Questions éthiques_Comment doit-on vivre

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Jean-Pierre Légaré

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Questions

ÉTHIQUES Comment doit-on vivre ?

Jean-Pierre Légaré Jean-Pierre Légaré a enseigné la philosophie au Cégep de Joliette (1973-1981) et au Cégep de SaintJérôme (1981-2011).

CODE DE PRODUIT : 214948 ISBN 978-2-7617-6773-6

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Jean-Pierre Légaré

Questions

ÉTHIQUES Comment doit-on vivre ?

QUESTIONS ÉTHIQUES - COMMENT DOIT-ON VIVRE ?

Imaginons qu’une personne projette d’accomplir une action et qu’elle se demande si elle doit agir ainsi. Elle peut envisager trois types de raisons différentes. Elle peut évoquer les conséquences bénéfiques de cette action : si elle agissait ainsi, un plus grand nombre d’individus seraient plus heureux ou, à tout le moins, ils seraient moins malheureux. Ce type de raisons relève d’une perspective conséquentialiste, car l’évaluation morale de cette action est faite en fonction des conséquences sur autrui. Cette personne peut aussi s’en remettre à une règle morale obligatoire qui lui prescrit d’agir ainsi. Ce type de raisons relève alors d’une perspective déontologiste, selon laquelle chaque action doit être jugée selon sa conformité à certains devoirs. Finalement, cette personne peut considérer le trait de caractère dont l’action serait une expression représentative. Ainsi, elle pourrait penser que cette action serait celle qu’accomplirait une personne dotée d’une certaine vertu, c’est-à-dire une disposition acquise à faire le bien et qui s’enracine dans le caractère d’un individu. Par exemple, elle peut se demander comment agirait une personne juste, courageuse ou prudente dans la situation singulière qui est la sienne présentement. Dans cet ouvrage, nous avons choisi d’examiner la perspective axée sur les vertus. Chaque chapitre porte sur une question spécifique, et chacune d’elles entretient un rapport avec les vertus. Aborder les questions éthiques sous cet angle, c’est tenter de mieux comprendre le rôle que peuvent jouer les vertus dans la vie d’une personne. Pourquoi devrait-on souhaiter posséder des vertus et en quoi sont-elles nécessaires ? Que signifie, sur le plan moral, le fait d’acquérir et de posséder des vertus ? Quel type de personne veut-on devenir ? Les questions traitées dans cet ouvrage sont les suivantes : • Est-il indispensable d’être vertueux ? • Peut-on apaiser ou éviter la souffrance ? • Pour quelle raison devrait-on mener une vie juste ? • Peut-on et doit-on tout pardonner ? • Quelles sont les conditions du bonheur ? Les cinq chapitres ont été rédigés selon une même formule. Chaque chapitre commence par une mise en situation tirée d’une œuvre littéraire et qui suscite une question éthique. Cette situation est ensuite analysée à la lumière du point de vue des grands philosophes qui ont réfléchi sur cette question.

plus



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JEAN-PIERRE LÉGARÉ

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ÉTHIQUES Comment doit-on vivre ?

9001, boul. Louis-H.-La Fontaine, Anjou (Québec) Canada H1J 2C5 Téléphone : 514-351-6010 • Télécopieur : 514-351-3534


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Direction de l’édition Philippe Launaz Direction de la production Danielle Latendresse Direction de la coordination Rodolphe Courcy Charge de projet et révision linguistique Jean-Pierre Regnault Correction d’épreuves Odile Dallaserra Réalisation graphique Les Productions Faire Savoir inc.

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Les Éditions CEC inc. remercient le gouvernement du Québec de l’aide financière accordée à l’édition de cet ouvrage par l’entremise du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres, administré par la SODEC. Questions éthiques. Comment doit-on vivre ? © 2014, Les Éditions CEC inc. 9001, boul. Louis-H.-La Fontaine Anjou (Québec) H1J 2C5 Tous droits réservés. Il est interdit de reproduire, d’adapter ou de traduire l’ensemble ou toute partie de cet ouvrage sans l’autorisation écrite du propriétaire du copyright. Dépôt légal : 2014 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada ISBN : 978-2-7617-6773-6 Imprimé au Canada 1 2 3 4 5 18 17 16 15 14

L’ éditeur tient à remercier les professeurs dont les noms suivent pour leurs judicieuses suggestions, leur grande disponibilité et leur professionnalisme. Benjamin Bélair, Collège Montmorency Frédéric Châtillon, Collège Rosemont Jean-Marc Girard, Cégep de Chicoutimi Emmanuelle Marceau, Cégep du Vieux Montréal Sylvie Rochon, Cégep Saint-Jean-sur-Richelieu Joan Sénéchal, Collège Ahuntsic Sources iconographiques supplémentaires Page couverture : 75285766 © Shutterstock/Masson Pour tous les documents mis à disposition aux conditions de la licence Creative Commons (version 3.0 et précédentes), les adresses sont les suivantes : CC-BY (Paternité) : <creativecommons.org/licenses/by/3.0/ deed.fr_CA> CC-BY-SA (Paternité - Partage des conditions initiales à l’identique) : <creativecommons.org/licenses/bysa/3.0/deed.fr_CA>


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CARACTÉRISTIQUES DE L’OUVRAGE 1. SITUATION

ANALYSE DE LA SITUATION Fort de la compréhension amenée par l’étude de différents points de vue de philosophes, le lecteur fait un retour sur la question posée afin d’y répondre de façon fondée.

SOLON D’ATHÈNES ET LE ROI CRÉSUS Dans le Livre I de ses Histoires46, l’historien grec Hérodote (v.~484-v.~425) raconte quelques épisodes de la vie du roi Crésus. Alors qu’il était au sommet de sa prospérité, ce roi de Lydie reçut un jour la visite de Solon d’’Athènes. Solon jouissait d’’une grande renommée : il avait donné à Athènes de nouvelles lois et il était considéré comme un personnage important. Hébergé par Crésus dans le palais royal, on lui fit admirer les trésors de son hôte afin de lui montrer que tout était magnificence et opulence. Lorsque Solon eut tout regardé, Crésus lui posa la question suivante : « As-tu déjà vu un homme qui soit le plus heureux du monde ? » On se doute bien que Crésus posait cette question dans l’intention de se faire dire qu’il était le plus heureux des hommes. Mais Solon lui répondit, avec toute la sincérité qu’on lui connaissait : « Oui, roi : j’ai connu un homme qui fut le plus heureux de tous. C’est Tellos d’Athènes. » Surpris par cette réponse, Crésus demanda une explication, et Solon de répondre : « Tellos a eu des fils beaux et bons; il possédait une fortune personnelle qui l’a toujours placé à l’abri du besoin et il a eu la chance d’avoir une fin de vie brillante. Dans un combat livré contre l’ennemi par les Athéniens, il marcha courageusement et mourut glorieusement. Les Athéniens l’ensevelirent aux frais de la Cité à l’endroit même où il périt, et lui rendirent les honneurs qu’il méritait. »

SITUATION Chaque question éthique est présentée à l’aide d’un récit emprunté à la littérature qui met en scène la problématique envisagée.

En faisant ainsi l’éloge du bonheur de Tellos, Solon avait froissé Crésus, qui ne manqua pas de le questionner à nouveau. Crésus lui demanda qui, de tous les hommes qu’il avait connus, était le second à être le plus heureux après Tellos. Le roi était fermement persuadé que la seconde place lui revenait, mais, à son grand désarroi, Solon répondit : « Cléobis et Biton ». Cette fois, Solon n’attendit pas qu’on lui demande une explication, car il savait bien que, s’il ne disait pas sur quoi son opinion était fondée, Crésus le lui demanderait : « Cléobis et Biton possédaient une fortune suffisante. De plus, ils jouissaient d’une force Crésus montrant ses richesses à Solon par Gaspar van den Hoecke (v. 1630). physique exceptionnelle : tous deux avaient remporté de nombreux prix dans les concours, et on raconte d’eux cette histoire. Un jour de fête en l’honneur d’Héra, déesse du mariage et protectrice des femmes mariées, il fallait absolument que leur mère, qui était prêtresse de la déesse, fût transportée au sanctuaire par un attelage. Comme les bœufs n’étaient pas encore revenus des champs, et dans l’impossibilité d’attendre davantage, Cléobis et Biton se mirent eux-mêmes à la place des bœufs et traînèrent le char où leur mère avait pris place; ils la transportèrent ainsi sur une distance de quarante-cinq stades47 et arrivèrent à temps pour la cérémonie, malgré une chaleur accablante. Cet exploit fut accompli au vu et au su de

2. PROBLÉMATIQUE Quand on lit le récit du gardien de prison, on s’aperçoit qu’il a accompli une action mauvaise en tuant le voisin de cellule de Marcel et en lui mettant ce crime sur le dos. Le gardien aurait-il pu agir autrement ? Par exemple, aurait-il pu se réjouir de la libération de son ami, ce qui aurait eu pour conséquence qu’il n’aurait pas agi comme il l’a fait ? Aurait-il fallu qu’il soit autre pour agir tout autrement ? L’hypothèse que nous formulons est une réponse par l’affirmative à la question précédente. Autrement dit, il aurait fallu que le gardien ait possédé une autre manière d’être pour qu’il ait agi différemment : une manière d’être vertueuse.

L’HOMME MÉCHANT EST VICTIME DE SON IGNORANCE Il en va de même de l’homme qui pose des actions mauvaises. Il est, lui aussi, victime de son ignorance. Il croit assurer son bonheur en posant de telles actions, mais en réalité, en croyant assurer son bonheur de cette manière, il est uniquement victime de son ignorance. Il ne sait pas comment choisir correctement les choses bonnes. Celui qui pose des actions mauvaises se nuit à lui-même mais, au moment où il pose de telles actions, il ne le sait pas. Il ne sait pas que la chose bonne qu’il vise à obtenir au moyen de l’action mauvaise est une chose qui ne mérite pas de l’emporter et qu’elle lui prépare des souffrances97 supérieures à ce qu’elle lui donne comme plaisirs. Celui qui agit mal est donc voué à devenir malheureux, à plus ou moins brève échéance, puisqu’il ne peut trouver l’harmonie intérieure que seule procure la vertu.

46. HÉRODOTE, Histoires (Livre I : Clio). 47. Le stade est une mesure de longueur de la Grèce antique (environ 180 mètres).

Peut-on apaiser ou éviter la souffrance ?

3. LE POINT DE VUE DES PHILOSOPHES

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Si quelqu’un fait le mal, c’est donc par ignorance. Socrate veut dire que le mal moral est la conséquence d’une maladie de l’âme, et que cette maladie est l’ignorance du vrai bien que l’on doit poursuivre. Or, le vrai bien, c’est la satisfaction d’agir comme il faut, c’est-à-dire en conformité avec les vertus.

Afin d’examiner la nature des différentes vertus et leur nécessité, nous présentons quelques éléments de la pensée d’André Comte-Sponville, Vladimir Jankélévitch, Alain, Spinoza, Pascal, Montaigne, saint Thomas, Épicure, Aristote et Socrate. Le courage, la fidélité, la gratitude, la tempérance, la prudence et la justice sont les vertus à partir desquelles nous allons nous interroger sur la nécessité d’être une personne vertueuse.

4. ANALYSE DE LA SITUATION

Le courage, qu’on peut définir comme la capacité de surmonter la peur, peut servir à tout, au bien comme au mal2. Un terroriste, quelle que soit l’action qu’il envisage de poser, peut bien faire preuve de courage en surmontant la peur qui l’étreint avant de passer à l’acte, mais est-ce bien là une vertu ? Certes non, puisque le courage dans le mal, pour le mal, n’est pas une vertu. Quand le courage est-il moralement estimable ? Le courage, comme nous le définissons, ne devient une vertu qu’au service d’autrui ou d’une cause généreuse. Le courage est une condition nécessaire de la moralité, tout comme la prudence. Sans la prudence, un individu ne pourrait agir de manière juste, car il ne saurait comment combattre l’injustice ; il ne saurait quels moyens utiliser pour atteindre sa fin. « Le courage suppose la peur », écrit Comte-Sponville. De même, sans le courage, il n’oserait agir, reculant devant les risques que son action suppose. Il est donc impossible que l’imprudent et le lâche soient réellement des personnes justes (d’une justice en acte, qui est la vraie justice), car l’un ne saurait comment combattre l’injustice, alors que l’autre n’oserait le faire.

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LE COURAGE

2. ANDRÉ COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes vertus, Paris, Presses Universitaires de France, collection « Perspectives Critiques », 3e édition, 1998. Cette section est un résumé du chapitre sur le courage, p.59-79.

Est-il indispensable d’être vertueux ?

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Revenons au récit du berger Gygès. Avant qu’il ne découvre la bague, Gygès se conduisait toujours comme une personne morale. En l’observant, on aurait pu croire qu’il était réellement un homme juste. Mais en réalité, il ne l’était pas, puisqu’à partir du moment où il a pu commettre l’injustice en toute impunité grâce à l’invisibilité procurée par la bague magique, il s’est mis à poser des actions mauvaises. Il a profité de ce pouvoir extraordinaire pour commettre des actions injustes tout en continuant de passer pour une personne juste.

PROBLÉMATIQUE – LE POINT DE VUE DES PHILOSOPHES La situation exposée est ensuite analysée à la lumière du point de vue de philosophes de différentes époques qui peuvent fournir des éléments de réponse à la question soulevée.

QUESTIONS – EXERCICES En fin de chapitre, des questions et des exercices permettent au lecteur d’utiliser les concepts et les réflexions développés afin d’envisager des questions éthiques de façon autonome et critique.

