avant de disparaître entre les sorghos.
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Il ne reprit pied dans le paysage qu’à l’approche de Coula. Un pont surélevait la route qu’il avait connue quasiment à raz du creek, et lui revint le silence dans la voiture familiale suivi d’une brève accélération pour gagner au plus vite l’autre côté, le soulagement d’avoir cette fois encore échappé au caillassage fréquent à cette étape du retour. Ils n’en avaient finalement été la cible pas plus d’une ou deux fois, son père en avait la conviction parce que les petits malins planqués en hauteur dans les brousses n’avaient pas reconnu leur Renault Express, à laquelle s’était substitué ces jourslà, pour il ne savait plus quelles raisons, un autre véhicule. Tout en ayant du danger réel une perception assez vague, il se souvenait
avoir rarement, dans ce creux propice aux embuscades, lâché son petit frère d’une semelle, l’invitant pour le protéger à quelque cachecache impromptu à fond de caisse. Un groupe de garçons immobiles le regardait passer, sans un sourire. Plus loin quelques filles marchaient de dos ; l’une d’elle eut un geste de la main en se retournant. Puis une autre, et une autre encore, avant l’homme tenant sagement dirigé vers le sol un tamioc dont il n’avait oublié ni la rouille vite venue sur la lame, ni la parfaite utilité. Il leur répondit par sa vitre ouverte d’un signe qui le réjouit. Arrivé à huit ans tout juste, il ne s’était jamais lassé de ces saluts à répétitions que se font les humains dès la RT1 quittée à Bourail, et jusque là-haut, la transversale de Ouegoa et la pointe de Poum, l’embarcadère pour Yandé d’où il avait ramené des pochons pleins de porcelaines après trois jours à jouer les explorateurs avec les filles et l’unique garçon du pasteur qui leur avait ouvert le chemin de cette traversée. À hauteur de Nessakouya, sa gorge se fit plus sèche. Fabrice avait été son ami. Longtemps. Il avait grandi en Bretagne jusqu’à ce que sa mère, mariée à un militaire plus âgé qu’elle, n’en puisse plus d’il ne savait trop quoi. Elle était revenue chez les siens, son fils sous le bras, avait trouvé abri dans une maison en dur, sommairement achevée comme tant d’autres en brousse. Murs de ciment gris de mauvaise qualité, rongés d’humidité ; ni porte ni fenêtre mais des planches de bois pour la nuit et des tissus déchirés : elle semblait avoir désappris dans son exil l’harmonie simple des cases, et même celle des cabanes en tôle ondulée autour desquelles ses sœurs dessinaient de parfait bosquets d’hibiscus, de lantanas et de buveuses d’eau. La tribu lisait dans cet abandon de toute tenue la preuve du désastre qu’engendrait la fascination de ses filles pour les Blancs et leur mode de vie. Métis grandi sous le ciel de Lorient, dans une maison pleine de meubles dont les portes fermaient, Fabrice l’avait lui adopté dès son arrivée dans l’école comme on s’adopte soi-même, et fini par lui offrir un képi de son père à jamais lointain. Il ne s’était depuis pas résolu à s’en défaire. Il l’avait traîné dans ses malles, puis glissé dernièrement en haut de leur armoire au motif qu’il
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Il dépassa d’une dizaine de mètres le chemin de terre crevassée qui grimpait vers la colline et fit marche arrière pour s’y engager. Tout s’était effondré un peu plus encore, la première maison à droite dont les Événements avaient interrompu la construction, l’aubette au fond qui avait durant toute la période servi de casemate aux militaires. Il revit les sacs de sable présents lors de leur arrivée, avant d’attaquer à gauche la côte d’où, autrefois, surgissait les volets bleus peints par son père, et à leur vue « ça sent bon l’écurie, disait maman, un petit effort et on est chez nous. » On ne voyait plus ni les volets ni les murs.
La végétation s’en était donné à cœur joie tout au long des quarante à cinquante mètres dont il mesura la rudesse pour les amortisseurs. L’autre habitation à droite juste avant la leur, que squattait Jamie, était elle aussi en passe de céder sous les assauts des pieds multiples de bougainvillées mêlant l’intense de leurs couleurs. Il s’étonna d’avoir en mémoire le prénom de ce voisin qui venait parfois leur demander un peu de sucre, voire un billet qu’il avait toujours remboursé à plus ou moins longue échéance. Il y avait eu ce soir d’incendie où, blotti dans sa chambre transformée en camp retranché, avec son frère et la petite sœur née un jour de mai sous les auspices d’un immense arbre du voyageur, il avait pour la première fois partagé sa certitude native que les histoires sauvaient de la peur les bouts d’hommes qu’ils étaient. Dehors, ses parents rejoints par Jamie avaient lutté longtemps, sabres d’abattis à la main, pour tenir à distance les flammes qui, léchant une nuit de plus la montagne, arrachaient une puissante odeur de goménol aux niaoulis enroulés dans leurs peaux protectrices. Le lendemain à leur réveil, d’innombrables copeaux de cendre et ici et là de petites branches calcinées couvraient les fenêtres et leurs rebords, la terrasse triangulaire et le balcon pavés de tomettes bordeaux d’où plongeait leur séjour sur la vallée. Eux n’avaient eu d’yeux que pour leur cabane sur le tronc du grand bourao fracassé par le denier cyclone, dans la descente d’un semblant de jardin qui résistait à tous les efforts de discipline paternelle. Elle avait vaillamment vaincu l’adversité, intacte au centre d’un îlot vert épargné du vent chaud. Soufflant encore, un peu plus haut, sur des braises rougeoyantes, il n’aurait cette fois besoin d’aucune volonté incendiaire pour rallumer le soir même de nouveaux foyers. Les cycas devant le grillage avaient repoussé. Les mousquetaires pouvaient dormir sur leurs deux oreilles et oublier l’engueulade familiale qui, chez lui comme chez Pierrick, s’était abattue sur leurs élans de cape et d’épée. « Les fichus marioles, avait éclaté son père, qu’est-ce qui vous a passé par la tête, ils étaient magnifiques les voilà massacrés, ça fait deux jours
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pouvait un jour servir d’accessoire à des jeux dont les protagonistes ressembleraient aux deux enfants qu’ils avaient été. Qu’était devenu Fabrice ? Il était avec lui, Pauline, Sarah et Luc les meilleurs élèves de la classe. Était-ce suffisant pour lui avoir permis d’étudier aussi loin qu’il en était capable ? Le temps de s’interroger, il fut à Nédivin et l’odeur des sorghos de nouveau l’envahit. Le lycée-collège en contrebas lui parut triste et vide, étroit, vieilli, presque délabré. Des fresques pâlies laissaient transparaître encore, ici et là, des restes de cases et de flèches faîtières. Elles ravivaient l’empreinte du plaisir de leurs auteurs ces après-midi loin des pupitres creusés de mots en langue. Tous les cinq en revenaient mains et tee-shirts brunis ou ensanglantés par les piments destinés à donner aux murs la coloration culturelle dont les longues barres jaunâtres des bâtiments de plain-pied, aux allures de préfabriqués, ne pouvaient naturellement témoigner. La force du cagnard s’imposait dans sa chair et la violence des averses sur les toitures de tôle, qui contraignait parfois à suspendre les cours, martelait ses tympans. Le corps, ça se souvient de ce qui brûle et ruisselle, mais ses yeux cherchèrent en vain le creux de l’étang aux lapias voulu par son père. Seule trace persistante de l’eau qui s’était blottie là, le vert d’une végétation qui résistait aux règles académiques et tenait en respect – pour combien de temps encore ? – la caillasse d’une cour sans âme reléguée au rang d’aberration pédagogique par le léger hors champ de son paternel.
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que je cherche qui a bien pu faire ça. » Il ne savait plus qui avait mangé le morceau le premier, les deux peut-être. « On n’a pas pensé, on jouait, pardon, Pierrick a fait Aramis et moi d’Artagnan, les feuilles c’était nos épées, mais c’est pas solide, ça casse tout de suite, on en a coupé d’autres, on n’a pas vu…. il en restait quand même ?... » Un Aramis kanak ! Les parents avaient dû en rire longtemps, et le père de Pierrick douter du caractère à ses yeux forcément positif des nouvelles fréquentations réelles et imaginaires de son coquin de fils. Probablement pas très longtemps : ce toit-là, situé juste au-dessus du leur, sur la colline qui retentissait de leurs aventures secrètes, avait accueilli plus souvent qu’à son tour le seul petit Blanc du collège, de surcroît fils du directeur. Il y avait goûté, mangé, dormi, sans trop s’attarder sur le statut d’exception qu’on lui conférait. Pas d’astiquage pour lui, même tout symbolique, les parents de Pierrick n’avaient pas la main lourde ; mais l’invitation permanente faite à ce dernier d’apprendre de lui en toute occasion s’il voulait un jour tracer sa route sans se perdre de l’autre côté, vers la ville, chez les Blancs.
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Le chemin formait un crochet qui regagnait la route du village à quelques encablures du temple. Il s’y était ennuyé ni plus ni moins que les autres des dimanches en nombre suffisant pour percevoir encore le sourd brouhaha qui finissait toujours par régner sur les bancs des enfants. Il y avait aussi, à chaque rentrée, vu les visages s’immobiliser à l’appel de son nom, mélange de respect et d’étonnement envers ces Européens qui ne filaient pas en courant inscrire leurs enfants à l’école publique du village, ni ne s’empressaient de mettre le cap sur Nouméa chaque week-end ou, chaque soir, sur l’ancien lotissement minier de Poro. « Malsain, avait décrété son père, au moindre problème, l’ennui aidant, ça macère, tout le monde se monte le bourrichon, on n’en sortirait pas. »
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Il dépassa Nindiah, aperçut la roche noire abritant les niches des ancêtres, dont la légende voulait qu’elle pleure quand la mort rôdait. C’est du moins ce que racontait sa mère, reprenant à son compte le récit d’un vieux à
qui elle achetait chaque semaine selon la saison manioc, ignames et papayes vertes ou mûres. Do-Néva, le magasin des Kuter devant lequel bavardaient comme souvent quelques hommes rassemblés autour d’une benne et de cartons de Number One… il franchit à gauche le pont sur la rivière sans trouver l’énergie d’un nouveau détour par le milieu du village dont il savait chaque station. Le marché, la pharmacie ouverte des années après leur installation, le magasin du centre avant celui à Courtot, plus quincaillier, où il filait en douce jusqu’au tourniquet des petites voitures. Plus loin encore, le rose maculé des murs du dispensaire où il eut brusquement l’impression d’avoir laissé de grands bouts d’enfance, dans l’attente de soins qui tardaient à venir. Son gros orteil se crispa. C’est sur la montagne avec Pierrick que sa claquette s’était retournée laissant l’ongle à la merci d’une pierre qui n’en avait fait qu’une bouchée. « À vif, par cette chaleur, avait affirmé l’infirmier, ça peut vite très mal tourner, il va falloir venir tous les jours refaire le pansement pendant au moins deux semaines et m’arroser tout ça de sulfamides. » Il y avait gagné quelques Norev aux couleurs un tantinet ternies par le soleil, et le droit de faire son entrée la première semaine en voiture dans la cour de l’école détrempée par la saison des pluies. Il était neuf heures passées lorsqu’il longea le petit cimetière juste avant l’entrée de Bâ. L’église, la tombe de la chefferie… le terrain de sport et les bâtiments du marché étaient déjà livrés à de joyeuses bandes flânant pour les unes, s’affairant pour les autres aux derniers préparatifs de la noce. Il gara sa voiture un peu après, se promettant de ne pas repartir sans être allé jusqu’à la cascade et l’immense pied de letchis du vieux Daniel qui n’avait eu pour lui, pour eux que des paroles d’accueil et s’était plus d’une fois fait passeur entre son monde et le leur. Quelque chose de lourd tomba sur ses épaules, une gêne à l’idée de passer là les trois jours à venir, étranger sans l’être tout à fait, ni anonyme ni reconnu, condamné à se tenir entre. Mais Luc s’avançait vers lui. Son sourire avouait l’enfant tenace que sa carrure de
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Il était tout juste dix heures quand il entendit les voix reconnaissables entre toutes entamer les premiers chants. Quand elle apparut, sa peau plus noire de surgir au milieu du bouillonnement des dentelles et du satin blanc, son cœur fit un bond qu’il n’attendait plus et se resserra sur lui-même. Sarah portait fièrement sa grâce de Tanagra et ses yeux de charbon scintillaient au soleil. Il sut l’avoir aimée plus qu’il ne se l’était avoué alors. Ce jour d’octobre, à l’abri du rideau des sorghos dans la maison abandonnée, il n’avait fait pourtant que l’embrasser comme on embrasse à quinze ans. Rien de bien sérieux, mais le pays déjà s’était dressé en lui avec la même violence qu’aujourd’hui, pour dans l’instant tout aussi violemment se dérober à son étreinte. Il fut reconnaissant de cet apprentissage que sa culture avait depuis longtemps désappris : qu’on était de quelque part et la terre comme les femmes avait un parfum singulier. Celle-ci appelait un abandon auquel il s’était refusé. Il en éprouvait la déchirure sans douter pour autant de la justesse d’un choix qui recélait sa part de deuil. Cette nuit-là, il rêva des larmes d’une reine de pierre immense et noire, avant de se ré-
veiller léger dans l’ombre encore fraîche de la petite case à l’écart qui lui avait été réservée. Il savait l’honneur que recouvrait cette entorse à la règle commune, particulièrement en ces jours d’un mariage qui avait rassemblé des clans venus de toute la Grande Terre et des Îles. Les liens que ravivait cette union, les alliances endormies dont elle rouvrait les chemins, manifestaient une complexité à laquelle ses amis avaient choisi de ne pas se soustraire. Cette fidélité lui parut belle et juste. Aux noces coutumières vécues la veille allait ce deuxième jour succéder les mariages religieux et civil. Il y aurait aussi l’ouverture des cadeaux et le décompte des biens accordés. La parure de table en dentelle blanche de Quimper brodée à la main par l’un des plus vieux ateliers de sa Bretagne natale était une idée de sa mère. Il souhaita que Luc et Sarah n’en retiennent pas l’incongruité, mais lisent dans le subtil travail des fileuses finistériennes la métaphore d’une amitié que n’étaient parvenus à rompre ni l’éloignement ni l’évidence de leurs différences. Demain, si Luc et Sarah ne s’en offusquaient pas, il partirait tôt, avant que s’achèvent les dernières coutumes. La vieille avait oublié son coupe-coupe au fond du coffre, sûrement il lui faisait défaut. S’il ne la trouvait pas sur la route, il descendrait jusqu’à chez elle. Son avion n’était que le surlendemain. Peut-être lui proposerait-elle un café en poudre ou du Milo dans un bol en Vereco, tout en houspillant la jeune génération fascinée par Nouméa, qui ne débroussait plus sérieusement sa terre ? Il avait hâte désormais de respirer, loin de celle des sorghos pénétrante au passage du col, l’odeur iodée de l’Atlantique harcelant la côte jusqu’au socle ancestral d’une minuscule chapelle en dentelle de pierre. Il se promit d’y déposer en offrande, dès son retour, l’immense manou que Luc avait tenu à lui confier après que la farandole des femmes les ait enroulés, lui, les mariés et toute la noce, dans l’arc-end ciel de ses plis.
