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Le meilleur des mondes Aldous Huxley
Imprimé sur papier contenant 100 % de fibres recyclées postconsommation.
CODE DE PRODUIT : 216967 ISBN 978-2-7617-9080-2
9 782761 790802
Le meilleur des mondes Aldous Huxley
Aldous Huxley
Quels sacrifices les sociétés sont-elles prêtes à faire pour s’assurer la paix, la sécurité et le bonheur ? Cette question, à laquelle Aldous Huxley a tenté de répondre dans sa célèbre dystopie, Le meilleur des mondes, est aussi actuelle dans notre époque d’instabilité sociale, politique et économique qu’elle ne l’était dans celle de Huxley, bouleversée, elle, par la Première Guerre mondiale et la Grande Dépression. Grand roman d’anticipation du XXe siècle qui est devenu, avec le 1984 de George Orwell, une œuvre éminemment prophétique, Le meilleur des mondes suscite chez le lecteur une réflexion profonde et fondamentale : qu’est-ce qui nous définit en tant qu’être humain ? Sommes-nous les complices tacites de notre propre déshumanisation aux mains de pouvoirs étatiques avides de contrôle, de surveillance et de pouvoir ? Nous avons fait du roman de Huxley un véritable monument littéraire, mais en avons-nous bien compris les importantes mises en garde ? Le texte intégral annoté Un questionnaire bilan de première lecture Des questionnaires d’analyse de l’œuvre Quatre extraits accompagnés d’ateliers d’analyse, dont un de lectures croisées Une présentation d’Aldous Huxley et de son époque Une description du roman et de ses caractéristiques formelles Un aperçu de l’œuvre et de sa place dans l’histoire littéraire
Le meilleur des mondes
Texte intégral
Édition établie par Alexandre Limoges
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Sommaire
Présentation .............................................................................................
Aldous Huxley, toujours actuel
Aldous Huxley, sa vie, son œuvre ............................................................ Enfance et premières œuvres ................................................................ Le succès du Meilleur des mondes ........................................................ Huxley, après Le meilleur des mondes ................................................... Son œuvre majeure, Le meilleur des mondes ........................................ Description de l’époque : le XXe siècle .................................................... Contexte historique .............................................................................. Un monde en guerre ....................................................................... Une crise économique mondiale...................................................... Contexte scientifique, technologique et industriel................................. Henry Ford, la nouvelle religion d’Aldous Huxley.............................. Contexte idéologique ........................................................................... La psychologie ................................................................................ Évolution, eugénisme ...................................................................... La sociologie naissante .................................................................... Contexte littéraire et artistique ............................................................. Roman spéculatif, science-fiction..................................................... Utopie, contre-utopie ...................................................................... Huxley et quelques contemporains .................................................. Présentation du roman ............................................................................ Thèmes ................................................................................................ Manipulation, propagande, contrôle ............................................... Le pessimisme ................................................................................. La sexualité ..................................................................................... L’humour ........................................................................................ La religion ....................................................................................... L’art, la littérature, la culture............................................................ La liberté......................................................................................... Aldous Huxley en son temps ................................................................... Chronologie .........................................................................................
5 8 8 10 11 12 15 15 16 18 20 22 25 25 29 31 33 33 35 39 43 43 43 45 45 46 47 48 48 51 52
Le meilleur des mondes (texte intégral) ............................ 57 Nouvelle préface de l’auteur (1946) ...................................................... Préface à l’édition française .................................................................. Le meilleur des mondes ........................................................................ Test de première lecture....................................................................
L’étude de l’œuvre
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Quelques notions de base ....................................................................... 354 Le roman .............................................................................................. 354 Définition et origines ...................................................................... 354
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Sommaire Caractéristiques formelles du roman ..................................................... L’intrigue ........................................................................................ Les personnages ............................................................................. L’espace et le temps ........................................................................ La narration .................................................................................... Le narrateur omniscient ............................................................. Le narrateur omniscient avec restriction de champ ..................... Le narrateur à vision externe ...................................................... Le narrateur héros ..................................................................... Le narrateur personnage............................................................ L’étude du roman en s’appuyant sur des extraits .................................. L’étude de l’œuvre dans une démarche plus globale ............................ Sujets d’analyse et de dissertation .......................................................... Glossaire .......................................................................................... Bibliographie et filmographie .................................................
