Les demi-civilisés

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Les demi-civilisés Jean-Charles Harvey

Jean-Charles Harvey

CODE DE PRODUIT : 219394 ISBN 978-2-7617-9567-8

9 782761 795678

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Les demi-civilisés

Jean-Charles Harvey

Ville de Québec. Les années 1930. Max Hubert, jeune homme plein de rêves, espère trouver le domaine où il fera carrière. Naviguant de désillusion en désillusion, il découvre que la tâche n’est pas aisée au sein d’une société qui se prétend civilisée. Heureusement, la sublime Dorothée Meunier le surprendra de son amour et lui offrira les moyens de diriger une publication véritablement indépendante. Seulement, le chemin pour devenir ce qu’il souhaiterait être se révèle parsemé d’embûches, de mépris et d’ignorance, mais également de rumeurs inquiétantes et d’aveux scandaleux. À travers ce portrait pessimiste de ce qui constitue l’élite de la société de son époque, Jean-Charles Harvey recherche un lieu où il ferait bon vivre et où il pourrait s’exprimer librement, un lieu où la raison et l’esprit critique l’emporteraient sur les fausses croyances et les préjugés. Le texte intégral annoté Un questionnaire bilan de première lecture Des questionnaires d’analyse de l’œuvre Cinq extraits accompagnés d’ateliers d’analyse, dont deux de lectures croisées Une présentation de Jean-Charles Harvey et de son époque Une description du schéma narratif et du schéma actanciel Un aperçu du genre de l’œuvre et de sa place dans l’histoire littéraire

Les demi-civilisés

Texte intégral

Édition établie par Sarah Deschênes

2018-03-27 10:02


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Sommaire

Présentation.............................................................................................. 5

Jean-Charles Harvey, toujours actuel

Jean-Charles Harvey, sa vie, son œuvre................................................... 8 L’héritage maternel................................................................................ 8 Les mots de Jean-Charles Harvey .......................................................... 9 L’anticonformisme et le militantisme...................................................... 11 L’apport et le déclin............................................................................... 16 Description de l’époque : le Québec au XIXe et au début du XXe siècle. 20 Ce qu’il reste du catholicisme après la Nouvelle-France.......................... 20 Les défis à la création d’une littérature nationale ................................... 22 Un Québec pourtant majoritairement urbain.......................................... 23 Le pouvoir de l’éducation… et de la non-éducation............................... 25 Présentation du roman : les nombreux visages des Demi-civilisés......... 28 Un roman de l’époque du terroir qui n’est pas du terroir ....................... 28 Un roman de la ville qui n’est pas de la ville........................................... 31 Un roman de mœurs............................................................................. 33 Un roman initiatique.............................................................................. 35 Un roman à thèse.................................................................................. 37 La Révolution tranquille avant son temps............................................... 38 Jean-Charles Harvey en son temps .......................................................... 41 Chronologie.......................................................................................... 42

Les demi-civilisés (texte intégral)

Introduction .............................................................................................. 57 Les demi-civilisés ....................................................................................... 63 Test de première lecture .......................................................................... 268

L’étude de l’œuvre

Quelques notions de base........................................................................ 272 L’étude du roman par chapitre en s’appuyant sur des extraits.............. 277 L’étude de l’œuvre dans une démarche plus globale............................. 298 Sujets d’analyse et de dissertation........................................................... 301 Glossaire........................................................................................... 304 Bibliographie.................................................................................. 307



Présentation Pourquoi devrait-on lire Les demi-civilisés de Jean-Charles Harvey, un roman atypique du Québec des années 1930 ? D’abord, il y a une réponse littéraire : bien qu’écrit en 1934, Les demi-civilisés n’est ni un roman du terroir ni un roman de l’antiterroir. Il préfigure le roman de la ville à venir sans pour autant en être un. Rapidement, il nous révèle les limites du classement et déconstruit l’idée d’une quelconque rupture entre le roman du terroir et le roman de la ville. Il est plutôt un maillon de la progression difficile qui a mené de l’un à l’autre. Ensuite, il y a une réponse historique. Jean-Charles Harvey n’est-il pas l’un de ceux qui ont dit tout haut ce que plusieurs pensaient tout bas, ce que les signataires du Refus global* revendiqueront plus d’une décennie après, ce à quoi les acteurs de la Révolution tranquille* tenteront de remédier 30 ans plus tard ? Il y a de l’audace dans cette prise de parole, et on peut en juger par les conséquences de sa publication sur son auteur, mais il y a surtout un profond désir de révolte, qui n’était pas que celui de Jean-Charles Harvey. Le souvenir du contexte entourant cette publication force l’admiration. Trop longtemps, ce texte a été absent de l’enseignement de la littérature québé­ coise à cause de la mauvaise réputation de son auteur et de certaines faiblesses du roman qu’il serait inutile de nier, mais qui n’enlèvent rien au caractère incontournable de l’œuvre. Enfin, et surtout, il y a une réponse citoyenne. Certes, les idées qu’il avance ne sont pas nouvelles, même en son temps. Il n’en a d’ailleurs pas été le seul porteur, fort heureusement ! La réflexion de Harvey correspond aux fondements de la formation générale que notre système d’éducation tente de transmettre aux jeunes, futurs citoyens, depuis plus de 50 ans, cette formation que certaines visions plus utilitaristes s’efforcent de mettre à mal et pour laquelle nous devons encore nous battre. Qu’importe que les idées ne soient pas nouvelles ou qu’elles soient trop appuyées : elles n’en demeurent pas moins pertinentes et elles méritent que quelqu’un nous les rappelle de temps à autre. 5

* : Cf. Glossaire


Présentation Car qui pourrait vraiment affirmer que, près de 100 ans plus tard, nous ne sommes plus des demi-civilisés ? Ce que Harvey souhaitait était de pouvoir exprimer librement sa pensée, qui ne cadrait pas avec l’idéologie dominante. C’est le principe même de la place publique à la manière des Grecs de l’Antiquité ou du sociologue Jürgen Habermas : un lieu où tout pourrait être dit, par n’importe qui, et où tout pourrait être entendu, sans censure, pour laisser libre cours à la discussion et pour s’interroger sur le pouvoir politique en place. Les contraintes ont peut-être changé, d’autres pouvoirs ayant été substitués au clergé, mais quoi qu’on en pense, quoi qu’il y paraisse, l’espace public est encore rongé : les discussions et les remises en question n’y ont pas toujours lieu. S’il faut en donner des exemples, rappelons-nous qu’au gré des gouvernements en place, certains groupes doivent taire le résultat de leurs recherches pour ne pas heurter l’opinion publique, quand ce ne sont pas les recherches elles-mêmes qui perdent leur financement. Rappelons-nous également que les grands médias d’information, à l’ère des médias sociaux, vivent une crise dont la plus grande victime est probablement la qualité de l’information. Tristement, l’accès à l’information, la liberté de pensée et la liberté d’expression que revendiquait Harvey ne sont jamais complètement acquis. La vigilance est toujours de mise et le doute est certainement la plus belle chose à apprendre. Car avec qui souhaitons-nous vivre, sinon avec des concitoyens qui ont pris le temps de remettre en question les discours ambiants grâce à une réflexion rationnelle intelligente ? C’est pourquoi aujourd’hui, près d’un siècle après sa publication, il faut lire Les demi-civilisés comme un hommage à son auteur, qui a pris le risque – car risque il y avait – de nous exposer tous ces enjeux, à son époque comme à la nôtre.