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rugbyman occultait au regard de ceux qui le rencontrait pour la première fois. Il fut heureux de leur croissance parallèle. « Plus que treize joueurs à trouver pour faire trembler les All Blacks », lui lança-t-il en guise de bienvenue. Ils ne surent ensuite trop quoi se dire. Lui tendit son cadeau, s’excusa des pères Noël, reste probable d’un décembre où les acheteurs s’étaient faits plus rares que le stock de papier affecté à l’emballage. - Tu connais ma future femme, enchaîna Luc. On reste ensemble depuis deux ans déjà, ça a un peu fait râler les parents au début, des manières de Blancs ils ont dit, mais ça va maintenant. Tu la verras tout à l’heure, dans la coutume elle est encore pour un tout petit moment avec ceux de son clan. Elle aussi espérait que tu puisses venir, mais c’était à moi d’écrire. Mes vieux vont être fiers, les tiens sont un peu là avec toi et tu sais comme ils comptent. - Merci… je suis heureux pour vous… ça fait drôle quand même d’être de retour.
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L’Art de L’Art de la déduction Louis-José Barbançon
C’était au cours de ma dernière année d’enseignement. J’allais bientôt prendre ma retraite. Voilà trente ans que j’exerçais au Collège de la Rivière Salée. J’étais déjà présent à l’ouverture du Collège en mars 1976, et il m’arrivait de raconter aux nouveaux de 6e, qu’un jour, je m’étais mis à l’emplacement de la salle 122 et que l’on avait construit le collège autour de moi. C’est dire que j’y avais vu passer deux générations d’élèves et la majorité de mes derniers collégiens étaient les enfants de mes premiers. C’est dire que j’en avais vu des fautes, des erreurs, des oublis et que j’en avais entendu des profs se gausser des perles innombrables qu’ils rencontraient. J’ai dû moi aussi, en salle des profs ou en salle de corrections d’examens, mêler ma voix au concert des rires et des moqueries, mais je n’aimais pas cet exercice de pouvoir, de facile supériorité, simplement j’étais déjà assez marginal comme cela. Aussi ai-je rarement noté ou fait état des « perles » de mes élèves. Je préférais faire état de leur inventivité, de leur sensibilité, de leur créativité même et j’allais dire surtout lorsqu’elles ne s’exprimaient pas dans un français académique. Ce jour-là donc, c’était en 5e, en cours d’éducation civique et nous traitions de la solidarité dans la société. J’avais apporté en document une feuille de déclaration d’impôt où figuraient les noms des « œuvres et organismes agréés » à recevoir des dons déductibles des revenus. Je souhaitais me rendre compte de la connaissance qu’avaient les élèves des différentes associations caritatives mais aussi de leurs activités. J’espérais à partir d’exemples concrets ou de sigles entendus à la télévision ou dans les conversations les amener à réflé-
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chir sur les divers domaines où pouvait s’exercer la solidarité. Et leurs connaissances étaient surprenantes. Il faut dire que dans ce quartier de la Rivière Salée, le taux de bas salaires ou de chômage était élevé et que l’environnement social avait permis de classer le Collège en ZEP, en zone d’éducation prioritaire. Aussi à mes interrogations sur les activités d’associations ou sur leurs sigles, les réponses fusaient-elles : - Association AVEC ? - Evacués sanitaires sur l’Australie, Monsieur. - ACH ? - Pour les handicapés, Monsieur. - ACAPA ? - Pour les vieux. - Mais non, toi, dis bien, pour les personnes âgées, hein, Monsieur ! - Ben oui, pour les vieux, comme vous, bientôt, Monsieur ! Et la classe d’éclater de rire. - Voilà ! Cassé, Monsieur. Les effets de Brice de Nice ! Chacun ses référents. Je poursuivais donc par le Secours catholique, la Croix-rouge, Saint-Vincent-de-Paul, les Petites sœurs des pauvres… Ils avaient réponse à tout. - L’Association Valentin Haüy ? Un silence et des regards interrogatifs suivirent ma question. Puis des murmures dubitatifs : - C’est quoi ça. Il parle de quoi ? Y’a pas ça. Personne ne répondait, même pas Morane, la meilleure élève de la classe. Comme d’habitude, elle était dans son monde, un monde dont elle daignait descendre de temps en
e la dédu nouvelles
temps quand elle estimait que le sujet en valait la peine. Selon les jours, elle entreprenait cette démarche en conservant un regard rêveur qui planait au-dessus des choses et des êtres ou au contraire avec une agressivité certaine. Je faisais avec, car ses remarques étaient souvent aussi pertinentes qu’impertinentes et sa soif de savoir jamais étanchée. Personne ne parlant, c’était à elle d’intervenir. Il en allait de son statut et d’ailleurs tout le ... simplement monde comptait sur elle. Morane doit savoir. Elle prit donc la paj’étais déjà assez role :
marginal comme
- Valentin, Valentin, réfléchiscela... sait-elle tout haut, cela a peutêtre quelque chose à voir avec la Saint-Valentin… Ce doit être l’association qui s’occupe des personnes victimes des chagrins d’amour. Que pouvais-je répondre ? Je m’évertuais à leur apprendre les bienfaits de la déduction, alors je lui dis : - Vous avez certainement raison, Mademoid selle, l’amour rend aveugle.
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Ce texte est dédié à toutes les personnes qui œuvrent dans l’association Valentin Haüy et en faveur des non-voyants.
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Perform Performance guépard Stéphane Camille
On m’a demandé de dire un je lâche mon fouet, je ferme ma gueule, à texte, or depuis deux mois je vis quoi ça rime, je pose ma tête dans ton cou, avec toi, un guépard, et forcément là où le pelage est si doux. Je lèche le sang mes pensées, mon énergie convergent et qui colle à la commissure de tes lèvres et s’épuisent dans cette performance. Toute aux petits poils rouges, sous ton menton, ma vie depuis deux mois consiste à gérer comme, plus tard, tu lécheras le sperme qui notre cohabitation dans la cage que nous englue ton pelage. L’amour vient, les cages partageons. Parce que quand s’ouvrent, le monde n’est plus même, cohabiter avec un guéqu’une immense savane dont pard adulte... Mais on n’est pas nous sommes les monarques des quand même, comme dit absolus. Les herbivores, futures ... tu te laisses l’autre. victimes, s’engraissent, insoualler à la Hier encore, en terre ciants, baissant juste assez la d’Afrique, je te vois et quand mélancolie car tu tête au niveau des plantes pour je ne te vois pas, je te sens éviter la cruauté et la voracité de évoluer autour de moi, et ton notre union qui claque comme te souviens que pas lent, et ton pas fier, et tes de grandes voiles débordées. grandes pattes. Je suis tantôt tu es toujours en Tes yeux se fendent, en se col’ami, tantôt la proie. Parfois, gnant nos lèvres se brisent, en se cage... après avoir longtemps tourné, mangeant nos dents s’aiguisent, tu t’approches jusqu’à me frônous nous mordons et la savane ler, sans prévenir. En un inss’enflamme. tant, ton pelage exacerbe mon appréhenQuand le feu est passé, tout est dévasté. sion et comble ma patience. D’autres fois, Des vieux sages il ne reste que les prières de ta célèbre détente, tu bondis. D’un seul qui nous ont portées, et des herbivores le coup de patte tu m’ouvres la poitrine et tu squelette décharné. A toi de lécher. m’arraches le cœur. Affolé, je te vois le porMais depuis hier, j’ai changé de continent, ter à tes crocs, le balancer dans ta gueule de cage, et je ne supporte déjà plus d’être de droite à gauche, de bas en haut, il se éloigné de tes dangers, j’ai la nostalgie de déchire, tu le rattrapes, tu le relances, tu le ton exigence, de tes menaces qui s’élèvent mâches un peu puis tu l’abandonnes enfin dans les lieux creux où des indifférents parce que ça a assez duré, parce que ce n’est viennent nourrir leurs loisirs et puisqu’on qu’un jeu, parce que tu as sans doute goûté me demande aujourd’hui de parler, je vais de meilleures viandes. en profiter pour t’appeler, pour pousser le Un peu abattue, tu te laisses aller à la mécri qui célèbre, un de ses cris de brousse, lancolie car tu te souviens que tu es toujours ce cri d’homme traversé par le souffle de ta d en cage, le monde est ta cage. C’est à moi nature. de reprendre le dessus, oui, les cages ça me connaît, je suis né dans un zoo. A toi de saigner, à toi de me craindre. Mais très vite
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Performance soudeur
L’autre jour, camarade, j’ai rencontré une tôle bien profilée. Elle avait un de ces débits, camarade, et pendant qu’elle causait, j’ai maté sa corniche bien bombée, son joli décolleté chanfreiné en V. La perspective m’a éclaté. Je me suis dit que j’aimerais bien y tremper mon fil fourré. Je me vois déjà la serrer dans mes étaux. Alors moi, je n’y vais pas à pas de pèlerin et je lui dit carrément : « Mademoiselle, on peut dire que vous êtes bien accostée. Je suis le meilleur soudeur de tout le comté, je mets mes qualifs à votre service. Où estce que vous créchez ? » Là, sans se marteler, elle me rétorque : « Je travaille à la Nomenclature, je m’appelle Cartouche. - C’est un nom qui vous va comme un gant de cuir, vous êtes rutile, nickel chrome ! Et bien enrobée. Je vous propose qu’on se mette bout à bout, sans vouloir vous ignifuger. - Ton plan m’attire, soudeur, ça me touche les appendices, même si c’est cavalier. » C’est qu’elle est bien malléable, pas résiliente du tout. Décidément, elle n’a aucun défaut, ni internes ni débouchants ! Je tente un stick-out. Elle opère quelques chaudes de retrait, mais c’est pour la forme. Afin de la rendre ductile, je m’attarde sur ses grattons. Puis je descends doucement vers la fissure et quand j’en suis à lui gouger la ZAT, elle gémit : « Oh ! Comme c’est oxycoupant ! » Je prends cela pour un encouragement mais je fais durer le ressuage avant la passe de remplissage. Puis elle saisit ma buse et s’exclame « Oh, oh ! Quelle compacité ! T’es bien côté soudeur. Ça c’est un calibre de gorge ! » Et en effet, elle a pour ma torche une bonne inclinaison : c’est moi, maintenant, qu’elle va souder au plafond. La tension monte.
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Stéphane Camille
Elle aime ce paramètre et nos électrodes entrent en contact, nos cordons s’interpénètrent. En continu d’abord, puis en alternatif, je pousse, je tire, sans oublier un léger balayage. La donzelle est aux anges mais elle a d’autres idées en caisse. La voilà qui se met à clin et me présente ses soufflures. Ma foi, elles ont bel aspect, et si c’est une reprise envers qui ravive ses points chauds, je suis volontaire pour quelques coups de pointaux. Je la passe en étroite et en large, mais je modère ma vitesse d’avance pour ne pas sortir du bain avant la finition. Ça y est, nous y voilà, c’est la fusion ! On fait sauter la laitier, à 1 500°, attention les projections ! Tout à coup je me réveille seul dans ma cabine. Merde, c’est pas possible, j’ai rêvé. Elle était là, je l’ai touchée. Je regarde ma soudure : le cordon est plein d’aspérités, irrégulier. Je suis laminé, complètement à la masse. Si je me fais serrer, je suis bon pour la tronçonneuse, voire la guillotine. Mauvais délardage ! Bon, allez, « Nettoyage !!! ». d
... Afin de la rendre ductile, je m’attarde sur ses grattons...
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(chanfrein en X)
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De la phy De la physique corpusculaire appliquée au rond-point du Pacifique (Nouméa) Tristan Derycke
Pour l’image, il est licite d’assimiler le rond-point du Pacifique à une structure atomique, celle modélisée par Rutherford, c’est-à-dire un noyau central autour de quoi gravitent divers électrons, en l’occurrence des véhicules à la motorisation souvent généreuse accomplissant une circumduction complète ou partielle à la périphérie d’un terre-plein central végétalisé. De mon point de vue, la mode, en tout cas pour ce qui est de l’automobile me paraît japonisante avec une certaine tendance à l’embonpoint : quatre roues motrices rebondies, voire plantureuses, sous-tendant un châssis surdimensionné, prolongé parfois d’un pare-choc excessif, communément appelé bull bar, excroissance chromée qui semble inadaptée à un lieu, Nouméa, où, du moins à ma connaissance, les charges de bovidés sont assez rares.
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En tout cas, prendre place au sein du cortège nécessite à la fois patience et culot. Il convient de s’approcher avec circonspection de l’embranchement avant d’oser un regard à gauche, eu égard au sens horaire de la gravitation. Après Rutherford, intervient Heisenberg, à l’origine du fameux principe d’incertitude éponyme. Intervenant à l’interface de la mécanique quantique et ondulatoire, la relation d’Heisenberg s’applique à l’interférence photonique : si le motif généré par une multitude de photons traversant un espace cloison-
né, par exemple les fentes d’Young, peut être calculé à l’aide de la mécanique quantique, en revanche, le chemin de chaque photon ne peut être prédit par aucune méthode connue. Appliqué à ma problématique personnelle, le flux giratoire des bagnoles est aisément évaluable mais chacune d’elle semble obéir à une trajectoire aléatoire. Toujours selon le même principe d’incertitude, vitesse et impulsion d’une particule ne peuvent être liées, ou en d’autres termes ne peuvent être définies au même instant. Si bien qu’à l’échelle macroscopique, celle de l’automobile, lorsqu’on s’imagine pouvoir s’engager dans le rondpoint, après évaluation des coordonnées spatio-temporelles du véhicule le plus proche, celui-ci comme par un fait exprès semble modifier soit sa trajectoire, soit sa vitesse, soit les deux en même temps, dans le but sans doute d’empêcher notre participation à la farandole. Voyez-vous, on a beau se trouver sous les tropiques au bord du Pacifique sud-ouest, une ville est une ville, un rond-point est un rondpoint. Dans mon cas, il serait tout de même urgent que je tente une immixtion, pour tout dire je suis en retard, ce de façon inacceptable, chaque matin c’est la même histoire, je me lève tôt, en tout cas selon mes critères de citadin : sonnerie du portable à six heures zéro zéro, étirements hâtifs, douche, grat-
hysique c nouvelles
Au-delà de la structure atomique ci-dessus évoquée, se trouve mon objectif, l’usine, mon lieu de travail, le poumon de notre Caillou, lieu de convergence du Nickel Calédonien, conglomérat compact de bâtiments, assemblage massif de béton et de métal oxydé, architecture rébarbative qu’un alignement élancé de cheminées fumantes vient adoucir quelque peu. Elle est donc là, proche sur un plan strictement géographique et infiniment lointaine sur un plan conceptuel. Appliqué à un espace clos, le principe d’Heisenberg génère ce que l’on dénomme la claustrophobie quantique qui est la tendance qu’ont les particules à vibrer frénétiquement lorsqu’elles sont confinées dans un milieu réduit. Ce théorème explique sans doute l’état d’ébullition dans lequel je me trouve. Ce constat thermique est à prendre au propre comme au figuré, puisque, en plus de rôtir globalement dans l’habitacle surchauffé que nulle climatisation, la mienne étant hors d’usage depuis des temps immémoriaux, ne vient fraîchir, ma psyché se trouve portée à incandescence, sous l’effet de l’attente. Devant moi, la noria infernale des véhicules de tous gabarits, du poids lourd à la pétrolette, paraît se densifier davantage à chaque instant. Guère de solidarité à espérer de la part des autres usagers, les heureux impétrants qui narguent, tous chevaux vrombissants dehors, la file inextinguible des voitures immobiles. Mais ça y est, un espace semble s’ouvrir
entre deux Land Cruiser, ténu certes, mais sans doute suffisant pour y loger ma Twingo, il me faut bondir. Maudit Heisenberg, erreur fatale d’appréciation, me voilà méchamment percuté. En plus je suis en tort.
