Les présocratiques

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ISBN 978-2-7617-7756-8

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S E T N A

AUX ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE

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Imprimé sur papier contenant 100 % de fibres recyclées postconsommation.

ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE

La collection PHILOSOPHIES VIVANTES présente des œuvres de philosophes majeurs, d’hier et d’aujourd’hui, choisies pour leur contribution à l’histoire des idées et leur pertinence pour l’approfondissement de notre réflexion sur des sujets contemporains. Dans une perspective pédagogique, les textes originaux s’accompagnent d’informations et de pistes d’analyse essentielles à leur étude. Rendre la philosophie vivante, c’est nous permettre d’amorcer un dialogue direct avec ces auteurs et, dans cet échange, de stimuler notre pensée, d’aiguiser notre esprit critique et d’enrichir notre connaissance du monde.

A UX

Il est imparti à tous les humains de se connaître eux-mêmes et de se maîtriser. HÉRACLITE Les présocratiques furent assurément un groupe de penseurs bien particuliers: philosophes avant que l’idée de philosophie ne soit définie, ils ont porté leur regard sur la nature et l’ont interrogée d’une manière foncièrement nouvelle. Refusant l’autorité des récits traditionnels ou religieux, ils ont voulu découvrir par leur propre raison le fonctionnement du monde et les principes qui l’organisent. Les présocratiques forment un groupe hétéroclite aux réflexions parfois divergentes, mais ils possèdent tous une caractéristique commune, celle du questionnement critique de tout discours s’offrant à eux. L’importance de leur héritage se mesurait déjà dans l’Antiquité, Platon et Aristote revenant sans cesse sur les thèses de leurs prédécesseurs, qui, les premiers, mirent en pratique l’acte de philosopher. Aujourd’hui encore, les présocratiques fascinent par leur engagement, leur critique radicale des coutumes et habitudes culturelles qui s’opposent à la raison, leur esprit d’innovation et leur intarissable étonnement. Xavier Brouillette a complété en 2009 un doctorat à l’École Pratique des Hautes Études à Paris. Spécialiste de la tradition platonicienne, il enseigne la philosophie depuis 2007 au Cégep du Vieux Montréal.

P R É S O C R AT I Q U E S

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L ES PRÉSOCRATIQUES



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AUX ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE


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AUX ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE

L ES PRÉSOCRATIQUES Présentation, traduction et notes Xavier Brouillette

9001, boul. Louis-H.-La Fontaine, Anjou (Québec) Canada H1J 2C5 Téléphone : 514-351-6010 • Télécopieur : 514-351-3534


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Direction de l’édition Philippe Launaz Direction de la production Danielle Latendresse Direction de la coordination Rodolphe Courcy Charge de projet et révision Les productions Faire Savoir inc. Correction d’épreuves Odile Dallaserra

Pour tous les documents mis à disposition aux conditions de la licence Creative Commons (version 3.0 et précédentes), les adresses sont les suivantes : CC-BY (Paternité) : <creativecommons.org/ licenses/by/3.0/deed.fr_CA> CC-BY-SA (Paternité – Partage des conditions initiales à l’identique) : <creativecommons.org/ licenses/by-sa/3.0/deed.fr_CA> CC-BY-ND (Paternité – Pas de modification) : <creativecommons.org/licenses/bynd/3.0/deed.fr_CA>

Réalisation graphique Les productions Faire Savoir inc.

La Loi sur le droit d’auteur interdit la reproduction d’œuvres sans l’autorisation des titulaires des droits. Or, la photocopie non autorisée – le photocopillage – a pris une ampleur telle que l’édition d’œuvres nouvelles est mise en péril. Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, du présent ouvrage est interdite sans l’autorisation écrite de l’Éditeur. Les Éditions CEC inc. remercient le gouvernement du Québec de l’aide financière accordée à l’édition de cet ouvrage par l’entremise du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres, administré par la SODEC. Les présocratiques. Aux origines de la philosophie occidentale © 2015, Les Éditions CEC inc. 9001, boul. Louis-H.-La Fontaine Anjou (Québec) H1J 2C5 Tous droits réservés. Il est interdit de reproduire, d’adapter ou de traduire l’ensemble ou toute partie de cet ouvrage sans l’autorisation écrite du propriétaire du copyright. Dépôt légal : 2015 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada ISBN : 978-2-7617-7756-8 Imprimé au Canada 1 2 3 4 5 19 18 17 16 15

Imprimé sur papier contenant 100 % de fibres recyclées postconsommation.


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Titres déjà parus dans la collection P H I L O S O P H I E S V I VA N T E S Aristote – Éthique à Nicomaque Camus – Le mythe de Sisyphe Darwin – La descendance de l’homme et la sélection sexuelle Descartes – Discours de la méthode Descartes – Méditations métaphysiques. Traité des passions de l’âme Freud – Une révolution de la connaissance de soi Hobbes – Léviathan Jonas – Le principe responsabilité Kant – Essai philosophique sur la paix perpétuelle Kant – Fondements de la métaphysique des mœurs Les présocratiques – Aux origines de la philosophie occidentale Les stoïciens et Épicure – L’art de vivre Locke – Traité du gouvernement civil. Lettre sur la tolérance Machiavel – Le Prince Marx – Manifeste. Manuscrits de 1844 Mill – De la liberté Mill – L’utilitarisme Nietzsche – Penseur intempestif Platon – Alcibiade Platon – Apologie de Socrate. Criton. Précédés de Euthyphron Platon – Gorgias Platon – Hippias Majeur Platon – La République Platon – Le Banquet Platon – Ménon Platon – Phédon Platon – Protagoras Rousseau – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes Rousseau – Du contrat social Thoreau – La désobéissance civile Consultez la liste à jour des titres de la collection sur notre site Internet à l’adresse :

www.editionscec.com


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REMERCIEMENTS Je tiens d’abord à remercier ma conjointe Annie Villeneuve, qui m’encourage toujours dans mes projets les plus fous et dont la vivacité d’esprit n’a d’égale que son écoute attentive. Je dois beaucoup aux discussions informelles tenues avec mes collègues du département de philosophie du cégep du Vieux Montréal. Je remercie particulièrement Martin Godon et Victor Drouin-Trempe pour leurs indications pertinentes. Mes remerciements vont aussi à Philippe Launaz pour avoir eu l’audace de publier un tel recueil. Je tiens finalement à remercier chaleureusement Céline Garneau, Benjamin Bélair et Dario De Facendis, qui ont lu une première version du manuscrit. Leurs commentaires m’ont aidé à améliorer grandement le texte et m’ont permis d’éviter quelques erreurs embarrassantes. Évidemment, celles qui pourraient s’être glissées dans le texte demeurent les miennes. Xavier Brouillette


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TABLE DES MATIÈRES LE CONTEXTE POLITIQUE ET CULTUREL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .1 Milet : carrefour économique et culturel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .2 La raison et la cité grecque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .4 La parole . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .6 L’espace public . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .6 L’égalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .7 L’écriture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .7 La paideia grecque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .8 REPÈRES HISTORIQUES ET CULTURELS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .10 MYTHE, POÉSIE ET SAVOIR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .15 Le poète et les mythes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .15 Les Sept Sages . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .17 L’enquête . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .21 COMPRENDRE LES PRÉSOCRATIQUES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .25 Qui sont les présocratiques ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .25 Concepts clés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .26 Nature – phusis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .27 Ordre – kosmos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .27 Principe – archè . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .28 Raison – logos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .29 LA RÉSONANCE ACTUELLE DES PRÉSOCRATIQUES . . . . . . . . . . . . . . . .31 Une nouvelle idée de la science . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .31 Le pouvoir critique de la raison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .32 L’engagement politique du sage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .33 L’étonnement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .33 LES PHILOSOPHES PRÉSOCRATIQUES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .35 A. IONIE Les milésiens : Thalès de Milet (~640-~548), Anaximandre (~610-~540) et Anaximène (~546-~525) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .35 Thalès de Milet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .36 Anaximandre de Milet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .37 Anaximène de Milet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .38 Fragments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .39 Thalès de Milet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .39


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Anaximandre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .40 Anaximène . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .41 Xénophane de Colophon (~570-~475) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .42 Fragments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .44 Héraclite d’Éphèse (~520-~460) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .45 Le mobilisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .46 La nature et le feu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .46 Le logos et la sagesse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .47 Fragments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .48 Sur le mobilisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .48 Sur la nature et le feu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .49 Sur le logos et la sagesse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .50 B. ITALIE DU SUD ET GRANDE GRÈCE Le pythagorisme : Pythagore de Samos (~590-~490), Philolaos de Crotone (~470-~385) et Archytas de Tarente (~435-~347). . . . . . . . . . . . .52 Fragments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .55 Associés aux pythagoriciens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .55 Philolaos de Crotone . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .57 Archytas de Tarente . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .58 Parménide d’Élée (~515-~445) et Zénon d’Élée (~504-~430 ) . . . . . . . . . .58 Fragments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .61 Parménide d’Élée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .61 Zénon d’Élée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .64 Empédocle d’Agrigente (~495-~435) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .65 Fragments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .67 Sur la nature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .67 Purifications . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .69 C. GRÈCE CONTINENTALE Anaxagore de Clazomènes (~500-~428) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .70 Fragments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .72 Les atomistes : Démocrite d’Abdère (~470-~366) et Leucippe de Milet (~460-~370) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .75 Fragments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .78 Leucippe de Milet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .78 Démocrite d’Abdère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .79 BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .83 TABLE DES CONCORDANCES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .86


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LE CONTEXTE POLITIQUE ET CULTUREL Pourquoi la philosophie est-elle apparue en Grèce autour du 6e siècle avant notre ère ? Cette question a longtemps été résolue par une explication simple : le « miracle grec ». Comme si, soudainement, de la noirceur d’une société empêtrée dans les mythes avaient surgi les lumières de la science éclairant pour la première fois l’humanité. Lumières il y eut en effet, mais de là à parler de miracle, c’est une autre histoire. Les Anciens, à tout le moins, voyaient dans la philosophie une « découverte » propre aux Grecs, même si l’origine hellène de la philosophie était déjà sujette à débat : « Quelques auteurs prétendent que la philosophie a pris naissance chez les Barbares » (I, 1). C’est par cette affirmation, qu’il réfutera par la suite, que Diogène Laërce commence sa monumentale œuvre, les Vies et doctrines des philosophes illustres. Qui sont ces barbares1 desquels proviendrait la philosophie ? Diogène rappelle que certaines sources font mention des « Mages » de Perse, des « Chaldéens » de Babylone, des « Gymnosophistes » indiens ou encore des « Druides » gaulois. À moins que ce ne soit chez les Égyptiens qu’il faille chercher cette origine. Toutefois, Diogène réfute toutes ces traditions : « Mais ces auteurs se trompent lorsqu’ils attribuent aux Barbares les travaux qui ont illustré la Grèce ; car c’est elle qui a produit non seulement la philosophie mais même le genre humain » (I, 3). Rien de moins ! On peut donc se montrer perplexe face à une telle affirmation, car s’il est clair que la philosophie est grecque, car les Grecs forgèrent le nom de philosophie, en revanche, cela ne nous éclaire pas sur les conditions qui ont rendu possible son apparition sur les côtes ioniennes au tournant du ~6e siècle2. 1. Pour les Grecs, le sens du mot barbare nʼest pas celui quʼon lui attribue de nos jours. Il nʼest pas a priori péjoratif et sert essentiellement à désigner celui qui ne parle pas le grec. Il finira par désigner plus spécifiquement les Mèdes et les Perses lors du conflit important qui les opposa aux Grecs, les Guerres médiques (~499-~479) qui marqueront la fin de la période archaïque. Ce nʼest quʼaprès ce conflit que le terme barbare, tout en gardant son sens initial, pourra signifier la brutalité. 2. Le tilde (~) est utilisé pour désigner une date avant lʼère chrétienne.


