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INTERVIEW Rachel Fleminger Hudson, artiste sous tension
Rachel Fleminger Hudson, artiste sous tension
Rachel Fleminger Hudson, dernière lauréate en date du prix Dior Art of Color, travaille sur la ligne de faille, toujours en tension entre esthétique et contenu, performance et authenticité, humour et émotion… Une danse de contradiction qui explose de beauté.
Par Galia Loupan
Quand j’étais plus jeune, je travaillais dans un pub à foot. J’y voyais les hommes désespérés, dévastés parce que leur équipe venait de perdre, et ils exprimaient cette émotion par la violence. Dans la confrontation au féminin, il y a une conscience de ne pouvoir être agressive que jusqu’à un certain point. C’est la même chose avec les émotions, on ne s’autorise à les montrer que jusqu’à un certain point. Nous les femmes, nous devons toujours maîtriser nos émotions, faire attention à ce qu’elles n’affectent pas les autres.
Je suis influencée par Iain S P Reid. C’était un photographe de rue inconnu, qui aimait photographier les fans de football. Les photographes m’inspirent surtout pour leurs costumes et leurs décors, pas tellement pour la façon dont l’image est prise. Ce serait trop factice de leur voler leur réaction au lieu d’exprimer la mienne.
Votre travail a quelque chose qui rappelle la peinture, on y voir des échos de Hans Holbein, d’Otto Dix ou de Georges de La Tour…
C’est drôle. Ce ne sont pas des in uences directes, pas du tout, mais je pense que j’ai grandi entourée de tellement d’art que cette imagerie classique a construit la façon dont je pose mon regard. Mon père était critique d’art, et quand j’étais enfant, par exemple, il a écrit un livre sur Le Titien, et pendant trois ans, toutes nos vacances étaient consacrées à aller voir ses œuvres. L’art fait tellement partie de mon expérience de vie, que cela transparaît assez naturellement. C’est d’ailleurs quelque chose avec lequel je me bats, car quand je prends des photos, j’essaye consciemment de ne pas aller vers ce qui me semble instinctivement beau, mais j’échoue à chaque fois. Cela m’est très facile de faire de belles photos, parce que je trouve de la beauté partout. C’est pourquoi je veux faire des images qui ont quelque chose de di cile. Mais au final, je prends toujours de jolies petites photos (rire). On me dit aussi que ma façon de travailler les couleurs fait très peinture, ce qui n’est pas mon intention une fois de plus, mais bon…
Parlons-en, vous êtes lauréate du prix Art Of Color, comment travaillez-vous la couleur?
Toutes les couleurs sont d’origine, au sens où je n’ajoute jamais de couleur qui ne soit pas déjà là. Mais je fais ressortir les couleurs qui sont présentes. J’essaye toujours de voir jusqu’où je peux aller pour révéler des choses. Souvent, je commence par la peau, pour voir jusqu’à quel point je peux faire ressortir les détails. En faisant ça, je fais émerger toutes sortes de choses alentour, dans la lumière surtout, cela fait apparaître des halos autour des personnages. Ce qui horrifie mes professeurs, mais moi j’adore (rires). • • •
Qui sont vos infl uences, si ce ne sont pas les grands peintres ?
Je suis surtout in uencée par la photo et le cinéma des années 1960-1970. Les cinéastes qui comptent sans doute le plus pour moi, même si j’en oublie forcément, sont Ken Russel, Ingmar Bergman, Rainer Werner Fassbinder et Roman Polanski, bien que je sois vraiment mal à l’aise par rapport à ce dernier. Il y a aussi les Giallos ou les films d’horreur de la Hammer, mais pas pour leur côté gothique. On y voit d’incroyables portraits de gens ordinaires, des personnages qui n’ont aucune importance dans le scénario, mais qui apportent des réactions absolument géniales. Sinon, j’aime les photographes qui représentent le réel, mais cela m’intéresse en ce que ces photos ont de faux, comme des cartes postales hyperréalistes. Il y a vraiment quelque chose d’intéressant là-dedans à mes yeux.
Vous êtes toujours dans cette tension entre authenticité et performance…
Je suis à fond dans les études culturelles, la théorie. J’ai vraiment du mal avec l’authenticité du processus de fabrication des images, surtout dans un contexte de mode. Avant, j’avais le sentiment de faire des images post-modernes, issues d’autres images, et nalement dénuées de sens. Faire des images dans une intention purement esthétique ne m’intéressait pas. Mais à présent je commence à voir en quoi l’authenticité apparaît au niveau matériel. J’ai une énorme collection de vêtements 70’s, dont je me sers pour construire les personnages. Les personnages ne sont pas authentiques, dans la mesure où ils sont recréés, mais ils le sont pourtant à travers l’expérience live qui se produit sur le moment : les personnes que je photographie portent de vrais vêtements, ils vivent l’expérience d’une réalité performative. Pendant la performance, les choses sont à la fois réelles et fausses. Mais j’ai aussi eu beaucoup de mal avec l’industrie de la mode, pendant longtemps, surtout à cause de son impact négatif sur l’environnement. Mais depuis que j’envisage la mode sous l’angle du costume, j’en viens à la respecter de plus en plus. Je considère que
Pour moi, les femmes expriment le défi, l’antagonisme, en même temps une dualité, celle de l’émotion. C’est comme ça que je me vois, et que je vois les autres femmes, et c’est ce que j’essaye de montrer. Pour moi, c ‘est ce qui ressort des personnages. Et puis, explorer les modèles, qui ils sont, l’aspect collaboratif de la fabrication des images.