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Jean-Charles Harvey, toujours actuel


Jean-Charles Harvey, sa vie, son œuvre Jean-Charles Harvey

En quoi la vie de Jean-Charles Harvey éclaire-t-elle la lecture des Demi-civilisés ? Il n’est pas toujours nécessaire de connaître la vie d’un auteur pour comprendre ou apprécier son œuvre. Ce­pen­dant, il y a entre Max Hubert, le narrateur des Demi-civilisés, et Jean-Charles Harvey une telle pa­renté de vécu que plusieurs ont considéré le roman comme autobiographique. Harvey lui-même finira par déclarer, lors de la réédition de l’œuvre en 1962, que « Max Hubert, c’est [lui] ».

L’héritage maternel Jeanne d’Arc (1412-1431) À l’âge de 17 ans, cette jeune paysanne française affirme avoir reçu des saints la mission de délivrer la France des Anglais, dont elle lève le siège à Orléans. Elle joue un rôle déterminant dans l’issue de la guerre de Cent Ans.

Jean-Charles Harvey est né en 1891 à La Malbaie, dans le comté de Charlevoix. Il est le dernier des quatre enfants de Jean Harvey et de Delvina Trudel1. Son père a une santé fragile. C’est un homme sans formation, sans métier, et la famille s’exile aux États-Unis de 1893 à 1895 dans l’espoir d’améliorer son sort, en vain. En 1897, le père décède. La mère de Jean-Charles Harvey, institutrice de formation, prend seule en charge la famille. Elle accorde une grande importance à l’éducation de son cadet, qui fréquente bien sûr son école, dont elle prolonge les leçons à sa façon en dehors des heures de classe. Par exemple, après avoir raconté l’histoire de Jeanne d’Arc* à ses élèves, elle questionne son fils sur sa perception de l’histoire au moment de le mettre au lit. En réponse à l’appréciation de celui-ci, elle lui affirme qu’elle-même ne croit pas en ces voix 1 Certaines biographies mentionnent plutôt le nom de Lumina Trudelle, mais il s’agit d’une mauvaise transcription du curé dans les registres paroissiaux.

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* : Cf. Glossaire


Biographie entendues par la sainte et qu’il importe toujours de faire un tri parmi les connaissances reçues. Elle instaure en lui l’importance du jugement, du bon sens. Tout au long de sa vie, Harvey lui en sera reconnaissant. C’est également grâce à elle qu’il accède aux études secondaires, puisqu’elle convainc Rodolphe Forget, homme d’affaires prospère, député conservateur et père de Thérèse Casgrain*, de payer ses études au Petit Séminaire de Chicoutimi. Harvey y entre en 1905. S’il en déplore les conditions d’hygiène et son sort d’enfant pauvre, il y connaît cependant un grand succès, au point où son professeur de catéchisme souhaite l’emmener chez les Jésuites. Il y reste près de sept ans, de 1908 à 1915, mais déclare ensuite que c’est dans les ordres qu’il a commencé à perdre la foi. Cela explique tout de même que ses œuvres fassent état d’une très grande connaissance de la Bible. En 1914, alors qu’il est encore dans les ordres, Harvey fait ses premières armes dans le journalisme à titre de reporter au journal Le Canada. À sa sortie du scolasticat, l’institut religieux où les prêtres font leurs études, il suit quelques cours de droit à l’Université de Montréal, mais poursuit plutôt sa carrière de journaliste à La Patrie (1915), encore une fois grâce aux bons soins de Rodolphe Forget, puis à La Presse (1916-1918). Ce dénouement professionnel correspond à la vision que sa mère avait de son avenir.

Les mots de Jean-Charles Harvey En 1916, Jean-Charles Harvey se marie une première fois, union de laquelle il aura trois filles et qui le laissera veuf en 1921. En 1918, il accepte une offre d’emploi pour fonder un journal ouvrier pour La machine agricole nationale ltée de Montmagny. L’entreprise sera un échec, et une amère désillusion pour Harvey, mais celui-ci reste dans la région de la capitale et entre au quotidien Le Soleil en 1922. La même année, il se marie pour une deuxième fois, mariage dont il aura cette fois 9

* : Cf. Glossaire

Thérèse Casgrain (1896-1981) Militante féministe et syndicale, elle contribue à l’obtention du vote des femmes au Québec en 1940.


Biographie trois garçons. À cette époque, Le Soleil de Québec est un véritable organe du Parti libéral alors au pouvoir et Harvey, à titre de courriériste parlementaire, fréquente les politiciens, avec qui il entretient des relations amicales. Il fait rapidement sa place au sein du journal, au point d’être nommé rédacteur en chef en 1927. Dès le début des années 1930, sa correspondance personnelle fait toutefois état d’une frustration grandissante quant à son manque d’indépendance. Parallèlement à sa carrière de journaliste, Harvey entreprend une carrière d’auteur. Il écrit des romans : Marcel Faure (1922), Les demi-civilisés (1934), Les paradis de sable (1953) ; des contes et des nouvelles : L’homme qui va… (1929), Sébastien Pierre (1935) ; des essais : Pages de critique sur quelques aspects de la littérature française au Canada (1926), Art et combat (1937), Les grenouilles demandent un roi (1943), Pourquoi je suis antiséparatiste (1962), Des bois, des champs, des bêtes Prix David (1965) ; de la poésie : La fille du silence (1958). Dès ses premières œuvres, il affirme se sentir surveillé : il sait Créé en 1923 par le secrétaire que ses idées dérangent les autorités. S’il continue de la province malgré tout sa carrière littéraire, c’est donc en toute de Québec lucidité, en sachant qu’il pourrait avoir à en subir les Athanase David conséquences. et destiné à Si ses Pages de critique littéraire lui méritent la récompenser les meilleures médaille d’officier de l’Académie française en 1928 œuvres et si son recueil de contes et de nouvelles L’homme littéraires ou qui va… lui permet de remporter le prestigieux prix scientifiques David* l’année suivante, l’histoire littéraire québécoise s’étant ne retient que Les demi-civilisés d’un œuvre des plus présentées au prolifique. Achevé d’imprimer le 6 avril 1934, ce roman concours, il est aujourd’hui subit les affres du clergé catholique quelques jours connu sous le après sa sortie lorsque, le 25 avril, il est condamné nom de prix par le cardinal et archevêque de Québec, Jean-Marie Athanase-David Rodrigue Villeneuve. Celui-ci en interdit la diffusion, la et récompense vente, la possession et la lecture. Le lire, c’est s’exposer l’ensemble de à un péché mortel. Un autodafé est même organisé l’œuvre d’un pour brûler quelques exemplaires du roman. Sur le plan auteur. 10