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Les présocratiques

Sur Diogène Laërce, nous ne savons à peu près rien. On pense qu’il vécut dans la première moitié du 3e siècle de notre ère. Son ouvrage, les Vies et doctrines des philosophes illustres, constitue la première histoire de la philosophie que nous possédons et est une source inestimable pour notre connaissance des philosophes anciens et en particulier des présocratiques.

© Xavier Brouillette

MILET : CARREFOUR ÉCONOMIQUE ET CULTUREL Il faut dire d’abord que la philosophie n’est pas apparue en Grèce à proprement parler, mais dans cette région que l’on nomme l’Ionie et qui correspond à la côte ouest de la Turquie actuelle. La région compte douze cités grecques qui ont très tôt formé une alliance politique et religieuse du nom de « Confédération ionienne ». La cité la plus importante en Ionie est Milet et elle est habitée par les Grecs depuis au moins le ~13e siècle. L’Ionie n’est toutefois pas la seule région habitée par des Grecs en dehors de la Grèce continentale. Dès le ~8e siècle, en effet, les Grecs du continent se sont lancés dans une vaste opération de colonisation. On ne doit pas voir cette extension économique et politique au même titre que les entreprises coloniales européennes de l’époque moderne, qui avaient des visées impérialistes. Le vaste mouvement de colonisation était plutôt motivé par des raisons plus pragmatiques, en particulier celle de la stenochôria, le manque de terre. L’amélioration des conditions de vie entraînant une augmentation de la population, les terres en vinrent rapidement à manquer. C’est ainsi que les Grecs commencèrent à fonder des colonies un peu partout dans le bassin méditerranéen, notamment dans le sud de l’Italie et en Sicile, donnant naissance à une région nommée la Grande Grèce. Milet se lancera ellemême dans la colonisation de plusieurs cités (presque une centaine !), la plupart sur les rives de la mer Noire. Le temple de la concorde à Agrigente en Sicile.


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Le contexte politique et culturel

La « Confédération ionienne » était composée des cités de Milet, Myonte, Priène, Éphèse, Colophon, Lébédos, Téos, Clazomènes, Phocée et Érythres ainsi que des îles de Samos et de Chios.

Difficile de l’imaginer, mais, à l’époque archaïque (entre les ~8e et ~6 siècles), la cité dominante tant sur le plan culturel qu’économique n’est pas Athènes, comme ce sera le cas à l’époque classique, mais plutôt Milet, située au confluent de plusieurs routes commerciales. Véritable carrefour économique et culturel, la cité de Milet profite de contacts directs avec l’Empire perse, mais aussi avec la culture assyrobabylonienne, notamment grâce à la « Voie royale » qui, de la côte égéenne, allait jusqu’à Babylone (proche de l’actuelle Bagdad en Irak). De là, la route se séparait probablement, une partie allant jusqu’à l’Iran actuel, et l’autre allant rejoindre l’Inde. Mais les contacts se faisaient aussi avec les marchands phéniciens – qui avaient ouvert des comptoirs commerciaux un peu partout en Méditerranée – et bien évidemment avec l’Égypte. La culture grecque qui prend forme à l’époque archaïque s’inspire beaucoup de ce dialogue avec les cultures étrangères. Un exemple, sur lequel nous reviendrons plus tard, est emblématique de ces échanges : l’écriture. Au ~8e siècle, l’alphabet grec se structure en s’inspirant directement de l’alphabet phénicien. Grâce à ses caractères entièrement abstraits, il facilitera la diffusion du savoir3. Mais les Grecs avaient conscience d’avoir tiré de cet héritage quelque chose de radicalement nouveau. Dans un dialogue attribué à Platon, mais probablement rédigé par un proche après sa mort, on peut lire : « ce que les Grecs reçoivent des Barbares, ils l’embellissent et le portent à sa perfection » (Épinomis, 987de). Le théâtre de Milet. 3. À lʼépoque mycénienne (~1500-~1200), la langue grecque existe déjà (dans une forme archaïque), mais elle est notée par un autre système dʼécriture, le linéaire B, qui comporte près de 200 signes. Le linéaire B a été déchiffré en 1952.

© Jiuguang Wang 201-BY-SA

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Cette situation particulière de Milet allait en faire un endroit privilégié. Une frange de la population, disposant de moyens importants, put bénéficier, pour la première fois, de temps libre. Ce loisir, essentiellement l’apanage des plus riches, était désigné par le terme scholè. Le mot « école » tire aujourd’hui sa racine de ce terme. Cette scholè fut importante dans le développement de la philosophie, car elle permettait à ceux qui en avaient les moyens d’approfondir leur connaissance des autres cultures. Elle leur permettait même de voyager et d’entrer directement en contact avec d’autres peuples. Le fait de voyager a permis très rapidement aux Grecs de développer non seulement une connaissance du territoire – la géographie et la géologie naissent aussi à cette époque4 –, mais d’amener les voyageurs au contact d’autres cultures, d’autres modes de vie, ainsi que d’autres récits sur l’origine du monde, des dieux et des humains. Cette prise de contact entraîne des comparaisons, des questionnements, ainsi que des critiques. La multiplication de ces opérations reposera sur une faculté très spécifique, la raison.

LA RAISON ET LA CITÉ GRECQUE On peut définir la rationalité philosophique émergente par deux caractéristiques : la pensée positive et la pensée abstraite. La première caractéristique repose sur la possibilité de connaître le monde par luimême, en dehors de tout jugement de valeur, sans avoir recours à des forces qui seraient surnaturelles. La seconde insiste sur la capacité à schématiser les éléments, à leur conférer un ordre et une structure cohérente. L’abstraction repose ainsi sur la capacité logique du discours, qu’il soit un discours intérieur – la pensée – ou un discours prononcé. La pensée abstraite repose aussi sur la capacité de calculer et la philosophie s’intéressera très rapidement aux mathématiques, notamment grâce aux pythagoriciens. Cette raison permet autant à la nature qu’à la société d’acquérir une nouvelle forme d’autonomie : ni la nature ni l’ordre politique ne sont plus les jouets des dieux. Pour quelles raisons cette forme de rationalité s’est-elle particulièrement développée au ~6e siècle ? Une piste de réponse se trouve dans les transformations socio-politiques de l’époque, en particulier l’apparition de la cité grecque. 4. Anaximandre aurait été le premier à dessiner une carte du territoire. (voir sa présentation, p. 37).


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La cité (polis) fait son apparition autour du ~8e siècle, au début de l’époque archaïque. C’est une époque marquée par une transformation en profondeur de la société grecque. Les anciennes royautés mycéniennes sont disparues et le pouvoir est partagé par de riches aristocrates, la plupart du temps propriétaires terriens, mais aussi parfois commerçants. C’est aussi à cette époque que les Grecs se lancent dans la vaste colonisation que nous avons évoquée plus tôt. Cette dernière avait amené les Grecs à développer un ensemble de pratiques liées à la fondation des cités, leur organisation, la rédaction de constitutions (en grec : politeia) et de lois. Le modèle politique grec se distinguait en effet radicalement du modèle de l’Empire, comme celui de la Perse notamment. La Grèce était unifiée culturellement par une langue (avec des variantes locales), un panthéon, des mythes, ainsi que des pratiques religieuses communes. Plusieurs sanctuaires étaient panhelléniques, c’est-à-dire communs à tous les Grecs, comme celui de Delphes, où tous pouvaient aller consulter l’oracle d’Apollon. Les Jeux olympiques, institués en ~776 et organisés au sanctuaire d’Olympie dédié à Zeus, constituent un autre exemple de pratique commune à tous les Grecs. Toutefois, l’unification n’était pas politique. Chaque cité grecque était indépendante et pouvait de fait posséder une organisation et des lois diffé- Temple dʼApollon à Delphes. rentes, avoir des intérêts divergents qui menaient très souvent à des conflits entre cités. Un de ces conflits les plus importants sera la guerre du Péloponnèse, qui opposera Spartes à Athènes entre ~431 et ~404. Le modèle de la polis est propre aux Grecs et il constitue un élément important dans le développement de la pensée philosophique. La cité s’organise autour d’un certain nombre d’éléments qui apparaissent intimement reliés à l’apparition du discours philosophique : la parole, l’espace public, l’égalité et l’écriture.

© Remi Jouan 2014 CC-BY-SA

Le contexte politique et culturel


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Les présocratiques

La parole La cité grecque se caractérise d’abord par la promotion de la discussion publique. Dans la polis, la parole est l’instrument par excellence du pouvoir. Les décisions sont prises après délibération des membres de la cité et reflètent la volonté des délibérants. Le pouvoir en devient donc une réalité commune dont le partage s’opère par la parole. Plutôt qu’obéir à un ordre hiérarchique, les décisions résultent des débats animant la communauté. Cette culture du débat est proche de la culture agonistique grecque, mais la « victoire » repose sur la force persuasive de la parole. La persuasion devient ainsi centrale dans le rapport politique, ce qui modifie la compréhension du pouvoir. Sa légitimité ne repose plus sur la volonté divine ou même sur une lignée royale, mais plutôt sur la capacité de persuader les concitoyens. Cet effort peut prendre plusieurs formes : argumentation, mais aussi ruse ou mensonge. Toutefois, la parole publique n’est plus la parole rituelle et religieuse. La parole politique est bien séparée, déjà, d’un contexte religieux déterminant la vie de la communauté. La politique, comprise comme prise de parole, devient autonome, car la polis se donne ses propres règles et le logos devient le critère du pouvoir.

L’espace public Qui dit débat dit donc persuasion, mais aussi un public à persuader. Ce qui définit la forme particulière que prend le débat, c’est qu’il ne se déroule pas derrière les portes closes du palais ou à l’intérieur d’un groupe restreint ; le débat devient accessible à tous. Mais en s’ouvrant à tous, il s’ouvre aussi à tout. Ainsi, la pratique qui suppose de « placer au centre » – telle était l’expression désignant la mise en débat – une idée ou une question engendra une critique puissante du pouvoir, mais aussi de la culture lorsque certaines traditions ne respectaient pas les exigences du logos. « Placer au centre » : ce vocabulaire se retrouve chez Homère lorsqu’il est question de partage du butin ou encore d’assemblées guerrières. Dans tous les cas, son sens général est celui de la mise en commun, du fait de rendre public quelque chose5. De sorte que cette pratique, qui s’est intégrée à la vie politique de la cité, suppose l’apparition de l’intérêt commun (au sens strict du terme et non comme accumulation d’intérêts privés). Dans cet espace commun, la parole est donc aussi commune et partagée : elle n’est plus le privilège d’un individu. 5. À ce sujet, voir Detienne (1981), p. 81 sq.


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Le contexte politique et culturel

Dans l’assemblée, chacun peut parler à tour de rôle. Cet usage réciproque de la parole s’impose donc à la cité comme expression de l’égalité entre les citoyens. Homère, dont l’existence historique n’est pas assurée, aurait été un aède du ~8e siècle. L’aède chante des poèmes en s’accompagnant d’un instrument. On lui attribue les récits de l’Iliade et de l’Odyssée.

