Imprimé sur papier contenant 100% de fibres recyclées postconsommation.
CODE DE PRODUIT : 211121 ISBN 978-2-7617-2716-7
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EUTHYPHRON
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La collection PHILOSOPHIES VIVANTES présente des œuvres de philosophes majeurs, d’hier et d’aujourd’hui, choisies pour leur contribution à l’histoire des idées et leur pertinence pour l’approfondissement de notre réflexion sur des sujets contemporains. Dans une perspective pédagogique, les textes originaux s’accompagnent d’informations et de pistes d’analyse essentielles à leur étude. Rendre la philosophie vivante, c’est nous permettre d’amorcer un dialogue direct avec ces auteurs et, dans cet échange, de stimuler notre pensée, d’aiguiser notre esprit critique et d’enrichir notre connaissance du monde.
Précédés de
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Céline Garneau a fait des études de philosophie et de sociologie à l’Université de Montréal et a été professeure de philosophie au Collège Édouard-Montpetit de Longueuil de 1967 à 2002. Elle a également publié Gorgias dans la même collection.
APOLOGIE DE SOCRATE CRITON
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Plus qu’un compte rendu ou un récit biographique, chacun de ces textes témoigne d’une existence tout entière consacrée à la philosophie, comprise et vécue comme soin de l’âme et recherche ardente de la justice et du bien.
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Euthyphron, Apologie de Socrate et Criton sont les trois premiers dialogues de Platon, écrits peu de temps après la mort de Socrate. Euthyphron, une enquête sur l’essence de la piété, sert de préambule aux deux autres : Apologie de Socrate, qui porte sur le procès et la condamnation à mort de Socrate pour cause d’impiété, et Criton, sur les raisons justifiant son refus de s’évader.
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Pas seulement aujourd’hui mais depuis toujours, je suis de nature à me laisser persuader par rien d’autre que par la raison qui m’apparaît la mieux argumentée (Criton, 46b).
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APOLOGIE DE SOCRATE - CRITON - PRÉCÉDÉS DE EUTHYPHRON
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APOLOGIE DE SOCRATE Adaptation de la traduction de Victor Cousin (1822).
CRITON Traduction de Georges Leroux (1996).
Précédés de
EUTHYPHRON Adaptation de la traduction de Victor Cousin (1822).
P L AT O N Présentation et notes Céline Garneau
9001, boul. Louis-H.-La Fontaine, Anjou (Québec) Canada H1J 2C5 Téléphone: 514-351-6010 • Télécopieur: 514-351-3534
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Direction de l’édition Philippe Launaz Direction de la production Danielle Latendresse Direction de la coordination Rodolphe Courcy Charge de projet Réalisation graphique Les productions Faire Savoir inc.
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Sources iconographiques supplémentaires Page couverture, La mort de Socrate par Jacques Louis David (1787). Pour tous les documents mis à disposition aux conditions de la licence Creative Commons (version 3.0 et précédentes), les adresses sont les suivantes : CC-BY (Paternité) : <creativecommons.org/ licenses/by/3.0/deed.fr_CA> CC-BY-ND (Paternité - Pas de modification) : <creativecommons.org/licenses/by-nd/3.0/ deed.fr_CA> CC-BY-SA (Paternité - Partage des conditions initiales à l’identique) : <creativecommons.org/ licenses/by-sa/3.0/deed.fr_CA>
La Loi sur le droit d’auteur interdit la reproduction d’œuvres sans l’autorisation des titulaires des droits. Or, la photocopie non autorisée – le photocopillage – a pris une ampleur telle que l’édition d’œuvres nouvelles est mise en péril. Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, du présent ouvrage est interdite sans l’autorisation écrite de l’Éditeur.
Les Éditions CEC inc. remercient le gouvernement du Québec de l’aide financière accordée à l’édition de cet ouvrage par l’entremise du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres, administré par la SODEC. Apologie de Socrate. Criton. Précédés de Euthyphron © 2009, Les Éditions CEC inc. 9001, boul. Louis-H.-La Fontaine Anjou (Québec) H1J 2C5 Tous droits réservés. Il est interdit de reproduire, d’adapter ou de traduire l’ensemble ou toute partie de cet ouvrage sans l’autorisation écrite du propriétaire du copyright. Dépôt légal : 2009 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada Imprimé sur papier contenant 100 % de fibres recyclées postconsommation. ISBN : 978-2-7617-2716-7 Imprimé au Canada 1 2 3 4 5 13 12 11 10 09
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Titres déjà parus dans la collection P H I L O S O P H I E S V I VA N T E S Aristote – Éthique à Nicomaque Darwin – La descendance de l’homme et la sélection sexuelle Descartes – Discours de la méthode Hobbes – Léviathan Jonas – Le principe responsabilité Kant – Essai philosophique sur la paix perpétuelle Les stoïciens et Épicure – L’art de vivre Machiavel – Le Prince Marx – Manifeste. Manuscrits de 1844 Nietzsche – Penseur intempestif Platon – Apologie de Socrate. Criton. Précédés de Euthyphron Platon – Gorgias Platon – Hippias Majeur Platon – Le Banquet Platon – Ménon Rousseau – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes Consultez la liste à jour des titres de la collection sur notre site Internet à l’adresse
www.editionscec.com
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REMERCIEMENTS Je tiens à remercier Philippe Launaz pour ses encouragements et pour le soin minutieux et constant qu’il a apporté à la réalisation du présent ouvrage. Je remercie également Eliane Bélanger dont la compétence professionnelle et les conseils pratiques m’ont été souvent d’un grand secours.
Céline Garneau
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TABLE DES MATIÈRES AVANT-PROPOS
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PLATON : ÉLÉMENTS DE BIOGRAPHIE Le contenu des dialogues : histoire ou fiction ?
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LES PERSONNAGES D’EUTHYPHRON, DE L’APOLOGIE ET DE CRITON Euthyphron Socrate Mélétos Criton
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REPÈRES HISTORIQUES ET CULTURELS
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LE CONTEXTE POLITIQUE ET CULTUREL Athènes : la reconstruction après la défaite La religion au cœur de la cité Entre croyances et pratiques : l’influence des physiciens et des sophistes
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LES THÈMES DANS EUTHYPHRON, L’APOLOGIE ET CRITON La méthode socratique : la réfutation et sa signification La piété : une essence introuvable ? L’oracle de Delphes et sa signification selon Socrate
31 32 34 37 39 40 40 41
Une mission d’origine divine
L’obéissance aux lois en débat Les arguments de Criton Et la réponse de Socrate
27
RÉSONANCE ACTUELLE Penser ce que nous faisons Pensée inactuelle : prendre soin de son âme
43 43 45
PISTES DE RÉFLEXION
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EUTHYPHRON OU DE LA SAINTETÉ Prologue L’objet de la poursuite d’Euthyphron Socrate se met à l’école d’Euthyphron, expert en piété
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Table des matières
Première définition : est pieux ce que je fais - poursuivre l’auteur d’une injustice Deuxième définition: est pieux ce qui plaît aux dieux Examen de cette définition
Une rectification est apportée à la définition Intermède Détour. La piété : une partie de la justice ou l’inverse Troisième essai de définition : la piété concerne les soins dus aux dieux Quatrième et dernier essai : la piété est la science des prières et sacrifices dus aux dieux APOLOGIE DE SOCRATE Exorde Premier discours : Socrate expose son plan de défense La réfutation des accusations anciennes Il n’entend rien aux recherches physiques Il n’a jamais réclamé de salaire L’origine de sa mission : l’oracle de Delphes
Les enquêtes qui s’ensuivent Auprès des politiques Auprès des poètes Auprès des gens de métier
Les conséquences de ces enquêtes La réfutation des accusations récentes : interrogatoire de Mélétos Sur l’accusation de corruption de la jeunesse Sur l’accusation d’athéisme
Deuxième discours : Socrate expose la nature et le sens de sa mission Il ne s’est jamais mêlé de politique Il n’a jamais été le maître de personne
La conclusion du plaidoyer en forme de péroraison Les peines de substitution proposées Troisième discours : adresse aux juges qui l’ont condamné Un entretien avec ceux qui l’ont innocenté
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Table des matières
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CRITON Prologue Criton propose à Socrate de s’évader Réponse de Socrate et les raisons de son refus Dialogue de Socrate avec les lois d’Athènes Prosopopée des lois Épilogue
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DIEUX ET PERSONNAGES HISTORIQUES
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BIBLIOGRAPHIE
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Le Parthénon à Athènes.
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Nul n’a que sa mesure. HÖLDERLIN, Hymnes.
AVANT-PROPOS Les trois œuvres ici regroupées, auxquelles on doit ajouter Phédon, constituent, selon une très ancienne classification des œuvres de Platon par un certain Thrasylle, savant grec du 1er siècle, la première tétralogie, celle se rapportant au procès et à la mort de Socrate. Des contraintes d’espace, mais surtout des raisons liées au statut de l’œuvre, nous ont conduit à exclure Phédon de la présente publication. En effet, alors qu’Euthyphron, l’Apologie et Criton sont considérés comme faisant partie des œuvres dites de jeunesse de Platon, et donc, très proches des faits dont il y est question et surtout de la pensée du Socrate historique, Phédon est une œuvre de la maturité, dans laquelle se déploie une pensée hautement métaphysique sur le thème de l’immortalité de l’âme, question plus platonicienne que socratique et qui, d’une certaine manière, peut être détachée de la situation particulière dans laquelle se trouve Socrate : dans sa prison avec quelques amis, quelques heures avant de boire la ciguë qui entraînera sa mort. Nous laisserons aux spécialistes le soin d’établir la chronologie rigoureuse de ces trois dialogues. Ceux-ci s’entendent cependant pour considérer que l’Apologie aurait été la première œuvre rédigée par Platon, suivie de près de Criton et enfin d’Euthyphron dans les années qui ont suivi la mort de Socrate et avant le premier voyage en Sicile en ~3881 ou ~387. Quoi qu’il en soit, c’est l’unité de contenu et des thèmes que dévoilent ces trois dialogues qui doit retenir l’attention et nourrir la réflexion. Nous reviendrons plus loin sur la question de leur fidélité historique aux évènements rapportés. 1
Le tilde (~) placé avant les dates désigne lʼépoque avant lʼère chrétienne.
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Buste de Platon en marbre. Copie romaine dʼun original grec du ~4e siècle, Musée Pio-Clementino, Vatican, Rome.
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PLATON : ÉLÉMENTS DE BIOGRAPHIE Les plus anciennes indications biographiques sur Platon sont celles d’Apulée au 2e siècle et surtout, les plus connues, celles de Diogène Laërce dans Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, œuvre écrite au 3e siècle. Ces biographies font toujours une large place à la légende et n’ont rien à voir avec les exigences d’exactitude et de rigueur que nous attendons aujourd’hui d’une biographie. De plus, pour ne rien arranger, Platon ne parle à peu près jamais de lui dans son œuvre. Les renseignements concernant son origine et ses ascendants sont donc à prendre avec circonspection.
Solon, l’un des Sept Sages de la Grèce antique, enseignant à ses élèves. Miniature de al-Mubashshir, Le choix des meilleures sentences (13e siècle), Musée Topkapi Sarayi, Istanbul.
Platon naquit en ~428 ou ~427, peu de temps après la mort de Périclès* (v.~495 à ~429). Il était issu de l’une des plus nobles familles d’Athènes ; on le dit descendant, du côté paternel, de Codrus (~9e siè* Lʼastérisque
placé à la suite dʼun nom renvoie au lexique des dieux et personnages historiques qui se trouve en fin dʼouvrage.