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Présentation Comment un roman d’anticipation de la première moitié du XXe siècle comme Le meilleur des mondes peut-il encore nous interpeller, plus de 80 ans après sa publication ? O wonder! How many goodly creatures are there here! How beauteous mankind is! O brave new world! That has such people in’t! Ô merveille ! Comme il y a ici des êtres charmants ! Comme l’humanité est belle ! Ô nouveau monde admirable ! Qui contient des gens pareils ! Ainsi s’exclame Miranda dans La tempête de William Shakespeare*, manifestant, à l’instar de John le Sauvage dans Le meilleur des mondes, sa fascination pour un monde qu’elle ne connaît pas, mais qu’elle idéalise et rêve de découvrir. La citation donna son titre original (Brave New World) à l’œuvre désormais canonique de l’écrivain anglais Aldous Huxley, publiée dans l’entre-deux-guerres, en 1932. Aux yeux du lecteur, le titre prend la forme d’une véritable promesse : la découverte d’un monde meilleur, du « meilleur des mondes », et, le livre en main, il se prend à songer, comme John et Miranda, à de lointaines et admirables contrées peuplées d’habitants fabuleux ! Or, l’illusion a tôt fait de se dissiper. Le roman de Huxley s’ouvre sur la description d’une usine de fabrication d’êtres humains, produits à la chaîne comme des voitures. Brusquement, l’enchantement se brise, et le rêve tourne au cauchemar… Le « meilleur des mondes » serait-il, au contraire, le pire des mondes possibles ? On le découvre peuplé d’êtres littéralement automatisés par suite d’une manipulation génétique et d’un conditionnement, leurs émotions et réactions, encadrées par des années de suggestion propagandiste. Des êtres dépourvus d’un sentiment d’identité, d’une pensée autonome et libre ; des êtres souvent parfaitement identiques, engendrés par centaines 5
* : Cf. Glossaire
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Présentation suivant le même moule et destinés à une classe sociale précise ; des êtres, paradoxalement… heureux dans leur servitude, dépossédés d’une conscience susceptible de les mener à la révolte. Dominé par une tonalité ironique* et un humour grinçant, Le meilleur des mondes nous interpelle et nous met en garde : quel prix nos sociétés modernes sont-elles prêtes à payer pour satisfaire leur désir de stabilité et de paix ? Quel pacte, quel contrat social devront-elles signer ? Et avec quel diable ? Mais existe-t-il sacrifice trop grand pour mettre fin à la souffrance, aux guerres, à la pauvreté, à la misère et à la détresse psychologique ? Projetée six siècles dans le futur, la société du Meilleur des mondes a bel et bien aboli tous les fléaux du XXe siècle de Huxley, qui écrit dans la foulée de la Première Guerre mondiale (1914-1918) et de la plus grande crise économique de l’histoire (1929). Cependant, le prix qu’elle a payé, pour l’auteur anglais, est le prix ultime : son humanité. Plus encore que la société cauchemardesque imaginée par le contemporain d’Aldous Huxley, George Orwell* (1984), celle du Meilleur des mondes semble aujourd’hui prophétiquement semblable à la nôtre. Progressant, grâce aux sciences et aux technologies, à une vitesse nettement plus grande que ne l’avait envisagé Huxley, notre monde est déjà aux portes du sien : le XXIe siècle, déjà marqué par une crise économique mondiale et un état de guerre incessant, saura-t-il éviter de sombrer dans le totalitarisme du Meilleur des mondes ? Chose certaine, la réflexion d’Aldous Huxley est tout aussi fascinante et pertinente aujourd’hui qu’elle ne l’était à son époque, voire plus troublante, encore, au vu de sa surprenante proximité, de sa saisissante vérité.
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* : Cf. Glossaire
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Aldous Huxley, toujours actuel
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Aldous Huxley, sa vie, son œuvre Aldous Huxley
Comment la vie d’Aldous Huxley permet-elle de mieux comprendre certains aspects du Meilleur des mondes ?