L’égalité Ce qui marque cette nouvelle relation au pouvoir, et par le fait même aussi au savoir, c’est une manière totalement nouvelle d’envisager les rapports des citoyens entre eux. Dans la cité grecque se développera la notion d’isonomie, terme qui traduit l’égalité qui règne parmi les citoyens, égalité devant la loi et égale participation aux débats. Ainsi, la participation à la vie politique ne dépend ni de l’appartenance à une classe, ni de la richesse, ni d’aucun autre titre qui confère une forme d’autorité. Ce qui détermine la valeur d’une parole, c’est la qualité des arguments employés lors du débat. La seule autorité, c’est la loi, qui résulte du débat entre égaux. À terme, c’est cette conception qui mènera à l’institution de la démocratie à Athènes quelques années plus tard. Certes, ce ne sont que les citoyens qui sont des égaux, ce qui exclut bien souvent la majeure partie de la population, comme c’était le cas à Athènes. Aussi, on doit bien admettre que, dans la pratique courante, des rapports économiques pouvaient toujours déterminer certains rapports de pouvoir. Néanmoins, il faut reconnaitre la puissance de cette idée, selon laquelle le pouvoir n’est pas d’ordre hiérarchique, mais repose sur un rapport horizontal, dans une communauté d’égaux.

L’écriture Argumentation et débat public ne pourraient avoir lieu sans une alphabétisation importante de la population. Or, autour du ~8e siècle, se fixe l’écriture alphabétique, d’inspiration phénicienne, mais adaptée à la langue grecque. Qu’on saisisse l’importance de l’invention. Alors qu’en Égypte, par exemple, on compte plusieurs centaines de caractères hiéroglyphiques, l’alphabet grec ne comporte que 24 lettres ! L’écriture joue un rôle fondamental dans la cité, car elle n’est pas réservée à une caste de scribes, mais constitue, avec l’apprentissage oral des grands

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© Pottery Fan 2009 CC-BY-SA

Les présocratiques

Professeur écrivant sur une tablette de cire devant un étudiant, v.~500 (Musée de Berlin).

textes, comme ceux d’Homère, le fondement de l’éducation du jeune Grec. Les lois, issues de la délibération populaire, sont aussi écrites, ce qui leur donne une permanence et une stabilité. De plus, l’écriture permet la diffusion des idées et rencontre un public toujours plus large. Délaissant les vers au profit de la prose, l’expression devient plus claire, plus systématique, et facilite ainsi le débat. On doit voir là, assurément, un puissant motif de progression de l’esprit critique.

LA PAIDEIA GRECQUE L’importance de l’écriture et de l’alphabétisation s’inscrit dans le contexte de développement de l’éducation et du souci de formation qui apparaît à cette époque. Le terme grec qui désignait l’éducation était la paideia, terme qui est passé dans le français contemporain, notamment dans pédagogie. L’aristocratie a les moyens et le souci de former les jeunes à l’excellence, suivant le modèle des héros guerriers. Toute l’éducation a comme visée de transmettre l’aretè, terme que l’on traduit par « vertu », mais qui à l’époque a une signification beaucoup plus large. Il peut désigner le mérite, mais aussi la perfection d’une chose, sa supériorité. L’aretè a la même racine que aristos, le meilleur, mot qui forme la base du terme aristocratie. L’éducation grecque vise donc à acquérir un certain nombre de vertus : force, courage, honneur… Au fur et à mesure que la cité se développe, cette éducation prend en compte la nécessité de travailler l’esprit, mais aussi les corps. Les Grecs valoriseront la musique (de mousikè, l’art auxquels président les Muses et qui inclut la poésie et la musique) pour les soins de l’âme et la gymnastique (de gumnos, qui veut dire « nu », car les Grecs s’entraînaient nus) pour les soins du corps. En Grèce, le gymnase est un véritable lieu d’éducation. La paideia vise donc à réaliser un idéal de l’homme et, à l’époque archaïque, se met en place l’idée du kalos kagathos, c’est-à-dire de l’homme beau et bon, qui sera central dans la culture grecque classique, où la beauté physique et la supériorité de l’esprit seront devenus indissociables.


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Le contexte politique et culturel

Aretè désigne aussi la force et l’agilité de l’athlète. Issue des milieux guerriers, la culture de l’excellence est directement liée à la culture agonistique que nous avons mentionnée plus tôt. L’époque archaïque est marquée par l’apparition des Jeux olympiques, qui ont une contenant un exercice importance considérable pour Tablette de cite e siècle). dʼécriture (~2 les Grecs6. Institués, nous l’avons vu, en ~776, ils permettent de ritualiser cet amour du corps. La beauté des athlètes à l’entraînement a été maintes fois représentée sur des vases ou en scupture. L’idéal olympique de l’Antiquité ne doit toutefois pas être confondu avec l’idéal olympique moderne, ou à tout le moins sa version candide. Pour un Grec, l’important, c’est de gagner. Il n’y a, en effet, qu’un seul vainqueur dans chaque compétition. Ainsi, l’idéal athlétique est aussi un idéal de domination et de triomphe dans la compétition. L’athlète exprime sa supériorité par sa victoire.

Scène de pancrace, une des épreuves aux Jeux olympiques. Kylix, v.~490 (British Museum). 6. Les Jeux revêtent aussi une autre importance, car cʼest avec eux que dans lʼAntiquité on datait les évènements. Les Grecs ne divisaient pas le temps en années, mais en olympiades. Par exemple, Diogène Laërce écrit à propos dʼHéraclite : « Héraclite dʼÉphèse […], florissait vers la soixanteneuvième olympiade » (IX, 1). La soixante-neuvième olympiade correspond aux années 504-501.

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v.~750 Apparition de l’alphabet grec

~507 Clisthène consolide l’organisation démocratique.

~594 Solon crée les principales institutions démocratiques.

~6e au ~5e siècle

~625 Dracon fait une première réforme du système de justice.

~7e au ~6e siècle

v.~500 à v.~428 Anaxagore de Clazomènes.

v.~504 à v.~430 Zénon d’Élée.

v.~515 à v.~445 Parménide d’Élée.

v.~520 à v.~460 Héraclite d’Éphèse.

v.~546 à v.~525 Anaximène de Milet.

v.~570 à v.~475 Xénophane de Colophon.

v.~590 à v.~490 Pythagore de Samos.

v.~610 à v.~540 Anaximandre de Milet.

v.~640 à v.~548 Thalès de Milet.

Les présocratiques Évènements culturels

~518 à ~436 Pindare, poète lyrique.

v.~525 à ~456 Eschyle, dramaturge.

~776 Premiers Jeux olympiques datés.

Hésiode, poète et écrivain, Les travaux et les jours, Théogonie.

Homère, auteur de l’Iliade et de l’Odyssée.

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v.~760 Premières colonisations grecques en Grande Grèce

~8e siècle

Histoire

REPÈRES HISTORIQUES ET CULTURELS

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Les présocratiques


~421 Paix de Nicias.

~424 Défaite de Délion : Athènes est vaincue par Thèbes.

~429 Mort de Périclès.

~430 Grande épidémie de peste ou de fièvre typhoïde.

~430 à ~429 Siège de Potidée (auquel participe Socrate).

~431 Début de la guerre du Péloponnèse.

~446 Traité de paix de Trente ans entre Athènes et Sparte.

~450 Athènes, à la tête de la Ligue de Délos, est perçue peu à peu comme un « empire athénien », suscitant rivalités et conflits.

~480 Thémistocle commande la flotte athénienne et remporte la victoire de Salamine.

~490 et ~480 Guerres médiques: les cités grecques résistent aux Perses.

~495 Naissance de Périclès.

e

~5 siècle

Histoire

v.~435 à v.~347 Archytas de Tarente.

v.~460 à v.~370 Leucippe de Milet.

v.~470 à v.~366 Démocrite d’Abdère.

v.~470 à v.~385 Philolaos de Crotone.

v.~495 à v.~435 Empédocle d’Agrigente.

Les présocratiques

~423 Les nuées d’Aristophane.

~428 ou ~427 Naissance de Platon.

~450 à ~386 Aristophane, auteur de comédies.

fin ~5e siècle Thrasymaque, sophiste que Platon fait dialoguer avec Socrate dans La République.

v.~460 à v.~377 Hippocrate, médecin.

~469 Naissance de Socrate.

v.~480 à ~406 Euripide, dramaturge.

v.~484 à v.~425 Hérodote, historien.

v.~485 à v.~410 Protagoras, sophiste célèbre ; il subit un procès pour impiété.

v.~487 à ~380 Gorgias, sophiste et orateur.

~496 à ~406 Sophocle, dramaturge.

Évènements culturels

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Repères historiques et culturels

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~384 à ~322 Démosthène, chef d’État démocrate et grand orateur.

~4e siècle

~403 Retour de la démocratie. Il s’agit maintenant d’une démocratie constitutionnelle (constitution écrite) et non d’une démocratie orale et coutumière.

~404 à ~378 Domination d’Athènes par Sparte.

~404 Fin de la guerre du Péloponnèse.

~406 Victoire d’Athènes aux îles Arginuses.

Les présocratiques

v.~360 Aristippe le Jeune. Suivant l’enseignement de sa mère, Arété (doctrine des plaisirs ou hédonisme), il continue l’école cyrénaïque.

v.~364 Praxitèle sculpte une célèbre statue de la déesse Aphrodite.

v.~365 à ~275 Pyrrhon, fondateur du scepticisme.

~384 à ~322 Aristote, philosophe.

~399 Procès et mort de Socrate.

Évènements culturels

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~411 à ~404 Multiples bouleversements politiques et militaires. Athènes vit sous l’oligarchie, puis sous une forme de démocratie. Elle connaît enfin la tyrannie des Trente.

Histoire

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Les présocratiques


~336 Alexandre le Grand succède à son père, Philippe de Macédoine, à l’âge de 20 ans. Il soumet la Grèce et entreprend la conquête de l’Empire perse.

Histoire

Les présocratiques

~335 Aristote fonde le Lycée à Athènes.

v.~335 à v.~264 Zénon de Citium, fondateur du stoïcisme.

~341 à ~270 Épicure, penseur de l’épicurisme.

~343 Aristote devient le précepteur d’Alexandre le Grand.

~348 ou ~347 Mort de Platon.

Évènements culturels

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Repères historiques et culturels

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La Grèce antique.

Etna (3350 m.)

Élée

Crotone

Métaponte

Île de Cos

Clazomènes Colophon

Lampsaque

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Abdère

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Les présocratiques


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MYTHE, POÉSIE ET SAVOIR Nous l’avons dit, la paideia du jeune Grec passait par le gymnase, mais aussi par l’écoute de la poésie et des récits chantés par les aèdes. L’environnement culturel où se développera la pensée philosophique est fortement imprégné de mythes. Ces récits véhiculent les informations concernant le passé d’une communauté – l’origine des dieux, du monde – que les poètes transmettent sous forme versifiée. Les mythes, issus d’une tradition orale, sont chantés, déclamés et transmis de génération en génération. Leurs fonctions sont nombreuses. Ils permettent d’ordonner la société en lui conférant une identité. Ils offrent aussi des réponses aux diverses questions qui émergent dans toutes les communautés : qui sommes-nous ? où allons-nous ? comment devonsnous agir ? Pour le dire simplement, les mythes véhiculent du sens ; ils orientent la compréhension du monde et l’action humaine. Ainsi, en transmettant les valeurs et les savoirs partagés par les membres d’une communauté, les poètes jouent le rôle d’éducateurs.