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cle), dernier roi d’Athènes et, ce qui est plus attesté, du côté maternel, de Solon (v.~640 à v.~558), premier législateur d’Athènes dont les réformes ouvrirent la voie à la démocratie. Rappelons que Solon était l’un des Sept Sages, nom donné à un groupe d’hommes politiques, législateurs et philosophes des ~6e siècle et ~5e siècle réputés pour leur sagesse pratique et la profondeur de leur maximes. Les plus connus sont Thalès, Bias et Pittacos. Le nombre 7 était, dans l’Antiquité, considéré comme le nombre de la sagesse et de la connaissance ; il allait donc de soi que les Sages soient au nombre de sept. La liste en aurait été établie par les prêtres de Delphes sur indication de l’oracle. Platon était également apparenté à Critias (~450 à ~404) et à Charmide (deux dialogues de Platon portent leur nom en titre) qui comptèrent parmi les Trente Tyrans qui exercèrent le pouvoir pendant quelques mois en ~404. C’est dire qu’il était, par sa naissance, prédestiné à jouer un rôle politique actif dans la cité. Très jeune, il fut aussi attiré par la poésie à laquelle il s’adonna, et on lui prête également la composition de tragédies. La facture de ses dialogues confirme, d’ailleurs, ses talents de poète et de dramaturge. L’évènement déterminant de sa vie fut, à 20 ans, sa rencontre avec Socrate, qui en avait plus de 60, et dont il devint le plus fidèle disciple jusqu’à la mort de ce dernier, soit pendant huit ans. Il abandonna alors son activité littéraire ; on dit même qu’il renonça à participer au concours de tragédies et qu’il brûla les siennes. L’injuste et scandaleuse condamnation à mort de Socrate en ~399 ouvrit en son âme une blessure qui ne se referma jamais et elle n’est certainement pas étrangère à la sévère attitude critique qui fut la sienne envers la démocratie. Après la mort de Socrate, Platon quitta Athènes et entreprit une série de grands voyages qui le menèrent à Mégare où il rencontra le mathématicien Euclide, en Égypte, dans le sud de l’Italie où il fréquenta les disciples de Pythagore* (v.~580 à v.~500). Il se rendit ensuite à trois reprises en Sicile (~387, ~367, ~361) auprès du tyran Denys de Syracuse et plus tard de son fils, lesquels avaient sollicité sa présence comme conseiller. L’expérience auprès du père et du fils, chaque fois, tourna mal : Platon échoua lamentablement dans ses efforts pour rallier ses hôtes à ses idées philosophiques et politiques.
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Éléments de biographie
L’Académie de Platon. Mosaïque de la maison de T. Siminius Stephanus à Pompéi (1er siècle).
En ~387, de retour de son premier voyage en Sicile, il fonda l’Académie (du nom des jardins d’Akadémos, à la périphérie d’Athènes où il l’installa), qui fut la première grande école de philosophie, mais aussi de biologie, de mathématiques et d’astronomie. Au fronton de l’édifice, on pouvait lire l’inscription : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre. » Le programme en était conçu pour dispenser la formation aux futurs gouvernants et législateurs. Platon y enseigna jusqu’à sa mort en ~348 ou ~347 et y écrivit sans doute la plus grande partie de son œuvre, activité qui n’a été interrompue que par ses deux autres séjours en Sicile. Platon ayant abandonné son rêve de jeunesse de devenir lui-même un dirigeant politique se sera consacré à la tâche d’éducateur des futurs dirigeants. Cette tâche fut l’affaire de sa vie. Notons que l’Académie perdura pendant près de mille ans, soit jusqu’en 529 de notre ère. Platon est contemporain de la plus grande crise que connut la très démocratique Athènes. Cette crise a été engendrée, puis lourdement aggravée, par la guerre du Péloponnèse, qui a duré près de trente ans (de ~431 à ~404), a opposé Athènes à Spartes et leurs alliés respectifs et s’est terminée par la reddition d’Athènes. Crise politique, comme
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Criton
nous le verrons plus tard, avec la faillite de la démocratie et des institutions athéniennes, mais aussi crise des valeurs et crise morale, dont le point culminant pour Platon fut la condamnation de Socrate. Comment « le plus juste des hommes » peut-il être ainsi condamné par sa propre cité ? Que la justice puisse être aussi outrageusement bafouée sera, pour Platon, le révélateur d’un mal plus grand, plus profond, à la racine même de l’organisation politique de la cité et de la politique en général. L’extrait qui suit de la Lettre VII (dans CHAMBRY 1939 : 319) – écrite alors qu’il avait autour de 70 ans et l’une des rares occasions où Platon se fait autobiographe – éclairera davantage l’origine et le sens de cette préoccupation qui aura traversé toute son œuvre. « […] plus je considérais aussi les lois et les coutumes et plus j’avançais en âge, plus il me paraissait difficile de bien administrer les affaires de l’État […]. En outre, les lois écrites et les mœurs se corrompaient et le mal faisait des progrès si prodigieux que moi, d’abord si plein d’ardeur pour prendre en main l’intérêt public, considérant cette situation et voyant que tout allait à la dérive, je finis par en être étourdi. Cependant je ne cessai point de rechercher les moyens d’améliorer cette situation et le régime politique tout entier, attendant toujours les occasions d’agir. Mais à la fin je reconnus que tous les États actuels sans exception sont mal gouvernés ; car leur législation est à peu près incurable sans une merveilleuse réorganisation entreprise dans des circonstances favorables. C’est ce qui me fit déclarer, dans mon éloge de la philosophie, que c’est par elle qu’on peut discerner toutes les formes de la justice politique et individuelle, et que, par conséquent, la race des purs et vrais philosophes arrive au pouvoir, ou que ceux qui détiennent l’autorité dans les États deviennent, par une faveur du ciel, réellement philosophes ».
C’est pourquoi, à travers la diversité des thèmes dont traitent ses dialogues – beauté, amour, devoir, justice, piété, langage, etc. – la visée éthico-politique sera toujours présente, même dans les œuvres les plus abstraites et apparemment les plus éloignées de telles considérations. L’œuvre de Platon compte notamment trente-cinq dialogues dont l’authenticité n’est pas contestée. On s’accorde pour les diviser en trois groupes : • un premier groupe comprenant les dialogues dits de jeunesse dans lesquels la personne et la méthode de Socrate occupent le centre (Apologie de Socrate, Criton, Lachès, Euthyphron, Charmide, etc.) ;
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Éléments de biographie
• un deuxième groupe dans lequel se trouvent exposées la métaphysique et la théorie des formes intelligibles (Phédon, Phèdre, Banquet, République, etc.) ; • enfin, un troisième groupe dans lequel la théorie des formes est l’objet de critique et en voie de se transformer en une doctrine des genres (Parménide, Sophiste, Philèbe, etc.). Gorgias et Ménon sont considérés par plusieurs comme des dialogues de transition entre la première et la deuxième période. Les dialogues de Platon ont été traduits en latin et dans presque toutes les langues modernes occidentales. Il est d’usage de citer et de numéroter le texte de ces traductions en indiquant la page et la section qui correspondent à celles du texte grec de ces œuvres établi par Henri Estienne, qui les a publiées en 1578, à Genève. Dans cette édition, en trois volumes, les pages sont divisées en deux colonnes, l’une comprenant le texte grec, l’autre sa traduction latine. C’est entre ces deux colonnes que figurent les lettres a, b, c, d, e qui en distinguent les sections.
LE CONTENU DES DIALOGUES : HISTOIRE OU FICTION ? On ne le dira jamais assez : les situations que Platon met en scène dans ses dialogues sont des fictions, bien que tous les personnages qui y évoluent et discutent aient réellement existé, sauf, dans Gorgias, et c’est une exception peu banale, le personnage de Calliclès, le plus farouche opposant auquel Platon ait jamais confronté Socrate dans son œuvre. Cela dit, l’Apologie a un statut à part ; cette œuvre a une portée historique réelle : on est fondé à penser que le récit du procès de Socrate qui y est rapporté n’est pas très éloigné de ce qui s’est vraiment passé, et de la façon dont cela s’est passé, bien qu’on ne doive pas exclure que Platon prête à Socrate des propos qu’il aurait pu dire, sans pourtant les avoir dits. Rappelons que la réalité historique du procès est avérée, de même que le refus de Socrate de s’évader, et donc aussi celle de sa mort par absorption de la ciguë. Platon a lui-même assisté au procès et il s’est proposé avec d’autres pour payer l’amende. C’est d’ailleurs là une des rares notations autobiographiques dans toute son œuvre, qu’il ne se serait évidemment pas permis si tel n’avait pas été le cas. On notera, incidemment, que dès les premières lignes du Phédon, qui relate le dernier entretien et les derniers moments de Socrate, Platon prend soin
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de signaler indirectement son absence à cet ultime moment : « Platon, je crois, était malade » (59b), dit l’un des personnages, ce qui indique bien que le contenu de cet entretien n’est pas une transcription directe. En revanche, l’Apologie ayant été écrite peu de temps après la mort de Socrate, de nombreux témoins, et sans doute même des membres du jury étant encore vivants, Platon ne pouvait se permettre de prendre trop de libertés avec la vraisemblance. Cela dit, Platon n’écrit pas un reportage ou un compte-rendu journalistique ; son intention est clairement apologétique : il s’agit de défendre la mémoire de son maître devant ses contemporains, et sans doute aussi devant la postérité, en faisant apparaître le caractère profondément injuste du procès et de la mort du « plus juste des hommes ». C’est aussi, et cela n’est pas négligeable, l’occasion pour Platon de présenter un exposé des grands thèmes de la pensée de son maître.
La République de Platon. Fragment dʼun papyrus datant du 3e siècle (P. Oxy. LII 3679).
La portée historique de Criton est plus problématique. Certains faits sont cependant confirmés par des témoignages extérieurs à celui de Platon. Criton était bien un proche ami d’enfance de Socrate, qui l’accompagna jusqu’à sa mort et prit en charge, sans doute, l’organisation de ses funérailles et, par la suite, le soutien de sa famille. L’exécution de
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la sentence ne pouvant avoir lieu immédiatement après le procès, à cause d’une fête religieuse dans l’île de Délos pendant laquelle toute exécution était interdite, Socrate resta en prison quelque trente jours. Ce délai laissait tout le temps à ses amis, dont, bien sûr, Criton, d’organiser son évasion et sa fuite à l’étranger, ce que, on le sait, Socrate refusa. On ne peut rien affirmer de plus. Le choix du personnage de Criton, comme interlocuteur de Socrate, dans ce dialogue qui présente ce que peut ou devrait être une délibération morale, n’est évidemment pas innocent. Si quelqu’un dans l’entourage de Socrate était le plus susceptible de fléchir sa détermination à respecter la décision de justice, c’était bien son plus dévoué et fidèle ami. En témoignant de la fidélité de Socrate aux principes qui ont guidé toute sa vie et en illustrant par cet entretien la manière d’examiner une question morale qui engage la totalité de l’existence, Platon se pose en philosophe et non en biographe. Quant à Euthyphron, le dialogue est une mise en scène imaginée par Platon qui peut être lu à fois comme un modèle exemplaire de la méthode argumentative de Socrate, dont il sera question par la suite, et comme un prologue à l’Apologie, dans la mesure où, derrière la recherche d’une définition de la piété, se profile l’opposition entre deux conceptions de celle-ci : la conception traditionnelle, ritualiste et tout empêtrée dans les mythes représentée par le devin Euthyphron, et celle de Socrate, imprégnée de l’idée de dévouement et de service désintéressé à la divinité. Une telle conception, si étrangère à la religiosité dominante, ne pouvait qu’être jugée scandaleuse et subversive, et conduire celui qui la propageait devant le tribunal. La suite est connue.
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Socrate et ses élèves par Johann Friedrich Greuter (17e siècle).