Enfance et premières œuvres Aldous Huxley naquit le 26 juillet 1894 à Laleham, dans le Surrey, en Angleterre. Son père, Leonard Huxley, fut enseignant et écrivain. Il pratiquait de plus le métier d’herboriste. Sa mère, Julia Arnold, également éducatrice, mourut en 1908, alors qu’Aldous n’avait que 14 ans. Génie précoce, il grandit dans une famille d’intellectuels versés tout autant dans les domaines artistiques que scientifiques. Son grand-père, Thomas Henry Huxley, fut l’un des plus grands naturalistes du XIXe siècle. Intéressé par l’espèce humaine et partageant les idées de Charles Darwin (1809-1882) sur l’évolution des espèces, il exerça sur son petit-fils une influence posthume remarquable. Scientifique et érudit, il fut directeur du Collège d’Eton, une école pour l’élite que fréquenta plus tard Aldous Huxley (et qui, dans Le meilleur des mondes, devient une école pour enfants doués « Alpha-Plus »). L’oncle d’Aldous Huxley, le poète Matthew Arnold, l’un des écrivains les plus influents de sa génération, mourut quelques années avant sa naissance. Bien qu’il n’eût jamais la chance de côtoyer ses illustres ancêtres, Huxley profita dès son plus jeune âge de cette double influence scientifique et artistique qui nourrit son imaginaire et ses ambitions. Homme d’une taille impressionnante (1,95 mètre) et d’une silhouette élancée, il souffrit, dès sa jeunesse, d’une maladie oculaire qui le rendit pratiquement 8
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Biographie aveugle. Cette condition l’empêcha d’ailleurs de participer à la Première Guerre mondiale et mit vraisemblablement fin à ses velléités d’exercer la médecine. Toutefois, grâce à la « méthode Bates », il retrouva en partie la vue, ce qui lui permit d’étudier la littérature à Oxford. Étudiant pendant la guerre, Huxley fut vivement influencé par les écrivains français de son époque. Il maîtrisait le français de manière admirable et s’essaya même à la poésie dans cette langue d’adoption. Plus tard, lorsque Brave New World sera traduit sous le titre Le meilleur des mondes, Huxley en rédigera lui-même la préface en français. La carrière de romancier d’Aldous Huxley, après quelques œuvres de jeunesse et recueils de poésie, s’amorça au début des années 20, après son mariage avec la Belge Maria Nys. Son premier roman, Jaune de Crome (Crome Yellow, 1921), une caricature grinçante des milieux bourgeois anglais, le propulsa à l’avantscène littéraire (tout en froissant certains proches qui se reconnurent en ses protagonistes*). Fier de son succès, Huxley enchaîna avec Cercle vicieux (Antic Hay, 1923). Toujours sur un ton comique* et satirique*, il y dépeint cette fois la vie de l’élite intellectuelle d’aprèsguerre à Londres. Cette tendance satirique se confirma dans son roman suivant, Marina di Vezza (Those Barren Leaves, 1925), qui raconte l’existence superficielle et prétentieuse d’un groupe d’individus réunis dans une villa italienne. À cette époque, Aldous et Maria Huxley, fervents voyageurs, vivaient en Italie, mais la montée du fascisme les contraignit à quitter la patrie de Benito Mussolini*, notamment pour effectuer un séjour en France. Entre la parution de ses romans, Huxley publiait fréquemment des recueils de poésie, des essais et des récits de voyage. Son dernier roman des années 20, Contrepoint (Point Counter Point, 1928), plus long et plus sérieux que les précédents, eut également un 9
* : Cf. Glossaire
Protagonistes Personnages principaux.
Comique Qui provoque le rire, l’amusement.
Satirique Dont l’objectif est de railler une ou des personnes, ou encore un groupe de personnes.
Mussolini, Benito (1883-1945) Fondateur du Parti national fasciste en Italie et allié d’Hitler pendant la Seconde Guerre mondiale.
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Biographie
Antagoniste Personnage qui est l’opposé d’un autre personnage.
important succès commercial qui confirma la place de Huxley sur la scène littéraire anglaise. Nouvelle peinture des mœurs et des caractères de la société anglaise de son temps, Contrepoint se présente comme un savant enchevêtrement de récits où se multiplient les différentes perspectives. Aldous Huxley voulait ainsi illustrer les diverses facettes de la nature humaine dans toute sa profondeur et sa complexité, entre autres grâce à la confrontation des personnages avec leur antagoniste* (d’où le titre).