LE POÈTE ET LES MYTHES Le sage ancien, le sophos, avant qu’il ne devienne le philosophos, est avant tout un individu qui maîtrise une activité : le pilote de navire est « sage » en tant qu’il sait piloter, tout comme le sculpteur est « sage », car il sait sculpter. Mais le sage Buste dʼHomère, copie qui semble au-dessus de tous les autres romaine dʼun original grec (British Museum). occupe une fonction précise ; il s’agit du poète. Le poète est une figure incontournable dans la culture grecque ancienne. Il est le dépositaire d’un savoir vrai et si ce savoir est dit vrai, c’est parce qu’il lui a été transmis par la divinité. Les dieux « dévoilent » aux poètes ce qui est réellement et le poète, inspiré par les Muses, transmet ces informations à ses auditeurs. Les premiers vers de l’Odyssée (1-10) d’Homère expriment bien cette idée :


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Les présocratiques

« C’est l’Homme aux mille tours [Ulysse], Muse, qu’il me faut dire, Celui qui tant erra quand, de Troade, il eut pillé la ville sainte, Celui qui visita les cités de tant d’hommes et connut leur esprit, Celui qui, sur les mers, passa par tant d’angoisses, en luttant pour survivre et ramener ses gens. Hélas ! même à ce prix, tout son désir ne put sauver son équipage : ils ne durent la mort qu’à leur propre sottise, ces fous qui, du Soleil, avaient mangé les bœufs, c’est lui, le Fils d’En Haut, qui raya de leur vie la journée du retour. Viens, ô fille de Zeus, Ulysse et les sirènes. Vase, v.~480 (British nous dire, à nous aussi Museum). quelqu’un de ces exploits » (trad. Bérard).

Cette parole chantée – car les poèmes étaient chantés – devait d’abord être mémorisée. La Grèce archaïque, où se développe l’écriture, reste fondamentalement une société orale où la mémoire joue un rôle déterminant. Il ne faut toutefois pas comprendre cette mémoire du poète fonctionnant comme la nôtre, visant à rendre compte parfaitement des évènements dans une perspective temporelle. La mémoire du poète est beaucoup plus proche de la connaissance divinatoire des évènements, car elle provient directement des dieux. Dans sa Théogonie, Hésiode affirme : « [les Muses] m’inspirèrent des accents divins, pour que je glorifie ce qui sera et ce qui fut » (vers 31-32). Ces mêmes Muses inspirent des hymnes qui « réjouissent le grand cœur de Zeus leur père dans l’Olympe, quand elles disent ce qui est, ce qui sera, ce qui fut, de leurs voix à l’unisson » (vers 36-39). Ainsi, la parole du poète a une valeur pleinement religieuse. Les poètes sont, de fait, les « maîtres de la vérité », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Marcel Detienne, un spécialiste de la pensée grecque. Ce dernier écrit : « Par sa mémoire, le poète accède directement, dans une vision personnelle, aux évènements qu’il évoque ; il a le privilège d’entrer en contact avec l’autre monde. Sa mémoire lui permet de “déchiffrer l’invisible”7. » 7. Detienne (1981), p. 15.


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Mythe, poésie et savoir

Hésiode est un important poète grec du ~8e siècle. On lui attribue avec assurance deux œuvres, la Théogonie et Les travaux et les jours.

Que signifie « déchiffrer l’invisible » ? Le mot « vérité », en grec, se dit alètheia, littéralement le « non (a) – oubli (lèthè) », de sorte que la vérité que le poète énonce est « vraie » en ce qu’elle est racontée de mémoire. Les exploits des guerriers d’Homère sont « vrais » parce qu’on les raconte et, en les racontant, on ne les laisse pas tomber dans l’oubli. Le poète, suivant Pindare, est « capable d’apercevoir la vérité » (Néméennes, VII, 25). La vérité du mythe passe donc à travers une parole révélée, vraie et au-delà de toute contestation. Les modifications qui s’opèrent dans la société grecque lorsque se met en place le modèle de la polis vont transformer ce rapport à la parole. Dans une culture de compétition, la parole devient débat et une affirmation peut devenir immédiatement contestable : elle perd son caractère religieux. C’est donc dans un contexte de laïcisation de la parole qu’apparaîtront les premières formes de réflexion qui mèneront à la philosophie8. Les premiers philosophes critiqueront ces savoirs et ces valeurs, sans jamais s’en détacher complètement comme nous le verrons, mais la possibilité de comparer, de questionner et de critiquer ces valeurs deviendra un élément central dans le projet des présocratiques. Pindare (~518-~436) est un célèbre poète grec. De sa production, énorme, ne nous sont parvenus que quatre recueil d’odes composés en l’honneur de vainqueurs aux quatre grands jeux : les Olympiques (pour les vainqueurs à Olympie), les Isthmiques (pour les vainqueurs à Corinthe), les Pythiques (pour les vainqueurs à Delphes) et les Néméennes (pour les vainqueurs à Némée).

LES SEPT SAGES Le premier des penseurs à qui on attribuera le qualificatif de philosophe est Thalès de Milet. Mais avant qu’on le nomme philosophe, il figurait parmi un groupe d’hommes regroupés sous le nom des Sept Sages. La liste la plus ancienne de ces Sept Sages nous est fournie par Platon dans le Protagoras (343ab). Elle comprend, outre Thalès de Milet, Pittacos de Mytilène, Bias de Priène, Solon d’Athènes, Cléobule 8. Detienne (1981), p. 100.

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Les présocratiques

de Lindos, Myson de Chénée et Chilon de Sparte. Cette liste, toutefois, varie en fonction des sources. On ignore pourquoi ni comment elle s’est constituée. On retrouve chez Plutarque le récit classique entourant les Sept Sages. Des pêcheurs de Cos9 récupérèrent dans leur filet un trépied en or. Pour décider qui pourrait le conserver, on consulta l’oracle d’Apollon à Delphes. « La Pythie, consultée, leur ordonna de porter ce trépied au plus sage. On l’envoya d’abord à Thalès, et ceux de Cos cédèrent sans peine à un seul particulier ce qu’ils allaient disputer par les armes à tous les Milésiens ensemble. Thalès le renvoya à Bias, qui, disait-il, était plus sage que lui. Bias, avec la même modestie, le fit passer à un autre ; et, après avoir été envoyé successivement à tous les sept, il revint une seconde fois à Thalès. […] Enfin il fut porté à Delphes. » (Vie de Solon, IV, 4-6).

Les sages rivalisent de sagesse, mais, derrière ce récit, on peut penser aussi que ce sont les cités d’origine de ces sages qui sont en rivalité les unes avec les autres. Nous avons déjà mentionné la culture agonistique des Grecs, et cette compétition a peut-être amené des cités à vanter chacune leur sagesse. Aussi, il faut souligner que l’entièreté du récit est éclairée par le sanctuaire de Delphes. C’est Apollon qui demande de donner le trépied à l’homme le plus sage et c’est finalement à Delphes que se retrouvera le trépied. Platon connaissait certainement une version de ce récit, puisque, dans l’Apologie de Socrate, il écrit que Chéréphon, un ami d’enfance de Socrate, s’était rendu à Delphes pour demander à l’oracle s’il pouvait exister quelqu’un de plus sage que Socrate. « Or la Pythie répondit qu’il n’y avait personne de plus sage » (21a). Dès lors, Socrate tenta de réfuter l’oracle en lui prouvant que d’autres étaient plus sages que lui, sans succès, car les savants qu’il allait rencontrer pensaient savoir alors qu’ils étaient ignorants, tandis que Socrate, ignorant, ne pensait pas pour autant savoir. Le sanctuaire de Delphes apparaît ainsi intimement lié à une forme de sagesse pratique, contenue dans les trois principales maximes qui sont associées au sanctuaire : « Connais-toi toi-même », « Rien de trop » et « Caution porte malheur ». Ce qui définit ces premiers sages, c’est 9. Cos, ou Kos, est une île grecque de la mer Égée, proche des côtes de la Turquie.


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Mythe, poésie et savoir

précisément cette sagesse pratique qui repose sur une implication concrète dans le monde et qui vise un certain nombre de vertus comme la justice ou la modération. Certains dits des Sept Sages (ou attribués à eux) montrent ce même souci moral. Voici quelques exemples de maximes attribuées aux Sept Sages que l’on trouve chez Diogène Laërce : Thalès de Milet : « Ne pas embellir notre apparence, mais être beau par ses activités » (Diogène Laërce, I, 37). Pittacos de Mytilène : « Ne pas médire un ami, ni non plus un ennemi » (Diogène Laërce, I, 78). Bias de Priène : « Ne louange pas un homme qui n’en est pas digne en raison de sa richesse » (Diogène Laërce, I, 87). Solon d’Athènes : « Exerce-toi aux belles actions » (Diogène Laërce, I, 60). Cléobule de Lindos : « Le meilleur est la mesure » (Diogène Laërce, I, 93). Chilon de Sparte : « Que la langue ne devance pas la pensée » (Diogène Laërce, I, 69). On peut retrouver la présence de ces valeurs chez les présocratiques, en particulier chez Héraclite, qui cite le sanctuaire de Delphes (fr. 9310) et semble se référer au « connais-toi toi-même » (fr. 51, mais aussi 55) et au « rien de trop » (fr. 53). Outre Thalès, une des figures centrales parmi les Sept Sages est Solon d’Athènes, né vers ~640 et mort autour de ~558. Poète, il était aussi législateur et institua une série de réformes qui mèneront, après les réformes de Clisthène, à l’instauration de la démocratie. Quelques fragments nous sont parvenus, comme le suivant, qui pointe déjà dans la direction de la démocratie : « Mon cœur m’ordonne de dénoncer aux Athéniens les maux que le mépris des lois entraîne pour l’État. La légalité, au contraire, fait régner partout le bon ordre et l’harmonie ; elle s’oppose aux mauvaises actions des méchants ; elle tempère la dureté, elle réfrène l’orgueil, elle repousse l’injure, elle arrête le mal à sa naissance, elle rectifie les jugements, adoucit la fierté, elle met fin aux discordes et aux querelles ; c’est elle qui établit parmi les hommes, harmonie et justice » (fr. 3D). 10. Les fragments de cette édition sont marqués en gras.

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Les présocratiques

Clisthène d’Athènes (~570-~508) est un personnage central dans le développement de la démocratie à Athènes. Il procéda à plusieurs réformes qui favorisèrent l’égalité des citoyens et leur participation au pouvoir, notamment par l’instauration du Conseil des Cinq-Cents (la Boulè), dont les membres étaient tirés au sort.

Ce fragment nous montre comment Solon, actif politiquement et engagé dans sa cité, n’en demeure pas moins concerné par une réflexion morale, énonçant une série de valeurs essentielles à la vie en communauté : justice, ordre, harmonie, refus de la démesure. Après avoir promulgué ses lois à Athènes, il quitta sa patrie pendant dix ans pour voyager. Hérodote évoque dans son Enquête la rencontre entre Solon et Crésus, le roi de Lydie11. Ce dernier s’adresse en ces termes Buste de Solon dʼépoque à Solon : « Étranger Athénien, le bruit de romaine (Musée national votre sagesse et de vos voyages est venu dʼarchéologie de Naples). jusqu’à nous, et je n’ignore point qu’en parcourant tant de pays vous n’avez eu d’autre but que de vous instruire de leurs lois et de leurs usages, et de satisfaire votre curiosité » (I, 30). Non seulement Solon est sage, mais il a du temps pour voyager (il possède du temps libre, de la scholè) afin d’apprendre. Le désir de s’instruire de Solon traduit en fait le verbe grec philosopher et la curiosité de Solon traduit ici la theoria, mot qui désignera chez Platon la contemplation, puis plus tardivement la théorie. Les Sept Sages, qui ne sont assurément ni des philosophes ni des théoriciens, n’en demeurent pas moins mus par une curiosité nouvelle, qui s’exprime par le voyage – et donc la rencontre de cultures différentes. 11. La Lydie était une région de lʼAsie Mineure, proche de Milet. La tradition a retenu la richesse, devenue proverbiale, du roi, lʼexpression « riche comme Crésus » signifiant avoir beaucoup dʼargent. La rencontre entre Solon et Crésus doit toutefois être tenue pour légendaire.