Les accélérateurs de particules permettent de scinder l’atome en une multitude de souséléments, mésons, muons, leptons, tachyons, pour ne citer qu’eux. Celui qui jaillit hors du Toyota « double cabine » est proportionné à l’enveloppe forgée dans quelque atelier nippon, c’est-à-dire assez considérable tant en largeur, qu’en hauteur et qu’en épaisseur, une structure cubique propulsée dans ma direction. Il confirme ma faute, tout en m’extrayant sans ménagement de ma carapace de tôles concassées. Il réclame certaines explications. Après quelques instants d’hébétude, j’évoque le physicien allemand précité et ses complices, De Broglie, Bohr, Einstein et consorts. Il a été démontré qu’il existe une probabilité certes infime mais néanmoins réelle, que l’ensemble de la Matière constituant l’Univers puisse se trouver soudain concentrée en un point unique, virtuel, non mesurable où elle s’engloutirait. Sous l’impact d’un amas de phalanges cartilagineuses fracassant mon maxillaire en une multitude de nouveaux sous-éléments, il m’apparaît clairement que cet instant est arrivé. Ca tombe bien, l’hôpital d est à côté.
... Ce théorème explique sans doute l’état d’ébullition dans lequel je me trouve... épisodes
tage de nombril, tartine beurrée café au lait, à peine le temps de parcourir Les Nouvelles et me voilà dans le parking, pardon le carport, à sept heures la circulation est à peu près fluide jusqu’au manège infernal, celui contre quoi je viens buter chaque matin, impaction têtue, bornée, partagée avec mes compagnons travailleurs, mes camarades d’infortune derrière qui j’attends. Car l’introduction a lieu en trois temps, le premier est celui de la stagnation stoïque dans une file engluée en amont de l’intersection, le second celui de l’appréciation, le troisième celui de l’assaut, bille en tête, à la manière d’un « homme-canon » propulsé dans une nuit sans étoile.
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Mârü Mârü Déwé Görödé
On faillit l’écraser par un beau matin de soleil dans le quartier. Il se posa là, au beau milieu de la chaussée entre la voiture précédente et la nôtre. Très surprise de le voir là, je dis à mon cousin d’y faire attention tout en me demandant ce qu’il faisait là, hors de son milieu naturel. Il fit quelques pas le temps qu’on le voie avant de s’envoler.
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La fois suivante, ce fut sur une route de tribu où surgissant soudain devant nous, il évita de peu notre vitre avant en se dégageant en l’air côté droit. Je supposai qu’il avait peut-être repéré une souris dans l’herbe, au bord du chemin, sans nous voir venir. Ce qui était assez surprenant de sa part. Et il fera ainsi à deux ou trois reprises par la suite. Une autre fois, il se tenait là, debout, à droite, au bord du goudron, à nous regarder passer. Cette position-là me déplut car je trouvai qu’il pouvait ainsi faire pitié et que ce n’était pas digne de son envergure. Le même sentiment me prenait quand je le voyais de dos sur un fil au-dessus de la route mais au moins il était là-haut, en l’air, à sa place tout comme lorsqu’il perchait sur un bel arbre en bordure de la mer pour nous voir passer. Car j’aimais surtout le voir très haut dans le ciel survoler le pays comme la nuit en rêve avec moi. Parfois, c’était au crépuscule, sur une branche d’arbuste contre un talus. Il semblait endormi. Et je me demandai si c’était bien lui ou si je n’avais pas encore rêvé. Ou encore comment j’ai pu le remarquer ainsi entre la pénombre et la vitesse de la voiture. Parfois, il s’imposait soudain à nous presque
en grandeur nature dans un beau ramage noir et brillant quand il s’élançait vers le soleil couchant. Et sa splendeur tragique me touchait. Un samedi soir, on le croisa, venant en sens inverse, à hauteur visible, tel un être tourmenté sur cette longue ligne droite. Et j’aurais bien voulu savoir ce qui le poussait ainsi sur la route à des heures impossibles. Car je n’avais pas l’ombre d’un doute .C’était bien lui . C’était lui. C’était ma certitude. Le matin de bonne heure, il nous survolait, toujours en sens inverse, à l’entrée ou à la sortie d’un même village, l’air très occupé de quelqu’un se pressant vers une tâche importante, mais contraint et forcé. Je le trouvai triste. Parfois, on en rencontrait d’autres qui le suivaient ou qui traversaient la route au-dessus de nous. Après, je m’attendais souvent à le voir par là comme en ses autres lieux d’apparition. De rares fois, il venait en couple avec sa compagne et ils nous offraient à tire d’aile un magnifique ballet aérien avant de s’éloigner. C’était au bas d’une côte fleurie près d’une rivière où il nous croisait habituellement après son envol d’un bois de fer. Un après-midi, je le vis couper par derrière les collines et je n’osai penser qu’il cherchait ainsi à nous rattraper quand il déboucha soudain entre la cime des niaoulis un tournant plus loin. Un jour, mon cousin s’étonna de le voir à la pêche car il s’y faisait rarement surprendre. Habitant un sapin sur la montagne de l’ancêtre, il en descendait pour se poster sur le rocher du guerrier et plonger sur sa proie. Un autre jour, j’eus l’agréable surprise de le découvrir là, moi aussi, dans
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la dignité de celui qui pourvoit lui-même à ses besoins. Et une matinée alors que nous étions au champ, il passa fièrement au-dessus de nous avec un poisson. à notre retour à la maison, un copain au regard ardent vint nous proposer du poisson contre quelques ignames. Quelque temps après, lors d’une visite au parc forestier, je ... il en voulus observer de près le spécimen pêcheur mais il poussa un descendait cri si désespéré que je dus m’enpour se poster fuir. Dans la nuit, je rêvais que j’essayais de le faire partir, lui et sur le rocher les siens, de la rivière où je voulais me baigner. Ils se posèrent du guerrier et tout près sur une roche à fleur plonger sur sa d’eau pendant que je tombais de haut, mais sans me blesser, dans proie... un courant peu profond. Je me relevai sous leurs yeux pour m’abriter sous un grand pont en amont. Quand je voulus écrire sur le béton du pont, la pointe de mon stylo fondit et devint une belle petite fleur rouge. Une fleur de la passion que je reconnus sur le flacon du parfum que m’offrit pour mon anniverd saire le copain au regard de braise.
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Une Ren Une Rentrée Nicolas Kurtovitch
Il n’y avait pas d’autres solutions, Maman étant partie il fallait partir à mon tour. Mais où ? Je me demandais où ils m’enverraient, chez qui je devrais habiter, et combien de temps ? Maman était partie mais personne ne m’avait dit pour combien de temps, si c’était pour toute l’année, jusqu’à Noël, ou seulement quelques mois. Et je ne savais pas non plus où elle était partie, dans un autre pays, ça oui je l’avais compris, mais où exactement ? Personne pour me le dire, tout le monde me considérait trop petit pour comprendre ou pour m’intéresser à ce genre de chose ! Ils se trompaient. Je suis parti, un matin de très bonne heure, peut-être à trois heures du matin, mais je m’étais réveillé à une heure du matin et longtemps je suis resté dans mon lit à attendre qu’on vienne me dire de me lever. Je ne sais plus très bien qui m’a déposé sur le trottoir devant la grande vitre de l’agence de transport, celle qui organisait les voyages en brousse. Car c’est en brousse qu’on m’envoyait pour cette entrée en sixième ! 170 km exactement, la dernière partie dans la poussière d’une route en terre à l’assaut de deux cols vigoureux défendant l’accès au village de Bourail, Moméa et Boghen. Deux noms que j’apprendrai à craindre ou à aimer suivant le trajet d’arrivée puis de départ du collège. Le car nous a déposés, moi et une vingtaine d’autres pensionnaires, au bas des escaliers, sans valises ; elles, on les récupèrerait quelques temps plus tard, une fois installés dans nos dortoirs et nous aurions la matinée pour nous installer. Les cours ne devaient débuter qu’à une heure de l’après-midi. La rentrée me laissait encore un infime moment de liberté et d’imagination que j’utilisais bêtement à rester assis sur mon lit, regardant les « anciens » se saluer,
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s’échanger quelques cadeaux tout en racontant à haute voix leurs histoires de vacances. Le Plus Grand d’entre-eux se tenait appuyé contre une des armoires métalliques disposées là, tout contre le mur séparant le dortoir de la salle des douches, les autres étaient simplement assis sur un lit. Personne ne s’intéressait à moi mais j’écoutais tout le monde, baissant immédiatement les yeux lorsque l’un de ces anciens me surprenait à l’écouter avec un peu trop d’attention. Ils me faisaient peur mais ils n’étaient pas méchants, non, et je sentais, je savais, qu’eux, ils étaient déjà des amis, ils étaient déjà un groupe, presque une famille, j’étais certain que chacun d’entre eux serait prêt à voler au secours de n’importe lequel des autres gars, réunis en cet instant si particulier d’une rentrée d’internat, là dans la minute, s’il le fallait. Ensemble ils étaient forts, ils étaient courageux, ensemble ils devenaient indestructibles, la dureté que je pressentais contenue dans cette vie d’internat, ne pouvait les atteindre, les difficultés inévitables seraient surmontées, dépassées par l’amitié et la présence. La présence, voilà certainement ce qui allait bientôt me manquer. La matinée passa. Rapidement, tout compte fait. à onze heures et demie, prenant exemple sur le groupe des anciens, je ne suis pas allé au réfectoire. J’avais faim mais je sentais que l’important n’était pas de manger ni d’aller au réfectoire, non, il s’agissait de marquer sa différence, sa capacité à ne pas suivre le groupe (le troupeau). Même s’il fallait pour cela contenir sa faim, risquer une première réprimande. La posture était ce qui comptait. Et puis mon estomac, noué par l’incertitude et un peu d’angoisse me prévenait : « Il n’était pas question d’espérer avaler quoi que ce soit ! ». Un coup de sifflet que j’allais très rapide-
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Je compris immédiatement : lui, il avait réussi cet examen et maintenant, il reprenait le cours habituel de l’école, en sixième. - Et maintenant tu nous rejoins en sixième. - Oui. - Et en plus tu as déjà un diplôme en poche ! Surpris, il me fixa de ses grands yeux que je découvrais d’un bleu profond, presque aussi beaux que ceux de mon frère. Enfin il sourit et ajouta. - Tu as raison. Maintenant on se grouille, notre classe est là, juste devant toi. Essaie de te mettre devant, moi je resterai derrière et t’inquiète de rien, ce sera facile. L’après-midi passa à toute vitesse, quelques cours, un professeur que j’allais très vite apprécier, une récréation durant laquelle il ne se passa pas grand-chose, chacun allant de son récit de vacances le plus extraordinaire, moi qui écoutais sans rien dire, regardant plutôt vers la cour des grands où se trouvait Mon Ami et puis je me retrouvai au réfectoire sans avoir réalisé que l’année avait commencé, que j’étais maintenant dans un autre monde. Le soir, on éteignit la lumière à huit heures trente, tout était en place, pour cinq longues années mais en une journée j’étais presque devenu un ancien, c’était bon signe. Maman pouvait dormir tranquille, là où elle était. d
... Ils me faisaient peur mais ils n’étaient pas méchants...
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ment apprendre à suivre et à redouter, nous sortit d’une douce léthargie qui aurait pu, si elle s’était prolongée, nous laisser penser que nous n’étions ni à l’école, ni à l’internat mais peut-être, qui sait, sur la berge bien en herbe d’une rivière par un dimanche après-midi de vacances. C’était la rentrée, la vraie, celle des classes, des devoirs, des professeurs et aussi en ce qui me concernait des nouveaux copains de classe. Les anciens sortirent ensemble, je les suivais. Dehors, ils se saluèrent avant de se séparer. Deux gravirent quatre à quatre les marches d’un escalier conduisant aux grandes classes, les 3èmes et 4èmes, un autre partit seul vers le fond de la cour sans que je comprenne pourquoi. Le dernier, sans que je ne m’y attende le moins du monde, se tourna vers moi et me demanda brusquement : - Tu vas en sixième ? - Oui. J’avais articulé à toute vitesse. J’étais surpris, il était bien plus grand que moi, certainement plus âgé. Peut-être voulait-il simplement m’indiquer quelle direction prendre. - Alors nous y allons ensemble. Et il se mit à marcher. Comme je restais silencieux au bout de quelques pas, il ajouta : « Je sais, je suis grand et je suis beaucoup plus vieux que toi ; j’ai treize ans ». - Alors tu redoubles. Les mots étaient littéralement sortis tout seuls de ma bouche. Je me mordis la lèvre tout en baissant la tête, conscient de l’erreur certainement irréparable, un véritable affront, que je venais de commettre. Entre nous deux le silence me parut durer une éternité, mais en réalité il n’alla pas audelà de quelques secondes, certainement le temps qu’il lui fallait pour choisir les mots qui me renverraient pour toute cette année de sixième, à ma solitude, édifiant un mur sans fenêtres ni portes entre les anciens et moi. Enfin il parla. - Non, je ne redouble pas. Mais c’est vrai que tu pouvais le croire. Je viens du cours de Certificat. - Le Certificat ? Je ne sais pas ce que c’est. - Après le Cours Moyen, si tu n’es pas très fort on te fait passer le Certificat avant de te renvoyer chez toi. ça dure deux ans, à la fin de la deuxième année tu passes l’examen.
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Maria W Maria Witt Catherine Laurent
Maria Witt était songeuse. Plus le soleil baissait à l’horizon, plus elle était songeuse. Elle profitait de la douceur de la fin de l’après-midi en sirotant une vodka. Petit à petit, elle qui n’aimait pas l’alcool, elle en était venue à boire, doucement, lentement, quotidiennement. C’était le plaisir de la caresse du liquide dans sa gorge et la chaleur qui lui montait du fond du ventre qui lui plaisaient. Ces derniers temps, c’était donc la vodka qui accompagnait le plus souvent ses réflexions de fin de journée. À quoi pensait Maria Witt en cette fin d’après-midi, face à la piscine turquoise, regardant les mouvements des vagues de l’océan sur sa gauche ? Elle pensait qu’elle avait décidément perdu le fil des choses profondes de sa vie, elle se disait qu’elle était juste devenue capable de vivre à la crête des vagues, se laissant porter par la facilité des choses de son quotidien. Mais elle songeait que rien cependant ne se faisait dans l’insouciance et la légèreté. Les choses s’étaient installées de plus en plus facilement autour d’elle, elle glissait dans la réalité avec une grâce de félin, sans rien bousculer, mais elle était restée grave. Les gens pouvaient dire s’ils en parlaient le soir, Maria Witt est grave, même si elle sourit, son regard est profond et sombre. Maria Witt ne semble pas heureuse, elle ne semble pas malheureuse non plus, Maria Witt a l’air de survivre, oui c’est l’impression qui se dégage d’elle, elle survit avec grâce. On en parlait. Les soirées sont longues en Afrique, les distractions réduites et les sujets de conversation plus encore. Alors, elle était souvent le sujet favori. Elle fascinait sans sembler s’en rendre compte ; elle préoccupait les gens et ceux-ci lui en étaient au fond d’eux-mêmes reconnaissants. Et comme elle n’inspirait pas
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l’envie, elle n’inspirait pas non plus la jalousie. Les gens étaient tièdes à son égard, fascinés mais tièdes. Maria Witt avait trente-huit ans, elle était brune ; brune, grande et mince. Elle avait été plutôt ronde avant, avant de vivre cette vie-là, avant d’aimer l’alcool, avant d’être songeuse le soir, avant de commencer à sentir sa vie lui échapper. Un jour, Maria Witt avait quitté les rives de l’amour et n’en avait plus jamais retrouvé le chemin. C’était inexplicable. C’était ce qui l’avait changée, ce qui l’avait rendue aussi étrangement solitaire. Après l’amour elle avait aimé le goût de l’alcool. Lui revenait le souvenir de la volupté, du désir lancinant et de la perte de conscience au moment du plaisir. Elle ne se leurrait pas, elle frôlait juste à nouveau ces sensations, elle les sentait venir à elle, puis tout cela glissait juste à côté d’elle, sans finalement l’atteindre en profondeur. Ça réveillait ses souvenirs, ça lui permettait de penser à eux, de s’habiller le corps de langueur et lui donner cet éclat mystérieux. Maria Witt s’ennuyait dans la vie depuis qu’elle avait perdu l’amour, elle s’ennuyait depuis dix-huit ans. Mais le perdre lui avait apporté aussi bien des satisfactions et c’était bien sûr paradoxal. Elle avait enfin pu vivre comme elle l’avait toujours désiré avant, quand elle avait l’amour en elle. Tout était là, comme un beau décor, mais manquait l’essentiel. Elle avait rencontré un homme qui l’aimait et elle s’était mariée car elle n’avait aucune raison de ne pas le faire. Elle avait laissé passer plusieurs années et quand elle avait compris que ça semblait désespérément irrémédiable, elle avait accepté une nouvelle vie pour elle. Pour la nouvelle Maria Witt.