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LES PERSONNAGES D’EUTHYPHRON, DE L’APOLOGIE ET DE CRITON Les personnages sont présentés ici selon leur ordre d’entrée en scène dans les trois dialogues successifs. Euthyphron L’interlocuteur unique de Socrate dans le dialogue éponyme est un personnage obscur et quasi inconnu. Seul Platon en fait mention dans un autre dialogue : Cratyle, où il est cité par Socrate, non sans quelque ironie, comme une autorité, qu’il aurait d’ailleurs écouté le matin même discourir doctement des noms des dieux et de leurs propriétés. Ce peu de sources pourrait jeter un doute sur l’existence réelle du personnage. Cependant, à ce jour, les spécialistes s’entendent pour ne reconnaître dans toute l’œuvre de Platon qu’un seul personnage fictif, et c’est celui de Calliclès dans Gorgias. Au-delà de l’historicité réelle ou présumée du personnage, c’est le portrait qu’en trace Platon en tant qu’homme de religion qui est significatif. Euthyphron est en effet présenté comme un tenant de l’orthodoxie religieuse la plus stricte, sorte de devin inspiré ou de prêtre spécialiste des questions religieuses, même de celles qui dépassent le niveau moyen de connaissances de ses contemporains : il est, d’ailleurs, à l’occasion, objet de moqueries de leur part. Ses convictions, que l’ont qualifierait aujourd’hui de fondamentalistes, l’ont même conduit à traduire son propre père en justice, suscitant ainsi la réprobation de son entourage sans que cela ébranle en quelque manière sa certitude d’agir conformément à ce que prescrivent les dieux. C’est peu dire que tout oppose Euthyphron, bardé de ses croyances dogmatiques, soucieux des formes et qui se présente comme un modèle de piété, et Socrate, accusé d’impiété et qui, pourtant, n’a de cesse de rechercher la voie de la piété authentique.
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© Eric Gaba 2005 CC-BY-SA
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Buste de Socrate en marbre. Sculpture romaine datant du 1er siècle, Musée du Louvres, Paris.
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Socrate Socrate (~469 à ~399) est incontestablement le personnage le plus atypique de l’histoire de la philosophie occidentale, tout en étant celui que tous les philosophes n’ont jamais cessé de reconnaître comme la figure centrale de la philosophie, voire l’incarnation de l’idéal philosophique ou, pour certains (dont Nietzsche), l’objet d’un vif sentiment d’amour-haine. Or, ce « maître » n’a rien écrit et n’a jamais enseigné, si l’on entend par là œuvrer à l’intérieur d’une école ou d’une académie quelconque.
Fils d’un tailleur de pierre et d’une sage-femme, il pratiqua le métier de ses deux parents : tailleur de pierre dans la vie civile et, par la pratique de la maïeutique, il se dira accoucheur du savoir que l’âme de l’homme porte en elle. Comme il n’a rien écrit, il faut, pour connaître sa pensée et sa manière de vivre, s’en remettre à ce qu’ont dit de lui ses contemporains dont les propos sont parfois divergents. Les plus connus sont Aristophane*, Xénophon* et, bien sûr, Platon, son plus fidèle et génial disciple.
Socrate enseignait dans tous les lieux où les gens se retrouvent. Représentation de Socrate à la fontaine, photo par Wilhelm von Gloeden (1902).
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Socrate n’était pas un philosophe solitaire, en retrait du monde, bien au contraire ; il était pleinement dans la cité au milieu de ses concitoyens et son enseignement a comme théâtre les places publiques, le marché, le gymnase, les échoppes d’artisans, bref tous les lieux où les gens se retrouvent, bavardent, discutent, comme on le fait encore, de manière spontanée et le plus souvent irréfléchie, de sujets faisant intervenir des notions telles la beauté, le bonheur, le courage, la justice. Plutôt que de répondre à une question ou à une demande de conseil – par exemple : quelle éducation doit-on donner à ses fils pour en faire des hommes courageux ? (Lachès) –, Socrate, par un travail patient, lent et méthodique fait de questions et réponses (méthode que l’on appellera l’élenchos), mettra à l’épreuve les idées reçues, les opinions toutes faites, les jugements de valeur assurés, suscitant ainsi le doute chez son interlocuteur en révélant la fragilité de son prétendu savoir et les contradictions qu’il recèle. Pour dire qu’une action, qu’un homme est juste, beau, courageux, pieux, il faut d’abord savoir ce que sont la justice, la beauté, le courage, la piété et, la plupart du temps, la plupart des hommes ne le savent pas, bien que prétendant le savoir. Ce sera le cas d’Euthyphron, ce prétendu « maître ès piété » que Socrate débusque et démasque dans le dialogue qui porte son nom. Socrate, lui, sait qu’il ne le sait pas, et c’est en cela et en cela seul, selon lui, que réside sa sagesse. La visée de la démarche socratique n’est pas la destruction des valeurs morales, religieuses ou civiques et leur dissolution dans un scepticisme généralisé ; ce qui est en jeu est bien plutôt d’en approcher la vérité une et inébranlable et ainsi de mettre la pensée en accord avec elle-même. Une vie sans examen ne vaut pas d’être vécue, ne cesserat-il de dire, et cette conviction prendra une dimension tragique dans l’Apologie alors qu’il viendra d’être reconnu coupable des accusations portées contre lui. Cette conviction est aussi, pour lui et pour ceux qui veulent bien le suivre sur cette voie, la condition d’une conscience morale authentique portée par les valeurs fondamentales de vérité, de justice, de courage, de maîtrise de soi. Si jamais Socrate ne quitta le cœur de la cité et la compagnie de ses concitoyens, sans pourtant s’occuper activement de politique, comme le lui fera dire Platon dans l’Apologie ; s’il fut néanmoins, comme on peut le lire dans Gorgias, « un des rares Athéniens, pour ne pas dire le
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seul, qui s’attache au véritable art politique » (521d), c’est sans doute « qu’il pensait qu’on ne peut être juste tout seul, qu’à l’être tout seul on cesse de l’être » (MERLEAU-PONTY 1953: 65). L’Apologie et le Criton sont une éclatante illustration de cette conviction et peut-être aussi de la forme la plus haute et la plus authentique de la piété, dont l’image inversée nous est donné à voir dans ce personnage d’Euthyphron et la piété de pacotille dont il se réclame avec assurance. Cela ne fut pas toujours bien compris par ses contemporains, dont certains virent en lui – ses idées, sa manière d’agir, sa manière de discuter – un empêcheur de tourner en rond, voire un danger pour la cité, ses valeurs, ses traditions. Cité à procès pour motif d’impiété et de corruption de la jeunesse, Socrate refusa l’aide d’un orateur habile en plaidoirie et se défendit à sa manière, en philosophe. Le peuple d’Athènes le jugea coupable et le condamna à mort. Il but la ciguë et mourut en ~399. Il aura été le premier philosophe assassiné. Cet engagement passionné pour la philosophie, l’impopularité à laquelle il le condamne, la critique sans concession qu’il fait des valeurs et codes sociaux de la société athénienne de son temps offrent une clé pour la compréhension de la portée de la condamnation dont il fut l’objet et de sa fin tragique. Mélétos Accusateur de Socrate. Certaines sources le donnent comme le fils du poète tragique du même nom, qu’Aristophane aurait caricaturé dans sa pièce, les Grenouilles. Quoi qu’il en soit, il semble bien, si l’on s’en tient aux indications fournies par Socrate dans l’Euthyphron, qu’il ait été un personnage peu connu et sans envergure. Il aurait été d’une certaine manière le prête-nom, disons la couverture d’un homme autrement plus important et influent, ennemi de Socrate : Anytos* qui désirait par-dessus tout mettre ce dernier hors d’état de nuire. Criton Dans l’Apologie, Platon est explicite : Criton a le même âge que Socrate et vient du même dème que lui. Il était un ami d’enfance et un de ses plus fidèles et admiratifs disciples, tout comme l’était Critobule, un
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Criton fermant les yeux de Socrate après sa mort. Détail dʼune œuvre du sculpteur italien Antonio Canova (fin 18e siècle), Musée Gipsoteca Canoviana, Possagno, Italie.
des fils de Criton, également nommé dans l’Apologie. Riche propriétaire terrien, « il était si attentif à lui (Socrate), écrivait Diogène Laërce, qu’il ne le laissa jamais manquer de rien. » On se souvient que Socrate était pauvre et se souciait assez peu de ses affaires. Criton a assisté au procès et il est l’un de ceux, avec Platon entre autres, qui se sont proposés pour payer l’amende qui pourrait lui être infligée. Homme influent, il lui fut facile, complicité des geôliers aidant, d’organiser l’évasion et l’exil de son ami. C’est pourquoi on le retrouve à l’aube à la prison où est détenu Socrate en attendant son exécution. On verra donc un Criton plein de sollicitude, envahi par la douleur à la perspective de perdre son ami, tenter de le persuader de se rendre à ses arguments et d’accepter l’évasion. Socrate reprochera tout amicalement à Criton de s’en tenir à l’opinion du grand nombre qui est nulle et sans valeur pour fonder une décision rationnelle et juste. Celui-ci ne pourra que se rendre aux arguments de Socrate et accepter sa décision de mourir.
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LES THÈMES DANS EUTHYPHRON, L’APOLOGIE ET CRITON On peut reconnaître un double sens au titre de la première œuvre de Platon, l’Apologie de Socrate. Il désignerait d’abord le récit plus ou moins fidèle de la défense qu’aurait prononcée Socrate lors de son procès. C’est alors la valeur historique du texte qui retiendra surtout l’attention. Mais, en un deuxième sens, cette Apologie de Socrate pourra être lue comme le premier acte de la défense de son maître, philosophique cette fois, que Platon entend adresser à ses contemporains et, pourquoi pas, à la postérité. Le fait que Socrate lui-même n’ait rien écrit conférait sans doute, aux yeux de Platon, un caractère d’urgence et de nécessité à cette entreprise. On saisit peut-être mieux le lien entre les trois œuvres ici présentées, Apologie de Socrate, Criton et Euthyphron, ainsi que l’intention qui les anime : témoigner de la philosophie de Socrate et surtout, en assurer la transmission. Les thèmes que nous proposons ici n’épuisent certes pas la richesse de la pensée socratique, telle qu’elle nous est parvenue par l’intermédiaire de Platon, mais ils en constituent, pour ainsi dire, les fondamentaux. À commencer par la méthode typiquement socratique : l’argumentation sous la forme d’une réfutation dialectique. Platon fera d’ailleurs de ce mode d’argumentation, comme voie d’accès à la connaissance, la structure formelle de la plupart de ses dialogues. De cette méthode, la recherche de l’essence de la piété, qui est l’objet d’Euthyphron, offre un modèle on ne peut plus éclairant. Ce sera notre deuxième thème. Il faut, sans doute, pour bien comprendre la radicalité de l’engagement philosophique de Socrate, remonter à la source de cet engagement : la signification qu’il donnera à l’oracle de Delphes et l’origine divine de la mission dont il se voit dès lors investi. Elles seront l’objet des troisième et quatrième thèmes.
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Le cinquième et dernier thème visera à attirer l’attention sur l’exemple de délibération morale que met en œuvre le Criton.
LA MÉTHODE SOCRATIQUE : LA RÉFUTATION ET SA SIGNIFICATION La méthode socratique n’est pas à proprement parler un thème développé dans l’un ou l’autre des dialogues. Si nous lui réservons une place dans notre propos, c’est parce que les dialogues de jeunesse de Platon, dont Euthyphron fait partie, en présentent l’illustration exemplaire.
Socrate dialoguant avec, probablement, Alcibiade (en soldat romain) et Xénophon. Détail de LʼÉcole d’Athènes par Raphaël (1509), Musée du Vatican, Rome.