Le succès du Meilleur des mondes Les premières œuvres de Huxley permettent ainsi de jeter un éclairage important sur son chef-d’œuvre international, publié en 1932 sous le titre Brave New World (Le meilleur des mondes) : il faut l’envisager comme le récit d’un satiriste et d’un peintre de la société de son temps, une œuvre dont l’originalité, par rapport aux précédentes, est essentiellement sa projection dans une Angleterre du futur. Autrement dit, Huxley poursuit sa peinture des mœurs, des travers et des ridicules de sa société, mais en imaginant ce qu’elle deviendra dans un avenir lointain si elle continue à suivre la voie sur laquelle elle s’est engagée. Le meilleur des mondes connut un succès important dès sa publication, malgré certaines oppositions, censures et condamnations (notamment pour ses descriptions d’une sexualité débridée à laquelle participent les enfants). Au cours des années qui suivirent, son succès ne fit que s’accroître, à mesure que s’avérèrent ses « prophéties » concernant la propagande, la manipulation psychologique, l’aspiration à la stabilité sociale, le totalitarisme et les dangers d’un progrès scientifique débridé, dépourvu d’un solide cadre de réflexion éthique.
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* : Cf. Glossaire
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Le meilleur des mondes Aldous Huxley Traduction de Jules Castier1
note 1. La présente édition a modifié la mise en pages pour la moderniser.
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passage analysé
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Un bâtiment gris et trapu de trente-quatre étages seulement. Au-dessus de l’entrée pr incipale, les mots : CENTRE D’INCUBATION ET DE CONDITIONNEMENT DE LONDRES-CENTRAL, et, dans un écusson, la devise de l’État mondial : COMMUNAUTÉ, IDENTITÉ, STABILITÉ. L’énorme pièce du rez-de-chaussée était exposée au nord. En dépit de l’été qui régnait au-delà des vitres, en dépit de toute la chaleur tropicale de la pièce elle-même, ce n’étaient que de maigres rayons d’une lumière crue et froide qui se déversaient par les fenêtres. Les blouses des travailleurs étaient blanches, leurs mains, gantées de caoutchouc pâle, de teinte cadavérique. La lumière était gelée, morte, fantomatique. Ce n’est qu’aux cylindres jaunes des microscopes qu’elle empruntait un peu de substance riche et vivante, étendue le long des tubes comme du beurre. – Et ceci, dit le Directeur, ouvrant la porte, c’est la Salle de Fécondation.
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Le meilleur des mondes
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passage analysé
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Au moment où le Directeur de l’Incubation et du Conditionnement entra dans la pièce, trois cents Fécondateurs, penchés sur leurs instruments, étaient plongés dans ce silence où l’on ose à peine respirer, dans ce chantonnement ou ce sifflotement inconscient, par quoi se traduit la concentration la plus profonde. Une bande d’étudiants nouvellement arrivés, très jeunes, roses et imberbes, se pressaient, pénétrés d’une certaine appréhension, voire de quelque humilité, sur les talons du Directeur. Chacun d’eux portait un cahier de notes, dans lequel, chaque fois que le grand homme parlait, il griffonnait désespérément. Ils puisaient ici leur savoir à la source même. C’était un privilège rare. Le D.I.C. de Londres-Central s’attachait toujours à faire faire à ses nouveaux étudiants, sous sa conduite personnelle, le tour des divers services. – Simplement pour vous donner une idée d’ensemble, leur expliquait-il. Car il fallait, bien entendu, qu’ils eussent un semblant d’idée d’ensemble,si l’on voulait qu’ils fissent leur travail intelligemment – et cependant qu’ils en eussent le moins possible, si l’on voulait qu’ils fussent plus tard des membres convenables et heureux de la société. Car les détails, comme chacun le sait, conduisent à la vertu et au bonheur ; les généralités sont, au point de vue intellectuel, des maux inévitables. Ce ne sont pas les philosophes, mais bien ceux qui s’adonnent au bois découpé et aux collections de timbres, qui constituent l’armature de la société. – Demain, ajoutait-il, leur adressant un sourire empreint d’une bonhomie légèrement menaçante, vous vous mettrez au travail sérieux.Vous n’aurez pas de temps à consacrer aux généralités... D’ici là... D’ici là, c’était un privilège. De la source même, droit au cahier de notes. Les jeunes gens griffonnaient fébrilement. Grand, plutôt maigre, mais bien droit, le Directeur s’avança dans la pièce. Il avait le menton allongé et les dents fortes, un peu 76