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Mythe, poésie et savoir

L’ENQUÊTE Cette forme particulière de curiosité qui cherche à confronter différents discours trouvera dans la cité de Milet une expression inédite. Comme nous l’avons vu, la situation particulière de Milet en a fait un carrefour culturel important. Il s’y développera ainsi une nouvelle manière de voir le monde, une nouvelle activité intellectuelle, réflexive et rationnelle, soucieuse d’autonomie, qui deviendra la philosophie. À l’époque, le terme n’est pas employé ; les penseurs milésiens parlent plutôt d’une activité qu’ils nomment enquête. Héraclite signale dans un de ses fragments : « Il faut que les hommes désireux d’apprendre soient de bons enquêteurs en plusieurs choses » (DK B35). Enquête, en grec, se dit historia, terme qui deviendra, par le latin, « histoire ». Toutefois, avant de prendre cette signification, historia désignait “celui qui sait pour avoir vu”12. » Avoir vu de ses yeux, cela permet de témoigner d’une expérience vraie, car vécue. L’enquêteur est donc d’abord celui qui va sur le terrain et ne se contente pas de ouï-dire. Qui sont les premiers à faire une telle enquête ? Hécatée de Milet (~560-~490) semble avoir été le premier historien, lui qui a écrit dans ses Généalogies : « Je consigne par écrit ce qui me paraît vrai ; car bien des récits des Grecs sont risibles à mes yeux » (fr. 1). Quelques années plus tard, non loin de Milet, à Halicarnasse, Hérodote (v.~484-~425) écrira lui aussi son Enquête. Considéré depuis Cicéron comme le père de l’histoire, Hérodote a voulu expliquer les causes des guerres médiques. Il commence son récit ainsi : « En présentant au public ces recherches, Hérodote d’Halicarnasse se propose de préserver de l’oubli les actions des hommes, de célébrer les grandes et merveilleuses actions des Grecs et des Barbares, et, indépendamment de toutes ces choses, de développer les motifs qui les portèrent à se faire la guerre » (I, préface).

Hérodote recueille, compare et évalue différents récits. Son ouvrage débute par la présentation claire de son objectif et de son propos : son enquête sera l’exposé de ses recherches. Contrairement aux poètes qui invoquent au tout début les Muses, Hérodote présente son enquête ; il veut rendre raison. Souci de vérité, recherche sur le terrain, travail critique et mise par écrit des résultats. Les premiers historiens sont avant tout des gens curieux, mus par une volonté d’apprendre, mais 12. Chantraine (1968), s. v. οἶδα.

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Les présocratiques

© Giovanni DallʼOrto 2009 CC-BY

surtout d’assurer leur savoir comme véridique. Ce critère de vérité repose sur la confrontation des différents discours. Ainsi, la sagesse ne s’exprime plus par révélation poétique ni par expérience politique. Les enquêteurs développent une nouvelle conception de la sagesse, fondée sur une activité intellectuelle qui prend conscience d’elle-même. La vérité que l’enquêteur découvre demeure proche, sous certains aspects, du sens initial de vérité comme non-oubli, tel qu’il s’exprime dans la poésie. Mais comme le souligne Hérodote dans sa préface, ce savoir qu’il communique n’est plus transmis par une déesse ; il est le résultat d’une recherche concrète dans le monde. L’enquêteur impose ainsi aux informations qu’il recueille une logique qui n’est plus celle du mythe, mais de l’histoire humaine. C’est ce temps qu’HéBuste dʼHérodote du 2e siècle. rodote nommait le « temps des hommes » Copie romaine dʼaprès un ori- (III, 122) : ce temps où l’histoire humaine ginal grec. s’oppose à l’histoire mythologique et où les humains peuvent inventer des savoirs et des techniques qui leur soient propres13. Et parce qu’ils sont de nature humaine, ils peuvent par conséquent être critiqués : ce même Hérodote s’en prend à ceux qui ont produit des cartes du monde « qui ont donné des descriptions de la circonférence de la terre […] sans se laisser guider par la raison» (IV, 36). De toute évidence, Hérodote vise ici son prédécesseur Hécatée, ainsi qu’Anaximandre. La pratique de l’enquête forme sans aucun doute un arrière-plan fondamental pour comprendre l’émergence de la philosophie, enquête qui s’applique aussi à la médecine, dont l’activité se précise à cette époque. Dans le corpus hippocratique (dont on doute que les textes soient tous d’Hippocrate lui-même), la médecine se fonde sur l’observation minutieuse des symptômes, sur l’étude empirique. Le médecin doit savoir reconnaître les signes d’une maladie et poser son diagnostic. La médecine se définit ainsi comme une « enquête (historia) qui s’occupe de savoir ce qu’est l’homme, les causes de sa formation, et tout 13. Voir Vidal-Naquet (1991), p. 80-82.


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Mythe, poésie et savoir

le reste avec exactitude » (De l’ancienne médecine, chap. 20, texte datant probablement de la fin du ~5e siècle). C’est aussi au ~5e siècle que se met en place la pratique de la dissection, qui culminera dans la découverte au ~3e siècle des distinctions entre les nerfs et les différents tissus14. Dans la pratique de la médecine, de l’histoire, mais aussi de la géographie, c’est une toute nouvelle manière d’envisager la connaissance humaine qui se met en place. S’il faut chercher une « origine » à la philosophie, c’est là que nous avons le plus de chances de la trouver. Hippocrate de Cos (~460-~370) est considéré comme le « père de la médecine ». Le « corpus hippocratique » contient près de soixante-dix traités de médecine. Certains auraient peut-être été rédigés par Hippocrate, mais on ne dispose d’aucune certitude à cet effet.

La plus ancienne représentation dʼune consultation médicale. Aryballe attique (~480-~470) (Musée du Louvre).

14. Voir Luc Brisson, « Mythe et savoir », dans Pellegrin, Lloyd et Brunschwig (2011), p. 83-84.

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COMPRENDRE LES PRÉSOCRATIQUES Nous l’avons vu, au ~6e siècle, à l’embouchure du fleuve Méandre, la cité de Milet accueille un personnage hors du commun. De sage qu’il fut dans l’Antiquité, il passa rapidement au statut de philosophe, de premier philosophe. Thalès de Milet inaugure ainsi, sans même le savoir, une tradition qui perdure encore aujourd’hui. À Milet, deux penseurs importants prendront le relais de Thalès. Il s’agit d’Anaximandre et d’Anaximène. Par la suite, la philosophie quittera la cité de Milet et se propagera aux quatre coins du monde grec : ailleurs en Ionie, à Colophon avec Xénophane, à Éphèse avec Héraclite ; en Grande Grèce aussi, en Italie du Sud avec Pythagore de Samos et Parménide d’Élée, en Sicile avec Empédocle d’Agrigente, puis finalement en Grèce continentale avec Anaxagore de Clazomènes et Démocrite d’Abdère. Qu’est-ce qui relie tous ces philosophes ?

QUI SONT LES PRÉSOCRATIQUES ? L’appellation « présocratiques » pose en soi problème, car ce terme désigne un ensemble de philosophes hétéroclites. La plupart ont vécu avant Socrate, mais pas tous, en particulier Démocrite d’Abdère, qui est toujours vivant et actif lorsque meurt Socrate ! Philosophes, ils l’étaient certainement, mais ce terme fut revendiqué d’abord par Platon. Faudrait-il alors parler des savants « préplatoniciens », comme le suggérait Nietzsche ? Ces questions intéressent toujours les chercheurs, même si, par convention, la plupart conservent l’appellation traditionnelle, fixée dès 1903 par le philologue allemand Hermann Diels. C’est à ce dernier que l’on doit l’ouvrage monumental et fondamental Die Fragmente der Vorsokratiker (Les fragments des présocratiques). L’ouvrage de Diels fut maintes fois réédité et amélioré, notamment par les soins de Walter Kranz (d’où l’appellation traditionnelle des fragments par DK, pour Diels-Kranz).


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Les présocratiques

Fragments, tel est l’état dans lequel se trouvent nos sources sur les philosophes présocratiques. Aucun texte ne nous est parvenu dans son entièreté. Pour certains, comme Thalès, nous n’avons à proprement parler aucun fragment de texte, uniquement des témoignages. En fait, les œuvres des penseurs présocratiques ne nous sont connues qu’à travers les citations ou les témoignages qu’en feront les auteurs postérieurs. Pire, ces sources sont souvent des auteurs tardifs (comme Simplicius, un philosophe néoplatonicien du 6e siècle), ou encore des auteurs chrétiens se montrant critiques de la philosophie « païenne » (comme Eusèbe de Césarée, qui vécut au 3e siècle). C’est dans leurs textes qu’il faut lire les présocratiques, et cela pose plusieurs problèmes. Lorsque nous citons aujourd’hui un texte, nous indiquons par des guillemets le texte cité. Rien de tel dans l’Antiquité, où les citations sont intégrées au texte. Parfois, on peut lire une phrase qui indique une citation (par exemple : « comme l’a dit Héraclite… »), d’autres fois, il est très difficile de repérer la citation exacte. Les auteurs anciens pouvaient sans gêne citer un auteur en modifiant les termes employés en fonction du contexte de citation. De plus, citant la plupart du temps par cœur ou à partir de recueils de notes (ce qui implique de citer de deuxième main), on peut douter de la fiabilité de certaines citations. Par ailleurs, un auteur peut se référer à un présocratique sans pour autant citer son texte. Il peut fournir un témoignage sur la vie d’untel ou encore raconter une anecdote. Que faire alors avec ces sources ? Le travail de Diels fut important : il recensa l’essentiel de la littérature ancienne afin de repérer les références aux auteurs présocratiques. Il désigna pour chaque auteur trois types de références, les témoignages (section A), les fragments (section B) et les influences et imitations (section C). C’est encore, à peu de choses près, l’ouvrage de référence en la matière. Précisons toutefois que l’ouvrage de Diels était divisé en trois grandes sections. La première traitait essentiellement des poètes, la seconde des philosophes des ~6e et ~5e siècles et la troisième des anciens sophistes. Dans ce recueil, nous avons limité notre choix aux principaux auteurs présents dans la deuxième section.

CONCEPTS CLÉS La pensée des présocratiques n’est certainement pas unifiée, mais on peut trouver un certain nombre de concepts importants qui s’affirment dans la philosophie naissante. Alors que, dans le mythe, les phéno-


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Comprendre les présocratiques

mènes sont présentés sous l’angle de l’action divine, des généalogies troubles, bref par la présence du surnaturel, le discours philosophique développera plutôt une nouvelle manière d’envisager le monde, par la pensée positive et conceptuelle. La nature – phusis – ne s’expliquera plus par un principe supérieur, mais par un principe (une archè) intrinsèque à lui-même. Le monde ordonné (kosmos) devra donc obéir à des lois intelligibles, énonçables selon des règles logiques et rationnelles – ce sera l’apparition du fameux logos. Pensée conceptuelle, pensée abstraite, les premiers philosophes seront les premiers à appliquer ces règles pour comprendre le monde et sa transformation, son être et son devenir.