La principale caractéristique de cette méthode consiste en une argumentation dialectique sous la forme d’une réfutation (elenchos) par l’enchaînement rigoureux de questions et de réponses entre Socrate, le questionneur, et un interlocuteur quelconque, le répondant. Celui-ci se
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présente toujours et est souvent reconnu comme un expert dans un domaine déterminé de l’action humaine qui met en cause des valeurs morales – courage, beauté, justice, etc. Ici, ce sera Euthyphron qui, en tant que prêtre ou devin, ne doute pas de s’y connaître mieux que quiconque en matière de piété. Cette procédure de réfutation apparaît vite comme le pendant de la fameuse ironie socratique : au savoir affirmé de l’expert, Socrate oppose son ignorance, en même temps qu’il reconnaît le savoir de ce dernier. Doit-on le croire ? S’agit-il d’une ruse, d’une feinte ? Ce qui est certain, c’est que cette « feinte », si c’en est une, imprime au dialogue une tournure bien particulière. Prétendant être ignorant, Socrate, d’une part, s’exempte de l’obligation de fournir lui-même des réponses à ses questions, au grand dam parfois de son interlocuteur, et, d’autre part, peut, grâce à elle et à une dialectique serrée, fragiliser, voire réduire à néant le prétendu savoir de celui-ci. Et c’est bien là l’un, mais l’un seulement, des buts visés. L’issue de ces entretiens n’est jamais l’énoncé d’un savoir positif, mais la prise de conscience par l’interlocuteur d’un préalable indispensable à toute quête ultérieure de savoir : celle de sa propre ignorance. L’ironie socratique et la réfutation dialectique plongent dans l’embarras, jettent le doute et le trouble dans l’esprit de celui qui a accepté de s’y soumettre. Que fera-t-il de cette nouvelle « connaissance », de cette incertitude qui s’est emparée de lui ? Cela lui appartient. Socrate laisse son interlocuteur à sa seule conscience (nous dirions aujourd’hui à sa liberté). Lui seul peut décider de poursuivre pour lui-même sur la voie de la quête de la sagesse, – autre terme pour le savoir –, maintenant que son ignorance lui a été dévoilée. Il pourra aussi abandonner, comme l’ont fait Alcibiade et sans doute beaucoup d’autres. Cela éclaire cette paradoxale affirmation de Socrate dans l’Apologie qu’il « n’a jamais été le maître de personne ». Quel est le signe, l’indice de ce défaut de savoir chez l’interlocuteur? L’incompatibilité entre des propositions successivement admises ou, pour le dire en termes de logique, la contradiction entre la conclusion à laquelle conduit l’enchaînement des propositions acceptées, à chacune des étapes, avec l’énoncé de départ qui exprime la conviction, le « savoir » de l’interlocuteur.
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Ce dernier élément nous conduit à une autre caractéristique essentielle de la réfutation socratique : le répondant doit dire ce qu’il croit vraiment et seulement ce qu’il croit, bref, ce qui engage son existence et non une simple opinion glanée ici ou là. La réfutation n’a de sens que dans la mesure où celui qui croit savoir réalise que sa croyance est non fondée et conduit à des incohérences, tant sur le plan de l’action que du jugement, et donc, n’a aucune valeur au regard de la vérité ni comme guide sûr de l’action. L’ignorance est errance. Ce qui nous permet de mieux comprendre la métaphore récurrente, dans plusieurs dialogues, des statues de Dédale qui ne tiennent pas en place et qui partent dans toutes les directions (Euthyphron, 11b-c et Ménon, 96d-97a, entre autres) ; de comprendre aussi ce sentiment d’engourdissement, comme si on avait été piqué par une torpille (Ménon, 80a-b), ou de tourner en rond sans pouvoir se fixer (Euthyphron, 11b). Les vérités quant à elles, dit Socrate, « sont attachées et liées par des raisons de fer et de diamant » (Gorgias, 509a) et la philosophie dit toujours la même chose ; elle préfère « les principes fixes et inébranlables » (Euthyphron, 11d) aux figures fuyantes de l’habile Dédale. On voit donc que la méthode d’examen socratique ne peut se réduire à un pur exercice de logique, celui-ci dût-il faire les délices de certains esprits ; son sens profond est d’être une quête de la vérité et, de ce fait, a une finalité d’abord et avant tout morale, ce qui, bien entendu, n’exclut pas un grand souci de rationalité comme nous le verrons plus loin. Avant d’être un contenu d’énoncés, la philosophie socratique est un contenu d’existence, disait fort justement le philosophe et théologien allemand Romano Guardini (1956), et la méthode d’enquête qu’elle met en œuvre vise une conversion chez celui qui s’y soumet. « Socrate fait parler les autres sur ce qu’ils disent pour les faire réfléchir à ce qu’ils font » (WOLFF 1985 : 38). La lecture de l’Apologie est on ne peut plus éclairante sur la véritable raison d’être de ses incessantes enquêtes : elles auraient sans doute moins choqué si elles n’avaient été que d’habiles jongleries conceptuelles.
LA PIÉTÉ : UNE ESSENCE INTROUVABLE ? Devant le Portique de l’archonte-roi, une rencontre : celle de Socrate et d’Euthyphron. Le lieu est solennel et commande le respect. L’archonte y siège, reçoit et examine les plaintes pouvant conduire à un procès
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pour cause d’impiété ou d’atteinte à l’intégrité de l’État. On est bien loin des places publiques, des échoppes d’artisans et des marchés bruissants d’activités où Socrate a l’habitude de se tenir. Le moment est on ne peut plus sérieux : Socrate vient de prendre connaissance de l’acte d’accusation pour impiété et corruption de la jeunesse déposé contre lui et qui requiert la peine de mort. Euthyphron, quant à lui, vient déposer une plainte contre son père qu’il accuse de meurtre. Accusation grave et conduite gravissime de la part d’un fils à l’égard de son père. La piété filiale, ce respect inconditionnel mêlé de crainte, d’affection et de dévouement dû à ceux qui nous ont donné la vie, commande qu’on ait une absolue certitude morale de bien faire en réclamant ainsi un procès contre son propre père. On comprend l’étonnement de Socrate mais le doute n’effleure pas Euthyphron qui, en tant que prêtre et devin, se proclame expert en religion et sait distinguer un acte pieux d’un acte impie. Platon, décidément, a le génie de la mise en scène! Que savent véritablement de la piété ces Athéniens qui accusent Socrate, et cet Euthyphron dont la conduite est pour le moins stupéfiante ? Sur fond de mort annoncée, quelle meilleure occasion pour Socrate d’apprendre en quoi consiste au juste la piété, et Euthyphron, « celui-qui-sait », saura bien l’en instruire. N’est-il pas honoré, flatté même que Socrate, ce vieux philosophe – il a 70 ans – un peu excentrique certes, parfois gênant, mais dont la conduite irréprochable semblait reconnue de tous, fasse appel à son savoir ? Cela, dit Socrate, lui sera d’un grand secours lors de son procès imminent. Euthyphron, bien sûr, tout à sa certitude, ne perçoit pas l’ironie dans l’attitude de Socrate. Et l’entretien s’engage au sujet de la définition de la piété. Autrement dit, quelle est l’essence de cette vertu ? Quelles sont ses caractéristiques que l’on doit retrouver dans tous les actes pieux sans exception? Plein d’assurance, Euthyphron répond : est pieux ce que je fais : poursuivre l’auteur d’une injustice. Et pourtant non, cela n’est pas une définition valable universellement, mais un exemple, un cas particulier parmi une multitude d’autres. Euthyphron le reconnaît et fait une nouvelle tentative : est pieux ce qui est agréable aux dieux. Or, il se trouve que les dieux, selon la croyance populaire, ne sont pas parfaits ; ils sont parfois jaloux, capricieux, en conflit les uns avec les autres. Par consé-
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quent ce qui est agréable aux uns peut déplaire à d’autres. Le même acte serait donc à la fois agréable et désagréable. Cela ne se peut, car un acte ne peut pas être une chose et son contraire ; Euthyphron le reconnaît et corrige sa définition : est pieux ce qui est agréable à tous les dieux. Pour examiner cette nouvelle définition, Socrate développe une difficile et complexe argumentation qui requiert une attention soutenue de la part du lecteur et fait apparaître une double difficulté inhérente à cette définition. D’une part, comment connaître quelles sont précisément les actions agréables aux dieux ? D’autre part, pourquoi leur sontelles agréables ? Est-ce le fait du hasard ou en vertu de motifs qui relèvent de la raison ? À ces questions, les hommes, et même l’expert Euthyphron, sont dans l’impossibilité de répondre. De plus, définir la piété comme étant ce qui est agréable aux dieux, c’est indiquer une de ses propriétés et non son essence. Il faut donc continuer à chercher. À l’initiative de Socrate l’enquête prend une nouvelle direction. Après un détour où sera établi le rapport qu’entretient la piété avec la justice, Euthyphron sera instamment prié de dire enfin en quoi consiste la piété. Ne pouvant s’échapper, il propose une troisième définition : la piété concerne le soin dû aux dieux. Entendu. Mais les soins que l’on prodigue à quelqu’un, homme ou dieu, doivent lui être utiles pour accomplir de belles et bonnes choses. Or, quelles sont ces belles choses que les dieux accomplissent grâce à notre piété ? Euthyphron ne sait quoi répondre. Pressé encore par Socrate, Euthyphron, qui n’a qu’une envie, celle de fuir, fait une quatrième tentative ; ce sera la dernière: la piété est la science des prières et des sacrifices dus aux dieux. Les sacrifices ne sont-ils pas des offrandes et les prières des demandes ? Si tel est le cas, et c’est bien ce que pense aussi Euthyphron, la piété ne serait qu’une sorte de troc ; on donne dans le but de recevoir. Mais les dieux, qui sont autosuffisants, n’ont nullement besoin de nos offrandes; si elles ne leur sont pas utiles, à quoi leur servent-elles donc ? À leur témoigner notre respect et à leur être agréable, affirme de nouveau Euthyphron. Et le voilà ramené à la case départ : la piété est ce qui est agréable aux dieux. Or cette définition a déjà été réfutée. Il faut donc tout recommencer, car on n’a pas encore trouvé ce que l’on cherche. Mais Euthyphron n’a pas le temps et coupe court à l’entretien.
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Pauvre Socrate! qui doit maintenant affronter son procès en ignorant ce qu’est la piété. Mais le plus ignorant des deux, ne serait-ce pas Euthyphron, l’expert qui vient de démontrer non seulement qu’il ne sait pas ce dont il parle, mais qu’il agit sans principes assurés, incapable de rendre compte de son action, de penser ce qu’il fait ? Encore une fois, Socrate a pris en défaut une prétention de savoir. Il y a de quoi irriter et exaspérer ceux qui veulent dormir, tranquilles, dans le confort de leur opinion. Qu’on le mettre donc hors d’état de nuire! Et ce sera le procès, puis la mort.
L’ORACLE DE DELPHES ET SA SIGNIFICATION SELON SOCRATE Si l’Apologie peut être considérée, comme nous l’avons dit plus haut, comme en grande partie fidèle, sinon à la lettre, certainement au sens de ce que Socrate a dit pour sa défense, il convient de lire le texte de Platon, Socrate se défendant lors de son procès. non seulement comme Relief du sculpteur italien Antonio Canova e un témoignage de fidélité (fin 18 siècle), Musée Gipsoteca Canoviana, Possagno, Italie. et d’admiration à l’endroit de son maître, mais aussi et surtout comme l’exposé, plus ou moins complet, il va sans dire, de la philosophie de Socrate. En effet, lors de son procès, Socrate ne se défendra pas de la manière à laquelle on pourrait s’attendre en pareille circonstance et sous le coup d’accusations aussi graves. Il se défendra en philosophe et il en avertit d’ailleurs ses juges d’entrée de jeu: il emploiera, dit-il, le même langage dont il a coutume d’user partout où il s’entretient avec ses compatriotes (17c). Cette défense consistera donc en un rappel et une explication de ce que fut son activité, de son origine et du sens qu’il lui a reconnu, de la mission dont il se dit investi, tout cela conduisant aux raisons pour lesquelles il ne craint pas la mort.
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La Pythie, femme de Delphes spécialement choisie pour lire les oracles du dieu Apollon, répondant aux questions dʼOreste. La Pythie, à la demande dʼun disciple, aurait répondu que Socrate était le plus sage des hommes. Cratère en cloche, British Museum, Londres (v.~330).
