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FAUT-IL EMBRASSER LE GOBELIN
QUI SOMMEILLE EN NOUS ?
« Goblin mode » vient d’être élu mot de l’année par le très sérieux dictionnaire d’Oxford. Vous n’en aviez jamais entendu parler auparavant ? Normal, l’expression est d’origine anglo-saxonne. Chez nous, elle peut se traduire par « mode gobelin » ou « mode lutin ». Mais qu’est-ce qu’elle signifie ?
e terme, popularisé durant la pandémie, se réfère à un style de vie nonchalant, à base de training taché, de chaussettes dépareillées, de paquet de chips renversé à l’envers sur le canapé… Bref, un gros rejet des règles sociales de base. C’est la flemme incarnée sur fond de lassitude généralisée. Le personnage du gobelin mal lavé et enfermé dans sa tanière devient la mascotte parfaite pour symboliser le zeitgeist. Grande stratégie d’évitement ? Fatigue existentielle post-pandémie ? Ou ras-le-bol généralisé ? Un peu des trois sans doute.
Comment le mot « gobelin » s’est-il retrouvé dans l’un des plus prestigieux dictionnaires du monde ? Pire, comment sommes-nous arrivés à ériger ce mode de vie au rang de grand adage de 2022 ? L’année dernière, les lexicographes avaient élu « vax » comme mot de l’année. Pas besoin d’explication. Cette année, la première place se disputait avec les mots « métavers » et « #IStandWith ». Mais c’est finalement le fameux mode gobelin qu’il faudra activer cette année.
La flemme incarnée…
« Depuis une trentaine d’années, on est entré dans une société que j’appelle “la civilisation du cocon”, en quête de confort, de bien-être et d’entre soi », explique le sociologue et auteur Vincent Cocquebert. Mot de l’année 2022 peut-être, mais ce mouvement ne date donc pas d’hier. On en observe déjà les prémisses dans les années 80 au sein des classes populaires. C’est le début du rêve du petit pavillon de banlieue, celui du marché du jardinage et de la déco d’intérieur. Dans les années 90, c’est le grand règne du « cocooning ». Mais cet art domestique va réellement connaître son apogée avec la révolution numérique. Pourquoi aller au ciné quand on a Netflix, au resto quand on a Uber Eats et pourquoi se voir en vrai quand on peut communiquer par mèmes sur Instagram ? « On observe aujourd’hui que les jeunes socialisent à l’extérieur en moyenne un tiers de temps en moins que les générations précédentes », ajoute-t-il.
… ou révolte depuis son canapé ?
Sommes-nous devenus de gros fainéants repliés sur nous-mêmes ? Peutêtre, mais la question est sans doute un peu plus complexe que ça. D’abord parce que l’accumulation de catastrophes a rendu le monde de moins en moins désirable. « Il y a aussi une crise suite aux promesses de la modernité. On nous avait prédit que le progrès serait pour demain, et que demain serait mieux », témoigne le sociologue. « Le “mode gobelin” permet de s’emparer d’une chose dépréciative pour le détourner de façon ironique. Cette nouvelle philosophie de vie du “on fait venir le monde à nous, et on arrête de conquérir le monde” peut être perçue – en forçant un peu le trait – comme le mouvement punk numérique de celles et ceux qui disent “non” à la société de la vitesse, de l’accélération et de la performance. »
Même s’il y a quelque chose d’étrangement satisfaisant dans le fait de rôtir dans son canapé, les cheveux gras et le même pyjama pendant trois jours, tout en slurpant des nouilles tièdes devant « Magic Mike », il faut bien admettre que se laisser anesthésier aux séries entre quatre murs, loin des autres façon hikikomoris, a de quoi poser question. Et si le gobelin mode était en fait l’expression d’une santé mentale vacillante ?
Se foutre la paix
« Avec le gobelin mode, on entre dans un self-care à outrance qui peut aussi être utilisé pour se déculpabiliser, ce qui peut être préjudiciable à long terme », explique Rianne Cabanier, psychothérapeute et coordinatrice de CentrEmergences. « Je veux dire : est-ce que prendre soin de soi doit forcément passer par un repli et une consommation de médias et de malbouffe indigeste ? » Et si on profitait plutôt de cette pause pour se demander ce qui nous ferait réellement du bien, suggère-t-elle ? Une démarche qui ne se construit pas en un seul essai, mais qui nécessite de s’autoriser à explorer ses besoins au quotidien, même cinq minutes dans une vie qui file à cent à l’heure. « Est-ce que je peux me permettre de m’arrêter, pour m’observer, et constater si mon corps m’envoie des messages ? Comment ma fatigue s’exprime-t-elle ? Est-ce que j’ai mal ?
Est-ce que j’ai faim ? C’est la première étape : se rappeler qu’il faut faire une pause, et s’autoriser le rien », postulet-elle. « Mais cet équilibre s’acquiert par la répétition de petits moments de break, plutôt qu’une fuite à l’étranger durant deux mois. »
Bref, se foutre un peu la paix au quotidien ne doit pas forcément passer par un « gobelin mode » hardcore. « C’est authentique, rafraîchissant et profondément cathartique », s’extasie pourtant une journaliste britannique. C’est comme si nous avions toujours rêvé de nous transformer en troll tout à coup, à condition que notre enveloppe de monstre reste chez nous. En mode gobelin, nous pouvons enfin laisser s’exprimer le « moi sauvage », négligé, bizarre et triomphalement invisible aux yeux des autres. Mais faisons-le lors d’instants fugaces, évitons de prendre le pli. Si la mode est à la polarisation et aux antagonistes, inutile de tomber dans le tout ou rien. Embrasser pleinement le mode gobelin, c’est aussi prendre le risque de s’installer dans la facilité, quitte à tomber parfois dans une forme d’autovictimisation.
« Les plus grandes satisfactions de la vie arrivent quand on est dans l’action, quand on réalise des choses dont on ne se sentait pas capable », ajoute Vincent Cocquebert. « Ça booste l’estime de soi, ça crée aussi davantage de cohésion. » Car le repli sur soi augmente la méfiance interpersonnelle. La peur des étrangers a d’ailleurs augmenté pendant la Covid, alors que les individus n’avaient probablement jamais vu aussi peu d’étrangers. « Arrêtons d’intégrer le principe de précaution dans tous les champs de notre existence, et adoptons plutôt une démarche d’aventure et de conquête. C’est le seul moyen pour notre société de s’emparer des défis qui se dresseront devant elle dans le futur. » Alors, on ôte les miettes de chips de ses cheveux et on s’habille ?