IL EST BON DE COMMETTRE L’INJUSTICE (THRASYMAQUE) À la lumière des actions mauvaises commises par Gygès, et en l’absence de tout remords de sa part, nous pouvons affirmer qu’il partage le point de vue de Thrasymaque selon lequel il est bon de commettre l’injustice, lorsqu’on peut la commettre en toute impunité. Gygès se dit qu’il serait « fou » de respecter les lois et les règles de la morale puisqu’il a la chance de profiter des avantages de commettre l’injustice sans qu’on le soupçonne.

ON NE DOIT JAMAIS COMMETTRE L’INJUSTICE (SOCRATE) L’avis de Socrate est tout à fait contraire à celui de Thrasymaque. Il soutient plutôt la thèse selon laquelle les biens non moraux (comme la force physique, le prestige, le pouvoir, la richesse, etc.) n’ont aucune valeur s’ils sont disjoints de la vertu, autrement dit dissociés d’une conduite qui accorde la plus haute importance au fait de mener une vie bonne. Les biens non moraux que poursuit Gygès grâce à son pouvoir d’invisibilité n’ont donc aucune valeur aux yeux de Socrate. Selon lui, Gygès est un homme injuste et affecté par une maladie de l’âme, qui est l’ignorance du vrai bien. 97. De quelle nature sont ces souffrances ? L’homme méchant pourrait connaître l’insatisfaction, le remords, la honte, la réprobation ou la punition.

Pour quelle raison devrait-on mener une vie juste ?

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quand tous n’ont pas les mêmes besoins ? Ce ne serait pas sensé. Serait-il juste d’exiger de tous les mêmes choses, quand tous n’ont pas les mêmes capacités ni les mêmes responsabilités ? Ce serait déraisonnable. Serait-il juste de donner le même salaire à tous, peu importe la nature du travail effectué et les compétences qui y sont rattachées ? Il serait bien difficile de répondre oui. Il faut pourtant un principe qui nous permette de déterminer si une action est juste ou non, si un homme est juste ou non. Quand j’achète une baguette chez mon boulanger, nous y trouvons l’un et l’autre notre compte, car cette transaction est un échange (une baguette pour de l’argent) que l’on peut considérer comme mutuellement avantageux. Autrement dit, cet échange fait l’affaire des deux. Par contre, si je procède à un échange qui m’est désavantageux (supposons que j’échange ma maison pour une baguette), il faut alors que je sois fou, mal informé ou contraint de faire une telle chose, ce qui viderait évidemment cet échange de toute justice.

5. QUESTIONS 1. Peut-on établir une comparaison entre le loup de la fable et le berger Gygès ? 2. Pour quelle raison est-il impossible pour Gygès de ressentir de la honte ? 3. Montrez que la conduite de Gygès confirme l’idée que toute vertu est à la fois puissance et renoncement (Alain). 4. Le philosophe Alain soutient la thèse selon laquelle l’unique fondement de la morale, c’est le devoir de penser. Montrez que Gygès n’a pas respecté ce devoir.

6. EXERCICES 1. Visionnez le clip de Garou sur Youtube intitulé L’injustice. Relevez les scènes d’injustice présentes dans ce clip. Choisissez ensuite l’une de ces scènes et répondez aux questions suivantes : a) Selon vous, quelle est la motivation principale de l’auteur de cette injustice ? b) Peut-on dire qu’il existe des petites injustices et des grandes ? Si oui, qu’est-ce qui les distingue ?

2. Réfléchir sur la justice avec Billy Budd Le roman Billy Budd, marin (Récit intérieur)98 de Herman Melville (1819-1891) met en scène un jeune marin de 21 ans, gabier de misaine99 de la flotte britannique. Les événements se déroulent en 1797. La Grande-Bretagne fait alors la guerre à la France postrévolutionnaire. William « Billy » Budd se trouve un jour arraché à son navire marchand, le Droits de l’homme100, et enrôlé de force à bord d’un vaisseau de guerre, le Bellipotent101, qui avait pris la mer avec un équipage incomplet. Dès que le lieutenant du Bellipotent apparaît devant le capitaine du navire marchand, celui-ci lui demande de ne pas lui enlever Billy :

Que faut-il à un échange pour être juste ? « Profiter de la naïveté d’un enfant, de l’aveuglement d’un fou, de la méprise d’un ignorant ou de la détresse d’un miséreux pour obtenir d’eux, à leur insu ou par la contrainte, un acte contraire à leurs intérêts ou à leurs intentions, c’est être injuste, quand bien même la législation, dans tels ou tels pays ou circonstances, pourrait ne pas s’y opposer formellement29. » Pour être juste, il faut que l’échange s’effectue entre partenaires égaux, au sens où aucune différence (de pouvoir, de savoir, de fortune) ne doit leur imposer un échange qui serait contraire à leurs volontés libres et éclairées. L’égalité dont il est question ici, et qui est essentielle pour qu’il y ait justice, est l’égalité entre les sujets qui échangent, une égalité non pas de fait, mais de droit, ce qui implique que tous les sujets soient également informés et libres, du moins en ce qui concerne leurs intérêts et les conditions de l’échange. Même si une telle égalité n’est jamais complètement réalisée, il n’empêche que les justes sont ceux qui tendent à la réaliser. Pour mieux comprendre ce que veut dire, concrètement, une telle égalité, il vaut la peine de lire l’exemple de Comte-Sponville à ce propos : « Vous vendez une maison, après l’avoir habitée pendant des années : vous la connaissez forcément mieux que tout acheteur possible. Mais la justice est alors d’informer l’acquéreur éventuel de tout vice, apparent ou non, qui pourrait s’y trouver, et même, quoique la loi ne vous y oblige pas, de tel ou tel désagrément du voisinage. Et sans doute nous ne le faisons pas tous, ni toujours, ni complètement. Mais qui ne voit qu’il serait juste de le faire, et que nous sommes injustes en ne le faisant pas ? Un acheteur se présente, à qui vous faites visiter votre maison. Faut-il lui dire que le voisin est un ivrogne, qui hurle après minuit ? Que les murs sont humides en hiver ? Que la charpente est rongée par les termites ? La loi peut le prescrire ou l’ignorer, selon les cas ; mais la justice, toujours le commande. On dira qu’il deviendrait bien difficile, avec une telle exigence, ou bien peu avantageux, de vendre des maisons... Peut-être. Mais où a-t-on vu que la justice soit facile et avantageuse ? Elle n’est telle que pour qui la reçoit ou en bénéficie, et tant mieux pour lui ; mais elle n’est une vertu que chez qui la pratique ou la fait30. »

29. Ibid., p. 90. 30. Ibid, p. 91.

Est-il indispensable d’être vertueux ?

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Lieutenant, vous allez m’enlever le meilleur de mes hommes, la perle de mon équipage. Avant que je n’embarque ce jeune homme, mon équipage était un véritable panier de crabes où l’on se chamaillait au moindre motif. Nous vivions des jours difficiles avant que ne survienne Billy. Non qu’il exhortât mes hommes à mieux se conduire ni qu’il fît rien de particulier en ce sens, mais il se dégageait de lui une vertu qui influençait ceux qu’il côtoyait. Tous mes hommes s’attachèrent à lui, 98. 99. 100. 101.

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HERMAN MELVILLE, Bartleby le scribe, Billy Budd, marin et autres romans, Oeuvres, IV, Édition publiée sous la direction de Philippe Jaworski, Paris, Éditions Gallimard, collection « Bibliothèque la Pléiade », 2010, p.895-982. Le gabier de misaine est le matelot chargé de la manœuvre de la voile du mât placé à l’avant du navire. Melville a choisi de nommer ce navire en référence à un essai de Thomas Paine (1737-1809). Le terme latin bellipotent signifie puissant dans la guerre.

QUESTIONS ÉTHIQUES COMMENT DOIT-ON VIVRE ?

Des encadrés fournissent des informations supplémentaires sur des penseurs influents.

III


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AVANT-PROPOS Nous proposons ici une démarche originale qui permettra aux étudiantes et aux étudiants de développer leur capacité à réfléchir sur des questions d’ordre éthique. Dans cet ouvrage, chaque chapitre porte sur une question spécifique. À la différence d’une approche plus traditionnelle qui privilégie la présentation d’un auteur ou d’une théorie par chapitre, nous avons préféré une approche par questions, plus susceptible d’intéresser les étudiantes et les étudiants qui auront été ou seront amenés, dans la vie réelle, à se poser des questions éthiques. Les questions traitées dans cet ouvrage sont les suivantes : • Est-il indispensable d’être vertueux ? • Peut-on apaiser ou éviter la souffrance ? • Pour quelle raison devrait-on mener une vie juste ? • Peut-on et doit-on tout pardonner ? • Quelles sont les conditions du bonheur ? Les cinq chapitres ont été rédigés autour d’une même formule. Chaque chapitre commence par une mise en situation tirée d’une œuvre littéraire et qui soulève une question de nature éthique. Cette situation est ensuite analysée à la lumière du point de vue des grands philosophes qui ont réfléchi sur cette question. En montrant aux étudiantes et aux étudiants qu’il est possible d’analyser une situation fictive en se référant à la pensée des grands philosophes, nous voulons les aider à découvrir comment le faire lorsqu’une question éthique les préoccupe dans leur vie personnelle. Chaque chapitre est construit selon la structure suivante : 1. Une introduction qui présente l’importance de la question dans le cadre de la vie réelle 2. Une mise en situation fictive 3. La problématique 4. Le point de vue des philosophes 5. Une analyse de la situation 6. Des questions 7. Des exercices Nous avons fait le choix d’aborder des questions éthiques à partir de récits pour une raison principale, et celle-ci concerne le rôle des personnages. Ces personnages jouent un rôle important parce qu’ils nous aident à imaginer une existence possible, une manière de réagir à certaines situations typiques. Ils offrent à notre évaluation morale une certaine façon de vivre des événements qui peuvent surgir dans une vie humaine. Ils donnent également une forme incarnée à certaines vertus, à certains vices aussi. Les personnages démontrent que certains choix d’existence sont possibles, qu’ils peuvent se conjuguer avec d’autres modes d’existence incarnés par d’autres personnages. Ce sont également les caractéristiques intrinsèques à tout personnage qui en font sa valeur dans le cadre d’une réflexion éthique. En effet, le personnage est une entité fictive qui se situe à mi-chemin entre une personne réelle et un type abstrait. Il n’est pas une personne réelle, mais il n’est pas non plus un type abstrait, car il s’incarne toujours dans un contexte singulier. C’est justement parce qu’il évolue dans un tel contexte que le personnage nous ressemble tant. Jean-Pierre Légaré

IV

QUESTIONS ÉTHIQUES COMMENT DOIT-ON VIVRE ?


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TABLE DES MATIÈRES Question 1 EST-IL INDISPENSABLE D’ÊTRE VERTUEUX ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1. Situation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 Le gardien et le prisonnier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 2. Problématique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 3. Le point de vue des philosophes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 Le courage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 La fidélité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 La gratitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 La tempérance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 La prudence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 La justice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .11 Les vertus sont indispensables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 4. Analyse de la situation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 Le gardien de prison aurait-il pu agir autrement ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 Pourquoi le gardien de prison a-t-il mal raisonné ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 Le point de vue d’Arnaud Desjardins sur l’éducation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 La conduite non vertueuse du gardien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 La justice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 Le courage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 La tempérance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 La gratitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 Les vertus sont indispensables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22 5. Questions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 6. Exercices . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 Question 2 PEUT-ON APAISER OU ÉVITER LA SOUFFRANCE ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 1. Situation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 Solon d’Athènes et le roi Crésus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 2. Problématique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28 Une définition de la douleur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 Une définition de la souffrance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 Les liens entre la douleur et la souffrance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30 3. Le point de vue des philosophes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 Une réflexion sur le deuil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 Peut-on apaiser ou éviter la souffrance ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34 4. Analyse de la situation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 La souffrance de Crésus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 La mort de son fils est inconcevable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 La méprise de Crésus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 5. Questions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38 6. Exercice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .38

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V


102094 001-120 int Spot_OK-Proofs_2014-05-07_20:57:04_280-K_PG 6

Question 3 POUR QUELLE RAISON DEVRAIT-ON MENER UNE VIE JUSTE ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40 1. Situation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 Le berger Gygès et la bague magique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 2. Problématique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42 3. Le point de vue de Thrasymaque et de Socrate . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 Thrasymaque : il est bon de commettre l’injustice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 Socrate : on ne doit jamais commettre l’injustice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 La définition socratique de la vertu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 Le principe de la souveraineté de la vertu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 Le principe de l’examen réfléchi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46 Le principe du bonheur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 De la vertu au bonheur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 Les liens existent entre les biens non moraux et la vertu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 L’unité des vertus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 L’importance de mener une vie philosophique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52 La personne qui agit méchamment est nécessairement malheureuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 La conception socratique de la science . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 L’homme méchant est victime de son ignorance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 4. Analyse de la situation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 Il est bon de commettre l’injustice (Thrasymaque) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 On ne doit jamais commettre l’injustice (Socrate) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 5. Questions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60 6. Exercices . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60 Question 4 PEUT-ON ET DOIT-ON TOUT PARDONNER ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 1. Situation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 2. Problématique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66 3. Le point de vue des philosophes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66 Platon : le fautif est digne de pitié . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 Aristote : l’individu magnanime est sans rancune . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 Sénèque : l’importance de la clémence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68 Kant : le refus d’une attitude implacable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 Comte-Sponville : comment arrive-t-on à pardonner ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70 Deux questions sur le pardon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 4. Analyse de la situation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 Bruno Hamel aurait-il pu pardonner ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 Le désir de vengeance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76 5. Questions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 6. Exercices . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78 Question 5 QUELLES SONT LES CONDITIONS DU BONHEUR ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 1. Situation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 Le vieux peintre et l’Empereur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 2. Problématique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82 3. Le point de vue des philosophes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82

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QUESTIONS ÉTHIQUES COMMENT DOIT-ON VIVRE ?