Nature – phusis Les premiers philosophes furent très tôt nommés des physiciens, c’està-dire des penseurs de la phusis, de la nature. Le phusikos tente de décrire le monde de la nature, à la fois dans ses phénomènes les plus divers, mais aussi dans ses origines et ses fondements : qu’est-ce qui est à l’origine de l’univers ? de quoi se compose le monde ? Tels sont des exemples de questions auxquelles les premiers philosophes ont réfléchi. Les premiers philosophes enquêtent sur la nature, sans percevoir en elle quelque chose de surnaturel. Pour le dire de manière un peu rude, la nature des présocratiques est entièrement naturelle. Là où les présocratiques innovent, dans un monde où philosophie et science ne sont pas encore distinguées, c’est en faisant de la phusis elle-même un concept. En fait, la traduction de phusis par « nature » nous fait perdre de vue la signification originale de ce terme, dont l’étymologie renvoie à l’idée de « croissance ». Autrement dit, derrière la phusis, il y a cette idée que la nature est en mouvement, en constant changement. Phusis désigne alors à la fois la naissance (voir Empédocle, fr. 80), mais aussi la maturation, le dépérissement et la mort.

Ordre – kosmos La nature devient pleinement concept lorsque le regard que l’on porte sur elle tente un effort de mise en ordre du désordre apparent. Chez les présocratiques, les transformations de la nature ne sont plus comprises comme successions de gestes issus de l’action de divers dieux. On n’explique pas le monde de manière aléatoire par telle colère ou telle ruse

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Les présocratiques

divines. La nature forme un tout, une unité pleinement ordonnée dont le penseur peut rendre compte de manière systématique. La nature possède un ordre et c’est cet ordre qui la rend intelligible. Le rôle du philosophe est d’observer, derrière le désordre apparent des phénomènes, le développement régulier et prévisible des choses. Thalès aurait ainsi prédit une éclipse, mais il aurait aussi prévu une récolte abondante d’olives (voir fr. 2). On fait souvent commencer l’histoire de la philosophie par ces prévisions de Thalès, car cette capacité à prévoir n’était plus reliée à un don divinatoire, à la capacité de connaître la volonté des dieux, mais rendue possible par la simple observation de l’ordre du monde. Ce monde, ils l’ont nommé le kosmos, terme grec qui signifie d’abord ordre. Si le monde est un cosmos, c’est qu’il est ordonné. Ce kosmos ordonné se comprend comme un « tout » (voir par exemple Empédocle, fr. 82), une « totalité » englobant « toutes choses ». Ces désignations reviennent chez la plupart des présocratiques, montrant bien comment la compréhension de la nature est, depuis les débuts, concernée par la volonté de saisir l’entièreté du réel.

Principe – archè Les présocratiques n’ont pas pour autant rejeté les dieux ; simplement, ils refusèrent de les voir à l’origine des transformations de la nature. Conformément à cette idée au fondement de la pensée présocratique de l’ordre de la nature, celle-ci doit alors pouvoir s’expliquer à partir d’ellemême, ou en tout cas à partir d’un principe actif dans la nature, primordial, qui permet de comprendre l’ensemble sans se référer à des puissances supérieures. Ce qui confère l’ordre et l’unité au monde naturel, c’est un principe. Le concept grec employé est celui d’archè, terme qui peut aussi bien désigner l’origine d’une chose, son principe, mais aussi le commandement, voire inclure l’idée d’autorité. Il s’agit d’abord d’un terme militaire qui renvoie à l’idée que celui qui commande ordonne l’armée. Ici, il devient un terme philosophique : le principe commande la nature et lui donne un ordre. Le chef militaire qui commande son armée est à l’origine des manœuvres. Le principe qui ordonne la nature doit donc aussi être à son origine, comme fondement primordial. Le fait que l’archè (qu’elle soit eau, air, feu ...) se trouve dans la nature renforce donc le fait que son développement n’est pas le résultat d’une intervention divine.


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Comprendre les présocratiques

Raison – logos C’est dans ce contexte que le rôle de la philosophie se précise : il s’agit pour le penseur de la nature de comprendre l’ordre des choses, de nommer le principe qui commande cet ordre et d’expliquer le fonctionnement du tout. Pour le dire autrement, le rôle de la philosophie est d’ordonner nos connaissances. La raison apparaît comme cette faculté capable d’organiser, de trier, de juger, de critiquer, de classer, bref d’ordonner la connaissance selon les règles qui lui sont propres (universalité, objectivité, non-contradiction…). Raison, ce n’est pas nécessairement le vrai, mais le résultat d’une argumentation, une proposition soumise au débat qui prend à témoin le jugement de l’interlocuteur. Bref, une méthode qui se fonde sur l’autonomie de la pensée. Ce que l’on traduit par raison est le terme grec logos, dont la signification peut à la fois être celle de discours, mais aussi de parole. Le logos d’un philosophe, c’est donc ses paroles, ou ses écrits – ses théories –, mais c’est aussi l’outil par lequel il discerne la réalité. Sa théorie est « rationnelle », au sens où elle est logique. Son critère de vérité ne sera plus comme chez le poète le non-oubli, mais le respect de règles d’énonciation précises. Le logos, c’est donc le langage autonome, détaché de tout caractère religieux. La raison devient dès lors chez les présocratiques l’outil par excellence de connaissance du réel. À travers ces quatre concepts, phusis (nature), kosmos (ordre), archè (principe) et logos (raison), se mettent en place différentes réflexions qui, quelquefois, peuvent s’harmoniser, d’autres fois s’opposer radicalement. Mais au-delà des divergences entre philosophes, ces concepts nous rappellent que tous les présocratiques réfléchissent dans un univers mental bien particulier : héritiers d’une tradition en pleine mutation, ils puisent dans cette tradition pour à la fois la critiquer et s’en distancer. Si la science des présocratiques est encore à l’état de balbutiement, il n’en demeure pas moins qu’ils se trouvent à l’origine de l’acte de philosopher.

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LES PHILOSOPHES PRÉSOCRATIQUES Nous présentons ici une sélection de fragments qui vise à dresser un portrait général de la philosophie présocratique, mais qui ne prétend pas à l’exhaustivité. Les auteurs sont présentés par région d’appartenance, plutôt que d’un point de vue chronologique ou thématique. Nous nous inspirons en cela de la démarche proposée dans l’ouvrage de Desclos et Fronterotta (2013). Nous avons circonscrit trois régions principales : A. Ionie (Thalès, Anaximandre, Anaximène, Xénophane et Héraclite). B. Italie du Sud et Grande Grèce (Pythagore, Philolaos, Archytas, Parménide, Zénon et Empédocle). C. Grèce continentale (Anaxagore, Démocrite et Leucippe18). Pour la traduction, nous avons consulté l’ouvrage de Diels-Kranz (1951-1952), mais le plus souvent, pour le texte grec, nous nous sommes reporté à l’édition de Kirk, Raven et Schofield (1983), qui donne la plupart des fragments pertinents. Nous indiquons les cas où nous suivons une autre édition. Chaque fragment, ayant un numéro propre à la présente édition, est suivi entre parenthèses de la référence à la source d’où provient le fragment. Une table des concordances est présentée à la fin de l’ouvrage. Chaque fois qu’est mentionné l’un des quatre concepts présentés en introduction, nous le donnons entre parenthèses.

A. IONIE LES MILÉSIENS : THALÈS DE MILET (~640-~548)19, ANAXIMANDRE (~610-~540) ET ANAXIMÈNE (~546~525) Déjà dans l’Antiquité, on situait les origines de la philosophie dans la ville de Milet, où se succéderont trois penseurs qui, pour la première 18. Leucippe serait originaire de Milet, mais cela nʼest pas assuré et son nom est indissociable de celui de Démocrite dʼAbdère. 19. Ces dates, comme pour toutes les autres, doivent être lues avec une extrême précaution, tant la datation précise est pour ainsi dire impossible.


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Les présocratiques

fois, se verront attribuer le nom de philosophe : Thalès, Anaximandre et Anaximène. De ces trois philosophes, il est très difficile de dire plus que les anecdotes qui nous sont parvenues.

Thalès de Milet Thalès de Milet aurait été, selon Aristote, le fondateur d’une « sorte de philosophie » qui se définit par le fait de penser que « les principes d’espèce matérielle sont les principes de tout » (Métaphysique, A, 983b). Cette indication ne doit pas cacher que Thalès était à l’époque d’abord considéré comme un membre des Sept Sages. Comme nous l’avons dit en introduction, les Sept Sages étaient reconnus pour leur sagesse, mais aussi pour leur action politique. De là, on peut penser que Thalès participa activement à la vie politique de sa cité et qu’il a dû jouir, de son vivant, d’une certaine renommée sans laquelle son nom serait tombé dans l’oubli20. Toutefois, même si l’existence historique de Thalès est avérée, aucun texte de lui ne nous est parvenu et les récits concernant sa vie sont proches de la légende. Néanmoins, les indications que nous possédons nous permettent d’avancer certaines idées fortes. C’est chez Thalès que nous trouvons, pour la première fois, l’idée d’un principe (archè) actif dans la nature (phusis) permettant d’expliquer son fonctionnement. Pour Thalès, ce principe est l’eau (voir fr. 3). Chez Thalès, la nature ne semble plus s’expliquer par l’action des divinités, mais par elle-même. Le monde (kosmos) que Thalès observe est ordonné et cohérent, d’où la possibilité d’émettre des prédictions. Hérodote raconte, en effet, qu’au cours d’une bataille entre les Lydiens et les Mèdes (en guerre depuis six ans), « le jour se changea tout à coup en nuit […]. Thalès de Milet avait prédit aux Ioniens ce changement, et il en avait fixé le temps en l’année où il s’opéra » (Enquête, I, 74). Thalès aurait aussi prédit une récolte abondante d’olives Thalès. Mosaïque romaine du (voir 2), mais il faut tout de même être 3e siècle (Musée national de Beyrouth). prudent face à ces anecdotes. 20. Voir Hérodote, Enquête, I, 170.


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Les philosophes présocratiques

Aussi, il semble que Thalès ait décrit l’âme comme principe de mouvement (fr. 5), idée probablement issue de l’observation du magnétisme : si notre âme nous permet de nous mouvoir et qu’une pierre peut mettre en mouvement du fer, alors il se peut que la pierre ait une âme. Le raisonnement, dont la conclusion est fausse, n’en demeure pas moins logique et a le mérite de ne faire appel à aucun être surnaturel. L’observation minutieuse de la nature semble donc avoir été au cœur de la démarche philosophique de Thalès. Si minutieuse, d’ailleurs, qu’une anecdote raconte comment il était tombé dans un puits faute de l’avoir vu, absorbé par la contemplation du ciel (fr. 1) !

Anaximandre de Milet Anaximandre de Milet aurait été le disciple de Thalès et se serait intéressé comme son maître aux questions cosmologiques. Selon Diogène Laërce (II, 1-2), il aurait été l’inventeur du « gnomon », un instrument servant à mesurer la hauteur du soleil et donc utilisé dans la construction des cadrans solaires. Il est fort peu probable qu’Anaximandre en ait été le véritable inventeur (l’objet venant probablement des Babyloniens comme le note Hérodote), mais il n’est pas impossible qu’Anaximandre ait été Carte babylonienne du monde un « spécialiste » du gnomon, se rendant datant environ de ~700 à ~500 même à Sparte, selon toute vraisem- (British Museum). blance, participer à la construction d’un cadran solaire. Anaximandre a donc très certainement voyagé et les témoignages font de lui le premier à avoir dessiné une carte du monde habité (fr. 6). La pratique était fort probablement inspirée encore par les Babyloniens, mais comme le note Marcel Conche, la carte babylonienne du monde qui nous est parvenue a tout d’une « carte de propagande et d’intoxication politiques21 ».