* : Cf. Glossaire


Biographie professionnel, l’interdit a de grandes répercussions : Harvey, qui se croyait probablement protégé par ses relations avec les libéraux au pouvoir, perd son poste au Soleil. Son directeur, Henri Gagnon, bien que très sensible à ses idées, sait que les affaires en souffriraient et que le journal, qu’il a remis sur pied, pourrait ne pas survivre à l’opprobre. Il sacrifie donc son rédacteur en chef. Harvey, qui a six enfants à nourrir, ne voit d’autre option que d’accepter de retirer son œuvre du marché, tout en sachant que les exemplaires du roman appartenant à son éditeur pourront être vendus à Montréal. La mise à l’index ayant été une publicité redoutablement efficace pour l’œuvre, 2 000 exemplaires des Demi-civilisés s’écoulent en 48 heures. Le poète Alfred DesRochers* écrira plus tard qu’il s’agit du « roman le plus discuté de cette époque 2 ». Harvey, cependant, se voit forcé d’entrer au service de la fonction publique et il se fait même refuser, encore une fois par le cardinal Villeneuve, les fonctions de conservateur à la bibliothèque de l’Assemblée législative de Québec. Il se retrouve aux antipodes de ses champs d’intérêt : au Bureau des statistiques. Cela ne l’empêche pas de poursuivre sa carrière d’écrivain et de collaborer à certains journaux (Le Canada, L’Ordre, Les Idées…).

L’anticonformisme et le militantisme Si la destitution de Harvey n’est pas sans rappeler celle du personnage principal du roman, Max Hubert, qui est contraint d’interrompre les activités de sa revue Vingtième Siècle, d’autres éléments de la vie de JeanCharles Harvey semblent avoir été annoncés par les péripéties de son personnage. Malheureux au sein 2 Alfred DesRochers, « Les individualistes de 1925 », Le Devoir, 24 novembre 1951, p. 9.

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* : Cf. Glossaire

Alfred DesRochers Journaliste, traducteur et poète, il est surtout connu pour son recueil À l’ombre de l’Orford.


Biographie

À retenir

ayant marqué son passé qui en fait l’essentiel de la publicité et non l’importance sociale et littéraire de son contenu. La page couverture de l’édition de 1966 est, en ce sens, assez révélatrice. On y voit les différents personnages aux mœurs corrompues (la femme fatale et libertine, l’homme de lettres qui crie trop fort son opinion, l’avocat qui ne croit plus à la justice, le prêtre qui préfère le luxe et l’opulence à la chasteté et à la pauvreté) entourés par les flammes rouges de l’enfer dans lesquelles on devine la figure du diable. Au-dessus de cette illustration, on peut lire le slogan : « Le roman qui fit scandale ». Il faudra donc attendre encore un peu pour qu’on rende plutôt hommage aux idées de son auteur. Sur le plan personnel, ce n’est qu’en 1965 que JeanCharles Harvey épouse Évangéline Pelland, à la mort de sa deuxième épouse, et qu’il peut enfin reconnaître son dernier enfant, avant de s’éteindre le 3 janvier 1967, à l’âge de 75 ans. • Jean-Charles Harvey naît en 1891 à La Malbaie. Si sa mère s’assure de son éducation, c’est le philanthrope Rodolphe Forget qui paiera ses études secondaires. • C’est après avoir envisagé une carrière religieuse et une carrière en droit que Jean-Charles Harvey donne plutôt la priorité à ses activités journalistiques, en 1915. • Parallèlement, il entreprend une prolifique carrière d’auteur, dont l’histoire littéraire ne retient que le roman Les demi-civilisés. • Ce roman, frappé par l’interdit du clergé catholique, provoque la destitution de Harvey du quotidien Le Soleil et une brève carrière de fonctionnaire. • De 1937 à 1946, Harvey dirige l’hebdomadaire Le Jour, où ses idées humanistes et progressistes lui attirent les foudres d’une société québécoise antisémite, voire fasciste. Il y milite à propos de plusieurs éléments qui deviendront primordiaux au cœur de la Révolution tranquille, 30 ans plus tard, notamment l’éducation et la liberté d’expression. • En 1967, il meurt quelque peu oublié des grands manuels de l’histoire et de la littérature québécoises.

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Jean-Charles Harvey en son temps


Jean-Charles Harvey naît dans l’actuelle ville de La Malbaie, le 10 novembre.

La famille Harvey émigre aux États-Unis.

La famille revient au Québec.

Jean Harvey, son père, décède.

Fait son entrée au Petit Séminaire de Chicoutimi aux frais de Rodolphe Forget.

La famille Harvey déménage à Montréal.

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Vie et œuvre de Jean-Charles Harvey

42 Lomer Gouin devient premier ministre du Québec. La Saskatchewan et l’Alberta deviennent respectivement les huitième et neuvième provinces du Canada.

Louis-Joseph-Napoléon-Paul Bruchési est nommé archevêque de Montréal. Félix-Gabriel Marchand est élu premier ministre du Québec.

Événements historiques

Ouverture du Ouimetoscope, premier cinéma de Montréal.

Albert Einstein énonce sa théorie de la relativité restreinte. Remise du premier prix littéraire qui deviendra le prix Femina.

Nérée Beauchemin : Les floraisons matutinales. Edmond Rostand : Cyrano de Bergerac.

Les frères Lumière organisent la première projection d’un film. L’École littéraire de Montréal est fondée.

Naissance de Germaine Guèvremont, auteure.

Thomas Edison invente la caméra cinématographique (le kinétoscope). Émile Zola : L’argent.

Événements culturels et scientifiques

Chronologie


Introduction

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Ce roman, paru en mars 1934, s’efforçait de peindre certains milieux petits-bourgeois1 de Québec et autres lieux. Comme mes écrits précédents m’avaient quelque peu mis en vedette, mon éditeur Albert Pelletier, dont on oublie trop les services rendus aux lettres canadiennes, espérait un succès de ce dernier-né. Mais une bombe éclata qui nous déconcerta tous deux. Vers la fin d’avril, Son Éminence le cardinal Villeneuve2, archevêque, interdisait Les demi-civilisés. Son décret, publié dans La Semaine religieuse 3, défendait aux fidèles, sous peine de péché mortel, de lire ce livre, de le garder, prêter, acheter, vendre, imprimer ou diffuser de quelque façon. On imagine l’effet d’une condamnation si complète et fulminée4 de si haut.

notes

1.  petits-bourgeois : aux idées conformistes. 2.  cardinal Villeneuve (1883-1947) : dixième archevêque de Québec, de 1931 à 1947; nommé cardinal en 1933 par Pie XI, ce qui en fit un haut dignitaire de l’Église catholique participant à l’élection du pape, dont il fut l’un des conseillers, et le quatrième Canadien à porter ce titre.