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Chapitre I
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passage analysé
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proéminentes, que parvenaient tout juste à recouvrir, lorsqu’il ne parlait pas, ses lèvres pleines à la courbe fleurie.Vieux, jeune ? Trente ans ? Cinquante ? Cinquante-cinq ? C’était difficile à dire. Et, au surplus, la question ne se posait pas ; dans cette année de stabilité, cette année 632 de N.F., il ne venait à l’idée de personne de la poser. – Je vais commencer par le commencement, dit le D.I.C, et les étudiants les plus zélés notèrent son intention dans leur cahier : Commencer au commencement. Ceci (il agita la main), ce sont les couveuses. Et, ouvrant une porte de protection thermique, il leur montra des porte-tubes empilés les uns sur les autres et pleins de tubes à essais numérotés. – L’approvisionnement d’ovules pour la semaine. Maintenus, expliqua-t-il, à la température du sang ; tandis que les gamètes mâles (et il ouvrit alors une autre porte) doivent être gardés à trente-cinq degrés, au lieu de trente-sept. La pleine température du sang stérilise. Des béliers, enveloppés de thermogène, ne procréent pas d’agneaux. Toujours appuyé contre les couveuses, il leur servit, tandis que les crayons couraient illisiblement d’un bord à l’autre des pages, une brève description du procédé moderne de la fécondation ; il parla d’abord, bien entendu, de son introduction chirurgicale, « cette opération subie volontairement pour le bien de la société, sans compter qu’elle comporte une prime se montant à six mois d’appointements » ; il continua par un exposé sommaire de la technique de la conservation de l’ovaire excisé à l’état vivant et en plein développement ; passa à des considérations sur la température, la salinité, la viscosité optima ; fit allusion à la liqueur dans laquelle on conserve les ovules détachés et venus à maturité ; et, menant ses élèves aux tables de travail, leur montra effectivement comment on retirait cette liqueur des tubes à 77
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essais ; comment on la faisait tomber goutte à goutte sur les lames de verre pour préparations microscopiques spécialement tiédies ; comment les ovules qu’elle contenait étaient examinés au point de vue des caractères anormaux, comptés, et transférés dans un récipient poreux ; comment (et il les emmena alors voir cette opération) ce récipient était immergé dans un bouillon tiède contenant des spermatozoïdes qui y nageaient librement – « à la concentration minima de cent mille par centimètre cube », insista-t-il ; et comment, au bout de dix minutes, le vase était retiré du liquide et son contenu examiné de nouveau ; comment, s’il y restait des ovules non fécondés, on l’immergeait une deuxième fois, et, si c’était nécessaire, une troisième ; comment les ovules fécondés retournaient aux couveuses ; où les Alphas et les Bêtas1 demeuraient jusqu’à leur mise en flacon définitive, tandis que les Gammas, les Deltas et les Epsilons2 en étaient extraits, au bout de trente-six heures seulement, pour être soumis au Procédé Bokanovsky3. – Au Procédé Bokanovsky, répéta le Directeur, et les étudiants soulignèrent ces mots dans leurs calepins. Un œuf, un embryon, un adulte, c’est la normale. Mais un œuf bokanovskifié a la propriété de bourgeonner, de proliférer, de se diviser : de huit à quatre-vingt-seize bourgeons, et chaque bourgeon deviendra un embryon parfaitement formé, et chaque embryon, un adulte de taille complète. On fait ainsi pousser quatre-vingt-seize êtres humains là où il n’en poussait autrefois qu’un seul. Le progrès. – La bokanovskification, dit le D.I.C. pour conclure, consiste essentiellement en une série d’arrêts du développement. Nous
notes 3. Bokanovsky : référence à Maurice Bokanovski (1879-1928), politicien français.
1. les Alphas et les Bêtas : respectivement la première et la deuxième lettre de l’alphabet grec. 2. les Gammas, les Deltas et les Epsilons : respectivement les troisième, quatrième et cinquième lettres de l’alphabet grec.
