"Mots cherchent histoires à raconter", d'Astrid Yener-Uldry

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Astrid Yener-Uldry

MOTS CHERCHENT HISTOIRES À RACONTER

Éditions à la Carte


Du même auteur: Les Lundis-chagrin 2012 Editions Mon Village Les Âmes-sœurs 2016 Mon Petit Editeur

Édition et mise en page: Éditions à la Carte Impression: Calligraphy.ch N° 1681 – Juin 2016 – ISBN 978-2-88924-265-8 www.editions-carte.ch


A toutes celles et tous ceux qui n’ont jamais le temps…

Les personnages de ce roman sont purement fictifs ; même s’ils ressemblent à tout le monde, ils ne sont malgré tout que le fruit de l’imagination de l’auteure. Ils ne vivent qu’au travers des pages de ce livre.


Chez moi, dans mon village, les histoires se transmettent de bouche à oreille. Nous n’avons jamais eu besoin de plume, d’encre et de papier pour raconter.

Chez moi, aujourd’hui, je ne sais plus trop bien où ça se trouve… entre ici, le pays dans lequel je vis depuis plus de quinze ans, et là-bas, le pays dans lequel j’espère pouvoir peut-être retourner un jour !

Cette histoire, Madame Amélie a commencé de l’écrire, il y a quatre ans, le jour de son arrivée. Pour moi, les lettres de l’alphabet s’obstinaient, refusaient de livrer leurs secrets, se dérobant à ma compréhension. Je n’imaginais pas qu’un jour elles accepteraient de se dévoiler et me donneraient la force de raconter. Sans Madame Amélie, je n’aurais jamais trouvé le chemin des mots. Cette histoire, notre histoire, la voilà sur le papier, terminée, alors que les mots sont devenus pour Madame Amélie des étrangers, hostiles, menaçants, vides… Cette histoire, c’est la sienne et la mienne, entrecroisées entre les mots, les signes qui ont envahi ma vie et me sont devenus familiers, quelque part entre échange, partage, dépendance, tendresse et respect. 7


Madame Amélie sourit. Elle n’a plus souri depuis des mois. Ses sourires sont autant de cadeaux pour tous ceux qui l’accompagnent aujourd’hui, cadeaux trop rares, trop précieux qui donnent un sens à notre quotidien. Ce matin, je lui ai lu les dernières pages de son texte, de mon texte. Depuis, elle sourit. Ce sourire signifie pour moi qu’elle est toujours là, à l’intérieur de ce corps corrompu par la maladie, à mes côtés malgré tout, comme elle l’a toujours été depuis le premier jour de notre rencontre. Elle est ma force, mon courage au quotidien. Des forces, Madame Amélie n’en a plus beaucoup. La petite étincelle s’étouffe, s’épuise, s’éteint, pénombre de la vie au bout du chemin. Depuis longtemps, elle ne supporte plus qu’on la touche. Une main sur son épaule lui arrache un cri de désespoir. Il lui arrive pourtant de saisir ma main et de la caresser du bout des doigts. Puis, sans bruit, sur la pointe des pieds, elle retourne dans sa bulle, en refermant doucement la porte. Alors, lorsqu’elle s’agite, lorsque l’angoisse s’empare de son corps, je brûle quelques bougies, je mets un peu de musique et je lui raconte des histoires, de bouche à oreille, comme ma grand-mère le faisait autrefois pour moi, des histoires de là-bas, de sable, de points d’eau, de magie ancestrale et Madame Amélie reprend son voyage au bout des rêves.

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Lundi 1er septembre 2008 Nous y voici. La maison est spacieuse, le jardin magnifique. La température est estivale. Je découvre ma chambre avec quelques craintes, je l’avoue et cela malgré ma détermination à me battre encore et toujours. C’est vrai qu’elle n’est pas très grande ma chambre, je le reconnais, mais la vue, depuis le balcon, est exceptionnelle. J’ai de la chance, elle donne sur le parc voisin. Je suis fascinée, depuis toute petite, par les grands arbres. Ceux-là sont impressionnants : quelques chênes magnifiques, un érable, un if. De la fenêtre, j’aperçois une multitude d’oiseaux turbulents et moqueurs. Mon installation dans cette maison ressemble à ces vacances dont j’ai longtemps rêvé ; ne rien faire, se laisser porter par le rythme des journées, ne plus avoir à cuisiner, trois fois par jour, s’asseoir à une table, dans un coin de restaurant et se laisser servir, goûter aux plats délicieux, à la compagnie délicate des autres convives, aux sourires prévenants, aux petites attentions, ne plus penser à faire son lit, balayer, récurer, mais laisser faire les autres. De vraies vacances, bien méritées ! Mais ce ne sont pas des vacances, ou alors dans un éclair de délire d’un esprit fatigué. Je ne ressortirai pas d’ici vivante. C’est une histoire de statistiques. D’ailleurs, ressortir pour aller où, pour faire quoi ? Il est temps pour moi de regarder la vérité en face. J’ai 85 ans, je suis vieille, ridée comme une pomme oubliée dans un panier, derrière la fenêtre. Je n’ai pas de famille, peu d’amies et encore toute ma tête, enfin, je crois. Mes rêves, mes projets, mes espoirs se sont adaptés aux circonstances, avec sagesse. Pas certain pour la sagesse ! Disons plutôt que j’ai fait ce que j’avais à faire, sans vraiment contrarier le destin. J’ai plié. C’était un choix de vie et celui-là a semblé me réussir depuis toutes ces années. 9