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3.  La Semaine religieuse : hebdomadaire religieux (1888-1965) de l’archidiocèse de Québec. 4.  fulminée : en droit canon (l’ensemble des règles adoptées par les autorités catholiques pour le clergé et les fidèles), qualifie une condamnation qui est rendue publique.


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Amis et ennemis crurent que je ne m’en relèverais jamais. C’était le temps où l’Église, encore plus que de nos jours, jouissait d’une autorité et d’un prestige incontestés aussi bien auprès du pouvoir civil que dans la masse des croyants. Le Soleil, porte-parole ministériel, dont j’étais le rédacteur en chef depuis sept ans, était le plus fort des quotidiens de la région québécoise. Ma fonction me liait étroitement aux chefs fédéraux et provinciaux du parti régnant. Alexandre Taschereau1, premier ministre, et Ernest Lapointe2, bras droit de Mackenzie King3, m’honoraient de leur confiance. À cause de l’influence d’une telle situation et surtout du libéralisme4 d’idées qui imprégnait parfois mes articles, j’inquiétais sans doute la hiérarchie. On me surveillait depuis longtemps. Dès 1929, mon recueil de nouvelles, L’homme qui va…, dénoncé comme immoral et païen5, n’avait échappé au coup de massue, paraît-il, que grâce à l’attribution du prix David6. La nouvelle de la mise au ban7 des Demi-civilisés se répandit d’un océan à l’autre le jour même où le cardinal promulgua sa sentence. Dans son affolement, mon directeur, Henri Gagnon8, de

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notes 1.  Louis Alexandre Taschereau (18671952) : premier ministre du Québec de 1920 à 1936 (Parti libéral). 2.  Ernest Lapointe (1876-1941) : politicien qui a occupé différents ministères au sein du gouvernement fédéral libéral de Mackenzie King. 3.  William Lyon Mackenzie King (18741950) : premier ministre du Canada de 1921 à 1930 et de 1935 à 1948 (Parti libéral) ; il est le politicien à avoir occupé ce poste le plus longtemps dans l’histoire canadienne. 4.  libéralisme : il s’agit, entre autres, d’une attitude favorable à l’extension des libertés individuelles, notamment la liberté de pensée. 5.  païen : d’abord associé aux croyances polythéistes, le terme renvoie ici au fait de ne croire à aucun dieu, ce qui est perçu négativement dans le Québec de 1934. 6.  prix David : créé en 1923 par le secrétaire de la province de Québec

Athanase David et destiné à récompenser les meilleures œuvres littéraires ou scientifiques s’étant présentées au concours, il est aujourd’hui connu sous le nom de « prix Athanase-David ». Il constitue l’un des 14 prestigieux Prix du Québec remis chaque année par le gouvernement québécois. 7.  mise au ban : aussi « mise à l’index », c’est une inscription sur la liste des œuvres dont le clergé refuse la fréquentation. Les demi-civilisés est le dernier cas de censure au Québec. 8.  Henri Gagnon (1883-1958) : directeur du Soleil, quotidien de la ville de Québec alors considéré comme libéral, de 1913 à 1951. Il a modernisé et rentabilisé ce journal, ce qui explique sa position par rapport à Jean-Charles Harvey et aux autres « scandales » qui auraient risqué d’éclabousser Le Soleil.

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Introduction passage à Montréal à ce moment-là, me téléphona le soir même à mon domicile pour exiger ma démission immédiate et me prier de ne plus me montrer au journal qu’il administrait. « Vous aurez votre salaire, dit-il, jusqu’à ce que le gouvernement vous procure un emploi. » Je lui demandai s’il en avait parlé à M. Jacob Nicol, propriétaire du Soleil. Il répondit dans l’affirmative et ajouta : « M. Nicol a conféré tout de suite avec M. Taschereau. Celui-ci promet de vous caser à la condition que, dans une note où, sous votre signature, vous ferez connaître votre départ, vous annonciez votre décision de retirer votre volume du marché. » Je protestai contre cet ukase. M. Gagnon rétorqua : « Vous savez mieux que moi que le premier ministre doit protéger les intérêts du parti avant tout. Il ne peut se payer le luxe de se mettre le clergé à dos. » Que faire ? J’avais six enfants, j’étais sans le sou et les bons emplois sont rares. L’alternative : me soumettre ou joindre le régiment des miséreux. Je ne pouvais, sans un déchirement, répudier mon ouvrage ; mais, à la réflexion, je me rendis compte que les volumes en librairie appartenaient aux Éditions du Totem d’Albert Pelletier et non pas à l’auteur, de sorte que mon acquiescement au désir du chef de l’État serait nul et sans effet. Je me résignai donc à publier dans Le Soleil, le jour suivant, l’humiliante note déclarant que, vu la décision de l’archevêque, je consentais (sic) à retirer mon roman. Tout le monde comprit que le mot consentir signifiait que l’on m’avait forcé la main comme on l’avait fait autrefois pour un homme infiniment plus important qui s’appelait Galilée 1. D’ailleurs, je ne retirais rien du tout, puisque le livre appartenait matériellement à un autre. Je ne me suis pourtant jamais par­donné de m’être prêté à cette comédie.

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note 1.  Galilée (1564-1642) : scientifique italien. Ayant inventé la lunette astronomique, il en vint à soutenir publiquement le système héliocentrique proposé par Copernic, ce qui lui valut de se faire condamner par l’Inquisition (le tribunal catholique) pour hérésie.

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L’index fit boomerang. Sous l’attrait du fruit défendu, le public prit d’assaut certaines librairies de la métropole, dont l’archevêque n’avait pas daigné appuyer le décret de son collègue de la Vieille Capitale1. Pour le livre et son auteur, ce furent des heures de célébrité. À plus de trente ans de distance, on en parle encore. Mes vacances payées me portèrent jusqu’à l’automne, alors que le premier ministre m’offrit conditionnellement la fonction de bibliothécaire provincial. « Vous n’avez, dit-il, qu’à obtenir l’assentiment du cardinal, et le poste vous appartient. » Ma fierté se cabra : « Je n’irai pas à Canossa2 ! » lui dis-je. Le chef du gouvernement me demanda alors si je connaissais un prêtre influent et d’esprit large qui me recommanderait par écrit. Je lui désignai le directeur de L’Action catholique3, le chanoine Chamberland, avec qui j’entretenais des relations cordiales. Ce dignitaire m’accueillit chaleureusement dans son cabinet de travail, rue Sainte-Anne. Il s’informa de ma santé, de ma famille, de mes projets, après quoi je lui fis part de l’objet de ma visite. « Une lettre ? Bien sûr ! Je ne demande pas mieux que de vous aider. » Puis, après une pause : « J’y pense. Le cardinal s’étonnerait peut-être de ce que je ne l’aie pas consulté. Rappelez-moi demain, voulez-vous ? » Et voici l’accueil que fit Son Éminence à la requête du chanoine : « Faites savoir au premier ministre que je n’ai aucune objection à ce qu’il confie à M. Harvey toutes les fonctions qu’il voudra… sauf la bibliothèque. » De là ce compromis : à la bibliothèque, M. Taschereau nomma le colonel Marquis, statisticien depuis vingt ans, et à Harvey,