21. Conche (1991), p. 43.

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Les présocratiques

Notre compréhension d’Anaximandre est favorisée par l’existence de nombreux fragments permettant une vision plus globale de la pensée du Milésien. Ce nombre de fragments s’explique certainement par le fait qu’Anaximandre aurait été le premier à rédiger l’ouvrage Sur la nature. Comme Thalès, Anaximandre voit dans la nature un principe actif, mais ce principe devient plus abstrait : il s’agit de l’apeiron, que l’on peut traduire par l’infini (voir fr. 8). Avec Anaximandre, la réflexion philosophique devient plus abstraite en ce que ce principe de l’infini n’est pas un élément comme l’eau ou encore comme l’air, conception que développera Anaximène. L’intérêt d’Anaximandre réside aussi dans l’usage de concepts comme la justice et l’injustice, qui transposent ces idées traditionnellement associées aux divinités Relief représentant Anaximandans l’ordre de la nature, approfondisdre. Copie romaine dʼun original sant la définition radicalement nougrec (Rome, Musée national velle que les présocratiques attribuent romain). à la nature.

Anaximène de Milet Anaximène de Milet fut selon toute vraisemblance un proche d’Anaximandre, pour lequel il ne nous reste malheureusement qu’une ou deux citations. Nous ne connaissons pour ainsi dire rien de sa vie. On suppose qu’il ait pu rédiger un livre, même si ici aussi on ne peut porter un jugement définitif. Pour Anaximène, le principe de toutes choses est l’air, qui est illimité et qui est toujours en mouvement (fr. 13). Note de traduction Pour notre traduction des fragments d’Anaximandre, nous suivons l’édition de Conche (1991).


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Les philosophes présocratiques

FRAGMENTS Thalès de Milet 1 À Thalès qui, observant les astres et regardant en l’air, tomba dans un puits, une servante Thrace fit cette charmante plaisanterie tout à fait dans le ton en affirmant que dans son ardeur à vouloir savoir ce qui est dans le ciel, il en oublia ce qui se trouvait devant lui à ses pieds ! (Platon, Théétète, 174a).

2 Il existe aussi des récits éparpillés sur les moyens par lesquels certains se sont enrichis et qu’il faudrait rassembler. Tous ces moyens sont utiles à ceux qui révèrent l’art de s’enrichir, comme Thalès de Milet, à qui l’on doit une observation sur l’art de s’enrichir et qu’on lui attribue en raison de sa sagesse, mais qui peut s’appliquer plus généralement. En effet, alors que, en raison de sa pauvreté, on lui reprochait l’inutilité de la philosophie, on raconte qu’il comprit, grâce à l’astronomie, qu’il y aurait une récolte abondante d’olives. Alors qu’on était encore en hiver, il trouva un peu d’argent pour déposer des acomptes dans tous les pressoirs à huile de Milet et de Chios, ce qui lui coûta peu, car personne ne renchérit. Par la suite vint le moment opportun : plusieurs personnes cherchant rapidement des pressoirs en même temps, il les sous-loua aux conditions qu’il voulut. En amassant beaucoup d’argent, il démontra qu’il est facile aux philosophes de s’enrichir, s’ils le veulent, mais que ce n’est pas à cela qu’ils s’intéressent. C’est ainsi que l’on dit que Thalès fit la démonstration de sa sagesse. (Aristote, Politiques, I, 1259a3-19).

3 Thalès, le fondateur de ce type de philosophie [l’étude de la nature], dit que l’eau est au principe (archè) [de toutes choses] (voilà aussi pourquoi il a dit que la terre flotte sur l’eau), conception qu’il tirait probablement de l’observation que l’humide est la nourriture de toute chose et que le chaud même en provient et vit grâce à lui (or ce par quoi il y a génération, cela est le principe (archè) de toutes choses). Il tira donc cette conception de cela, mais aussi en raison du fait que les semences de toute chose ont une nature (phusis) humide et que l’eau est le principe (archè) de la nature (phusis) des choses humides. (Aristote, Métaphysique, A, 983b).

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4 D’autres affirment que la terre repose sur l’eau. Il s’agit de la théorie la plus ancienne qui nous soit parvenue, laquelle aurait été, dit-on, prononcée par Thalès de Milet : la terre reste en place en flottant, comme un morceau de bois ou n’importe quelle autre matière semblable (car aucune d’entre elles ne repose par nature sur l’air, mais sur l’eau), comme si le même argument à propos de la terre ne devait pas aussi s’appliquer pour l’eau qui supporte la terre. (Aristote, Du ciel, 294a28-294b1).

5 Il semble que Thalès aussi, selon ce qu’on rapporte, concevait l’âme comme un principe moteur, s’il a bien dit que la pierre a une âme parce qu’elle met en mouvement le fer. (Aristote, De l’âme, 1, 2, 405a19-21).

Anaximandre 6 Anaximandre de Milet, auditeur de Thalès, fut le premier à oser dessiner sur une tablette la terre habitée. Après lui, Hécatée de Milet, un grand voyageur, précisa la carte, de telle sorte que celle-ci devint un objet d’admiration. (Agathémère, Géographie, I, 1).

7 [Anaximandre] fut le premier parmi les Grecs que nous connaissons qui eut le courage de publier un écrit sur la nature (phusis). (Thémistius, Discours, 26 ).

8 Parmi ceux qui parlent de l’un, du mouvement et de l’infini, Anaximandre de Milet, fils de Praxiadès et qui fut l’élève et le successeur de Thalès, a dit que l’infini est le principe (archè) et l’élément des êtres ; le premier il employa ce terme [d’infini] pour désigner le principe (archè). Il dit que ce dernier n’est ni l’eau, ni aucun autre parmi ceux que l’on nomme éléments, mais une certaine autre nature (phusis) infinie, à partir de laquelle naissent les cieux et les mondes (kosmos) en eux. Ainsi qu’il le dit, de manière assez poétique : « Ce à partir de quoi il y a génération pour les êtres, est aussi ce à partir de quoi il y a corruption, comme il


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se doit, car ils se rendent justice et réparation les uns les autres de leur injustice selon l’ordre du temps. » (Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, 24, 13-21).

9 [Anaximandre] dit aussi qu’à l’origine, l’humain fut engendré à partir d’animaux d’espèces différentes. Car, si les autres animaux réussissent à se nourrir rapidement par eux-mêmes, en revanche, seul l’humain nécessite des soins nourriciers aussi longtemps. Voilà pourquoi, à l’origine, il n’aurait pu trouver son salut s’il avait été tel qu’il est maintenant. (Ps.-Plutarque, Stromates, 2).

10 Anaximandre de Milet, fils de Praxiadès, dit que le principe (archè) des êtres est une certaine nature de l’infini, à partir de laquelle naissent les cieux et les mondes en eux. Cette nature est éternelle et exempte de vieillissement et elle enveloppe tous les mondes. Il parle du temps comme ce qui délimite la naissance, l’existence et la corruption. (Hyppolyte, Réfutation de toutes les hérésies, I, 6, 1-2).

11 Anaximandre, le concitoyen de Thalès, dit que le principe du mouvement éternel est plus ancien que celui de l’humide, et que grâce à ce mouvement éternel les choses naissent, puis se corrompent. (Hermias, Satire des philosophes païens, 10).

12 Anaximandre de Milet, fils de Praxiadès, disait que l’infini est le principe (archè) des êtres, car c’est à partir de lui que naissent toutes choses et c’est vers lui que retournent toutes choses qui se corrompent. (Aétius, Opinions, I, 3, 3).

Anaximène 13 Anaximène de Milet, fils d’Eurystrate, fut l’auditeur d’Anaximandre (certains disent plutôt qu’il fut l’auditeur de Parménide). Il dit que l’air est principe (archè) et qu’il est infini, et que les astres se meuvent non pas sous la terre, mais autour de la terre. (Diogène Laërce, II, 3)

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14 Anaximène et Diogène placent l’air avant l’eau et le posent plus que tout comme principe parmi les corps simples. (Aristote, Métaphysique, A, 3, 984a5-6).

15 Anaximène de Milet, fils d’Eurystrate, qui fut l’associé d’Anaximandre, disait lui aussi que la nature substrat est une et infinie, non qu’elle est indéterminée comme l’affirme Anaximandre, mais plutôt déterminée lorsqu’il dit qu’elle est air. Celui-ci diffère par raréfaction et condensation en fonction des substances [qu’il devient]. Plus subtil, il se transforme en feu ; plus condensé, il devient vent puis nuage, puis plus condensé encore il devient eau, puis terre, puis pierres, enfin, toutes les autres choses proviennent de celles-ci. (Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, 24, 26).

16 Anaximène de Milet, fils d’Eurystrate, a déclaré que l’air est le principe (archè) des êtres. En effet, c’est à partir de lui que toutes choses naissent et vers lui qu’elles se dissolvent. Il dit : « De même que notre âme, étant de l’air, nous maintient, de même le souffle et l’air enveloppent tout le monde (kosmos). » (Aétius, Opinions, I, 3, 4).

XÉNOPHANE DE COLOPHON (~570-~475) Xénophane est né autour de ~570 dans la cité ionienne de Colophon, située au nord de Milet. Comme pour la plupart des premiers philosophes, il est très difficile de cerner historiquement le personnage. De par les quelques fragments qui nous sont parvenus, nous pouvons penser qu’il vécut très vieux et qu’il voyagea beaucoup. Il affirme lui-même dans un fragment que l’on trouve chez Diogène Laërce : « Soixante-sept ans se sont écoulés depuis que ma pensée est ballottée sur la terre de Grèce ; lorsque j’y vins j’en comptais vingt-cinq, si tant est que je puisse encore supputer mon âge avec certitude » (DK B8 = Diogène Laërce, IX, 19). Xénophane est souvent présenté comme le maître de Parménide et le fondateur de l’école éléatique, même si, comme Héraclite, il est difficile de le rattacher à une école en particulier. On peut le


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rapprocher de Parménide sous certains aspects, notamment pour sa conception « moniste » du monde où « toutes choses sont une » (DK A29 = Platon, Sophiste, 242d)22, mais le rapport véritable qu’ils auraient eu nous est inconnu. Xénophane a écrit sous forme poétique, mais a-t-il écrit un ouvrage au même titre que l’a fait Anaximandre ? La chose n’est pas impossible, mais paraît improbable aux yeux des chercheurs.

Pièce de monnaie en bronze de la cité de Colophon.

Les apports les plus importants de Xénophane concernent la théologie, car il s’est montré très critique envers les conceptions traditionnelles de la divinité, en particulier de ses représentations anthropomorphiques. Poète écrivant en vers, Xénophane ne se montre pas moins critique envers d’autres poètes comme Homère et Hésiode. Il opère ainsi une véritable critique de la culture, et notamment de la paideia grecque, qui n’aura d’équivalent que chez Platon deux siècles plus tard. Xénophane revendiquera d’ailleurs une place importante pour le sage dans la cité, insistant sur les bienfaits qu’entraîne sa présence et la prospérité qu’elle rend possible. Avec Xénophane, la philosophie prend une tournure résolument critique. Nous avons sélectionné les fragments qui exprimaient avec le plus de clarté cet esprit critique. Note de traduction Xénophon écrivait en hexamètres dactyliques ; nous n’avons pas cherché à rendre le rythme de sa poésie dans la traduction.