Ça avait été bref le temps de passer de l’amour à après l’amour. Elle avait joué avec ça, vivre avec, vivre sans, vivre avec le danger d’aimer et sans le danger. Et pourtant, tout au fond de son être, elle était pleine de cet homme et les nuits où elle était seule, elle ne trouvait ni repos ni apaisement. Puis un jour, il avait tardé un peu à l’heure du rendez-vous, il avait un peu trop tardé. Sans savoir réellement pourquoi, elle était partie. Que s’était-il passé en elle l’instant de ce retard ? Elle était partie et n’avait plus jamais donné signe de vie. Elle avait même quitté sa maison, la ville. Elle ne lui en avait pas voulu de ne pas arriver à l’heure, non, elle l’aimait trop. Mais elle n’avait pas pu rester plus longtemps à ce rendez-vous, dans son amour ; l’aiguille était allée trop loin, trop tôt sur sa montre et son corps l’avait portée ailleurs. Elle n’avait pas fait marche arrière. Le temps de l’attente, elle avait perdu l’amour, c’était sans appel, c’était ainsi. À quel moment précis avait-elle décidé qu’elle n’attendrait pas une seconde de plus, à quel moment le silence et la transparence étaient-ils entrés en elle, l’éloignant de l’homme et de cette force de vie qui l’habitait alors ? Ce qu’elle avait su, ce qu’elle avait entendu en elle, c’est que « c’était trop tard », toutà -coup, « c’était trop tard ». Elle était alors sortie de l’attente, sortie de l’amour, sortie de sa vie. Quelques temps plus tard, elle s’était mariée, aussi vite qu’elle était partie et là aussi elle avait été sûre que c’était ça la vérité de l’instant.
Mais de vivre l’instant ainsi, chaque jour de sa vie, ça avait cassé le sens profond de l’existence, insidieusement elle avait perdu le contact avec elle-même. D’où était-elle donc partie, quelles avaient été les premières aspirations de sa vie ? Elle n’en savait rien. La seule chose qu’elle connaissait encore avec certitude, à ce moment-là de son existence, de ses trente-huit ans, c’était le goût de l’alcool, le soir, au bord de la piscine et cet infini désir de l’eau sur son corps, la légèreté retrouvée une fois immergée et l’éclatante certitude de vivre et de palper le temps. C’était peu sûrement, si elle l’avait dit à quelqu’un, on lui aurait rétorqué que ce n’était pas la vie, que ce n’était rien. Quand elle y pensait elle ne savait qui avait raison, elle ne savait pas avec certitude si les autres pouvaient ou non avoir raison. Et parfois son esprit s’égarait. Ce qu’elle aimait aussi c’était l’heure juste après déjeuner, l’heure permise pour dormir dans la chaleur de l’Afrique, l’heure où rien d’autre ne pouvait être accompli, ainsi que ce grand bien-être d’abandonner la journée en cours, pour se retrouver seule, seule et sans excuse à donner pour oublier les autres et la vie. C’était le même abandon, le même renoncement que le jour où elle était partie, où elle avait perdu l’amour. Elle ignorait jusqu’où la mèneraient ses renoncements successifs C’était envoûtant cette façon qu’elle avait de plus en plus de se sentir loin des choses de sa vie, loin du monde et des gens ; elle découvrait au fil des ans que c’était un pouvoir, car si elle ne s’accrochait plus à rien, rien non plus ne s’accrochait à elle. Les gens la laissaient tranquille ; plus personne n’exigeait rien d’elle, elle était passée de l’autre côté des obligations communes. Elle avait gagné la liberté, totale ; la rançon était cette absence de bruit et de couleur autour d’elle. Tout s’était concentré en elle, avec acuité, avec force, toute sensation mieux perçue, mieux ressentie. Car Maria Witt était devenue un être des sens, son monde intérieur résonnait des sons venus de l’extérieur, des odeurs que lui apportait le monde. Oui, on peut le dire, Maria Witt s’était enfoncée avec les années dans une sorte d’autisme. Un autisme voulu, accepté, une nouvelle façon de vivre et de commu-
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Witt
Cependant, cette nouvelle Maria Witt, si elle semblait heureuse le plus souvent, semblait aussi s’absenter par moment. Son mari lui parlait, elle n’entendait pas, elle souriait. Elle souriait d’ailleurs à tout le monde, pas d’un sourire soumis, non, plutôt d’un sourire de quelqu’un qui se sourit à l’intérieur de luimême. Cela devint un automatisme dès le début de son mariage, c’était un sentiment de paix, enfin, de sécurité, qui lui donnait cette béatitude. Et aussi le sentiment profond d’avoir échappé à un désastre. Ce désastre de l’amour. Ce désastre de l’amour avec l’autre homme.
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niquer avec l’extérieur. Une communication étrange et muette qui passait par l’absence. On pouvait croire que Maria Witt était coupée du monde à la regarder se mouvoir au fil des jours. Mais il n’en était rien. Il n’y avait pas plus reliée au monde que cette femme fluide. Reliée par l’autre côté des choses, le senti, le palpé, l’entendu, la petite musique de la vie que peu de gens entendent.
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Même de son mari avec lequel elle vivait, mangeait, dormait, faisait l’amour, ne lui parvenait plus que l’essence de son être. Cette petite vérité de lui qu’elle avait fini par intérioriser lui comblait le cœur et c’était tout ce qui comptait. La réalité concrète de cet homme ne l’intéressait plus. Elle ne percevait plus de lui que l’essentiel et cet essentiel lui plaisait. Autrement elle aurait aussi renoncé à lui et ce dernier lien concret qu’elle avait avec le monde social se serait brisé. Qui sait où elle aurait vogué, toutes amarres rompues ? Cette petite musique de son homme qui la charmait était la garantie qu’elle était bien encore vivante ; elle ignorait pour combien de temps cette sonorité particulière la tiendrait en vie. Vraiment, elle n’arrivait pas à évaluer le temps qu’il lui restait à vivre si étrangère elle était devenue à toute notion commune de vie normale.
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Dans cette vie sans autre objet qu’ellemême, Maria Witt allait les jours sans distinction, le plaisir était le même, égal, sans envolée. Elle traversait son propre temps, celui qui lui avait été donné et elle croyait sincèrement qu’elle avait appris ce qu’elle devait apprendre dans sa vie, à sa mesure et elle en était très satisfaite. Elle avait appris à se détacher des choses, à vivre presque sans désir, sans plaisir extrême donc ; surtout, elle avait appris à perdre l’amour et à ne pas le regretter, elle avait su grandir de cette perte-là. La dimension nouvelle de sa vie, détachée des passions recherchées par tout le monde, était une dimension immédiate, à la juste mesure des faits et des choses de la vie ; elle avait désappris le fantasme du désir. La plus grande découverte avait été celle de son corps, sa dimension exacte, elle avait habité son espace personnel
avec le plus d’exactitude possible car lui était apparu qu’habiter autre chose que son propre corps était un leurre. Les autres, ceux qui entouraient Maria Witt ne semblaient pas s’apercevoir de cela. Elle ne savait pas quand cela était devenu clair en elle, non vraiment pas. Petit à petit les voiles étaient tombés devant ses yeux ; ça avait dû commencer ce lointain jour où elle n’avait pas voulu attendre plus longtemps à ce rendez-vous l’homme qu’elle aimait. Ensuite, avec les années, sa vision du monde alentour s’était dépouillée, vidée ; n’en restait plus que l’image caricaturale qui lui parvenait des autres à travers sa lucidité et l’absolue certitude d’être passée de l’autre côté de la vie. La seule chose qu’elle n’avait pas encore résolue en elle, c’était la question de l’enfant, d’un enfant. Arrivée là, à ses trente-huit ans, assise le soir au bord de la piscine turquoise avec l’océan à sa gauche, sirotant sa vodka, elle n’arrivait pas à trouver une logique à ces deux choses : faire un enfant, ne pas en faire ? Elle s’était jusque-là préservée de tout choix réel en ne tombant jamais enceinte. Ce qui lui manquait surtout c’était cette certitude que doit avoir toute femme en elle d’être une mère potentielle et une bonne mère. Être la mère idéale que l’on n’a pas eue ou ressembler à sa propre mère. Refaire le lien défait d’avec l’enfance. Renoncer aussi à la femme totale en soi, libre, et perdre ainsi toute autonomie. Et Maria Witt était entrée un jour dans l’absolu de l’indépendance ; elle ne pouvait guère faire chemin arrière. Ça aurait été retourner vers la société des hommes et ses contraintes, ça aurait été retrouver l’amour, le connaître à nouveau. Ça faisait trop de temps, chaque jour passé hors de l’amour, trop de distance. Lui restait donc à flotter, libre de toute décision à prendre, absorbée qu’elle était par la transparence et la légèreté de vivre. En apparence. Mais un jour, Maria Witt fit une rencontre qui bouleversa sa vie, une rencontre étrange. Avec un lieu. Elle qui était si loin de ces sorteslà de surprises que réserve la vie. Et cette rencontre paracheva l’œuvre de détachement et de renoncement. Le bouleversement ne se fit pas dans un retour à la normale, d’un re-
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Ça la prit sur le débarcadère. Elle avait bien senti quelque chose d’étrange bouillonner en elle à mesure qu’elle approchait des rivages de l’île. Et l’émotion qui fit un tel ravage la glaça jusqu’au sang. Ce n’est qu’une fois après avoir mis le pied sur le sable de la plage que son corps se réchauffa. Pour la première fois de sa vie elle sentit son être se fondre totalement dans un espace, un lieu, une terre. Une union parfaite qui l’enracina à jamais. Doucement, lentement, elle fit le tour de cette île minuscule, elle caressa de ses mains les murs orangés et rouges des maisons un peu lépreuses ; ses pieds nus sentaient monter à travers eux un étrange flux qui au fur et à mesure la remplissait de plénitude. D’un coup toute sa vie fut effacée. Elle passa sa journée à errer, à se remplir le cœur d’une joie inconnue ; les enfants couraient autour
d’elle, les vieilles femmes riaient en voyant son drôle de visage. Toutes les ruelles devenaient ses ruelles, elle était enfin revenue chez elle, elle n’avait plus besoin de rien ni personne. La vie commençait et s’arrêtait là. Au soir tombant elle pénétra dans la petite église St-Charles de Boromée et dans une vision fulgurante et claire, elle vit devant ses yeux une scène très vieille et pourtant tellement connue d’elle. Une femme était devant l’autel, un homme à ses côtés. Une signare aux cheveux bouclés, longs, vêtue d’une robe d’épaisses broderies de coton, blanche, une fleur rouge sur l’épaule ; une scène d’une étonnante clarté dans la chaude atmosphère jaune de cette petite église africaine, une atmosphère tellement différente de celle des églises glaciales de son enfance. Maria Witt fit le tour de l’église, elle inspira l’air alentour, elle alla vers l’entrée, se retourna pour englober à nouveau tout cet espace magique et sortit dans le soir naissant. Maria partit s’asseoir sous le grand baobab de la place. Elle resta sous ce baobab. Les années passant ses cheveux devinrent sales et gris, son corps négligé et sec, ses vêtements en haillons firent désormais partie du paysage. Les gens s’habituèrent à elle. On a le sens de l’étrange en Afrique. Elle devint pour tous, la femme du grand baobab. Ce grand baobab du centre de la place qui en avait déjà tant vu à travers les siècles. Maria était venue ce jour-là, sans le savoir, retrouver son histoire. Et s’asseoir, enfin, à d l’ombre du grand baobab.
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tour à la passion, d’un retour à l’amour. Non. Elle franchit alors grâce à cette rencontre, la traversée totale des apparences. Elle en vint à quitter ce qui avait constitué à une époque la « nouvelle Maria Witt », qui l’avait quand même structurée, lui avait donné un semblant d’existence normale. Un jour, elle sortit de sa totale indifférence dans un éclair de bonheur et de jouissance pure. Cette jouissance pure qui ne lui était venue ni d’un homme, ni d’une femme, ni de l’alcool, ni d’aucun artifice humain, cette profonde jouissance du corps et de l’âme qui l’avait transformée en un instant en un être entier, elle qui faisait encore partie des êtres morcelés du monde, cette jouissance à laquelle elle n’avait pas été préparée, la coupa en un instant du monde des hommes et de la raison. Si cette rencontre avait été le fruit ou l’aboutissement d’une quête, Maria Witt aurait pu en profiter pleinement, en toute conscience ; elle aurait peut-être pu atteindre cet état proche de l’illumination. Mais Maria Witt était loin d’imaginer que son état d’avant la rencontre pouvait l’amener à un autre état, bien plus riche et fondateur, aboutissement de son grand détachement. Au lieu de cela, Maria Witt fut choquée par cette grande lumière qui entra en elle ce jour-là. Ce jour où elle mit le pied sur l’île.
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Zénon o Zénon
ou les hirondelles
Frédéric Ohlen
Zénon ! Cruel Zénon ! [...] M’as-tu percé de cette flèche ailée Qui vibre, vole, et qui ne vole pas ! Paul Valéry, Charmes. Ma nature est ainsi : j’aime mieux commettre une injustice que tolérer le désordre. J. W. von Goethe, Le Siège de Mayence.