Informé du propos de l’oracle de Delphes qui le déclare le plus sage des hommes, Socrate, loin de s’enorgueillir, éprouve un grand étonnement, car lui-même ne cesse de répéter qu’il ne sait rien. L’oracle qui est la voix du dieu Apollon* ne peut ni se tromper ni mentir. D’où les enquêtes incessantes auprès des prétendus experts en tout genre. Certes, ces gens savent beaucoup de choses en rapport avec leur métier, mais sur les questions les plus importantes, celles qui doivent servir de guide à l’action : la connaissance du juste et de l’injuste, du bien et du mal, bref, de toutes les vertus, ils sont tous aussi ignorants les uns que les autres et, pire encore, ils ne s’en rendent pas compte. D’où la conclusion à laquelle arrive Socrate au terme de ces enquêtes: il est le plus sage en ce sens que lui, il sait qu’il ne sait rien. Qui veut accéder à la vérité, c’est-à-dire connaître ce qu’il en est en soi, toujours et universellement, de ces vertus qui constituent le do-
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maine moral, doit donc d’abord admettre qu’il ne les connaît pas encore. L’aveu de sa propre ignorance est la première étape obligée de cette recherche qui n’est rien d’autre, on l’aura compris, que l’activité philosophique. Un telle recherche n’est pas le privilège exclusif de Socrate, ce qui pourrait en faire un donneur de leçon ou un maître autorisé ; elle est, au contraire, à la portée de tous, « jeunes et vieux, Athéniens et étrangers » (30a), et voilà bien pourquoi Socrate y consacrera sa vie. Ce sera sa mission. Une mission d’origine divine Toutes ces enquêtes et l’effet qu’elles produisent, admiration et encouragement à philosopher chez les uns, irritation et agacement chez les autres, conduisent Socrate à élargir, pour ainsi dire, sa compréhension de l’oracle ; il y verra le signe d’une mission que lui confie la divinité, celle d’exhorter ses concitoyens à s’examiner sans cesse, car « une vie sans examen ne vaut pas d’être vécue » (38a), à prendre plus de soin de leur âme que de leurs corps, de leurs richesses, de leur réputation, bref, à travailler sans relâche à devenir meilleurs, à mettre la vertu au-dessus de tout le reste, car c’est d’elle « que naissent tous les autres biens publics et privés » (30b). Ces exhortations ne pouvaient qu’apparaître scandaleuses aux yeux de la majorité des Athéniens, citoyens de la cité la plus brillante et la plus puissante il y a quelque temps encore et pour qui la gloire que procurent les grandes actions est la figure même de l’immortalité. On se souviendra3 de la question de Socrate à Euthyphron : « Que font les dieux de si beau à l’aide de notre piété ? » (13e). Or, Socrate se considère au service de la divinité et affirme que ce qu’elle lui ordonne de faire est ce qu’il y a de plus avantageux pour la cité (30a). Cette belle et bonne chose qu’il apporte à la cité et à ses membres, ce n’est rien d’autre, mais c’est l’essentiel, que la conviction qu’il peut faire naître dans leur âme que travailler à son perfectionnement est la seule tâche qui vaille qu’on y consacre sa vie. Un tel homme est le plus beau cadeau que le dieu puisse faire aux hommes. 3
Ce qui suit sʼinspire dʼun passage de lʼIntroduction de Luc Brisson à sa traduction de lʼApologie de Socrate.
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L’OBÉISSANCE AUX LOIS EN DÉBAT La mise en scène du Criton revêt un caractère intensément dramatique : à quelques heures du moment où Socrate devra boire le poison qui le fera mourir, son plus vieux et fidèle ami vient tenter de le persuader de s’enfuir. Tout est organisé et prêt pour que cette fuite réussisse, peut-être même au grand soulagement de bon nombre d’Athéniens qui commencent à douter de la justice de la décision du tribunal condamnant Socrate à mort. Platon fait de Criton le représentant d’une conduite morale fondée sur le sentiment et l’opinion du grand nombre ; en face, Socrate, mis en situation de justifier son attitude depuis le procès et jusqu’à maintenant, donnera l’exemple d’une délibération morale fondée sur des principes rationnels inébranlables et qu’anime un seul souci: se décider et agir selon la justice. Socrate renvoyant sa famille avant de boire la ciguë. Relief du sculpteur italien Antonio Canova (fin 18e siècle), Musée Gipsoteca Canoviana, Possagno, Italie.
Les arguments de Criton On peut brièvement résumer ainsi l’argumentaire de Criton : • la mort de Socrate, qui le privera d’un ami irremplaçable, sera pour lui un grand malheur ; • l’opinion publique l’accusera, lui et les autres amis de Socrate, de lâcheté et de l’avoir abandonné ; • Socrate ne doit pas craindre les conséquences de cette évasion pour lui, Criton, et pour ses amis (n’est-ce pas le propre des vrais amis de prendre des risques pour l’un des leurs ?) ; • en acceptant de mourir à la suite d’une condamnation injuste, Socrate fait le jeu de ses ennemis et agit donc contre la justice ; • en mourant, il fuit ses responsabilités envers ses enfants et ce faisant, leur fait du tort.
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Et la réponse de Socrate Après avoir rappelé qu’il ne se ralliera, aujourd’hui comme hier, qu’à des arguments qui ont fait l’objet d’un examen rigoureux et qui sont donc rationnellement fondés ; qu’il n’y a pas lieu, même dans la situation qui est la sienne, de changer d’attitude, Socrate va à son tour énoncer les principes qui constituent, dit-il, le point de départ de sa discussion avec Criton. Ces principes ne sont pas nouveaux. Ce sont ceux qui l’ont guidé sa vie durant : il ne faut jamais commettre d’injustice ; en conséquence, il ne faut pas répondre à l’injustice par l’injustice ; on ne doit pas non plus infliger un tort à quelqu’un ; par conséquent, on ne doit pas répondre à un tort qu’on a subi par un autre ; et enfin, faire du mal à quelqu’un est la même chose que commettre une injustice. Si ces principes étaient vrais, ils le sont encore, répète Socrate, ils doivent être les seuls guides d’action. De plus, Criton n’a-t-il pas toujours été d’accord avec lui qu’en matière de soins du corps, il fallait prendre conseil auprès d’un expert, médecin ou gymnaste, et non s’en remettre au jugement de la multitude, et qu’on devait faire de même quand il s’agit du bien de l’âme ? Or, la seule question qui mérite d’être considérée aujourd’hui est la suivante : fuir serait-il conforme à la justice ? Cela étant admis par Criton, Socrate engage le dialogue dans une nouvelle voie, celle de sa rencontre avec les Lois de la cité qu’il personnifie et fait parler. Celles-ci s’adressent à lui, personnellement ; ici, pas de discours général abstrait, pas d’ordre donné d’en haut d’obéir, pas de devoir imposé, ce qui, au demeurant, est sans valeur dans le domaine moral. Sur le ton de la bienveillance, les Lois interrogent Socrate, le citoyen d’Athènes : est-il juste qu’un citoyen se dérobe à la sanction des Lois, elles qui sont garantes de l’harmonie et du bonheur de la cité ? Est-il juste qu’il réponde aux bienfaits qu’il a reçus d’elles depuis sa naissance par le désordre et leur destruction que sa désobéissance entraînerait ? N’a-t-il pas toujours manifesté son accord avec elles en ne faisant rien pour les changer et en ne décidant pas de quitter cette cité, comme il avait la liberté de le faire ? Et les questions s’enchaînent qui renvoient Socrate à son pouvoir de juger, de décider par et pour lui-même de la conduite à suivre, qui sera à ses yeux la seule rationnellement conforme à la justice. Rien ici qui ressemble à l’obéissance aveugle, à la soumission contrainte à une autorité étrangère à soi.
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Criton
© David Monniaux 2004 CC-BY-SA
Avec cette Prosopopée, Platon ne nous prend-t-il pas à témoin de ce dialogue intérieur que Socrate entretient avec lui-même, et dans lequel se conjuguent le souci de soi et le souci du monde ? Socrate philosophe n’a jamais cessé d’être un loyal citoyen d’Athènes. Ici, pas de pensée dissociée ou désengagée ; en acceptant sa sentence, c’est encore le bien de sa cité qu’il défend. Merleau-Ponty est sans doute l’un de ceux qui ont le mieux exprimé ce lien paradoxal qui unit le destin de Socrate à celui d’Athènes : « Quand Socrate refuse de fuir, ce n’est pas qu’il reconnaisse le tribunal, c’est pour mieux le récuser. […] Socrate a une manière d’obéir qui est une manière de résister » (MERLEAU-PONTY 1953: 59-60).
Ruines du temple d’Apollon à Delphes.
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APOLOGIE DE SOCRATE EXORDE SOCRATE : (17a) Je ne sais, Athéniens, quelle impression mes accusateurs ont faite sur vous. Pour moi, en les entendant, peu s’en est fallu que je ne sache plus qui je suis, tant ils ont parlé d’une manière persuasive ; et cependant, à parler franchement, ils n’ont pas dit un mot qui soit vrai. Mais, parmi toutes les faussetés qu’ils ont débitées, ce qui m’a le plus surpris, c’est lorsqu’ils vous ont recommandé de bien vous prémunir (17b) contre mon éloquence. Qu’en effet, ils n’aient pas craint la honte du démenti que je vais leur infliger tout à l’heure en faisant voir que je ne suis point du tout habile à parler, voilà ce qui m’a paru le comble de l’impudence, à moins qu’ils n’appellent habile parleur celui qui dit la vérité. Si c’est là ce qu’ils veulent dire, j’avoue alors que je suis un habile orateur, mais non pas à leur manière ; car, encore une fois, ils n’ont pas dit un mot qui soit vrai ; et de ma bouche vous entendrez la vérité toute entière. Non pas, il est vrai, Athéniens, dans les discours élégamment agencés, comme ceux de mes adversaires, et brillants de (17c) tous les artifices du langage, mais au contraire dans les termes tels qu’ils se présenteront à mon esprit. En effet, j’ai confiance que tout ce que je dirai sera conforme à la justice. Ainsi que personne n’attende de moi autre chose. Vous sentez bien qu’il ne conviendrait guère, à mon âge, de paraître devant vous comme un jeune homme qui s’exerce à bien parler. C’est pourquoi la seule grâce que je vous demande, c’est que, si vous m’entendez employer pour ma défense le même langage dont j’ai coutume de me servir sur la place publique, aux comptoirs des marchands où vous m’avez souvent entendu, ou partout ailleurs, vous n’en soyez pas surpris, et ne vous fâchiez pas contre moi, car c’est aujourd’hui la
Dans le type de procès que subit Socrate, accusateurs et accusé doivent présenter euxmêmes leur plaidoirie. C’est ce que viennent de faire les trois accusateurs, ce que Socrate commente avec une ironie mordante.
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Propos évidement ironique ; si Socrate ne pratique pas cet art de parler qu’est la rhétorique, il en connaît fort bien les procédés et astuces.
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première fois de ma vie que je comparais devant un tribunal, (17d) à plus de soixante-dix ans. Je suis donc tout à fait étranger au langage qu’on parle ici. Eh bien! de même que, si j’étais réellement un étranger, vous me laisseriez parler dans (18a) la langue et à la manière de mon pays, je vous conjure, et, je ne crois pas vous faire une demande injuste, de me laisser parler à ma manière, qu’elle soit bonne ou mauvaise, et de considérer seulement, mais avec toute votre attention, si ce que je dis est juste ou non : c’est en cela que consiste toute la vertu du juge ; celle de l’orateur est de dire la vérité.
PREMIER DISCOURS SOCRATE EXPOSE SON PLAN DE DÉFENSE
Formule qui revient en réalité au célèbre sophiste Protagoras.