22. Il faut noter toutefois que cette formule se retrouve à lʼidentique dans le fragment DK B50 (voir fr. 43) dʼHéraclite.

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FRAGMENTS 17 Si par la vitesse de ses pas un homme remporte la victoire ou gagne au pentathlon, là où se dresse le temple de Zeus sur les berges du Pise à Olympie, ou à la lutte, ou bien au douloureux art de la boxe, ou encore au terrible combat que l’on nomme le pancrace, il se montrerait encore plus glorieux au regard de ses concitoyens et remporterait la place d’honneur bien en vue pour assister aux compétitions. Il serait nourri aux frais du peuple et se ferait offrir par la cité un trésor. Si encore c’est une course de chevaux, il obtiendrait les mêmes choses. Cependant qu’il n’a pas ma valeur, car notre savoir est meilleur que la force des hommes ou des chevaux. Mais c’est vraiment en vain que l’on pose ce jugement, car il est injuste de préférer la force au bon savoir. Ce n’est pas parce qu’il se trouve un bon boxeur parmi les gens, ni un champion au pentathlon, ni un lutteur, ni un coureur aux pas rapides, ou que l’on pense plus encore que la force des hommes se réalise dans les compétitions, ce ne sont pas ces choses qui feront qu’une cité aura de bonnes lois. Une cité retire peu de joie si un de ses membres remporte une victoire sur les berges du Pise, car cela n’enrichit pas le trésor de la cité. (Athénée, Deipnosophistes, 10, 413f).

18 Homère et Hésiode ont attribué aux dieux toutes les choses qui sont sujettes aux reproches et aux blâmes parmi les humains : vol, adultère et tromperie mutuelle. (Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, IX, 193).

19 Mais les mortels croient que les dieux naissent, ont de mêmes vêtements, une même voix et une même figure. (Clément, Stromates, 5, 109).

20 Mais si les chevaux ou les bœufs ou les lions avaient des mains ou qu’ils pouvaient dessiner avec leurs mains et réaliser les mêmes œuvres que les hommes, les chevaux dessineraient les formes des dieux à l’image des chevaux et les bœufs les dessineraient à l’image des bœufs et


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chacun ferait les corps pour qu’ils aient la même figure qu’ils ont euxmêmes. (Clément, Stromates, 5, 110).

21 Un dieu un, supérieur parmi les dieux et les humains, mais non semblable aux humains, ni par la forme ni par la pensée. (Clément, Stromates, 5, 109).

22 Assurément les dieux n’ont pas tout indiqué aux mortels depuis le début, mais avec le temps, en recherchant, ils découvrent mieux. (Stobée, Eclogæ, I, 8, 2)

HÉRACLITE D’ÉPHÈSE (~520-~460) Héraclite apparaît comme une des figures les plus curieuses des présocratiques : il est souvent présenté comme un être misanthrope, solitaire, qui n’inspire a priori aucune sympathie. Diogène Laërce écrit, au tout début de sa notice sur Héraclite : « Il était vain autant qu’homme au monde et plein de mépris pour les autres » (IX, 1). Déjà dans l’Antiquité, on lui a affublé le surnom d’Héraclite l’Obscur, celui-ci écrivant sous forme de courtes sentences, la plupart du temps au sens pour le moins sibyllin. Il apparaît d’emblée comme le philosophe dont la profondeur n’a d’égale que son incompréhensibilité, caractéristique qui deviendra pour les philosophes, il faut bien le dire, un véritable cliché. Héraclite naît à Éphèse, en Ionie, autour de ~520. Il est de noble naissance, appartenant à la famille des descendants du fondateur légendaire d’Éphèse, Androclès. Cette filiation l’aurait amené à jouer un rôle politique important dans sa cité, même si, sur cette question, il est difficile de séparer la légende de la vérité. Certaines traditions le montrent participant activement à la résistance face à l’envahisseur perse, d’autres affirment qu’il fut menacé d’expulsion de sa cité lors de la restauration de la démocratie. Quoi qu’il en soit, après s’être engagé activement dans la vie politique, Héraclite se serait retiré de la vie active, devenant le penseur solitaire que la tradition a retenu. C’est pendant cette période, sans doute, qu’il rédigea son unique ouvrage, peutêtre intitulé Sur la nature – titre qui le rapproche des penseurs milésiens

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– et dont il aurait déposé l’unique exemplaire dans le Temple d’Artémis à Éphèse. Sa mort, que l’on situe autour de ~460, a été l’objet de plusieurs récits. Toutes nos sources font mention d’une maladie, l’hydropisie, qui aurait affecté Héraclite. Pour se guérir, il consulta des médecins, qui ne comprirent rien à ce qu’il leur demandait. Décidant de se soigner par lui-même, il alla s’ensevelir sous de la bouse de vache, pensant ainsi faire évaporer l’eau de son corps. Le résultat fut sa mort, selon certains par l’effet du durcissement de la bouse, selon d’autres, dévoré par des chiens. Avec Héraclite, nous sommes confrontés au paradoxe d’une pensée complexe, mais dont les auteurs anciens ont fait un usage extensif, et d’abord Platon, qui s’y réfère à plusieurs reprises, notamment dans le Banquet, le Cratyle et surtout le Théétète. En tout, nous possédons entre 125 et 135 fragments (tout Détail de la fresque de Radépendant des choix d’édition). phaël « Lʼécole dʼAthènes » La philosophie d’Héraclite s’articule montrant Héraclite, représenté sous les traits de Michel-Ange autour de trois thèses fortes : le mobi(Musées du Vatican). lisme, la nature et le feu, et le logos.

Le mobilisme Selon Héraclite, tout ce qui existe est en transformation et en mouvement constant. La nature n’est pas figée, elle est mobile. Cette mobilité suppose que rien ne demeure identique. Le mobilisme d’Héraclite s’appuie sur une autre idée qui peut apparaître a priori contradictoire. Selon Héraclite, il existe un monde ordonné, et dont l’ordre repose sur l’harmonie des contraires. Cette constatation semble impliquer une forme de relativisme : ce que je perçois comme une route qui monte peut très bien aussi être perçu, d’un autre point de vue, comme une route qui descend (fr. 28).

La nature et le feu Comme chez les Milésiens, Héraclite s’interroge sur la nature (phusis) et sur le principe (archè) qui l’ordonne. Ce principe physique est chez


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Héraclite le feu. Le monde est le résultat de la transformation perpétuelle et cyclique du feu. Ainsi, le feu est-il non seulement l’élément constitutif du monde, il est aussi celui à partir duquel les autres éléments apparaissent (voir fr. 37). Parmi ces éléments, il y a l’âme humaine qui est comme un souffle chaud, plus ou moins sec. Le sage est celui dont l’âme « sèche » pourra s’approcher de la vraie connaissance, s’il fait usage du logos.

Le logos et la sagesse La plus grande difficulté dans notre compréhension d’Héraclite concerne un concept central dans sa réflexion, celui du logos. Derrière la transformation apparente du monde existe un ordre immuable et éternel. Cet ordre, c’est celui du logos, de la raison. Si nous n’atteignons pas une parfaite connaissance de la nature, ce n’est pas parce que cette connaissance est impossible, mais bien plus, car nous n’utilisons pas convenablement, contrairement au sage héraclitéen, cette faculté que nous possédons tous : le logos. Il faut noter que le terme pose des problèmes de traduction : à l’époque d’Héraclite, logos recouvre essentiellement trois significations possibles. D’abord, logos désigne la « parole » ; un logos peut aussi être un « discours ». Ensuite, logos a un sens arithmétique, moins fréquent, mais important, et désigne le « calcul » ou encore la « mesure ». Finalement, logos désigne la faculté rationnelle et le raisonnement, d’où la traduction par « raison ». Nous avons choisi pour la traduction d’utiliser soit discours, soit raison, en fonction des contextes, mais dans tous les cas, nous faisons suivre la traduction par logos entre parenthèses. Note de traduction Les citations d’Héraclite sont parfois difficiles à identifier avec certitude dans les textes qui les citent. En note de bas de page, nous précisons quelques-uns des choix qui ont été effectués. L’édition de référence est celle de Conche (1998).

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FRAGMENTS Sur le mobilisme 23 Héraclite dit en effet que « tout passe et rien ne demeure », et comparant les êtres à l’écoulement d’un fleuve, il dit que « tu ne peux entrer deux fois dans le même fleuve ». (Platon, Cratyle, 402a).

24 Selon Héraclite, « on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve ». (Plutarque, Sur l’E de Delphes, 392B).

25 Nous entrons et n’entrons pas dans les mêmes fleuves ; nous sommes et ne sommes pas. (Héraclite le rhéteur, Allégories d’Homère, 24).

26 Tout s’écoule. (Simplicius, Commentaire sur la physique d’Aristote, 887, 1).

27 La mer est l’eau la plus pure et la plus impure : pour les poissons elle est potable et salutaire, mais pour les hommes elle est non potable et mortelle. (Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 5)

28 Le chemin qui monte et le chemin qui descend sont un et le même. (Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 4).

29 La vie et la mort sont une seule et même chose et il en est de même pour la veille et le sommeil, la jeunesse et la vieillesse, car de tous ces états, les premiers prennent la forme des seconds, puis à leur tour les seconds prennent la forme des premiers. (Plutarque, Consolation à Apollonios, 106E).



ISBN 978-2-7617-7756-8

9 782761

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AUX ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE

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La collection PHILOSOPHIES VIVANTES présente des œuvres de philosophes majeurs, d’hier et d’aujourd’hui, choisies pour leur contribution à l’histoire des idées et leur pertinence pour l’approfondissement de notre réflexion sur des sujets contemporains. Dans une perspective pédagogique, les textes originaux s’accompagnent d’informations et de pistes d’analyse essentielles à leur étude. Rendre la philosophie vivante, c’est nous permettre d’amorcer un dialogue direct avec ces auteurs et, dans cet échange, de stimuler notre pensée, d’aiguiser notre esprit critique et d’enrichir notre connaissance du monde.

A UX

Il est imparti à tous les humains de se connaître eux-mêmes et de se maîtriser. HÉRACLITE Les présocratiques furent assurément un groupe de penseurs bien particuliers: philosophes avant que l’idée de philosophie ne soit définie, ils ont porté leur regard sur la nature et l’ont interrogée d’une manière foncièrement nouvelle. Refusant l’autorité des récits traditionnels ou religieux, ils ont voulu découvrir par leur propre raison le fonctionnement du monde et les principes qui l’organisent. Les présocratiques forment un groupe hétéroclite aux réflexions parfois divergentes, mais ils possèdent tous une caractéristique commune, celle du questionnement critique de tout discours s’offrant à eux. L’importance de leur héritage se mesurait déjà dans l’Antiquité, Platon et Aristote revenant sans cesse sur les thèses de leurs prédécesseurs, qui, les premiers, mirent en pratique l’acte de philosopher. Aujourd’hui encore, les présocratiques fascinent par leur engagement, leur critique radicale des coutumes et habitudes culturelles qui s’opposent à la raison, leur esprit d’innovation et leur intarissable étonnement. Xavier Brouillette a complété en 2009 un doctorat à l’École Pratique des Hautes Études à Paris. Spécialiste de la tradition platonicienne, il enseigne la philosophie depuis 2007 au Cégep du Vieux Montréal.

P R É S O C R AT I Q U E S

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L ES PRÉSOCRATIQUES


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