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André Comte-Sponville : la nécessité de la sagesse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 Le désir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84 Le piège de l’espérance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84 La volonté et l’amour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86 Vincent Descombes et Aristote : apprendre à penser mieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87 La sagesse pratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88 L’individu phronimos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90 La perspicacité descriptive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 Les mésaventures d’une jeune religieuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 Le problème des descriptions de l’action . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 Spinoza, Damasio, Goleman : le rôle des émotions et des sentiments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96 Les émotions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96 Les sentiments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 Le fondement de la vertu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 Conscience, mémoire, imagination et raison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98 Les émotions et les sentiments négatifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 Initier un processus de transformation intérieure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Le goût de vivre et d’aimer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104 4. Analyse de la situation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106 Les émotions et les sentiments de l’Empereur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106 L’éducation manquée de l’Empereur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 5. Questions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 6. Exercices . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111

Table des matières

VII


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EST-IL INDISPENSABLE D’ÊTRE VERTUEUX ?

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n’est contre la vertu, entend-on souvent dire. Néanmoins, force est de constater que P ersonne tous les individus ne sont pas pour autant vertueux, ou ne cherchent pas tant à le devenir. À

quoi reconnaît-on un individu vertueux ? L’individu vertueux, pourrait-on répondre, est celui qui possède en lui une disposition générale à faire le bien, et cette disposition est enracinée dans son caractère. Et de quel bien s’agit-il ? Du bien qui se manifeste dans la pluralité des actions bonnes. Ainsi, les nombreuses dispositions de cœur et d’esprit qui poussent l’individu à faire des actions bonnes se nomment vertus. La présence de ces dispositions chez quelqu’un produit en nous une estime morale envers lui, tandis que son absence la rend impossible.

Les vertus, disait Aristote, expriment de différentes façons une manière d’être acquise et durable : c’est ce qu’un individu est, donc ce qu’il peut faire, puisqu’il est justement devenu ce qu’il est. On dit de ces vertus qu’elles sont morales, parce qu’elles le rendent plus humain. En fait, elles sont les valeurs morales qui s’incarnent dans la vie de l’individu, autant qu’il en est capable. On peut dès lors s’interroger sur la nécessité des vertus. Autrement dit, est-il indispensable d’être vertueux ? Existe-t-il des vertus plus importantes que d’autres ? Pour répondre à ces questions, nous présenterons d’abord une situation imaginée par Micheline La France. Ensuite, nous examinerons le point de vue de quelques grands philosophes qui se sont penchés sur la question des vertus. Finalement, nous analyserons la situation imaginée par Micheline La France à l’aide des points de vue des philosophes que nous avons présentés. Micheline La France (1944-) Micheline La France est née à Montréal, le 18 décembre 1944. D’abord formée à l’École nationale de théâtre de Montréal, elle pratique le métier de comédienne jusqu’en 1973. À la fin des années 1970, elle se lance dans le métier d’écrivaine et publie en 1980 son premier recueil de poésie intitulé Le Soleil des hommes. L’écriture de Micheline La France aborde plusieurs genres : des dramatiques pour la radio et la télévision (1974-1980), un portrait, Elzéar Duquette, Sur les routes du monde... en cercueil roulant (1977), une biographie, Denise

Pelletier ou la folie du théâtre (1979), des romans et des recueils de nouvelles. Son premier roman paraît en 1985 sous le titre Bleue. Son premier recueil de nouvelles, Le Fils d’Ariane et autres nouvelles, est publié en 1986. Un deuxième recueil, Vol de vie, paraît en 1992. Elle publie trois autres romans : Le Talent d’Achille (1990), Le visage d’Antoine Rivière (1994) et Le don d’Auguste (2000), pour lequel elle a reçu le prix France-Québec/PhilippeRossillon en 2001. En 2006, elle publie un deuxième recueil de poésie intitulé Tache d’or au fond de l’œil, dans lequel une poésie méditative invite le lecteur à être comme un amoureux, ému de vivre encore.

Est-il indispensable d’être vertueux ?

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1. SITUATION LE GARDIEN ET LE PRISONNIER

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Dans une nouvelle intitulée Vies à vies1, Micheline La France raconte l’histoire d’un gardien de prison qui s’était lié d’amitié avec un prisonnier. « Je l’ai aimé tout de suite, Marcel. Ils sont loin d’être tous sympathiques, ici. Des fauves en cage, des fous, des désaxés. Et violents ! On ne sait jamais lequel va nous sauter dessus. Il paraît que c’est normal ; la détention, ça tombe sur les nerfs. » Ce prisonnier, au contraire, s’était montré parfait dès le début : toujours poli, il semblait satisfait de son sort. Le gardien avait pris l’habitude de lui rendre visite pour faire une partie de cartes ou d’échecs. Ils discutaient ensemble, souvent tard la nuit. Ils avaient appris à se connaître. « Il sait tout de moi. Moi tout de lui, sauf son crime. Ça, évidemment, il n’en parle pas. » Mais la vie de ce gardien n’était pas toujours drôle. Les émeutes, les soulèvements et la violence avaient réussi à miner son moral. Sans Marcel, jamais il n’aurait été capable de supporter un climat aussi difficile. Lorsque le gardien a appris que Marcel était sur le point d’être libéré, il a ressenti un choc. « Mon seul ami, on venait me l’arracher ! Non, jamais ! Marcel et moi, c’était à la vie à la mort ! » Ce soir-là, ils avaient parlé longuement. Comme il allait sortir de prison sous peu, Marcel a confié son secret au gardien. Il avait tué son frère d’un coup de couteau de cuisine dans le dos, pendant qu’il dormait. Pourquoi l’avait-il tué ? Parce qu’il était tout le temps sur son dos. C’était un premier de classe imbu de lui-même, qui vous faisait sentir plus idiot que vous ne l’étiez. Tant qu’il aurait été là, Marcel n’aurait pas existé. C’est pourquoi il avait décidé de s’en débarrasser. Ayant payé sa dette, Marcel pouvait désormais recommencer sa vie. Le gardien avait bien réfléchi. Si Marcel partait, sa vie deviendrait insupportable. Marcel devait rester. Le gardien a choisi le voisin de cellule de Marcel. Une nuit, il lui a planté un couteau de cuisine dans le dos. Les enquêteurs ont tout de suite pensé à Marcel. C’était logique ! Après son procès, on l’a ramené en prison. Rien n’a vraiment changé. Ils ont continué à jouer aux cartes ou aux échecs, et à discuter longtemps le soir. Marcel en a encore pour vingt ans. Mais il a au fond des yeux une lueur inquiétante. Un matin, il a demandé au gardien : « Ce type, là, mon voisin que j’ai tué, qu’est-ce qu’il t’avait fait au juste ? »

1. MICHELINE LA FRANCE, Vol de vie (recueil de nouvelles), Montréal, L’Hexagone, collection « Fictions », 1992, p. 35-36.

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QUESTIONS ÉTHIQUES COMMENT DOIT-ON VIVRE ?


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2. PROBLÉMATIQUE Quand on lit le récit du gardien de prison, on s’aperçoit qu’il a accompli une action mauvaise en tuant le voisin de cellule de Marcel et en lui mettant ce crime sur le dos. Le gardien aurait-il pu agir autrement ? Par exemple, aurait-il pu se réjouir de la libération de son ami, ce qui aurait eu pour conséquence qu’il n’aurait pas agi comme il l’a fait ? Aurait-il fallu qu’il soit autre pour agir tout autrement ? L’hypothèse que nous formulons est une réponse par l’affirmative à la question précédente. Autrement dit, il aurait fallu que le gardien possède une autre manière d’être pour agir différemment: une manière d’être vertueuse.

3. LE POINT DE VUE DES PHILOSOPHES Afin d’examiner la nature des différentes vertus et leur nécessité, nous présentons quelques éléments de la pensée d’André Comte-Sponville, Vladimir Jankélévitch, Alain, Spinoza, Pascal, Montaigne, saint Thomas, Épicure, Aristote et Socrate. Le courage, la fidélité, la gratitude, la tempérance, la prudence et la justice sont les vertus à partir desquelles nous allons nous interroger sur la nécessité d’être une personne vertueuse.

Le courage, qu’on peut définir comme la capacité de surmonter la peur, peut servir à tout, au bien comme au mal2. Un terroriste, quelle que soit l’action qu’il envisage d’accomplir, peut bien faire preuve de courage en surmontant la peur qui l’étreint avant de passer à l’acte, mais est-ce bien là une vertu ? Certes non, puisque le courage dans le mal, pour le mal, n’est pas une vertu. Quand le courage est-il moralement estimable ? Le courage, comme nous le définissons, ne devient une vertu qu’au service d’autrui ou d’une cause généreuse. Le courage est une condition nécessaire de la moralité, tout comme la prudence. Sans la prudence, un individu ne pourrait agir de manière juste, car il ne saurait comment combattre l’injustice ; il ne saurait quels moyens utiliser pour atteindre sa fin. « Le courage suppose la peur », écrit Comte-Sponville. De même, sans le courage, il n’oserait agir, reculant devant les risques que son action suppose. Il est donc impossible que l’imprudent et le lâche soient réellement des personnes justes (d’une justice en acte, qui est la vraie justice), car l’un ne saurait comment combattre l’injustice, alors que l’autre n’oserait le faire.

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LE COURAGE

2. ANDRÉ COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes vertus, Paris, Presses Universitaires de France, collection « Perspectives critiques », 3e édition, 1998. Cette section est un résumé du chapitre sur le courage, p. 59-79.

Est-il indispensable d’être vertueux ?

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Pour Aristote, toute vertu requiert « d’agir de façon ferme et inébranlable », ce que Socrate et saint Thomas appelaient la force ou la fermeté de l’âme. Et cette fermeté devient du courage lorsqu’elle nous permet, comme disait Cicéron, « d’affronter les périls et de supporter les labeurs ». Si le courage est le contraire de la lâcheté, il est également le contraire de la paresse ou de la veulerie. C’est ce qu’a bien vu Cicéron, que nous venons de citer. Certes, le danger n’est pas le travail, et la peur n’est pas la fatigue. Mais dans les deux cas, il faut surmonter « l’impulsion première ou animale, qui préférerait le repos, le plaisir ou la fuite ». Comme le faisait remarquer le philosophe Alain, le mot « lâche » désigne « la plus grave des injures », car on ne saurait, sans courage, résister au pire en soi ou en autrui. Que faut-il pour être courageux ? Comme l’affirme fort justement le philosophe français Vladimir Jankélévitch (1903-1985), le courage est une décision. On décide d’être courageux. Et le courage n’est pas un luxe ; c’est pourquoi on ne pourrait s’en passer, car il faut « du courage pour durer et endurer, du courage pour vivre et pour mourir, du courage pour supporter, pour combattre, pour résister, pour persévérer... » On décide d’être courageux parce qu’on prend conscience que cela est nécessaire. Confronté aux difficultés de la vie, qui sont nombreuses, un homme à l’âme forte, écrit Spinoza, « s’efforce de bien faire et de se tenir en joie ». Cet effort est le courage même. Comme toutes les vertus, le courage n’existe qu’au présent. « Vouloir donner demain ou un autre jour, écrit Comte-Sponville, ce n’est pas être généreux. Vouloir être courageux la semaine prochaine ou dans dix ans, ce n’est pas du courage. » Ce ne sont que des bonnes intentions, rien de plus. Aristote (ou le disciple qui parle en son nom) se moque plaisamment, dans la Grande Morale, des individus « qui font les braves parce que le risque est à courir dans deux ans, et meurent de frayeur quand ils sont face à face et nez à nez avec le danger ». La Fontaine a consacré une fable, Le lion et le chasseur, à ce type de personnage qu’il appelle fanfaron. La morale de cette fable tient en ces mots : « La vraie épreuve du courage N’est que dans le danger que l’on touche du doigt »

Que la peur soit justifiée ou non, raisonnable ou déraisonnable, cela n’enlève rien à la valeur du courage et à sa nécessité. « Le courage suppose la peur, écrit Comte-Sponville, et se suffit de son affrontement. On peut montrer du courage face à un danger illusoire ; et en manquer, face à un danger avéré. » Il est vrai que la science ou la philosophie peuvent parfois dissiper des peurs, en dissipant leurs objets. Qu’une éclipse ne soit plus à craindre, grâce au savoir que nous en avons, cela ne nous donne aucun courage, cela nous enlève tout au plus l’occasion d’en faire preuve ou d’en manquer. Et de même en ce qui concerne notre propre mort. Si nous pouvions être convaincus que la mort n’est rien pour nous, comme le pensait Épicure, ou qu’elle est désirable, comme le pensait Platon, nous n’aurions plus besoin de courage pour en supporter l’idée. Dans le cas de l’éclipse, la science suffit, et nous n’avons guère besoin de courage, comme on l’a montré. Dans le cas de la mort, la sagesse ou la foi suffisent. Mais quand la sagesse, la foi ou la science ne peuvent opérer, alors nous avons besoin de courage, soit parce que nous manquons de sagesse ou que nous n’avons pas la foi, soit parce que la science n’est d’aucune efficacité, comme c’est le cas à propos de l’angoisse de mourir.