D’abord, Athéniens, il faut que je me défende contre les premières accusations portées contre moi et contre mes premiers accusateurs ; ensuite je répondrai aux accusateurs récents et aux accusations qui viennent (18b) d’être portées contre moi. C’est un fait, Athéniens, que j’ai beaucoup d’accusateurs auprès de vous, et depuis bien des années, qui n’avancent rien qui soit vrai, et pourtant je les crains plus qu’Anytos et ceux qui se joignent à lui, bien qu’ils soient, eux aussi, très redoutables ; mais les autres le sont encore beaucoup plus. Ce sont eux, Athéniens, qui, s’emparant de la plupart d’entre vous dès votre enfance, vous ont répété et ont tâché de vous persuader qu’il y a un certain Socrate, homme savant, qui s’occupe de ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, et qui d’une mauvaise cause sait en faire une bonne. (18c) Ceux qui répandent ces bruits, voilà mes vrais accusateurs ; car, en les entendant, on se convainc que les hommes qui s’adonnent à de pareilles recherches, ne reconnaissent pas les dieux. D’ailleurs, ces accusateurs sont en fort grand nombre, et leurs accusations ne datent pas d’hier ; et puis, s’adressant à vous alors que vous étiez dans l’âge le plus crédule, car alors vous étiez enfants pour la plupart, ou dans la première jeunesse, ils m’accusaient donc tout à leur aise, en mon absence, plaidant contre un
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homme qui ne se défend pas. Et ce qu’il y a de plus déconcertant dans tout cela, c’est qu’il ne m’est pas permis de connaître, ni de nommer (18d) mes accusateurs, à l’exception d’un certain faiseur de comédies. Tous ceux qui, par jalousie et pour me décrier, vous ont persuadés de ces faussetés, et ceux qui, persuadés eux-mêmes, ont persuadé les autres, échappent à toute poursuite, et je ne puis ni les appeler devant vous, ni les réfuter. Ainsi, je me vois réduit à combattre des fantômes et à me défendre sans que personne m’attaque. Prenez donc en considération que j’ai affaire à deux sortes d’accusateurs, comme je viens de le dire: les uns qui m’ont accusé depuis longtemps, les autres qui viennent de le faire ; et admettez je vous prie, (18e) qu’il est nécessaire que je commence par répondre aux premiers, car ce sont eux que vous avez d’abord écoutés et ils ont fait plus d’impression sur vous que les autres. Eh bien donc, Athéniens, il me faut me défendre, (19a) et tâcher d’arracher de vos esprits une calomnie qui y est déjà depuis longtemps, et cela en aussi peu de temps. Je souhaiterais réussir, s’il pouvait en résulter quelque bien pour vous et pour moi. Je souhaite que cette défense me serve, mais la chose me paraît très difficile, et je ne m’illusionne point à cet égard. Qu’il en aille comme il plaira aux dieux, il faut obéir à la loi et présenter ma défense.
LA RÉFUTATION DES ACCUSATIONS ANCIENNES Reprenons donc au début et examinons l’accusation (19b) sur laquelle s’appuient mes calomniateurs, sur la foi de laquelle Mélétos me traduit aujourd’hui devant le tribunal. Voyons ; que disent mes calomniateurs ? Car il faut mettre leur accusation dans les formes, et la lire comme si elle était écrite, et qu’eux avaient prêté serment : Socrate est coupable de vouloir, par une curiosité criminelle, pénétrer ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, faire une bonne cause d’une mauvaise, (19c) et enseigner aux autres ces secrets pernicieux.
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Il s’agit d’Aristophane*.
Un procès devait durer une journée au maximum, plaidoiries et votes compris.
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Il n’entend rien aux recherches physiques Voilà l’accusation ; c’est ce que vous avez vu dans la comédie d’Aristophane, où l’on représente un certain Socrate, qui dit se promener dans les airs, et autres semblables extravagances sur des choses auxquelles je n’entends absolument rien. Je ne dis pas cela pour déprécier ce genre de connaissances ; s’il y a quelqu’un qui soit habile en ces matières (et que Mélétos ne me charge pas d’une nouvelle affaire) ; mais c’est qu’en effet, moi, je ne me suis jamais mêlé de ces sujets (19d) et je puis en prendre à témoin la plupart d’entre vous. Je vous conjure donc tous tant que vous êtes avec qui j’ai conversé, et il y en a ici un fort grand nombre, je vous conjure de déclarer si vous m’avez jamais entendu parler de près ou de loin de ces sortes de sciences. Ainsi, vous pourrez juger des autres parties de l’accusation, dans lesquelles il n’y a pas un mot de vrai. (19e) Il n’a jamais réclamé de salaire Et si l’on vous dit que je me mêle d’enseigner, et que j’exige un salaire, c’est encore une fausseté. Ce n’est pas que je ne trouve fort beau de pouvoir instruire les hommes, comme font Gorgias de Léontium*, Prodicos de Céos* et Hippias d’Élis*. Ces illustres personnages parcourent toute la Grèce, attirant les jeunes gens qui pourraient, sans rien payer, s’attacher (20a) à tel de leurs concitoyens qu’il leur plairait de choisir; ils savent les persuader de laisser là leurs concitoyens et de venir à eux ; ceux-ci les payent bien et leur témoignent beaucoup de reconnaissance. J’ai ouï dire aussi qu’il était arrivé ici un homme de Paros, qui est fort habile, car m’étant trouvé l’autre jour chez un homme qui a donné plus d’argent aux sophistes que tous nous autres ensemble, je veux parler de Callias*, fils d’Hipponicos ; je m’avisai de lui dire, en parlant de ses deux fils : « Callias, si, pour enfants, tu avais deux jeunes chevaux ou (20b) deux jeunes taureaux, ne chercherions-nous pas à les mettre entre les mains d’un habile homme, que nous paierions bien, afin qu’il les rendît aussi beaux et aussi bons qu’ils
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peuvent être, et qu’il leur donnât toutes les perfections propres à leur nature ? Et cet homme, ce serait probablement un cavalier ou un laboureur. Mais, puisque pour enfants tu as des hommes, à qui as-tu résolu de les confier? Quel maître avons-nous qui possède le savoir de l’excellence propre à l’homme et au citoyen ? Je m’imagine qu’ayant des enfants, tu as dû penser à cela ? As-tu quelqu’un ? lui demandai-je. Sans doute, me répondit-il. Et qui donc ? Repris-je. D’où est-il ? Combien prend-il ? C’est Évène, Socrate, me répondit Callias ; il est de Paros, et prend cinq mines. Alors je félicitai Évène, s’il était vrai qu’il eût ce talent, et qu’il l’enseignât à si bon marché. Pour moi, j’avoue (20c) que je serais bien fier et me glorifierais si j’avais cette habileté ; mais malheureusement je ne l’ai point, Athéniens. Et ici quelqu’un de vous me dira sans doute: « Mais, Socrate, que fais-tu donc ? Et d’où viennent ces calomnies que l’on a répandues contre toi ? Car si tu ne faisais rien de plus ou autrement que les autres, on n’aurait jamais tant parlé de toi. Dis-nous donc ce que c’est, afin que nous ne portions pas un jugement à la légère. » (20d) Rien de plus légitime, assurément, qu’un pareil langage; et je vais tâcher de vous expliquer ce qui m’a fait cette réputation et tant d’ennemis. L’origine de sa mission : l’oracle de Delphes Écoutez-moi ; quelques-uns de vous croiront peut-être que je ne parle pas sérieusement ; mais soyez bien persuadés que je ne vous dirai que la vérité. En effet, Athéniens, la réputation que j’ai acquise vient d’une certaine sagesse qui est en moi. Quelle est cette sagesse ? C’est peutêtre une sagesse purement humaine, et je risque bien de n’être sage que de celle-là, tandis que les hommes dont je viens de vous parler (20e) ont une sagesse bien plus qu’humaine. Je ne peux rien vous dire de cette sagesse supérieure, car je ne l’ai point, et quiconque le prétend ment et veut me calomnier. Mais je vous conjure, Athéniens, de ne pas vous émouvoir, si ce que je vais vous dire
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Paros Île des Cyclades.
Mine Une drachme représentait le salaire quotidien moyen dʼun ouvrier qualifié et il fallait compter cent drachmes pour une mine.
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Apollon* auquel est dédié le sanctuaire de Delphes.
Pythie Prêtresse qui officie à Delphes et transmet la parole dʼApollon à ceux qui viennent la consulter.
Contrairement à la majorité de ses contemporains, Socrate ne croit pas que les dieux aient vices et défauts; ils ne peuvent être que bons et, par conséquent, ne sauraient mentir. (Voir Euthyphron.)
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vous paraît d’une arrogance extrême car je ne vous dirai rien qui vienne de moi, et je ferai parler devant vous une autorité digne de votre confiance ; je vous donnerai de ma sagesse un témoin qui vous dira si elle existe vraiment et de quelle nature elle est ; et ce témoin c’est le dieu de Delphes. Vous connaissez tous (21a) Chéréphon*, c’était mon ami d’enfance ; il l’était aussi de la plupart d’entre vous ; il fut exilé avec vous et revint avec vous. Vous savez donc quel homme c’était que Chéréphon, et quelle ardeur il mettait dans tout ce qu’il entreprenait. Un jour, étant allé à Delphes, il eut la hardiesse de demander à l’oracle (et je vous prie encore une fois de ne pas vous émouvoir de ce que je vais dire) ; il lui demanda s’il y avait au monde un homme plus sage que moi : la Pythie lui répondit qu’il n’y en avait aucun. À défaut de Chéréphon, qui est mort, son frère, qui est ici, (21b) pourra vous le certifier. Considérez bien, Athéniens, pourquoi je vous dis toutes ces choses, c’est uniquement pour vous faire voir d’où viennent les bruits qu’on a fait courir contre moi. Quand j’ai appris la réponse de l’oracle, je me suis dis en moi-même : que veut dire le dieu ? Quel sens cachent ses paroles ? Car je sais bien qu’il n’y a en moi aucune sagesse, ni petite ni grande. Que veut-il donc dire, en me déclarant le plus sage des hommes ? Car enfin il ne ment point ; un dieu ne saurait mentir.
LES ENQUÊTES QUI S’ENSUIVENT Je fus longtemps dans une extrême perplexité sur le sens de l’oracle, jusqu’à ce qu’enfin, après bien des incertitudes, je pris le parti que vous allez entendre pour (21c) connaître l’intention du dieu. Auprès des politiques J’allai chez un de nos concitoyens, qui passe pour un des plus sages de la ville, et j’espérais que là, mieux qu’ailleurs, je pourrais confondre l’oracle et lui dire : « Tu as déclaré que je suis le plus sage des hommes, et celui-ci est plus
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sage que moi. » Examinant donc cet homme, dont il est inutile que je vous dise le nom, il suffit de dire que c’était un de nos plus grands politiques, et m’entretenant avec lui, je trouvai qu’il passait pour sage aux yeux de tout le monde, surtout aux siens, mais qu’il ne l’était point. Après cette découverte, je m’efforçai de lui faire voir qu’il n’était nullement ce qu’il croyait être. Et voilà déjà ce qui me rendit odieux (21d) à cet homme et à tous ses amis, qui assistaient à notre conversation. Après l’avoir quitté, je raisonnai ainsi en moi-même : je suis plus sage que cet homme. Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux, mais il y a cette différence entre nous que lui, il croit savoir, bien qu’il ne sache rien, alors que moi, si je ne sais rien je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc qu’en cela du moins je suis un peu plus sage car je ne crois pas savoir (21e) ce que je ne sais point. De là, j’allai chez un autre, qui passait encore pour plus sage que le premier ; je trouvai la même chose, et je me fis là de nouveaux ennemis. Cependant je ne me rebutai point ; je sentais bien quelles haines je faisais naître à mon égard ; j’en étais affligé, effrayé même. Malgré cela, je crus que je devais préférer à toutes choses la voix du dieu, et, pour en trouver le véritable sens, aller de porte en porte chez tous ceux (22a) qui avaient le plus de réputation et, je vous jure, Athéniens, car il faut vous dire la vérité, que tel est le résultat auquel aboutirent mes recherches : ceux qu’on vantait le plus me donnèrent le moins de satisfaction, et ceux dont on n’avait aucune opinion, je les trouvai beaucoup plus près de la sagesse. Mais il faut achever de vous raconter mon errance et les travaux que j’entrepris pour m’assurer de la vérité de l’oracle. Auprès des poètes Après les politiques, je m’adressai (22b) aux poètes, tant à ceux qui font des tragédies qu’aux poètes auteurs de dithyrambes et autres, ne doutant point de prendre là, sur le fait, mon ignorance et leur supériorité. Prenant ceux de
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leurs ouvrages qui me paraissaient travaillés avec le plus de soin et désirant m’instruire de leur entretien, je leur demandai ce qu’ils avaient voulu dire. J’ai honte, Athéniens, de vous dire la vérité ; mais il faut pourtant vous la dire. De tous ceux qui étaient là présents, presque tous auraient été capables de rendre compte de ces poèmes mieux que ceux qui les avaient faits. Je reconnus donc bientôt que ce n’est pas la raison qui dirige le poète, mais une sorte d’inspiration naturelle, (22c) un enthousiasme semblable à celui qui transporte le prophète et le devin, qui disent tous de fort belles choses mais sans rien comprendre à ce qu’ils disent. Les poètes me parurent dans le même cas, et je m’aperçus en même temps qu’à cause de leur talent pour la poésie, ils se croyaient sur tout le reste les plus sages des hommes ; ce qu’ils n’étaient en aucune manière. Je les quittai donc, persuadé que j’avais sur eux le même avantage que celui qui m’avait mis au-dessus des hommes politiques.