notes 1.  la Vieille Capitale : la ville de Québec. 2.  « Je n’irai pas à Canossa ! » : « Je ne m’agenouillerai pas devant mon ennemi. » Cette expression fait référence à la ville italienne où l’empereur germanique Henri IV (1050-1106) dut s’agenouiller devant le pape Grégoire VII afin de faire lever l’excommunication qui le frappait.

3.  L’Action catholique (1915-1962) : quotidien publié à Québec dont l’un des objectifs était de rivaliser avec Le Soleil, mais qui s’intéressait plutôt aux sujets de la vie courante et aux sciences, d’où son intérêt pour les gens des milieux ruraux et les gens du milieu de l’éducation.

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écrivain et journaliste depuis toujours, il confia la statistique. Le premier ne connaissait rien aux livres et le second ignorait tout de la statistique. Casé à quarante-trois ans, chef de bureau à médiocre salaire, condamné au rôle de sourd, muet et aveugle, jusqu’à l’âge d’une maigre pension de retraite ! Tel était mon sort. Par ce bel enterrement, les dieux du jour protégeaient la pureté de l’Israël français d’Amérique1. Et sans reproche de conscience, puisqu’ils se montraient cléments au point de m’assurer le pain quotidien. Ce petit drame eut un dénouement inattendu. La tourmente électorale de 1936 balaya le Parti libéral. En février 1937, le nouveau régime me limogea sans avis. J’appris mon congédiement par radio, un soir, en famille. Le premier ministre Duplessis2 m’accorda, par la suite, un entretien pour me dire que j’avais trop d’ennemis à Québec pour y rester et que je ferais mieux de retourner à Montréal où il me doterait bientôt d’un emploi. D’autres projets me sollicitaient. La métropole, que j’avais quittée dix-neuf ans plus tôt, allait donc me reprendre. Sans salaire, sans épargne, sans perspective d’avenir, chassé du vieux Québec par un cardinal et un chef d’État, je remisai mes meubles, rassemblai mes hardes et, avec mes six enfants, m’acheminai vers Montréal. Mon cauchemar ne devait pas durer. Quelques hommes vraiment importants m’aidèrent à fonder un journal de combat, Le Jour, qui, neuf années durant, me permit de bien survivre et surtout de contribuer quelque peu à une libération plus précieuse que l’indépendance nationale elle-même, la libération de l’esprit.

notes 1.  l’Israël français d’Amérique : Harvey établit un parallèle entre Israël, alors considéré comme « l’État juif », seul parmi des États musulmans ou catholiques, et le Québec, seule province majoritairement francophone et catholique au sein d’un territoire anglophone et protestant.

2.  Maurice Duplessis (1890-1959) : fondateur du parti de l’Union nationale, il a été premier ministre du Québec de 1936 à 1939 et de 1944 à 1959. Son régime politique est associé à la « Grande Noirceur ».

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Maintenant que je franchis l’ultime étape de ma fiévreuse carrière, il m’arrive de me demander si les incidents que je viens de relater n’ont pas donné à réfléchir en haut lieu. Ainsi s’expliquerait le fait que, depuis avril 1934, la foudre n’a frappé aucun de nos écrivains les plus hardis. Aurais-je été leur paratonnerre ? Peut-être. Si tel est le cas, il leur faut ou bien m’en savoir gré ou bien m’en tenir rancune. Jean-Charles Harvey (1966)

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Je me nomme Max Hubert. Mon sang est un mélange de normand1, de highlander2, de marseillais3 et de sauvage4. En ce composé hybride se heurtent le tempérament explosif du midi5, la passion lente et forte du nord, la profonde sentimentalité de l’Écosse et l’instinct aventurier du coureur des bois. Nature faite de légèreté et de réflexion, de cynisme et de naïveté, de logique et de contradiction. Aucun sens pratique, un fier dédain pour l’argent et les hommes d’argent. En dehors de la pensée, de la beauté et de l’amour, c’est-à-dire en dehors de la vie, rien n’a d’importance à mes yeux. Je ne comprends pas qu’on puisse longtemps fuir la joie pour un profit, étant de ces hommes qui croient encore qu’un lever de soleil et une émotion tendre ne s’achètent point et narguent les arides calculateurs.

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notes 1.  normand : originaire de Normandie, au nord-ouest de la France. 2.  highlander : originaire d’Écosse. 3.  marseillais : originaire de Marseille, ville du sud-est de la France.

4.  sauvage : terme offensant autrefois utilisé pour désigner une personne amérindienne. 5.  du midi : de la région du sud de la France, où se situe Marseille.

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Dans mon enfance pauvre et mystique, j’habitais, avec ma mère, un pays de montagnes et d’eau, où le monde était bon et gai. Les paysans de ma connaissance, propageant l’odeur du cheval et de la vache, avaient, en me rencontrant, le sourire candide des honnêtes gens. Je les aimais bien. Les villageois, moins sympathiques mais plus verbeux, m’amusaient par leurs histoires et leurs cancans. En été, je parcourais les grèves du fleuve ou escaladais les bords escarpés des rivières en compagnie de petits camarades qui allaient pieds nus, déguenillés, et qui possédaient l’élémentaire intelligence des bêtes. Pour la pêche, la chasse, le pillage des vergers, ils n’avaient pas leurs pareils et possédaient un flair de chien. Plus rudes étaient les hivers. Pour se rendre à l’église ou à l’école, on avait souvent de la neige jusqu’à la ceinture. En notre maison rustique, où l’air entrait par les fentes, une glace, qu’il fallait, le matin, rompre avec le poing, couvrait l’eau à boire, dans des seaux de bois.Terre énergique et virile, où la volonté de vivre se fortifiait par le besoin de lutter et de vaincre. Sur ces hivers flottait une atmosphère de divin. Entre le ciel dur, froid, d’une luminosité de cristal, et le sol tout blanc, strié de la ligne mystérieuse et noire des sapins, éternels arbres du nord, les paysans ne voyaient que leur Dieu. Parce que tout semblait mort, que pas une fleur ne s’épanouissait durant sept mois, que pas un brin d’herbe n’égayait le flanc des monts, on cherchait la vie dans l’invisible. Je me souviens de certaine nuit de Noël où l’air était si net, le sol si blanc, la voix des cloches si forte et claire, qu’on avait l’impression d’une terre légère, fluide, composée uniquement de toutes les pensées du monde. À travers les espaces, les étoiles bleues semblaient vibrer avec la flèche de l’église, comme sous la baguette d’un chef d’orchestre ; car chaque note des cloches retombait du ciel ainsi que le son d’un astre de métal. 64