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André Comte-Sponville (1952- ), philosophe français. Philosophe, André Comte-Sponville est né à Paris le 12 mars 1952. Après des études à l’École normale supérieure, rue d’Ulm à Paris, et à la Sorbonne, il est reçu à l’agrégation de philosophie en 1975. Il enseigne de 1976 à 1998. Il quitte l’enseignement afin de se consacrer à l’écriture. Parmi ses nombreux ouvrages, mentionnons : Traité du désespoir et de la béatitude ; Petit traité des grandes vertus ; La sagesse des Modernes : dix questions pour notre temps (avec Luc Ferry) ; Impromptus ; L’esprit de l’athéisme : Introduction à une spiritualité sans Dieu ; Dictionnaire philosophique ; Présentations de la philosophie ; Le sexe ni la mort : Trois essais sur l’amour et la sexualité ; Le capitalisme est-il moral ?

Aristote a clairement montré que le courage doit s’accompagner du sens de la mesure. Il ne veut pas dire par là qu’on puisse être trop courageux, mais plutôt que le véritable courage se situe au juste milieu, entre les deux excès que sont la lâcheté et la témérité. Le lâche est trop soumis à sa peur pour faire ce qu’il faut faire, alors que le téméraire, trop insouciant de sa vie ou du danger, prend des risques inutiles ou qui ne conviennent pas.

LA FIDÉLITÉ André Comte-Sponville affirme qu’il n’y a pas de vertu sans la fidélité3. Il ne pourrait pas y avoir de justice dans le monde si des individus n’étaient pas fidèles à l’idée de justice, il n’y aurait pas de courage sans la fidélité de certains individus à l’idée même de courage, il n’y aurait pas non plus de paix sans la fidélité des pacifiques4 à l’idée de paix. Comte-Sponville précise bien qu’il ne s’agit pas d’être fidèle à n’importe quoi. Si la fidélité est une valeur, ce n’est pas en elle-même et pour elle-même. Il ne s’agit pas, comme on dit, d’être fidèle pour le simple fait d’être fidèle. C’est l’objet sur lequel porte la fidélité qui fait la valeur de celle-ci. La fidélité au mal est une mauvaise fidélité : par exemple, les SS qui juraient fidélité à Hitler faisaient preuve d’une mauvaise fidélité, car cette fidélité dans le crime était criminelle. Et Comte-Sponville poursuit en citant Jankélévitch : « La fidélité est-elle ou n’est-elle pas louable ? C’est “selon”, autrement dit : cela dépend des valeurs auxquelles on est fidèle. Fidèle à quoi ? [...] Personne ne dira que le ressentiment soit une vertu, bien qu’il reste fidèle à sa haine ou à ses colères ; la bonne mémoire de l’affront est une mauvaise fidélité5. »

Selon Montaigne (1533-1592), c’est la fidélité qui constitue le véritable fondement de l’identité personnelle. 3. Ibid. Cette section est un résumé du chapitre sur la fidélité, p. 25-40. 4. André Comte-Sponville précise (p. 253) qu’il ne faut pas confondre « les pacifiques, qui aiment la paix et sont prêts à la défendre, y compris par la force, avec les pacifistes, qui refusent toute guerre, quelle qu’elle soit et contre qui que ce soit ». Les pacifistes s’interdisent de défendre vraiment, du moins dans certaines situations, cela même, la paix, dont ils se réclament. 5. VLADIMIR JANKÉLÉVITCH, Traité des vertus, II : Les vertus et l’amour, t. 1, chap. 2, Flammarion, 1986, p. 140, cité par André Comte-Sponville, op. cit., p. 29.

Est-il indispensable d’être vertueux ?

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Michel de Montaigne (1533-1592). Michel Eyquem de Montaigne, homme politique, écrivain et philosophe, surtout connu pour ses Essais, dans lesquels il fait état de ses réflexions sur la condition humaine.

Certes, chacun de nous peut se dire : je possède un nom de famille et un prénom, je sais l’âge que j’ai, je me souviens de mes années d’école, des diplômes que je possède, je connais bien mes goûts personnels, etc. Toutes ces caractéristiques composent mon identité. Mais le vrai fondement de mon identité est, selon Montaigne, la fidélité à mes idées et à ma morale. Il est vrai que je ne suis pas réellement le même qu’autrefois (j’ai changé, j’ai évolué) ; mais d’un autre point de vue, je reste le même si « je prends à mon compte un certain passé comme le mien, et parce que j’entends, dans l’avenir, reconnaître mon engagement présent comme toujours le mien6 ». Telle est la fidélité de Socrate, lorsque Criton vient le voir en prison pour l’inviter à s’évader. Socrate refuse parce qu’il choisit de rester fidèle à lui-même, à ses idées et à sa morale. Quelles sont les caractéristiques de cette fidélité ? Lisons ce qu’en dit Comte-Sponville :

« [...] être fidèle à ses idées, c’est non seulement se souvenir qu’on les a eues, mais vouloir les garder vivantes (vouloir se souvenir, non seulement qu’on les a eues, mais qu’on les a). Mais non, pourtant, puisque vouloir les garder à toute force serait refuser de les soumettre, le cas échéant, à l’épreuve de la discussion, de l’expérience ou de la réflexion : être fidèle à ses pensées plus qu’au vrai, ce serait être infidèle à la pensée comme telle et se condamner, fût-ce pour la bonne cause, à la sophistique. Fidélité au vrai d’abord ! C’est où la fidélité se distingue de la foi, et a fortiori du fanatisme. Être fidèle, pour la pensée, ce n’est pas refuser de changer d’idées (dogmatisme), ni les soumettre à autre chose qu’à elles-mêmes (foi), ni les considérer comme des absolus (fanatisme) ; c’est refuser d’en changer sans bonnes et fortes raisons, et, puisqu’on ne peut examiner toujours, c’est tenir pour vrai, jusqu’à nouvel examen, ce qui a une fois été clairement et solidement jugé7. »

Il faut donc être fidèle à ce qui nous semble vrai. Si l’idée selon laquelle tous les êtres humains sont égaux, si l’idée selon laquelle le respect des droits fondamentaux nous sépare de la barbarie, si ces idées, à titre d’exemple, nous semblent vraies, il faut donc les garder vivantes !

LA GRATITUDE La gratitude se définit comme la capacité de remercier, c’est-à-dire la capacité de partager la joie d’avoir reçu8. Celui ou celle qui ressent de la gratitude veut partager avec l’autre un peu de cette joie que la générosité, le courage ou l’amour de l’autre lui ont apportée. Son contraire est l’ingratitude, qui n’est pas l’incapacité à recevoir, mais plutôt l’incapacité à rendre, sous forme de joie, sous forme d’amour, un peu de la joie que nous avons reçue. La gratitude est la capacité de partager avec la personne qui nous a donné quelque chose la joie d’avoir reçu cette chose. Ainsi, je ressens de la joie par le fait que j’ai reçu quelque chose que j’ai su apprécier. Ce quelque chose n’est pas nécessairement un objet ; ce peut être un geste de réconfort, un encouragement, un compliment, une forme d’aide, ou tout autre geste porteur d’affection, de bienveillance ou d’amour. C’est que la gratitude se distingue de l’ingratitude en ceci qu’elle nous permet de voir en l’autre, et non uniquement en soi-même, la cause de notre joie. C’est pourquoi elle est bonne et rend bon. 6. MARCEL CONCHE, Montaigne et la philosophie, Rouen, Éditions de Mégare, 1987, p. 118-119. 7. ANDRÉ COMTE-SPONVILLE, op. cit., p. 33-34. 8. Ibid. Cette section est un résumé du chapitre sur la gratitude, p. 176-186.

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Épicure (~342/341-~271/270) Épicure est né en ~342/341 sur l’île de Samos, de parents athéniens établis sur l’île comme colons. Il se consacre très jeune à l’étude de la philosophie. Autour de ~296, Épicure se trouve à Athènes. Il y acquiert une petite propriété pour y installer une école, qui deviendra célèbre sous le nom de Jardin. Cette école n’est pas seulement une institution d’enseignement et d’étude, mais un lieu qui abrite une véritable communauté fondée sur la solidarité matérielle et l’échange intellectuel et dont les membres considèrent que la philosophie est une thérapie pour l’âme. La proposition générale de l’éthique épicurienne affirme que toutes nos actions sont conduites en vue d’une fin ultime, qui est le bonheur. En ce sens, Épicure retient l’idée d’Aristote selon laquelle le bonheur

est la seule fin que nous choisissons pour elle-même. Il retient aussi l’idée que le bonheur est une notion qui doit pouvoir s’appliquer à l’ensemble d’une vie. Mais il s’éloigne de la pensée d’Aristote en ce qui a trait à la nature de cette fin ultime, à savoir le plaisir. La première tâche d’Épicure consiste alors à définir un concept de plaisir tel qu’on puisse le considérer comme une fin ultime, et à spécifier le concept de bonheur dans le sens hérité d’Aristote. La vie que propose la philosophie d’Épicure est moins placée à l’enseigne du plaisir, fût-il le plaisir de posséder la paix de l’âme, qu’elle ne poursuit un idéal d’autonomie, de force et de liberté. L’essentiel est que nous soyons responsables de nos actes et maîtres de notre vie.

« La vie de l’insensé, disait Épicure, est ingrate et inquiète : elle se porte tout entière vers l’avenir9. » Aussi mène-t-il une vie dépourvue de sens, incapable d’être satisfait, d’être heureux : il ne vit pas de manière joyeuse, il se dispose à vivre, comme disait Sénèque ; il espère vivre, comme disait Pascal ; il regrette ce qu’il a vécu, ou plus souvent ce qu’il n’a pas vécu. À la différence de l’insensé, le sage « se réjouit de vivre, certes, mais aussi d’avoir vécu. La gratitude (charis) est cette joie de la mémoire, cet amour du passé – non la souffrance de ce qui n’est plus, ni le regret de ce qui n’a pas été, mais le souvenir joyeux de ce qui fut10 ». Mais en quel sens la gratitude est-elle libératrice ? La gratitude n’efface pas le passé et ne peut nous rendre ce que nous avons perdu (chacun sait que le passé n’est plus et est irrévocable), mais cette vertu peut nous guérir du malheur : « Il faut guérir les malheurs, écrit Épicure, par le souvenir reconnaissant de ce que l’on a perdu, et par le savoir qu’il n’est pas possible de rendre non accompli ce qui est arrivé11. » La gratitude ne saurait néanmoins nous dispenser d’aucune autre vertu ni justifier quelque faute que ce soit. La justice peut autoriser un manquement à la gratitude, mais non la gratitude un manquement à la justice. Un individu vous a sauvé la vie ; en vertu de la gratitude que vous éprouvez à son égard, devrez-vous pour cela faire un faux témoignage en sa faveur, et faire condamner un innocent à sa place ? Bien sûr que non ! « Ce n’est pas être ingrat que de n’oublier pas, pour ce qu’on doit à tel individu, ce qu’on doit à tous les autres et à soi-même12. » On a vu que la gratitude ne porte pas exclusivement sur les vivants, qu’elle peut également porter sur des personnes décédées. Il y a lieu toutefois de se demander, écrit Comte-Sponville, si toute joie reçue, quelle qu’en soit la cause, ne peut pas être l’objet de la gratitude : 9. 10. 11. 12.

Ibid., p. 182. Ibid., p. 183. ÉPICURE, Sentences vaticanes, 55. ANDRÉ COMTE-SPONVILLE, op. cit., p. 185.

Est-il indispensable d’être vertueux ?

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« Comment ne pas savoir gré au soleil d’exister ? À la vie, aux fleurs, aux oiseaux ? Aucune joie ne me serait possible sans le reste de l’univers (puisque, sans le reste de l’univers, je n’existerais pas)13. »

LA TEMPÉRANCE Il ne s’agit pas de ne pas jouir, ni de jouir le moins possible, mais de jouir mieux14. S’il fallait ne pas jouir ou jouir le moins possible, la vie serait d’une grande tristesse ; ce serait de l’ascétisme plutôt que de la modération. Qu’on relise Spinoza, qui dit en ces mots l’essentiel de la tempérance : « Seule assurément une farouche et triste superstition interdit de prendre des plaisirs. […] Aucune divinité, nul autre qu’un envieux, ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine, nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos sanglots, notre crainte et autres marques d’impuissance intérieure. […] Il est donc d’un homme sage d’user des choses et d’y prendre plaisir, autant qu’on le peut (sans aller jusqu’au dégoût, ce qui n’est plus prendre plaisir)15. »

Baruch Spinoza (1632-1677) Baruch Spinoza naît à Amsterdam le 24 novembre 1632, dans une famille juive venue du Portugal jusqu’aux Pays-Bas pour y jouir de la liberté religieuse. Ses parents veulent faire de lui un rabbin ; aussi se consacre-t-il à ses études avec la plus grande application : il apprend le latin et l’hébreu et étudie la physique et la géométrie. Ses lectures et ses études scientifiques l’ayant amené à douter de ce que les rabbins lui ont enseigné, Spinoza tient publiquement des propos contraires à la tradition juive. Les rabbins le convoquent, mais Spinoza, intransigeant, refuse de

s’amender. Le 24 juillet 1656 (Spinoza a vingtquatre ans), il est excommunié et condamné à un exil de quelques mois. Spinoza est initié à la philosophie par un libre penseur, Franciscus van den Enden, et c’est probablement sous son influence qu’il découvre la philosophie de Descartes. En 1663, il publie un ouvrage intitulé Les principes de la philosophie de Descartes. En 1670, Spinoza fait paraître un Traité théologico-politique dans lequel il revendique l’indépendance de la philosophie, qui cherche la vérité, par rapport à la foi, qui ne vise que l’obéissance et la piété. En 1675, il achève la rédaction de son Éthique, où il développe le principe essentiel de sa philosophie : la libération de l’homme passe par la raison et la connaissance. Nous savons, par ses biographes, que Spinoza était simple et bon et que, malgré une mauvaise santé, il était un homme heureux. Nous savons aussi, par ses écrits, qu’il mettait la liberté de conscience et la liberté politique au nombre des biens les plus précieux. Spinoza meurt le 21 février 1677, à La Haye.

