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SOCIÉTÉ Elles élèvent l’enfant d’une autre

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HOROSCOPE

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Elles élèvent l’enfant d’une autre

« Rachel a 40 ans, pas d’enfant. Elle aime sa vie : ses élèves du lycée, ses amis, ses ex, ses cours de guitare. En tombant amoureuse d’Ali, elle s’attache à Leila, la lle de 4 ans de celui-ci. Elle la borde, la soigne, et l’aime comme la sienne. Mais aimer les enfants des autres, c’est un risque à prendre. » Le pitch du nouveau film de Rebecca Zlotowski, Les enfants des autres, résume une histoire somme toute banale. En France, en 2019, 800 000 beaux-parents, dont 212 000 belles-mères (2), habitaient avec des enfants que leurs conjoints avaient eus avant leur union. Combien d’entre elles, comme Rachel – excellente Virginie Efira –, prennent le risque de nouer un lien intime avec un ou des enfants, une semaine sur deux, parfois de longues années avant de devoir s’e acer une fois C’est la situation dans laquelle se trouvent des milliers de “belles-mères” en France, qui doivent trouver leur place aux côtés des enfants que leur compagnon a eus avec une autre femme. Un statut orphelin de représentations que le nouveau film de Rebecca Zlotowski (1) met en lumière, rendu plus complexe encore en cas de séparation. Le point sur cette relation particulière avec la réalisatrice, deux spécialistes et nos témoins.

Par Catherine Durand Illustration Hina Hundt

la relation amoureuse avec leur père nie ? Leur histoire, digne d’être racontée, l’est peu, explique la réalisatrice : « Pas même vraiment nommée. Car le lien qui peut nous unir aux enfants d’un autre, homme aimé dont on partage la vie et donc la famille, m’a semblé non seulement ne pas posséder de nom (on parle de maternité, de paternité, pas de belle-maternité, de belle-paternité), mais aussi être orphelin de représentation. » Éléonore, 55 ans, attachée territoriale, a longtemps cherché comment se nommer quand, pour rire, elle appelait Esther, la fille de son compagnon, Cendrillon, laquelle l’avait à son tour baptisée « marâtre ».« J’ai cherché de la littérature sur ce sujet, il n’y avait rien. Ou alors ce n’était jamais positif, la belle-mère était une marâtre. Aucun modèle, aucune identi cation possible. Aucune clé de lecture. Les femmes n’osent pas en parler car c’est une relation complexe, mêlant jalousie (l’enfant te vole l’amour de ton mec), culpabilité et, en même temps, instinct de protection. Tu t’attaches à ce petit être sans défense. » Esther a déboulé dans sa vie à 18 mois, alors que ses parents se disputaient sa garde. « Elle n’allait pas bien et Stéphane, son père, ne s’en occupait pas. À 28 ans, sans enfant, j’ai pris très au sérieux mon rôle d’éducatrice un week-end sur deux et toutes mes vacances. Je me suis attachée à cette petite fille futée et affectueuse mais je voyais bien qu’elle attendait de retrouver sa mère. » Quatre ans plus tard, Éléonore met au monde Madeleine, Esther est ravie et cela apaise les tensions : « J’étais maman, notre lien est devenu plus simple. Je n’étais plus seulement la compagne de son père, mais aussi la mère de sa sœur et elle, la sœur de ma fille, elle appartenait désormais à ma famille. » Pourtant, après dix ans d’a ection réciproque, Esther coupe les ponts avec son père. Éléonore ne l’a plus revue, même après sa séparation avec Stéphane. « J’ai de ses nouvelles par Madeleine, je pense à elle comme à une enfant partie vivre à l’étranger. J’ai de la tendresse pour elle. Et de la peine aussi. Plus jamais, je ne revivrai ça, plus jamais avec un homme, père de famille. »

DANS SON CABINET, LA THÉRAPEUTE AnneLaure Buffet (3) reçoit ces femmes en souffrance. « C’est rare que l’on évoque l’importance que la belle-mère peut prendre dans la vie de l’enfant et l’enfant dans la sienne, et puis le “deuil” auquel ils ne sont pas préparés lors d’une nouvelle • • •