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Des nuits comme celle-là entraînaient mon âme d’enfant au seuil de l’infini. Un dimanche, au sortir de l’église, une vieille femme, très douce et très bonne, comme le sont toutes les vieilles de ce pays, dit à ma mère qui m’accompagnait : « Max entend si bien la messe qu’il deviendra prêtre. » Ma mère sourit. C’était son désir secret que je fusse curé et soutien de ses vieux jours.Veuve depuis plusieurs années, pauvre, courageuse, elle travaillait ferme pour moi et consacrait à mon éducation toutes ses maigres ressources. Marchant à ses côtés, je me répétais sans cesse : « Je serai prêtre ! je serai prêtre ! » Des années durant, cette pensée me poursuivit au point de m’halluciner. Je me croyais forcé par la fatalité d’entrer dans le sacerdoce1. Je n’avais que dix ans, et il m’arrivait de regarder avec une complai­ sance pleine de remords les belles filles des paysans, dont les jambes, arrondies et durcies par la marche dans les montagnes, troublaient déjà mon imagination. Dans ces moments-là, mon cœur se serrait. Je me révoltais contre le sort qui me vouerait au célibat et m’interdirait à jamais de reposer ma tête sur une épaule féminine. Je cachais scrupuleusement à ma mère ces coupables pensées. Un garçon ne confie jamais de tels secrets à sa maman. Pour me délivrer de l’obsession, je me plongeais davantage dans une piété maladive, m’efforçant d’éprouver pour le Surnaturel2 l’amour que m’inspiraient les créatures3 et contre lequel je luttais avec le pressentiment d’être vaincu tôt ou tard. Je sentais la nature, plus forte que ma volonté, m’emporter loin du baiser divin. Plus je grandissais, plus s’avivait mon attachement aux choses sensibles. J’aimais tous les êtres, vivants ou inanimés, avec cette sensibilité d’enfant qui marque une âme d’innombrables cicatrices.

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notes 1.  entrer dans le sacerdoce : se vouer au service de Dieu, que ce soit par la prière ou par la transmission des enseignements religieux.

2.  le Surnaturel : le terme est ici utilisé en référence à ce qui vient de Dieu et non aux phénomènes qui dépassent les explications rationnelles. 3.  les créatures : les femmes.

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Les demi-civilisés C’est ainsi que je garde le souvenir de certains matins d’automne mieux que celui de la possession d’une première maîtresse. Qu’ils étaient beaux, ces matins-là ! Un soleil comme on n’en voit plus, il me semble, jaillissait, frais, ruisselant, de son bain d’ombre et de sommeil, et versait sur le Saint-Laurent des flots d’argent, d’or et de pierreries. Nos montagnes, dépouillées de leur vêtement de couleur par la nuit, se rhabillaient en frissonnant. Je marchais à la lisière de la forêt. Des bouleaux, frappés par le rayon naissant, exhibaient l’éclat de leur peau blonde et rose sous une chevelure d’un jaune clair. Tout près, une perdrix s’envolait. Un lièvre, encore chaud, pendait au bout d’une branche, le cou serré dans un fil de cuivre, et sa couleur de terre brune se mariait aux tons orangés des feuilles mortes. Partout une odeur de végétaux en décomposition, odeur troublante, que je comparai, plus tard, à celle d’une grande chambre bleue où l’amour venait de passer. Comme c’était bon, tout ça, oui, tout ça qui fut moi à l’âge où j’éprouvais le charme de vivre sans y penser et sans comprendre ! Mon aïeul paternel, vieux paysan à barbe blanche, habitait une maison sise sur les hauteurs et dominant le fleuve. Je lui avais donné, dans mon cœur, la place laissée vide par la mort de mon père. Que de beaux jours je passais chez lui ! Pendant qu’il me racontait des histoires, les oncles et tantes fredonnaient des airs du pays, et je me sentais tout imprégné d’amour et de paix. Les soirs les plus mémorables de cette époque sont ceux où, en compagnie de grand-père, je participais, pieds nus, à la pêche à la sardine, sous les falaises du Cap-Blanc. Le soleil se couchait. L’eau était pleine de moires, des moires de toutes nuances, luisant sur une soie immense et liquide. Elle habillait tout le fleuve, cette soie moirée, et on avait l’impression, en regardant les ondulations longues, douces, crevées çà et là par les marsouins1, de voir le lent battement d’une poitrine respirant à l’infini. Des pêcheurs

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note 1.  marsouins : bélugas.

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Chapitre I que je connaissais tous par leurs noms, marins hirsutes aux larges épaules, trapus, sacreurs1, avaient tendu en demi-cercle, vers le large, une longue senne aux mailles de corde, dont les légers flottants de liège valsaient au gré des vagues. On ramenait ensuite le filet à force de bras vers la rive. Le demi-cercle se rétrécissait jusqu’à ce que les mailles, tendues à se rompre, fussent tirées sur le sable en un brusque ahan. Que de petits poissons ! De l’argent et du phosphore en ébullition, un bruit de pluie violente, une agonie frémissante en un bain de brillants et de perles exhalant une âcre senteur de varech. Quand finissait la pêche, à la tombée de la nuit, grand-père me disait doucement : – Rentre chez toi avant la noirceur. Ta mère va s’inquiéter. Et il m’embrassait sur la joue en chatouillant mon cou de sa barbe blanche. Chemin faisant, je flânais le long de la grève, m’attardant parfois auprès d’un vieux marin qui me disait des choses au-dessus de mon âge. Ridé, décrépit, joyeux, face à l’eau qu’il adorait, il fumait interminablement une pipe calcinée, en nous racontant ses voyages. On l’appelait le père Maxime. Il nous disait souvent comment il avait perdu, trente ans auparavant, deux de ses fils. Sa goélette, par un soir d’orage, s’était crevée sur un récif de la Côte-Nord. Un fort vent « nordets », chargé de neige, donnait aux vagues l’aspect d’un immense troupeau de buffles fuyant éperdument sous les flèches des chasseurs. Les trois naufragés, nageant à l’aveugle, avaient été jetés violemment sur une petite île où il n’y avait pas une maison, pas un arbre, rien que de la pierre glacée. Deux jours et deux nuits, sans aucun moyen de faire du feu, ils avaient grelotté à ciel ouvert. Le troisième jour, les jeunes gens étaient morts de froid. Le père, affamé, hagard, claquant des dents, résistait encore. Enfin, un navire, passant près

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note 1.  sacreur (québécisme) : personne qui sacre, qui blasphème.