13. Ibid., p. 178. 14. Ibid. Cette section est un résumé du chapitre sur la tempérance, p. 52-58. 15. SPINOZA, Éthique, IV, scolie de la prop. 45 (traduction Appuhn).

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La tempérance, qui est la modération dans les plaisirs, est le gage d’une jouissance plus grande, plus pleine. Spinoza, dans le même scolie16, continue ainsi : « Il est d’un homme sage, dis-je, de faire servir à sa réfection et à la réparation de ses forces des aliments et des boissons agréables pris en quantité modérée, comme aussi les parfums, l’agrément des plantes verdoyantes, la parure, la musique, les jeux exerçant le corps, les spectacles et d’autres choses de même sorte dont chacun peut user sans aucun dommage pour autrui. » La tempérance est donc la modération par laquelle nous sommes maîtres de nos plaisirs, au lieu d’en être esclaves. Quel plaisir de manger, quand on n’est pas prisonnier de la nourriture ! De faire l’amour, quand on n’est pas prisonnier de sa libido ! De boire, quand on n’est pas prisonnier de l’alcool ! Nos plaisirs sont alors des plaisirs sains. À l’inverse, l’intempérant est prisonnier de son corps, de ses désirs ou de ses habitudes. Il est prisonnier de sa propre faiblesse, car il ne sait les contrôler. « L’intempérant est un esclave, d’autant plus asservi, écrit Comte-Sponville, qu’il transporte partout son maître avec soi17. » En fait, l’intempérant est dépendant, alors que le tempérant est indépendant. Plutôt que de parler de tempérance ou de modération (sophrosunè), comme le faisaient Platon et Aristote, Épicure préfère parler d’indépendance (autarkeia), car la modération ne va pas sans l’indépendance : « Nous regardons l’indépendance comme un grand bien, non pour que absolument nous vivions de peu, mais afin que, si nous n’avons pas beaucoup, nous nous contentions de peu, bien persuadés que ceux-là jouissent de l’abondance avec le plus de plaisir qui ont le moins besoin d’elle […]18. » La tempérance est un moyen d’augmenter son indépendance, comme celle-ci est un moyen d’augmenter son bonheur. « Quel bonheur de manger quand on a faim ! Quel bonheur de ne plus avoir faim, quand on a mangé ! Et quelle liberté, que de n’être soumis qu’à la nature !19 » Être tempérant, c’est pouvoir se contenter de peu, lorsqu’il le faut, mais ce qui est important, ce n’est pas le peu : c’est le pouvoir et le contentement. La tempérance est une manière de jouir : il s’agit de jouir le mieux possible. On jouit le mieux possible grâce à une intensification de la sensation ou de la conscience qu’on en prend. « Pauvre Don Juan, qui a besoin de tant de femmes ! Pauvre alcoolique, qui a besoin de tant boire ! Pauvre goinfre, qui a besoin de tant manger ! […] Ce n’est pas le corps qui est insatiable. L’illimitation des désirs, qui nous voue au manque, à l’insatisfaction ou au malheur, n’est qu’une maladie de l’imagination20. » L’homme tempérant est plutôt celui qui sait savourer tous les plaisirs de la vie, comme s’il s’agissait à chaque fois d’un cadeau que la vie lui fait. Écoutons à nouveau Épicure : « Les mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux, une fois supprimée toute la douleur qui vient du besoin ; et du pain d’orge et de l’eau donnent le plaisir extrême, lorsqu’on les porte à sa bouche dans le besoin21. » Quel plaisir de ne manquer de rien ! Quel plaisir d’être maître de ses plaisirs ! 16. 17. 18. 19. 20.

Un scolie est une remarque à propos d’une proposition. ANDRÉ COMTE-SPONVILLE, op. cit., p. 53. ÉPICURE, Lettre à Ménécée, 130 (traduction Marcel Conche). ANDRÉ COMTE-SPONVILLE, op. cit., p. 54. Ibid., p. 55. Comte-Sponville ajoute que la tempérance est une chose difficile, car elle « porte sur les désirs les plus nécessaires à la vie de l’individu (boire, manger) et de l’espèce (faire l’amour), qui sont aussi les plus forts et, partant, les plus difficiles à maîtriser » (p. 58). Précisons que la tempérance porte principalement sur ces plaisirs, mais qu’elle doit porter sur n’importe quel plaisir, le plaisir du jeu, par exemple. 21. ÉPICURE, Lettre à Ménécée, 130-131.

Est-il indispensable d’être vertueux ?

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LA PRUDENCE

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On pense généralement que la prudence n’est pas de nature morale, puisqu’elle relèverait moins du devoir, ce en quoi elle serait une vertu morale, mais du calcul22. Par exemple, celui qui veille à sa santé est prudent, mais doit-on y voir un mérite ? N’est-ce pas plutôt du calcul ? En prenant soin de sa santé, celui-là estime tout simplement en retirer plus de bénéfices. De même, celui qui fait du vélo tout en étant prudent : en faisant attention, il évitera de faire une mauvaise chute ou l’automobile qui pourrait le heurter. Dans les deux cas, la prudence n’est que de la précaution (du latin præcavere, prendre garde), qu’un simple évitement des dangers. De ce point de vue, la prudence serait trop avantageuse pour être morale : le cycliste a un intérêt personnel à être prudent, tout comme celui qui prend soin de sa santé. Sur la base de ces deux exemples, on peut donner une première définition de la prudence. La prudence est la disposition intellectuelle qui permet de délibérer correctement sur ce qui est bon ou mauvais pour soi, et d’agir, en conséquence, comme il convient. C’est la définition qu’en donne Aristote (v~385-~322), qui disait de cette prudence qu’elle est une vertu intellectuelle, en ce sens qu’elle ne concerne que celui qui agit. Mais la prudence n’est-elle que cela, un calcul en vue d’un plus grand nombre de bénéfices personnels ? Regardons-y de plus près. Prenons le cas d’une femme enceinte qui s’alimente bien, qui prend les vitamines que le médecin lui recommande et qui s’abstient de consommer de l’alcool et de la drogue parce qu’elle se soucie de la santé de l’enfant qu’elle porte. La prudence de cette jeune femme est de nature morale, parce que la fin qu’elle vise concerne le bien-être d’autrui. Elle a délibéré afin de choisir les moyens les plus appropriés pour agir correctement vis-à-vis de l’enfant à naître. En examinant son comportement, il est facile d’en déduire qu’elle fait le nécessaire pour agir de manière bienveillante et juste à l’égard de son enfant. Elle considère qu’il est de son devoir d’agir ainsi. Sa prudence relève donc d’un devoir plutôt que d’un calcul qu’elle aurait fait en vue d’obtenir des bénéfices personnels. Sa prudence est alors une vertu morale. Tout comme Aristote, saint Thomas (1228-1274) pense que la prudence peut devenir une vertu morale. Il montre que la prudence, qui est d’abord et avant tout une vertu intellectuelle, devient une vertu morale lorsqu’elle est au service des valeurs morales. C’est que la prudence comporte une dimension instrumentale : quand on est prudent, on réfléchit sur les moyens qu’il faut prendre si on veut atteindre la fin que l’on poursuit. Et si la fin poursuivie est de nature morale, la prudence devient par conséquent une vertu morale. Sans la prudence, l’homme juste ne saurait ce qu’il faut faire pour atteindre la fin qu’il vise, en l’occurrence la valeur morale qu’est la justice. Sans la prudence, « le juste aimerait la justice sans savoir comment, en pratique, la réaliser, le courageux ne saurait que faire de son courage, etc.23 ». Il ne suffit pas d’aimer la justice pour être une personne juste ; il faut la bonne délibération, la bonne déci22. ANDRÉ COMTE-SPONVILLE, op. cit. Cette section est un résumé du chapitre sur la prudence, p. 41-51. 23. Ibid., p. 43.

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sion, la bonne action. La prudence indique la bonne décision, et le courage permet de passer à l’acte. Dans un tel contexte, la prudence est de nature morale et nous pouvons la considérer comme la disposition intellectuelle qui permet de délibérer correctement sur ce qu’il faut faire (les moyens à prendre) afin de faire une action qui soit juste. Voici donc une définition de la prudence morale: elle est la disposition intellectuelle qui permet de délibérer correctement sur ce qu’il faut faire (les moyens à prendre) afin d’accomplir une action grâce à laquelle les valeurs morales peuvent se réaliser concrètement. La prudence morale, pourrait-on dire aussi, est la recherche du mieux. Prenons cet exemple célèbre de Kant (1724-1804) à propos de la véracité. Kant prétend qu’il faut dire la vérité en toutes circonstances. Ce serait un devoir absolu, qui implique qu’il faudrait toujours dire la vérité, même si des assassins se présentaient chez vous en vous demandant si l’un de vos amis, qu’ils recherchent, n’est pas réfugié dans votre maison. Par cette affirmation, Kant pense qu’il est préférable de manquer à la prudence plutôt qu’à son devoir, fût-ce pour sauver un innocent ou sauver sa peau. Comment peut-on accepter un point de vue aussi rigide et contraignant ? Comment peut-on justifier qu’on doive obéir à une règle morale (selon laquelle il faut toujours dire la vérité, peu importe les conséquences) même si cela se fait au détriment du bon sens et de la bienveillance ? Cela ne se peut pas, cela est impossible. Telle est la position de Comte-Sponville. « Mieux vaut mentir à la Gestapo, écrit-il, que lui abandonner un juif ou un résistant. Au nom de quoi ? Au nom de la prudence, qui est la juste détermination (pour l’homme, par l’homme) de ce mieux24. » Pour déterminer ce qu’il est moralement préférable de faire dans une situation concrète (par exemple, vaut-il mieux dire la vérité, mentir ou garder le silence ?), l’homme prudent doit réfléchir afin de trouver le moyen le plus approprié et le moment le plus favorable pour atteindre la fin morale qui lui semble la plus importante.

LA JUSTICE Des quatre vertus cardinales, la justice est la seule qui soit bonne de manière absolue25. La prudence, la tempérance et le courage possèdent chacune une valeur relative, car elles ne sont des vertus que lorsqu’elles sont au service des valeurs morales. Un tyran prudent, tempérant ou courageux n’en demeure pas moins un tyran, et qui osera affirmer que la tyrannie est une bonne chose, qu’elle est moralement souhaitable ? Au service du mal, la prudence, la tempérance et le courage ne sont pas des vertus, mais de simples qualités de l’esprit ou du tempérament. La justice n’est donc pas une vertu comme les autres. Dostoïevski dans Les frères Karamazov, Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion, Camus dans L’homme révolté et Jankélévitch dans son Traité des vertus partagent le point de vue de Kant selon lequel la justice est la chose la plus importante, « car si la justice disparaît, écrit Kant, c’est chose sans valeur que le fait que des hommes vivent sur la Terre ». Mais, pour autant, faudrait-il se résigner à condamner un innocent (torturer un enfant, dit Dostoïevski) pour sauver l’humanité ? Non pas, répondent-ils. Ce n’est pas parce qu’une action est utile au bonheur d’un grand nombre d’individus qu’elle est juste. Si tel était le cas, il pourrait être juste de sacrifier quelques individus, sans leur accord et fussent-ils innocents, pour favoriser le bonheur d’un grand nombre. Or, c’est ce que la justice nous empêche de faire. 24. Ibid., p. 42-43. 25. Ibid. Cette section est un résumé du chapitre sur la justice, p. 80-113.

Est-il indispensable d’être vertueux ?