Après la rafle et mon évasion du commissariat, j’étais passé de main en main, toujours à couvert, toujours caché, pour aboutir ici, à cette grande maison sous les arbres, avec monsieur Lucien, Madame et Yasmina. Et puis les hirondelles sont arrivées. « C’est sale », a dit Madame. Nous, sur le moment, on n’a rien compris. Avec Yasmina et Lucien, on s’était juste réjoui. On avait applaudi en suivant leurs glissades, ces entrelacs d’énergie qu’elles dessinent. J’aimais les filles du vent, cette faculté qu’elles ont de filer, virer, glisser sans effort. Elles étaient revenues d’Afrique vers la mi-mars, quelques semaines après moi. Elles ont surgi d’un coup. Des boomerangs vivants avec au centre presque rien. Un simulacre de corps aussi léger que l’air. Des ailes en rasoir. Elles étaient rentrées. On les a vues soudain remuer dans leurs nids. On a vu dépasser leurs têtes, leurs plumes effilées, ces fins ciseaux qu’elles croisent sur leur taille cambrée, et ce frétillement de tout le ventre quand le poitrail de l’oiseau retrouve l’empreinte de ce qu’il fut, ce creux que sa chair maigre de voyageur n’épouse pas encore tout à fait. Madame a aussitôt lancé : « Ça suffit ! » Tout le monde devait l’appeler comme ça. Madame. Même Monsieur. Elle a hélé le gars qui s’occupait du jardin. « Enlevez-moi ça », avait-elle ordonné. Il avait remis son béret, empoigné sa bêche. Celle qu’il affûtait au sortir de l’hiver pour assommer les rats. Il était monté par l’échelle. Les demoiselles n’avaient
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même pas eu peur. Elles nous faisaient confiance. Parce qu’elles étaient là justement, au lieu précis de leur naissance, à l’angle sud du grenier, là où la première d’entre elles, à l’époque où les hommes bâtissaient à chaux et à pierre, avait décidé de s’installer. D’autres avaient suivi. Et d’autres encore. Dix, vingt, cent générations d’oiseaux qui avaient dressé là leurs architectures fragiles, y revenant, dans un balancement aussi inéluctable que le soleil et la sève, chaque fois que la terre s’éveillait. Il a bien gratté, le garçon. Il les a toutes décollées. Jetées dans la cour. Madame a fait ensuite clouer des planches pour que les piafs ne viennent plus coller sur les murs leurs boulettes. Elle ne supportait pas leur présence. Tous ces volettements qu’elle entendait quand elle était dans son lit. Madame voulait le silence et elle l’obtenait. Le mas accueillait déjà assez de clandestins comme ça. Elle-même ne s’était jamais sentie à sa place en rase campagne, dans la proximité des cistes et de la bruyère. La lumière avait toujours été pour elle la suprême ennemie. Il n’était pas de voilettes assez épaisses ni de chapeaux assez larges pour la protéger de la corrosive clarté que lui renvoyaient les collines. Quand Monsieur était en poste en Côte d’Ivoire ou en Haute-Volta, ils avaient habité de grandes villas avec du personnel. Ici, à plus d’une demiheure du village et avec seulement deux employés pour lui prêter main-forte, c’était pire qu’en brousse. Madame se mourait, non de solitude, de
ou les h nouvelles
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Société sucrière fondée en 1821.
tions, Yasmina et moi. Pour que les cristaux nous fassent le plus d’usage possible, je les broyais en poudre la nuit venue. J’avais remarqué alors un curieux phénomène. L’écrasement des morceaux de sucre produisait une lumière dans l’obscurité, une phosphorescence de luciole et de feu follet. Ce qui me renforçait dans la certitude qu’il nous fallait nourrir le monde, hommes et bêtes compris, avec une autre énergie. Je ne savais pas trop quoi. Autre chose en tout cas que des arrestations en pleine nuit, des coups de gueule ou des coups de fusil, quelque chose de plus consistant que la lumière hypnotique des collines. Parce que j’étais moi aussi un sans-nid, une hirondelle qu’on chassait, une quantité négligeable, je ne voulais plus de cette magie impalpable et douce, j’avais soif d’une eau qui ne s’évapore. Or cette eau-là, Yasmina me l’avait donnée, comme si elle savait très exactement ce qui me manquait, et qu’elle possédait, elle, au contraire de Madame, en abondance une source où je pouvais puiser. Ses mains avaient la chaleur des choses vraies. La nuit, quand je pensais trop à mes sœurs et que je les réveillais tous, elle venait se blottir dans mon lit et me serrait contre elle, et c’était bien mieux que les murs ruisselant de soleil ou le chatoiement du sucre dans l’obscurité. J’aimais cette maison de pierre qui n’était pas sans mystères. Monsieur, qui avait fait toute sa carrière outremer, s’y était retiré au calme, à cinquante-cinq ans. Il avait construit en façade une véranda à colonnes, décorées de frises, qu’il avait appelée Stoa Poikilê, le Portique aux Peintures. Madame lui avait fait gentiment remarquer que cela ne faisait pas très français. Monsieur lui avait répondu que non, en effet, et que c’était assez normal, vu que sa défunte mère, Ioannina, était née dans la communauté grecque installée à Chypre. Elle s’y était mariée, en 1862, à un épicier de Peyia, Andreas Spyros, qui, frappée par sa grande beauté, en était tombé éperdument amoureux. Monsieur racontait volontiers que sa famille avait toujours vécu là, dans la partie sud de l’île, entre la ville de Paphos et le mont Olympe. Lorsqu’en 1878 les Turcs les avaient « vendus à la Grande-Bretagne » (pour 500 000 dollars l’an), les Spyros avaient pensé que leur vieux rêve allait enfin se réaliser : l’Enosis, l’union politique de
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ce vide gracieux où elle se mouvait si naturellement et qui semblait si bien convenir à son rang, mais parce que la maîtresse, privée de ses pareils, ne pouvait jouir des plaisirs d’une conversation qui ne se limiterait pas à vérifier la qualité du repassage ou à fixer le menu du soir. Je m’étais plaint à monsieur Lucien de la destruction des nids. Lui, considérait Madame avec indulgence. Bah, disait-il, les hirondelles trouveraient bien un autre logis. Moi, je les voyais plonger du ciel et se cogner le bec sur le bois. Il n’y avait pas d’autres fermes à des kilomètres à la ronde. Au fond, ces futilités ne méritaient pas un regard. Je ne devais pas me soucier de ça. Lucien me ramena vite à la raison. Qui étaisje pour juger celle qui m’accueillait ? Je revins à la maison sous les arbres, à ces vieux oliviers dont le frémissement dispersait les rayons dans ma chambre, les projetait sur les murs en un ruissellement continu. J’étais couché, volets grands ouverts, parfaitement immobile, en ressassant les mots de Monsieur. Chaque paroi se plissait alors d’un chatoiement de fontaine. J’avais oublié ma colère. L’esprit en paix, avec en moi rien d’autre que leurs ruées irréelles, je contemplais ces piécettes qui dansent, ces tremblotements de pistoles qu’on voit sur l’envers des feuillages, chaque fois que la lumière et le vent les traversent. En ville, on ne sent pas ça. Les rues ne projettent rien d’autre que le clignotement des enseignes. Fort heureusement le mas n’était pas seulement le palais des hirondelles. À force de patience, j’avais réussi à apprivoiser d’autres créatures célestes. Les moineaux entraient librement par ma fenêtre. Ils sautillaient sur le tapis et jetaient un petit coup d’œil vers le haut, l’air de dire : « Ça vient ? », dans l’attente des miettes que je leur réservais. Avec Yasmina, je leur remplissais des coupes d’eau sucrée. Nous les placions en hauteur, à l’étage, au bout des corniches, pour que les chats du voisinage n’y accèdent pas. Nous évitions ainsi qu’ils ne vident eux-mêmes les écuelles ou ne s’en servent comme trébuchets. Yasmina prétendait qu’en les désaltérant nous abreuvions les âmes, même s’il fallait pour cela prendre sur nos parts, quand Madame, en grande cérémonie, sortait la boîte de Béghin1 – la seule qui restait – et distribuait une moitié de morceau à Monsieur, qui le scindait aussitôt en quarts dont nous héri-
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Chypre et du royaume de Grèce. Mais les administrateurs britanniques n’avaient pas voulu en entendre parler. Alors, lassés de réclamer ce que les sultans leur avaient depuis trois siècles refusé, étranglés de sécheresse sur cette terre où nulle rivière ne coulait, Andreas et sa femme s’étaient établis à Marseille avec Helena, leur seule enfant, alors âgée de quinze ans. Avec le percement du canal de Suez, Marseille était devenue le principal port d’embarquement vers l’Asie. Les Spyros y firent fortune dans le commerce en l’espace d’une génération, important à bas prix d’Algérie et de Cochinchine des marchandises qu’ils revendaient ensuite sur les marchés de Provence et jusqu’à Paris. Helena épousa ainsi en premières noces, en janvier 1888, Hervé de Savillac, fils aîné d’une famille d’aristocrates albigeois ruinés par l’Affaire de Panama. Hervé enseigna le droit à Aix d’abord puis à Montauban, et mourut, sous-lieutenant dans le 96e d’Infanterie, gazé à Verdun. Helena s’unit ensuite à Félicien Petit, un juge de paix, ami de longue date des Spyros. Très attaché à la jeune fille, le notable s’était porté caution pour eux, vingt-cinq ans auparavant, afin de garantir un emprunt souscrit par ces Grecs chypriotes, sans références ni moyens. Un blancseing qui leur avait permis de se lancer dans les affaires. Le magistrat avait longtemps possédé des terres en Bretagne. Un manoir tranquille où Monsieur était né dans la plus grande discrétion pour une raison que j’ignore. Yasmina n’était pas la moindre énigme dans cette maison. Elle faisait collection de cailloux qu’elle gardait dans sa poche puis rassemblait dans une boîte cachée sous son lit. Yasmina dormait sous les combles, comme les oiseaux. Pendant ses rares jours de congé, elle partait de bonne heure pour que personne ne la voie. Je la suivais de loin. Elle se hâtait, car elle avait rendez-vous. Elle nouait un fichu par-dessus son voile pour faire comme les femmes du pays, descendait l’escalier grinçant, poussait doucement la porte, marchait très vite en baissant la tête, comme si elle ne voulait pas croiser le regard des gens ni même voir le paysage. Comme si elle pensait ne pas y avoir droit. Elle jetait juste de brefs coups d’œil. Mais ses pieds connaissaient le chemin. Alors, elle les laissait faire. Elle arrivait ainsi au seuil d’un terrain entouré de
murs. Rien que des pierres, et sur chaque pierre, un nom. Elle n’utilisait jamais le grand portail. Elle passait par une petite porte sur le côté. La poterne donnait sur une sorte de pré. Presque rien. De la terre retournée. De rares stèles frappées d’un croissant de lune. Plus souvent de simples monticules de terre, des bombements qui, avec le temps, malgré les désherbages assidus de la servante, se couvraient d’un velours de mauvaises herbes. Yasmina, avant de faire là aussi le ménage, allait droit vers une certaine bosse, et posait son caillou. Je l’observais. Je savais qu’il valait mieux ne pas l’interroger, nous en tenir au langage des mains, quitte à passer pour des sourds-muets. Yasmina était née à Sétif avant la guerre. C’était là qu’elle avait rencontré ses patrons. Madame était enceinte. De santé fragile, elle avait besoin d’aide. Alors elle avait travaillé chez eux. Elle avait toujours fait ça. Travailler chez des gens. Dans leur maison. Monsieur était fonctionnaire. Il l’aimait beaucoup. Ils ne s’étaient plus quittés. Il l’avait emmenée en France, au moment où ils avaient déménagé, lui avait même obtenu la nationalité française. En échange, elle devait simplement renoncer à l’umma, la communauté des croyants. Ce n’était pas cher payé, disait Monsieur. Mieux valait un toit que des prières. Elle restait bien évidemment libre dans son cœur d’appeler Dieu comme elle voulait. Et quand elle avait eu besoin de soins, il s’en était occupé aussi. C’était un homme bien qui prenait ses responsabilités. Il était même intervenu auprès du conseil municipal pour que l’on garde le carré musulman. Des soldats morts au champ d’honneur. De vieux serviteurs qu’on n’avait pas pu rapatrier. On l’écouta. C’était un grand laïc. Un homme d’autorité qui portait la ride du lion au milieu des sourcils. Avec lui, Yasmina avait même appris à lire. Madame n’était pas d’accord. Elle disait que c’était inutile, que Monsieur perdait son temps à lui mettre de telles sottises en tête. L’homme professait par passion. Précepteur exigeant, il obtint le meilleur de sa jeune élève. Yasmina dévora les livres qu’il lui fournissait. Il lui consacra des soirées entières. Malgré son âge, Monsieur ne manquait ni de suavité ni de charme. Il est plus facile de se soumettre à un maître par nature aimable, une personne qui vous loge et vous donne à manger. Yasmina, qui avait très tôt quitté sa famille, avait trouvé là un protecteur fidèle. Elle lui vouait
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Nom de code de la rafle du Vel’ d’Hiv.
tout semble aller de soi. Pour eux, d’emblée, la vie répond. Ils se font confiance et font confiance à ce qui vient. Et d’autres personnes pour qui l’existence est une crispation permanente, une lutte de tous les instants, des écorchés que la moindre action, le moindre sourire épuise. Chez elles, l’angoisse de la perte voire de la mort imminente domine, alors que d’autres au contraire, acceptent les blancs et les manques, les échecs et l’absence, trouvent la force de repartir. Madame ne s’était rien pardonné. Chacun de ses gestes reflétait la stérilité de son ventre. Elle fronçait le nez quand je m’approchais d’elle, refusait de me toucher et se plaignait de mes cris, la nuit, quand Yasmina tardait à descendre pour me consoler. Comme la bonne, j’avais aussi mon assiette, ma serviette et mes propres couverts. Elle me fit même confectionner un petit banc sculpté pour que dans le salon je m’asseye à la juste distance et ne salisse pas les coussins. Un silence épais s’installa. Madame restait jusqu’à des heures indues en chemise de nuit. Elle ne consentait à se coiffer et à s’habiller que pour se rendre à l’invitation de ses amies avec qui elle échangeait, dans l’après-midi, un verre de guignolet à la main, livres et commérages. La plupart du temps, elle ne descendait pas déjeuner. Elle demandait juste qu’on lui monte un plateau. Yasmina devait le déposer devant sa porte et le récupérer ensuite, à peine entamé. Monsieur, en revanche, s’éveillait à l’aube. Il avait disposé son lit au rez-de-chaussée, à l’intérieur de son cabinet de travail, une pièce qu’il adorait parce qu’elle lui permettait d’accéder directement dans le verger par une porte-fenêtre. Monsieur préparait lui-même ses repas à l’office, puis arpentait, canne à la main, la campagne pour de longues randonnées. Jeune retraité, il n’était astreint à aucun horaire. Quand une patrouille l’arrêtait et lui demandait des explications, Monsieur sortait son carnet de croquis et sa loupe de naturaliste. En fait d’esquisses, il ne ramenait jamais qu’une fatigue de bon aloi. Les crayonnés, études et pastels étaient de la main de Yasmina qui, elle, travaillait de mémoire. Depuis que des “Vents printaniers2” soufflaient sur la France, le marcheur ne s’intéressait plus guère à la beauté des garrigues. Pour lui, l’essentiel était ailleurs. Sans doute était-ce la raison pour épisodes
donc une admiration sans bornes. La douceur et la prévenance de Monsieur avaient fini par porter leurs fruits. Mais on ne moissonne pas toujours ce qu’on a semé. Madame, elle, n’avait jamais pu concevoir. Soins attentifs, repos, consultation des plus grands spécialistes, rien n’y avait fait. Elle n’avait pu mener aucune de ses grossesses à terme. Jusqu’à mon arrivée, la petite bonne, entrée dès huit ans à leur service, était donc leur seul “enfant”. Enfin, surtout pour Monsieur. Madame, malgré son éducation huguenote, n’avait cessé de la considérer comme une domestique, une “autochtone” dont elle s’était toujours défiée, une intruse dont elle n’acceptait la présence que par nécessité. En l’absence de descendance, elle s’était réfugiée dans une bouderie permanente, une apathie qui la rendait inapte à la gestion de la maisonnée. Si elle assumait encore certaines mondanités, elle ne confessait plus pour son très vert mari qu’un intérêt limité. Face à l’étrangère, Madame se composa un personnage entre bienveillance hautaine et froideur douloureuse. Souvent je m’étonnai de sa brusquerie, de ses mots doux-amers qu’elle lançait, sans réussir à troubler son mari. Le dîner fini, Monsieur s’enfonçait dans son fauteuil pour lire l’un de ces journaux clandestins qu’il recevait en sous-main chaque jeudi. Un type passait à vélo et livrait en douce. Ils s’enfermaient alors dans son bureau pour délibérer. Madame avait beau frapper à la porte pour leur proposer des rafraîchissements, elle n’était pas admise dans le saint des saints. Le messager conserva ses secrets, au grand dam de l’hôtesse qui, confrontée à cette fin de non-recevoir, imagina le pire. Pour la protéger sans doute et s’éviter lui-même tout risque inutile – ici, bien sûr, le moindre cancan eût été mortel –, Monsieur ne fit jamais état de ses affaires devant cette épouse qu’il savait fragile. Madame s’estima là aussi victime d’un jugement par défaut. Elle en conçut une amertume qui s’ajouta à ses rancœurs passées. Monsieur avait naïvement cru qu’en me recueillant, il contribuerait à dissiper ses ressentiments. Madame s’était depuis longtemps verrouillée de l’intérieur. Toute nouveauté était pour elle une sorte d’effraction, un nouveau motif de contrariété ou de terreur. Il y a des gens pour qui
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laquelle il sillonnait les collines muni de son bâton, ce qu’aucune faiblesse physique ni pratique sportive ne justifiait. Simplement, sa canne ferrée était creuse. L’ancien receveur des Postes n’avait pris qu’une retraite de façade. Il continuait à faire le facteur, à administrer des réseaux et des boîtes aux lettres en ville et dans les maquis. Les jours de mistral, il posait un disque de jazz sur le gramophone. Du dixieland signé King Oliver. Une musique qui, en sus du vent mauvais, avait le don d’agacer Madame. Le sang se retirait de son visage. Elle passait fugitivement sa main sur son front et se retirait dans sa chambre. Moi, j’allais m’asseoir. J’abandonnais mon petit banc et chevauchais l’un des larges bras du fauteuil de Monsieur. J’écoutais Canal Street ou Empty Bed Blues de Bessie Smith. Yasmina desservait, lavait, essuyait la vaisselle, puis venait nous rejoindre. Elle choisissait dans la pile, sous les vieux numéros fanés de Je suis partout, un exemplaire de Franc-Tireur, de Défense de la France ou de Combat, des feuillets que Monsieur dissimulait dans sa bibliothèque, derrière une série d’encyclopédies poussiéreuses que personne ne consultait jamais. Madame boudait. Monsieur, lui, battait la campagne. Yasmina continuait à collectionner ses cailloux. Moi, j’allais à l’école. Et puis, un dimanche, l’homme à la bicyclette revint. Il n’y avait plus que moi à la maison. Monsieur herborisait avec son carnet en poche et sa canne à secrets. Yasmina jardinait dans son clos. Madame s’était rendue à son culte, retenue à déjeuner par le pasteur et son épouse. « Zénon n’est pas là ? » demanda le messager. À l’énoncé de ce nom étrange, j’ai failli pouffer de rire. Les adultes s’y mettaient eux aussi. Ils avaient leurs propres jeux. C’était pour eux aussi très sérieux ces mascarades. Une question de vie et de mort. Lui, disait se nommer Rufus. Encore un sobriquet bizarre. Quand j’avais demandé à Monsieur pourquoi nous devions tous prendre des pseudonymes, il m’avait répondu que si les autorités connaissaient nos vrais noms, on pourrait nous faire du mal. On viendrait nous arrêter et nous ne pourrions plus marcher dans les collines. C’est la raison pour laquelle j’étais devenu “Jean-Pierre”.