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de là par hasard, l’avait recueilli avant l’agonie. Au souvenir de ce drame, le père Maxime pleurait encore. Il ajoutait : – Des morts, des noyés, il y en a toujours plein la mer. À mon dernier voyage, il n’y a pas si longtemps, en quittant les Sept-Îles, je vois sortir de l’eau, accroché à la pointe de l’ancre que je lève, un cadavre. J’appelle les amis et, avec des gaffes, on fait monter le corps sur le pont. Je regarde. C’est Abel Warren, un contrebandier que j’ai rencontré huit jours plus tôt. Je le reconnaissais à sa moustache et à une bague qu’il portait au petit doigt. Ça m’a toujours frappé, cette mort-là. Abel avait le pied marin. Un vrai marin ne se noie pas si bêtement. J’ai toujours pensé qu’il y avait un Caïn1 là-dessous. Maxime nous transportait aussi sur des mers de soleil et d’argent où jamais ne flottait un iceberg, des mers dont les côtes se couvraient de fleurs en janvier et dont les rivages, à marée basse, découvraient des conques de couleur corail et grosses comme des crânes d’homme. Il avait mouillé dans des ports où les roses s’ouvraient en plein hiver, tandis que des baigneuses, presque nues, se plongeaient dans les baies bleues. Je lui demandais s’il aurait préféré vivre dans ces contrées. – Pour ça, non ! On ne se détache pas de la neige du pays. Tu ne sais pas comme elle te prend, la neige, quand on a poussé là-dedans. À force de voir du vert, des fleurs, des oiseaux d’été, on se sent comme quelqu’un qui a trop mangé et veut vomir. Quand j’étais petit, je sortais mon traîneau deux mois avant la neige, et je me disais tous les jours : « Pourvu qu’il sacre son camp cet été-là ! » J’ai toujours gardé mon idée de petit garçon. Le vieux me questionnait parfois sur mes goûts, mes projets d’avenir. Je lui confiai un jour que je ferais un prêtre. – Tu veux rire, morveux ! dit-il. Ta famille est la seule du pays, à ma connaissance, qui n’a jamais fait de curé. Tu n’as pas le sang

1.  Caïn : personnage de la Bible, fils aîné d’Adam et Ève, qui assassina son frère Abel par jalousie.

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pour ça. Ton oncle Benjamin, que tu n’as pas connu, avait perdu la foi. Du côté de ton père, on aime les femmes, ça court dans tout le canton. Tu tiens des deux. Je vois ça à tes yeux. Et ta tête ? L’as-tu regardée, ta tête ? Est-ce une caboche de curé que ta mère t’a donnée là ? Va, mon petit, grandis comme tout le monde, pousse de ton mieux, deviens un beau gars, puis marie-toi. Tu auras de beaux enfants qui te ressembleront. Seulement, ne joue pas avec eux au marin : tu les perdrais sur une île du diable. Ces paroles me troublaient. Il blasphème sûrement, pensais-je. À quelque temps de là, je révélai à ma mère mes entretiens fréquents avec Maxime. Elle prit une mine effrayée. – Tu ferais mieux de ne pas le fréquenter, dit-elle. Il ne va pas à la messe. Depuis, je fis de longs détours pour éviter le vieux marin. J’en avais le cœur gros. Il m’avait paru si bon, si doux, si raisonnable, le père Maxime ! Il m’attirait comme un aimant, et une voix me disait sans cesse : « Tu aimes un damné1 ! tu aimes un damné ! » Le dimanche, comme j’égrenais mon chapelet2, je voyais la face ridée du vieux s’interposer entre la mienne et celle de la Vierge. Certains soirs, quand je m’endormais, mille fantômes peuplaient mon imagination et prenaient les apparences de la réalité. De grandes processions, bannières en tête, en longues files de chantres3 et d’enfants de chœur4, défilaient au rythme des psaumes5, précédant un immense ostensoir6 d’or tenu par un prêtre tout jeune. Ce prêtre finissait par s’identifier avec moi-même, et je sentais si lourd le fardeau que je portais que je craignais de le lâcher dans la poussière du chemin. À mesure

notes

1.  damné : personne condamnée aux peines de l’enfer, au châtiment éternel, donc mauvaise. 2.  j’égrenais mon chapelet : « je priais en faisant passer entre mes doigts chaque grain du chapelet. » Le chapelet est un objet de dévotion en forme de collier dont chaque grain représente une prière à réciter.

3.  chantres : personnes qui chantent dans un service religieux. 4.  enfants de chœur : enfants assistant le prêtre au cours de la messe. 5.  psaumes : poèmes religieux chantés pendant la messe. 6.  ostensoir : pièce d’orfèvrerie généralement sur pied contenant l’hostie consacrée.

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Les demi-civilisés qu’on avançait, la tentation devenait plus forte, plus impérieuse. Alors paraissait près de moi le sourire du père Maxime : « Mais jette-le donc par terre, imbécile ! » Mes mains s’ouvraient, l’ostensoir tombait, et, tout à coup, les enfants de chœur en surplis blancs se changeaient en démons à surplis rouges. Les chantres se mettaient à danser une ronde infernale, à hurler des imprécations sacrilèges1. Un diable, plus grand que tous les autres, s’emparait de l’ostensoir et le jetait au loin avec un éclat de rire. Je m’éveillais, poussant un cri de terreur. Ma mère, tirée de son sommeil, me demandait si j’étais souffrant. Elle ne sut jamais la cause de cette frayeur nocturne. Ces faits sont sans importance dans la vie d’un homme. Dans la vie d’un enfant, c’est autre chose. L’être vierge agrandit démesurément toutes les idées, toutes les émotions, toutes les sensations. L’objet insignifiant ou négligeable aux yeux de l’adulte paraît énorme ou essentiel au garçon de douze ans. La preuve ? C’est que moi, qui remémore ces faits après tant d’années, j’en vibre encore. Je sais bien que j’ai pris à la petite église de chez nous tout ce que je porte en moi de tendre, de rêveur, de résigné, de doux, et, je l’avoue, de profondément passionné. Je sais également que je tiens un peu de Maxime ce que j’ai de raisonné, de réfléchi, d’ironique et de mécontent. Il a aiguisé, à mon insu, mon sens de l’observation et de la critique, en mettant en moi l’esprit qui transforme et réagit, l’esprit de contradiction. Je l’en bénis ! Mais comme il faut peu de chose pour orienter la vie d’un homme !

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note 1.  imprécations sacrilèges : prières adressées au diable et profanant ce qui est sacré.