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enrayons la croissance normale, et, assez paradoxalement, l’œuf réagit en bourgeonnant. Réagit en bourgeonnant. Les crayons s’affairèrent. Il tendit le bras. Sur un transporteur à mouvement très lent, un porte-tubes plein de tubes à essais pénétrait dans une grande caisse métallique, un autre en sortait. Il y avait un léger ronflement de machines. Les tubes mettaient huit minutes à traverser la caisse de bout en bout, leur expliquait-il, soit huit minutes d’exposition aux rayons durs, ce qui est à peu près le maximum que puisse supporter un œuf. Un petit nombre mouraient ; des autres, les moins influencés se divisaient en deux ; la plupart proliféraient en quatre bourgeons ; quelques-uns, en huit ; tous étaient renvoyés aux couveuses, où les bourgeons commençaient à se développer ; puis, au bout de deux jours, on les soumettait soudain au froid, au froid et à l’arrêt de croissance. En deux, en quatre, en huit, les bourgeons bourgeonnaient à leur tour ; puis, ayant bourgeonné, ils étaient soumis à une dose d’alcool presque mortelle ; en conséquence, ils proliféraient de nouveau, et, ayant bourgeonné, on les laissait alors se développer en paix, bourgeons des bourgeons des bourgeons – tout nouvel arrêt de croissance étant généralement fatal. À ce moment, l’œuf primitif avait de fortes chances de se transformer en un nombre quelconque d’embryons compris entre huit et quatre-vingtseize, « ce qui est, vous en conviendrez, un perfectionnement prodigieux par rapport à la nature. Des jumeaux identiques, mais non pas en maigres groupes de deux ou trois, comme aux jours anciens de reproduction vivipare, alors qu’un œuf se divisait parfois accidentellement ; mais bien par douzaines, par vingtaines, d’un coup.» – Par vingtaines, répéta le Directeur, et il écarta les bras, comme s’il faisait des libéralités à une foule. Par vingtaines. Mais l’un des étudiants fut assez sot pour demander en quoi résidait l’avantage. 79
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– Mon bon ami ! Le Directeur se tourna vivement vers lui. – Vous ne voyez donc pas ? Vous ne voyez pas ? Il leva la main ; il prit une expression solennelle. – Le Procédé Bokanovsky est l’un des instruments majeurs de la stabilité sociale ! Instruments majeurs de la stabilité sociale. Des hommes et des femmes conformes au type normal ; en groupes uniformes.Tout le personnel d’une petite usine constitué par les produits d’un seul œuf bokanovskifié. – Quatre-vingt-seize jumeaux identiques faisant marcher quatre-vingt-seize machines identiques ! Sa voix était presque vibrante d’enthousiasme. – On sait vraiment où l’on va. Pour la première fois dans l’histoire. Il cita la devise planétaire : – « Communauté, Identité, Stabilité.» Des mots grandioses. – Si nous pouvions bokanovskifier indéfiniment, tout le problème serait résolu. Résolu par des Gammas du type normal, des Deltas invariables, des Epsilons uniformes. Des millions de jumeaux identiques. Le principe de la production en série appliqué enfin à la biologie. – Mais, hélas ! (le Directeur hocha la tête) nous ne pouvons pas bokanovskifier indéfiniment. Quatre-vingt-seize, telle semblait être la limite ; soixantedouze, une bonne moyenne. Fabriquer, avec le même ovaire et les gamètes du même mâle, autant de groupes que possible de jumeaux identiques, c’était là ce qu’ils pouvaient faire de mieux – un mieux qui n’était malheureusement qu’un pis-aller. Et cela, c’était déjà difficile. – Car, dans la nature, il faut trente ans pour que deux cents ovules arrivent à maturité. Mais notre tâche, c’est de stabiliser la 80
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L’étude de l’œuvre
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Quelques notions de base Le roman Définition et origines Le roman est un genre littéraire. Il est notamment caractérisé par une narration* d’une étendue indéterminée, mais généralement longue, et le plus souvent rédigée en prose*. À l’origine, au Moyen Âge, le roman désignait toute œuvre traduite en langue romane, qui à l’époque était la langue courante et orale par opposition au latin, une langue essentiellement écrite, qui était réservée aux lettrés. Les premiers romans médiévaux, Le roman de Thèbes (1155) et Le roman d’Alexandre (1180), se présentaient surtout sous une forme versifiée. Dans leur foulée commença la veine du « roman courtois », visant à illustrer un modèle de vie chevaleresque et amoureux mis en valeur à la cour, qu’incarnèrent des auteurs tel Chrétien de Troyes (Lancelot ou le chevalier de la charrette, 1181). À partir des XVIe et XVIIe siècles, toutefois, la prose s’imposa au détriment du vers* dans le genre romanesque. Alors considéré comme un genre mineur par rapport à la poésie et à la tragédie, par exemple, le roman permit à des auteurs tels que Rabelais (Gargantua, 1534) de profiter d’une certaine liberté formelle que les genres élevés, plus strictement codifiés, ne leur accordaient pas. Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle, en France, que le roman devint un genre majeur, notamment grâce aux courants réaliste*, romantique* et naturaliste*. Des auteurs comme Balzac, Stendhal, Flaubert et Zola connurent alors un franc succès avec leurs œuvres romanesques. Les caractéristiques du roman (longueur, narration, liberté formelle) en firent alors le genre littéraire idéal pour la représentation des sociétés et des individus (réalisme, naturalisme), ou du conflit entre l’individu et le monde, qui s’exprima dans le roman romantique avec une étendue et une complexité nettement