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Qu’est-ce qu’un homme juste ? C’est celui qui ne viole ni les lois ni les intérêts légitimes d’autrui. La justice se manifeste dans ce double respect de la légalité et de l’égalité. C’est du moins ce que soutient Aristote dans son Éthique à Nicomaque : « Le juste est ce qui est conforme à la loi et ce qui respecte l’égalité, et l’injuste ce qui est contraire à la loi et ce qui manque à l’égalité26. » ComteSponville fait remarquer que la légalité et l’égalité sont deux choses bien différentes, quoique liées d’une certaine façon (il est juste que les individus soient égaux devant la loi). Examinons d’abord en quoi consiste la légalité. La légalité est la conformité à la loi. Autrement dit, une action est légale si elle est permise par la loi. Mais une action permise par la loi est-elle nécessairement juste ? Pendant longtemps, l’esclavage des Noirs aux États-Unis fut autorisé par la loi. Cette loi était-elle juste pour autant, du simple fait qu’elle existait ? Lisons Pascal (1623-1662) : « La justice est ce qui est établi ; et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies27. » Pascal veut dire que les actions permises sont celles que la loi autorise, mais rien ne garantit qu’elles soient justes. Si une loi est injuste, il est juste de la combattre, comme il peut être juste, parfois, de la violer. Rappelons-nous le cas de Socrate en prison, quand Criton vient lui proposer de s’évader. Socrate se demande s’il est juste de s’évader illégalement. Et comme il confond la justice avec la légalité, il répond à Criton qu’il préfère mourir en respectant les lois, plutôt que rester en vie en les transgressant. « Il est clair en tout cas qu’une telle attitude, même sincère, n’est tolérable que pour soi : l’héroïsme de Socrate, déjà discutable dans son principe, deviendrait purement et simplement criminel s’il sacrifiait aux lois tout autre innocent que lui-même28. » Pour Criton, qui avait la possibilité de sauver Socrate, même illégalement, il était juste qu’il le lui propose, et seul Socrate pouvait s’y refuser. Si nous avons raison de penser que la légalité n’est pas la justice, il nous faut donc examiner le second sens du mot « justice » : la justice considérée du point de vue de l’égalité, et ce second sens touche à la morale. L’égalité serait-elle la justice ? Dans l’un des récits de la Bible, on raconte que deux femmes se présentent devant le roi Salomon, reconnu pour sa sagesse, et prétendent toutes deux qu’elles sont la mère d’un enfant. Après réflexion, le roi rend son jugement, ordonnant que l’enfant soit coupé en deux, et qu’on remette une partie égale à chacune. La vraie mère sait très bien que c’est l’autre femme qui a volé son bébé pendant qu’elle dormait ; c’est pourquoi elle préfère lui laisser son enfant plutôt que de le faire tuer. La réaction de cette femme permet au roi Salomon d’identifier la vraie mère ; il ordonne donc qu’on lui remette l’enfant. Dira-t-on que le premier jugement de Salomon était juste, puisqu’il permettait que chacune ait une part égale ? Certes non. Le premier jugement est une question de fine psychologie, le second rend la justice comme il se doit, et personne ne pourrait le nier. L’égalité ne fonctionne pas à tous les coups, et n’est donc pas toujours la justice. Serait-il juste, le juge qui infligerait la même peine à tous les accusés, peu importe le délit dont ils auraient été reconnus coupables ? Évidemment pas. L’égalité, ici encore, ne fonctionne pas. Seraitil juste, le professeur qui donnerait la même note à tous ses élèves, alors qu’ils n’auraient pas tous performé de la même manière ? C’est encore non. Serait-il juste de donner à tous les mêmes biens, 26. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, V, 2. 27. PASCAL, Pensées, 645 (édition Lafuma) ; 312 (édition Brunschvicg). 28. ANDRÉ COMTE-SPONVILLE, op. cit., p. 86.

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quand tous n’ont pas les mêmes besoins ? Ce ne serait pas sensé. Serait-il juste d’exiger de tous les mêmes choses, quand tous n’ont pas les mêmes capacités ni les mêmes responsabilités ? Ce serait déraisonnable. Serait-il juste de donner le même salaire à tous, peu importe la nature du travail effectué et les compétences qui y sont rattachées ? Il serait bien difficile de répondre oui. Il faut pourtant un principe qui nous permette de déterminer si une action est juste ou non, si un homme est juste ou non. Quand j’achète une baguette chez mon boulanger, nous y trouvons l’un et l’autre notre compte, car cette transaction est un échange (une baguette contre de l’argent) que l’on peut considérer comme mutuellement avantageux. Autrement dit, cet échange fait l’affaire des deux. Par contre, si je procède à un échange qui m’est désavantageux (supposons que j’échange ma maison contre une baguette), il faut alors que je sois fou, mal informé ou contraint de faire une telle chose, ce qui viderait évidemment cet échange de toute justice. Que faut-il à un échange pour être juste ? « Profiter de la naïveté d’un enfant, de l’aveuglement d’un fou, de la méprise d’un ignorant ou de la détresse d’un miséreux pour obtenir d’eux, à leur insu ou par la contrainte, un acte contraire à leurs intérêts ou à leurs intentions, c’est être injuste, quand bien même la législation, dans tels ou tels pays ou circonstances, pourrait ne pas s’y opposer formellement29. » Pour être juste, il faut que l’échange s’effectue entre partenaires égaux, au sens où aucune différence (de pouvoir, de savoir, de fortune) ne doit leur imposer un échange qui serait contraire à leur volonté libre et éclairée. L’égalité dont il est question ici, et qui est essentielle pour qu’il y ait justice, est l’égalité entre les sujets qui échangent, une égalité non pas de fait, mais de droit, ce qui implique que tous les sujets soient également informés et libres, du moins en ce qui concerne leurs intérêts et les conditions de l’échange. Même si une telle égalité n’est jamais complètement réalisée, il n’empêche que les justes sont ceux qui tendent à l’accomplir. Pour mieux comprendre ce que veut dire, concrètement, une telle égalité, il vaut la peine de lire l’exemple de Comte-Sponville à ce propos : « Vous vendez une maison, après l’avoir habitée pendant des années : vous la connaissez forcément mieux que tout acheteur possible. Mais la justice est alors d’informer l’acquéreur éventuel de tout vice, apparent ou non, qui pourrait s’y trouver, et même, quoique la loi ne vous y oblige pas, de tel ou tel désagrément du voisinage. Et sans doute nous ne le faisons pas tous, ni toujours, ni complètement. Mais qui ne voit qu’il serait juste de le faire, et que nous sommes injustes en ne le faisant pas ? Un acheteur se présente, à qui vous faites visiter votre maison. Faut-il lui dire que le voisin est un ivrogne, qui hurle après minuit ? Que les murs sont humides en hiver ? Que la charpente est rongée par les termites ? La loi peut le prescrire ou l’ignorer, selon les cas ; mais la justice toujours le commande. On dira qu’il deviendrait bien difficile, avec une telle exigence, ou bien peu avantageux, de vendre des maisons... Peut-être. Mais où a-t-on vu que la justice soit facile et avantageuse ? Elle n’est telle que pour qui la reçoit ou en bénéficie, et tant mieux pour lui ; mais elle n’est une vertu que chez qui la pratique ou la fait30. »

29. Ibid., p. 90. 30. Ibid., p. 91.

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Alain (1868-1951) Émile-Auguste Chartier est né le 3 mars 1868 à Mortagne-au-Perche, en Basse-Normandie. Élève du philosophe Jules Lagneau, dont il devait déclarer qu’il fut le seul maître qu’il eût jamais respecté, ÉmileAuguste Chartier, dit Alain, enseigna la philosophie en province et à Paris (1892-1933). Sa plus grande notoriété lui vient des quelque cinq mille Propos de deux pages, rédigés de 1906 à 1914, puis de 1921 à 1936, les deux tiers d’entre eux écrits et publiés quotidiennement. Dans la préface du premier recueil des Propos publié dans la « Bibliothèque de la Pléiade »,

André Maurois écrivait : « Voilà, à mon jugement, l’un des plus beaux livres du monde », et ajoutait qu’il le mettait au rang de Montaigne et de Montesquieu. Dans ses écrits, Alain accorde à la philosophie une visée primordiale, une visée de nature éthique, celle d’indiquer à l’homme qu’il doit conduire sa vie sous l’égide de la raison et de la liberté. L’essentiel de l’œuvre d’Alain tient en quatre volumes publiés chez Gallimard dans la « Bibliothèque de la Pléiade » : Les Arts et les Dieux (1958), Les Passions et la Sagesse (1960), et enfin les deux recueils de Propos (1956 et 1970). Il faut ajouter, entre autres, les Lettres à Sergio Solmi sur la philosophie de Kant (1946), les Cahiers de Lorient (1963 et 1964) et les quatre volumes d’Esquisses (spécialement les tomes 2, sur La Conscience morale, et 3, sur La Recherche du bonheur, 1964 et 1968). Le 10 mai 1951, Alain reçoit chez lui le Grand Prix National de Littérature, en présence d’André Maurois. Le 2 juin, après une courte maladie, Alain meurt dans sa maison du Vésinet, près de Paris, entouré de sa femme et de quelques intimes. Le 6 juin, il est enterré au cimetière du Père-Lachaise, à Paris.

Doit-on alors renoncer à ses propres intérêts ? Certes non, mais il faut les soumettre à la justice. Le principe d’égalité nous permet de déterminer si une action ou un homme est juste, mais il s’agit d’abord et surtout de l’égalité des hommes entre eux, telle qu’elle est garantie par la loi ou telle qu’elle est moralement présupposée. Autrement dit, la justice est l’égalité des droits, que ces droits soient établis juridiquement ou exigés moralement. Lisons ce qu’en dit le philosophe Alain : « La justice, c’est l’égalité. Je n’entends point par là une chimère, qui sera peut-être quelque jour ; j’entends ce rapport que n’importe quel échange juste établit aussitôt entre le fort et le faible, entre le savant et l’ignorant, et qui consiste en ceci, que, par un échange plus profond et entièrement généreux, le fort et le savant veut supposer dans l’autre une force et une science égale à la sienne, se faisant ainsi conseiller, juge et redresseur 31. »

Celui qui vend une voiture d’occasion, tout comme celui qui l’achète, sait très bien, pour peu qu’il y réfléchisse, en quoi consiste une transaction juste. Une transaction est juste si elle est telle que des individus égaux, en puissance, en savoir et en droits, auraient pu y consentir. C’est encore Alain qui décrit le mieux cette règle d’or de la justice : « Dans tout contrat et dans tout échange, mets-toi à la 31. ALAIN, Les Passions et la Sagesse (XI, « 81 chapitres sur l’esprit et les passions », livre sixième, chapitre V).

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place de l’autre, mais avec tout ce que tu sais, et, te supposant aussi libre des nécessités qu’un homme peut l’être, vois si, à sa place, tu approuverais cet échange ou ce contrat32. »

LES VERTUS SONT INDISPENSABLES Toute vertu est puissance et renoncement. Toute vertu est puissance : il s’agit que l’esprit gouverne, plutôt que le corps. Il s’agit d’être libre, plutôt que d’être esclave. Toute vertu est renoncement aussi, mais non pas renoncement par impuissance : « Si je suis trop peureux ou trop timide pour faire l’escroc, écrit le philosophe Alain, ce n’est pas vertu. Si je suis courageux par folle colère, ce n’est point vertu. Si je suis résigné par lâcheté, ce n’est point vertu. Ce qui est vertu, c’est pouvoir de soi sur soi33. » Si toute vertu est puissance de soi sur soi, ou force d’âme, chaque vertu sera définie par l’esclavage qu’elle surmonte. Ainsi, contre l’esclavage de la richesse et de la convoitise, la justice ; contre l’esclavage du plaisir, la tempérance ; contre l’esclavage de la peur, le courage ; contre l’esclavage de la précipitation, la patience ; contre l’esclavage de l’opinion non fondée, la sagesse (au sens large de n’être pas dupe, et d’avoir l’esprit clair). Le méchant n’est pas celui qui se trompe, il sait en quoi consiste le bien. « Le bien est difficile à suivre, facile à connaître », écrit Alain34. Le méchant est plutôt celui qui manque de volonté, qui se laisse emporter, qui échoue à vouloir le bien, puisque rien n’est plus facile que de se laisser emporter par le plaisir, la colère, l’égoïsme ou la peur. Écoutons le maître : « Ainsi d’un homme qui cède à la peur, je ne dirai jamais qu’il a choisi de céder à la peur. Car il n’est pas difficile de céder à la peur ; il est inutile de le vouloir ; la peur tire continuellement ; il n’y a qu’à la laisser faire. Comme pour dormir le matin, il suffit de s’abandonner. Le paresseux ne choisit point la paresse ; la paresse se passe très bien d’être choisie. La gourmandise de même, et la luxure, et tous les péchés ; cela va tout seul. L’automobile, au tournant, ira dans le ravin ; elle ira toute seule dans le ravin. Dès que l’homme ne se dirige plus, les forces extérieures le reprennent35. »

Alain nous rappelle que Platon a écrit de belles choses sur le gouvernement de soi-même. Son idée principale, c’est que l’individu qui se gouverne lui-même devient bon et utile aux autres, sans même avoir à y penser36. Ici, la pensée d’Alain rejoint celle de Spinoza. Dans l’Éthique, Spinoza écrit que le fondement de la vertu est l’effort même que fait l’homme pour conserver son être37. Le besoin premier de se maintenir en vie et d’assurer son bien-être nous commande nécessairement d’aider à préserver les autres soi. Cette nécessité provient du fait que nous vivons en société, en situation d’interdépendance avec d’autres personnes qui, elles aussi, cherchent à se maintenir en vie et à assurer leur bien-être. Le souci de soi, que chacun partage avec tous les autres, est alors la raison d’être, ou fondement, de toute vertu. 32. 33. 34. 35. 36. 37.

ALAIN, ibid., chapitre IV. ALAIN, Propos 1, propos du 19 janvier 1935 intitulé « Les quatre vertus ». Ibid., propos du 5 janvier 1925 intitulé « L’apôtre Pierre ». Ibid., propos du 30 mai 1922 intitulé « L’art de vouloir ». Ibid., propos du 4 avril 1910 intitulé « Le gouvernement intérieur ». SPINOZA, Éthique, scolie de la proposition 18 de la quatrième partie.

