Solitudes

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Solitudes

Édouard de’ Pazzi


S

olitude : du latin solitudo qui désigne un lieu désert, une vie isolée, un manque. Ce n’est p qu’il y a une infinité de solitudes comme il y a des solitudes infinies, il y a des solitudes vid les êtres animés comme les êtres ou « choses » inanimés ; mais tout ce qui est n’est-il pas anim un caillou, un lieu… sont au même titre qu’un être humain ou un animal investis de l’âme q à l’inspirer. C’est ce que manifeste ou reflète les images qui suivent, reliées entre elles, dans le image photographie son auteur » a dit très justement Alain Coulange.

Photographies prises entre 1987 et 2007 en Afghanistan, en Géorgie, en Russie, au Portugal, à


pas par goût du paradoxe que j’écris au pluriel un mot qui suggère l’un ou l’absent mais parce des comme il y a des solitudes comblées. Sont sujets à ce sentiment ou confrontés à cette réalité mé par le fait même du regard que l’on porte sur lui ou des pensées qu’il suscite ? Un arbre, qu’on leur prête ou qu’ils possèdent. Ils sont donc tout aussi propres à ressentir la solitude ou eur diversité formelle, par ce même état d’âme éprouvé au moment de la prise de vue. « Une

à Cuba, au Togo, en Turquie, en Angleterre, en Italie, en Syrie, en France et en Mauritanie.


U

n bombardement venait d’avoir lieu qui avait touché les maisons voisines et épargné la leur. Dans les yeux de la vieille femme, l’incompréhension triste en même temps qu’une certaine commisération moins pour son sort que pour celui de son village, des siens, de son pays, de son temps. Assise au milieu de la seule pièce de sa maison de terre, son petit-fils dans ses bras, elle évoquait, par son hiératisme et sa gravité, une Nativité autant qu’une Déploration.


La femme à l’enfant, Zaboul, Afghanistan (1987)


C

haque fois que je passais devant son échoppe, maigrement approvisionnée, jamais achalandée, je le trouvai dans la même position. Sa solitude semblait infinie. Courbé sous le poids de l’âge et de la lassitude, appuyé à l’ennui, il semblait fait de la matière même du temps.


L’attente, quartier chrétien, Damas, Syrie (1991)


A

rmé d’un fusil, comme lui, d’un autre âge, le vieil homme respirait la résolution calme, la force paisible. Posté en sentinelle commandant « sa » vallée, il avait l’éternité des rochers avec lesquels il se confondait. Ses ancêtres combattirent les soldats d’Alexandre le Grand.


Le vieux fusil, Zaboul, Afghanistan (1987)


D

ans les yeux mélancoliques de cet homme, un peu vides, un peu vagues, se lisait toute l’âpreté d’une vie laborieuse. Mais son regard respirait une grande douceur sous la rudesse.


Satchirolo, GĂŠorgie (2002)


A

u milieu de la foule vibrionnante du grand marché central de Tbilissi aujourd’hui détruit, le vendeur d’ustensiles de cuisine semblait être « ailleurs », dans un monde séparé de celui du vulgaire par une rangée de cuillères en bois et de brosses à récurer. Les paniers d’osier «faits main» au dessus de sa tête étaient des bulles par lesquelles ses pensées roulaient et s’envolaient.


Le vendeur d’ustensiles, marché central, Tbilissi, Géorgie (2002)


L’ennui, musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg, Russie (2005)

T


L

es gardiennes du musée étaient si investies de leur mission qu’elles avaient fini par se confondre avec les murs et s’identifier aux toiles devant lesquelles elles montaient la garde, jusqu’à « faire tableau » elles-mêmes.

Tel chien..., Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg, Russie (2005)


J

e l’observais attendant son tramway. Deux ou trois passèrent sans qu’il montât dans aucun nuages et la vie passer.

Un passant regarde passer, L


n. Au fond peut-être n’attendait-il rien d’autre que de voir les tramways, les passants, les

Lisbonne, Portugal (2002)


Funambu

Silhouettes Ils s’avance Sur une ro

L’équilibriste, La Havane, Cuba (2005)


ules sur leur fil s fragiles ent immobiles oute incertaine

Le vieux ponton allemand, LomÊ, Togo, Afrique de l’ouest (2006)


A

u coeur d’Istanbul, une vieille institution caritative, à la derrière de grandes baies vitrées nous observaient. Leurs rai jamais celui du petit garçon de droite qui disait toute la dis

Les orphelins, Darülaceze,


fois asile d’aliénés et orphelinat. Dans un dortoir, trois enfants s regards étaient aussi interrogatifs que suppliants. Je n’oubliestance immense qui séparait son monde du nôtre.

, Istanbul, Turquie (1991)


L

e Samedi Saint à Canosa, petit village des Pouilles, toute l leur. Les femmes, enchaînées les unes aux autres par les b pleine poitrine des Stabat Mater. Seules leurs mains se détachen nucurée, les doigts chastement posés sur la poitrine pour reteni

Procession à la Vierge de douleur, Samedi


la ville sort pour la procession de la Desolata, la Vierge de doubras, vêtues de noir de pied en cap en signe de deuil chantent à nt. J’aperçois soudain l’une d’elles, juvénile, parfaitement mair le voile. La vie triomphe de la mort.

i Saint, Canosa, Pouilles, Italie (2004)


S

ilhouette traversant la scène dans un théâtre d’ombres et de lumière, enjambant la ligne qui sépare le jour de la nuit. Sur le mur, les faïences d’Iznik, champ d’étoiles dans la nuit bleue.