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L’étude du roman en s’appuyant sur des extraits Les demi-civilisés


Jean-Charles Harvey, Les demi-civilisés Premier extrait, chapitre VII, pages 102 à 106, lignes 893 à 1030

Étape préparatoire à l’analyse ou à la dissertation : compréhension du passage en tenant compte du contexte a Quels sont les principaux thèmes abordés au fil de la conversation entre Max et le couple Delorme ? Trouvez un champ lexical d’au moins cinq mots pour chaque thème relevé. z La beauté physique de la femme est un élément fréquemment mentionné dans cet extrait. a) Relevez deux passages qui font référence à cette beauté. b) Max semble-t-il accorder de l’importance à la beauté physique ? e Tout au long de leur échange, Max et les Delorme sont souvent en désaccord. a) Relevez deux passages qui montrent l’esprit de contradiction de Max. b) Comment les Delorme y réagissent-ils ? c) Selon Séraphin Delorme, le milieu universitaire accueille-t-il de la même façon l’esprit de contradiction ? d) L’accueil que réserve le milieu universitaire à l’esprit de contradiction, selon Séraphin Delorme, est-il conforme à l’image associée à l’éducation et à l’université ? e) À partir de ce qu’en dit Delorme, pouvez-vous déduire une critique implicite du milieu universitaire ? f) Sur le plan professionnel, en quoi cela est-il décevant pour Max ?

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Premier extrait, chapitre VII, pages 102 à 106 r a) Nommez trois personnages mentionnés par madame Delorme et relevez pour chacun leur rôle ou fonction dans la société. b) Relevez un passage de l’extrait qui fait référence à l’argent ou à la façon de dépenser cet argent pour deux des personnages nommés en a). c) Y a-t-il un personnage qui semble diminué en raison de son milieu socioéconomique ? d) Selon leurs commentaires à propos de la liaison entre Thérèse Michel et David Benjamin, que pouvez-vous conclure de l’importance que les Delorme accordent à l’argent ? e) Selon les Delorme, de quelle façon convient-il de dépenser son argent ? Justifiez votre réponse. f) Max semble-t-il accorder la même importance à la possession de l’argent ? Justifiez votre réponse. t La question de la pratique religieuse revient également souvent. a) Relevez deux passages qui font référence à l’importance de la pratique religieuse dans l’opinion que les Delorme se font d’un individu. b) Qu’est-ce qui permet de penser que le couple Delorme met la pratique religieuse au-dessus de tout ? y Max et Séraphin Delorme ne s’entendent pas sur le système politique en place. a) Relevez deux passages qui font référence à ce système politique. b) De quelle fonction au sein du système politique canadien estil question dans cet extrait ? c) De quelle caractéristique du système politique britannique est-il question dans cet extrait ? d) Que reproche Max à ces éléments spécifiques ? e) Pourrait-on dire que le point de vue de Séraphin Delorme est traditionaliste par rapport aux idées de Max ? Expliquez votre réponse.

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Les demi-civilisés f) En va-t-il de même en ce qui a trait à sa position par rapport à la défaite de la France à la bataille des Plaines d’Abraham ? g) Aux yeux de Max, cette défaite a été négative. Quelles conséquences en déplore-t-il ? u L’analyse de cet extrait permet de brosser le portrait des personnages. a) Faites une courte description du couple Delorme. b) Faites une courte description de Max. i Quels indices vous permettent de constater que Max ne considère pas que le milieu des Delorme est le sien ? ...........................................nVers la rédactionn........................................... o À la lumière de l’analyse de cette conversation, montrez que Max et le couple Delorme n’ont pas les mêmes critères pour juger de la valeur d’un individu. Justifiez votre réponse. q Selon le comportement des personnages présentés dans cet extrait, serait-il juste d’affirmer que la vieillesse symbolise la droiture et que la jeunesse représente la désinvolture ? Justifiez votre réponse. s À partir de cet extrait, élaborez le système de valeurs de Max.

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Sujets d’analyse et de dissertation Plusieurs pistes d’analyse portant sur l’œuvre complète sont maintenant accessibles, et certaines sont plus faciles à emprunter que d’autres. Pour favoriser votre progression vers le plan, les premiers sujets ont été partiellement planifiés ; en revanche, les derniers sujets laissent toute la place à l’initiative personnelle. a Dans Les demi-civilisés, peut-on dire que le portrait de la femme est réducteur ? Esquisse de plan pour le développement de ce sujet. ...............................................nIntroductionn............................................... Sujet amené : Puisez une idée dans le contexte sociohistorique spé­ cifique à la condition de la femme dans les années 1930. Évitez les préjugés et les généralisations (ex.  : Au Québec, dans les années 1930, les femmes étaient méprisées par les hommes). Appuyez-vous plutôt sur des faits historiques connus. Au besoin, référez-vous à la présentation de l’œuvre et de son contexte. Sujet posé : Reformulez le sujet en vous demandant ce qu’il en est de la femme au sein du roman. À ce stade, vous pouvez déjà prendre position par rapport à l’énoncé. Sujet divisé : Annoncez les idées principales des deux ou trois paragraphes du développement. ............................................nDéveloppementn............................................ Si vous prenez position négativement par rapport à l’énoncé, chacun de vos paragraphes de développement présentera des caractéristiques favorables à la femme. Si vous prenez position positivement par rapport à l’énoncé, chacun de vos paragraphes de développement présentera des caractéristi­ ques réductrices de la femme. 301


Les demi-civilisés Jean-Charles Harvey

Jean-Charles Harvey

CODE DE PRODUIT : 219394 ISBN 978-2-7617-9567-8

9 782761 795678

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Les demi-civilisés

Jean-Charles Harvey

Ville de Québec. Les années 1930. Max Hubert, jeune homme plein de rêves, espère trouver le domaine où il fera carrière. Naviguant de désillusion en désillusion, il découvre que la tâche n’est pas aisée au sein d’une société qui se prétend civilisée. Heureusement, la sublime Dorothée Meunier le surprendra de son amour et lui offrira les moyens de diriger une publication véritablement indépendante. Seulement, le chemin pour devenir ce qu’il souhaiterait être se révèle parsemé d’embûches, de mépris et d’ignorance, mais également de rumeurs inquiétantes et d’aveux scandaleux. À travers ce portrait pessimiste de ce qui constitue l’élite de la société de son époque, Jean-Charles Harvey recherche un lieu où il ferait bon vivre et où il pourrait s’exprimer librement, un lieu où la raison et l’esprit critique l’emporteraient sur les fausses croyances et les préjugés. Le texte intégral annoté Un questionnaire bilan de première lecture Des questionnaires d’analyse de l’œuvre Cinq extraits accompagnés d’ateliers d’analyse, dont deux de lectures croisées Une présentation de Jean-Charles Harvey et de son époque Une description du schéma narratif et du schéma actanciel Un aperçu du genre de l’œuvre et de sa place dans l’histoire littéraire

Les demi-civilisés

Texte intégral

Édition établie par Sarah Deschênes

2018-03-27 10:02


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