• • • séparation. J’ai une patiente divorcée dont l’ex-mari a si bien instrumentalisé leurs deux enfants qu’elle ne les voit plus et qui a transféré sonamour sur ses beaux-enfants. Mais séparée de son nouveau compagnon, elle n’a aujourd’hui plus de contact ni avec ses enfants biologiques ni avec ses beaux-enfants. C’est un double deuil. » Et si entrer et faire sa place dans la vie d’une famille n’est pas facile, en sortir ne l’est pas plus. « Une autre patiente divorcée, puis en couple plusieurs années avec un père de deux garçons, a mis un an à le quitter tellement elle s’était attachée à ses ls », reprend la thérapeute. Delphine, 50 ans, peut l’exprimer aujourd’hui : accueillir et choyer l’enfant d’une autre sans contrepartie et n’avoir, au nal, aucune voix au chapitre quant à son avenir, a pesé dans sa séparation avec l’homme qu’elle aimait. « Le soir même de notre rencontre, Christophe m’a parlé de Miki, sa fille restée au Japon. Étudiant, il avait 20 ans quand Miyako, 17 ans, est tombée enceinte, il a dû l’épouser. Elle ne s’est pas plu en France et, repartie au Japon, elle a confié sa fille à sa grand-mère. » Delphine convainc Christophe de la récupérer. « Miyako l’a ramenée à Paris et, après avoir squatté notre salon quelque temps, elle a claqué la porte, on ne l’a plus revue pendant quatre ans. » Miki n’a alors que 3 ans et, pour elle, Delphine l’a volée à sa mère. « Christophe poursuivait ses recherches en Suisse. À 25 ans, je me suis retrouvée seule avec Miki. Je me suis sentie responsable de cette petite fille qui a dû apprendre une autre langue et se glisser dans une autre culture. Je me suis attachée à elle malgré tout, on a vécu de beaux moments. » Puis Delphine a un fils, Raphaël, que Miki pouponne. Cela adoucit leur relation jusqu’à ce que Miyako réapparaisse. Elle veut divorcer pour refaire sa vie avec un homme qui ignorait jusqu’alors l’existence de Miki. « Christophe lui a proposé une pension alimentaire si elle acceptait de reprendre Miki, trop heureuse de retrouver sa mère. Et moi ? Eh bien, je n’ai pas eu mon mot à dire. Je n’avais aucune légitimité. Rien. » Rien sauf le chagrin. « Aujourd’hui, la loi s’étant élargie, toute gure parentale peut être poursuivie en cas de maltraitance, analyse Anne-Laure Buffet. Un beau-parent peut être condamné s’il a mal agi mais dans le cas d’une rupture, le beau-parent responsable

“Une patiente divorcée, puis en couple plusieurs années avec un père de deux garçons, a mis un an à le quitter tellement elle s’était attachée à ses ls.”

Anne-Laure Buffet, thérapeute

et affectueux, lui, n’a aucun droit, c’est : “Normal, merci, au revoir !” » Dans le film de Rebecca Zlotowski, Rachel est une belle-mère, sans être mère ellemême, qui sait qu’elle ne pourra jamais réaliser son désir d’enfant. « Quand le désir de maternité n’aboutit pas, avec l’enfant de l’autre, c’est un peu tout ou rien, constate Deborah SchouhmannAntonio, thérapeute spécialiste de périnatalité (4) . Une de mes patientes, en couple avec un homme déjà père, a une détestation de ses enfants, non pas qu’ils soient désagréables mais ils lui renvoient l’idée que cet homme a eu une famille avant elle. Avec moi, ça ne marche pas, se dit-elle. À l’inverse, d’autres vont créer un lien très particulier, ces femmes vont transmettre autre chose, comme dans le cas d’une adoption ou d’un don d’ovocytes. La maternité va bien au-delà du fait de porter un enfant. À condition que la nouvelle compagne du père ne se positionne pas comme la mère, une relation émotionnelle et a ective se crée, c’est un complément. »

MATHILDE, 52 ANS, ÉDITRICE, N’A JAMAIS EU

D’ENFANT et n’en souffre pas : Gaspard, 17 ans, su t à son bonheur. Elle a tout quitté, la France et son métier, pour rejoindre Paul, un amour de jeunesse retrouvé vingt ans plus tard en Colombie. Le ls de celui-ci, Gaspard, a 4 ans quand elle le rencontre. « J’étais tellement ippée que je me suis cachée dans le dressing. Moi, à 4 ans, j’aurais pas aimé que mon père me présente une nouvelle nana. » Très vite une complicité très forte naît entre eux, avec la bénédiction de la mère colombienne qui la considère comme une « deuxième maman ». Après dix ans de vie commune, Mathilde est rentrée en France. Le Covid les aura séparés deux ans, Gaspard l’a rejointe cet été pour les vacances. « Il m’a énormément manqué. Je me vois comme une tante, c’est la meilleure dé nition. L’amour n’a rien à voir avec les liens du sang, Gaspard sera toujours dans ma vie. » Nos deux thérapeutes, sans se consulter, nous ont cité le même proverbe africain : « Il faut tout un village pour élever un enfant. » Une vision bien éloignée de notre conception occidentale de la famille, très nucléaire. « Ailleurs, comme en Colombie, la famille élargie participe à l’éducation d’un enfant, analyse AnneLaure Bu et. Il faut trouver un juste équilibre en sachant quelle place le père et la mère vont laisser à la belle-mère. L’intérêt de l’enfant est d’aller bien, on ne peut l’obliger à aimer une nouvelle femme ni l’encourager non plus à ne pas l’aimer. Il faut laisser les enfants s’inventer une relation. Et lors de la rupture, leur laisser le droit à la peine. On réagit trop en tant qu’être humain blessé et pas assez en tant que parent. On ne se questionne pas assez sur l’intérêt de nos enfants. » Rebecca Zlotowski, qui a découvert lors de la préparation du tournage qu’elle attendait son premier enfant, dit avoir voulu faire, avec Les enfants des autres, un lm qui lui avait manqué. À nous aussi.

1. Les enfants des autres, avec Virginie Efira, Antonia Buresi… En salle le 21 septembre. 2. Source: Insee, enquête annuelle de recensement 2019. 3. Auteure de Les mères qui blessent, éd. Eyrolles. 4. Auteure d’Infertilité: mon guide vers l’espoir, éd. Jouvence.

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