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C'

est le message que j’ai envoyé à Simon en réponse à son invitation. Des années qu’on se cherchait de loin, à s’envoyer des petits mots espacés de plusieurs mois parfois. « Je veux te voir », « Je veux te revoir », «Je veux te savoir». Des invitations qui me remplissaient de frissons et que je laissais sans réponse, terrifiée. Parce ce que j’oublie de mentionner que je suis mariée depuis 13 ans avec Thomas. Et que Thomas est le meilleur des hommes, le plus intègre, le plus généreux, le plus droit. Je ne tromperai jamais Thomas, je ne quitterai jamais Thomas, j’aime Thomas pour tout ce qu’il est et lui causer du chagrin me serait insupportable.

Mais Simon était là, dans l’ombre de mes fantasmes depuis notre rencontre. C’était il y a une dizaine d’années, on était encore jeunes mariés Thomas et moi. On passait le weekend chez des potes de collègues de cousins de copains — et Simon a rejoint la petite bande qui s’était formée autour d’un barbecue dominical. Un grand type, presque géant, musclé, imposant, l’air méchant, avec des points de suture à l’arcade (une bagarre, la veille, dans un bar, nous expliquera-t-il). Avec des yeux clairs comme de l’eau, plein de sensibilité, pour peu qu’on ose y plonger. J’ai un abord similaire bien que je sois une brindille : les gens s’imaginent que je suis quelqu’un de glacial, d’impulsif, de tranchant alors que je suis faite de bois tendre. On a instantanément cliqué. Rien d’ambigu, mais un feeling incroyable. On s’est suivi sur les réseaux sociaux (c’est comme ça qu’on faisait il y a une décennie, on rencontrait les gens dans la vie et on les « demandait en amis ») et on a gardé un contact sporadique, banal. On s’est revus l’été d’après dans des circonstances similaires. Mon cœur a bondi de joie, on a fait bande à part durant tout l’après-midi et on s’est raconté des bouts de notre vie. Puis plus rien pendant plusieurs années jusqu’à ce qu’un midi, en sortant du bureau pour déjeuner avec des clientes, je le vois marcher sur le trottoir d’en face. Le temps s’est arrêté de mon côté de la rue, les oiseaux ont cessé de voler, tout s’est figé. Nos visages ont marqué la surprise, j’ai fait un signe de la main et j’ai levé les épaules comme pour dire « pas maintenant, tant pis ». 20 mètres nous séparaient l’un de l’autre et on n’a rien fait, ni moi ni lui, même pas une course au ralenti. C’était tragique et poétique. C’est là que j’ai su... Les personnes qui m’accompagnaient ont eu l’air étonnées que je connaisse un gars ressemblant à un hooligan de la taille d’un bâtisseur de cathédrales. On a fait comme si ça n’avait pas existé et on s’est à nouveau oubliés. Plus tard encore, pendant le covid, on a recommencé à s’écrire, à s’inquiéter de l’état du monde, à échanger nos visions de la vie et de la survie. Et les « il faut qu’on arrive à se voir » sont devenus plus réguliers, plus nécessaires, plus évidents. Jusqu’au dernier, il y a quelques mois. J’avais rêvé de lui. Un rêve au cours duquel j’avais presque pu sentir sa peau et ses mains. Je m’étais accrochée à son cou comme un animal. rien d’étonnant à ce qu’on s’accorde des moments comme ça sans s’interroger ni se soupçonner de « mauvaises » intentions. On a fixé une date et un lieu avec Simon : un vieux chalet dans les bois. Je suis arrivée avant lui, j’ai allumé un feu sur la terrasse, ouvert deux transats bien éloignés l’un de l’autre et mis des bières au frais. Je portais une combi kaki austère et difficile à enfiler et à enlever. Mon interprétation consciente de la ceinture de chasteté. Je l’ai entendu marcher dans le sentier, je l’ai trouvé beau et grand, encore plus puissant qu’avant. On a échangé des banalités, on a bu trop vite, on s’est affalé dans nos transats en crevant de chaud devant le feu. On a « ouvert nos ventres » et leur contenu pour se mettre symboliquement à nu, on a listé nos cicatrices, on s’est tenu la main, de loin puis de près. On s’est saisi les bras et les épaules, on a pleuré. On a écouté nos cœurs battre à tour de rôle, entortillé nos jambes et emmêlé nos doigts comme dans un combat. On a respiré fort, bruyamment, on a enfui notre visage dans le cou de l’autre.

Je m’étais réveillée troublée et haletante. Je lui ai envoyé un message : « J’ai rêvé de toi et de la nuit. » Il a compris. J’ai su que cette fois, je ne me défilerais pas. Dans la balance de ma conscience, l’absolu engagement de ne pas tromper Thomas affrontait la nécessité de faire quelque chose de bon, de fort et de tonitruant pour moi. Alors, on a composé quelque chose qui ressemblait à une solution raisonnable : une nuit entière pour lui et moi au prétexte de se dire ce qu’on ne le dira jamais à personne d’autre. Un moment hors du temps pour lier nos âmes sœurs, se donner de la force, de la matière vraie pour panser nos plaies et continuer à avancer. Je serais son pansement et il serait le mien, dans un temps donné, limité, condensé. Pas de sordide, pas de contact physique, pas de baiser. Juste nos présences et nos voix. Une torture en soi, mais ça, je l’ignorais tandis que je traçais les limites de l’acceptable, par égard pour tout ce qui tenait bon jusque-là dans ma vie.

J’ai prévenu Thomas sans tout à fait mentir : je passerais un week-end de repos seule dans les Ardennes, dont une soirée avec un vieil ami pour boire des coups et refaire le monde. Vu qu’on voyage tous les deux beaucoup pour nos boulots, il n’y a

Debout, assis, couché, collés au sol et aux murs, se serrant jusqu’à manquer d’air. On a éclairé la nuit de beauté et d’intensité sans jamais trahir ce qu’on ne voulait pas trahir. On a fini par s’endormir, écarlates, épuisés, les paumes des mains usées et la trachée blessée de cris retenus. On s’est réveillés pour voir le jour se lever, effondrés et reconnaissants. À 8h, il est parti, me laissant seule dans les lieux pour la fin du weekend. Je suis restée la joue collée à la fenêtre pendant plusieurs heures, passant du rire aux larmes comme une folle, écrasée de douleur et de manque. On s’était promis de ne plus se parler après ça, mais j’attendais qu’il revienne, qu’il me rejoigne, qu’on prolonge un peu, qu’on devienne fous et qu’on brûle tout. Ça n’est pas arrivé. Je suis rentrée chez moi le lendemain, aphone, grelottante. J’ai passé la semaine suivante entre bains chauds et lit, secouée d’images de nous deux dès que je fermais les yeux. Et le silence. Mais je suis renforcée, cette parenthèse a ouvert en moi des univers entiers de puissance et de sensualité. J’aime encore plus Thomas maintenant que Simon a réveillé mon animal intérieur, mais j’ignore combien de temps encore je pourrai rester éloignée de cette intensité. Il y a trois jours, après cinq mois de silence pesant, je lui ai envoyé un message : « Donne-moi une date et une heure. »

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