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4. ANALYSE DE LA SITUATION Le gardien a accompli une action mauvaise. A-t-il fait cette action parce qu’il aurait mal raisonné ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord expliciter son raisonnement. Celui-ci, tel qu’on peut l’exposer en lisant la nouvelle, est le suivant : PRÉMISSE 1 : Je viens d’apprendre que Marcel sera libéré sous peu. PRÉMISSE 2 : Je décide qu’il n’est vraiment pas question que je sois séparé de Marcel : « J’ai eu un choc. Mon seul ami, on venait me l’arracher ! Non, jamais ! Marcel et moi, c’était à la vie à la mort ! […] J’ai bien réfléchi. Marcel dehors, ma vie ici n’aurait plus de sens. Il fallait qu’il reste. » PRÉMISSE 3 : Par conséquent, je dois à tout prix trouver un moyen de garder Marcel avec moi. PRÉMISSE 4 : Le moyen auquel je pense présentement consiste à tuer le voisin de cellule de Marcel, comme celui-ci « avait fait dans le temps avec son frère, un coup de couteau de cuisine dans le dos ». CONCLUSION (ICI, UNE ACTION) : Je tue le voisin de cellule de Marcel. CONSÉQUENCES DE L’ACTION ACCOMPLIE : Le voisin de cellule est tué, et Marcel est accusé et condamné injustement à une nouvelle peine d’emprisonnement. Le gardien peut alors continuer d’avoir Marcel près de lui. Devant le caractère malheureux des conséquences de l’action faite par le gardien, on peut affirmer que cela ne serait pas arrivé si celui-ci avait explicité, parmi ses prémisses, deux fins qui s’imposaient dans cette délibération, à savoir qu’il ne fallait ni tuer une personne innocente ni faire accuser injustement une personne d’un crime qu’elle n’a pas commis. Le gardien a donc mal raisonné, mais ce n’est pas parce qu’il aurait tiré, des prémisses explicitement posées, une conclusion (ici, une action) qui n’en découlait pas. C’est plutôt parce qu’il manquait ces deux prémisses à son raisonnement.

LE GARDIEN DE PRISON AURAIT-IL PU AGIR AUTREMENT ? Examinons d’abord ce qui a motivé le gardien à agir ainsi. Lorsqu’il tue le voisin de cellule de Marcel d’un coup de couteau dans le dos, il prend de lui-même (c’est-à-dire sans y être contraint extérieurement) la décision de le faire, car il espère que cela produira la conséquence suivante : Marcel sera accusé du meurtre et, ainsi, il devra rester en prison. Pourquoi le gardien prend-il la décision de faire une telle action, tout en sachant qu’il s’agit d’une action mauvaise, puisqu’il sait que ses conséquences seront nuisibles à Marcel et à son voisin de cellule ? Il y a des causes à cette décision. Et ces causes se retrouvent chez le gardien. Celui-ci estime en effet qu’il doit garder Marcel avec lui, car il juge que la présence de ce dernier est nécessaire à son bonheur. Il pense ainsi parce qu’il vit un profond sentiment d’insécurité devant la vie, un sentiment de dépendance malsaine à l’égard de Marcel. Il est assailli par des

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émotions négatives. Il subit un choc en apprenant que Marcel est sur le point d’être libéré. Il est bouleversé, car il a peur de se retrouver sans lui. Si le gardien avait pensé qu’une autre action était meilleure (c’està-dire susceptible de lui procurer un plaisir plus grand) que celle qu’il a commise et qu’elle était possible, il n’aurait pas agi comme il l’a fait alors qu’il pouvait faire mieux. Il est clair que le gardien est un être égoïste. L’égoïsme est la disposition d’un être qui recherche exclusivement son propre intérêt. De ce fait, le gardien est tout disposé à considérer autrui comme une chose, un instrument, un moyen. Ne reconnaissant plus autrui comme une personne, le gardien ne lui reconnaît pas les droits fondamentaux qu’il s’accorde lui-même. C’est pourquoi il est capable de tuer le voisin de cellule de Marcel. Il le prive alors du droit de rester en vie (et, incidemment, de tous les autres droits dont il aurait pu se prévaloir s’il était resté en vie). En tuant le voisin de cellule, le gardien s’arrange pour faire passer ce crime sur le dos de Marcel, qui est alors injustement accusé et condamné à une peine d’emprisonnement. Le gardien prive alors Marcel du droit d’être libéré, du droit de disposer de sa vie comme il l’entend et du droit au bonheur.

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Compte tenu de la configuration particulière de sa personnalité, et compte tenu des pensées, des émotions et des sentiments qui l’ont habité au moment où il a appris la libération de Marcel, le gardien n’aurait pas pu agir autrement qu’il ne l’a fait. Ces causes l’ont incité à choisir le meurtre et, puisque ces causes étaient présentes, il fallait bien que cette action s’ensuivît.

POURQUOI LE GARDIEN DE PRISON A-T-IL MAL RAISONNÉ ? Nous avons montré que le gardien a fait une action mauvaise parce qu’il avait mal raisonné. En fait, il manquait deux prémisses à son raisonnement. Les deux prémisses manquantes concernaient une double fin que le gardien aurait dû expliciter dans sa délibération, à savoir qu’il ne fallait pas tuer une personne innocente ni faire accuser injustement une personne d’un crime qu’elle n’a pas commis. Pourquoi ces deux prémisses étaient-elles absentes du raisonnement du gardien ? Nous allons répondre à cette question en présentant d’abord le point de vue d’Arnaud Desjardins sur l’éducation, afin de démontrer que l’éducation du gardien a été défaillante. Nous allons ensuite présenter certaines raisons pour lesquelles le gardien n’a pas agi de manière vertueuse.

LE POINT DE VUE D’ARNAUD DESJARDINS SUR L’ÉDUCATION Arnaud Desjardins écrit que le but de l’éducation consiste à produire des enfants heureux38. Si cette éducation a été défaillante, l’individu n’est pas heureux et court sans cesse après ce bonheur qui devrait être l’expression même de son être et qui lui échappe. Malheureux, il a alors toutes les chances de devenir un être égoïste. S’il le devient, rien ne l’empêchera éventuellement de faire le mal, 38. ARNAUD DESJARDINS, Pour une vie réussie (un amour réussi), Paris, Les éditions de La Table Ronde, 1991, p. 13.

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puisqu’il s’imaginera que la chose la plus importante au monde est la recherche exclusive de son propre intérêt. Il n’aura pas appris à se préoccuper du bonheur d’autrui, pas plus qu’il n’aura appris à penser que le bonheur d’autrui requiert quelque chose de lui, et en particulier l’éventualité qu’il ait à borner ses propres projets. Peut-on dire que le gardien a fait une action mauvaise parce que son éducation n’a pas été réussie ? Bien que la nouvelle de Micheline La France ne nous donne aucune information sur l’éducation du gardien de prison, on peut néanmoins en déduire que son éducation a été défaillante, étant donné qu’il n’est pas heureux et qu’il est convaincu que la chose la plus importante au monde est la recherche exclusive de son propre intérêt. Il est évident que le gardien n’a pas appris à penser que le bonheur d’autrui requiert quelque chose de lui, et en particulier l’éventualité qu’il ait à borner ses propres projets, en l’occurrence accepter de perdre Marcel.

LA CONDUITE NON VERTUEUSE DU GARDIEN Examinons maintenant en quoi la conduite du gardien est mauvaise et immorale à la lumière de quatre vertus.

La justice Le gardien tue le voisin de cellule de Marcel. Il le prive alors du droit de rester en vie. En le tuant, le gardien de prison s’organise pour faire passer ce crime sur le dos de Marcel, qui est alors accusé et condamné injustement à une nouvelle peine d’emprisonnement. Il prive alors Marcel du droit d’être libéré, du droit de disposer de sa vie comme il l’entend et du droit au bonheur. Il est donc évident que le gardien n’a pas agi de manière vertueuse, car il n’a pas agi de manière juste envers Marcel et son voisin de cellule : il n’a pas fait ce qu’il devait faire à leur égard. Pourquoi le gardien n’a-t-il pas agi de manière juste ? On ne connaîtra jamais toutes les raisons qui l’ont poussé à devenir une personne injuste. Néanmoins, on ne peut pas imaginer que c’est parce qu’il n’avait aucune idée de ce qu’est la justice. De par son éducation, chacun sait qu’un homme juste est celui qui ne viole ni les lois39 ni les intérêts légitimes d’autrui. André Comte-Sponville écrit que le principe d’égalité est ce principe qui nous permet de déterminer si une action ou un homme est juste, mais il s’agit d’abord et surtout de l’égalité des hommes entre eux, telle qu’elle est garantie par la loi ou telle qu’elle est moralement admise. Bien évidemment, le gardien n’a pas considéré que les deux prisonniers étaient ses égaux ni qu’ils avaient les mêmes intérêts et les mêmes droits fondamentaux que lui. Si le gardien n’a pas agi de manière juste alors qu’il le pouvait, c’est bien parce qu’il ne l’a pas voulu. S’il est vrai qu’il faut prendre la décision de devenir courageux pour effectivement le devenir, on peut penser la même chose à l’égard de la justice. Pour agir de manière juste, il faut être une personne juste, et pour devenir une personne juste, il faut l’avoir voulu.

Le courage Il est également évident que le gardien n’a pas fait preuve de courage. Un homme est courageux lorsqu’il poursuit ce qu’il doit poursuivre et lorsqu’il fuit ce qu’il doit fuir. C’est la sagesse qu’il pos39. À moins qu’une loi ne soit elle-même injuste.

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sède qui lui permet de savoir ce qu’il doit poursuivre et ce qu’il doit fuir. Lorsque des difficultés se présentent sur le chemin de la vie, un homme courageux fait ce qu’il doit faire et évite de faire ce qu’il ne doit pas faire. Ainsi, lorsque le gardien a appris que Marcel était sur le point d’être libéré, il aurait dû fuir ce qu’il devait fuir, et ce qu’il devait fuir, c’était son intention de garder Marcel avec lui, à n’importe quel prix ! Il est évident que le gardien n’a pas été capable de surmonter la peur de se retrouver sans la compagnie de Marcel. Il a plutôt fait preuve de lâcheté. Comme le faisait remarquer le philosophe Alain, le mot « lâche » désigne « la plus grave des injures », car on ne saurait, sans courage, résister au pire en soi ou en autrui. En ce qui concerne le gardien, celui-ci n’a pas su résister au pire en lui. Vladimir Jankélévitch (1903-1985) Le philosophe français Vladimir Jankélévitch est né à Bourges, le 31 août 1903, de parents russes. Son père, médecin originaire d’Odessa, occupait ses heures de loisir à lire et à traduire du russe, de l’italien, de l’anglais et de l’allemand. Il fut le premier traducteur de Freud en langue française. Entré à l’École normale supérieure en 1922, Vladimir Jankélévitch est reçu en 1926 au concours de l’agrégation de philosophie. Il enseigne ensuite à l’Institut français de Prague et aux lycées de Caen et de Lyon. En 1933, il obtient son doctorat avec une thèse principale consacrée à la pensée de Schelling, et une thèse secondaire où il aborde le sujet moral de la mauvaise conscience. Il enseigne par la suite aux facultés de Besançon, de Toulouse et de Lille. De 1951 à 1978, il est titulaire de la chaire de philosophie morale à la Sorbonne. Sa biographie met en lumière les trois activités essentielles de sa vie : l’enseignement de la philosophie et l’écriture philosophique, la passion de la musique comme pianiste et musicologue et, enfin, l’engagement dans la société de son temps.

C’est en 1949 qu’il publie le Traité des vertus, dont la problématique morale va demeurer au centre de sa pensée. Sa réflexion l’amène à privilégier l’amour et la bienveillance comme vertus supérieures capables de s’opposer à la méchanceté. Et la mauvaise conscience n’est autre que la conscience morale, une expérience concrète et singulière du repentir, du remords, du scrupule, toutes choses liées au phénomène de l’irréversibilité du temps. Dans cette perspective, l’existence tout entière de l’individu apparaît comme une succession de choix, et les choix que doit accomplir l’être humain sont essentiellement d’ordre moral. Parmi les nombreux ouvrages de Vladimir Jankélévitch, mentionnons, outre son Traité des vertus (1949), La Mauvaise Conscience (1951), L’austérité de la vie morale (1956), Le Pur et l’Impur (1960), La Mort (1966), Le Pardon (1967), Le Paradoxe de la morale (1981), Les Vertus et l’Amour (1986) et L’Imprescriptible (1986). Vladimir Jankélévitch meurt le 6 juin 1985, à Paris.

Selon Jankélévitch, le courage est une décision. On décide de devenir courageux parce qu’on prend conscience que cela est nécessaire. On prend conscience qu’on ne pourrait s’en passer, car il faut « du courage pour durer et endurer, du courage pour vivre et pour mourir, du courage pour supporter, pour combattre, pour résister, pour persévérer...40 ». Lorsqu’il fait face aux difficultés de la vie, qui sont nombreuses, un homme à l’âme forte, écrit Spinoza, « s’efforce de bien faire et de se tenir en joie41 ». Cet effort est le courage.

40. ANDRÉ COMTE-SPONVILLE, op. cit., p. 70. 41. SPINOZA, op. cit., IV, scolie de la proposition 73.

Est-il indispensable d’être vertueux ?

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Devant la difficulté que représentait pour lui le fait de se retrouver seul sans la présence de Marcel, le gardien n’a pas fait preuve de courage parce qu’il n’a pas pris la décision d’être courageux à ce moment précis de sa vie. Et s’il n’a pas pris cette décision, on peut supposer que c’est parce qu’il n’avait pas pris auparavant, durant sa vie, la décision de devenir un homme courageux.