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Philippe Pétain, 4 avril 1943.
Rufus m’a regardé bien en face, il m’a parlé avec une espèce de gravité douce. « Je peux te faire confiance ? » J’ai hoché la tête. « Tu attendras qu’il soit seul et tu lui donneras ça de ma part. Il me tendit une enveloppe. « Qu’est-ce que c’est ? » Il aurait pu me dire que ça ne me regardait pas. Évidemment, ce n’était pas le cas. « Une vie sauvée », m’avoua-t-il. Ses yeux brillaient. « On l’a interceptée juste à temps à la préfecture. » J’arrêtai de respirer. « Lis-la, si tu veux. » J’hésitai. C’était contraire à toutes les règles. Mais Rufus, qui ressemblait à un moujik, à l’un de ces bolcheviks moustachus, sombres et effrayants, que l’on voyait parfois sur les affiches de la propagande anti-communiste, avait dû juger que j’étais déjà contaminé, que j’avais passé l’âge de la légèreté et que cela me ferait du bien finalement de savoir. C’est vrai que j’en avais assez des mensonges. Les blagues gentillettes des uns pour sauver les apparences, le corps absent des autres, ceux qu’on effaçait trop vite des mémoires et dont on ne devait plus reparler. Oh bien sûr, on m’avait fait la leçon. On m’avait bien recommandé de ne surtout pas poser de questions. Où étaient mes parents ? Non, non et non. Le petit Jean-Pierre n’était pas censé dire ça. Le petit Jean-Pierre, en pension chez son “oncle”, devait filer doux, la fermer et bien faire ses devoirs en attendant que tout ça finisse. Où étaient mes parents ? J’avais entendu à la radio à ce propos les paroles lénifiantes du Chef de l’État. Les prisonniers ? « Dans les camps, ils travaillent, ils méditent, loin des passions partisanes et des luttes d’influence. Ils préparent ce qui, demain, sera la seule chance de salut de la France.3 » À la récréation, certains camarades, fils de miliciens, étaient plus clairs quand ils parlaient des rafles. Ils tendaient leur index et se le passaient raide sur la gorge. « Lis, répéta Rufus. Et garde ça pour toi. » Cette fois, je ne me fis pas prier. L’enveloppe contenait une lettre pliée en quatre. J’ouvris la missive. Elle datait d’avril.
nouvelles Ganges, le 16 avril 1943 Préfecture de Montpellier Monsieur le Préfet, Je me permets de porter à votre connaissance le cas de M. Lucien de Savillac, dit « Lucien Petit », receveur des Postes de 1re classe, retraité du cadre colonial, né le 5 juin 1887 à Ste-Anne-d’Aurey (Morbihan), et demeurant mas des Albères, chemin des Cistes, à Marsillagues (Hérault). Croyante et ardente patriote, je suis outrée de constater que le citoyen susnommé s’est livré, dès son retour sur le territoire national, à des unions contre-nature avec un sujet français originaire de Sud-Kabylie, mineure de surcroît. Bien que je sois née femme, je me considère toutefois comme un soldat. Fille et petite-fille d’anciens combattants, je connais la valeur de la discipline et de la vérité. C’est pourquoi je vous demande humblement de me croire lorsque j’affirme aussi que « M. Petit », non content d’attenter à la pureté du sang et aux bonnes mœurs, reçoit à son domicile les partisans de l’antiFrance, et affaiblit encore, en ces temps d’épreuve, la force et la grandeur de notre pays. Je suis honnêtement et sincèrement convaincue que le génie de notre race finira un jour par triompher de toutes les menaces extérieures au sein d’une Europe enfin réunie et heureuse. Il est donc de mon devoir de vous signaler tout manquement au nouveau pacte moral que les nationaux, comme moi fidèles au Maréchal, ont toujours eu à cœur de respecter.
Il m’a laissé le temps de déchiffrer cette écriture élégante et nerveuse. Je ne comprenais pas. Je ne savais pas trop ce que signifiait par exemple, dans tout ce verbiage, les unions contre-nature et les partisans de l’anti-France ? Je devinai juste que Madame avait voulu se venger, répondre à une trahison par une autre. « Tu lui donneras ? » Je promis, flatté qu’on me fît confiance. Avant de partir, il m’a passé un bras autour des épaules, m’a secoué comme pour me dire : Tu n’es pas tout seul. Je me suis acquitté de ma mission. J’ai attendu que Madame se retire, que Yasmina, elle aussi, aille se coucher. J’ai dit : « Zénon... » Il a ouvert de grands yeux. « Oui ? » J’avais utilisé son pseudo, son nom de réseau. Celui que, par précaution, il s’était toujours refusé à prononcer devant moi. Il savait donc que Rufus était passé, qu’il m’avait parlé. Même s’il le cachait, il était furieux. Je lui glissai la lettre. Il l’a lue. Une fois. Deux fois. Il n’a pas paru surpris. Je pense qu’il avait reconnu l’écriture sur l’enveloppe. « C’est de ma faute... J’ai été négligent », grommela Zénon. Puis il a craqué une allumette, en a protégé la clarté au creux de ses paumes. Il a tendu ensuite un coin de la feuille vers les flammes. Le temps que
le feu grignote le papier, je vis en transparence, à l’envers sur la page, chaque phrase s’illuminer avant de disparaître. Monsieur ne fit pas d’esclandre. Simplement, il déménagea de son bureau-bibliothèque et frappa nuitamment à la porte de Madame. Il ne lui révéla pas ce qu’il savait, mais un sang inconnu rougit soudain les joues de Bérénice. Je la surpris plusieurs fois à chantonner sous son ombrelle quand elle se risquait à sortir et osait quelques pas dans le jardin. Bien sûr, elle tressaillait chaque fois qu’on entendait un véhicule s’engager dans l’allée. Plus étonnant, elle avait beaucoup insisté auprès de Lucien pour qu’on m’aménage une cachette dans le poulailler, un cabanon qui n’abritait plus que deux vieilles leghorns trop décrépites pour les mettre au pot. On y entreposa aussi de l’eau, du linge et une couverture, au cas où. Et comme un miracle n’arrive jamais seul, Bérénice s’arrondit et donna naissance, le 6 décembre de la même année, à un petit garçon que Lucien prénomma Brutus. Yasmina demanda à revenir à Sétif. On l’y réexpédia, dès que ce fut possible, munie d’un pécule, l’arriéré de ses gages qui courait depuis toujours. Un temps, j’ai continué à poser comme elle des cailloux sur la bosse, dans le cimetière, parce que je savais qu’une partie d’elle était restée ici sous la terre. Quant à moi, dès la fin de la guerre, on me confia à une institution. Mais je n’ai jamais oublié Yasmina ni les hirond delles.
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Votre dévouée, Mme *** née Bérénice de C.
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Coup de Coup de cross Firmin Mussard
- Le détective privé, c’est bien ici ? - C’est moi. Isidore Qaawedre, pour vous servir. Elle resta un moment indécise, sur le pas de la porte, avant d’entrer. J’observai chez elle avec amusement l’expression de réserve qu’affichent quelquefois certains de mes clients lorsqu’ils pénètrent dans mon bureau pour la première fois sans avoir auparavant prêté attention à mon patronyme, lequel, vous en conviendrez, dénote sans beaucoup d’équivoque l’ascendance mélanésienne qui est la mienne. Afin que les présentations soient à peu près complètes, sachez également que j’ai trente-sept ans, que je suis marié et père de quatre enfants, et que j’exerce à Nouméa, chef-lieu de la Nouvelle-Calédonie. - C’est vous que j’ai eu au téléphone ? Je vous imaginais… - Plus grand ? Je plaisantais, asseyez-vous. Elle hésita encore un bref instant avant d’obtempérer. Vous allez me trouver bien susceptible, mais il est des situations que je répugne à voir s’enliser dans le non-dit.... Lorsqu’elle avait appelé en vue d’un rendezvous, elle s’était présentée comme Sophie-Marie Gonneville, et m’avait brièvement parlé d’un mari qui aurait disparu depuis trois semaines. Je la détaillai, cependant qu’elle essayait d’ordonner selon une suite logique les éléments qu’elle allait devoir me livrer. C’était une grande femme rousse, au seuil de la cinquantaine, et qui se donnait tous les moyens de lutter contre le désavantage que représente le fait d’aborder cet âge avec ce type de carnation. Il semblait encore trop tôt pour confier au chirurgien le fin lacis de rides qui veinait, des ailes du nez au menton et également au coin des paupières, la peau diaphane et semée d’éphélides. Elle avait opté pour la mise en valeur de ses atouts les plus indiscutables : des yeux d’une vert lumineux, que soulignait l’ample courbe des sourcils soigneusement dessinés, et une bouche assez large, dont
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les lèvres subtilement rehaussées par la couleur eussent à peine mérité d’être un soupçon moins fines. Elle s’exprimait avec aisance, dans un français châtié, sans qu’il me fût besoin de stimuler son récit par mes questions. Il ressortait de son histoire que son mari, retraité comme elle de la fonction publique territoriale, avait présenté quelques semaines plus tôt des symptômes évocateurs d’une maladie coronarienne. Son cardiologue avait obtenu qu’il soit évasané sur Sydney afin que soient effectués des examens complémentaires non réalisables en Nouvelle-Calédonie. Il s’était bien envolé pour l’Australie, en compagnie d’une dizaine d’autres patients et d’un médecin accompagnateur, avait été déposé à son hôtel, mais là se perdait sa trace. Il ne s’était pas présenté le lendemain à l’hôpital, sa valise avait été retrouvée dans sa chambre d’hôtel intacte, et il n’avait plus jamais donné aucun signe de vie. - Vous avez prévenu la police ? Elle me regarda comme si j’avais proféré une ineptie. - Bien sûr, j’ai commencé par ça, et une enquête est en cours. C’est devant son absence de résultats que j’ai envisagé de faire appel à vos services. J’ignore combien de personnes disparaissent chaque année en Australie, ni si les autorités locales se donneront réellement les moyens de s’intéresser au sort d’un malade calédonien. J’aimerais que vous vous rendiez vous-même sur place. Vous parlez l’anglais ? - Oui, et également le français, l’espagnol, le païci et le drehu. Elle ne releva pas. Je me renversai en arrière dans mon fauteuil et croisai les mains sur mon estomac, geste qui m’est d’autant plus facile et confortable que je n’ai pas les bras très longs et que j’ai cessé d’être mince. Je réfléchis un court instant avant de continuer : - Vous vous rendez bien compte qu’en Austra-
e cross lie, je ne dispose d’aucune prérogative d’enquête ? Elle acquiesça. Fondamentalement, ça ne changeait pas grand chose par rapport à mes possibilités d’investigations sur le territoire français. à cela près que je ne serais pas dans mon élément, et qu’en cas d’embrouille, je ne pourrais compter sur aucune indulgence des autorités. Mais ça faisait quelque temps que je n’avais pas quitté le Caillou, et Sydney est une ville que j’aime bien… Je lui demandai de me tracer dans ses grandes lignes la biographie de son époux, et de me confier une photographie. Georges Gonneville était issu d’un des familles les plus fortunées du territoire : finance, import-export, grande distribution. Bizarrement, il avait opté pour une carrière de fonctionnaire du Trésor. Il était juriste de formation, ce qui était un bon point pour ma compréhension du personnage, attendu que je suis moi-même licencié en droit. Ceci dit, là s’arrêtait la similitude, le disparu s’étant spécialisé en droit fiscal, alors que pour ma part, j’avais poussé quelques études dans le domaine de la psychologie et de l’ethnologie – le pré-requis minimum à mes yeux pour tenter de pénétrer le monde confus des Européens… J’examinai un cliché sur lequel un homme de haute stature, la barbe poivre et sel et le regard voilé par des lunettes de soleil tenait la barre d’un voilier d’apparence luxueuse, avec en arrière-plan un rivage hérissé de pins colonnaires baignant dans une chaude lumière de fin d’après-midi. Son épouse me confirma que c’était là son hobby, et qu’au mieux de sa forme, il avait remporté plusieurs régates, en équipe ou en solitaire. Nous entrions dans un monde qui n’est pas le mien : quoique étant natif de Wé, Lifou, je suis un indécrottable terrien, et la seule lecture d’une petite annonce pour un bateau à vendre suffit à me donner le mal de mer. Je lui demandai ensuite quelques précisions sur ce qu’elle savait de l’enquête de police, puis abordai pour finir les questions qui fâchent : qu’en était-il de leurs finances, et d’éventuelles dispositions testamentaires ? Georges et Sophie-Marie Gonneville étaient mariés sous le régime de la communauté, et n’avaient rédigé aucun document de ce genre. Tant que le disparu n’était pas officiellement décédé, sa compagne continuait de percevoir l’intégralité du montant de sa retraite, lequel, s’ajoutant à celui de la sienne propre, la laissait parfaitement à l’abri du besoin, de même que leur progéniture, deux brillants jeunes gens en faculté à Bordeaux.