Que reste-t-il aujourd’hui, quel défi, quel combat pour survivre à tout prix ? Non, la partie est finie. La dernière étape, le dernier bout de chemin à vivre avec toutes ses angoisses, ses déprimes, ses coups du sort et, va donc savoir, ses petits bonheurs sans doute. A moi d’en faire un nouveau défi, celui de partir en beauté, dans la paix retrouvée, pourquoi pas ! Et me voilà, ce 1er septembre 2008, à défaire mes valises dans cette petite chambre qu’on a voulue bien agréable pour moi. J’ai envie de pleurer, mais ça ne servirait à rien. J’ai bien assez pleuré comme cela. Vivre en EMS (maison de retraite), moi, et pourtant ! Et puis, pourquoi pas moi en fait ? Qu’aurais-je donc de différent ? Rien. En plus, ici, nous nous ressemblons tous, nous avons en commun un petit air « vieux » qui ne nous laisse aucun espoir de voir changer les choses. Nous sommes tous vieux. J’ai quelques regrets, vestiges de mes rêves passés. Par exemple, j’ai toujours voulu voyager. Les circonstances en ont décidé autrement. Je suis restée accrochée à mon bout de lac avec vue sur le Salève. Je voulais une famille et je n’en ai eu que des morceaux, des pièces rapportées, rabibochées, raccommodées par de gros points mal ficelés et des bouts de tissus effilochés. Je voulais écrire et je n’ai pas su trouver le temps, la force, l’envie, ou la volonté pour le faire. Ecrire, c’était pourtant mon métier, les lettres, les mots, les phrases, toute une vie à enseigner le français, quel magnifique programme. Mais les mots qui racontent, qui me racontent, que sont-ils devenus ? Alors ce soir, pour fêter mon arrivée dans cette maison si jolie qui cache tant de larmes et de misères, je commence enfin, pour la première fois de ma vie, à coucher sur le papier ces mots que je n’ai jamais dits, ces mots 10


qui me hantent encore parfois, sorte de journal intime de la dernière heure, l’heure du bilan, l’heure à laquelle plus rien ne sert de se mentir... Va-t-il le rester, « intime », ce journal, ou est-ce ici chose interdite, que d’avoir des pensées, des attentes, des joies, des peines, des secrets à confier aux pages blanches de mon grand cahier ? Va-t-on me voler cette ultime liberté comme on m’a déjà volé le peu d’indépendance que j’avais durement gagné ? Posons la plume, il est temps pour moi de découvrir mes compagnons d’infortune ; rez-de-chaussée à droite après l’ascenseur, le restaurant. Au menu, cuisine thaïlandaise. Agréablement surprise, j’entreprends mon premier voyage vers l’inconnu. Surprenez-moi, Messieurs les cuisiniers. Y aurait-il encore une vie après avoir franchi le seuil de votre établissement ?

Dimanche 7 septembre 2008 Première semaine de ma nouvelle vie. Pas très drôle la vie en EMS. Des horaires, des contraintes, l’impression parfois de se retrouver en colonie de vacances, toutes ces règles à respecter, ces bouleversements sans fin, rien ne ressemble plus à rien. Et pour ma première semaine ici, un décès, ma voisine, une charmante petite dame avec qui je venais tout juste de faire connaissance. Matin suivant : « L’abonnée désirée n’est plus disponible pour personne ». Deux jours plus tard, une nouvelle résidante occupe déjà la chambre. Je réalise dans un frisson que ma chambre, elle aussi, était occupée par quelqu’un d’autre quelques jours avant mon arrivée. Ma nouvelle voisine est tout aussi charmante que la première, mais visiblement terrifiée par ce nouvel environnement. Ses enfants l’ont 11


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