La tempérance Le gardien n’a pas fait preuve de tempérance. Un homme est tempérant lorsqu’il ne laisse jamais ses désirs se dérégler ou qu’il évite de tomber dans l’excès. Le désir du gardien de prison de garder Marcel avec lui a pris des proportions démesurées à partir du moment où, à la seule pensée de ne plus être avec lui, son travail de gardien lui est devenu tellement insupportable qu’il a été capable d’envisager un plan diabolique pour empêcher qu’il soit libéré. Pourquoi le gardien n’a-t-il pas agi de manière tempérante ? Aux yeux de Socrate, il est évident que la sagesse d’un individu contient l’idée qu’il existe des choses bonnes, qui sont utiles, et des choses apparemment bonnes mais qui sont mauvaises, parce qu’elles sont nuisibles. S’il avait développé sa sagesse, le gardien aurait donc su qu’il existe des choses bonnes et des choses apparemment bonnes. De plus, cette sagesse lui aurait permis de faire la distinction entre les choses bonnes et les choses apparemment bonnes. Lorsque le gardien agit envers Marcel et le voisin de cellule comme il le fait, on peut dire qu’il le fait parce qu’il se trompe sur la nature du bien qu’il poursuit, en prenant un faux bien (une chose apparemment bonne) pour un vrai bien (une chose véritablement bonne). Quel faux bien le gardien prend-il pour un vrai bien ? Ce faux bien, c’est son plaisir d’être avec Marcel, plaisir qu’il entrevoit comme une nécessité sans laquelle il pense qu’il sera désemparé. Le bien que poursuit le gardien est donc un faux bien puisque la relation avec Marcel, qu’il cherche à conserver, est une relation de dépendance malsaine, une relation qui se situe aux antipodes d’une relation d’amitié véritable, empreinte de sollicitude et de respect. Il est bien évident qu’une relation de cette sorte est nuisible, tout autant pour Marcel que pour le gardien, quoique de manière et d’intensité différentes pour l’un et pour l’autre. S’il avait pratiqué la réflexion philosophique, le gardien aurait su que les désirs déréglés ou excessifs sont néfastes pour lui et pour autrui. Du même coup, il aurait essayé de développer sa tempérance. Mais sa conduite témoigne plutôt du contraire. Lorsqu’on examine l’action mauvaise que le gardien a accomplie, on s’aperçoit qu’il l’a accomplie parce qu’un désir déréglé et excessif lui a fait perdre la maîtrise de lui-même. Ce désir, c’est l’intention de conserver coûte que coûte la présence de Marcel, alors que celui-ci devait être libéré sous peu.

La gratitude Le gardien n’a pas ressenti de gratitude. Épicure disait que la vie de l’insensé est inquiète et ingrate. Aussi mène-t-il une vie dépourvue de sens, incapable d’être satisfait, d’être heureux : il ne vit pas de manière joyeuse. À la différence de l’insensé, le sage se réjouit de vivre, mais aussi d’avoir vécu ce qu’il a vécu. Il est évident que le gardien est un insensé, un individu qui ne vit pas de manière joyeuse, qui est incapable d’être heureux. Au lieu de se réjouir d’avoir eu Marcel à ses côtés durant tant d’années, et de dire merci à la vie pour lui avoir permis de vivre cette proximité avec lui, le gardien n’éprouve aucune joie.

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Pourquoi le gardien n’a-t-il pas ressenti de gratitude ? Selon Arnaud Desjardins et Véronique Loiseleur, la gratitude est quelque chose qui s’apprend par l’éducation et se développe par la prise de conscience. Pourquoi le gardien n’a-t-il pas ressenti de gratitude ? Logiquement, la réponse est : parce qu’il n’a pas appris à ressentir de la gratitude. La personne qui a une approche positive de l’existence est remplie de gratitude à l’égard de la vie concrète42. Essentiellement, la personne se sent comblée. Elle sait dire merci pour ce que la vie lui donne, et merci pour ce qu’elle ne lui donne pas. Elle ressent un immense merci dans le cœur. La gratitude agit comme un antidote. Elle est l’antidote de la frustration. Il faut voir cette formule comme une métaphore qui exprime une réalité : on ne peut nier le fait que les frustrations de toutes sortes empoisonnent littéralement l’existence des personnes qui les ressentent. Et on ne peut ressentir à la fois de la frustration et de la gratitude, car l’une empêche l’autre. Si la personne se sent comblée, elle n’est pas frustrée. Arnaud Desjardins et Véronique Loiseleur proposent une procédure toute simple pour développer notre gratitude, qui consiste à tenir notre livre de comptes intérieur : « D’abord, apprenez à apprécier complètement ce qui vous est donné. Tenez honnêtement votre livre de comptes. « Oui, si mon enfant est malade et... » Mais pour le moment, il est en bonne santé. Pourquoi ne marquer sur votre livre de comptes intérieur que ce qui ne va pas et jamais ce qui va ? Si je me réveille un matin en ayant mal au dos, je l’inscris. Mais si je me réveille bien dans ma peau, c’est normal, je ne ressens aucun bien-être43. »

Lors d’un séjour d’Arnaud Desjardins auprès de Svâmi Prajnânpad44, ce dernier lui a montré cet arbitraire. Pourquoi ne devrait-on enregistrer que ce qui ne va pas ? Peu après cette discussion avec le maître, Arnaud Desjardins se réveille un bon matin et il prend conscience qu’il ne ressent aucune douleur physique et voilà qu’il se dit : « Quel bonheur ! » Le message d’Arnaud Desjardins tient en quelques mots : il faut savoir apprécier ce que la vie nous donne, au moment même où elle nous le donne. Pour cela, il faut être éveillé. Ainsi, on peut s’attarder au bienfait de prendre une douche tous les matins et être conscient chaque fois de la chance qu’on a d’avoir de l’eau chaude pour se laver. On devient vraiment positif lorsqu’on ne comptabilise plus ce que l’on n’a pas et qu’on reconnaît ce que l’on a. Précisons que la gratitude ne consiste pas seulement à apprécier tout ce que la vie nous donne, mais à l’accueillir également sans aucune avidité, la main ouverte. La personne qui est remplie de gratitude est convaincue d’une chose, et cette chose, c’est la certitude que la vie a un sens, et que chaque situation dans laquelle elle se trouve a toujours une valeur positive, car tout est une occasion pour progresser. Pour mieux comprendre le point de vue d’Arnaud Desjardins et de Véronique Loiseleur, il faut savoir ce qu’ils veulent dire lorsqu’ils parlent du bonheur. Ils définissent le bonheur comme une joie de vivre et un sentiment de plénitude. Le sentiment de plénitude découle du fait que la personne 42. ARNAUD DESJARDINS et VÉRONIQUE LOISELEUR, L’audace de vivre, Paris, Pocket no 10752, collection « Spiritualité », 2010. Voir le chapitre intitulé « Bonheur, gratitude, amour », p. 187-210. 43. Ibid., p. 202. 44. Il s’agit d’un maître spirituel indien du 20e siècle. Pour connaître sa pensée, voir André Comte-Sponville, De l’autre côté du désespoir (Introduction à la pensée de Svâmi Prajnânpad), Paris, Éditions Accarias, collection « L’Originel », 3e édition, 1998.

Est-il indispensable d’être vertueux ?

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évalue que sa vie vaut la peine d’être vécue, ce qu’elle arrive à faire lorsqu’elle a développé une approche positive de l’existence45. La personne qui éprouve un sentiment de plénitude ne connaît donc pas de sentiment de privation, ce sentiment étant le contraire du sentiment de plénitude. Cela étant, la personne qui éprouve un sentiment de plénitude ne connaît ni la haine ni l’envie. Elle n’est pas envahie par le désir de nuire. Au contraire, elle est habitée par la gentillesse, la bonté et la disposition à aider autrui. Telle est la relation qui pourrait exister entre une approche positive de l’existence et l’expérience possible du bonheur. Par contre, la personne qui a une approche négative de l’existence pense que la réalité lui est foncièrement hostile. Elle va même parfois jusqu’à penser qu’il eût mieux valu n’être jamais née puisque la vie est un immense cauchemar. Cette attitude très pessimiste repose sur le fond d’un découragement permanent du genre « Ça ne marchera pas, ça ne sera jamais pour moi ». La principale caractéristique de cette attitude consiste à s’emparer de tout ce qui renforce sa vision pessimiste du monde et à occulter ce qui serait susceptible de la remettre en question. En d’autres mots, il s’agit d’une tendance à ne voir que les faits qui confirment qu’elle a raison d’être pessimiste et à ignorer ceux qui témoignent du contraire. D’où vient que certaines personnes ont une approche si négative de l’existence ? Arnaud Desjardins esquisse une réponse à cette question. Il écrit que le but de l’éducation consiste à produire des enfants heureux, en leur apprenant entre autres la gratitude à l’égard de la vie. Si cette éducation a été défaillante, par absence d’amour ou par inaptitude des parents, la personne n’est pas capable de ressentir de la gratitude à l’égard de la vie.

LES VERTUS SONT INDISPENSABLES Nous avons vu que le gardien de prison n’a pas agi de manière vertueuse parce qu’il manquait de sagesse, au sens large d’une capacité de bien juger ce qui importe dans la vie, pour soi et pour autrui. Comment le gardien aurait-il pu acquérir une sagesse ? Il aurait pu l’acquérir par la pratique de la philosophie, car seule la philosophie permet de répondre aux questions que l’être humain devrait prendre le plus au sérieux : « Quel genre de vie faut-il mener ? » « Pourquoi doit-on faire le bien ? » « Qu’est-ce qui est important dans la vie ? » « Que dois-je faire pour devenir une meilleure personne ? » « Quelles sont les conditions du bonheur ? » De toute évidence, le gardien aurait dû se les poser. En écrivant cette courte nouvelle, Micheline La France nous montre les effets négatifs que peut produire sur soi et sur autrui l’absence de certaines vertus, et soutient implicitement la thèse selon laquelle les vertus sont indispensables.

45. ARNAUD DESJARDINS et VÉRONIQUE LOISELEUR, op. cit. Voir le chapitre intitulé « L’approche positive », p. 211-251.

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QUESTIONS ÉTHIQUES COMMENT DOIT-ON VIVRE ?


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5. QUESTIONS 1. Êtes-vous d’accord avec le philosophe Alain, qui affirme que l’unique fondement de la morale, c’est le devoir de penser ? Justifiez votre réponse. 2. Pourquoi devrions-nous souhaiter posséder des vertus ? 3. Les dispositions vertueuses sont-elles essentielles pour mener une vie accomplie (une vie pleinement réalisée, ample et riche) ?

6. EXERCICE 1. Si la vertu de patience se définit comme une disposition à supporter les désagréments de la vie et les malheurs, comme une disposition à attendre avec calme que les événements pénibles se tassent avec le temps, peut-on penser que cette seule vertu aurait permis au gardien de prison de ne pas commettre son crime ? Ou lui fallait-il aussi en posséder d’autres, dans cette situation particulière qu’était la sienne lorsqu’il a appris que Marcel était sur le point d’être libéré ? 2. Imaginez le gardien de prison vertueux. Ayant appris que Marcel était sur le point d’être libéré, il rédige une courte lettre à son intention. En vous mettant à la place du gardien, écrivez cette lettre. Dans un deuxième temps, explicitez la ou les vertus que vous possédez et qui vous ont permis de l’écrire comme vous l’avez fait. 3. Dans la nouvelle de Micheline La France, la trame de l’histoire peut sembler, à première vue, farfelue. Mais peut-on penser que, dans la vie réelle, ce type de situation peut malheureusement exister ?

Est-il indispensable d’être vertueux ?

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Jean-Pierre Légaré

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Questions

ÉTHIQUES Comment doit-on vivre ?

Jean-Pierre Légaré Jean-Pierre Légaré a enseigné la philosophie au Cégep de Joliette (1973-1981) et au Cégep de SaintJérôme (1981-2011).

CODE DE PRODUIT : 214948 ISBN 978-2-7617-6773-6

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782761

767736

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Jean-Pierre Légaré

Questions

ÉTHIQUES Comment doit-on vivre ?

QUESTIONS ÉTHIQUES - COMMENT DOIT-ON VIVRE ?

Imaginons qu’une personne projette d’accomplir une action et qu’elle se demande si elle doit agir ainsi. Elle peut envisager trois types de raisons différentes. Elle peut évoquer les conséquences bénéfiques de cette action : si elle agissait ainsi, un plus grand nombre d’individus seraient plus heureux ou, à tout le moins, ils seraient moins malheureux. Ce type de raisons relève d’une perspective conséquentialiste, car l’évaluation morale de cette action est faite en fonction des conséquences sur autrui. Cette personne peut aussi s’en remettre à une règle morale obligatoire qui lui prescrit d’agir ainsi. Ce type de raisons relève alors d’une perspective déontologiste, selon laquelle chaque action doit être jugée selon sa conformité à certains devoirs. Finalement, cette personne peut considérer le trait de caractère dont l’action serait une expression représentative. Ainsi, elle pourrait penser que cette action serait celle qu’accomplirait une personne dotée d’une certaine vertu, c’est-à-dire une disposition acquise à faire le bien et qui s’enracine dans le caractère d’un individu. Par exemple, elle peut se demander comment agirait une personne juste, courageuse ou prudente dans la situation singulière qui est la sienne présentement. Dans cet ouvrage, nous avons choisi d’examiner la perspective axée sur les vertus. Chaque chapitre porte sur une question spécifique, et chacune d’elles entretient un rapport avec les vertus. Aborder les questions éthiques sous cet angle, c’est tenter de mieux comprendre le rôle que peuvent jouer les vertus dans la vie d’une personne. Pourquoi devrait-on souhaiter posséder des vertus et en quoi sont-elles nécessaires ? Que signifie, sur le plan moral, le fait d’acquérir et de posséder des vertus ? Quel type de personne veut-on devenir ? Les questions traitées dans cet ouvrage sont les suivantes : • Est-il indispensable d’être vertueux ? • Peut-on apaiser ou éviter la souffrance ? • Pour quelle raison devrait-on mener une vie juste ? • Peut-on et doit-on tout pardonner ? • Quelles sont les conditions du bonheur ? Les cinq chapitres ont été rédigés selon une même formule. Chaque chapitre commence par une mise en situation tirée d’une œuvre littéraire et qui suscite une question éthique. Cette situation est ensuite analysée à la lumière du point de vue des grands philosophes qui ont réfléchi sur cette question.

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