Le couple était propriétaire d’une maison à la Vallée-des-Colons, qu’il louait, d’un appartement de grand standing à la Baie-des-Citrons, qu’il habitait, et d’une vaste propriété en bord de mer, dans le Nord, du côté de Poum, où ils ne se rendaient pratiquement jamais et qu’entretenait avec plus ou moins de zèle un cousin peu fortuné et caractériel. En revanche, Madame Gonneville fut plus réticente à me révéler l’existence d’une police d’assurance-vie contractée pour un montant qui me parut tout bonnement colossal, et dont elle était l’unique bénéficiaire. Bien entendu, cette somme ne pouvait être versée tant que le décès du souscripteur n’était pas établi. Ce dernier élément me donna un nouvel éclairage sur ses motivations à venir me trouver, et je perçus que mes pensées lui déplaisaient sans avoir besoin d’être formulées. Celles-ci recoupaient les sentiments que m’avait tout d’abord inspiré son apparente absence d’émotions, qui n’avait peut-être en fait rien d’une façade. Je lui annonçai mes tarifs et lui demandai une avance conséquente, comprenant les frais de mon voyage en Australie, avant qu’elle ne change d’avis. Je passai les deux jours suivants en vérifications diverses, sur la famille Gonneville et tout particulièrement la branche qui m’intéressait. J’ai pour épouse une Zoreille, répondant au doux prénom d’Aurore, née sur le Caillou, et qui a une foule d’amies. Elle organisa un déjeuner, où je vins la rejoindre au café, avec l’une d’elles, chargée de compte dans l’agence bancaire qui gérait les avoirs de ma cliente. D’abord réticente à trahir le secret bancaire, l’amie en question se laissa finalement convaincre, autant par mon assurance que j’agissais dans l’intérêt de sa cliente que par la perspective prochaine d’un repas gastronomique comme seule sait en composer ma digne compagne. Cette dernière éventualité ne fut pas pour me déplaire, d’autant que m’est dévolue pour la circonstance la charge de sommelier, ce en dépit de mon penchant naturel pour les Haut-Médoc encore jeunes. Aurore soutient que c’est la conséquence de la pauvreté de mon capital génétique en matière de culture œnologique, alors que pour ma part j’aurais tendance à justifier ma préférence pour les vins fortement tanniques par le fait qu’ils s’accordent assez bien avec la roussette. Je connaissais vaguement, pour fréquenter le même club de tir, un commercial qui œuvrait dans la compagnie d’assurances où Georges Gonneville
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avait capitalisé son épargne. Il fut beaucoup plus difficile à convaincre, en dépit d’une dette morale qu’il avait précédemment contractée à mon égard. Fort opportunément me revint à l’esprit le goût de l’intéressé pour les armagnacs hors d’âge, dont, anticipant un achat qui passerait en faux-frais, je prétendis avoir garni ma cave. à ce train-là, ce n’était pas demain la veille que ma femme et moi allions retrouver la ligne de nos vingt ans, mais nous avons depuis longtemps pris le parti de nous accepter avec nos rondeurs réciproques. Nous considérons au demeurant celles-ci comme la juste contrepartie d’un hédonisme que nous cultivons de concert, et qui me semble de loin la valeur la plus sûre de la culture dont Aurore est issue. Ces deux démarches m’apprirent, d’une part, que les Gonneville, compte tenu en particulier du train de vie de leur descendance en métropole, était loin de disposer d’une trésorerie courante aussi étoffée que Madame me l’avait affirmé, et d’autre part que le disparu avait souscrit plusieurs autres contrats pour des produits de type complémentaire retraite au cours des vingt-cinq dernières années. Il était censé en percevoir à l’heure actuelle de coquets dividendes, versés sur un compte domicilié au Vanuatu et dont je ne réussis tout de même pas à obtenir les coordonnées. Enfin, un coup de fil à un de mes amis qui émarge à la PAF me confirma qu’aucun Gonneville n’avait embarqué depuis trois semaines d’Australie à destination de La Tontouta. Tout ceci ne me menait pas à grand chose, et je pris l’avion pour Sydney. Je voyageai modestement en classe économique, et calculai que j’économiserais plusieurs centaines de calories en refusant d’ingurgiter le contenu du consternant plateau-repas que nous proposait la compagnie australienne. Je me contentai d’un verre de chardonnay qui me parut presque acceptable, et propice à l’induction d’une sieste sonore. Je me réveillai à l’instant où l’appareil se posait, selon la procédure anglo-saxonne, assez brutalement sur la piste, acquittai les tatillonnes formalités de police, récupérai mon bagage intact, assurai les douaniers du fait que je ne transportais aucun produit stupéfiant, engin explosif ni animal vivant, affrétai un taxi et me rendis directement au Charley’s Hotel, dans King’s Cross, où était descendu Georges Gonneville. Je louai une chambre au rez-de-chaussée pour trois jours, payai d’avance et
tentai de cuisiner le réceptionniste, un grand jeune homme au visage poupin et à l’accent slave. Il fut peu sensible à ma prétendue qualité d’ami du disparu, le fut davantage à la présence sur le comptoir d’un billet de cinquante dollars, et suffisamment ému à la vue de deux pour me livrer ce qu’il savait. Certains aspects de l’enquête officielle avaient été tus à Sophie-Marie Gonneville, pour des raisons éminemment compréhensibles. La dernière fois que son mari s’était manifesté à l’hôtel, le soir de son arrivée et la veille, m’avait-elle précisé, de la date prévue pour sa coronarographie, il était en total état d’ébriété et accompagné d’une prostituée en compagnie de laquelle il entendait regagner sa chambre. Il s’en était ensuivi un vif échange de points de vue avec le réceptionniste de faction ce soir-là, auquel un règlement fondé sur une éthique un rien puritaine interdisait en l’occurrence d’accéder au désir du client. Ce n’était pas une question d’argent, comme avait pu le constater Georges Gonneville, qui après avoir en vain tenté de soudoyer l’employé s’était très vivement emporté, avant de quitter les lieux en vociférant devant la proposition qu’il lui avait été faite de voir le différend immédiatement arbitré par la police. De cet instant précis datait la disparition de l’intéressé. La partie la plus touristique du Cross s’étire sur une fraction de deux cent mètres environ de Darlinghust road comprise entre Fitzroy Gardens et William street. Des rabatteurs y tentent à intervalles réguliers d’orienter le promeneur oisif vers des boites à strip-tease, et des prostituées y proposent leurs services sans grande discrétion. L’ensemble se donne des petits airs de Pigalle, ou rappelle certains quartiers de Bangkok, selon les références dont on dispose en la matière. Une centaine de dollars supplémentaires, dont avait bénéficié le soir même le préposé à la réception de service la nuit où Georges Gonneville avait disparu, m’apporta une description sommaire de la professionnelle dont il avait souhaité s’attacher les services. J’étais donc à la recherche d’une grande jeune femme brune, de moins de trente ans, au visage mince et à la poitrine généreuse, vêtue d’un corsaire moulant en lycra rose fuchsia et d’un haut de survêtement bigarré à dominante jaune, avec capuche. Elle portait en outre une paire de gants de cuisine en caoutchouc bleu ciel, ce qui pouvait a priori être un indice de troubles du comportement induits par la consommation de substances illicites.
Je commençai aussitôt à arpenter le quartier à la recherche de l’intéressée. J’ignore quel est le rythme de travail des prostituées : par gardes de vingtquatre heures avec des jours de repos, comme les médecins des urgences, ou par séries de plusieurs nuits, comme les fonctionnaires de police ? De sorte que je n’avais aucune idée de mes chances de localiser celle que je cherchais en une seule soirée – à supposer par ailleurs qu’elle fût sédentaire et n’ait pas une activité intermittente, comme dans le spectacle. Au bout d’un moment, mon manège commença à attirer l’attention des rabatteurs, plus entreprenants à chacun de mes passages, si bien que je décidai d’aller dîner. J’optai pour une soupe dans une sorte de fast-food malais équipé de tabourets avec vue sur la rue. Lorsque j’en ressortis, les jeunes femmes avaient commencé à travailler, et leurs absences répétées pour raison professionnelle compliquaient encore ma tâche. Je me décidai alors à aborder certaines d’entre elles, dans l’espoir qu’elles m’aident à localiser leur collègue. Ce fut sans résultat. Soit mon anglais était vraiment mauvais, soit elles affectaient délibérément de ne pas me comprendre. à la mention des gants en caoutchouc, il m’était invariablement répondu que tout était possible, à condition d’y mettre le prix. J’entrai dans un bar à vins et commandai coup sur coup deux verres de shiraz, pour tuer le temps. On aurait dit un côte du Rhône vinifié à la hâte, mais c’était presque buvable. Finalement je commandai un troisième ballon, que je fis durer, le temps que la soirée soit un peu plus avancée. Je ressortis de là un peu moins morose, et plus disposé à affronter le petit vent frisquet qui s’était levé. J’amorçai une nouvelle ronde exploratoire du quartier. Je restai un moment à observer sans objet un groupe de jeunes junkies, agglutinés sur un banc en face de la station de métro, et m’éclipsai en apercevant au loin la lueur d’un gyrophare. Lorsque je repassai, à quelques pas de là, devant une blonde d’une vingtaine d’années, au grain de peau inexplicablement épais et au regard absent, que j’avais précédemment interrogée sans résultat, la jeune femme se décolla du mur défraîchi qui lui servait de support et vint m’agripper par le coude. - Still looking for Jennifer ? J’opinai du chef. - Follow me, please. Le corridor, puis l’escalier étaient luisants de
crasse. Nous passâmes à l’arrière d’une boîte de strip-tease, puis devant une série de chambres sommairement meublées. Je croisai un ou deux mâles, qui rasaient les murs dans la contemplation de leurs chaussures. Elle me fit entrer dans une sorte de réduit dont l’essentiel de l’espace était occupé par un lit dont le matelas, veuf de tout drap, présentait tous les stigmates d’un usage répétitif et prolongé. J’étais en train de m’interroger quant à la possibilité d’un malentendu lorsqu’ils entrèrent dans la pièce. Je n’eus aucune peine à les reconnaître : c’était deux rabatteurs, habillés de sombre, de l’établissement situé au rez-de-chaussée. Le premier à passer le seuil était un grand type au visage vérolé, qui portait une veste de cuir noir, une queue de cheval et un anneau dans le lobe de l’oreille gauche. Le deuxième, qui ferma la porte après que la péripapéticienne se fût éclipsée avec une stupéfiante rapidité, était un rouquin un peu lourd, vêtu d’un chandail anthracite, qui arborait une calvitie frontale et des rouflaquettes. Je n’attendais de leur part aucun préambule, et ne fus pas déçu. Le premier me saisit par les revers de mon veston, geste qui me parut déplacé. Les gens se méprennent souvent sur mon apparence : le fait que je sois petit et passablement enveloppé les empêche de remarquer que je suis également trapu et plutôt bien musclé. Je n’eus aucun mal à me défaire de sa prise, et dans le même mouvement le saisis à la nuque de façon à assurer correctement le coup de boule que je lui portai en plein visage. Je le relâchai, il recula en pissant le sang, mais pas assez vite pour éviter le brutal contact de mon tibia avec son entrejambe. Il se laissa glisser au sol en grognant, et je vis que son acolyte, débordé par la situation, avait sorti un couteau. Je misai sur son manque de détermination à s’en servir et fonçai tête baissée. Je le percutai au creux de l’estomac, il émit un rot sonore et, emportés par notre élan et l’addition de nos deux masses, nous pulvérisâmes la porte à laquelle il était adossé. Je dus le piétiner un peu dans ma précipitation à atteindre les escaliers, car il hurla. Je dévalai les marches, et faute de contrôler correctement mon inertie, m’affalai sur le capot de la voiture de police. C’était ce qui pouvait m’arriver de mieux : les deux autres, quoique sonnés, étaient déjà sur mes talons. Nous en fûmes quittes pour un contrôle d’identité. J’expliquai que les deux voyous avaient tenté
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de m’entôler. Ils me taxèrent de grivèlerie. Les flics hésitèrent, et selon toute vraisemblance devant le monceau de paperasserie en perspective, renoncèrent à nous embarquer. J’eus droit à un sermon sur les bienfaits de la continence, et mes adversaires à une sérieuse mise en garde : s’en prendre ainsi aux michetons n’était pas bon pour le tourisme ! Je regagnai mon hôtel. Le résultat des opérations était selon toute probabilité que j’étais grillé dans le quartier. J’augurais mal de la suite de mon enquête. J’allai me coucher après avoir avalé un somnifère. Mon aversion pour le café soluble me porta chance le lendemain matin. Dédaignant celui qui était mis à ma disposition dans ma chambre, je quittai l’hôtel en quête d’un arabica digne de ce nom. Au même instant, la jeune femme blonde de la veille sortait d’une pension pour backpackers située sur le trottoir d’en face. Je manquai de me faire écraser, faute d’avoir d’abord regardé sur ma droite, et en trois bonds fus sur elle. Elle ne me vit pas venir, occupée qu’elle était à converser avec des personnages imaginaires. J’ignore ce qu’elle prenait le matin au réveil, mais ça n’avait pas l’air de lui réussir. Je me plantai sous son nez pour la saluer, et même comme ça, elle mit un certain temps à me reconnaître. La façon dont j’avais tenu tête à ses souteneurs devait l’avoir impressionnée, car je vis, comme au ralenti, se peindre une saine frayeur sur ses traits. Je me hâtai de l’assurer que je ne lui voulais aucun mal et lui proposai d’aller prendre un café. Elle acquiesça d’un hochement de tête et me suivit sans un mot. Nous nous installâmes dans un petit établissement en forme de couloir donnant sur la rue, tenu par un couple d’Asiatiques. Le personnel de la voirie s’affairait, délogeant du trottoir les derniers poivrots encore attardés. Je commandai deux grands cafés, et l’invitai à choisir parmi les gâteaux exposés en vitrine. Pour ma part, j’évite de manger le matin, mais je la laissai dévorer deux muffins au chocolat avant de commencer à l’interroger. Puis je renouvelai les cafés. Après le deuxième, et correctement rassasiée, son regard était un peu moins vitreux et elle semblait plus apte à se concentrer sur la conversation. Elle s’appelait Alice, était bien entendu désolée pour hier soir, et n’avait fait qu’obéir aux ordres. Je balayai ses excuses d’un revers de main. Je n’étais pas là pour ça. Elle comprit où je voulais en venir. La fille aux gants de cuisine était sa copine, et l’his-
toire du Frenchy disparu lui avait valu l’interrogatoire de la police. à la suite de quoi, elle avait jugé plus prudent de s’éclipser à son tour. Mais elle lui avait fait avant ça le récit détaillé de sa rencontre avec Georges Gonneville. Celui-ci avait dû la trouver très à son goût – à moins que ses facultés de jugement n’aient été altérées par l’alcool – car il avait insisté pour louer ses services pour la nuit entière. Après qu’ils eurent été refoulés du Charley’s, Jennifer s’était débrouillée pour avoir accès au studio d’une de ses collègues. Bien que fin bourré, son client avait été performant, au point d’en avoir largement pour ses dollars. Entre deux prestations, ils avaient beaucoup bavardé, surtout lui. Il ressortait de ses confidences alcoolisées qu’il éprouvait vis-à-vis de sa femme un sentiment qui dépassait largement le domaine de la lassitude. Il avait d’autant moins envie de se faire soigner que la vigueur de ses ébats avec la jeune femme venait de le convaincre, pour l’essentiel, de sa résistance à l’effort. Son amour de la mer, des voiliers et de la liberté qu’ils offraient revenait comme un leitmotiv. Je compris soudain pourquoi sa trace n’avait été retrouvée dans aucun aéroport. Comme je suis persuadé que le destin des gens tient pour beaucoup aux circonstances, et que j’avais peu puisé dans le crédit conséquent de mes frais de mission, j’accompagnai Alice dans un flight center où je lui achetai un billet d’avion pour Camberra où vivait sa famille. Puis je lui laissai ce qui me restait de dollars, ne gardant pour moi que le montant de la course en taxi jusqu’à l’aéroport international, et de l’achat d’un armagnac VSOP en duty free. De retour à Nouméa, il me fallut plus de temps pour rejoindre Poum, au volant de mon Land Rover hors d’âge, qu’il ne m’en avait fallu pour atteindre Sydney. Mon hypothèse était certes hasardeuse, mais je n’en avais pas d’autre, si bien que si elle ne se vérifiait pas, je courais à l’échec. SophieMarie Gonneville, d’abord réticente, accepta de me dessiner un plan détaillé, qui me permit de ne pas me perdre le long de la trentaine de kilomètres de brousse qui me restait à parcourir après avoir quitté le coaltar. Peu m’importait qu’elle jugeât ma vérification absurde : je considère mon négoce basé, comme un certain nombre d’autres professions, sur l’inaptitude de la plupart des gens à raisonner de façon cartésienne dès lors qu’ils se trouvent confrontés à un problème qui leur tient à cœur.