Le terme artisan désigne tous ceux qui pratiquent un métier manuel. Notre distinction entre artisans et artistes est tardive ; elle date de la Renaissance.
Auprès des gens de métier (22d) Des poètes, je passai aux artisans. J’avais conscience de ne rien connaître aux métiers et j’étais bien persuadé que les artisans possédaient mille secrets admirables, en quoi je ne me trompais point. Ils savaient bien des choses que j’ignorais ; et en cela ils étaient beaucoup plus habiles que moi. Mais, Athéniens, les plus habiles me parurent tomber dans les mêmes défauts que les poètes : chacun d’eux, parce qu’il excellait dans son art, se croyait le plus savant dans les choses les plus importantes, et cette folle présomption (22e) éclipsait le savoir qui était le leur, de sorte que, me mettant à la place de l’oracle, et me demandant à moi-même lequel j’aimerais mieux : ou être tel que je suis, sans leur savoir et aussi sans leur ignorance, ou avoir leur sagesse et aussi leur ignorance ; je me répondis à moi-même et à l’oracle que j’aimais mieux être comme je suis.
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LES CONSÉQUENCES DE CES ENQUÊTES Ce sont ces recherches, Athéniens, qui ont excité contre (23a) moi tant d’inimitiés, qui ont fait naître toutes les calomnies répandues sur mon compte, et créé ma réputation de sage ; car tous ceux qui m’entendent croient que je sais toutes les choses sur lesquelles je démasque l’ignorance des autres. Mais, Athéniens, la vérité est qu’Apollon seul est sage, et qu’il a voulu dire seulement, par son oracle, que toute la sagesse humaine n’est pas grand-chose, ou même qu’elle n’est rien. Il est évident que l’oracle ne parle pas ici de moi, mais qu’il s’est servi de mon nom comme d’un (23b) exemple, comme pour dire à tous les hommes : « Le plus sage d’entre vous, c’est celui qui, comme Socrate, reconnaît que sa sagesse n’est rien. » Convaincu de cette vérité, mais pour m’en assurer encore davantage, et pour obéir au dieu, je continue ces recherches et je vais, examinant tous ceux de nos concitoyens et des étrangers en qui j’espère trouver la vraie sagesse ; et quand je ne l’y trouve point, je sers d’interprète à l’oracle, en leur faisant voir à tous qu’ils ne sont point sages. Cela m’occupe si fort, que je n’ai pas eu le temps d’être un peu utile à la cité, ni à ma (23c) famille, et mon dévouement au service du dieu m’a mis dans une pauvreté extrême. D’ailleurs, beaucoup de jeunes gens, qui ont du loisir et qui appartiennent à de riches familles, s’attachent à moi, et prennent un grand plaisir à voir de quelle manière je mets les hommes à l’épreuve ; eux-mêmes ensuite tâchent de m’imiter, et se mettent à examiner ceux qu’ils rencontrent. Je ne doute pas qu’ils trouvent une abondante moisson, car il ne manque pas de gens qui croient tout savoir bien qu’ils ne sachent rien, ou très peu de chose. Tous ceux que ces jeunes gens convainquent ainsi d’ignorance s’en prennent à moi, et non pas à eux, et vont disant qu’il y a un certain Socrate, (23d) qui est une vraie peste pour les jeunes gens ; et quand on leur demande ce que fait ce Socrate, ou ce qu’il enseigne, ils n’en savent rien ; mais, pour ne pas avoir l’air d’être dans
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l’embarras, ils mettent en avant ces accusations banales qu’on fait ordinairement aux philosophes : il recherche ce qui se passe dans le ciel et sous la terre ; il ne croit pas aux dieux et il rend bonnes les plus mauvaises causes ; car ils n’osent dire ce qui en est en réalité : que Socrate les prend sur le fait, et montre qu’ils (23e) font semblant de savoir bien qu’ils ne sachent rien. Ambitieux, actifs et nombreux, parlant de moi de manière convaincante et avec une éloquence fort capable de séduire, ils vous ont depuis longtemps et sans relâche rempli les oreilles des plus perfides calomnies. Aujourd’hui ils m’envoient Mélétos, Anytos et Lycon* pour m’attaquer, (24a) Mélétos reprenant à son compte l’hostilité des poètes ; Anytos celle des politiques et des artisans et Lycon celle des orateurs. C’est pourquoi, comme je le disais au commencement, je regarderais comme un miracle si, en aussi peu de temps, je pouvais détruire une calomnie qui a déjà de vieilles racines dans vos esprits. Vous avez entendu, Athéniens, la vérité toute pure ; je ne vous cache rien et vous parle sans réserve, quoique je n’ignore pas que tout ce que je dis ne fait que me rendre encore plus haïssable à vos yeux. C’est cela même qui prouve que je dis la vérité et que (24b) je ne me suis pas trompé sur la source de ces calomnies. Vous vous en convaincrez aisément, si vous voulez vous donner la peine de vous interroger plus profondément là-dessus, maintenant ou plus tard.
LA RÉFUTATION DES ACCUSATIONS RÉCENTES INTERROGATOIRE DE MÉLÉTOS Voilà contre mes premiers accusateurs une défense suffisante ; venons maintenant aux plus récents, et tâchons de répondre à Mélétos, cet homme de bien, si attaché à sa patrie, à ce qu’il prétend. Reprenons cette dernière accusation comme nous avons fait avec la première. Voici à peu près comment elle se présente : Socrate est coupable de cor-
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rompre les jeunes gens ; il ne reconnaît pas les dieux de la cité, et met à (24c) la place de nouvelles divinités. Voilà l’accusation ; examinons-la point par point, l’un après l’autre. Sur l’accusation de corruption de la jeunesse Mélétos dit que je suis coupable de corrompre les jeunes gens. Et moi, Athéniens, je dis que c’est Mélétos qui est coupable, parce qu’il se fait un jeu des choses sérieuses, et traduit à la légère les gens en justice pour faire semblant de prendre au sérieux beaucoup de choses dont il ne s’est jamais soucié le moins du monde. Je m’en vais vous le prouver. Viens ici, Mélétos ; dis-moi : n’attaches-tu pas une grande importance à ce que (24d) les jeunes gens soient les meilleurs possible ? MÉLÉTOS : Moi ? Très certainement. SOCRATE : Eh bien donc, dis à nos juges qui est capable de rendre les jeunes gens meilleurs ? Car il ne faut pas douter que tu le saches, puisque cela te préoccupe si fort. Puisque tu as découvert celui qui les corrompt et que tu l’as dénoncé devant ce tribunal, il faut que tu dises qui est celui qui peut les rendre meilleurs. Parle, Mélétos... Tu vois que tu restes silencieux et ne sais que répondre. Cela ne te semble-t-il pas honteux, et n’est-ce pas une preuve certaine que tu ne t’es jamais soucié de l’éducation de la jeunesse ? Mais, encore une fois, digne Mélétos, dis-nous qui peut rendre les jeunes gens meilleurs ? MÉLÉTOS : (24e) Les lois. SOCRATE : Ce n’est pas là, excellent Mélétos, ce que je te demande. Je te demande qui ? Quel est cet homme ? Car il est bien certain que la première chose qu’il faut que cet homme connaisse, ce sont les lois. MÉLÉTOS : Ceux que tu vois ici, Socrate ; les juges. SOCRATE : Comment dis-tu, Mélétos ? Ces juges sont capables d’instruire les jeunes gens et de les rendre meilleurs ? MÉLÉTOS : Certainement. SOCRATE : Sont-ce tous ces juges, ou y en a-t-il parmi eux qui le peuvent et d’autres qui ne le peuvent pas ?
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Ne pas reconnaître les dieux de la cité ne signifie pas ne pas croire aux dieux, ce qui serait synonyme d’athéisme. On verra que, sur la base de cette formulation, Socrate amènera Mélétos à se contredire.