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* : Cf. Glossaire
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Quelques notions de base plus vastes qu’au théâtre ou dans la poésie lyrique (notamment dans Adolphe [1816] de Benjamin Constant et Les misérables [1863] de Victor Hugo). À partir du XXe siècle, le roman se diversifia sous la plume d’écrivains qui exploitèrent sa remarquable malléabilité. Chez Proust, auteur canonique de la première moitié de ce siècle, le roman prend la forme d’une véritable reconstitution littéraire de l’existence à partir de la mémoire (À la recherche du temps perdu, 1913-1927). Les surréalistes*, notamment André Breton (Nadja, 1928), s’intéressèrent également à la puissance du langage, affranchi par le genre romanesque. Dans la foulée d’auteurs visionnaires tels que Gérard de Nerval (Aurélia, 1855), ils firent du roman l’un des instruments d’épanchement du rêve et de la pensée inconsciente. Si Aldous Huxley et H. G. Wells (The Time Machine, 1895) envisagèrent le roman comme un champ d’exploration politique, historique et social (parfois par le moyen du roman d’anticipation), d’autres contemporains de Huxley, notamment James Joyce (Ulysses, 1921) et Virginia Woolf (The Waves, 1931, paru la même année que le Brave New World de Huxley), s’intéressèrent, de manière inverse, à la narration comme représentation du monologue intérieur et, donc, comme instrument d’introspection. Son extraordinaire diversité thématique, au début du XXe siècle, permit ainsi au roman de s’imposer par rapport aux autres genres littéraires. Plus tard, des auteurs tels qu’Alain Robbe-Grillet (Les gommes, 1953), Raymond Queneau (Zazie dans le métro, 1959) et Georges Perec (La disparition, 1969) poussèrent plus loin la réflexion sur le roman en se livrant à des expériences quant au style, aux formes, à la narration et au langage, et, de manière générale, en remettant en question les caractéristiques formelles du genre. En somme, la liberté formelle et la versatilité offertes par le genre romanesque expliquent en grande partie sa popularité et son importance croissantes depuis le Moyen Âge.
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* : Cf. Glossaire
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Aldous Huxley, Le meilleur des mondes Extrait, chapitre 3, pages 110 à 133, lignes 990 à 1609
a Commentez la déclaration suivante: «L’Histoire, c’est de la blague» (l. 1003-1004). Relevez les figures de style contenues dans les lignes 1005 à 1017 pour appuyer votre commentaire. z Huxley passe d’une situation à une autre entre les lignes 1017 et 1018. Montrez qu’il y a tout à la fois une discontinuité et une continuité entre les deux paragraphes. e Lenina Crowne fait sa première entrée en scène dans le récit à la ligne 1051, en compagnie de Fanny Crowne. Que pouvez-vous déduire à propos de ce personnage par la simple description de sa visite des vestiaires et des bains, ainsi que des premiers mots qu’elle échange avec Fanny ? r En quoi les commentaires de Mustapha Menier sur le « foyer », qui précèdent et suivent les passages décrivant les actions de Lenina, établissent-ils un contraste avec ceux-ci ? t Pourquoi Mustapha Menier considère-t-il la famille et la reproduction naturelle de manière aussi négative ? y En quoi la remontrance de Fanny concernant la relation de Lenina avec Henry est-elle un exemple de l’ironie d’Aldous Huxley ? u À partir de la ligne 1395, un changement se produit dans la narration. a) En quoi consiste-t-il ? b) Quel est l’effet produit ? c) Qu’est-ce que Huxley tente de nous faire comprendre par ce procédé ? i Commentez le dernier paragraphe du passage (l. 1606 à 1609).
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136819 001-384 int NB_OK-Proofs_PG 367_2017-03-02_18:15:32_K
Extrait, pages 110 à 133 ...........................................nVers la rédactionn .......................................... o Dressez le portrait de l’Administrateur Mondial, Mustapha Menier, dans cet extrait. Expliquez les différents points de vue qu’il présente sur la société en comparant ce qu’il critique dans la société d’avant Ford et ce qu’il louange dans la société nouvelle. q Selon vous, notre société, vu les développements importants concernant la fécondation in vitro, le clonage et les cellules souches, à titre d’exemples, est-elle en train de devenir similaire à celle qu’imagine Aldous Huxley ?