Cimetière d’Eyüp, Istanbul, Turquie (1987)


L

’homme gisait, profondément endormi. Au-dessus de lui, une petite silhouette peinte au pochoir comme si son âme, portée par les vapeurs éthyliques s’élevait dans ce ciel de palissade. Il était « parti ».


La part de l’ange, Tbilissi, GÊorgie (2007)


D

e son petit pas de vieille, elle étirait l’espace et dilatait le temps. Poussant le vide, tirant l’absence, elle s’avançait vers la lumière dans laquelle elle allait bientôt se fondre et disparaître.


Solitude, Tate Modern, Londres, Grande-Bretagne (2004)


À la tombée du jour, la course légère d’un enfant à travers le pa

La course, Saint-Péter


arc abolit le poids des choses. Saut immobile, instant d’ÊternitÊ.

rsbourg, Russie (2003)


E

n traversant le parc du Musée Russe je me retournais comme si j’avais entendu une voix, un murmure. Et je la vis. Je dis « la » car il ne pouvait s’agir que d’une forme féminine. Je ne saurais dire si à cet « instant » j’assistais à une extase ou à une chute mais je dus admettre que ceux qui prêtent une âme aux arbres ont bien raison. Un peu de neige avait suffi à révéler cette vérité à mes yeux incrédules.


L’arbre sous la neige, Saint-PÊtersbourg, Russie (2003)


À

la table d’une cantine dépeuplée au milieu d’usines désaffectées deux solitudes se faisant face. Audessus d’elles cette croix si insolite dans cet ancien kombinat soviétique voulu par le «Petit père des peuples».


La cantine, Rustavi, GĂŠorgie (2007)


L

es aveugles sont souvent beaucoup plus expressifs que les « voyants ». Ils compensent l’immobilité de leurs yeux et l’atrophie d’un sens par la mobilisation de tous les autres et l’extrême mobilité des traits. En terre d’Islam, ils sont presque vénérés ou à tout le moins très respectés, car on les tient pour plus proches de Dieu.


Les aveugles, mosquĂŠe des Ommeyades, Alep, Syrie


L

’homme, pourtant à quelques mètres, était séparé par un océan, comme s’il avait traversé des mers et abordé à des rivages auxquels seule la foi donne accès. L’expression « s’abîmer » dans la prière est étrange car l’abîme évoque la chute. Or, il ne semblait ni tomber, ni d’ailleurs s’élever, mais se tenir sur un fil, au point d’équilibre parfait entre « le monde d’en haut » et le « monde d’en bas ».


Lecture, Grande mosquĂŠe des Ommeyades, Damas, Syrie (2003)


E

n pénétrant dans l’une des cinq chapelles rayonnantes de la crypte, à peine éclairée par une meurtrière qui ne laisse entrevoir la lumière que pour donner le sentiment de sa présence et marquer la course du soleil, j’ai eu l’impression de l’harmonie parfaite et de l’unité du monde.


Chapelle de la crypte Saint-BenoĂŽt, Abbaye de Montmajour, Arles, France (2003)


E

lle s’approcha de notre petit campement, devisa quelques minutes sans prendre la peine de s’asseoir, puis s’éloigna dans la lumière du jour déclinant qui traversait l’étoffe couleur de sable blanc et de pierre dont elle était drapée. Sans que je pusse distinguer un chemin ni quoi que ce fut qui matérialisât une destination, elle était là et se dirigeait vers, d’un pas décidé et calme. Elle ne fut bientôt plus qu’un des multiples points dont sont faites les lignes puis elle disparut. À ce moment-là, j’eus le sentiment non de sa solitude mais de la mienne.


En chemin, Adrar, Mauritanie (2004)


D

epuis combien de temps sont-ils ainsi faceà-face à s’observer ? Entre eux, une distance qui se compte en siècles et en milliards de grains de sable. Ainsi me figuré-je la vie de couple : deux solitudes posées sur un sol aride. Au loin passent les caravanes et les troupeaux.


Les pierres noires, Adrar, Mauritanie (2004)


L

es deux bras levés vers le ciel il se dressait au milieu des sables et de la pierre noire. Décharné, vénérable, il avait emporté tous les combats contre la mort à force de frugalité et d’ascèse.


Solitaire, Adrar, Mauritanie (2004)


C

omment ne pas voir dans cet arbre le vieillard parvenu au bout de son chemin et qui tente dans un ultime effort de s’agripper au ciel pour ne pas s’effondrer sous le poids de sa ramure et tomber raide mort. Et nous voilà avec nos pauvres fantasmes anthropocentriques. Le temps, la vieillesse, la souffrance, l’effort ultime pour se raccrocher à la vie… Mais peut-être au fond ressent-il tout cela cet arbre. Cette peur de la mort n’est-elle pas intrinsèque à tout ce qui vit ?


Le vieillard, Adrar, Mauritanie (2004)


L

e vent a formé des vagues sur la dune sèche, rappelant la mer qui était là jadis. Par trois minuscules trous, trois cheveux d’ange ont tracé dans l’espace une courbe légère et tremblante comme l’orbe incertain d’un astre. Cette racine ténue, infiniment sobre cherchait la vie avec une délicatesse si bouleversante que je m’agenouillais devant elle, touché par tant de grâce.


Racine, Adrar, Mauritanie (2005)


Photos & textes Edouard de’ Pazzi © Tous droits de reproduction réservés


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