J’essaye toujours de faire des images sans faire référence à l’imagerie classique, de m’éloigner de la longue histoire de la beauté, de rejeter ce que qui attire naturellement l’œil, ce que l’œil aime regarder. Et pourtant c’est toujours ce que je finis par faire. Ce qui est une bonne chose : les belles photos, c’est important.
Cette image fait partie d’une œuvre à trois niveaux. Le shoot photo, qui a été filmé, et sur lequel une musique a été composée. C’était une expérience incroyable, parce que nous n’avions rien planifié à l’avance. J’ai senti ce narratif émerger très vite, simplement en réagissant à la situation.
CRÉER UN PERSONNAGE
Ce qui m’a avant tout touché dans le travail de Rachel Fleminger Hudson, c’est son intérêt pour les habits, la coiffure et plus généralement son souci du détail pour créer un personnage. Ses images me plongent dans le passé et me racontent des histoires. J’ai aimé son observation de la mode des temps passés. Selon moi, elle fait un travail photographique « global » avec un sens de la mise en scène qui m’a tout de suite plu. Il y a aussi un aspect ludique qui m’a attiré. Le regard photographique que la jeune génération porte sur le monde me donne totalement espoir dans l’avenir artistique. L’artiste est chargé de proposer un regard inédit et ceux que j’ai découverts parmi les portfolios me sont apparus particulièrement affûtés. Pour moi, la photographie s’inscrit dans la communication, elle est un canal pour transmettre des idées clés, elle est une façon d’anticiper l’avenir et je vois que la nouvelle génération sait interroger son rapport au monde.
AU-DELÀ DES CLICHÉS
Rachel Fleminger Hudson, lauréate du the Prix Dior 2022, est une voix nouvelle et originale dans le domaine de la photographie. Elle équilibre avec style et grâce le point de vue de sa génération, à travers une interprétation subtile et éclectique du passé. A travers une esthétique de la mise en scène théâtrale autant que cinématographique, elle joue à des jeux intelligents avec les visages d’aujourd’hui d’une façon qui évoque mais dépasse les clichés et les images stéréotypées.
Simon Baker, Directeur de la Maison Européenne de la Photographie mon travail est basé autant sur le costume que sur la prise de vue. Pour moi c’est même l’étape la plus importante du processus ! Rechercher, construire une identité à travers l’interaction avec les vêtements, tout cela me fait comprendre comment je pourrais me trouver une place dans cette industrie. Mais ça reste compliqué.
Pour vous, quel est le rapport entre la réalité physique et la réalité virtuelle ?
D’une certaine manière, mon travail est en réaction contre l’irréalité de l’art digital, puisque je travaille sur des expériences, le fait d’être physiquement présente. Je viens de faire un lm entièrement basé sur un processus incarné, matériel, quelque chose de vrai et de physique. Mais en tournant le lm, je pensais aussi à l’espace virtuel, à ce que les gens vont devenir quand la moitié de leur esprit sera déconnectée du réel, et n’existera plus que dans l’hyperréalité virtuelle. Un espace irréel qui pourtant existe vraiment. Mais en dé nitive, nous sommes tous réels, et nous sommes tous présents. D’où mon idée du « face -à-face » : nous interagissons toujours physiquement, bien que nous ayons également cette expérience virtuelle. Et même si les photos ou les vidéos sont montrées dans un contexte virtuel, elles représentent des choses réelles.
Et vous, comment apparaissez-vous dans vos images ?
Aujourd’hui, tout le monde est supposé se définir. Je suis quelqu’un de très curieux. Je trouve les autres humains déroutants, déstabilisants. J’essaye sans arrêt de les comprendre, et je n’y arrive pas. J’essaye aussi toujours d’être drôle, et quand j’ai ni mes images, elles sont complètement du côté de l’émotion. Qu’est-ce que cela dit de moi ? (rire) C’est assez révélateur, parce que je trouve le monde très beau, insoutenablement émouvant. Souvent, je voudrais ne pas trouver tout si beau, c’est trop, cela me submerge. Et je ne veux pas dire beau dans un sens esthétique, mais le monde est tout simplement beaucoup trop incroyable. Et ce processus de faire des tentatives d’humour pour nir dans l’émotion pure, c’est une des clefs de mon rapport aux autres.