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136819 001-384 int NB_OK-Proofs_PG 372_2017-03-02_18:15:33_K
L’étude de l’œuvre dans une démarche plus globale La démarche proposée ici peut précéder ou suivre l’analyse par extrait. Elle entraîne une connaissance plus synthétique de l’œuvre et met l’accent sur la compréhension du récit complet. Les deux démarches peuvent être exclusives ou complémentaires.
Lieux, époque a Quels sont les principaux lieux où l’action du récit se situe ? z Regroupez les chapitres du livre pour constituer une division en parties. Justifiez vos regroupements. e À quelle époque précise l’histoire se déroule-t-elle par rapport à la nôtre? Appuyez votre réponse à l’aide de repères temporels contenus dans l’œuvre.
Personnages a Faites une description physique et psychologique des personnages suivants : a) Mustapha Menier ; b) Lenina Crowne ; c) Bernard Marx ; d) John le Sauvage. z Quels sont les rapports entretenus par les personnages suivants ? En quoi ces personnages constituent-ils des paires (par contraste ou similarité) ? a) Lenina Crowne et Fanny Crowne b) Bernard Marx et Helmholtz Watson c) John le Sauvage et Mustapha Menier 372
136819 001-384 int NB_OK-Proofs_PG 373_2017-03-02_18:15:33_K
L’étude de l’œuvre e Comparez les habitants du pueblo dans la « Réserve à Sauvages » et les membres anonymes des classes inférieures dans la société « civilisée ». r Différents personnages du récit, notamment Bernard, Helmholtz et John, montrent une certaine résistance face à la civilisation, qui diffère dans sa forme et son intensité. Montrez les différentes facettes de cette résistance en expliquant comment ces personnages manifestent leur opposition ou leur dissidence.
Thématique
Étudiez les thèmes suivants : a) Art John le Sauvage ne cesse d’avoir recours à des citations tirées des tragédies de Shakespeare. Quelle est la fonction de ces citations tout au long du récit ? b) Amour et sexualité Précisez en quoi consiste l’attirance compliquée de dégoût qu’éprouve John à l’égard de Lenina. Comment conçoivent-ils, respectivement, l’amour et la sexualité, vu qu’ils sont issus de deux sociétés radicalement opposées ? c) Liberté Selon vous, les habitants du Meilleur des mondes sont-ils libres ? Débattez des arguments qui appuient votre point de vue et de ceux qui s’y opposent en précisant quels sont les mécanismes qui permettent à l’État mondial d’assurer la stabilité sociale. d) Humanité Expliquez ce qui définit l’humanité dans les perspectives opposées de John le Sauvage et de Mustapha Menier.
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Le meilleur des mondes Aldous Huxley
Imprimé sur papier contenant 100 % de fibres recyclées postconsommation.
CODE DE PRODUIT : 216967 ISBN 978-2-7617-9080-2
9 782761 790802
Le meilleur des mondes Aldous Huxley
Aldous Huxley
Quels sacrifices les sociétés sont-elles prêtes à faire pour s’assurer la paix, la sécurité et le bonheur ? Cette question, à laquelle Aldous Huxley a tenté de répondre dans sa célèbre dystopie, Le meilleur des mondes, est aussi actuelle dans notre époque d’instabilité sociale, politique et économique qu’elle ne l’était dans celle de Huxley, bouleversée, elle, par la Première Guerre mondiale et la Grande Dépression. Grand roman d’anticipation du XXe siècle qui est devenu, avec le 1984 de George Orwell, une œuvre éminemment prophétique, Le meilleur des mondes suscite chez le lecteur une réflexion profonde et fondamentale : qu’est-ce qui nous définit en tant qu’être humain ? Sommes-nous les complices tacites de notre propre déshumanisation aux mains de pouvoirs étatiques avides de contrôle, de surveillance et de pouvoir ? Nous avons fait du roman de Huxley un véritable monument littéraire, mais en avons-nous bien compris les importantes mises en garde ? Le texte intégral annoté Un questionnaire bilan de première lecture Des questionnaires d’analyse de l’œuvre Quatre extraits accompagnés d’ateliers d’analyse, dont un de lectures croisées Une présentation d’Aldous Huxley et de son époque Une description du roman et de ses caractéristiques formelles Un aperçu de l’œuvre et de sa place dans l’histoire littéraire
Le meilleur des mondes
Texte intégral
Édition établie par Alexandre Limoges