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MÉLÉTOS : Tous le peuvent, sans exception. SOCRATE : Par Héra! quelle bonne nouvelle que voilà! Tu nous as trouvé un grand nombre de bons précepteurs. Mais poursuivons : et tous ces citoyens qui nous écoutent, peuvent-ils aussi rendre les jeunes (25a) gens meilleurs, ou ne le peuvent-ils pas ? MÉLÉTOS : Ils le peuvent aussi. SOCRATE : Et les membres du Conseil ? MÉLÉTOS : Eux aussi. SOCRATE : Mais, mon cher Mélétos, tous ceux qui assistent aux assemblées du peuple ne pourraient-ils donc pas corrompre la jeunesse, ou sont-ils aussi tous capables de la rendre meilleure ? MÉLÉTOS : Ils en sont tous capables. SOCRATE : Ainsi, selon toi, tous les Athéniens peuvent être utiles à la jeunesse, sauf moi ? Il n’y a que moi qui la corrompe. N’est-ce pas là ce que tu dis ? MÉLÉTOS : C’est tout à fait ce que je dis. SOCRATE : Si j’en crois ce dont tu m’accuses, c’est vraiment ma malchance! Mais continue de me répondre. Te semblet-il qu’il en soit de même des chevaux ? Tous les hommes (25b) peuvent-ils les rendre meilleurs, et n’y en a-t-il qu’un seul qui ait le secret de les rendre pire qu’ils sont ? Ou estce tout le contraire ? N’y a-t-il qu’un seul homme, ou un bien petit nombre, à savoir les éleveurs de chevaux, qui soient capables de les dresser ? Et les autres hommes, s’ils veulent les monter et s’en servir, ne les corrompent-ils pas ? N’en est-il pas de même de tous les animaux ? Oui, sans doute, qu’Anytos et toi, vous en conveniez ou non. En vérité, ce serait un grand bonheur pour la jeunesse qu’il n’y eût (25c) qu’un seul homme qui puisse la corrompre et que tous les autres puissent la rendre meilleure. Mais tu as suffisamment prouvé, Mélétos, que l’éducation de la jeunesse ne t’a jamais fort inquiété et tes discours viennent de faire paraître clairement que tu ne t’es jamais soucié de la cause même pour laquelle tu me poursuis. D’ailleurs, je t’en prie, au nom de Zeus, Mélétos, réponds à ceci : lequel est le plus avantageux, d’habiter avec des gens
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de bien ou d’habiter avec des méchants ? Réponds-moi, mon ami, car je ne te demande rien de difficile. N’est-il pas vrai que les méchants font toujours quelque mal à ceux qui les fréquentent, et que les bons font toujours quelque bien à ceux qui vivent auprès d’eux ? MÉLÉTOS : Sans doute. SOCRATE : (25d) Y a-t-il donc quelqu’un qui aime mieux être mal traité par ceux qu’il fréquente, que d’être bien traité ? Réponds-moi, Mélétos ; car la loi ordonne de répondre. Y a-t-il quelqu’un qui aime mieux être mal traité ? MÉLÉTOS : Non, il n’y a personne. SOCRATE : Mais voyons, quand tu m’accuses de corrompre la jeunesse et de la rendre plus méchante, dis-tu que je la corromps volontairement ou sans le vouloir ? MÉLÉTOS : Volontairement, j’en suis sûr. SOCRATE : Quoi donc! Mélétos, à ton âge, ta sagesse surpasse-t-elle de si loin la mienne à l’âge où je suis parvenu, que tu saches fort bien que les méchants font toujours du mal à ceux qui (25e) les fréquentent et que les bons leur font du bien, et que moi je sois ignorant au point de ne pas savoir qu’en rendant méchant quelqu’un de ceux qui me fréquente, je m’expose à en recevoir du mal ? Et je courrais un tel risque en le voulant et le sachant ? En cela, Mélétos, je ne te crois pas, et je ne pense pas qu’il y ait un homme au monde qui puisse te croire. Il faut de deux choses l’une : ou que je ne corrompe pas les (26a) jeunes gens ; ou, si je les corromps, que ce soit involontairement et sans le savoir ; dans tous les cas, tu es un imposteur. Si c’est malgré moi que je corromps la jeunesse, la loi ne veut pas qu’on traduise en justice pour des fautes involontaires, mais elle veut plutôt qu’on prenne en particulier ceux qui les commettent et qu’on les instruise ; car il est bien sûr qu’étant instruit, je cesserai de faire ce que je fais malgré moi. Mais tu t’es bien gardé de cela ; tu n’as pas voulu me voir et m’instruire et tu me traduis devant ce tribunal où la loi veut qu’on cite ceux qui ont mérité des punitions, et non pas ceux qui n’ont besoin que d’avertissements. Ainsi, Athéniens, voilà une (26b) preuve bien évidente de ce que
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je vous disais : Mélétos ne s’est jamais mis en peine de toutes ces choses-là, et il n’y a jamais pensé. Mais voyons ; dis-nous donc comment je corromps les jeunes gens ? N’est-ce pas, selon ta dénonciation écrite, en leur apprenant à ne pas reconnaître les dieux que reconnaît la cité, et en les remplaçant par de nouvelles divinités ? N’est-ce pas là ce que tu dis ? MÉLÉTOS : Oui, c’est tout à fait cela.
Le soleil et la lune étaient considérés comme des dieux par la plupart des Grecs bien qu’ils ne fissent l’objet d’aucun culte, à la différence des dieux de l’Olympe.
Lʼorchestre désigne à la fois la partie du théâtre où évoluait le chœur et un coin de lʼagora où on pouvait se procurer des livres ou les entendre lire à haute voix.
Sur l’accusation d’athéisme SOCRATE : Mélétos, au nom de ces mêmes dieux dont il s’agit maintenant, explique-toi d’une manière un (26c) peu plus claire, et pour moi et pour ces juges, car je ne comprends pas si tu m’accuses d’enseigner qu’il y a bien des dieux (et dans ce cas, si je crois qu’il y a des dieux, je ne suis donc pas entièrement athée, et ce n’est pas ce dont je suis coupable), mais des dieux qui ne sont pas ceux de la cité. Estce là ce dont tu m’accuses ? Ou bien m’accuses-tu de ne reconnaître aucun dieu et d’enseigner aux autres à n’en reconnaître aucun ? MÉLÉTOS : (26d) Je t’accuse de ne reconnaître aucun dieu. SOCRATE : Ô merveilleux Mélétos! pourquoi dis-tu cela ? Quoi! je ne crois pas, comme les autres hommes, que le soleil et la lune sont des dieux ? MÉLÉTOS : Non, par Zeus, Athéniens, il ne le croit pas ; car il dit que le soleil est une pierre, et la lune une terre. SOCRATE : Tu crois accuser Anaxagore, mon cher Mélétos, et ce faisant, tu méprises nos juges en les croyant assez ignorants pour penser qu’ils ne savent pas que les livres d’Anaxagore de Clazomènes sont pleins de pareilles assertions. D’ailleurs, les jeunes gens viendraient-ils chercher auprès de moi avec tant d’empressement une doctrine qu’ils pourraient aller à tout moment entendre lire à (26e) l’orchestre pour une drachme tout au plus, et qui leur donnerait une belle occasion de se moquer de Socrate, s’il s’attribuait ainsi des opinions qui ne sont pas à lui et qui sont si étranges et si absurdes ? Mais dis-moi, au nom de Zeus, prétends-tu que je ne reconnais aucun dieu.
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MÉLÉTOS : Oui, par Zeus, tu n’en reconnais aucun. SOCRATE : En vérité, Mélétos, tu dis là des choses incroyables et auxquelles toi-même, à ce qu’il me semble, tu ne crois pas. Pour moi, Athéniens, il me paraît que Mélétos est un impertinent qui n’a intenté cette accusation que pour m’insulter, et avec une audace propre à la jeunesse. Il est venu ici (27a) pour me tenter, en proposant une énigme, et disant en lui-même : voyons si Socrate, cet homme qui passe pour si sage, reconnaîtra que je me moque et que je dis des choses qui se contredisent, ou si je le tromperai, lui et tous les auditeurs. En effet, il paraît entièrement se contredire dans son accusation ; c’est comme s’il disait : Socrate est coupable de ne reconnaître aucun dieu et de reconnaître des dieux. Vraiment c’est là se moquer. Suivez-moi, je vous en prie, Athéniens, et examinez avec moi en quoi je pense qu’il se contredit. Réponds, (27b) Mélétos ; et vous, juges, comme je vous en ai priés au début, souffrez que je parle ici à ma manière ordinaire. Dis, Mélétos ; y a-t-il quelqu’un dans le monde qui croie qu’il y ait des choses humaines, et qui ne croie pas qu’il y ait des hommes ?... Juges, ordonnez qu’il réponde et qu’il ne fasse pas tant de tapage. Y a-t-il quelqu’un qui croie qu’il y a des règles pour dresser les chevaux, et qu’il n’y a pas de chevaux ? Des airs de flûte, et pas de joueurs de flûte ?... Non, il n’y a personne, excellent Mélétos. C’est moi qui te le dis, puisque tu ne veux pas répondre, et qui le dis à toute l’assemblée. Mais réponds à ceci : y a-t-il quelqu’un qui croie en la réalité des choses démoniques et qui croie (27c) pourtant qu’il n’y a point de démons ? MÉLÉTOS : Non, sans doute. SOCRATE : Merci de répondre enfin, même à grand peine, quand les juges t’y forcent! Ainsi tu conviens que je crois à la réalité des choses démoniques et que c’est là ce que j’enseigne, que ces choses soient nouvelles ou anciennes. Toujours est-il que, d’après toi-même, je crois en des choses démoniques ; tu l’as juré dans ton accusation. Mais si je reconnais la réalité des choses démoniques, il faut né-
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La loi permettait à l’accusé d’interroger son accusateur et celui-ci était obligé de répondre.
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Chez Platon en particulier, les démons sont des sortes d’êtres intermédiaires entre les dieux et les hommes. Ils n’ont en aucun cas une connotation diabolique.
Nymphes Divinités secondaires et bienfaisantes considérées comme étant filles de Zeus et du Ciel et qui peuplent montagnes, forêts, bocages et rivières.
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cessairement que je croie en la réalité des démons ; n’est-ce pas ?... Oui, sans doute ; car je prends ton silence pour un consentement. Or, ne regardons-nous (27d) pas les démons comme des dieux, ou des enfants des dieux ? En conviens-tu, oui ou non ? MÉLÉTOS : J’en conviens. SOCRATE : Et par conséquent, puisque j’admets, de ton propre aveu, qu’il y a des démons, et que les démons sont des dieux, voilà bien la preuve de ce que je disais : que tu viens nous proposer des énigmes et te divertir à mes dépens en disant que je ne reconnais point de dieux, et que pourtant je reconnais des dieux, puisque je reconnais des démons. Et si les démons sont enfants des dieux, enfants bâtards, à la vérité, puisqu’ils les ont eus de nymphes ou, dit-on aussi, de simples mortelles, qui pourrait croire qu’il y a des enfants des dieux et qu’il n’y ait pas des dieux ? (27e) Cela serait aussi absurde que de croire qu’il y a des mulets nés de chevaux ou d’ânes et qu’il n’y a ni ânes ni chevaux. Ainsi, Mélétos, il ne se peut pas que tu m’aies intenté cette action sans l’arrière-pensée de me mettre à l’épreuve ou faute de trouver un prétexte légitime pour me citer devant ce tribunal ; car il est tout à fait impossible que tu puisses convaincre jamais quelqu’un d’un peu de bon sens que le même homme puisse croire qu’il y a des choses démoniques et croire aux dieux, (28a) et pourtant qu’il n’y a ni démons, ni dieux, ni héros.
DEUXIÈME DISCOURS SOCRATE EXPOSE LA NATURE ET LE SENS DE SA MISSION Mais je n’ai pas besoin d’une plus longue défense, Athéniens ; et ce que je viens de dire suffit, il me semble, pour faire voir que je ne suis pas coupable, et que l’accusation de Mélétos est sans fondement. Quant à ce que je vous disais au début, que j’ai contre moi de vives et nombreuses inimitiés, soyez bien persuadés qu’il en est ainsi. Et ce qui me perdra si je suis condamné, ce ne sera ni Mélétos ni Any-
Imprimé sur papier contenant 100% de fibres recyclées postconsommation.
CODE DE PRODUIT : 211121 ISBN 978-2-7617-2716-7
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EUTHYPHRON
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La collection PHILOSOPHIES VIVANTES présente des œuvres de philosophes majeurs, d’hier et d’aujourd’hui, choisies pour leur contribution à l’histoire des idées et leur pertinence pour l’approfondissement de notre réflexion sur des sujets contemporains. Dans une perspective pédagogique, les textes originaux s’accompagnent d’informations et de pistes d’analyse essentielles à leur étude. Rendre la philosophie vivante, c’est nous permettre d’amorcer un dialogue direct avec ces auteurs et, dans cet échange, de stimuler notre pensée, d’aiguiser notre esprit critique et d’enrichir notre connaissance du monde.
Précédés de
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Céline Garneau a fait des études de philosophie et de sociologie à l’Université de Montréal et a été professeure de philosophie au Collège Édouard-Montpetit de Longueuil de 1967 à 2002. Elle a également publié Gorgias dans la même collection.
APOLOGIE DE SOCRATE CRITON
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Plus qu’un compte rendu ou un récit biographique, chacun de ces textes témoigne d’une existence tout entière consacrée à la philosophie, comprise et vécue comme soin de l’âme et recherche ardente de la justice et du bien.
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Euthyphron, Apologie de Socrate et Criton sont les trois premiers dialogues de Platon, écrits peu de temps après la mort de Socrate. Euthyphron, une enquête sur l’essence de la piété, sert de préambule aux deux autres : Apologie de Socrate, qui porte sur le procès et la condamnation à mort de Socrate pour cause d’impiété, et Criton, sur les raisons justifiant son refus de s’évader.
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Pas seulement aujourd’hui mais depuis toujours, je suis de nature à me laisser persuader par rien d’autre que par la raison qui m’apparaît la mieux argumentée (Criton, 46b).
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APOLOGIE DE SOCRATE - CRITON - PRÉCÉDÉS DE EUTHYPHRON
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