nouvelles confortable. Mais il était tout à fait en mesure de m’abattre, qui plus est en étant dans son droit. Je jouai mon va-tout : j’agrippai vivement le canon, le déviai sur le côté et me laissai tomber en arrière de tout mon poids. La détonation me secoua comme si la cartouche avait été percutée à l’intérieur de mon crâne, et je sentis le vent des projectiles frôler mon oreille. Je me contrôlai assez pour ne pas lâcher le fût soudain brûlant. Je roulai au sol sur moi-même, et me relevai en tenant le cousin dans ma ligne de feu. - C’est pas bientôt fini, ce bordel, Wilfried ? On peut pas boire sa topette tranquille, ici ? Je jetai un bref regard à la silhouette, haute et massive, qui venait de s’encadrer dans la porte menant à la terrasse, en contre-jour du coucher de soleil. - Georges Gonneville ? Je suis Isidore Qaawedre, et… - Je sais qui vous êtes, ma femme a téléphoné à Wilfried et lui a dit qu’elle vous avait engagé. N’ayez crainte, je ne tiens pas à disparaître au point de vous faire descendre. - D’autant que cette option n’est plus à votre portée… - Très juste. Venez donc boire une bière. Pour sa part, mon interlocuteur n’était en effet armé que d’une double cabine. Je dégraillai le fusil à pompe, empochai les munitions et m’adjugeai un fauteuil en plastique contigu à celui de mon hôte. Le cousin vint s’asseoir à même le sol, les jambes pendant dans le vide au bord de la terrasse. Il avait l’air vexé. La vue sur l’océan et l’ultime embrasement du jour était exceptionnelle. Je décapsulai ma bière et en bus une première lampée avec un rare plaisir. Puis je posai la question : - Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? - Si vous acceptez de dormir sur une natte, vous pouvez rester ici jusqu’à demain matin. Après quoi, vous rentrez sur Nouméa annoncer à ma femme que vous m’avez retrouvé. Moi, je ne bouge pas, et je laisse venir. Après le coup que je viens de lui faire, elle va peut-être enfin accepter qu’on se sépare. Elle tient à rester sur Nouméa. Vous voyez une seule raison, vous, pour que je ne passe pas ma retraite ici ? Outre le fait que ce n’était pas mon problème, j’aurais été bien en peine de trouver le moindre ar d gument à lui opposer… épisodes
J’arrivai à la propriété des Gonneville à la tombée de la nuit. Le crépuscule flamboyait, par-delà la barrière de corail, baignant d’une lumière dorée les collines où moutonnaient les niaoulis. Je laissai mon 4x4 dans un virage en surplomb de la fin du chemin et terminai la route à pied, à travers les brousses. Je progressai rapidement, franchis une clôture de fils de fer barbelés, et me dirigeai vers l’arrière d’une maison coloniale de dimensions modestes, assez délabrée, flanquée d’une remise qui pouvait faire office de garage, et qui s’élevait au sommet d’un tertre en retrait du rivage. Il n’avait pas plu depuis très longtemps et l’analyse des traces de pneus sur la piste laissait penser que des véhicules tout terrain l’avait empruntée récemment, sans qu’aucune datation ne fût possible. Le silence était total. Je poussai la porte à l’arrière de la maison, qui n’était pas verrouillée, et pénétrai dans une pièce qui s’avéra être la cuisine. Une odeur de graillon flottait encore dans l’air. Le claquement de la culasse me fit sursauter. - Alors, tu crois qu’on t’a pas entendu arriver, l’enculé ? Le personnage, surgi de derrière le réfrigérateur, qui me tenait en joue avec un fusil à pompe calibre douze, correspondait très exactement au signalement du cousin caractériel : la cinquantaine, grand, maigre, à moitié édenté, le visage dévoré par une barbe malingre qui poussait par plaques sur son visage émacié, coiffé d’un chapeau de stockman informe. Mais ce qui m’inquiétait le plus était le regard, animé d’une haine obtuse qui cadrait très bien avec les antécédents psychiatriques – deux séjours prolongés à Nouville dont un pour avoir logé une balle dans le ventre d’un viandard – du personnage. Je sentis une rigole de sueur me dégringoler le long de l’échine. J’avais à l’évidence manqué de circonspection. - Ce n’est pas ce que vous croyez ! Je suis détective privé. Je cherche Georges Gonneville. - Awa ! ça te suffit plus de dégommater mes gadins, il faut encore que tu viennes braquer ma piaule, l’enculé ! Avance ! J’obtempérai, et reculai, lui faisant face, vers la pièce principale, plongée également dans la pénombre. Il me tenait toujours en joue, mais attendu qu’il était beaucoup plus grand que moi et qu’il avait épaulé son arme, il devait pointer celleci vers le bas, sur ma tête, ce qui n’était pas très
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Cadavre Cadavres exquis Roland Rossero
C’est un endroit qui m’effrayait descendions tous les deux et il me faisait vibeaucoup étant enfant. Il fallait siter, non sans fierté, SA cave. Je crois que y descendre par un escalier raide sur les vingt dernières années, je n’y suis jaaux marches inégales et cela se passait, le mais allé seul, il m’accompagnait toujours, plus souvent, les soirs d’hiver. Le but était c’était son domaine, il en avait les clés… Je d’aller y chercher du charbon pour le poêle revois son plaisir à faire visiter le lieu sacroqui trônait dans la cuisine et, pour cela, il saint à ses petits-enfants, dont mes deux pefallait une pile Wonder, de celle qui ne s’use tites filles. Une sorte de rite de passation. Il que si l’on s’en sert. Et s’en servir, c’était m’en détaillait les étiquettes, les endroits où plonger dans les entrailles de la il les avait achetées et, surtout, terre, au-dessous du niveau des les grandes occasions pour leshumains, bref ! aller à la cave. ... On ne traînait quelles il les gardait. Pour mon Sans électricité à l’époque, ce père, chaque invitation d’amis gouffre pour enfants n’existait était une fête qu’il fallait cépas dans cet qu’en tant que débarras pour lébrer à son juste prix. Je me endroit à cause les vieilleries et, surtout donc, souviens particulièrement de pour stocker des boulets de celles où, avec ma mère, ils redu froid, du suie agglomérée que le charcevaient. Chaque mets, concocté bonnier déversait avec un sac, avec professionnalisme par cette silence et de la semblant peser des tonnes. Y cuisinière hors pair, s’ajustait trouille... descendre, c’était revoir son avec le vin adéquat. Mon père, regard terrifiant cerné de noir peu intéressé par la préparation sous son capuchon protecteur en cuisine, voulait juste savoir tout aussi crasseux. La nuit et la teneur, le goût, voire la prol’imagination faisaient le reste. On ne traîvenance géographique du plat, afin d’en nait pas dans cet endroit à cause du froid, prévoir l’accompagnement œnologique. Le du silence et de la trouille engendrée, les sommelier d’un dimanche midi sortait de sa trois réunis étant des facteurs de frissons. cave avec les précieux nectars, à bonne temPuis, en prenant des centimètres et l’assupérature, débouchés juste au bon moment rance qui les accompagne, ce lieu a perdu et débarrassés de leur habit de poussière pour moi de son aura terrifiante. L’électripour la circonstance. cité l’a rendu plus sûr et les marches ont été refaites, carrelées. Une vraie cave a été insJ’ai repensé à tout cela l’autre matin, trois tallée par mon père avec des clayons approsemaines après son décès, lorsque je suis repriés pour ranger et classer les bouteilles, descendu, seul cette fois, à la demande de suivant leur couleur, leur provenance, leur ma mère, pour essayer d’inventorier, de ranannée et, donc, leur qualité. Voyageant au ger et de faire de la place. En gros de jeter gré de mon travail dans le vaste monde, il parce que mon père faisait partie des accum’avait concocté un mini cellier dans lequel mulateurs compulsifs de petits riens, auxje puisais, lors de mes retours, afin de graquels il tenait beaucoup. Il y avait, en effet, tifier mes amis d’une bonne bouteille pardeux rayonnages débordants de consignes, tagée. Souvent, lors de mes passages, nous plus d’une centaine à vue de nez, un organe
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les prénoms de tous ses potes. Mes parents, en bons citoyens respectueux de l’autorité, ont toujours scrupuleusement trié leurs déchets. Ils ont commencé par le verre, n’ont jamais dérogé à la règle et gare à celui qui s’avisait de jeter un pot de moutarde n’importe où. C’est mon paternel qui s’y collait pour faire avaler à l’imposante boîte verte sa ration hebdomadaire de silice. Il y en avait une au bout de leur rue, inamovible depuis des décennies. C’est donc là que j’ai fait une dizaine de voyages pedibus. À chaque tournée, lorsque les bouteilles se brisaient ou s’entrechoquaient dans ce réservoir dirigé contre le cancer, j’ai eu l’impression de trahir un peu sa mémoire. Il y avait quand même là un paradoxe car lui, si tatillon concernant l’obligation du recyclage verrier, en avait stocké tout une montagne. Les très bons souvenirs étaient sûrement plus importants qu’une hypothétique recherche médicale, le verre de l’amitié et la rigolade étant des remèdes imparables pour la longévité. In vino veritas, il était dans le d vrai !
... Un kaléidoscope de dimanches enchantés par la bonne chère...
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qui tombe sous le sens lorsqu’on parle de vin. Ces cent vingt-huit consignes (je les ai comptées) n’étaient pas ordinaires, elles avaient toutes leurs bouchons respectifs, leurs étiquettes et certaines avaient une annotation dessus. Tel le peigneur de plage qui découvre ébahi un banc de bouteilles à la mer, je les ai regardées une par une, inspectées plutôt, avant de les mettre dans un grand cabas. J’ai remonté le temps, vingttrois ans en arrière précisément, avec un magnum de champagne ouvert pour fêter sa retraite à soixante ans. Des litres vidés comme le sablier du temps, à petite allure au départ et en accéléré, surtout ces derniers jours… J’ai fait un tour de France œnologique passant de buttes de blancs à des collines de rouges, crochetant par le Piémont avec quelques vins transalpins à connotations familiales ou opérant un détour par des vins d’outre-Rhin qui avaient sans doute accompagné des fruits de mer. Chaque bouteille était liée à des repas amicaux, au cours desquels mon cordon-bleu de mère avait dû faire, sans forcer, des prouesses culinaires pour en exalter le bouquet. Quelques fois, une date, un nom d’ami était noté au stylo dans un coin de l’étiquette. Des cadavres exquis, en quelque sorte, reliés comme en littérature par le jeu de piste de la vie. Un kaléidoscope de dimanches enchantés par la bonne chère, liée à la sauce fraternelle. On dit que dans le cinéma français, on mange beaucoup, il y a énormément de scènes de table où l’on rit, l’on s’engueule et des recettes en cuisines, toutes aussi révélatrices du caractère des personnages. Le film des vingt dernières années de mon père a défilé, ce matin-là, dans la salle obscure de sa cave. Un film en rouge et blanc, pétillant, jamais triste, sur un écran large comme son cœur, avec un générique interminable où défilaient
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Nous sommes à l’orée des années soixante-dix. L’argent commençait à couler à flot sur le caillou. C’était le tout début d’une période euphorique surnommée « l’époque du boom ». Des compagnies métallurgiques de dimension internationale allaient mettre en œuvre des projets de développement et d’exploitation à grande échelle du minerai de nickel en Nouvelle-Calédonie. Marie-Annick possédait à ce moment-là un magnifique jardin maraîcher à la périphérie de Nouméa. Accroupie sur les talons, un chapeau à large bord vissé sur la tête, elle travaillait sans relâche dès l’aube jusqu’à une heure avancée de la nuit. Son dessein consistait à amasser le plus d’argent possible afin de pouvoir subvenir à ses besoins plus tard. Car elle avait si peur d’atteindre l’âge de la retraite sans le sous. Fred, son mari, descendant de colon-éleveur, a préféré troquer le cheval du stockman pour des chevaux vapeurs contenus sous les capots de ses camions. Devenu propriétaire de plusieurs de ces mastodontes, ses chauffeurs et luimême dévalaient jours après jours les pentes abruptes et sinueuses des sentiers de montagne afin de décharger le précieux minerai vert dans les cales des navires de haute mer qui attendaient sur le port. Or face à la manne financière qui gonflait si rapidement leurs comptes bancaires, le jeune couple finit par avoir des craintes légitimes. Tous deux se demandaient en effet si grisés par cette fortune naissante, ne finiraient-ils pas par refouler peu à peu les bonnes résolutions morales qui avaient toujours régi leur vie jusque-là. Ou bien ne leur resterait-il par la suite que vanité, orgueil et désir de puissance ? Sachant que l’être humain perd facilement la tête dès lors qu’il devient possédant, ils avaient peur aussi de devenir différents. Déterminés néanmoins à demeurer maîtres de leurs actes, ils s’étaient promis de ne jamais porter le masque arrogant et antipathiques de ceux qui gagnent et continuent à gagner beaucoup d’argent. Parvenus à ce stade du succès matériel ils avaient également pris conscience d’un autre danger : c’est-à-dire la chute. Malheur aux perdants, aux vaincus, bref, à ceux et celles qui pour une raison ou une autre sont contraints de déposer leur bilan. Marie-Annick et Fred savaient, par-dessus tout, que la santé demeurait leur bien le plus précieux. Épargnés en cette période de leur existence de tous maux, ils avaient l’impression d’être invulnérables. Or, ils ignoraient que la vie pouvait leur réserver de mauvaises surprises. Réussiront-ils à surmonter les épreuves et à conserver les gains accumulés jusque là ? Atteindront-ils vraiment l’âge de la retraite afin de profiter sainement et pleinement de leurs vieux jours ?